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108 Courrier de l'environnement de l'INRA n°43, mai 2001 Orangs-outans : chronique d'une extinction annoncée par Emmanuelle Grundmann 57, rue Condorcet, 93100 Mon treuil [email protected] L'orang-outan, l'homme de la forêt en malais, est un de nos plus proches cousins avec le chimpanzé, le bonobo et le gorille. Il est aussi malheureusement en voie de disparition, tout comme les forêts de Bornéo et de Sumatra qui l'abritent. Les derniers recensements effectués à Sumatra le prouvent ; si nous ne faisons rien aujourd'hui, les derniers orangs-outans auront disparu avec les ultimes vestiges de leur habitat d'ici une poignée d'années, 5 à 10 ans selon les scientifiques. Plusieurs facteurs contribuent au déclin de l'orang-outan : - les dramatiques feux de forêt de 1997-1998 ayant ravagé une grande partie de Bornéo ; - le défrichage sauvage pour l'installation de fructueuses plantations de palmier à huile ; - l'abattage illégal d'arbres au sein même des parcs nationaux, afin de fournir, outre les différentes provinces indonésiennes et malaisiennes, la Chine, le Japon, les États-Unis ou l'Europe avides de bois tropicaux ; - les cultures sur brûlis de plus en plus importantes avec la politique de transmigration vers les terres encore inexploitées de Bornéo ; - le braconnage des bébés orangs-outans pour un marché noir d'animaux de compagnie. Ainsi, aujourd'hui la situation est critique et il est vital que nous agissions pour sauver un de nos plus proches cousins. L'orang-outan, ce géant placide et solitaire a besoin de la forêt pluviale pour survivre. Arboricole, il se déplace essentiellement sous la canopée, à une hauteur

Orangs-outans : chronique d'une extinction annoncée · Sabah, la partie malaise de Bornéo. Il sert aujourd'hui surtout de vitrine pour sensibiliser les touristes. D'autres ont été

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108 Courrier de l'environnement de l'INRA n°43, mai 2001

Orangs-outans : chronique d'une extinction annoncéepar Emmanuelle Grundmann57, rue Condorcet, 93100 Mon [email protected]

L'orang-outan, l'homme de la forêt en malais,est un de nos plus proches cousins avec le chimpanzé, lebonobo et le gorille. Il est aussi malheureusement en voiede disparition, tout comme les forêts de Bornéo et deSumatra qui l'abritent.

Les derniers recensements effectués à Sumatrale prouvent ; si nous ne faisons rien aujourd'hui, lesderniers orangs-outans auront disparu avec les ultimesvestiges de leur habitat d'ici une poignée d'années, 5 à10 ans selon les scientifiques.

Plusieurs facteurs contribuent au déclin del'orang-outan :

- les dramatiques feux de forêt de 1997-1998ayant ravagé une grande partie de Bornéo ;

- le défrichage sauvage pour l'installation defructueuses plantations de palmier à huile ;

- l'abattage illégal d'arbres au sein même desparcs nationaux, afin de fournir, outre les différentesprovinces indonésiennes et malaisiennes, la Chine, leJapon, les États-Unis ou l'Europe avides de boistropicaux ;

- les cultures sur brûlis de plus en plusimportantes avec la politique de transmigration vers lesterres encore inexploitées de Bornéo ;

- le braconnage des bébés orangs-outans pourun marché noir d'animaux de compagnie.

Ainsi, aujourd'hui la situation est critique et ilest vital que nous agissions pour sauver un de nos plusproches cousins.

L'orang-outan, ce géant placide et solitaire abesoin de la forêt pluviale pour survivre. Arboricole, il sedéplace essentiellement sous la canopée, à une hauteur

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entre 20 et 30 m, descendant très rarement au sol,exception faite des mâles adultes, afin d'éviter lesprédateurs : léopards, tigres à Sumatra et cochonssauvages. L'orang-outan consacre ses journées à larecherche de fruits, de jeunes feuilles, d'écorces, defleurs et d'insectes. Il se nourrit de plus de 300 espècesd'arbres et de lianes différentes. À la tombée du jour,l'orang-outan se fabrique un nid, sorte de grande plate-forme douillette faite de branches plus ou moinsentrelacées, dans lequel il passe la nuit.

Les forêts tropicales de Bornéo et Sumatramontrent une hétérogénéité de la distribution desressources à la fois dans le temps et dans l'espaceobligeant les orangs-outans à beaucoup se déplacer, et àrester assez solitaires. Cependant, lorsque les conditionsle permettent, comme à Suaq Balimbing au nord deSumatra, les orangs-outans se regroupent et se déplacentensemble dans la forêt. C'est d'ailleurs à cet endroit queCarel van Schaik de la Duke University (Caroline duNord, États-Unis) et son équipe ont décrit desfabrications et des utilisations complexes d'outilsressemblant à ceux des chimpanzés. Ces traditions« techniques » au sein de la communauté peuventsubsister de génération en génération par unetransmission horizontale facilitée par la plus grande

socialité des orangs-outans sur ce site. Cependant, il seraessentiel de procéder à des comparaisons entre sitesdifférents pour accumuler assez de connaissances sur cescultures « orangs-outans », dont nous ne savonsfinalement que très peu de choses. Malheureusement,s'inquiète Carel van Schaik, il est peut-être déjà trop tard,car les populations des orangs-outans décroissentextrêmement rapidement.

Les derniers recensements effectués en 1995indiquent une population de 25 000 individus répartis enparts à peu près égales entre les deux îles. Mais, en

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étudiant des zones du parcnational de Leuser avec desimages satellites et desphotos aériennes, Carel vanSchaik a découvert que lenombre d'orangs-outansavait chuté de 12 000 à6 500 en à peine six ans ; etla situation à Bornéon'incite pas à plusd'optimisme. À ce rythme,dans moins de dix ans, nousne verrons plus d'orangs-outans que dans les parcszoologiques.

Jan van Hooff,professeur à l'universitéd'Utrecht (Pays-Bas) est responsable du site de recherchede Ketambe, à Sumatra. Ce sanctuaire est aujourd'huifermé par les autorités indonésiennes en raison del'insécurité liée aux affrontements opposant, dans laprovince d'Aceh, l'armée et les rebelles indépendantistesintégristes mais aussi à cause du défrichage et dubraconnage sauvages. Il tente aujourd'hui, avec descollègues de l'International Primatological Society, deplaider la cause de notre cousin asiatique auprès del'UNESCO. Son but : l'attribution du statut de« patrimoine mondial de l'humanité » à l'orang-outan etaux autres singes anthropoïdes.

Une loi a également été votée en 2000, auCongrès américain, pour la conservation des grandssinges et 5 millions de dollars (presque 6 millionsd'euros) de fonds ont été débloqués dans ce but. Enfin, laWildlife Conservation Society basée à New York appelleà un moratoire sur l'exploitation des forêtsindonésiennes.

Malgré tous ces efforts, jour après jour, lasituation s'aggrave et les centres de réhabilitation sontdébordés. C'est là que sont recueillis les bébés orangs-outans issus du braconnage et qui ont été confisqués dansl'espoir d'une éventuelle réintroduction dans leur milieu

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d'origine, ou du moins, dans ce qu'il en reste.Les braconniers, parfois de simples paysans

tentant de protéger leurs cultures de ces primates fuyantleur forêt dévastée à la recherche de nourriture, tuent lesadultes. Lorsqu'ils sont en face d'une mère et de sonpetit, celle-ci est éliminée et le bébé est récupéré pouralimenter le marché noir de l'animal de compagnie. EnIndonésie, même si cela est interdit par une loi depuis1963, posséder un orang-outan chez soi est le signe d'uncertain statut social. Malgré cette loi, même au sein dugouvernement ou de la police, il n'est pas rare de trouverun bébé orang-outan mais aussi tigres, pythons et autresespèces protégées.

Malheureusement, l'Indonésie n'est pas la seuleà alimenter ce trafic. Taiwan, par exemple, représenteune véritable plaque tournante. Les magasins et lesmaisons de jeu sont friands d'orangs-outans qui, affublésd'habits, une cigarette à la main, sont exhibés dans leursdevantures pour attirer le client. L'Europe et les États-Unis ne sont pas en reste. Lorsqu'un bébé orang-outanpeut se vendre 50 $ (1 US$ = 1,14 , fin mai 2001). àSamarinda, capitale du Kalimantan Est (Bornéo), ilatteindra 300 $ à Jakarta, 5 000 S à Taiwan et près de25 000 $ aux États-Unis.

Lorsque cela estpossible, ces bébés sontconfisqués et récupérés par lescentres de réhabilitation qui lessoignent puis tentent de leurréapprendre un comportementnormal d'orang-outan en vued'une réintroduction.

Ces initiatives ne sontpas toujours approuvées par lemilieu scientifique où beaucouptrouvent que l'on dépenseénormément d'argent poursauver quelques individus alorsque ces fonds pourraient êtremieux utilisés pour préserver laforêt tropicale et, donc, l'orang-outan, mais aussi tous ses autreshabitants : calaos, gibbons,langurs, léopards, etc.

L'argument estvalable ; cependant, il faut voirla situation sous un autre angle :l'orang-outan est devenul'emblème de la forêt et il attirela sympathie, surtout le petitavec ses grands yeux cerclés derose. Il est plus facile, etprobablement plus judicieux, desensibiliser les populations à lacause de l'orang-outan etd'obtenir, au travers de laprotection accrue de l'orang-outan, la protection de son

habitat. Il suffit de voir la réaction des enfants dans lesécoles lorsque l'on vient leur parler de ce grand singeroux qui habite dans les forêts autour de leurs villages etqui a des comportements si proches des nôtres. De plus,ces deux façons d'œuvrer pour la conservation, à savoirau niveau de l'espèce (protection des populations et desécosystèmes) et au niveau des individus, ne semblent pasincompatibles ; au contraire, la seconde stratégie peutaider au développement et à l'application de la première.

Le premier centre de réhabilitation, Sepilok, aété créé dans les années 1960 par Barbara Harrisson auSabah, la partie malaise de Bornéo. Il sert aujourd'huisurtout de vitrine pour sensibiliser les touristes. D'autresont été ouverts depuis, suivant des stratégies différentes,le plus connu étant celui de Biruté Galdikas ; dans le Sudde Bornéo, au sein du parc national de Tanjung Puting.La dernière des trois « déesses » de l'anthropologueLouis Leakey, avec Jane Goodall et Dian Fossey, BirutéGaldikas, partie au début des années 1970 pour menerune étude sur les orangs-outans sauvages, s'est vitetrouvée confrontée au problème du braconnage des bébéset a fini par s'y consacrer entièrement. Cependant,aujourd'hui, sa méthode est critiquée : trop de contacts

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avec l'humain, un suivi médical insuffisant et uneréintroduction dans une forêt abritant une populationsauvage. Les orangs-outans sont très sensibles à desmaladies que nous leur transmettons, telles que l'hépatiteou la tuberculose, et risquent d'infecter les populationssauvages.

Une nouvelle approche a été mise en place parHerman Rijksen, qui avait mené une longue étude àSumatra et débuté un programme de réinsertion, dans leparc du Leuser, qui s'est soldé par un échec pour cesmêmes raisons. Face au risque de maladie, les individusréintroduits ont été recapturés et placés dans un nouveaucentre, en bordure d'une forêt vierge de populationsauvage d'orangs-outans. Le centre de Wanariset, situédans la province Est du Kalimantan, applique cettenouvelle stratégie depuis 1991. Lorsque les bébésarrivent, après un examen vétérinaire approfondi, ils sontplacés en quarantaine puis dans d'immenses cages, ditesde socialisation, avec d'autres orangs-outans afin deminimiser au maximum les contacts avec l'homme. Leslieux de réintroduction sont évidemment choisis pourl'absence de population sauvage et, à ce jour, plus de 300orangs-outans ont réintégré leur habitat originel.

La tâche n'est pas simple. Un jeune orang-outanpasse les 6 à 7 premières années de sa vie en compagniede sa mère qui va tout lui inculquer, de la recherche denourriture à la construction de nids en passant par lalocomotion hasardeuse d'arbre en arbre. Ces orphelins

doivent tout apprendre et les techniciens indonésienstravaillant à temps plein à Wanariset vont les aider enleur apportant des branches pour les nids, des fruits etfeuilles venant de la forêt, etc.

Les résultats sont encourageants et, à l'heureactuelle, les quatre bébés nés dans la forêt de SungaiWain de mères réintroduites au début du projet sont ungrand signe d'espoir.

Cependant, il faut continuer les efforts. Mais,dans un pays en proie à un chaos à la fois économique etpolitique, comment faire respecter la protection de laforêt et des espèces animales la peuplant ? L'Indonésie,c'est une immense mosaïque de plus de 13 000 îles,chacune ayant sa culture, sa langue, sa religion, avec destensions de plus en plus fortes entre ethnies. Commentdemander à des gens qui parfois n'ont même pas assez derevenus pour acheter du riz pour toute leur famille de neplus chasser ni d'abattre des arbres pour pratiquer laculture sur brûlis ?

La situation est entre nos mains et il est urgentd'agir, faute de quoi l'avenir de l'orang-outan reposerasur quelques individus exposés en cage dans les zoos oules centres d'écotourisme •

Forêt, bébé en cage, exploitation du bois : photographies del'auteur.Dessins de Pryono