Organisation de l'espace dans le roman

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    Roland Bourneuftudes littraires, vol. 3, n 1, 1970, p. 77-94.

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    LOrganisation de lespace dans le roman

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    L'ORGANISATION DE L'ESPACE DANS LE ROMAN

    roland bourneuf

    La bibliographie critique du roman prsente une lacune assez inexplicable. Alors que depuis une vingtaine d'annes se sont multiplis les ouvrages sur le temps, ceux de Pouillon, de Mendilow et surtout ceux de Georges Poulet et de ses pi-gones, on ne trouve pas d'tude d'ensemble consacre la notion qui lui est pourtant troitement corrlative : l'espace dans la littrature narrative 1.

    Dans l'Espace littraire, Maurice Blanchot dcrit le passage qu'opre le pote de l'espace extrieur homogne et divisible l'espace intrieur imaginaire , la transfiguration que subissent les choses dans l'espace du pome , l'espace orphique2 . Cet emploi mtaphorique du mot n'aide gure cerner le problme qui nous intresse ici. Grard Genette se situe plus prs du sens littral quand il s'interroge sur les rapports qui existent entre la littrature et l'espace3. la diffrence de la musique, la peinture ou l'architecture non seulement [. . . ] donne une reprsentation de l'tendue , mais elle s'accomplit dans l'tendue . Y a-t-il de la mme faon, ou d'une manire analogue, quelque chose comme une spatialit littraire active et non passive, signifiante et non signifie, propre la littrature, spcifique la littrature, une spatialit reprsentative et non reprsente ? . cette question gnrale, G. Genette apporte quatre lments de rponse : on peut parler d'une certaine spatialit du langage par le fait qu'il se constitue comme un systme de relations purement diffrentielles o chaque lment se qualifie par la place qu'il occupe dans un tableau d'ensemble et

    1 La bibliographie de Jacques Souvage (An Introduction to the Study of the Novel, Gent, E. Story-Scientia P.V.B.A., 1965) qui contient cent cinquante pages n'a pas de section particulire pour l'espace.

    2 Maurice Blanchot, l'Espace littraire, Paris, N.R.F., coll. Ides , 1968, p. 183.

    3 Grard Genette, t la Littrature et l'espace , Figures II, Paris, d. du Seuil, 1969, pp. 43-48.

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    par les rapports verticaux et horizontaux qu'il entretient avec les lments parents et voisins . Il existe en outre un espace du livre comme il existe un espace de la page que l'il parcourt dans la lecture. La figure introduit dans le langage littraire un espace smantique qui se creuse entre le signifi apparent et le signifi rel abolissant du mme coup la linarit du discours . Et la bibliothque o s'accumulent les livres n'est-elle pas le plus clair et le plus fidle symbole de la spatialit de la littrature ? Ces deux ouvrages emploient donc le mot espace pour dcrire le processus de la cration littraire et dfinir la spcificit de la littrature. Le couple temps-espace qui est en passe de devenir un des lieux communs de l'exgse potique et thtrale a inspir des ouvrages de premire importance 4 , mais on n'a pas ou peu tudi l'espace en tant qu'lment constitutif du roman au mme titre que les personnages, l'intrigue ou le temps, et pris dans le sens concret d'tendue, de lieux physiques o voluent ces personnages et o se droule l' intrigue.

    De nombreuses tudes consacres un romancier, une poque, une tendance ou un sous-genre du roman font la part belle au rle et la reprsentation de la nature, du milieu (vil le ou campagne, classe sociale), son influence sur les personnages, aux forces qui l'animent, son sens symbolique 5 , mais l'analyse y reste partielle, tributaire des quelques romanciers considrs ; elle sert le plus souvent clairer la psychologie des personnages ou les ides de l'auteur. Les critiques anglais et amricains qui l'on doit la plupart des ouvrages importants sur le roman semblent frapps d'un curieux mutisme ou est-ce de ccit ? lorsqu'ils en viennent mentionner l'lment espace presque toujours associ l'lment temps . Percy Lubbock comprend la ncessit pour un romancier, Flaubert ou Tolsto par exemple, de suggrer la continuit de l'espace et de le rendre visible, ou, propos de Balzac, de situer un personnage dans son mil ieu, mais the passage of t ime, the effect of t ime, belongs

    4 Rappelons le livre de G.-Andr Vachon : le Temps et l'espace dans l'uvre de Paul Claudel, Paris, d. du Seuil, 1965.

    5 Par exemple pour le XIX sicle, Joan Y. Dangelzer, la Description du milieu dans le roman franais de Balzac Zola, les Presses modernes, 1938, 274 p. ; l'auteur distingue le milieu intrieur (maison, chambre) ; extrieur (paysage) ; social (profession, relations).

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    to the heart of the subject dans Guerre et paix 6. Lubbock, particulirement sensible aux procds de visualisation dont dispose le romancier modalits du point de vue, combinaison du rcit scnique et du rcit panoramique ne fait qu'entrevoir les ressources et les exigences de l'espace dans le roman, tout comme E.M. Forster qui propos du mme roman note : . . . why is War and Peace not depressing ? Probably because it has extended over space as well as over time, and the sens of space until it terrifies us is exhilarating, and leaves behind it an effect like music [. . .] Many novelists hve the feeling for place [. . .] Very few hve the sens of space and the possession of it ranks high in Tolstoy's divine equipment. Space is the lord of War and Peace, not time 7 . Mais sous quelle forme se manifeste dans le rcit ce sens of space ? la mme poque, 1928, Edwin Muir tablit dans le chapitre Time and space de The Structure of the Novel 8 une distinction : . . . the imaginative world of the dramatic novel is in Time, the imaginative world of the character novel is in Space . Distinction intressante certes, mais elle s'applique difficilement dans la pratique, elle dsigne plutt deux ples dans la conception du rcit et l'analyse de Muir nglige une fois de plus Space au profit de Time . Quant Scholes et Kellogg 9, ils n'abordent pas la question, se proccupant surtout de l'action, de la carac-trisation des personnages et du point de vue, non plus que Booth qui tudie surtout la prsence ou l'absence du narrateur dans le rcit10. propos du nouveau roman, Ludovic Janvier note la volont de plus en plus avoue d'organiser ensemble Temps et Espace au point d'y voir chaque lment prendre structuralement sa place en renvoyant la totalit11 . preuve l'Emploi du temps et surtout le Gnie du lieu de Butor.

    6 Percy Lubbock, The Craft of Fiction, London, Jonathan Cape, 1966, pp. 45-49, (d'abord publi en 1921).

    7 E.M. Forster, Aspects of the Novel, Penguin Books, 1968, pp. 46-47 (d'abord publi en 1927).

    8 Edwin Muir, The Structure of the Novel, London, The Hogarth Press, 1967, pp. 62-63. (La premire dition de ce livre date de 1928.)

    9 Robert Scholes, Robert Kellogg, The Nature of Narrative, London-Oxford New York, Oxford University Press, 1966.

    10 Wayne C. Booth, The Rhetoric of Fiction, Chicago, The University of Chicago Press, 1961, 455 p.

    11 Ludovic Janvier, Une parole exigeante, le Nouveau Roman, Paris, d. de Minuit, 1964, pp. 37-38.

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    Mais Janvier procde ensuite une tude de significations locales ou thmatiques, l'errance chez Kafka, Butor ou Robbe-Gril let, et non celle de l'espace par rapport au roman considr comme genre l ittraire.

    Ce ne sont l que des sondages dans quelques ouvrages de base et ils demanderaient tre tendus avant de conclure que cette notion a t escamote par les exgtes du roman, mais une constatation s'impose : le champ reste ouvert une tude mthodique de l'espace dans le roman, sa place, sa fonct ion, sa reprsentation, son sens. Les lignes qui suivent rassemblent des observations souvent approximatives, toujours fragmentaires sur ce sujet dont l'tude demanderait plusieurs livres. J'ai tent seulement d'ouvrir et de jalonner quelques pistes dans un vaste domaine explorer.

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    Ce problme de l'espace dans le roman peut tre abord sous trois angles diffrents selon qu'on considre l'espace dans sa relation avec l'auteur, avec le lecteur, avec les autres lments constitutifs du roman. Perspectives qui dans la pratique de l'analyse se recoupent et se combinent souvent, mais que l'on peut au moins retenir comme hypothse de recherche.

    Le premier type de rapports a sans doute t le plus tudi depuis la Potique de l'espace de Bachelard qui renvoie de la reprsentation de l'espace dans une uvre, de son image, la perception de l'espace rel par son auteur et surtout la signification psychologique de cette reprsentation. Bachelard fait aussi servir cette tude constituer une phnomnologie de l ' imagination. Entendons par l une tude du phnomne de l'image potique quand l'image merge dans la conscience comme un produit direct du cur, de l'me, de l'tre de l'homme saisi dans son actualit 12. En analysant la reprsentation de la maison, du nid ou de la coquil le, il entend crer une topoanalyse qui serait l'tude psychologique systmatique des sites de notre vie intime 13. Mme s'il cite Poe ou Henri Bosco, Bachelard cherche plus volontiers ses images spatiales chez les potes. Applique au roman, cette recherche peut en clairer les structures profondes, par

    1 2 Gaston Bachelard, la Potique de l'espace, Paris, Presses Universitaires de France, 4 e dition, 1964, p. 2.

    13 lbid.,p. 27.

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    exemple en suivant le dveloppement des mtaphores spatiales et les notations sensorielles dans le sens o l'a fait Georges Mator : couleurs chez Claudel et Camus, lumire chez Gracq et Saint-Exupry, sensations tactiles chez Sartre 14 . Elle permet la fois de dcrire des mcanismes psychologiques dans la conscience en action d'un crivain et d'lucider le sens de certaines formes littraires.

    Le second type de rapports sert de point de dpart Michel Butor, un des seuls ma connaissance avec Georges Poulet et Georges Mator 15 dont j'utiliserai galement l'apport aborder de front le problme de l'espace dans le roman, mme s'il ne le voit pas sous toutes ses dimensions. Dans une courte tude, l'Espace et le roman 16 o il jette une poigne d'ides fcondes qui demanderaient tre reprises, Butor commence par se demander comment l'espace que [le livre] va dployer devant notre esprit s'insre dans l'espace rel o il apparat, o je suis en train de lire . Cette insertion de l'espace livresque n'est possible que grce une distance que je prends par rapport au lieu qui m'entoure . Il faut que ma connaissance de l'espace rel soit suspendue pour que puisse s'y substituer celle de l'espace dcrit. Le lieu romanesque est donc une particularisation d'un ailleurs complmentaire du lieu rel o il est voqu. Ce phnomne de lecture fait comprendre pourquoi le voyage, ou plus exactement le priple , constitue le thme fondamental de toute littrature romanesque . D'o la ncessit pour le romancier de suggrer cet espace, d'assurer l'unit de ses diverses composantes, d' organiser des parcours en ne traitant plus ces dcors comme des lieux statiques , mais en utilisant leurs ressources dynamiques. Partant de son exprience de lecteur de romans, Butor effleure donc le point de vue du crateur pour qui la reprsentation de l'espace offre des virtualits expressives exploiter. Il remarque aussi que la lecture d'un roman modifie chez moi, lecteur, la perception de l'espace vcu : Grce ce volume singulier, c'est la Province, c'est

    14 Georges Mator, l'Espace humain, l'expression de l'espace dans la vie, la pense et l'art contemporains, Paris, ditions du Vieux Colombier, 1962, 299 p. (L'ouvrage est ddi Gaston Bachelard.)

    15 Georges Poulet, l'Espace proustien, Paris, Gallimard, 1963, 183 p. : plus spcialement les chapitres II, VII et VIII ; Georges Mator, l'Espace humain, 2* partie, surtout les remarques de la page 212.

    16 Michel Butor, l'Espace du roman , Essais sur le roman, Paris, coll. c Ides , 1969, pp. 48-58.

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    la Russie qui m'est prsente. Les choses se disposent par consquent autour de moi tout autrement. Il se cre pour moi des liens entre l'espace o je lis et les autres espaces lointains que je perois travers leur reprsentation dans l'uvre. Le roman m'impose donc la prsence du reste du monde et des lieux d'un rayonnement particulirement intense, il constitue une sorte de mass-medium qui transmet de l ' information.

    Butor se demande comment les personnages se dplacent dans un roman, par quels itinraires, par quels moyens de locomotion, quelle vitesse, mais il ne pose pas une question fondamentale : pourquoi les personnages se dplacent-ils ? Cette question n'implique pas seulement de rechercher des motivations psychologiques, mais de dcouvrir quelle nces-sit interne du roman rpond l'organisation de l'espace.

    Dans cette troisime direction d'tude qui semble avoir t peu prs totalement nglige jusqu'alors l'espace doit tre considr au mme titre que l' intrigue, le temps ou les personnages comme un lment constitutif du roman et sa prsence appelle une srie de questions : quels liens attachent I lment espace aux autres, quelles interrelations s'tablissent avec lui et en quoi contribue-t-il crer dans le roman une unit dynamique ?

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    Les recherches pourraient s'ordonner dans une double perspective synchronique et diachronique et suivant cinq axes principaux : description de l'organisation de l'espace ; inventaire des procds mis en uvre pour le traduire ; ses fonctions dans le roman ; sa nature et son sens ; l'espace romanesque considr comme l'image d'une certaine conception du monde.

    En un premier temps, l'analyse peut s'attacher reconstituer la topographie d'un roman : opration relativement simple qui , parfois, donne une des clefs principales de l'uvre. En rapprochant les diverses indications spatiales et en tablissant des ponts entre ces donnes toujours fragmentaires, on peut parvenir une reprsentation graphique qu'i l restera interprter : d'abord disposition gnrale des lieux o vont voluer les personnages, puis changements ou continuit d'un chapitre ou d'une scne l'autre, cette deuxime forme de reprsentation tant souvent la plus utile

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    pour la suite de l'analyse puisqu'elle respecte aussi le droulement du rcit dans le temps. Prenons quelques exemples dans Zola o ils sont d'autant plus significatifs que le romancier lui-mme traait avec minutie le schma des lieux de l 'action.

    Dans le Ventre de Paris l'action rayonne partir d'un centre unique et tout l'y ramne : les Halles de Paris. Du point de vue spatial, l'uvre est constitue comme un vritable systme solaire dot d'un foyer d'attraction puissant autour duquel gravitent quelques satellites (la charcuterie de Quenu-Gradelle, les commerants parvenus, et diverses maisons du quartier). Tout vient se consumer et s'anantir dans ce foyer, les masses de nourriture que produit la terre synonyme de vie et les tres qui ne peuvent chapper la force d'attraction de l'astre monstrueux. Il est rvlateur que le personnage principal, Florent, dcouvre toujours les Halles des rues o il s'engage et que ses promenades le ramnent inluctablement ce lieu o doit s'accomplir son destin. Dans la Faute de Y abb Mouret coexistent deux lieux, c'est--dire deux foyers dont le rayonnement et l'attraction s'opposent. Mouret se trouve pris entre l'glise o l'appelle son tat de prtre et l'immense domaine sauvage du Paradou o l'appellent la vie sensuelle et la femme. Toute l'action du livre tient cette lutte d'influence entre ces deux lieux d'un symbolisme vident. La configuration de l'espace dans la Bte humaine est plus complexe. Aux deux bouts de la ligne de chemin de fer sur laquelle Jacques fait le va-et-vient aux commandes de sa locomotive : la gare du Havre o vi t le mnage Sverine et Roubaud, d'abord uni, et la gare Saint-Lazare Paris prs de laquelle se consommera l'adultre de Sverine et Jacques Lanter. Entre les deux terminus, le passage niveau que garde Flore amoureuse de Jacques et, proximit, la maison du vieil amant de Sverine. De ces lieux de la jalousie natront les pisodes successifs du drame qui en feront des lieux du crime : meurtre par Roubaud du vieux sducteur de sa femme, vengeance de Flore contre Jacques et Sverine, meurtre de Sverine par Jacques, suicide de Flore qui a manqu sa vengeance, mort de Jacques. Dans ces divers romans, des pisodes analogues, symtriques ou inverss, se droulent souvent aux mmes lieux suivant une logique qui n'est pas seulement d'ordre symbolique et qui tient chez Zola un souci de cohsion rigoureuse dans l'conomie du rcit.

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    L'organisation minutieuse des lieux lui en fournit un des principes de base.

    On peut aller plus loin en considrant non plus telle uvre isole, mais un ensemble du mme auteur. La mise jour de certaines constantes dans l'utilisation des lieux autorise poser comme hypothse l'existence d'un schma ou d'un systme spatial chez les romanciers tout comme il existe chez eux un univers humain ou un systme temporel cohrents. Bien entendu nombreuses peuvent tre les diff icults pour le dgager1 7 , surtout dans les uvres contemporaines o le brouillage affecte temps et espace vus travers une conscience, mais, dans cette perspective, des conclusions nettes semblent se dgager par exemple de la confrontation des volumes qui composent les Rougon-Macquart. On s'y dplace fort peu, on y voyage encore moins ou dans des limites trs dfinies (par exemple dans la Bte humaine) et presque toujours entre des lieux fixs d'emble et dfinitivement ds le dbut du rcit, ce qui limine tout imprvu. Dans ces romans, les intrigues prsentent une remarquable fixation spatiale dont les causes et composantes restent lucider1 8 , au besoin par la psychanalyse : hantise chez l'auteur de l'espace ferm, peur des lieux qui se bouchent, got de la sdentarit, temprament foncirement conservateur ? Les marches des ouvriers dans la Fortune des Rougon et dans Germinal acquirent d'autant plus de puissance qu'elles sont exceptionnelles. Aux antipodes de ce systme clos se place l'uvre romanesque trop peu connue d'un Audiberti qui prsente, elle, une structure spatiale ouverte . Aprs avoir volu pour un temps dans quelques lieux dtermins et aisment reprables, les personnages d'Infanticide prconis, du Matre de Milan ou de Marie Dubois sautent dans le train ou dans une automobile et vont l'aventure. Ils s'chappent dans des directions inconnues d'eux et du lecteur comme s'ils voulaient fuir leur vie passe et se fuir eux-mmes. Le roman tout entier, comme les personnages, semble travaill de forces centrifuges, pris de vertige, jusqu' l'clatement final qui pulvrise le rcit, ou parfois rassembl nouveau par un choix de l'auteur qui apparemment relve du pur arbitraire.

    17 la limite, cette recherche peut-elle tre impossible, voire sans objet ? considrer, par exemple, le cas du stream of consciousness novel , des uvres de Joyce, V. Woolf, Claude Simon.

    18 Voir cet gard, Auguste Dezalay, le Thme du souterrain chez Zola, Europe, avril-mai 1968, pp. 110-121.

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    Ce type de roman espace ouvert, centrifuge, et mme totalement dcentr, semble beaucoup moins frquent que les romans dont le ou les centres spatiaux sont fortement marqus, partir desquels rayonnent action et personnages. Le systme double polarit offre des ressources dramatiques et symboliques particulirement riches. C'est le cas de la Faute de l'abb Mouret dj dcrit, de Batrix de Balzac o le jeune Calyste est sollicit la fois par la vieille demeure familiale, la force de ses traditions de sagesse, d'honneur, d'ordre, et par la maison de Flicit dont la propritaire exerce sur le jeune homme la fascination de la sensualit, de l'intelligence, de la libert bohme. Ou encore le Rivage des Syrtes de Gracq : Aldo y cde lui aussi au chant des sirnes, en l'occurrence le mystrieux pays ennemi au-del de la mer des Syrtes alors qu'Orsenna, sorte de Venise assoupie sur sa gloire sculaire, tente de le retenir pour ne pas rallumer la guerre. La plupart des romans prsentent des espaces embots : celui dans lequel vivent immdiatement les personnages, o se droule en gnral la partie la plus visible de l'intrigue, et les milieux plus ou moins lointains, auxquels renvoie parfois le narrateur pour clairer le pass des personnages ou pour introduire de nouveaux ressorts dramatiques, et qui peuvent s'largir aux dimensions de la terre. Dans Un balcon en fort de Gracq, l'essentiel de l'action se passe dans un blockhaus des Ardennes qui domine la plaine d'o viendra l'ennemi. partir de ce puissant foyer, la vie, ou plus exactement la pense de l'officier se dveloppe par cercles concentriques vers ces zones lointaines et, pour lui, irrelles de la guerre pour revenir avec un sentiment de scurit vers son fortin perdu. Systme ouvert ou ferm, espace uni - ou multipolaire, organisation en toile, en vecteur, en cercle, en spirale : nombreuses sont les formes qui peuvent se prsenter et qu'il conviendrait de dcrire. Cette tude fonde sur la recherche des constantes pourrait donc mener une typologie des formes spatiales dans le roman.

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    De mme il faudrait dresser l'inventaire des procds qui servent rendre sensible cette prsence de l'espace, en un deuxime temps de l'analyse qui succderait au reprage de la forme globale . Nous touchons l le problme de la description qui a inspir de nombreuses tudes particulires.

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    La description implique un choix d'lments, des proportions tablir entre eux, des lignes de force qui orientent le regard, une profondeur qui mnage les plans, une composition qui impose un ordre et un rythme, une tonalit dominante, des harmonies ou des discordances. Le romancier peut choisir de dcrire les lieux de l'action une fois pour toutes : l'espace est donn d'un bloc ; ou il peut mietter cette description au cours du rcit par souci d'allger le rythme ou de mieux intgrer les personnages leur mil ieu. Balzac, c'est une banalit de le rappeler, n'hsite pas consacrer plusieurs dizaines de pages mettre en place ses rcits par plans successifs qui nous rapprochent des personnages. Flaubert, dans Madame Bovary, combine ce procd (description complte de Yonville au dbut de la deuxime partie) avec des descriptions par fragments, faites en suivant les personnages et l'occasion de leurs dplacements, par exemple celles de la ferme des Berteaux lors des visites de Charles. Les ressources du peintre sont la disposition du romancier : il se dplace par rapport au spectacle dcrire, modifiant volont la distance qui l'en spare, le cadrage, l'angle de vise en plonge, en contre-plonge, au mme niveau , il rduit les dimensions des objets l'arrire-plan pour suggrer la perspective gomtrique, en baisse les tons ou brouille les formes pour introduire la perspective arienne, etc. 19. Ainsi se dessine une autre voie collatrale de recherche : les correspondances entre roman et peinture considres non pas seulement dans leurs rapports historiques, mais sous l'angle des moyens d'expression de l'espace 20 .

    Le romancier dispose aussi de moyens qui lui sont propres, ou qu'i l partage parfois avec le dramaturge. Par exemple l ' introduction de personnages inconnus dans un espace clos peut avoir pour effet de l'ouvrir, ou du moins d'en laisser entrevoir d'autres. Pensons au messager du thtre classique qui vient narrer le combat du Cid et des Maures ou la mort d'Hippolyte, voire aux interventions surnaturelles dans les

    19 Cf. entre autres Ren Berger, Dcouverte de la peinture, Verviers, Marabout Universit, 1968, vol. I, pp. 201-229. Pierre R. Robert a donn quelques aperus sur ce problme de la description dans Jean Giono et les techniques du roman, Berkeley-Los Angeles, University of Californa Press, 1961, dans le chapitre f Espace et temporalit, mais en privilgiant, nouveau, le deuxime lment.

    20 En reprenant par exemple dans cette perspective particulire les tudes de Helmut Hatzfeld.

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    rcits piques, de Yllliade la Chanson de Roland. Le personnage tranger apporte avec lui un parfum d'aventure, un insolite qui ouvre la porte la rverie des personnages enferms et du lecteur. Flaubert a cr un climat de lgende dans Saint-Julien l'Hospitalier en conduisant au chteau de Julien des saltimbanques, des plerins qui lui parlent du vaste monde. Dans Salammb il est parvenu un effet identique par l'numration et l'accumulation. En dnombrant l'arme composite des mercenaires de Carthage, il nous laisse entrevoir ce que pouvait tre le monde vu par un tmoin du IIIe sicle avant notre re, des sources caches du Nil aux pays des brouillards nordiques21. Le rcit intercal et la lettre reproduite 22 permettent aussi, en dplaant le point de vue du narrateur, d'largir les perspectives du rcit. Bien entendu l'histoire d'un voyage fournira dans ce domaine des possibilits quasi illimites, de l'Odysse Moby Dick, de Don Quichotte au Hussard sur le toit. Le voyage comme thme littraire, un des plus anciens, note Wellek 23, a t trait maintes reprises, mais presque exclusivement pour ses implications psychologiques ou philosophiques et non comme matrice de formes narratives. On continue d'crire beaucoup de romans d'aventures, mais il reste venir une vritable tude d'ensemble sur ce sous-genre et en particulier sur le voyage considr comme type d'aventure 24.

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    Essayons en une troisime tape de dfinir approximativement les fonctions de l'espace en l'tudiant dans ses rapports avec les personnages et les situations, avec le temps, avec l'action et le rythme du roman. L'analyse, mme superficielle, d'une

    21 Gustave Flaubert, Salammb, coll. L'Intgrale , Paris, le Seuil, 1964, pp. 767-768. 22 L'tude du roman pistolaire serait particulirement riche cet

    gard. 23 Ren Wellek, Theory of Literature, New York, Harcourt & Brace,

    1962, 3e dition, p. 217; cf. les formes de fuite dans le roman la fin du XIXe sicle dans Michel Raimond, la Crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux annes vingt, Paris, Corti, 1968, pp. 82-84.

    24 Rappelons le chapitre bien connu, mais trs fragmentaire d'Albert Thibaudet, f le Roman de l'aventure , Rflexions sur le roman, Paris, Gallimard, 1938, pp. 71-81 ; quant l'tude de Jacques Rivire sur le Roman d'aventures , elle n'a qu'un lointain rapport avec le problme envisag Ici.

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    uvre narrative, qu'elle appartienne au thtre, au cinma ou au roman montre l'importance du dcor, du mil ieu. Il n'est pas indiffrent que l'auteur ait choisi de situer tel pisode dans un souterrain ou au bord de la mer : le spectateur ressent d'emble l'touffement de la chambre sans fentres de Huis-clos et, dans Becket, la solitude de la lande o, sous le ciel lourd et les rafales qui les enveloppent, le roi d'Angleterre et son chancelier tentent une dernire fois de se rconcilier. Chacun sait le parti qu'Orson Welles a tir des cadrages, des angles de vise, de la profondeur de champ dans Othello et garde en mmoire la puissance des duels en plein vent que livrent les samouras dans les f i lms de Kobayashi. Souvent l'espace prolonge le dialogue, modifie la situation rciproque des protagonistes, les distances qui les sparent : l'espace rajoute la scne et l'accompagne. Il faut aussi voir le cas o il la conditionne, qu'i l contraigne les personnages au repliement ou qu' i l leur permette une libre possession du monde. Pour reprendre la question pose propos de Butor, pourquoi les personnages se dplacent-ils dans un roman ? Pourquoi les voyages sont-ils si nombreux, les dparts si aiss dans certains romans, pourquoi l'action est-elle enchane en un lieu dans tels autres ? Julien Gracq compare pour les opposer les personnages de Stendhal qui partent et ceux de Flaubert qui n'y russissent pour ainsi dire pas 25 : de toute vidence ce n'est pas l simple caprice du romancier maniant sa guise ses cratures. L'agitation intrieure, la nervosit ou l'exubrance, toutes les formes de trouble suivant leur degr conduisent le personnage marcher dans sa chambre, dans la rue, ou s'loigner de son milieu familier par besoin d'vasion. Tout metteur en scne ou romancier ayant un peu de mtier ne manquera pas d'introduire dans tel pisode languissant un changement de l ieu. Au cinma, le spectateur se cale plus profondment dans son fauteuil lorsqu'il voit deux personnages accorder leurs pas et se mettre en route, accompagns de la camra : c'est le temps des dclarations, des longs discours, des grandes phrases avec, au passage, un coup d'il sur le paysage. Alors que Flaubert choisit ce moment de lente promenade pour tablir le silence entre Emma Bovary et Lon qui reviennent le long de la rivire . . . Dans ce livre l'essentiel de l'action se passe dans deux villages normands et les pisodes de Rouen la soire au

    25 Julien Gracq, Prfrences, Paris, Corti, 1961, pp. 61-62.

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    thtre puis les rendez-vous avec Lon prennent un aspect excentrique par rapport au rcit du quotidien : c'est l que se ralise l'illusion de la vie diffrente. Combien est important Tailleurs dans le roman en gnral ! Paul Bourget dans Cruelle nigme situe l'idylle du bon jeune homme et de la femme marie Folkestone, donc loin de leur Paris habituel pour souligner prcisment l'extraordinaire de cette liaison. Et bien entendu le bon jeune homme ne manque pas d'arpenter les rues lorsqu'il s'interroge sur sa matresse ou qu'il apprend sa trahison. L'organisation de l'espace dans le roman comporte, la fois, ses clichs et ses richesses expressives.

    Le dplacement des personnages a donc pour fonction immdiatement saisissable de les rvler, mais l'introduction dans un roman d'une scne aussi banale que la promenade deux laisse entrevoir chez l'auteur des proccupations d'ordre narratif et chronologique. Outre sa fonction psychologique, la promenade permet de faire passer un long dialogue en le coupant de quelques menus incidents, arrts ou rencontres, et en rintroduisant dans le discours que guette l'ennui une certaine diversit, une rserve d'imprvu. C'est aussi pour le romancier le moment propice de placer le retour en arrire explicatif, l'interruption dans le rcit linaire tant dlimite et justifie par le temps ncessaire au personnage pour se rendre d'un point un autre. Ce changement de lieu, la promenade ou le voyage rendent sensible au lecteur le passage du temps et, on l'a souvent observ, les notations spatiales peuvent avoir valeur d'indications temporelles : soit pour marquer la simultanit de deux actions procd traditionnel du montage parallle qui quivaut un pendant ce temps ou leur succession, ailleurs quivalant plus tard . La simple juxtaposition de courts tableaux situs en des lieux divers permet sans le secours d'enchanements explicatifs de rsumer un intervalle chronologique. Aragon a choisi par exemple dans la premire partie des Cloches de Ble de multiplier les courtes scnes Paris, en banlieue, dans plusieurs appartements, au thtre, dans le train, au restaurant, pour traduire l'ascension sociale d'une jeune femme. Le procd prserve au rcit son lan et sa force visuelle, il permet comme le souhaitait Flaubert de faire rapide et gras . Par contre la description d'un paysage lointain vu d'un point fixe ou en mouvement, chez Zola par exemple, introduit un ralentissement du temps, une

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    dtente dramatique, une sorte de rverie o se perdent personnages, romancier et lecteur, comme si l'action cessait d'exister, donc comme si l'espace contempl abolissait le temps. Chez Proust cette troite dpendance devient identif icat ion. Le temps proustien prend toujours la forme de l'espace , conclut Georges Poulet aprs avoir analys les relations entre personnages et lieux qui leur donnent leur support 2 6 . L'espace y est travers par les sentiments et les souvenirs, charg d'affectivit, le voyage y devient une action magique pour regagner l'espace perdu dont la recherche se confond avec celle du temps. Reprenant une observation de Bergson selon laquelle nous projetons le temps dans l'espace , Poulet montre que Proust non seulement s'accommode de cette mtamorphose mais s'y installe, la pousse a l'extrme et en fait finalement un des principes de son art . L'tude du rapport romanesque temps-espace conduit donc, comme pour chaque fonction, de la technique narrative aux fondements esthtiques de l'uvre.

    On n'a sans doute pas assez remarqu que l'organisation de l'espace correspondait des exigences du rythme et de l'action et parfois les conditionnait au point d'imprimer un roman son allure dcisive. Prenons titre d'exemple trois uvres trs diffrentes par leur inspiration, leur style et leurs intentions, mais qui ont ceci en commun que l'action y est commande par la configuration de l'espace : l'Ile mystrieuse de Jules Verne, Parti de Liverpool d'Edouard Peisson et la Semaine Sainte d'Aragon. L'exploration ou le parcours d'un espace y donne l'action ses l imites, son rythme et le ressort unique de sa progression. Les naufrags de Jules Verne sont jets sur une le inconnue, exposs tous les dangers ; leur premier rflexe est de se faire une alvole protectrice contre cette tendue menaante d'o ils rayonnent pour explorer l'le et en exploiter les ressources. La part d'inconnu que contient cet espace constitue le principe dynamique du rcit, cette marge d'inconnu se rduisant au fur et mesure de sa progression. Le rcit pourrait s'arrter quand l'exploration est complte, mais Verne a l'habilet de mnager une rgion qui demeurera inaccessible jusqu' la f in et o se cacheront des convicts dbarqus sur l'le : la petite communaut des naufrags demeure donc menace, elle doit redoubler de vigilance. Par l s'accusent les attitudes morales et cet ai-

    26 Georges Poulet, l'Espace proustien, p. 135.

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    guillon psychologique relance l'intrt de l'histoire jusqu'aux rvlations du capitaine Nemo qui vit ses derniers jours dans les entrailles de l'le et jusqu' la catastrophe finale. Les variations dans le rapport homme-espace marquent donc les trois moments dramatiques du rcit : action violente (naufrage, rassemblement et premiers temps de l'installation), calme (les travaux quotidiens), action violente (ruption et clatement du volcan aprs une longue gestation) qui correspondent ses trois tapes principales : les hommes affrontent un espace hostile ; ils le domestiquent ; puis retour en force de l'espace sauvage, anantissement de l'le et, comme toujours chez Verne, sauvetage miraculeux des naufrags. Dans le livre de Peisson, Parti de Liverpool, l'espace est aussi conu comme un ensemble de puissances redoutables : la brume, la pression de l'eau sur la coque du navire que l'on dit mal construit, les icebergs menacent le grand paquebot qui doit battre le record sa premire traverse de l'Atlantique. . . . Conduire toute vitesse dans la brume un bateau dont on ne sait rien , telle est la donne narrative et dramatique. L'habilet de Peisson est de n'avoir pour ainsi dire pas dcrit l'espace, mais d'en avoir rendu sensible la pese comme une masse cotonneuse, insaisissable et toute-puissante. Malgr l'immense cart qui l'en spare, la Semaine Sainte prsente avec le roman de Peisson une similitude qui montre les ressources dont disposent deux romanciers qui ont le sens de l'espace . Comme les marins de l'toile des mers , une troupe aveugle de soldats cherche son chemin vers la Belgique ou l'Angleterre, princes et pitaille, les derniers fidles de Louis XVIII en fuite, alors que Napolon remonte vers la capitale qu'il a peut-tre dj reconquise. Que dcide le roi la tte de cette colonne qui s'tire et se segmente, o est Napolon l'arrire ? Outre que la marche impose au rcit ses limites chronologiques trs strictes la Semaine Sainte , elle lui imprime son dveloppement en ligne brise, plein de ttonnements, de dtours, par des dplacements frquents du point de vue narratif. Ainsi Aragon a communiqu au lecteur le malaise de ces hommes perdus et puissamment exprim par l'enlisement physique la dcomposition politique du rgime. Dans les trois romans, le principe directeur rside en ce rapport espace-homme : de lui naissent la plupart des pripties, le rebondissement de l'intrt, le mouvement gnral du rcit. Ces exemples laissent donc entrevoir que l'troite interrelation de l'espace avec les autres lments constitutifs

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    donne certains romans leur cohsion et leur diversit internes, leur forme caractristique, leur tonalit et les niveaux multiples de leur signif ication.

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    Les diverses phases de cette analyse fournissent les donnes ncessaires pour dfinir la nature et le sens de l'espace romanesque. Une srie de distinctions s'impose : il existe un espace effectivement prsent, directement dcrit, o voluent les personnages ou que parcourt l'il du narrateur, distinct de l'espace imagin, voqu travers la conscience des personnages et qui apparat comme un ailleurs li un souvenir ou une anticipation. La frontire tend d'ailleurs s'effacer mesure que nous nous rapprochons de notre dcennie, jusqu' ce que l'uvre cesse d'tre un tmoignage sur une ralit extrieure et que le roman vise [. . .] une subjectivit totale suivant la voie dfinie par Robbe-Grillet 27 . Ce mouvement qu'opre le roman de l'extrieur vers l'intrieur d'une conscience observante fait apparatre une autre dist inct ion. Chez Balzac ou chez Zola, l'espace prexiste aux personnages et il continue d'exister indpendamment d'eux : le romancier peut donc l'apprhender comme ralit autonome, aux frontires bien marques. Dans la Jalousie ou Dans le labyrinhte, l'espace n'existe que par le personnage, c'est--dire dans la mesure o il y a une conscience pour le percevoir : il se cre, mais aussi se dfait en mme temps que le personnage ou le tmoin.

    L'espace apparat dans un roman avec un degr variable d'intensit ou de f luidit . Simple milieu enveloppant qu'on oublie comme on oublie l'air que l'on respire, il cre une tonalit affective, une couleur atmosphrique diffuse qui se fond en un halo autour des personnages (c'est le cas de certains romans de Jacques Chardonne). Ou bien l'espace s'impose massivement, il est ressenti comme une toute-puissance amie ou ennemie avec laquelle il faut composer, mais qui peut servir aussi une exaltation de l'homme (chez Saint-Exupry). Dans cette perspective on pourrait sans doute distinguer un espace-cadre, un espace-dcor qui accompagne les personnages, leur sert d ' environnement sans vraiment

    2 7 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman. Paris, coll. Ides , 1963, pp. 166 et 148.

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    en conditionner les actes, et un espace-sujet, un espace-acteur sans quoi, la limite, personnages, action et rcit cessent d'exister, ralit premire laquelle les hommes sont subordonns. Il serait particulirement fructueux de suivre les avatars historiques de ce rapport fondamental espace et homme dans le roman . Michel Butor note que la premire grande poque du roman raliste moderne, celle du roman picaresque espagnol ou lizabthain, concide prcisment avec celle des premires circumnavigations 28. On pourrait donc chercher aussi en quoi les voyages et l'exploration des divers continents ont pu modifier la reprsentation romanesque de l'espace. la fin du XVIIe sicle, dit Jean Onimus 29, le temps a commenc d'exister pour le romancier, il n'est plus abstraction mais agent de transformation des lieux, des personnages et de leurs sentiments. L'espace n'a-t-il pas aussi t ressenti une poque donne comme une prsence dont il fallait rendre compte ? D'abord un espace parfaitement domin par les personnages au point que ceux-ci pouvaient l'oublier, puis au XXe sicle des romans o les personnages sont investis, voire absorbs par l'espace : le chemin est long de l'Astre a la Voie royale... On pourrait poser comme hypothse de travail un renversement dans cette relation de dominant domin, au cours d'une volution qu'il faudrait suivre par le relais d'uvres matresses pour en mesurer le progrs ou les ttonnements, le mouvement irrversible ou les axes divergents 30.

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    L'ventail est large du concret l'abstrait, de formes spatiales perues et traduites dans leur texture physique une pure gomtrie, de la description raliste au symbole. Le chemin que doit parcourir Augustin Meaulnes de l'cole au chteau ferique a pour lui valeur initiatique, et Jean-Louis Bory a pu parler propos du roman-feuilleton d'espaces mythologiques31. Vague toile de fond, milieu naturel ou simple spec-

    28 Michel Butor, Essais sur le roman, p. 51 . 29 Jean Onimus, l'Expression du temps dans le roman contemporain ,

    Revue de littrature compare, XXVIII, 1954, pp. 299-317. 30 Cette hypothse se trouve taye par exemple par les remarques

    d'Ian Watt sur la sensibilit l'espace chez Defoe, Richardson et Fielding : lan Watt, The Rise of the Novel, Penguin Books, 1966, pp. 26-28. 31 Jean-Louis Bory, Premiers lments pour une esthtique du roman-

    feuilleton , Tout feu tout flamme, Paris, Julliard, 1966, p. 30.

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    tacle, lieu pique ou lgendaire, l'espace romanesque peut assumer des fonctions, revtir des formes et des significations multiples. L'espace dans un roman est plus que la somme des lieux dcrits, l'ensemble existe l'tat d'une virtualit que reconstitue l'analyse. Le roman peut-il traduire la totalit d'un espace alors que le cinma n'y parvient pas ? La discontinuit tient la nature mme de la description littraire mais elle est aussi dans la conscience du romancier, la perception ne pouvant tre que successive. Espace vide ou plein, homogne ou htrogne, continu ou discontinu, qui isole ou runit ; sur ces problmes peut se fonder comme le laisse entendre Georges Poulet une vritable philosophie de l'espace travers l'uvre littraire.

    Toutes les phases de l'analyse, toutes les hypothses avances conduisent en dfinitive comprendre comment cette notion de l'espace romanesque traduit une conception du monde. Pourquoi s'est-elle modifie au cours de l'histoire, en fonction de quels facteurs, dans quelle direction gnrale ? L'attention que portent nos contemporains l'exprience du temps et qui a pris souvent les couleurs de l'angoisse a pu la relguer dans l'ombre : Many phlosophers, crit Ivlen-di low, tell us that the proccupation with problems of time is the keynote of modem t h o u g h t 3 2 , que ces problmes soient amnagement du travail et des loisirs, routine du quotidien, usure de nos forces vitales, nostalgie du pass peur du lendemain. Le clich de l'espace aboli par les moyens de transport et de communication continue sa carrire mais notre langage le dnonce : les philosophes parlent aussi de la distance qui spare les individus dans le groupe social, de I ' cart ou du foss qui se creuse entre nations riches et nations pauvres. Kafka, Borges ou Robbe-Grillet enferment leurs personnages dans des labyrinthes alors que Sartre leur ouvre les chemins de la libert . Certes nous ne pouvons plus rver sur les rgions non explores et sur les blancs des cartes de gographie, mas notre terre a toujours ses Amazones et ses Tibets inaccessibles et pour le romancier, Tailleurs commence au coin de la rue.

    Universit Laval

    32 A.A. Mendilow, Time and the NoveJ, London, Peter Nevill, 1952.