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Orlean, Futur n'Est Pas Objectif

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Futur n'Est Pas Objectif

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  • Le futur nest pas objectif Andr Orlan, Libration, 3/4 dcembre 2011 Lconomiste Andr Orlan dfie le concept dobjectivit des valeurs financires et propose de refonder une thorie conomique dpasse, incapable de prvenir ou de comprendre les crises. Cest sans aucun doute lun des ouvrages dconomie les plus opportuns et pertinents du moment. Publi dans un contexte de crise conomique et financire qui nen finit pas de tout remettre en cause, le livre dAndr Orlan, lEmpire de la valeur, refonder lconomie (1), ne se contente pas de faire le procs des drives dune conomie mondiale financiarise lextrme. La thse de cet conomiste de renomme internationale tente de dmontrer que la thorie dominante, noclassique, part dhypothses trop restrictives, qui lempchent de voir lconomie dans sa totalit.

    Convaincant de bout en bout, Andr Orlan montre pourquoi et comment cette approche de la discipline ne saisit quune partie restreinte de la ralit conomique. Le point crucial de son travail est lide selon laquelle il existerait une valeur conomique indiscutable. A linverse des anthropologues, des historiens ou encore des sociologues - pour lesquels les valeurs (morales, religieuses, esthtiques) sont des croyances collectives, des reprsentations grce auxquelles les individus se coordonnent -, les conomistes suivent un autre raisonnement. Au point de prtendre que tout peut tre mesur, et de faon objective. Andr Orlan propose une approche qui rconcilie les deux raisonnements (conomique et sociologique). Il soutient que la valeur conomique nest pas, par nature, distincte des autres valeurs sociales. Elle est, elle aussi, le rsultat dune opinion qui dpasse les simples notions de lutilit ou de la valeur de travail. Entretien.

    Vous crivez ds la premire page de lEmpire de la valeur que nous vivons une faillite extrme de lconomie en tant que discipline. Ce jugement nest-il pas excessif ?

    Non, ce jugement est la mesure des dfaillances observes. Il ne sagit pas seulement du fait que les conomistes nont pas prvu la crise, comme on lentend rpter. Ce qui pose problme est plus grave. Avant 2007, dans leur crasante majorit, les conomistes ont cru dur comme fer lefficience des marchs financiers. Ils ont activement milit pour une forte drgulation parce quils y ont vu lassurance dun systme financier robuste et efficace. Pensez qu cette poque, la titrisation du crdit apparaissait comme le moyen den finir avec les crises bancaires dantan ! Ce dont il sagit, ce nest pas dune erreur de prvision mais dune incomprhension massive et profonde de la nature mme de la ralit financire. Il suffit de lire les rapports de lpoque pour sen convaincre : les experts ne croyaient plus la plausibilit dune crise systmique. En consquence, pour qualifier un tel cart entre la ralit et le diagnostic, le terme de faillite extrme ne me semble pas trop fort.

    Est-il ncessaire, comme vous le proposez, de refonder lconomie ? Qui, aujourdhui, oserait proposer de refonder la physique ?

    Une fois pass le choc de la crise, ce qui domine dsormais dans la communaut des conomistes est le mot dordre : Ne pas jeter le bb avec leau du bain. Autrement dit, sil est reconnu quil y a eu des drives et des insuffisances, aujourdhui, le paradigme dominant nest plus remis en cause, ni dans lenseignement ni dans la recherche.

    Rien ne bouge ?

    Non, rien. Il est fait le pari que lon peut renouveler notre comprhension de lconomie en restant lintrieur du mme cadre conceptuel. Joseph Stiglitz mapparat comme le meilleur reprsentant de cette stratgie, le plus illustre et le plus convaincant. Certes, sa thorie des asymtries dinformation permet de montrer que les marchs connaissent des dfaillances. Mais son approche conserve les mmes concepts de base (utilit, rationalit, quilibre). Ce qui change est la manire dont linformation est rpartie entre les acteurs.

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    Ce nest pas votre perspective ?

    Non, ma proposition est autre. A mon sens, les concepts les plus fondamentaux de lconomie doivent tre remis en cause, au premier rang desquels lapproche de la valeur. Comme vous, je mesure tout ce que le mot dordre refonder lconomie peut avoir de problmatique. Il na rien a priori pour me plaire, mais il simpose moi. Ce qui doit tre modifi est bien le regard densemble que porte lconomie sur la socit. Il faut en passer par l.

    Nous voil revenus la question de la valeur qui donne son titre votre livre. Pourquoi cette notion est-elle si importante ?

    Parce que cest le concept de base de lconomie ! Cette discipline traite de la valeur conomique comme les autres sciences sociales traitent des valeurs morales, religieuses ou esthtiques. Il sagit de savoir pourquoi les marchandises schangent. Sur cette question, lconomie a vari. Pour les classiques (Smith, Ricardo et Marx), la valeur provient du travail, et les marchandises schangent au prorata du travail ncessaire les produire ; pour les noclassiques, encore appels marginalistes (Jevons, Menger et Walras), cest lutilit qui fonde la valeur, et lchange se fait conformment aux utilits respectives des marchandises. Je remarque cependant que ces deux rponses ont en commun de penser la valeur conomique partir dune substance : dans un cas, le travail, dans lautre, lutilit. Le propre de ces substances est de pouvoir tre calcules indpendamment des changes. Le travail nous renvoie la production et lutilit aux prfrences des consommateurs. Il sensuit une construction trange, sans quivalent du ct des sciences sociales, ce que jappelle lconomie des grandeurs : qui pense le monde, non pas en partant des relations que nouent les acteurs lors des changes marchands, mais partir du calcul de certaines grandeurs censes dominer entirement laction des individus.

    Mais la valeur des actifs financiers reste tout de mme une mesure objective de la ralit ?

    Les marchs financiers illustrent pleinement cette conomie des grandeurs. Par excellence, la finance simpose nous comme le monde du calcul. On ne cesse dy calculer. Do limportance quy jouent les ingnieurs et les mathmaticiens. Cest parce que Robert Merton et Myron Scholes ont propos une formule permettant de calculer la valeur des produits drivs quils ont reu en 1997 le prix Nobel dconomie. Sil en est ainsi, cest parce que domine lide selon laquelle les actifs financiers ont des valeurs objectives. Peu importent les interactions entre acteurs, la valeur doit finir par lemporter. Cette analyse nest pas satisfaisante.

    Vous contestez donc lide de valeur objective qui pourtant domine lconomie et particulirement les marchs financiers ?

    Oui. Pourquoi ne peut-il y avoir de valeur objective ? Parce quun titre financier est un droit sur des revenus futurs et quen consquence, sa rentabilit dpend dvnements venir dont nous ne connaissons pas aujourdhui le rsultat.

    Un exemple ?

    Prenez le taux dintrt des dettes publiques. Le niveau de ce taux est suppos mesurer la probabilit de dfaut de lEtat metteur : plus le risque de dfaut est grand, plus linvestisseur est en droit dexiger un intrt lev pour rmunrer le risque quil prend. Est-il possible aujourdhui de produire une mesure objective de ce taux de dfaut ? Je ne le crois pas. Parmi toutes les raisons qui peuvent tre invoques pour justifier cette thse, je nen retiendrai ici quune, parce que le dfaut du pays demain dpend de lvaluation qui en est faite aujourdhui. Autrement dit, le futur nest pas un fait objectif sur lequel laction des individus serait sans prise. Lvaluation est indissociable de laction.

    Si nous admettons quil nexiste pas de valeur objective, quest-ce que reprsentent les prix qui se forment tous les jours sur les marchs ?

    Commencez par admettre avec moi que la variabilit extrme des prix, la hausse comme la baisse, ne plaide pas pour lide dune objectivit de la valeur. Alors que les variables conomiques relles fluctuent selon des taux de croissance annuels de lordre de quelques pour-cents, comment expliquer des variations de cours pouvant atteindre 20 % en une seule journe ? Lhypothse dune valeur objective ne semble

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    gure adapte aux ralits financires. A nouveau, prenez lexemple des dettes publiques. Avant 2007, on a assist une convergence massive des taux dintrt sur les emprunts dEtat pour tous les pays de la zone euro. Lexistence dun risque souverain spcifique chaque pays a alors totalement disparu des calculs financiers. Et puis, aprs 2008, revirement 180 degrs, on assiste une discrimination exacerbe entre les pays. Ni avant la crise ni aprs la crise, le taux dintrt de march ne peut prtendre nous fournir une mesure satisfaisante du risque de dfaut des pays.

    Cette critique des marchs nest-elle pas dsormais largement diffuse ? Quapportez-vous de nouveau ou de spcifique ?

    En effet, depuis la crise, jobserve chez les conomistes une salutaire prise de conscience lgard des dangers de la finance. Il nen reste pas moins un dbat quant la nature mme de ces dangers et quant aux rformes appliquer pour les contenir. Loriginalit de ma critique vient du fait quelle porte directement sur lobjectivit de la valeur. On touche l lune des croyances les plus ancres des conomistes depuis Smith. Encore une fois, mme Joseph Stiglitz conserve lhypothse dune valeur objective. Pour lui, le problme central vient de linformation. Les titres ont bien une valeur objective mais celle-ci nest connue que des vendeurs et pas des acheteurs, ce quon appelle une asymtrie dinformation. Pour y remdier, Stiglitz estime quil faut plus de transparence de faon ce que les acheteurs en sachent autant que les vendeurs. Ce mot dordre de la transparence est au cur des rformes prconises par le G20.

    A vous entendre, cette thorie ne permet pas de saisir toutes les facettes de la finance ?

    Elle est assurment brillante et elle nous est trs utile pour comprendre de nombreuses situations. Mais je doute quelle permette de comprendre les marchs financiers. Sur ces marchs mme les vendeurs ne sont pas capables destimer leurs produits.

    Pourquoi ?

    Parce que la valeur dun titre dpend de variables imprvisibles comme, par exemple, le prix de limmobilier, qui chappe autant au vendeur qu lacheteur. Lincertitude conomique est bien plus forte que les seules asymtries dinformation. En consquence, la transparence ne suffit nullement promouvoir la stabilit de la finance. Internet nous a montr lexemple dune bulle spculative extrme alors mme que les titres taient parfaitement transparents. Les acheteurs savaient exactement ce quils achetaient. Cela ne les a pas empchs de les valuer nimporte comment. La transparence ne suffit pas contenir linstabilit.

    Dans votre livre, vous dites en substance quil y a des vrais individus et des homo conomicus, qui eux sont de faux individus. Quest-ce que cela prouve ?

    Je ne dis pas que lhomo conomicus est un faux individu. Tout au contraire, jadmets quil possde une certaine vraisemblance. Mais je me refuse y voir le modle gnral de lacteur conomique, comme le fait lconomie noclassique. Lhomo conomicus a pour caractristique de savoir parfaitement - avant mme dchanger -, ce quil veut. Or cette hypothse ne dcrit quune partie de la ralit. Le plus souvent, lacteur conomique ne sait pas vers quelles marchandises diriger son dsir. Il se dtermine en observant ce que les autres font. Il cherche des modles qui puissent lui indiquer ce quil est bon dacheter.

    Contrairement lhomo conomicus, lindividu mimtique est un tre foncirement social, constamment faonn par les interactions. Cest seulement lorsque ses prfrences se stabilisent que lhypothse de lhomo conomicus devient valide. En cela, la thorie que je propose se veut gnrale. Elle ne rejette pas lhomo conomicus mais en fait un cas particulier. Ce qui est premier est linteraction avec les autres. Les gots ne sont pas une donne naturelle mais rsultent dun apprentissage social.

    Propos recueillis par Vittorio de Filippis

    Le futur nest pas objectifAndr Orlan, Libration, 3/4 dcembre 2011Lconomiste Andr Orlan dfie le concept dobjectivit des valeurs financires et propose de refonder une thorie conomique dpasse, incapable de prvenir ou de comprendre les crises.Lconomiste Andr Orlan dfie le concept dobjectivit des valeurs financires et propose de refonder une thorie conomique dpasse, incapable de prvenir ou de comprendre les crises.Lconomiste Andr Orlan dfie le concept dobjectivit des valeurs financires et propose de refonder une thorie conomique dpasse, incapable de prvenir ou de comprendre les crises.Vous crivez ds la premire page de lEmpire de la valeur que nous vivons une faillite extrme de lconomie en tant que discipline. Ce jugement nest-il pas excessif ?Est-il ncessaire, comme vous le proposez, de refonder lconomie ? Qui, aujourdhui, oserait proposer de refonder la physique ?Rien ne bouge ?Ce nest pas votre perspective ?Nous voil revenus la question de la valeur qui donne son titre votre livre. Pourquoi cette notion est-elle si importante ?Mais la valeur des actifs financiers reste tout de mme une mesure objective de la ralit ?Vous contestez donc lide de valeur objective qui pourtant domine lconomie et particulirement les marchs financiers ?Un exemple ?Si nous admettons quil nexiste pas de valeur objective, quest-ce que reprsentent les prix qui se forment tous les jours sur les marchs ?Cette critique des marchs nest-elle pas dsormais largement diffuse ? Quapportez-vous de nouveau ou de spcifique ?A vous entendre, cette thorie ne permet pas de saisir toutes les facettes de la finance ?Pourquoi ?Dans votre livre, vous dites en substance quil y a des vrais individus et des homo conomicus, qui eux sont de faux individus. Quest-ce que cela prouve ?