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N° 20 • Trimestriel • DÉCEMBRE 2014-FÉVRIER 2015 3’:HIKLOH=ZVW^ZW:?a@a@c@k@k"; M 01475 - 20 - F: 12,95 E - RD RÉSILIENCE TERRORISME OU COMMENT COMBATTRE LE

OU COMMENT COMBATTRE LE TERRORISME

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Page 1: OU COMMENT COMBATTRE LE TERRORISME

N° 20 • Trimestriel • DÉCEMBRE 2014-FÉVRIER 2015

3’:HIKLOH=ZVW^ZW:?a@a@c@k@k";M 01475 - 20 - F: 12,95 E - RD

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DIPLOMATIE HORS-SÉRIE N°15 • DÉCEMBRE 2014-JANVIER 2015 • 116 PAGES • 10,95 €

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Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015

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RRésilience. Voilà un terme dont l'occurrence dans le débat public sur la lutte contre le terrorisme, voire la contre-insurrection, en France est régulière, mais dont le sens semble ne pas toujours être bien compris par ceux qui l'emploient. Or il s'agit d'un concept essentiel dans un contexte où la menace terroriste demeure importante contre les intérêts français à l'étranger, mais aussi contre le territoire national, tandis que les forces armées françaises sont engagées dans de multiples opérations de contre-terrorisme, de contre-insurrection ou de stabilisation dans la conduite desquelles la prise en compte de ce contexte est un élément nécessaire de la planification et de la conduite stratégique.C'est donc pour éclairer les tenants et aboutissants de la résilience que ce nouveau numéro d'Histoire & Stratégie, le vingtième, est consacré à ce concept, à ses fondamentaux, et à sa mise en œuvre. Il a été entièrement rédigé par les soins de Joseph Henrotin, chargé de recherche au Centre d'analyse et de prévention des risques internationaux (CAPRI) et à l'Institut de stratégie comparée (ISC) et rédacteur en chef de notre publication sœur, Défense & Sécurité Internationale, sans doute le meilleur spécialiste en France de la résilience, à laquelle il a déjà consacré en 2010 un ouvrage, La résilience dans l'antiterrorisme. Le dernier bouclier (Sceaux, L'esprit du livre éditions, 2010).La résilience y apparaît comme une nécessité stratégique impérieuse, un enjeu majeur dont il est aujourd'hui nécessaire que se saisissent non seulement les décideurs politiques, militaires et de sécurité intérieure, mais bien également l'ensemble des citoyens, dont la résilience personnelle est, en dernier ressort, la garantie de celle de la Nation.

La rédaction

(© D

R)

RÉSILIENCE - O

U CO

MM

ENT CO

MBATTRE LE TERRO

RISME

Directeur d'éditionAlexis Bautzmann

([email protected])

Coordinateur éditorialBenoist Bihan

([email protected])

Rédacteur graphisteJean-Nicolas Bruel

Secrétaire de rédactionVéronique Parmentier

Auteur des textesJoseph Henrotin

Partenariat scientifique Centre d’analyse et de prévision

des risques internationaux (CAPRI)

Photos de couvertureEn haut : Macchi C.202 en Sardaigne

En bas, de g. à dr. : Sherman à Anzio / Fantassins britanniques en Sicile / Bren Carrier britannique en Italie

Site Internetwww.geostrategique.com

Abonnements &ventes au numéroHistoire & Stratégie

AREION Group91, rue Saint-Honoré75001 Paris (France)

Tél. : +33 (0)1 75 43 52 71Fax : +33 (0)8 11 62 29 31

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PRESSTALIS

ImpressionCPI - Aubin Imprimeur

86240 Ligugé (France)

ISSN : 2109-2583

Dépôt légal : à parution

Directeur de la publicationAlexis Bautzmann

Les opinions exprimées dans le présent ouvrage n'engagent que leurs auteurs.

Histoire & Stratégie no 20Décembre 2014 - Février 2015

Prix unitaire en France métropolitaine : 12,95 euros

Histoire & Stratégie est édité par AREION Group SAS au capital de 404 352 euros

91 rue Saint-Honoré75001 Paris (France)

© AREION Group, 2014En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et

du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage

collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur.

HISTOIRE & STRATÉGIE

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« UN AUTRE REGARD SUR LE MONDE »

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RÉSILIENCE - O

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MBATTRE LE TERRO

RISME

Éditorial 03

INTRODUCTION 06

IrePARTIE:RISQUESETMENACES

Surprisestratégiqueetrésilience 12La surprise stratégique 13De la perception de la surprise 14De la perception de la possibilité de la surprise 15

Terrorismeetguérillascommemodesdeguerre 18Le terrorisme comme mode de guerre 19Disproportion entre effets physiques et psychologiques 19Moyens et mécanismes 21

L’irréguliercommeagentsociétal 24La société, cible, et la métaphore du réseau 24L’irrégulier comme instrument de fragmentation sociétale 26

Ladisruptionenstratégie 30Vulnérabilités humaines 30Vulnérabilités matérielles dans les sociétés techniciennes 31L’exemple des attaques aériennes stratégiques 32Accroissement des formes de vulnérabilité 35

Lesformesdelalutteantiterroriste 38Les logiques stratégiques de l’antiterrorisme 39Trouver le juste équilibre 41

IIePARTIE:ANATOMIEDELARÉSILIENCE

Lesformesdelarésilience 46Focus : Les piliers de l’antiterrorisme 47Le rôle de la politique 47La résilience virtuelle 47La résilience spontanée 48

Leslimitesdelarésiliencevirtuelle 52Focus : Un exemple de résilience construite : la préparation des populations civiles à la guerre aéro-chimique, en 1932 53Le rôle de la surprise comme facteur de relativité de la résilience 53Résilience construite : le cas français 55

Facteursetacteurs 60Les formes de la résilience 60Focus : La résilience est-elle applicable aux armées ? 61Variabilité et interdépendance des formes de résilience 61La variable « confiance » 62Silence, I kill you! La résilience au quotidien 64Focus : La rationalité stratégique derrière « Achmed, le terroriste mort » 65

IIIePARTIE:LACONDUITEDELARÉSILIENCE

Lapolitiquedelarésilience 70Culture et politique de la peur 70Populations et culture de la peur 73

Développerlesrésiliences 78Les médias dans la construction de la résilience 78Les logiques contemporaines 80

Résilienceetmoral 82

Résilience,informationetrationalitésstratégiques 84Focus : La trinité clausewitzienne aujourd’hui 85Le cas français 86Focus : Médias et résilience : lequel est le plus efficace ? 87

L’enseignementdanslaconstructiondelarésilience 90L’enseignement comme facteur de défense stratégique 90Quel enseignement pour quelle résilience ? 91Focus : La manipulation, arme stratégique 92

Larésilience,nécessitéstratégiquedanslacontre-insurrection? 94Les implications d’un État peu résilient : le cas irakien 94Résilience et contre-insurrection 96En conclusion 98

Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015

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LLet la capacité d’un pays, de la société et des pouvoirs publics à résister aux conséquences d’événements graves, puis à rétablir rapidement leur fonc-tionnement normal, à tout le moins dans des conditions socialement ac-ceptables (3) ». Le concept était détaillé tout au long du document, mais il sem-blait déjà se départir de « la capacité d’une société donnée à encaisser les conséquences d’une crise majeure » généralement retenue par les experts britanniques.

En réalité, la résilience a des ac-ceptions diversifiées, en fonction non seulement des cultures stratégiques dans lesquelles elle trouve une appli-cation, mais aussi des théories qui sont utilisées. C’est l’objet de ce numéro d’Histoire & Stratégie que d’en établir la cartographie, en cherchant à poser ses limites et cerner ses zones d’ombres comme ses potentialités. Il s’agit ainsi de comprendre un phénomène qui peut être confondu (notamment dans la vision française) avec la notion de « moral » ou encore de « protection des infrastructures critiques » ou de « continuité du gouvernement », mais qui en diffère fondamentalement. En fait, l’existence de cette confusion

L’édition 2008 du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale fran-çais a été l’occasion de voir apparaître – en même temps que le concept de « surprise stratégique », ce qui n’est pas innocent – le terme de « rési-lience », à laquelle la majorité des observateurs associaient, jusque-là, la résistance des matériaux ou les travaux de Boris Cyrulnik en psycho-logie. En études stratégiques, il était peu connu et surtout cantonné aux travaux anglo- saxons. Le Royaume- Uni avait adopté son Resilience Act en 2003, officialisant la résilience comme composante de la stratégie antiterroriste mise en place par le gouvernement, précédant les États- Unis (1). Le sénateur Patrick Kennedy, plusieurs membres du Congrès de même que plusieurs chercheurs ont milité pour son application, qui semble en bonne voie sous une administration Obama qui l’a soutenue (2). Cependant, peu de travaux ont été menés en fran-çais sur la question et, dans la foulée de la parution du livre blanc de 2008, la publicité du concept a entraîné une certaine confusion. La définition qui en était donnée semblait alors large : « La résilience se définit comme la volonté

Photo ci-dessus :Le terrorisme est devenu un mode de guerre à part entière dont les effets ne

se limitent pas aux attaques en tant que telles : il instille la peur et agit en aval de l’acte. La confrontation se déplace

donc, plus encore que par le passé, dans le champ psychologique. (© D.R.)

“ La résilience […] participe d’un système de

défense, tout en n’étant qu’un ultime bouclier, en

ce sens qu’elle ne constitue que la dernière ligne d’un appareil de défense qui en

compte plusieurs. „

Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015(06)(06)

INTRODUCTION

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doit plus à la faible exploration de ce concept par des stratégistes qui n’ont pas su tirer parti des travaux relevant de la sociologie (4). Il a ainsi fait l’objet de critiques alors pourtant qu’il était inconnu de ses contempteurs. Mais s’il est méconnu, c’est aussi parce qu’il est complexe : la question fait appel autant à la sociologie qu’à la psychologie so-ciale, à l’histoire, à la science politique ou encore aux études stratégiques stricto sensu. Il renvoie également à des questions éminemment épineuses et qui ne sont toujours pas tranchées, les débats étant encore vifs. Les notions de terrorisme, de guérilla, de cohésion sociale, d’intégration, d’évolution des médias, de « culture de la peur » et sa cohorte de mesures sécuritaires, de culture générale, d’enseignement et celle même de crise en font partie. Le concept est donc dynamique.

Il l’est d’autant plus qu’il consti-tue une déclinaison de la stratégie. Il s’intègre donc dans un duel non li-néaire – celui entre l’État (mais aussi les sociétés) – et les adversaires co-riaces que sont la crise, la menace et le risque. La crise est ici entendue

comme un événement que les capacités ordinaires des organisations (États, sociétés, entreprises, etc.) ne sont pas capables de prendre en charge. Comparativement, alors que la me-nace est quelque chose d’avéré, le risque demeure en puissance. Crises, risques et menaces peuvent découler d’accidents technologiques, de catas-trophes naturelles ou encore d’actes de terrorisme – sur lesquels nous nous attarderons plus spécifiquement dans le cadre de cet ouvrage. L’État, face à eux, doit engager un duel naturelle-ment non linéaire, parce qu’il fait appel à l’imprévu, l’imprévisible, qu’il plonge les décideurs dans le brouillard de la guerre et l’incertitude, soit autant de facteurs renvoyant à la pensée de Carl von Clausewitz. Il s’agit, surtout, d’un duel : l’acte terroriste cherche à peser sur le comportement des populations comme des États. Il cherche à sou-mettre – soit la rationalité profonde de la stratégie, telle que définie par André Beaufre en tant qu’« art de la dialec-tique des volontés opposées employant la force pour résoudre leur conflit (5) ». À cet égard, la résilience n’est qu’une

forme de stratégie parmi les autres. Elle intègre une grand strategy qui cherche à « coordonner et diriger toutes les ressources de la nation ou d’une coalition, afin d’atteindre l’objet politique [qu’elle vise] (6) ». C’est aussi la stratégie intégrale de Lucien Poirier, pour qui elle constitue « les résultats des trois stratégies économique, cultu-relle et militaire… dans une unité de pensée qui combine et leurs buts et leurs voies- et-moyens (7) ».

La résilience, de ce point de vue, participe d’un système de défense, tout en n’étant qu’un ultime bouclier, en ce sens qu’elle ne constitue que la dernière ligne d’un appareil de défense qui en compte plusieurs. Auparavant, il faut toutefois cerner ce qu’est la résilience. C’est le but de cette mono-graphie. Ce n’est pas un état de l’art de la question – qui, au demeurant, manque –, mais une introduction destinée à cartographier les enjeux, les potentialités, mais également les zones d’ombre du concept. De facto, « la capacité d’une société donnée à encaisser les conséquences d’une crise majeure » reste une gageure. C’est pourquoi nous avons choisi d’alter-ner, au sein des trois parties de cette monographie, la théorie et la pratique, en nous fondant sur un certain nombre d’expériences – américaine, espagnole, britannique ou encore sri- lankaise. Aussi, à cette fin, nous examinerons dans une première partie le contexte des risques et des menaces dans lequel la résilience doit agir. Nous revien-drons ainsi sur le concept de surprise stratégique, mais aussi sur les ques-tions sociétales liées au terrorisme et à la guérilla en tant que systèmes de disruption stratégiques et sur la place même de la disruption en stratégie. De facto, pour un terroriste commettant un attentat ou un groupe de guérilla s’emparant d’un village, il s’agit de chercher à imposer un nouvel ordre et de nouvelles normes.

Dans une deuxième partie, nous exa-minerons la place de la résilience dans la stratégie, mais aussi la première de ses formes – ce que nous qualifions de « résilience virtuelle » (soit qui demeure en puissance). Chaque groupe social – et a fortiori chaque société – dis-pose, en effet, d’une capacité propre de résistance face aux pressions aux-quelles le soumet ses adversaires.

Vue aérienne de l’usine AZF de Toulouse après la catastrophe l’ayant touchée en 2001. À ce stade de destruction, la nature de la crise – terrorisme ou accident

industriel – importe peu, ses conséquences étant dramatiques. Aussi, les implications de la résilience ne touchent-elles pas uniquement le domaine de l’antiterrorisme, mais

aussi celui, plus large, de la gestion de crise. (© AZF/Archives Grande Paroisse)

(07)Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015

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Elle produit une série d’effets précis, pas encore tous connus, mais qui pré-sentent une indéniable utilité dans une optique stratégique. Il s’agira égale-ment de voir quelles sont les limites de cette résilience virtuelle, mais aussi d’analyser comment la résilience peut trouver sa place dans les dispositifs antiterroristes. Nous nous intéres-serons également aux résiliences dites « construites », qui forment une deuxième grande catégorie de rési-liences et qui ambitionnent, par une série d’actions – qu’elles soient ou non le fait des autorités – d’augmen-ter les capacités de résilience. Nous aborderons également les formes de la résilience – individuelle, sociétale et politique – ainsi que la problématique, essentielle, du contexte sociopolitique et le concept de « culture de la peur » qui innerve nos sociétés et que la résilience doit permettre sinon d’éli-miner, du moins d’atténuer. La grande question du temps reste, en effet, le nécessaire couplage entre une sécurité au cœur de la légitimité de l’État et les dérives paranoïaques qu’elle peut engendrer – avec des effets négatifs dans les domaines politique, éthique, juridique, mais aussi sécuritaire.

Enfin, la dernière partie portera, toujours dans le cadre des résiliences construites, sur le rôle central que jouent aussi bien les médias que l’en-seignement – et, plus généralement, le savoir – ou encore sur l’utilisation du concept dans les processus de contre- insurrection. L’intégration de domaines d’activités comme l’information et l’édu-cation dans la sphère stratégique peut laisser songeur, voire sceptique. Mais, en réalité, la résilience est hautement dépendante d’un couplage entre la connaissance de la menace et sa remise en perspective. Le cœur d’une résilience déficitaire reste, à bien des égards, la surprise causée par un événement : plus il est inattendu, plus le choc sera grand et la résilience faible. Corrélativement, les réactions des populations seront plus désordonnées et l’influence de l’acte terroriste sur le niveau politique sera plus importante. À cet égard, la résilience n’est pas un projet straté-gique neutre. Le projet sous- jacent aux travaux ayant porté sur sa théorie ambi-tionne de permettre aux sociétés de poursuivre le cours de leurs activités et leur vivre ensemble – autant, du moins, que ce soit possible –, y compris dans les conditions extrêmes qu’imposerait

une campagne terroriste de large ampli-tude. En ce sens, elle intègre le champ des instruments permettant au niveau politique d’élargir ses options – en cher-chant à réduire les contraintes dans lesquelles sa prise de décision s’opé-rera. Mais la résilience peut également être considérée comme un instrument permettant de réduire l’emprise sur nos sociétés du terrorisme en tant que mode de guerre.

Notes(1) Dès avant le 11 septembre, dans le but d’augmenter la résilience au Royaume-Uni, un Civil Contingencies Secre-tariat avait été mis en place.(2) Si un National Resilience Development Act a été voté en 2003, il se focalise essentiellement sur la résilience psychologique des Américains. Michael D. Barnett, « Congress Must Recognize the Need of Psychological Resilience in an Age of Terrorism », Families, Systems & Health, vol. 22, no 1, 2004.(3) Ministère de la Défense, « Un concept nouveau : la résilience  »,  fiche  no 2.2, http://archives.livreblancdefen-seetsecurite.gouv.fr/2008/IMG/pdf/02.2-Unconceptnou-veau-laresilience.pdf.(4) Au demeurant, la sociologie s’est relativement peu emparée du domaine, à tout le moins en Europe conti-nentale.(5) André Beaufre, Introduction à la stratégie, IFRI/Econo-mica, Paris, 1985, p. 16.(6) Cité par Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, coll. « Bibliothèque stratégique », Economica, Paris, 1999, p. 110.(7) Lucien Poirier, Stratégie théorique II, Economica, Pa-ris, 1987, p. 114.

La résilience est une composante à part entière des stratégies antiterroristes, mais aussi de protection civile. Dans l’absolu, l’ensemble de ces composantes est partie intégrante d’une stratégie intégrale. (© DoD)

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(09)Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015

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RISQUES ET MENACES

Si la résilience peut être assimilée à une variable propre au système social, elle s'entend d'abord face à des risques et des menaces spécifiques : la résilience d'une société est relative à l'événement qui la met à l'épreuve.

Photo ci-contre :Les conséquences des attaques menées sur Madrid ont été paradoxales : résilience sociétale forte de la part de la population, mais résilience politique faible, découlant de la tentative du gouvernement Aznar de cacher l’origine des attaques. En conséquence, l’Espagne finira par rapatrier ses troupes d’Irak. Le terrorisme comme stratégie indirecte… (© D.R.)

Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015

I re PARTIE

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L des avantages stratégiques clairs face aux menaces régulières, en mettant en échec la première génération de doctrines de guerre aérienne stra-tégique reposant, dans la foulée des travaux de Giulio Douhet, Billy Mitchell ou Hugh Trenchard, sur l’attaque des populations civiles.

Pilonnées jour et nuit, leur moral devait s’effondrer et elles devaient finir par se retourner contre leurs gou-vernements. Le bombardement était alors vu comme une mesure devant contraindre les capitales à cesser les hostilités sous la pression de leurs populations. Pratiquement, ce cas de figure n’a jamais été observé, précisé-ment parce qu’elles ont développé une résilience face aux frappes – concrè-tement, nous verrons dans ce Histoire & Stratégie que cette résilience a été, en partie et involontairement, construite. De facto, si la notion de surprise est importante lorsque l’on évoque la rési-lience, c’est parce que l’effondrement stratégique d’un groupe, sa dislocation et sa perte de cohésion sont directe-ment liés à un effet de choc. Ce dernier est proportionnel à l’intensité de la per-ception d’une surprise, alors que les bombardements sur Londres ou Berlin

Lorsque l’on évoque les cadres d’ap-plication de la résilience, l’aptitude à faire face aux surprises stratégiques vient, et c’est la conséquence du livre blanc de 2008, immédiatement à l’es-prit. Cependant, on doit s’interroger sur le sens donné à cette « surprise stratégique ». Nous le verrons, sa dé-construction montre un concept flou, qui semble plus lié à la sociologie de la connaissance et de l’information dans les grandes institutions qu’à de réelles « surprises ». Mais ce n’est toutefois qu’un des types de risques face aux-quels la résilience présente une utilité. Au Royaume- Uni ou aux États-Unis, le concept a surtout été mobilisé dans le cadre d’une architecture nationale de lutte contre le terrorisme. Mais la résilience pourrait également avoir des vertus dans le domaine de la lutte contre- insurrectionnelle, au sens où elle permet à populations de réduire l’emprise des normes que peuvent chercher à imposer des groupes de guérilla – en particulier dans des ré-gions où l’autorité de l’État est faible. Ce pourrait être particulièrement le cas en Afrique centrale occidentale. S’il est ainsi question de menaces irrégu-lières, la résilience a d’abord présenté

Photo ci-dessus :Un B-17 au taxi avant une présentation

en meeting aérien. Les doctrines du bombardement stratégique des

populations ennemies – telles qu’elles ont été pratiquées durant la Seconde

Guerre mondiale – n’ont pas débouché sur des résultats concrets, la résilience

des populations ayant été manifestement sous-estimée. (© US Air Force)

“ Même si les surprises opératives, tactiques ou technologiques peuvent avoir des conséquences

stratégiques […] la surprise n’est, en juin 1940, en rien stratégique. „

Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015(012)(012)

SURPRISE STRATÉGIQUE ET RÉSILIENCE

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durant la Seconde Guerre mondiale ne constituaient justement pas une surprise, tout le monde sachant que ces frappes seraient partie intégrante d’une nouvelle guerre – une question sur laquelle nous reviendrons plus avant dans ce numéro. En ce sens, considérée comme une mesure de compensation à la surprise stratégique, la résilience ne peut produire tous ses effets – ce qui relativise d’emblée la portée d’un concept qui, s’il est utile, ne constitue pas une panacée.

LA SURPRISE STRATÉGIQUE

Peu définie et renvoyant à une appré-hension quasi instinctive, la notion de surprise stratégique recouvre en réalité des connotations très différentes. Si elle a trait à un événement qui mettrait en danger la sécurité de l’État (1), force est de constater que cette dernière prend des voies diversifiées : est-elle économique, militaire ou informatique et visant à détruire les réseaux d’un adversaire ? Touche- t-elle le secteur énergétique, la population ? Pour Bruno Tertrais et Olivier Debouzy, ses aspects seraient naturellement multiples et elle serait devenue l’un des facteurs perma-nents des relations internationales (2). Facteur unifiant les perceptions et les connotations entourant le concept, la génération d’un effet stratégique majeur se produit au terme d’une

imprévision de la part de celui qui la subit ou, à tout le moins, d’une anti-cipation insuffisante (3). Ce qui est ici compris comme « stratégique » n’est, là aussi, guère défini, mais remet-trait directement en cause l’intégrité territoriale de l’État visé ; sa capacité à assurer la sécurité de la majorité de ses citoyens ; ou encore l’aptitude au fonctionnement de ses infrastruc-tures vitales. La surprise stratégique remettrait donc en cause, au plus haut niveau, la sécurité nationale – forçant une décision d’entrer en guerre –, voire la légitimité même de l’État.

Dans pareille acception, la surprise stratégique apparaît comme un choc systémique appliqué sur un adver-saire. Elle n’est pas à comprendre tant comme l’application d’une force donnée sur un point particulier – l’attaque en elle- même – que dans ses effets et répercussions, multiples et profonds. Cette notion renvoie aux logiques systémiques décrites par Ludwig von Bertalanffy dans sa Théorie générale des systèmes (4). Dès lors que tout acteur stratégique constitue l’agré-gation dynamique d’un ensemble de sous- systèmes interdépendants, les conséquences d’une surprise straté-gique sont multiples. C’est d’ailleurs une première critique que l’on peut, ici, formuler au sujet du concept : une surprise stratégique n’abat pas un adversaire, historiquement du moins.

Nous y reviendrons, mais ses consé-quences sur la résilience systémique – soit l’aptitude d’un système donné à conserver sa cohérence en dépit des contraintes subies – sont finale-ment assez faibles. La disruption ou la dislocation d’un système, au sens où pouvaient l’entendre les théori-ciens russes de l’art opératif ou encore Shimon Naveh (5), sont plus le fait d’une attrition de ce système que d’un coup qui lui serait porté. Pour autant, ce dernier n’est évidemment pas sans conséquences.

Mais, après cette caractérisation positive, la surprise stratégique peut également être caractérisée néga-tivement. La surprise stratégique se distinguerait ainsi des surprises opérative, tactique ou technologique, plus spécifiquement militaires et inhé-rentes aux aléas du champ de bataille. Dans ce contexte, les exemples de surprise stratégique dans l’histoire récente le plus fréquemment cités sont l’opération « Barbarossa » contre l’URSS (1941), l’attaque de Pearl Harbor (1941), la guerre de Corée (1953), la guerre du Kippour (1973) ou encore les attaques du 11 septembre 2001. Dans pareil schéma, l’attaque d’Hiro-shima, par exemple, peut tout au plus être comprise comme une surprise technologique. De même, l’offensive allemande de 1940 sur la France, la Belgique, le Luxembourg et les

L’attaque sur Pearl Harbor est devenue emblématique des surprises stratégiques. Reste que la structure de ces dernières montre que la surprise n’est « surprenante » que pour une partie seulement des organisations combattantes. (© DoD)

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Pays-Bas apparaît comme une surprise opérative : depuis septembre 1939, des opérations de grande ampleur sont attendues et la guerre est décla-rée. La surprise découle de la forme prise par ces opérations et des lieux où elles se déroulent. Mais le concept est naturellement ambivalent : Corentin Brustlein, par exemple, considérerait comme plutôt stratégique la surprise découlant, pour les États-Unis, du lan-cement du premier Spoutnik par l’URSS en octobre 1957 (6). Il précise toutefois, avec raison, qu’une surprise straté-gique résulte d’une intention hostile. Or, entre le lancement de Spoutnik et la mise en service des premiers missiles balistiques stratégiques so-viétiques dotés de charges nucléaires et effectivement capables de frapper les États-Unis, un certain délai s’est écoulé. Dans ce cas de figure, si le Spoutnik fut effectivement une surprise technologique, il a surtout eu valeur d’avertissement quant aux orientations qu’allait prendre Moscou.

Même si les surprises opératives, tactiques ou technologiques peuvent avoir des conséquences stratégiques – que l’on songe à l’attaque alle-mande de 1940 – la surprise n’est, en juin 1940, en rien stratégique. En réalité, peu de surprises stratégiques se sont produites au XXe siècle et, plus généralement, le phénomène est rare à l’échelle de l’histoire. Au XIXe siècle, la bataille de Sadowa, le 3 juillet 1866, du-rant la guerre austro- prussienne, peut en relever. Plus loin dans l’histoire, les invasions mongoles renvoient égale-ment à cette catégorie. Les raisons de cette rareté peuvent être rapidement appréhendées : mettre en place une surprise stratégique apparaît comme éminemment difficile. Pour l’assaillant, il faut préserver ses plans et la sûreté de son dispositif et agir promptement. Dans le même temps, la plupart des surprises stratégiques exigent une concentration de moyens, nécessi-tant de disposer non seulement de ceux-ci (généralement en grandes quantités), mais aussi d’aptitudes organisationnelles et conceptuelles importantes, dès lors que la concen-tration doit être réalisée dans le temps et dans l’espace. Elles doivent aussi pouvoir être exploitées, militairement ou politiquement, afin de pouvoir pro-duire l’ensemble de leurs effets. Ainsi,

elles n’existent pas par elles- mêmes, comme déconnectées de l’environ-nement international. Surtout, elles impliquent de rompre brutalement un ordre international donné pour tenter d’en établir un qui serait plus favorable à celui les mettant en œuvre : personne ne se lance dans une guerre pour la perdre. Les conditions préalables à la réussite sont donc nombreuses.

Surtout, à leur rareté s’ajoute une autre de leurs caractéristiques, qui a trait à la rémanence de leurs effets stratégiques. À l’aune de l’histoire mili-taire, comme le montre John Keegan, aucune surprise stratégique n’a in fine abouti à une défaite de l’État la subissant (7). Sa valeur en tant que « frappe décisive », apte à elle seule à soumettre un adversaire – soit à obtenir une victoire claire et définitive – apparaît, en fait, comme faible. La surprise stratégique a, ainsi, des effets fondamentalement transitoires, qui s’effacent par l’adaptation du dispositif de l’État ayant été ciblé : le système peut être attaqué, il n’en conserve pas moins sa cohérence d’ensemble. Et si cette surprise constitue générale-ment le signe d’un engagement long et coûteux, tant en vies humaines que financièrement, elle tend à être plus stratégiquement coûteuse pour son instigateur que pour celui qui la subit (8). Ce fut le cas pour le Japon après Pearl

Harbor ou pour l’Allemagne après l’in-vasion de l’URSS. Comparativement, la guerre de Corée a débouché sur un rétablissement du statu quo ante et les attaques du 11 septembre, si elles n’ont pas abouti à ce qu’Al-Qaïda soit défait, ont néanmoins eu pour conséquence d’attirer l’attention des services de renseignement sur les risques d’attentats djihadistes, leur faisant réagencer leurs dispositifs (9). En fin de compte, la probabilité de subir effectivement ce type d’attentat, si elle existe toujours, a diminué depuis 2001, alors même que le nombre de tentatives tendait à augmenter.

DE LA PERCEPTION DE LA SURPRISE

Ces caractérisations ne manquent néanmoins pas de laisser pendantes plusieurs questions qui peuvent rela-tiviser le concept même de surprise stratégique. Premièrement, sur la perception de ce que constitue une surprise par les différents acteurs au sein même d’un État qui viendrait à la subir. La « surprise » est, en effet, d’abord une perception qui peut varier entre décideurs politiques, spécialistes du renseignement et simples citoyens. Dans le cas des attaques du 11 sep-tembre, les mondes politique, militaire et civil américains ont évidemment été surpris par l’ampleur, mais aussi

Un char B-1 Bis durant la campagne de France, en 1940. Au vrai, la surprise stratégique est historiquement rare : en 1940, plus personne n’avait d’illusions

quant aux intentions stratégiques de l’Allemagne. (© D.R.)

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la forme prise par les attaques. Mais la possibilité que des avions commer-ciaux soient détournés pour devenir de facto des missiles de croisière avait été évoquée dans les cercles du ren-seignement américain dès la fin des années 1990, notamment par Bruce Hoffman, de la RAND Corporation. De même, dans le contexte actuel, comment considérer, par exemple, l’éventualité que l’Iran se dote d’une capacité nucléaire militaire effective, passant par une militarisation d’ogives et leur adaptation sur des missiles balistiques ? Dans l’absolu, elle pour-rait prendre la forme d’une surprise technologique – si, par exemple, Téhéran se dotait très rapidement de cette capacité –, mais constituerait-elle une surprise stratégique au sens militaire, voire au sens diplomatique, au vu des centaines de publications que la question a engendrées depuis le début des années 1990, sans même compter l’engagement de négocia-tions fréquemment médiatisées ? Là réside sans doute l’une des failles du concept de surprise stratégique, notamment tel qu’il est évoqué dans le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale (LBDSN).

Dans la même optique, un hypo-thétique conflit militaire de grande ampleur, qui entre aussi dans la caté-gorie des surprises stratégiques selon l’acception donnée dans le LBDSN de 2008, ne manque pas de poser concep-tuellement problème. L’équipement des armées en matériels majeurs (bâtiments de combat, avions, chars et blindés) demande à présent des années et la préparation des forces elles- mêmes est un processus à la fois complexe et relativement visible. De plus en plus fréquemment, ces préparatifs sont traités par des sources ouvertes. Ce qui pose, en retour, la question de la nature de ce qu’est, sur le plan doctrinal (et non plus sur celui de la stratégie théorique) une surprise stratégique. De facto, elle est trop souvent interprétée comme une wildcard dans une palette de scénarios stratégiques, sorte de garantie à la co-hérence du raisonnement, démontrant que l’imprévisible a également été pris en compte au terme d’une série d’op-tions normées et bornées. La surprise stratégique devient dès lors l’équivalent d’un « et cetera » complétant la liste

détaillée des possibles stratégiques. Si le concept dispose de caractéristiques propres, la surprise stratégique, qu’elle prenne une forme militaire ou diplo-matique, tend ainsi à être galvaudée. Ce qui ne manque pas de soulever une nouvelle série de questions, cette fois inhérentes à l’usage et à la perception du renseignement (ou de l’information) par les différents acteurs qui pour-raient avoir à faire face à une surprise stratégique.

DE LA PERCEPTION DE LA POSSIBILITÉ DE LA SURPRISE

Il existe en effet fréquemment une différence d’appréhension entre les différents acteurs qui auront à traiter ou à exploiter le renseignement, de sorte que plusieurs auteurs travaillant dans le champ des intelligence studies ne manquent pas de souligner que le problème de la surprise ne réside pas tant dans le fait de disposer de renseignements permettant d’y parer que dans la perception de l’urgence par les décideurs, politiques comme militaires. Dans le cas de la guerre du Kippour (1973), les services de rensei-gnement israéliens comme américains avaient averti le gouvernement de l’État

hébreu de la préparation par l’Égypte et la Syrie d’une attaque conjointe. Une trop grande confiance dans la capacité des forces israéliennes à répliquer et la perception, sur le plan politique, que l’Égypte ne se lancerait pas dans une telle aventure ont abouti à ne pas donner l’ordre de mettre en alerte l’en-semble des forces (10). En 1941, Joseph Staline, persuadé de la solidité du pacte germano- soviétique, n’a pas pris en compte les renseignements délivrés par ses services. En dépit d’informa-tions précises provenant notamment de Richard Sorge (devenu intime de l’ambassadeur allemand au Japon) quant à la préparation d’une invasion de l’URSS ou d’Allemands « retour-nés » par les services soviétiques, il a manifestement cru aux démentis qu’Adolf Hitler lui envoyait dans leur correspondance secrète (11).

Toujours en 1941, la situation di-plomatique tendue entre le Japon et les États-Unis laissait clairement envisager la probabilité d’une guerre, des doutes subsistant toutefois quant au lieu de son déclenchement. Les analystes estimaient improbable une attaque sur Pearl Harbor, la situant plutôt vers les Philippines, plus proches des bases japonaises. Les

Parfois considéré comme une surprise stratégique, le lancement du satellite Spoutnik, en 1957, est au mieux une surprise technologique : à ce moment, l’Administration

américaine est parfaitement consciente des efforts spatiaux de Moscou. L’inconnue était de savoir quand le succès allait se concrétiser. (© NASA)

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forces américaines aux Philippines ont été mises en alerte plusieurs fois, en vain, conduisant à un phénomène de fatigue et à une décrédibilisation des informations données par les services de renseignement. Mais, partant de l’hypothèse que les Japonais cherche-raient à exploiter leur attaque par un débarquement de forces terrestres, les analystes américains ont évincé la possibilité d’une attaque surprise, aux effets limités et qui n’aurait pas été suivie d’une exploitation amphibie, comme ce fut le cas à Pearl Harbor. Au surplus, lorsque des appareils ont été détectés sur les radars de la base, l’officier a interprété les échos reçus comme le retour d’un vol de bombar-diers américains et n’a pas poussé plus loin ses investigations, ne déclen-chant pas l’alerte. Pourtant, les équipes américaines avaient cassé les codes japonais et étaient donc en mesure d’avoir un accès direct à des données de première main décryptées (12).

Au demeurant, la production du ren-seignement s’avère particulièrement complexe et, bien souvent, nombre de compléments d’information ne sont pas disponibles, rendant les analyses produites partielles et de peu d’utilité. En 2001, le FBI et la CIA enquêtaient ainsi sur la possibilité que des atten-tats majeurs soient commis sur le sol américain. Or le manque de collabo-ration entre les deux institutions, aux domaines d’investigation historique-ment et légalement bornés, n’a pas permis de croiser leurs informations respectives et de fournir aux mondes politique comme militaire des infor-mations autrement plus précises que l’évocation de la possibilité que des attentats soient en préparation (13). Cependant, se pose aussi la question de savoir s’il est pertinent de ne se fier qu’à une seule opinion face à la possibi-lité d’une surprise stratégique. Nombre d’États disposent ainsi d’une plura-lité de services, qui sont en mesure d’émettre des avis différenciés. Dans certaines acceptions, cette pluralité d’avis transmis au monde politique serait ainsi un gage démocratique. Mais ils placeraient également le personnel politique dans une position délicate. En effet, ce sera à lui de mitiger les inter-prétations (et de prendre les mesures de précaution nécessaires), voire de trancher en faveur d’une hypothèse

plutôt que d’une autre. Or le manque de maîtrise des questions stratégiques du monde politique est considérée comme un problème récurrent en Europe, mais aussi aux États-Unis.

Dans le champ des intelligence stu-dies, l’un des problèmes majeurs a trait à la distinction entre les « signaux », présentant une utilité en termes de renseignement, et le « bruit », qui n’en présente pas. Celui-ci est cependant susceptible de cacher des signaux, jouant un rôle de brouillage ou de leurrage des perceptions. Analysant les causes profondes du manque de réactivité américaine face à la proba-bilité d’une attaque japonaise, Roberta Wohlstetter indique ainsi que les si-gnaux utiles aux services étaient noyés dans le « bruit » du trafic des commu-nications ordinaires. Ce faisant, elle souligne une difficulté que l’âge de l’information ne fait que renforcer : l’augmentation des sources disponibles peut saturer les capacités d’analyse, générant une masse de bruits comme de signaux potentiels supplémentaire. Toute l’habilité des services de rensei-gnement est alors de pouvoir extraire les signaux du bruit, une règle qui reste d’application dans le contexte contemporain. Or la préparation d’une surprise (qu’elle soit stratégique, opé-rative, tactique ou technologique) par

un acteur donné recouvre fréquem-ment la nécessité de la ruse et de la dissimulation, de façon que, en restant cachée le plus longtemps aux yeux de l’adversaire, elle puisse démultiplier ses effets une fois concrétisée (14). Le bruit est ainsi accentué au détriment des signaux.

À cet égard, le problème dépasse de loin le simple accès aux informations. Les Alliés disposaient d’une capacité d’interception et de déchiffrement des communications allemandes (mes-sages Ultra) (15). De même, ils ont percé les codes japonais dès avant Pearl Harbor. On constate ainsi que le seul fait d’accéder aux communications, sécurisées ou non, de l’adversaire n’est pas en soi le gage d’un éclaircisse-ment du « brouillard de la guerre ». Ce dernier dépend de facteurs plus com-plexes. Or les débats sur la Révolution dans les affaires militaires (RMA) des années 1990 ont manifestement établi un raccourci, tant sémantique que pra-tique, entre l’accès aux informations et l’extraction de renseignements utiles. En conséquence, le problème du ren-seignement s’est essentiellement posé en termes capacitaires – l’acquisition de systèmes (humains ou techniques) de recueil d’information – de sorte que les aspects inhérents à l’analyse et à l’exploitation étaient presque

Les ruines du World Trade Center après les attaques du 11 septembre 2001. Des bureaucraties complexes sont un frein à la circulation rapide des analyses de renseignement. (© DoD)

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systématiquement évincés ou, à tout le moins, minorés (16). Certains auteurs voient ainsi la RMA comme visant à la connaissance dominante des zones de bataille, apte à « lever le brouillard de la guerre » (17). « L’efficacité » des services de renseignement se serait dès lors définie par leur dotation en l’une des composantes du cycle du renseignement, alors que la viabilité de ce cycle nécessite que l’ensemble de ses phases s’équilibrent entre elles.

On le comprend donc, la surprise stratégique dépend moins des événe-ments eux- mêmes que de la sociologie du savoir, de l’information et du ren-seignement au sein des institutions. Si l’on peut le regretter, il n’en demeure pas moins qu’une première conclusion s’imposant est celle de la certitude de la surprise. Une deuxième conclusion porte, justement, sur cette sociologie du savoir : la perception de surprise n’est pas seulement différenciée dans les institutions elles- mêmes, mais aussi au sein des populations. Pour toute personne s’intéressant aux questions économiques et finan-cières, l’hypothèse d’une crise majeure en 2008 était tout à fait plausible et son occurrence n’a rien eu d’une sur-prise. La plus grande circulation de l’information, l’accès facile et rapide à des travaux de référence comme à

des sources et des analyses de pre-mière main renforcent la perception d’un découplage entre ce que dit l’État et ce qui se dit ailleurs. En ce sens, c’est donc la question du rôle de l’État en tant que système institutionnalisé d’établissement des priorités straté-giques qui est à remettre en cause : ses déficiences en la matière sont susceptibles de se payer chèrement – par une perte de légitimité –, ce qui s’observe également, nous allons le voir, dans le cas du terrorisme.

Notes(1) CHEM, « La surprise stratégique », Défense Nationale et Sécurité Collective, no 706, mars 2008.(2) Bruno Tertrais et Olivier Debouzy, « De la surprise stra-tégique », Commentaire, vol. 31, no 124, hiver 2008-2009.(3) Corentin Brustlein, La surprise stratégique. De la no-tion aux implications, Focus stratégique no 10, IFRI, Paris, octobre 2008.(4) Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des sys-tèmes, Dunod, Paris, 1973.(5) Shimon Naveh, In pursuit of Military Excellence. The Evolution of Operationnal Theory, Routledge, Londres, 1997.(6) Corentin Brustlein, op. cit.(7) John Keegan, Intelligence in War. Knowledge of the Enemy from Napoleon to Al-Qaeda, Alfred Knopf, New York, 2003.(8) Lequel bénéficie, au surplus, d’une plus grande légiti-mité, facilitant les processus de (re)montée en puissance.(9) Notons cependant que si l’idéologie djihadiste n’a pas été défaite, Al-Qaïda en tant qu’organisation a été très largement réduite. Elle ne dispose plus des moyens matériels, humains et d’infrastructures qu’elle avait avant septembre 2001.(10) Pierre Razoux, La guerre israélo-arabe d’oc-

tobre 1973 : une nouvelle donne militaire au Proche-Orient, Economica, Paris, 1999.(11) Richard Sorge sera ensuite arrêté par les Japonais. Ces derniers voulaient l’échanger contre un officier japo-nais capturé par les Soviétiques, mais Staline a refusé, in-diquant qu’il ne le connaissait pas. David E. Murphy, What Stalin Knew: The Enigma of Barbarossa, Yale University Press, Yale, 2005.(12) Roberta Wohlstetter, Pearl Harbor: Warning and De-cision, Stanford University Press, Stanford, 1962.(13) François Heisbourg (préface), 11 septembre. Rapport de la commission d’enquête. Rapport final de la commis-sion nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis, Éditions des Équateurs, Paris, 2004.(14) Ainsi, suspectant (à juste titre) les Alliés de disposer d’une capacité d’écoute, les Allemands n’utiliseront pas leurs systèmes dans la préparation de l’offensive des Ardennes, durant l’hiver 1944, surprenant totalement les forces américaines. Pratiquement, les forces alliées en étaient venues à développer une dépendance exces-sive à l’égard d’une source. Stephen E. Ambrose, « The Bulge », MHQ: The Quarterly Journal of Military History, vol. 1, no 3, juillet-septembre 1989.(15) « Ultra » était le nom de code pour des messages issus du décodage de machines de chiffrage allemandes Enig-ma, dont le code avait été cassé par les Polonais avant le déclenchement des hostilités. Les applications d’Ultra ont été nombreuses, de la connaissance des ordres de mission des sous-marins jusqu’à celle qu’avaient les Alle-mands des préparatifs alliés du débarquement de Nor-mandie. Ultra était tellement secret que son existence n’a été dévoilée qu’au début des années 1970.(16) Ou encore ont été transformés, comme ce fut le cas sur le plan tactique, en enjeux capacitaires. La question de la fusion de données et de leur traitement automatisé a fréquemment été évoquée comme la condition permettant une multiplication des systèmes de capteurs (drones, cap-teurs terrestres, systèmes d’observations des véhicules).(17) William A. Owens, Lifting the Fog of War, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2000 ; Stuart E. Johnson et Martin C. Libicki, Dominant Battlespace Knowledge, National Defense University Press, Washington, 1995.

Le drone MQ-9, l’un des produits de la Révolution dans les affaires militaires. La connaissance n’est pas le savoir : la « traduction » des informations recueillies par les moyens technologiques est le point faible du cycle de la connaissance de nos armées. (© US Air Force)

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L Tzu de la stratégie et recommandant de s’en prendre prioritairement aux plans et aux alliances d’un adversaire.

Le 2 novembre 2004, le réalisateur néerlandais Theo Van Gogh, auteur d’un court-métrage particulièrement critique sur l’islam, est assassiné. S’ensuit une réaction particulièrement violente de la société néerlandaise, l’université de Leyde comptabilisant, sur une période d’un mois, 174 incidents à caractère ra-ciste pouvant être considérés comme des représailles et visant à 60 % la commu-nauté musulmane. Elle note également une radicalisation de la progression de l’extrême droite, considérée comme responsable de 15 % des actes (1). Les inci-dents de novembre 2004 constitueraient par ailleurs la reproduction d’un phéno-mène observé après le 11 septembre 2001 aux Pays-Bas, lorsque 190 occur-rences avaient été dénombrées en deux mois et demi. Dans la foulée, c’est tout le modèle social et culturel néerlandais qui est remis en question, alors que l’on estime la population de confession musulmane à environ 920 000 personnes. Le professeur Gino Verleye estime éga-lement que ce que nous qualifierions de « modèle néerlandais » pourrait également s’appliquer au cas belge,

Le 11 mars 2004 au matin, dix bombes explosent dans des trains de banlieue madrilènes, causant 191 morts, trois jours avant les élections générales espagnoles. Accusant dans un premier temps l’ETA afin d’éviter tout lien entre l’engagement de forces espagnoles en Irak, Al-Qaïda et les attentats, le gou-vernement Aznar subit une cuisante défaite amenant au pouvoir José Luis Zapatero, qui avait fait du retrait d’Irak l’un des points de son programme électoral. Si la population espagnole se montre particulièrement digne et reprend rapidement une vie normale, le cours politique de la démocratie espagnole en sera immanquablement affecté. Pour plusieurs commenta-teurs, les résultats de l’élection de 2004 ont été directement influencés par les attentats qui, en déclenchant un processus de retrait des forces espagnoles, ont constitué un acte stratégique en bonne et due forme, fragmentant la coalition internationale et réduisant ses capacités militaires dans un contexte où elles étaient plus que nécessaires et, à l’époque, considérées comme insuffisantes. Les attentats constitueraient ainsi l’une des expressions de la vision qu’avait Sun

Photo ci-dessus :Un des trains attaqués le 11 mars 2004 à

proximité de Madrid. Le terrorisme est un mode de guerre ambitionnant de générer des effets stratégiques : en l’occurrence, le

retrait d’Irak de l’Espagne. (© D.R.)

“ Les sociétés contemporaines sont

naturellement plus vulnérables à la stratégie

du terrorisme. „

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TERRORISME ET GUÉRILLAS COMME MODES DE GUERRE

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dans l’hypothèse de l’occurrence d’une attaque terroriste (2).

LE TERRORISME COMME MODE DE GUERRE

On le constate empiriquement, des actes de terrorisme peuvent remettre en question ce que nous pourrions qua-lifier de « cours normal de l’évolution des sociétés ». Si ces dernières sont des objets naturellement dynamiques et évolutifs et que cette évolution n’est que rarement linéaire, la question posée par l’acte terroriste – ou, plus généralement, par toute attaque – est celle d’une disruption dans des systèmes sociétaux relativement fra-giles et naturellement susceptibles de connaître des basculements. Les manifestations de cette disruption sont variables. Du délitement accéléré de la cohésion sociale à une rupture de la capacité à fonctionner économi-quement et politiquement de façon cohérente, les formes sont nombreuses et complexes. Elles le sont d’autant plus que, d’un point de vue sociolo-gique, les sociétés sont entrées dans

un état de prise de conscience des risques potentiels et des vulnérabi-lités pesant sur elles, une situation qualifiée par le sociologue allemand Ulrich Beck de modernité réflexive. En d’autres termes, si les risques et les menaces ne sont pas nécessairement plus nombreux que par le passé – en particulier dans un contexte marqué par la figure, quasi obsédante, du contrôle de qualité –, la perception de problèmes potentiels est devenue plus aiguë.

Ce paradoxe découle d’un phéno-mène relevé par les sociologues de la technique et montrant que plus un problème est maîtrisé, plus il suscite d’inquiétudes, sa connaissance favori-sant remises en question, critiques et, ultimement, crises. Il a ainsi été noté que des crises dans le domaine alimen-taire – dans le cas de contamination de viandes, par exemple – se produisaient au moment où l’information donnée était la plus complète et alors que les contrôles de qualité étaient les plus performants. Paradoxalement, la consommation chutait, alors pourtant que les viandes n’avaient sans doute

jamais été aussi saines. Il ne faut tou-tefois pas se laisser abuser par cette question : ce type de comportement n’intervient que lorsque le danger est insoupçonné de la population qui, sans information, aurait sans aucun doute conservé ses habitudes de consomma-tion. Dans l’hypothèse d’un attentat, la réalité éclate littéralement aux yeux des spectateurs, la stratégie média-tique étant une composante cardinale de l’action terroriste. De ce point de vue, nos sociétés sont, sans doute plus que toutes autres dans l’histoire, celles de la perception et de l’image – même si la pertinence des informations peut légitimement être contestée.

DISPROPORTION ENTRE EFFETS PHYSIQUES ET PSYCHOLOGIQUES

En cela, les sociétés contemporaines sont naturellement plus vulnérables à la stratégie du terrorisme. Visant à causer des dommages incompa-rablement plus importants que les attaques effectuées, le terrorisme est d’abord un mode de guerre dont les effets sont à la fois physiques, mais

La centrale nucléaire de Cattenom est l’une de celles survolées par de petits drones en octobre-novembre 2014. Le fait que l’on sache que ces drones ne peuvent emporter suffisamment d’explosif pour causer de quelconques dommages n’a pas empêché une panique médiatique :

en l’occurrence, les auteurs jouent sur une stratégie de la tension prenant appui sur la perception de danger liée au nucléaire. (© EDF)

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aussi et surtout – comme tous les modes de guerre – psychologiques. Au combat, les forces morales sont absolument déterminantes, la vic-toire (ou, plus exactement, dans les conditions stratégiques actuelles, le succès) découlant d’un effondrement de la volonté de combattre et de la soumission de la volonté adverses (3). La destruction des seules capacités physiques de l’adversaire ne saurait suffire : tant qu’il ne s’est pas déclaré vaincu, il reste susceptible de pour-suivre le combat. Or le terrorisme déploie ses effets dans les domaines aussi bien physique que psychologique et, en ce sens, apparaît comme une stratégie de disruption adaptée. Si ses effets physiques sont, jusqu’ici, relativement peu impressionnants comparativement aux dommages humains et matériels causés par des guerres, régulières ou non (4), ses effets psychologiques sont démultipliés par la couverture médiatique donnée aux attaques. Comparativement aux actes de guerre se produisant par ailleurs sur des théâtres de plus en plus sou-vent éloignés, l’acte terroriste n’est plus seulement limité à la zone dans lequel il se produit ; il s’invite au tra-vers des médias dans l’intimité des individus (5).

L’acte est évidemment d’autant plus médiatiquement répercuté – en fait, reproduit – dans un pays donné qu’il touche ce pays et que ce dernier est peu coutumier des attaques, comme ce fut le cas aux États-Unis, aux Pays-Bas ou en Tunisie avant 2011. Le choc découlant des attaques s’en trouve donc démultiplié. Dans un tel cadre, le terrorisme constitue naturellement une stratégie de disruption, dont les modes opératoires se déclinent variablement, prenant des formes diversifiées au-delà de la multiplicité de leurs auteurs et de leurs inten-tions. Une première distinction peut toucher à son caractère, létal ou non. Si l’on se focalise sur les attaques majeures causant un grand nombre de morts, d’autres types d’attaques pour-raient être moins létales, mais plus problématiques pour la stabilité et la cohésion de nos sociétés. Ce pourrait être, entre autres, le cas de l’agro-ter-rorisme (destruction de récoltes par utilisation d’agents biologiques) et dont une vingtaine de cas sont avérés (6) ;

d’attaques sur les réseaux électriques ; ou encore d’attaques sur des cibles économiques telles que les ports gaziers et pétroliers ou les pipelines et qui ralentiraient considérablement nos économies, risquant au surplus d’entraîner une augmentation des prix.

Une forme de distinction touche à l’amplitude des attaques, que l’on considère leur pouvoir destructeur ou leur temporalisation. On pourrait ici distinguer :

• le macroterrorisme, ou hyperter-rorisme, renvoyant, typiquement, aux attentats du 11 septembre, de Londres, de Madrid ou de Bombay. Combinant des attaques multiples en une unité de temps, il nécessite des moyens et une planification considérables, offrant également une plus grande probabilité de démantèlement du complot par les services de renseignement ;

• en descendant dans l’échelle de la violence et de la létalité inhérente à chaque attentat, des opérations plus simples tant dans leur planification que dans leur mise en œuvre ou dans les moyens utilisés et ambitionnant de causer des dommages physiques moins importants. La thèse du méso-terrorisme, des lonewolves (7) dans le contexte propre au djihadisme a ainsi été accréditée par des tentatives effec-tuées en Allemagne, en 2006, lorsque des bouteilles de gaz piégées ont été

posées dans des trains (8). Elles n’ont cependant pas explosé et les attaques se sont révélées être des échecs. En théorie, il n’est pas impossible de concevoir un phénomène d’émula-tion terroriste, au travers duquel une multitude d’individus entretenant des liens ténus – mais partageant une idéologie sinon identique, du moins similaire (9) – pourraient donner lieu à une vague d’attentats confinant à un phénomène quasi insurrectionnel. Pratiquement cependant, l’on constate que les véritables « loups solitaires » sont rares et sont le plus souvent liés à un réseau préconstitué ;

• la forme classique du terrorisme, qui consiste à commettre des atten-tats ponctuels, variablement létaux, ayant le plus souvent une fonction sémiotique, en ce qu’ils auraient une fonction de message politique marqué. Ne se concevant pas dans l’optique d’une étape parmi d’autres dans ce qui s’apparenterait à une campagne terroriste – dans le même sens qu’une campagne militaire, comme dans le cas djihadiste –, elle renvoie aux at-tentats ayant touché la France dans les années 1980 ou encore au milieu des années 1990, qu’ils trouvent leurs origines en Libye, en Iran ou au Liban. Cette forme de terrorisme, tout en existant toujours (attentats anarchistes en Grèce), n’est plus dominante.

Les attaques de Mumbai (2007) ont nécessité des savoir-faire complexes incluant la navigation en haute mer de nuit, la pénétration sur le

territoire indien se produisant par voie maritime. (© D.R.)

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Une troisième distinction touche aux organisations mettant en œuvre le terrorisme. Si le terrorisme d’État tend à décroître – du fait de possibles représailles militaires –, il pourrait renaître, par son intégration au cœur des doctrines militaires. Dans La guerre hors limites, les colonels chinois Qiao Liang et Wang Xiangsui estimaient que seule l’éthique bloquait son utilisation – le terrorisme devient alors crime de guerre –, mais aussi que seul l’Occi-dent était limité par l’éthique. Pour eux, le terrorisme constitue donc un moyen parmi d’autres au service de la stratégie (10). Comparativement, le terrorisme provenant de groupes non étatiques a considérablement proliféré. Le rapport Patterns of global terro-rism du Département d’État américain montre ainsi une augmentation glo-bale du nombre d’incidents – tout en manquant de précision dans ses défi-nitions, confondant parfois terrorisme et guérilla. En tout état de cause, les formes prises par les groupes se sont largement diversifiées : on n’en est plus aux cellules terroristes, mais bien à des formes géographiquement éclatées sur un plan géographique, travaillant via des forums sur Internet, parfois avec des architectures complexes, carac-térisables comme « glocales » (11). Si la DGSE estime généralement qu’envi-ron 5 % des islamistes radicaux, pour prendre cet exemple, verseront dans le

terrorisme, d’autres peuvent participer au financement, voire attirer à eux de futurs terroristes.

Les enracinements idéologiques des groupes terroristes offrent un autre type de classification. Terrorisme natio-naliste a-religieux (IRA, ETA, Tigres tamouls) ou connotés au regard de la religion (groupes tchétchènes ayant opéré en Russie), d’extrême droite ou d’extrême gauche, religieux (Al-Qaïda, Jemaah Islamiyah, islamistes thaïlandais, Boko Haram) sont autant de formes que peut prendre le phéno-mène. Ce qui pose le problème de sa diversité : chaque groupe a ses propres référents politiques, culturels et éven-tuellement religieux. La réalisation de ses objectifs peut relever du possible (indépendantistes tchétchènes, GIA algérien) ou du mythique, lorsque par exemple l’État islamique entend donner vie à un grand califat transcontinental. Historiquement, l’emploi du terrorisme tendait à se produire en désespoir de cause, lorsque toute autre forme d’action armée avait échoué. Mais la mutation observée depuis une dizaine d’années montre que le terrorisme, d’abord limité dans ses moyens de frappe, peut évoluer vers des formes de guérilla. Les modes d’action de groupes comme les Tigres tamouls en leur temps, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ou l’État islamique sont authentiquement propres à la

guérilla ou la techno-guérilla, et ce même s’ils peuvent ponctuellement commettre des attentats-suicides (12).

Mieux encore, des phénomènes de balancement entre terrorisme et gué-rilla peuvent être observés. Durant la guerre d’Irak, des groupes émergeaient en conduisant des actions terroristes ciblant les civils, puis évoluaient en-suite vers des modes d’action liés à la guérilla au fur et à mesure de leur montée en puissance. Une fois réduits par les forces de sécurité irakiennes et américaines, ils repassaient alors à l’action terroriste, plus discrète et nécessitant moins de moyens matériels et humains avant, éventuellement, de remonter en puissance et de connaître un nouveau cycle d’évolution. Dans un certain nombre de cas (Irlande du Nord, dans une certaine mesure, Pays basque), les terroristes n’ont d’autre solution que de former des ailes politiques qui deviennent ensuite prédominantes. Une fois assimilés au jeu politique démocratique, la plupart de ces groupes se dissolvent d’eux-mêmes et la nature de leur combat change. Reste, cependant, que chaque groupe est un cas à part et que des dissensions entre groupes pourtant a priori idéologiquement proches ont déjà été observées (Irak, factions pakis-tanaises, scission entre IRA et PIRA).

MOYENS ET MÉCANISMES

Dans tous les cas de figure, cepen-dant, le terrorisme est un mode de guerre fondé sur les représentations de la violence et dont la stratégie des moyens comme l’armement sont des plus variés. L’émergence du djiha-disme et de l’hyperterrorisme, à cet égard, a rapidement fait craindre aux analystes l’apparition d’un terrorisme nucléaire, en plus d’une diversification des options de terrorisme convention-nel (13). S’il peut rester, pour la mise en place des défenses civiles, un scénario structurant – suivant le vieil adage selon lequel « qui peut le plus peut le moins » –, la probabilité de son occur-rence reste faible (14). C’est également le cas du terrorisme biologique, en dépit de la campagne d’envois de « lettres à l’anthrax » qui a suivi les attentats du 11 septembre (15). Après l’attentat de Tokyo en 1995 – qui reste considéré comme un échec (16) – la probabilité

Velupillai Prabhakaran, leader des Tigres tamouls, avant que le mouvement ne soit éradiqué en 2009. A-religieux et nationalistes, les Tamouls ont obtenu le

plus haut taux de succès dans la conduite d’attentats-suicides. (© D.R.)

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d’avoir affaire à des attentats à l’arme chimique était une possibilité qui semblait plus marquée, y compris et surtout par l’utilisation d’agents « rustiques ». En Irak, des insurgés ont ainsi fait détoner un obus au sarin de l’armée irakienne et une quinzaine d’attentats ont été commis au moyen de camions piégés qui étaient char-gés de chlore (17). Aux États-Unis, un suprématiste blanc avait accumulé une quantité d’agents suffisante pour tuer des milliers de personnes (18). Si des attaques massives à l’aide d’agents chimiques ne se sont heureusement pas encore produites, il y a cependant lieu de s’interroger sur la question de l’évolution des formes du terrorisme.

La mise en place d’opérations telles que le 11 Septembre ou les attentats de Londres ou de Madrid est complexe, avec une concentration de ressources humaines et matérielles importante dans un temps relativement long. Elle nécessite également des contacts entre des intervenants relativement nombreux, les rendant d’autant plus vulnérables à l’action des services de renseignement. Plusieurs attentats d’ampleur ont ainsi été déjoués. Pour autant, comme le montre la philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet, il

existe une filiation dans la généalogie de l’action terroriste qui soulève la question de son futur (19). Celle de la multiplication d’actions menées sui-vant les modes du mésoterrorisme se pose dès lors, réifiant les questionne-ments de Donna Haraway, philosophe des sciences, sur l’individu en tant que facteur – et acteur – stratégique en soi (20). Dans une telle optique, les effets d’entraînement et d’émulation sont importants et soulignent le pro-blème non seulement de la difficulté de la prévision des attentats, mais également de la distribution des opé-rations et, partant, de l’émergence de véritables campagnes – qu’elles soient quasi insurrectionnelles ou de gué-rilla – soutenues dans le temps. Elles posent d’autant plus question que les sociétés techniciennes sont irriguées par l’information, laquelle constitue un puissant facteur aussi bien d’émula-tion (21) que de caisse de résonance aux actes terroristes eux-mêmes (22). C’est également le cas pour des groupes comme AQMI et Boko Haram, mais surtout l’État islamique ou le groupe syrien Al-Nosra, qui s’appuient sur des stratégies de communication élabo-rées leur permettant de procéder à de véritables campagnes de recrutement.

En tout état de cause et au-delà des instruments et des formes qu’il peut prendre, le terrorisme comme la (techno-)guérilla tirent naturellement parti des principes de la guerre. Ils s’appuient, fondamentalement, sur l’économie des forces, la simplicité, la surprise et la manœuvre. La poursuite d’un objectif politique – aussi mythique soit-il – en fait un mode de combat selon la définition clausewitzienne. Mode de guerre offensif, il est intrinsè-quement irrégulier et peut permettre à un adversaire forcé à la défensive sur les plans opératif et stratégique de mener des actions dont le niveau de réalisation est tactique, mais dont les conséquences sont stratégiques, voire globales. Si toute forme de lutte armée se déroule au niveau des volon-tés et des forces morales – Carl von Clausewitz rappelant que tant qu’un adversaire n’a pas reconnu sa défaite, il n’est pas vaincu –, le terrorisme amplifie largement l’importance de cet ancrage. D’un point de vue stratégique, le terrorisme se pense naturellement comme devant générer des effets dans le champ psychologique. Là où le « tri-bunal de la force » clausewitzien est un intermédiaire demandant des déploie-ments physiques considérables dans les opérations militaires régulières, le terrorisme demande comparativement peu d’efforts pour générer des effets démesurés.

C’est en particulier le cas lorsque se développent des groupes profitant du vide sécuritaire dans une zone donnée. La rapidité de la progression de l’État islamique est directement attribuable à la faiblesse de l’État ira-kien et à la décomposition de l’État syrien en raison de la guerre civile agitant le pays. C’est également le cas pour un groupe comme Boko Haram au Nigéria. Si la conversion de ces groupes du terrorisme à la guérilla en est d’autant plus facilitée, la question dépasse également celle des modes de guerre. Au-delà de l’absence d’emprise sécuritaire de l’État sur le terrain, les nouvelles formes d’action irrégulières reposent sur le problème plus large de la projection d’une idéologie s’appuyant sur des éléments de gouvernance. S’il s’agit de combattre, il s’agit également de gouverner et de mettre en place des systèmes politiques, juridiques, économiques et même fiscaux qui

Une fresque murale à Belfast. Les groupes indépendantistes comme loyalistes nord-irlandais n’ont jamais hésité à se faire des alliés de circonstance,

dont les objectifs étaient parfois très éloignés des leurs. (© D.R.)

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non seulement tendent à renforcer la légitimité de ces groupes aux yeux des populations locales, mais leur permettent aussi d’asseoir leur auto-nomie financière (23).

Notes(1) Marie-Claire Cécilia, « La tolérance néerlandaise à l’épreuve de l’islam », Le Monde diplomatique, mars 2005.(2) Joseph Henrotin, « Résilience, l’ultime bouclier ?, Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 1, sep-tembre 2006 ; Joseph Henrotin, « La résilience, nouveau bouclier au terrorisme ? », Défense Nationale, no 681, décembre 2005.(3) Le thème est récurrent en études stratégiques, certes chez Ardant du Picq, mais également (et sans être ex-haustif) chez Foch, Clausewitz, Liddell Hart et les pen-seurs soviétiques. Même un penseur aussi marqué par la technologie que Fuller accordera à ces facteurs une importance marquée.(4) D’un strict point de vue statistique et sans jugement de valeur aucun, les États-Unis enregistrent chaque année plus de morts causées par des accidents de voiture ayant pour origine une consommation excessive d’alcool que lors des frappes sur le World Trade Center.(5) Cristina Archetti et Philip M. Taylor, « Managing Ter-rorism After 9/11: the War on Terror The Media, and the Imagined Threat », présenté lors de la conférence « Com-municating the War on Terror » tenue les 5 et 6 juin 2003 à la Royal Institution de Londres.(6) Alexandre Custaud, « Sécurité et risque biologique », Technologie & Armement, no 12, juillet-août 2008.(7) Marc Sageman, Leaderless Djihad: Terror Networks in the Twenty-First Century, University of Pennsylvania Press, Philadelphia, 2008.

(8) Thomas Renard, « Djihad en Allemagne : la connexion ouzbèke », Les Cahiers du RMES, vol. 5, no 2, hiver 2008-2009.(9) À cet égard, ce que l’on qualifie d’islamisme radical, avec le grand nombre de variétés qui sont les siennes, a pour lui ce que nous pourrions qualifier d’« élasticité idéo-logique », permettant d’agréger des combattants dont les sensibilités comme les objectifs peuvent être variables. Cette élasticité a toutefois ses limites, chaque groupe ayant des intérêts propres.(10) Qiao Liang et Wang Xiangsui, La guerre hors-limites, coll. « Rivages », Payot, Lausanne, 2003.(11) David Kilcullen, Out of the Mountains. The Coming Age of Urban Guerrilla, Hurst Publishers, Londres, 2013.(12) Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, Nuvis, Paris, 2014.(13) Utilisant des armes à feu ou des explosifs (éventuel-lement fabriqués par les terroristes eux-mêmes), y com-pris pour des attentats-suicides, le terrorisme convention-nel a muté ces dernières années. L’apparition de prises d’otages massives comme à Beslan ou au théâtre de Moscou,  l’emploi  d’avions-suicides  ou  la  diversification des explosifs improvisés (sophistication des systèmes de mise à feu) en sont quelques illustrations.(14) Outre que la conception d’armes nucléaires par des groupes terroristes s’avère quasi impossible, se procurer une arme en état de fonctionnement et avoir la capacité effective de la mettre en œuvre apparaît difficile.(15) Cette campagne est l’un des exemples de phé-nomène d’émulation renvoyant au mode opératoire des lonewolves. Ultimement, les auteurs de ces lettres n’étaient  pas  djihadistes,  mais  ont  profité  du  phéno-mène de paranoïa qui s’était répandu aux États-Unis. Plus largement, une majorité de spécialistes estiment que le terrorisme biologique ne répond pas aux critères médiatiques propres aux attentats hyperterroristes, leurs effets étant différés (période d’incubation) et pouvant être

confondus avec des pandémies d’origine naturelle. Ce type d’attaque ne posséderait donc pas « l’esthétique de la violence médiatique » que les terroristes recherchent habituellement. Par ailleurs, la conception et le processus de militarisation d’agents de guerre biologique technique-ment avancés se montrent particulièrement délicats.(16) En l’occurrence, des journaux imbibés d’éléments précurseurs du sarin avaient été empilés, de façon à ce que leurs vapeurs, une fois combinées, produisent effec-tivement l’agent. La combinaison ne s’est toutefois pas totalement  effectuée, mais  a  néanmoins  été  suffisante pour tuer 12 personnes et en intoxiquer 1 054.(17) Pratiquement, les explosions ont détruit le chlore, limitant fortement ses effets au point que les seuls morts ont été victimes des explosions – des centaines de per-sonnes ont cependant été blessées. L’utilisation de l’obus au sarin n’a guère été plus efficace, l’agent étant périmé.(18) Joseph Henrotin, « Vers le retour de la guerre chimique », Défense & Sécurité Internationale-Technolo-gies, no 17, mai-juin 2009.(19) Hélène L’Heuillet, Aux sources du terrorisme. De la petite guerre aux attentats-suicides, Fayard, Paris, 2009.(20) Chris H. Gray, Postmodern War. The New Politics of Conflict, Routledge, Londres, 1997.(21) On peut ainsi se poser la question du rôle des mé-dias dans la quasi-insurrection qui a touché les banlieues françaises à l’automne 2005. La diffusion du nombre de voitures brûlées dans telle banlieue semble ainsi avoir joué le rôle d’étalon dans la « performance », poussant d’autres groupes à entrer en concurrence et à dépasser ce chiffre.(22) Un thème par ailleurs largement traité par la littéra-ture stratégique et sur lequel nous ne reviendrons pas ici.(23) De ce point de vue, la lutte contre les flux financiers de ces groupes, souvent présentée comme une mesure consensuellement acceptée en lutte antiterroriste, tend ainsi à perdre de son efficacité.

L’État islamique est typique d’un emploi large des modes de guerre : techno-guérilla aussi bien que terrorisme font partie intégrante de ses modes d’action. (© D.R.)

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LL’ambition terroriste est double,

visant à la fois le domaine psycholo-gique, mais aussi le cœur du territoire qu’elle perçoit adverse. Il serait plus spécifiquement exact de parler de cœur des sociétés, en ce qu’elle cherche à dépasser la géographie – en ce sens, le terrorisme est aussi un mode de guerre ambitionnant la fluidité, selon le critère de Laurent Henninger. En ce sens, il est en mesure de réaliser l’ambition de la première génération des tenants de la puissance aérienne stratégique (tels que Giulio Douhet ou Billy Mitchell), laquelle serait capable de faire plier le moral adverse en s’affranchissant des contraintes topo-géographiques (1). Le terroriste réalise cette ambition en se noyant dans la complexité des sociétés et en les parasitant, profi-tant délibérément de leurs systèmes juridiques – tant que la preuve de la culpabilité n’a pas été démontrée, la suspicion d’innocence est préservée – et politiques. Le candidat terroriste est véritablement fondu dans des so-ciétés de plus en plus complexes dans leur fonctionnement social, politique, économique ou culturel, se camou-flant dans le terrain social comme

un combattant régulier utiliserait la topographie du terrain sur lequel il se trouve pour se protéger, mais aussi pour agir. Dans le même temps, le terroriste lui-même a fréquemment un profil individuel assez banal, rien ne le distinguant a priori d’autres membres de la population (2). Dans le cas du terrorisme djihadiste, nombre de « soutiens » et de « combattants » sont, par ailleurs, des nationaux d’ori-gine ensuite convertis au djihad.

LA SOCIÉTÉ, CIBLE, ET LA MÉTAPHORE DU RÉSEAU

In fine, seul son comportement – pas-sage dans des mosquées radicales, sur des forums internet djihadistes, etc. – parvient à trahir ses convictions, mais plus rarement ses projets. En effet, seule une fraction des islamistes radi-caux « basculent » effectivement dans le terrorisme et entreprendront une formation qui pourrait les conduire au Pakistan, en Afghanistan, en Syrie ou en Irak. À ce stade, et en dépit de l’extrême diversité des définitions qui ont pu être données au terrorisme, ses grandes caractéristiques peuvent être considérées comme les suivantes :

Photo ci-dessus :Tokyo sous une tempête de feu déclenchée

par l’utilisation massive de bombes incendiaires larguées depuis des B-29. La

plupart des gens ont du mal à appréhender l’intensité du déchaînement de violence qu’a pu représenter la Seconde Guerre mondiale :

les frappes aériennes relèvent pourtant d’une approche systémique. (© USAAF)

“ En tant que systèmes, les sociétés vues sous un angle stratégique sont plus assimilables à la

figure du réseau qu’à celle de la hiérarchie. „

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L’IRRÉGULIER COMME AGENT SOCIÉTAL

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• premièrement, le terrorisme est un mode de combat, essentielle-ment utilisé par des groupes, qu’ils soient subétatiques ou transétatiques. En cela, il n’est pas, à l’inverse des guerres régulières, régi par le droit international – qui ne reconnaît pas les groupes terroristes comme objets du droit. Lorsqu’il est utilisé par des États (cas de la Libye ou de l’Iran dans les années 1980), ces derniers se rendent alors coupables de crimes contre l’hu-manité aux yeux du droit international ;

• deuxièmement, le terrorisme vise des populations et des infrastructures civiles. Si des militaires (ou des in-frastructures militaires) sont visés, il s’agit d’actes de guérilla, en dépit des phénomènes de proximité – voire de basculement – entre terrorisme et guérilla, déjà évoqués (3) ;

• troisièmement, le terrorisme peut être pratiqué au bénéfice d’un objectif politique. En cela, il se dis-tingue des actes mafieux ou criminels (crimes d’honneurs, règlements de compte, etc.).

La réalisation de cette combinaison dans l’environnement des sociétés est en mesure de provoquer des dommages importants – humains et matériels – dont la portée peut être disruptive. Fondamentalement, les sociétés peuvent être définies comme des organismes adaptatifs complexes (CAS – Complex Adaptative Systems) développant une autonomie qui leur sont propres. Fondamentalement, elles dépendent, pour le bien-être de tous, d’une foule de composants organisés en un système et dont la stabilité comme le progrès résultent de leur résilience propre (4). En tant que systèmes, les sociétés vues sous un angle stratégique sont plus assimi-lables à la figure du réseau qu’à celle de la hiérarchie. De ce point de vue, les grandes évolutions sociétales – dans les temps braudéliens conjoncturel comme long – sont plus imputables aux logiques de réseaux soumises à des poussées de concepts ou à la Zeitgeist (soit « l’esprit du temps ») et aux lentes transformations culturelles qu’à des directions données dans le court terme par le plan politique, lesquelles ren-voient à une caractérisation de nature hiérarchique. Le plan politique, à cet égard, joue plus souvent un rôle d’im-pulsion que de force motrice dans ces

évolutions, l’application des décisions prises nécessitant bien évidemment la mise en action du système, son adapta-tion, voire sa reconfiguration ou encore la récupération/prise en compte des tendances sociétales (5).

La figure du réseau, en stratégie, a fait l’objet d’une série de travaux aidant à comprendre la position des sociétés, particulièrement occidentales, face aux risques de disruption. Jacques Ellul a ainsi montré le degré de complexité des sociétés techniciennes dans lesquelles nous baignons. La technique n’est plus uniquement un facteur parmi d’autres, mais elle détermine, au contraire, la co-hésion de l’ensemble. Ainsi, « l’homme qui agit et pense aujourd’hui ne se situe pas en sujet indépendant par rapport à une technique objet, mais il est dans le système technique, il

est lui-même modifié par le facteur technique. L’homme qui aujourd’hui se sert de la technique est de ce fait même celui qui la sert (6) ». La cohésion du réseau sociétal dépend naturellement de facteurs d’ordre technique – compris au sens large et, donc, non limités à la seule technologie. C’est le cas pour les sous-systèmes juridique/législatif, politique exécutif, médiatique, écono-mique (qu’il s’agisse d’économie réelle ou financière), énergétique, médical ou encore d’approvisionnement hydrique et alimentaire, pour ne citer que les principaux. Ces sous-systèmes sont à la fois des composantes et des reflets d’une série de constructions sociales, en premier lieu des cultures, qu’elles soient politique, militaire ou encore technologique. Ils sont aussi, et logi-quement, des composantes comme des

Le colonel John Warden, auteur de The Enemy as a System. Ses travaux sur l’approche systémique renouvellent complètement le paradigme stratégique de la puissance aérienne,

mais trouvent également des applications en (contre-)terrorisme. (© US Air Force)

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reflets des identités. Cette cohésion dépend également de sa propre dyna-mique, à travers la figure du feedback (7).

Inséré dans un système se repro-duisant tout en évoluant, l’individu, précisément parce qu’il se sert de la technique, peut aussi avoir un impact sur le système. C’est tout le sens de « l’individu en tant que question stra-tégique » de Donna Haraway ou des phénomènes de swarming (« action en essaims ») de John Arquilla et de David Ronfeldt, soit une manœuvre convergente et synchronisée de forces initialement dispersées (8). Au travers du regroupement d’individus, les deux stratégistes américains voient de nou-velles formes d’action stratégiques au sein des « sociétés-réseaux » (9). Cependant, leur acception des socié-tés occidentales reste marquée par la perception d’une prédominance des hiérarchies, dans la foulée des réflexions des années 1990. Ces der-nières tendaient à opposer les petites structures – réticulées, légères et s’adaptant rapidement aux nouvelles conditions environnementales – et

les organisations plus hiérarchisées, lourdes et dont les adaptations ne se produisent que dans la longue durée. Pratiquement toutefois, une autre contribution importante démontrait l’émergence d’un agir réticulaire, soit une forme particulière d’actions sous-tendant tout mouvement dans les sociétés-réseaux (10).

Les travaux de Philippe Forget et Gilles Polycarpe complètent les pré-cédents en montrant comment, dans une société-réseau, soit un « système de systèmes », l’individu comme les institutions peuvent devenir des acteurs en bonne et due forme. Ils agissent alors comme des forces per-mettant de faire évoluer l’ensemble ou encore comme des systèmes de compensation lorsque le système est menacé. Les perspectives ouvertes, pour autant, sont loin d’être closes : l’agir réticulaire impose de prendre en considération la complexité intrin-sèque des systèmes et de pouvoir en tirer parti. On le comprendra, l’action s’avère dès lors complexe. Mais plu-sieurs auteurs montrent comment la

mise en place de mobilisations faisant appel au swarming permet d’agir sur une série de leviers de puissance (mé-diatiques notamment), permettant in fine d’atteindre les objectifs fixés. Ces groupes agissent eux-mêmes comme des réseaux, structurés et disposant de leurs propres normes, au sein du réseau-société. Fondamentalement, rien ne distingue, du moins à ce stade, un groupe terroriste d’une instance de sécurité : chacun a ses propres objec-tifs, ses propres normes ou encore une certaine forme de division du travail. Chacun est immergé dans la société-réseau. En réalité, la nature de leurs objectifs comme de leurs normes est différente. De toute évidence, le pre-mier rôle des services de sécurité – et, plus largement, des instances poli-tiques – est de préserver la cohésion de la société-réseau.

L’IRRÉGULIER COMME INSTRUMENT DE FRAGMENTATION SOCIÉTALE

Sa fragmentation/disruption consti-tue la première menace (et finalement, peut être, la seule vraie) – tout comme elle constitue la première des menaces pour une unité militaire au feu (que ce soit par l’anéantissement ou la perte de cohésion) (11). Cette dernière découle du passage, qui peut être brutal, mais qui est le plus souvent fruit d’un pro-cessus long, d’un seuil de cohésion, induisant une rupture. Cependant, si les sociétés-réseaux sont com-plexes, elles bénéficient également d’un certain niveau de cohésion jus-tement inhérente à leur complexité, faisant que la combinaison de leurs sous-systèmes – ou encore de leurs éléments – représente une valeur supérieure à leur somme. Aussi, frag-menter ou encore faire s’effondrer une société est relativement complexe : comme tout réseau, elle est naturel-lement résiliente. L’effondrement de l’une de ses parties ne signifie pas nécessairement l’effondrement du tout (12). Au surplus, elle bénéficie de mécanismes de rééquilibrage permet-tant d’amortir, voire d’absorber, tout effet de choc – qu’il découle d’un acte terrorisme, de la poussée d’une gué-rilla ou d’une catastrophe industrielle, technologique ou encore économique. Les effets de feedback y jouent un rôle régulateur (c’est le grand apport des

John Arquilla à la tribune de la Naval Postgraduate School. Ses travaux sur la société-réseau et la netwar, en collaboration avec David Ronfeldt, débouchent sur des réflexions

originales autour de l’action en essaim. Une clé essentielle pour comprendre les technos-guérillas, le terrorisme, mais aussi la société de l’information. (© US Navy)

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théories cybernétiques), agissant tant dans les domaines politico-juridique qu’économique, culturel, militaire ou, plus largement, normatif. La nature même de ce feedback est différenciée : il peut tout aussi bien s’agir de règles juridiques, de procédures, voire de réactions spontanées de la part de la population.

Le véritable problème intervient lorsque le seuil de tolérance de l’ensemble est dépassé et que l’évé-nement devient une crise. Cette dernière, en systémique, se produit lorsque les capacités du système à prendre en charge l’événement – à le réguler – sont débordées. Le réseau est comme saturé par l’événement, ce qui perturbe son évolution natu-relle. En fait, chaque réseau comme chaque société dispose de sa propre élasticité, qui lui permet de sécréter puis d’intégrer/absorber ses propres évolutions, dans quelque domaine que ce soit. Cette capacité est loin d’être d’une valeur systématique-ment invariable. Certaines sociétés sont naturellement plus ouvertes au changement – de quelque nature qu’il soit – et susceptibles de l’intégrer de façon équilibrée, sans que l’événement

considéré provoque de disruption. À ce niveau, les sociétés (et les régimes) démocratiques – en dépit des critiques dont elles font parfois l’objet en la matière – semblent mieux adaptées à ces évolutions que les régimes autori-taires ou totalitaires, qui cherchent à réprimer plutôt qu’à réguler l’occur-rence de ces changements. La crise semble remettre en cause, à ce stade de la réflexion, la stabilité d’une partie ou de l’ensemble du système, qui se mesure en regard du temps. En effet, les évolutions sociétales majeures se déroulent dans le temps long ou conjoncturel. C’est le cas de l’arrivée d’Internet et ses conséquences sur la sociologie du travail, de la vie privée, sur l’économie ou sur les affaires militaires, par exemple (13). Or une campagne ter-roriste ou insurrectionnelle se déroule, le plus généralement, dans un temps conjoncturel court et montre des ciné-matiques différenciées – en fonction du volume de violence déployé et des structures du système touchées – qui, chacune à sa façon, a des répercus-sions sur la résilience de l’ensemble de la structure sociétale. En tant que source de disruption, la crise doit être considérée selon que ses effets sont :

• graduels, soit produisant une attri-tion de la capacité d’encaissement/de résilience du système. Dans le temps court, une campagne terroriste prolongée ou une campagne insur-rectionnelle, si elle est suffisamment puissante (et que ses occurrences sont suffisamment imprévisibles), seraient ainsi de nature, en théorie, à faire en sorte que la capacité d’encaissement du système soit dépassée, jusqu’à la rupture. À ce stade, les reconfigura-tions du système pourraient prendre des formes violentes, passant par des changements de régime politique, voire des guerres civiles. C’est un type de mouvement stratégique que voulaient exploiter les mouvements d’extrême gauche européens des années 1980, comptant sur des campagnes devant générer une réaction sécuritaire de la part de l’appareil d’État telle que les conditions nécessaires à une révolution se produiraient ;

• décisifs, produisant un effondre-ment brutal, à très court terme, de structures critiques du système, qui perdait ainsi, dans un second temps, sa cohésion. Ce serait le cas dans l’hypothèse de la destruction ou de la paralysie d’infrastructures telles que les réseaux électriques ou les réseaux bancaires qui constituent les véritables colonnes vertébrales des sociétés occidentales. Le système bénéficie, concrètement, d’une certaine capacité d’encaissement structurelle, mais sa résistance à une attaque massive n’est pas avérée. Les cours de la Bourse de New York ont ainsi été suspendus après les attentats du 11 septembre – limitant les dommages sur l’éco-nomie financière –, mais il y a lieu de s’interroger sur les conséquences d’une attaque massive qui aurait tou-ché les tours du World Trade Center, le Pentagone, la Maison-Blanche… et détruit Wall Street. À cet égard, la notion d’infrastructure ou de structure critique s’avère cruciale. Si la continuité gouvernementale fait l’objet de procé-dures spécifiques dans la plupart des États (14), les structures matérielles (en premier lieu les réseaux électriques (15)) se révèlent moins souples.

Engagements décisifs et graduels sont cependant des idéaux-types. Les première et deuxième générations de conception d’utilisation de la puissance aérienne stratégique cherchent ainsi à

Vue aérienne des environs de l’ambassade de Jordanie à Bagdad, après un attentat en juillet 2003. La plupart du temps, les attentats sont le fruit d’une vision attritionnelle,

ambitionnant la dégradation du potentiel comme du moral adverse. (© DoD)

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faire subir des effondrements décisifs, mais n’y sont pour l’instant jamais par-venues. De même, aucune campagne terroriste n’a pu faire s’effondrer, graduellement ou décisivement, une société. Les seules situations d’ef-fondrement observées, en Afrique de l’Ouest (Libéria, Sierra Leone), en Somalie ou encore en Syrie et dans le nord de l’Irak, sont imputables à des problèmes plus complexes, liés à une faiblesse structurelle des États conjuguée aux activités de guérillas et de groupes agissant dans des logiques de prédation. Encore ces situations d’effondrement, considérées comme à même de générer des « zones grises » perçues comme des menaces pour la sécurité internationale, sont-elles loin de déboucher sur l’anarchie – soit une absence totale d’ordre. En Somalie, David Kilcullen montre ainsi com-ment une ville férale (soit « revenue à l’état sauvage ») comme Mogadiscio a sécrété ses propres systèmes de gou-vernance et de sécurité (16). De même, l’effondrement des institutions dans le nord de l’Irak sous les coups de l’État islamique (EI), en 2014, ne signifie pas la dislocation du reste du pays, tandis que les terribles guerres civiles obser-vées au Libéria ou en Sierra Leone au début des années 2000 n’empêchent pas la mise en place de processus de reconstruction/réconciliation.

Le problème d’une crise finissant par induire un effondrement pourrait, à cet égard, être essentiellement eth-nocentrique. Si les États s’effondrent, les sociétés tendent à perdurer et leurs gouvernances à se renouveler ; la fin d’un ordre n’est souvent que le début d’un autre. Cette observation en appelle cependant deux autres. D’une part, l’État n’est qu’une forme parmi d’autres de système politique et l’ordre technico-politique dont il est le garant importe sans doute moins que les normes qu’il protège – soit, en fait, le contrat social propre à chaque société. D’autre part, le véritable risque induit par le terrorisme ou des guérillas du type d’AQMI, de Boko Haram ou de l’EI réside sans doute dans l’altéra-tion, sur un mode graduel, des normes gouvernant les États et les sociétés. Au-delà d’un travail de sape de l’État, il s’agit également d’une dégradation du mode et du style de vie des populations ciblées, par l’apparition de nouvelles

normes légales induisant de réduire les libertés ou encore la substitution de normes de vie. Au-delà des actions violentes d’un groupe comme Boko Haram, il existe ainsi un travail de subs-titution des normes de l’islam dans le nord du Nigéria ou dans le nord du Cameroun par un islam importé, plus radical et qui sape la cohésion sociale locale, préparant le terrain à des offen-sives armées en bonne et due forme.

Notes(1) Sur les ressorts des premières conceptions de la puissance aérienne stratégique et ses filiations contem-poraines, voir Joseph Henrotin, L’airpower au 21e siècle. Enjeux et perspectives de la stratégie aérienne, coll. « RMES », Bruylant, Bruxelles, 2005.(2) Marc Sageman, Understanding Terror Networks, Uni-versity of Pennsylvania Press, Philadelphia, 2004.(3) Sur cette question, voir notamment : Ariel Merari, « Du terrorisme comme stratégie d’insurrection » in Gérard Chaliand et Arnaud Blin (dir.), Histoire du terrorisme. De l’Antiquité à Al Qaïda, 2e édition, Bayard, Paris, 2006.(4) Sur la question des systèmes, voir, en particulier : Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, Dunod, Paris, 1973.(5) Le débat, bien évidemment, est plus complexe – la question des rapports agents/structures étant encore loin d’avoir été tranchée. Le politique – comme les rapports entretenus à la hiérarchie – sont également le fruit du système. Ce qui importe toutefois dans cet ouvrage est le rapport de constitution mutuelle unissant les deux.(6) Jacques Ellul, Le système technicien, Calman-Lévy, Paris, 1977, p. 360.(7) Céline Lafontaine montre à quel point la cybernétique de Norbert Wiener a déterminé l’évolution du structu-ralisme, du béhaviorisme, du systémisme ou encore du postmodernisme (Céline Lafontaine, L’empire cyberné-

tique. De la machine à penser à la pensée-machine, Seuil, Paris, 2004).(8) John Arquilla et David Ronfeldt, Networks and Netwars. The Future of Terror, Crime, and Militancy, RAND Corpo-ration, Santa Monica, 2001.(9) Et non réticulées : la réticulation est la mise en réseau là où tout groupement humain et donc, a fortiori, les socié-tés sont ontologiquement des réseaux.(10) Philippe Forget et Gilles Polycarpe, Le réseau et l’infini. Essai d’anthropologie philosophique et stratégique, coll. « Bibliothèque stratégique », Economica/Institut de stratégie comparée, Paris, 1997.(11) Sur cette question plus particulière, toujours dans une approche systémique, la théorie militaire soviétique retient la notion d’udar (que l’on pourrait traduire par « choc opé-ratif »). Sur cette question, voir Shimon Naveh, In pursuit of Military Excellence. The Evolution of Operationnal Theory, Frank Cass, Londres, 1997.(12) Ainsi, jusque dans les derniers jours de l’Allemagne nazie, certains services (autres que le bunker d’Hitler ou des unités encore opérationnelles) fonctionnaient tou-jours, en dépit des conquêtes territoriales alliées et de la destruction d’un certain nombre de positions.(13) Cas extrême, si c’est en 1992 qu’Internet a été mis en dérégulation, il a fallu attendre les années 2000 pour que la majorité des États européens commencent à exploiter ses possibilités dans le domaine de leur rapport aux ci-toyens. En matière militaire, si le thème de la cyberguerre a été évoqué dès 1993-1994, il a fallu attendre le milieu des années 2000 (soit plus de dix ans plus tard) pour que les États-Unis (qui restent par ailleurs en avance) se dotent des commandements militaires appropriés, struc-turant ainsi un territoire stratégique qui n’était, jusque-là, qu’exploré.(14) C’est ainsi qu’en cas de risque majeur, le président comme le vice-président américain (qui doit prendre le relais du premier s’il venait à être tué) sont emmenés dans des postes de commandement séparés par des moyens de transport différents.(15) Cf. infra.(16) David Kilcullen, Out of the Mountains. The Coming Age of Urban Guerrilla, Hurst Publishers, Londres, 2013.

Le port de pêche de Mogadiscio. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le chaos n’est pas l’anarchie et des villes sans gouvernement peuvent générer leur propre gouvernance. Voilà de quoi nuancer la théorie des « zones grises » – qui seraient immanquablement source de

problèmes stratégiques –, mais aussi montrer que la résilience est génératrice d’ordre. (© D.R.)

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I ces derniers sont devenus de plus en plus dépendants des sous-sys-tèmes matériels, au point que certains auteurs considèrent que la grande majorité des actes posés par les indi-vidus dans nos sociétés occidentales sont d’abord et avant tout des actes techniques. Si nous n’aborderons pas ici la question de savoir qui de l’homme ou du matériel dirige et oriente l’autre, force est de constater l’interpénétra-tion de plus en plus importante de ces catégories de sous-systèmes, qui sont devenus mutuellement constitutifs (1). Dans les cas de figure sociaux comme matériels, la disruption en tant que crise d’un système incapable d’absor-ber les événements auxquels il fait face induit des conséquences spécifiques. La disruption en tant que forme stra-tégique – et que nous avons jusqu’ici examinée sur un plan essentiellement théorique – relève également de pro-babilités d’occurrence différenciées.

VULNÉRABILITÉS HUMAINES

Premièrement, sur le plan humain, les formes de la disruption ont une amplitude relativement peu impor-tante pour la stabilité et la résilience

Il y a une distinction à faire entre les effets d’attaques touchant les sous-systèmes matériels et ceux d’attaques visant les sous-systèmes humains/sociopolitiques. Les premiers sont tangibles, concrets et sont quanti-fiables : le nombre de répartiteurs régionaux d’électricité opérationnels ou non peut être comptabilisé, tout comme les stations de pompage et d’épuration de l’eau potable. Au terme de leur destruction ou de leur para-lysie, les réparations peuvent prendre un temps et des moyens considérables et concernent une foultitude de sous-systèmes. Ces systèmes peuvent être qualifiés de rigides, dans la mesure où leur fonctionnement requiert des conditions matérielles spécifiques. Comparativement, les sous-systèmes sociaux reposent pour leur fonctionne-ment correct sur des sous-systèmes de normes. Ces dernières sont évo-lutives et malléables en fonction des circonstances : ce qui est tolérable en temps de guerre ne l’est pas en temps de paix et ce qui est perçu comme « normal » en temps de paix ne l’est pas nécessairement en temps de guerre. Mais, en dépit de cette adaptabilité plus grande des sous-systèmes sociaux,

Photo ci-dessus :La vulnérabilité des serveurs bancaires, mais aussi des « objets connectés » est

incroyablement sous-estimée, y compris par les fournisseurs de solutions de sécurité

informatiques. L’attaque est souvent vue comme un risque ordinaire, localisé et

criminel, non comme une menace de nature structurelle, extraordinaire et pouvant être politiquement instrumentalisée. (© D.R.)

“ Les formes de la vulnérabilité ont

considérablement évolué. Force est de constater que les attaques sur les réseaux

informatiques redéfinissent, dans une certaine mesure,

l’échelle des capacités permettant de préciser ce

qu’est une « puissance ». „

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LA DISRUPTION EN STRATÉGIE

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physique des sociétés. Dans l’absolu des chiffres, le nombre de victimes (morts, blessés et traumatisés) issues du terrorisme est relativement faible, du moins en Europe – il est dépassé de très loin par le nombre de morts et de blessés du fait d’accidents de la route. Dans le domaine de la conflictualité et en termes strictement statistiques, les guerres civiles induisent des pertes humaines bien supérieures. Mais le terrorisme et ses effets ne se mesurent pas uniquement en termes statistiques : toute explosion est sui-vie de sa construction dans le champ sociopolitique. Elle charrie avec elle des perceptions politiques que les acci-dents – vus comme des fatalités – ne génèrent pas, car ils sont intrinsèque-ment et naturellement perçus comme des attaques et non comme le fruit de la fatalité. L’acte terroriste provoque d’autant plus d’effets qu’il est réper-cuté – démultiplié – par les médias, mais également parce qu’il renvoie à la surprise, voire à la fourberie ou à l’image de « l’attaque dans le dos ».

Or ces dernières sont viscéralement rejetées dans un art de la guerre occi-dental normé : si l’on parle de conflits « conventionnels », c’est aussi parce qu’ils sont régis par des conven-tions et des normes. Le terrorisme, de ces points de vue, est intimement perçu comme une attaque d’autant plus injuste qu’elle vise des civils, est dérégulée et sort de la norme même de la conflictualité. Dans des socié-tés techniciennes où la prolifération de normes en tous genres procède d’une rationalité pouvant être facile-ment appréhendée, l’attaque terroriste brouille les perceptions. Pis, la finalité politique recherchée par l’attaquant ne possède pas l’évidence que revêt traditionnellement une attaque conven-tionnelle. Si les offensives allemandes sur la France étaient évidentes et ont immédiatement mobilisé en France comme ailleurs (2), les attaques menées sur Paris au milieu des années 1980 et 1990 l’étaient nettement moins. En ce sens, le terrorisme est un mode de guerre autant irrégulier (au sens temporel comme stratégique) que non conventionnel, alors pourtant qu’aussi ténues que puissent apparaître ses sources politiques aux yeux des opi-nions publiques, elles existent bel et bien (3). À cet égard, le fait que la cause

de tel ou tel acte ne soit pas perçue comme évidente par le public est un facteur de fragmentation/disruption pour Hélène L’Heuillet. Nous le verrons plus loin, ce type de facteur n’est pas incontrôlable et peut, dans une cer-taine mesure être contré, en particulier dans le temps long qui est celui de la disruption des sous-systèmes sociaux.

VULNÉRABILITÉS MATÉRIELLES DANS LES SOCIÉTÉS TECHNICIENNES

Deuxièmement, sur le plan matériel, les formes prises par la disruption sont à la fois plus simples et plus nom-breuses. On peut, au sein des sociétés occidentales, distinguer quatre formes de réseaux particulièrement critiques et entraînant, si l’un d’entre eux était détruit ou paralysé, un risque majeur de disruption :

• les réseaux informatiques et leurs nodes (soit leurs serveurs), qui irriguent l’ensemble des sous-sys-tèmes sociaux et sont cruciaux pour les armées comme pour les économies tertiaires qui sont les nôtres. Ils sont particulièrement essentiels dans le do-maine bancaire où, si des sauvegardes existent, la fin de la « convertibilité or » signifie aussi la fin d’une valeur tangible, concrète, de référence (4). La vulnérabilité de ces réseaux, qui est à l’origine d’une littérature abondante et quelquefois apocalyptique autour

du thème du « Pearl Harbor informa-tique », est essentiellement, de deux ordres :

– le premier, qui est également le plus traité, touche à l’usage de l’infor-matique, des virus et du hacking dans la disruption de réseaux nationaux (5). Cette mesure a déjà été utilisée dans le cadre d’opérations militaires et l’on estime généralement qu’un acteur stratégique disposant de 100 millions de dollars pourrait mener une véritable cyberguerre de grande ampleur, ciblant les réseaux critiques de l’adversaire. Concrètement, une telle cyberguerre n’a pas encore été observée et la paralysie de l’ensemble des réseaux informatiques mondiaux par ce biais semble peu probable (6),

– le deuxième touche à la possi-bilité de frappes physiques sur les systèmes, câbles ou serveurs. En 2008, plusieurs câbles sous-marins ont ainsi été sectionnés, privant une partie du Moyen-Orient et de l’Asie occidentale de liaisons internet. La question de la capacité des réseaux à supporter une impulsion électromagnétique, qu’elle soit le fait d’une explosion nucléaire ou d’armes conventionnelles spécifique-ment conçues (systèmes HPM – High Power Microwaves) peut également être posée (7). Toucher l’ensemble des réseaux d’un pays donné par ce biais est pour l’instant impossible sans des moyens militaires de grande ampleur,

Le missile CHAMP, testé par Boeing et l’US Air Force, est destiné à des frappes électromagnétiques, saturant les ordinateurs au point de les détruire. Particulièrement

en France, les attaques « de destruction » des réseaux sont insuffisamment prises en compte, notamment parce que les analystes échouent à prendre en considération

des attaques dont le vecteur ne serait pas informatique. (© Boeing)

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couplés à une solide infrastructure en matière de renseignement. Toucher ponctuellement certains nœuds cru-ciaux est, par contre, déjà du domaine du possible (8) ;

• les réseaux électriques qui, plus encore que les réseaux informatiques, constituent la première des vulnéra-bilités physiques de nos sociétés. La production et le transport électrique conditionne non seulement le fonction-nement des réseaux informatiques, mais aussi la production industrielle, une partie des transports (particu-lièrement en zone urbaine, là où les risques d’émeutes sont les plus impor-tants (9)), les réseaux téléphoniques, tous les médias (et donc tout moyen de contrôle social par le niveau politique) et une partie de l’approvisionnement alimentaire (fonctionnement des centres de stockage, approvisionne-ment en carburant des camions (10)). Que l’interruption de fourniture per-dure plusieurs jours et une partie de l’approvisionnement alimentaire sera menacé, tandis que les réserves des groupes électrogènes (dans les hôpitaux notamment) s’épuiseront. Concrètement, la vulnérabilité des réseaux ne dépend pas tant de celle des centrales et de leur protection que de celle des lignes électriques,

des centres de répartition régionaux et des lignes à très haute tension internationales. Insuffisamment inter-connectés, les réseaux ne pourront recevoir l’électricité demandée, les lignes internationales disjonctant les unes après les autres (11) ;

• les réseaux comme le système d’adduction d’eau potable, qui sont naturellement critiques. Les stations de pompage comme les aqueducs et les réservoirs sont vulnérables à des attaques physiques – destruction, contamination radiologique, chimique ou biologique –, mais également, de plus en plus, à des attaques infor-matiques. Bien évidemment, ils le sont aussi face à des catastrophes naturelles (tremblements de terre ou glissements de terrain rompant les canalisations, par exemple) ;

• les réseaux d’adduction de fluides énergétiques – gaz et pétrole –, qui reposent sur des canalisations et des centres de production et/ou de stoc-kage tels que des raffineries. Leur paralysie ou leur rupture peut avoir des répercussions directes non seule-ment sur la sécurité énergétique (par la rupture de l’approvisionnement de certaines centrales électriques, par exemple), mais aussi sur les capacités économiques d’un pays. L’essor du

transport routier et fluvial et, dans une certaine mesure, du transport ferroviaire s’appuie directement sur les approvisionnements en produits pétroliers. La dépendance des forces armées à leur égard est quasi totale.

L’EXEMPLE DES ATTAQUES AÉRIENNES STRATÉGIQUES

À ce niveau de l’analyse, les risques encourus par les sous-systèmes « matériels » et « humains » sont étroi-tement interpénétrés, ce qu’illustre assez bien l’évolution de la stratégie aérienne. Si un penseur tel que Giulio Douhet estimait nécessaire d’atteindre le moral des populations – ce qui devait les pousser à faire pression sur leur gouvernement afin de mettre un terme aux hostilités (12) –, les théories déve-loppées dans les années 1930, par William Sherman notamment, ont été plus raffinées (13). L’auteur se base sur l’émergence d’un « tissu industriel » fortement interdépendant et dont la rupture de quelques nodes doit per-mettre d’affaiblir, voire de paralyser la production de guerre. Indirectement, il s’agit également de viser le moral des populations. Cette réflexion fut à l’origine de la planification américaine des bombardements sur l’Allemagne

Les réseaux électriques, essentiels à nos économies tertiaires, sont particulièrement vulnérables à des attaques coordonnées visant non les centrales (trop protégées), mais les nodes du réseau lui-même. (© D.R.)

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durant la Seconde Guerre mondiale (14). Estimant alors que le réseau électrique allemand était aussi résilient et maillé que le réseau américain (ce qui était faux), les concepteurs de la campagne aérienne se sont notamment tournés vers la production de roulements à billes, indispensables à la fabrication de nombre de systèmes d’armes. Cette focalisation sur les mailles essentielles du réseau industriel d’un adversaire avait aussi une autre fonction : interdire de frapper les centres de production de biens non essentiels. En les atta-quant, du personnel était libéré pour des tâches stratégiques, aidant ainsi (et paradoxalement) le système adverse à résister (15).

Reste que la disruption est difficile à obtenir. Pour reprendre le cas de l’Allemagne de la Seconde Guerre mondiale, la Combined Bombing Campaign (CBO) a certes produit des résultats utiles pour les Alliés, mais elle n’a pas permis de « casser » la volonté de combattre de la population et des forces armées adverses. Les capacités allemandes de transport par rail ont ainsi été réduites de 50 %, la production de carburant d’aviation de 90 %, et celle d’acier, dans la Ruhr, de 80 % (16). Un tel résultat a demandé

des efforts considérables à la seule Royal Air Force britannique, soit la conduite de 297 663 missions de nuit et 66 851 missions de jour de 1939 à 1945, causant la perte de 8 325 bombardiers. Les Américains ont quant à eux engagé 28 000 avions et 1 335 000 hommes (17). Pratiquement, on peut toutefois es-timer que les enseignements de la Seconde Guerre mondiale n’ont plus qu’une validité limitée aujourd’hui. Les conditions dans lesquelles ont été me-nées les frappes étaient radicalement différentes : quelques Tornado dotés d’armes de précision auraient des ré-sultats supérieurs à tout un escadron de Lancaster de l’époque (18). En 2003, en Irak, la majorité des infrastructures critiques ont cessé de fonctionner au bout de quelques jours d’opérations américaines, les autres ne restant opé-rationnelles que parce que les forces coalisées ne les avaient pas visées (19).

Concrètement, les premières conceptions de puissance aérienne n’ont pas été en mesure de délivrer les effets attendus, notamment parce qu’elles ont omis de prendre en compte la résilience des populations comme des institutions. En fait, l’intermédiaire entre la frappe et les effets attendus est la peur, qui doit littéralement diriger

les populations vers le comportement attendu. Du fait de leurs modalités de construction, plus de 63 % des villes ja-ponaises attaquées par les Américains ont été détruites par les raids aériens et plus de 90 % de la population de ces villes a été touchée, à un titre ou à un autre. Dans le cas des combattants, 68 % des personnes interrogées après la Seconde Guerre mondiale ont indi-qué avoir subi la peur et ont précisé que cela les avait empêchés d’effectuer intégralement leurs missions (20). Au vu de ces expériences, civiles comme militaires, on peut certes en conclure que la peur seule est insuffisante pour obtenir les retournements de loyauté attendus par les tenants des approches classiques de la puissance aérienne.

On a ainsi vu peu de comportements hostiles au gouvernement local (in-cluant un accroissement des effectifs des résistances nationales), d’effon-drement des résiliences ou encore d’absentéisme au travail. Aussi bien en Allemagne qu’au Japon, la peur n’a pas conduit à la mise en place de mouvements pacifistes et n’a pas affecté, in fine, le comportement des citoyens, à quelques exceptions près, lesquelles ont été sans conséquences stratégiques. Nuance importante ce-pendant (et notamment au regard de nos États, dans notre contexte) ces « non-retournements » de population se sont également produits parce que les États visés soit étaient corsetés par un contrôle social fort (empêchant donc l’émergence de comportements déviants), soit disposaient de polices politiques tour à tour dissuasives ou répressives de ces comportements sociaux déviants. En fait, la différence observée entre la peur – bien réelle – et le comportement attendu peut se comprendre par la distinction entre les notions de comportement et d’attitude. Otage de son propre État, un individu haïssant les effets de frappes est pris entre le marteau (les bombardements) et l’enclume (son environnement), gé-nérant des effets de stress intenses. Il ne faut donc certainement pas s’at-tendre à ce qu’il trahisse et se range aux objectifs de l’État attaquant, mais, pour autant, les effets de stress peuvent avoir des conséquences militaires bien réelles, sur le plan tactique donc. Durant l’opération « Desert Storm » (1991), l’impact des frappes de B-52 et

Raid de B-17 américains sur l’Allemagne : les attaques aériennes ne parviendront jamais à « casser » le moral des civils ni à faire cesser

leur soutien aux opérations militaires. (© US Air Force)

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d’A-10 a été bien réel sur les troupes irakiennes : la précision des frappes a créé une forte perception de risque et l’assurance de la destruction, si l’on se trouvait dans un blindé. Cette situation n’a pas uniquement découlé des frappes, mais aussi de l’alternance des largages de bombes et de tracts. Ces derniers indiquaient comment déserter et promettaient d'autres raids, au terme desquels de nouveaux tracts étaient largués, indiquant que les raids promis avaient bien eu lieu.

Finalement, 87 000 soldats irakiens sur les 300 000 présents sur le théâtre d’opérations ont déserté. Chez les transfuges, de fortes perturbations psychologiques ont été observées, 50 % d’entre eux indiquant avoir eu envie de s’en prendre à leurs officiers. De facto, les facteurs de stress sont nombreux sur le plan individuel. Classiquement, ils incluent la claustrophobie ; le senti-ment d’impersonnalité (la perception que la personne est « consommable ») ; l’isolation (comme perception d’une impossibilité de partager ses peurs) ; le risque ; l’ennemi et ses armes ;

la fatigue (21) ; le climat et le terrain ; les facteurs personnels (dont le fait de savoir sa famille en insécurité) ; l’oisiveté ; l’ignorance ; le sentiment d’abandon ; les pertes subies ; la per-ception d’une défaite, en particulier lorsqu’elle s’appuie sur les infortunes d’unités sœurs. Mais au-delà de ces facteurs et toujours sur le plan tac-tique, on s’aperçoit que la bataille est démoralisante si elle diffère de l’image mentale qu’on s’en était faite ou qui en avait été donnée par la hiérarchie.

Ainsi, durant la Seconde Guerre mondiale, les frappes nocturnes de l’aviation sont apparues comme démo-ralisantes, même si elles n’étaient pas précises – alors que c’est en raison de cette imprécision que les soldats alle-mands estimaient qu’elles ne seraient pas conduites –, simplement parce qu’elles ont généré des perceptions perturbantes et paradoxales. Les sol-dats allemands ont ainsi fini par croire que les bombardiers les voyaient parce qu’eux-mêmes étaient incapables de les distinguer et qu’ils n’en enten-daient que le bruit. Cette perception,

en décalage complet avec la réalité, a provoqué à plusieurs reprises des redéploiements d’unités… vers les zones les plus dangereuses pour elles. Aussi, pour le Group Captain (colonel) A. P. N. Lambert, « pour capitaliser sur les effets psychologiques, l’expérience de la Seconde Guerre mondiale suggère que la puissance aérienne devrait viser l’augmentation des niveaux de stress au combat par : le fait d’immobiliser l’ennemi ; l’isoler et créer la perception que l’adversaire est en nombre ; la maximisation de son inconfort et de sa fatigue ; et le persuader de l’efficacité de l’armement aérien en infligeant un grand nombre de dommages tout en l’empêchant de riposter (22) ».

Mais cette approche, linéaire et envisageant une imposition continue d’un niveau de stress devant aboutir à l’effondrement de l’ennemi, ne prend toutefois pas en compte les apports de la théorie de la résilience, notam-ment au regard de l’effet de surprise. Il apparaît, en effet, que le niveau de stress est non seulement réduit par la connaissance de l’adversaire, mais aussi, partiellement, par l’expérience du combat (23). Dès lors, la bataille appa-raît comme plus apeurante au début qu’à la fin, où les combattants peuvent tendre vers l’europhorie.

À ce stade, la peur pourrait se trans-crire en une équation où peur = stress − (moral + réactions d’adaptation). C’est toute l’importance du facteur surprise. Si la peur diminue dans le temps lors de l’application linéaire des facteurs de stress, parvenir à recréer de la surprise par des opérations dont la violence est aléatoire dans le temps permet de nou-veaux gradients de peur. Pour autant, nuance de taille, « l’intensité des pre-miers bombardements est critique (24) », une théorie qui a systématiquement été défendue par les tenants d’une approche décisive de la puissance aé-rienne. Or les conclusions de Lambert ne manquent pas de poser problème dans le contexte conceptuel contem-porain, marqué par la problématique de campagnes aériennes prolongées dans le temps (qui découle notamment de flottes aériennes plus réduites (25)), mais aussi par des théories de la coer-cition qui envisagent une montée en puissance linéaire de l’infliction de la violence à l’adversaire (26). En fait, les stratégies actuellement développées

Largage de bombes par un B-52. La peur n’est pas en soi génératrice d’effets stratégiques, en particulier lorsque les populations ciblées s’attendent aux frappes. (© US Air Force)

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ne permettent pas d’obtenir les effets attendus en matière de choc ou de peur.

Dans le même temps, on peut rétor-quer que fonder la pertinence d’une stratégie aérienne sur la seule peur qu’elle est mesure de générer sur des autorités politiques apparaît comme naïf : une autorité se trouvant engagée dans une guerre n’est que rarement prête à céder aussi facilement. Ce l’est d’autant plus que l’utilisation de muni-tions guidées de précision favorise le développement des résiliences des populations, qui comprennent rapide-ment que ce ne sont pas elles qui sont visées par les forces occidentales (27). La remarque est importante, parce qu’il ne s’agit pas d’une règle universelle et qu’il n’est pas impossible que d’autres États fassent moins de cas de la ques-tion. Dès lors, que ce soit à Belgrade en 1999 ou à Bagdad en 2003, la vie a rapidement repris après le lancement des opérations, presque comme si de rien n’était. Même sur le plan mili-taire, l’expérience de 1991 ou de 2003 a montré que les équipages de blin-dés adaptaient leur comportement, se tenant à l’extérieur de leurs véhicules lors de phases d’attente. In fine, il est également irréaliste de considérer que la peur motivera un retournement de loyauté à l’encontre d’un gouverne-ment, là où attendre une paralysie – en somme, une neutralisation, y compris

de populations pouvant renforcer les rangs de l’armée – semble plus pertinent.

Pour autant, toute possibilité de frappe aérienne stratégique ambi-tionnant de réduire – plutôt que d’éliminer – le rôle de la résilience est-elle à exclure ? Force est ici de constater qu’il faut sans doute dis-tinguer la résilience d’une population donnée de celle de son élite politique, qui bénéficie de moyens (de protection, de vie, d’action) tout autres. C’est là où l’on constate le besoin de reconsi-dérer les propositions effectuées par John Warden, dont les « cinq cercles » permettent d’effectuer cette différen-ciation dans les stratégies de ciblage (28). Surtout, il importe de considérer les stratégies mises en œuvre non seu-lement dans une optique de ciblage de besoins propres aux personnes, excessivement centrée sur des be-soins individuels, mais aussi dans une optique plus large, centrée sur un groupe humain donné. Dans pareil cadre, en stratégie aérienne comme en sociologie, la seule addition des individualités n’est pas suffisante ; en clair, la sociologie importe autant que la psychologie dans la compréhension des effets induits par des opérations aériennes, la peur importe autant que la disruption. À ce stade, la rési-lience d’un groupe face à des attaques

stratégiques ne dépend pas que de la somme des aptitudes individuelles à contrer la peur et le stress ; elle dépend de la capacité globale d’un système à le faire.

ACCROISSEMENT DES FORMES DE VULNÉRABILITÉ

De même, les formes de la vulné-rabilité ont considérablement évolué. Force est de constater que les attaques sur les réseaux informatiques redéfi-nissent, dans une certaine mesure, l’échelle des capacités permettant de préciser ce qu’est une « puissance ». Durant la guerre russo-géorgienne de 2008, les opérations informatiques ont été largement utilisées, Moscou par-venant à bloquer les communications de Tbilissi bien plus facilement que n’auraient pu le faire les Alliés face à l’Allemagne. Plus généralement, ce type d’attaque devient une compo-sante systématique des conflits. Mais la diffusion du Web et sa centralité dans les processus informationnels, industriels et de communication in-duit également des vulnérabilités en temps de paix, que ce soit par des attaques ou par la conduite d’opéra-tions d’influence. De facto, les réseaux sociaux, les blogs et autres sites web changent la morphologie de la gestion de l’information : concrètement, plus aucune barrière/instance de validation éditoriale n’existe dans la publication d’analyses ou d’« in-faux-rmations », autorisant toutes les manipulations, y compris de la part de puissances hostiles (29).

Qu’il s’agisse d’attaques ou d’opé-rations d’influence, des acteurs de relativement petite taille, qu’ils soient des États ou des groupes subétatiques, peuvent – s’ils en font l’investisse-ment – jouer sur un pied d’égalité avec les grandes puissances, sur ce secteur particulier du moins. En ce sens, il pourrait exister un « pouvoir égali-sateur de la frappe sur les réseaux » comme il existe un « pouvoir égalisa-teur de l’atome – le premier jouant sur la vulnérabilité là où le second joue sur la puissance explosive. En réalité, on n’a jamais observé de forme d’effondrement total d’une société occi-dentale contemporaine, incluant à la fois l’effondrement de l’État et une désagrégation sociale. L’Empire romain

Bagdad, au premier soir d’« Iraqi Freedom ». Il est attesté que l’utilisation de munitions guidées de précision génère de la résilience dans les populations, qui imaginent aisément les installations qui seront ciblées et les évitent, poursuivant leurs activités. (© US Air Force)

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pourrait constituer un exemple (par sa complexité ethno-socio-économique), mais son effondrement est aussi le produit d’un système politique parti-culièrement inefficient à son terme, et incapable de maintenir le contrôle social comme l’armée nécessaire à sa cohésion. Ultimement, la dégénéres-cence de Rome a conduit au système féodal, mais surtout, il n’a pas été suivi d’une anarchie généralisée, d’autres formes de gouvernance politique ayant pris le relais.

La fin de l’URSS, à partir de 1990, pourrait également en constituer un exemple, l’effondrement du parti com-muniste étant aussi celui d’un système de normes sociales. Devant l’incapa-cité de Mikhaïl Gorbatchev à conduire les réformes promises, Moscou avait alors été envahie par les chars, Boris Eltsine sauvant de justesse l’URSS d’un putsch quasi militaire, tout en asseyant son pouvoir futur. On a aussi pu observer l’effondrement d’États techniquement moins avancés que nos sociétés contemporaines. Mais leur effondrement est celui d’une forme particulière d’organisation politique et il débouche, concrètement, sur de nouvelles formes (rôle des clans dans l’actuelle Somalie, seigneurs de la guerre afghans des années 1990 et chinois des années 1920). Le phéno-mène est intéressant à observer, en ce qu’il permet de comprendre non seulement la nature transitoire des formes d’organisation politique, mais, également, les dynamiques complexes

alors à l’œuvre. Les formes d’organi-sation sociale les plus basiques – le clan, la tribu, la famille – constituent dès lors les bases d’un système poli-tique « de compensation » qui permet, malgré tout, d’assurer une continuité dans la prise de décision, mais aussi dans la régulation des groupes sociaux.

Si un effondrement radical suivi d’une anarchie voyant une élimination de l’ensemble du système de normes est donc peu probable, force est aussi de constater que la menace contem-poraine est plus pernicieuse. Les groupes djihadistes ne cherchent pas l’effondrement d’une zone attaquée, mais la substitution des systèmes de normes, ce qui leur permet d’asseoir leur pouvoir. Dans le nord du Nigéria, un groupe comme Boko Haram a ainsi peu à peu imposé la charia comme système de régulation des rapports sociaux, s’appuyant sur des mouve-ments effectués auparavant par des gouverneurs d’État. Ce faisant, le mou-vement peut substituer son autorité à celle de l’État, tout en poursuivant des actions armées. En travaillant avec ces deux lignes d’opérations – système de normes et opérations militaires –, il a été en mesure de contaminer une partie du nord du Cameroun. De telles modalités d’action ont également été utilisées par AQMI dans le nord du Mali, le couplage entre offensives mili-taires et instauration d’un système de normes constituant le principal moteur de l’avancée de l’État islamique en Irak et en Syrie.

Dans tous ces cas de figure, la pro-gression de l’adversaire ne peut se produire qu’en vertu de la faiblesse des institutions – comprises au sens large, soit d’un « groupe de règles » – opérant traditionnellement sur les zones qu’il attaque. Le problème, de ce point de vue, n’est pas tant celui des « États effondrés », qui a agité les débats des politologues et des internationalistes dans les années 1990 et au début des années 2000, que celui du délitement progressif de l’emprise des États sur leurs territoires et leurs populations dans le cadre d’un processus plus fluide et cumulatif que brutal et sé-quentiel. La faiblesse des États, si elle n’est pas compensée par la force d’institutions locales capables de résis-ter à l’avancée des groupes, en forme donc le lit. C’est une question majeure qui reste insuffisamment traitée en études stratégiques et qui impose de considérer la résilience dans le cadre non d’une logique de state-building ou de nation-building consécutif aux conflits – et dont l’efficacité peut être remise en cause –, mais bien de « state-reinforcement » qui doit être préalable aux conflits – une question sur laquelle nous reviendrons plus particulière-ment dans la dernière partie de cette monographie.

Notes(1) Sur cette question et, plus généralement, la théorie de l’acteur-ré-seau, voir Bruno Latour, « On Recalling ANT » in John Law et John Hassard, Actor-Network Theory and After, Blackwell, Londres, 1998 ; Bruno Latour, Reassembling the Social: An Introduction to Actor-Network Theory, Oxford University Press, Oxford, 2007.

Les frappes informatiques sont appelées à se diffuser : la dégradation des réseaux adverses pourrait devenir un objectif systématique. (© DoD)

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(2) Les pilotes américains de l’escadrille La Fayette, durant la Première Guerre mondiale, s’engageront alors même que Washington n’était pas encore entré en guerre contre l’Allemagne.(3) Ce qui  disqualifie,  par  ailleurs,  les  explications  néo-marxistes tendant à faire du terrorisme le produit d’une frustration économique, que l’on a pu avancer en Belgique ou en Allemagne comme cadre structurant de la réflexion en la matière. Les travaux de Marc Sageman montrent par ailleurs que les candidats au djihad sont, le plus fré-quemment, des personnes ayant un niveau d’éducation relativement élevé et de véritables perspectives d’avenir. Un sondage Gallup (9 000 personnes interrogées dans neuf États musulmans, de l’Asie centrale et orientale au Maghreb, avec 3 % de marge d’erreur) montre également des résultats paradoxaux. Les auteurs ont d’abord distin-gué les musulmans modérés (qui considèrent les attentats du 11 septembre comme étant injustifiés) des radicaux (qui ont une opinion inverse). Première constatation paradoxale, les modérés ont en moyenne une pratique religieuse légè-rement plus importante que les radicaux. Deuxièmement, ces derniers ont un niveau d’éducation plus élevé et des revenus en moyenne plus importants que ceux des modé-rés. Les radicaux estiment également que leur qualité de vie s’améliorera dans les cinq ans. Plus troublant, les radi-caux comme les modérés considèrent que les aspects de l’Occident qu’ils admirent le plus sont la technologie (res-pectivement 30 et 31 %) et le système démocratique (22 %). Notons aussi que 17 % des radicaux considèrent qu’une retenue occidentale dans la diffusion de ses valeurs dans le monde musulman serait de nature à pacifier les relations entre musulmans et non-musulmans. Voir John L. Esposito et Dalia Mogahed, Who Speaks for Islam?: What a Billion Muslims Really Think, Gallup Press, New York, 2008.(4) Elle le signifie d’autant plus que la masse monétaire en circulation (qui, dans l’absolu, constitue une forme tan-gible de richesse – mais qui ne représente guère qu’une norme) est de très loin inférieure au volume des actifs dis-ponibles sur les comptes bancaires.(5) Ce thème a fait l’objet d’un grand nombre d’ouvrages. Citons David J. Lonsdale, The Nature of War in the Infor-mation Age. Clausewitzian Future, coll. « Strategy and History », Frank Cass, Londres/New York, 2004 ; Gregory J. Rattray, Strategic Warfare in Cyberspace, The MIT Press, Cambridge/Londres, 2001.

(6) Thomas Rid, Cyberwar Will not Take Place, Hurst, Londres, 2013.(7) En théorie, les éléments les plus critiques des réseaux informatiques sont durcis contre ce type de menace. Concrètement, ce n’est pas le cas de la très grande majo-rité des ordinateurs.(8) Joseph Henrotin, « L’analogie maritime face aux stratégies organique et des moyens en cyberstratégie », Défense & Sécurité Internationale, no 98, décembre 2013.(9) D’autant plus que le maintien des éclairages publics, voire des climatiseurs, constitue également une variable permettant de contrôler.(10) Les pompes des stations-service sont mues par l’électricité.(11) Un type de scénario observé aux États-Unis et au Canada (à la mi-août 2003, notamment), en Suisse et en Italie, lorsque des lignes se sont rompues sous l’action du poids de la neige. Les coupures interviennent alors en cascade.(12) Giulio Douhet, La maîtrise de l’air, coll. « Bibliothèque stratégique », Economica, Paris, 2008.(13) Serge Gadal, La guerre aérienne vue par William Sherman, coll. « Bibliothèque stratégique », Economica, Paris, 2006.(14) Le plan en lui-même avait été produit en quelques jours par quatre hommes. James C. Gaston, Planning the American Air War: Four Men and Nine Days in 1941, National Defense University Press, Washington, 1982.(15) John K. Galbraith, qui a dirigé l’US Strategic Bom-bing Survey, indique ainsi que trois nuits successives de bombardements sur Hambourg ont certes détruit un tiers de la ville et tué 60 000 personnes. Mais les indus-tries situées dans les faubourgs n’ayant été touchées que légèrement, la production a rapidement repris, ali-mentée par du personnel travaillant auparavant à des activités non essentielles dans des parties détruites de la ville. Et l’auteur d’indiquer que les bombardements, « en réduisant, comme rien d’autre n’aurait pu le faire, la consommation de biens non essentiels et l’emploi d’hommes dans leur production, il y a une possibilité distincte que les attaques sur Hambourg aient augmen-té la production de matériel de guerre de l’Allemagne et donc son efficacité militaire ». John Kenneth Galbraith, The Affluent Society, The New World Library, New York, 1958, p. 132.

(16) Phillip S. Meilinger, Airpower Myths and Facts, Air University Press, Maxwell AFB, 2003.(17) Pour plus de détails sur la campagne comme sur les conceptions stratégiques qui y ont été utilisées, voir Joseph Henrotin, L’airpower au 21e siècle. Enjeux et pers-pectives de la stratégie aérienne, coll. « RMES », Bruy-lant, Bruxelles, 2005.(18) Tony Mason, Air Power. A Centennial Appraisal, Bras-sey’s, Londres, 1994.(19) C’est le cas de plusieurs centrales électriques, mais aussi de plusieurs studios de télévision, qui n’avaient pas  été  attaqués  afin  que  les Américains  puissent  les récupérer et reprendre le contrôle sociopolitique de l’Irak. Lorsque la nécessité d’interrompre les transmissions a été avérée, seules les antennes (qui pouvaient être facilement remplacées) ont été détruites par des raids de précision.(20) Group captain A. P. N. Lambert, The Psychology of Airpower, RUSI Whitehall paper series, no 1994, 1995.(21) Cette dernière semble jouer un rôle plus important qu’on ne le croyait initialement sur la perception de peur. Plus largement, elle est en soi un facteur de dégradation des performances : l’armée britannique a ainsi engagé trois pelotons durant les neuf jours de l’exercice « Early Call ». Ceux qui ont dormi trois heures par nuit au cours de cette période étaient aptes au combat. Avec une heure et demie de sommeil par jour, les troupes enregistraient 50 % de pertes au cinquième jour. Une privation totale de som-meil mettait les hommes hors de combat après 72 heures.(22) Group Captain A. P. N. Lambert, op. cit., p. 49.(23) Dans le cas de la population civile allemande durant la Seconde Guerre mondiale, 52 % de la population ne s’est jamais habituée aux raids, contre 36 % de personnes ayant déclaré une accoutumance.(24) Group Captain A. P. N. Lambert, op. cit., p. 79.(25) Dans une telle approche, les gains d’efficacité décou-lant de la plus grande sophistication des avions et des munitions comparativement à la génération précédente – qui a, pour partie, légitimé la réduction des flottes – se mesureraient à l’aune d’une vision linéaire de la stratégie aérienne, où seul compterait le niveau de destruction infligé à l’adversaire, principalement sur le plan tactique. En retour, ce serait l’appui aérien rapproché ou l’interdic-tion du champ de bataille, plutôt que des missions plus exigeantes, qui modèleraient la vision européenne de la structuration des forces aériennes.(26) Encore, à ce stade, faut-il distinguer les différents types de coercition, qui ne « montent » pas tous sur le plan straté-gique. Robert Pape estime ainsi que la coercition par interdic-tion – qui vise les forces adverses déployées sur le terrain – est la plus efficace parce qu’elle vise le « bras armé » d’une organisation politique. Une fois privée de ce « bras armé », celle-ci n’aurait plus qu’à négocier pour sortir de la crise. Mais la réalité des opérations de coercition aérienne est souvent autre. Que ce soit au Vietnam ou au Kosovo, il a fallu passer à des attaques de niveau stratégique, montant graduelle-ment en intensité de violence, pour n’obtenir que des gains mineurs, les discussions de Paris dans le premier cas et un redéploiement serbe plus imputable à la menace d’attaque terrestre dans l’autre. Voir Robert Pape (traduction de J.-P. Le Saint), Bombarder pour vaincre. Puissance aérienne et coercition dans la guerre, coll. « Stratégie aérospatiale », La Documentation Française, Paris, 2011.(27) Nos règles d’engagement sont ainsi rapidement inté-riorisées par les populations comme par les pouvoirs. De sorte que cela peut motiver la constitution de groupes de boucliers humains ou encore des rassemblements plus ou moins spontanés permettant de protéger une cible po-tentielle. C’est typiquement le cas des rassemblements de populations qui se sont produits sur les ponts de Belgrade en 1999, empêchant ainsi l’OTAN de les frapper.(28) John F. Warden III, La campagne aérienne : planifica-tion en vue du combat, coll. « Bibliothèque stratégique », Economica/ISC, Paris, 1998.(29) Sur les mécanismes de ces processus de manipu-lation, voir Gérald Bronner, La démocratie des crédules, PUF, Paris, 2013.

Un groupe comme Boko Haram n’est pas seulement dangereux parce qu’il est armé : il l’est surtout parce qu’il importe des modes de gouvernance alternatifs à ceux existants et susceptibles d’emporter l’adhésion des populations. (© D.R.)

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O limite l’activité de chacun, mais encore parce qu’elle l’augmente. Elle accroît l’unité de l’organisme, par cela seul qu’elle en accroît la vie ; du moins, à l’état normal, elle ne produit pas un de ces effets sans l’autre (1) ».

Empiriquement, on peut imaginer que cette cohésion renvoie pour partie à la cohésion nationale – en tant que facteur de cohésion d’un groupe social donné autour de valeurs qui lui sont propres –, à l’interdépendance des liens sociaux issus d’une proximité géographique et normative et aux synergies à laquelle elle donne lieu, ou encore à l’intelligence collective. Soit autant de sujets sur lesquels nous reviendrons dans cette partie. Par ailleurs, l’obtention d’une disruption est le résultat d’un processus d’une nature plutôt lente, d’attrition plus que d’anéantissement, se déroulant dans le temps conjoncturel ou long qui est aussi celui d’une cohésion qui ne se décrète pas. Tout phénomène d’ordre stratégique ne peut que se concevoir dans le temps, tout en sa-chant que chaque société possède sa propre dynamique. Les sociétés, de ce point de vue, ne se laissent pas facilement vaincre, que la menace

Obtenir un phénomène de disrup-tion totale, intégrale, faisant basculer les sociétés dans l’anarchie, est donc un effet particulièrement complexe à obtenir. Il ne peut être atteint – si tant est que l’on puisse seulement s’imaginer un scénario pour le moins apocalyptique – que par une combi-naison complexe de moyens. À des attaques de forte amplitude et menées régulièrement sur une diversité de lignes d’opérations (cyber, attaques terroristes, progression de guérillas) doivent s’ajouter des actions – ou un climat – d’attrition/de démantèle-ment de la cohésion sociale, pilier de la résilience. Or définir cette at-trition de la cohésion sociale est un exercice périlleux : encore faudrait-il définir ce qu’est la cohésion sociale et savoir comment la mesurer, avant de comprendre comment elle peut être réduite. Pour le sociologue Émile Durkheim, qui forge le terme en trai-tant des effets de la division du travail, « nous sommes ainsi conduits à recon-naître une nouvelle raison qui fait de la division du travail une source de cohésion sociale. Elle ne rend pas seu-lement les individus solidaires, comme nous l’avons dit jusqu’ici, parce qu’elle

Photo ci-dessus :Un garde-côte regarde le site de Ground

Zero. Exemple éclatant de résilience spontanée : dans les heures qui ont suivi

l’attaque, plus d’un million de personnes ont été évacuées de Manhattan par l’Hudson et East River sur des ferries de la ville ou

des bateaux de particuliers… sans qu’aucun ordre ait été donné. (© US Coast Guard)

“ À l’heure actuelle, la diversité et la complexité du phénomène terroriste – soit un conflit virtuel en temps de paix, avec lequel les sociétés doivent vivre

en permanence – imposent d’articuler des formes d’action extrêmement

différentes. „

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LES FORMES DE LA LUTTE ANTITERRORISTE

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leur soit extérieure ou intérieure. Ce qui soulève, en retour, la question des modalités par lesquelles les socié-tés sont effectivement en mesure de résister aux agressions auxquelles elles font face.

Dans un tel contexte, comment concevoir un système de lutte contre le terrorisme ? Force est ici de consta-ter que le terrorisme force les États à déployer de nouvelles formes de stratégies, auxquelles ils n’étaient guère habitués. Traditionnellement, les ministères de la Défense prenaient en charge la question de la sécurité extérieure en temps de guerre, les autres ministères fournissant l’aide nécessaire, quitte à se subordonner à la défense. Directement liés aux directions politiques des États, les ministères de la Défense comme les armées devenaient des primus inter pares vers lesquels se tournaient tous les efforts, qu’ils soient humains, finan-ciers ou matériels. À l’heure actuelle, la diversité et la complexité du phé-nomène terroriste – soit un conflit virtuel en temps de paix, avec lequel les sociétés doivent vivre en permanence – imposent d’articuler des formes d’action extrêmement différentes, ren-dant, par contrecoup, nettement plus difficile toute forme de déploiement d’une stratégie antiterroriste.

LES LOGIQUES STRATÉGIQUES DE L’ANTITERRORISME

Ces formes d’action sont, fondamen-talement, de deux ordres. La première touche au recueil du renseignement, à son analyse et à son exploitation. Si elle relève évidemment des services qui y sont affectés, qu’ils soient militaires ou civils, intérieurs comme extérieurs, elle peut également relever du domaine financier ou encore nécessiter des inte-ractions avec les services étrangers. La deuxième touche au contre-terrorisme à proprement parler, qui concerne les services de police et de gendarmerie, les services de renseignement, voire les forces armées, de même que la justice. Il s’agit alors de démanteler les filières et les réseaux et de faire condamner leurs membres – le cas échéant, en recueillant de nouveaux renseignements. Différentes logiques stratégiques sont alors à l’œuvre :

• une logique de coopération entre

les différents ministères concernés (coopération entre agences), mais aussi sur le plan international (2). Cette logique peut être considérée comme la recherche d’une stratégie intégrale, évoquée dans l’introduction, et adaptée à la menace terroriste. Il s’agit alors d’englober l’action de l’ensemble des acteurs dans une unité de but, mais aussi de voies-et-moyens et, in fine, de préparer les conditions élémentaires à la mise en place et à la mise en action d’une défense antiterroriste efficiente ;

• une logique de prévention, à l’œuvre par la mise en place de plans tels que « Vigipirate », mais aussi l’action des systèmes de renseignement. Il s’agit alors d’innerver l’ensemble de

la société cible d’une capacité à se surveiller elle-même, en particulier dans un contexte où l’adversaire est naturellement caché en son sein (3) ;

• une logique d’interdiction, qu’il s’agisse de flux financiers ou encore d’entrée sur le territoire de terroristes présumés. Par certains aspects, ce type de logique rejoint celle de la prévention, car elle permet de préempter – au sens de l’action militaire de préemption (4) – tout ou partie des actions adverses ;

• une logique de rétorsion, qu’il s’agisse de démanteler les réseaux terroristes (voire d’éliminer physi-quement leurs membres), de juger leurs membres ou d’intervenir mili-tairement. Il s’agit alors d’éliminer

Un journaliste appartenant à une unité de Public Affairs de l’US Army filme l’incendie d’un puits de pétrole à Rumeila (Irak), en 2003. Le pouvoir des images débouche sur une

appréhension émotionnelle et non plus analytique des conflits. Ce qui pourrait être l’une des plus grandes mutations de l’art de la guerre des cinquante dernières années… (© US Army)

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totalement la menace qui avait été détectée. Reste que ces différentes rationalités, comme toute lutte contre le terrorisme, ne peuvent échapper à la permanence des facteurs clausewit-ziens. Le premier est l’incertitude, qui va de pair avec le « brouillard de la guerre ». Quels que soient les efforts déployés par les services de rensei-gnement, ces derniers ne sont jamais totalement certains qu’aucune menace d’attentat ne pèse sur un pays donné. En dépit de l’efficience des services bri-tanniques, les attentats de Londres de 2005 n’ont pu être évités, tout comme une seconde vague, qui devait être lancée deux semaines à peine après ceux du 7 juillet. Finalement, seuls les détonateurs des quatre bombes du 21 juillet ont fonctionné, ne causant ni morts ni blessés. Aussi, le hasard et la chance jouent-ils un rôle impor-tant dans le renseignement comme dans les opérations militaires – même si dans l’absolu et pour paraphraser Moltke, la chance revient toujours, in fine, au plus talentueux. A fortiori, trois autres facteurs clausewitziens, « le coup d’œil », les « frictions » et le « génie » jouent un rôle important dans la conduite des opérations de

renseignement. Métaphoriquement, on pourrait dire que les services de renseignement fonctionnent comme des télescopes : si une fois braqués sur l’objet de leur attention ils peuvent en livrer tous les secrets, le problème principal est celui de la détermina-tion de l’endroit qu’il faut observer. De même, dans la conduite des en-quêtes, incertitude, brouillard, génie, chance, friction sont autant de facteurs structurels.

La lutte contre le terrorisme est sans doute l’une des actions stratégiques les plus contraignantes. Les services doivent agir dans des cadres juridiques contraints, dans des sociétés de plus en plus complexes où les moyens de communication peuvent accroître l’ef-ficience des terroristes. Ils doivent également agir dans un environnement naturellement « bruyant », relative-ment peu d’indices potentiels s’avérant réellement porteurs (5). L’action des services de renseignement et de sécu-rité est donc particulièrement difficile. Mais si elle aboutit généralement à des succès, elle renvoie aussi à des échecs flagrants, soit qu’un projet d’atten-tat n’ait pas été détecté, soit que les indices étaient disponibles, mais n’ont

pas été liés. C’est, typiquement, le cas du 11 septembre, les renseignements se trouvant dispersés entre les diffé-rents services américains et n’ayant pas donné lieu à une synthèse ni à une analyse globale (6). Pour un historien comme John Keegan, la focalisation actuelle sur le renseignement (dans les domaines du terrorisme comme des opérations militaires classiques) pourrait ainsi n’être qu’un leurre, dès lors que son efficacité peut être mise en doute (7).

Au-delà des problèmes liés à la maî-trise du cycle du renseignement et en particulier à l’analyse et à l’exploitation, la disposition du renseignement lui-même ne constitue en effet pas un gage de succès. D’une part, parce qu’il faut pouvoir ensuite l’exploiter straté-giquement et, donc, agir – ce qui pose problème à des États dont le niveau de forces ne cesse de décroître. D’autre part, parce que les avertissements issus des services de renseignement ne sont pas nécessairement suivis, quelles qu’en soient les raisons. L’histoire des surprises stratégiques est très souvent celle de la dilution ou de la non-exploitation d’informations pourtant capitales (8). À ces différents

New York de nuit, lorsque de puissants spots avaient été positionnés sur les emplacements des tours du World Trade Center. Ce type d’action constitue une manifestation de résilience. Les New-Yorkais eux-mêmes font montre

d’un haut degré en la matière : interrogés sur la probabilité de réalisation d’un nouvel attentat, ils s’en montrent convaincus ; mais ils indiquent également toujours vouloir continuer à vivre dans la ville. (© DoD)

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points de vue, la surprise stratégique n’existe souvent qu’en fonction de paramètres de fonctionnement inap-propriés des instances politiques, pas en fonction de ce qui est effectivement connu à un niveau ou l’autre de l’État.

Les formes du fonctionnement de nos services – qui découlent elles-mêmes des rationalités de nos sociétés – peuvent ainsi et en soi constituer un facteur de friction. Elles le constituent d’autant plus que les coopérations internationales se heurtent à des dispositifs juridiques différents. Là où les armées ont engagé des efforts considérables en matière d’interopérabilité ces quinze dernières années, l’interopérabilité des insti-tutions judiciaires n’en est qu’à ses balbutiements. La multiplication des moyens de communication – Internet, GSM, communications mobiles par satellites – augmente également radi-calement le spectre des domaines à couvrir. Les acteurs subétatiques les moins puissants sont naturellement en mesure d’utiliser ces nouveaux outils, dès lors qu’ils ont été spécifiquement conçus pour être utilisés par des indivi-dus. Corrélativement, le renseignement n’est plus seulement une question de méthodologie, de qualité des analyses

et de facteurs humains (comme l’ins-tinct), mais devient aussi un objet technologique – lequel ne bénéficie pas nécessairement de toute l’attention nécessaire (9). Cependant, la balance entre « renseignement humain » et « renseignement technologique » reste délicate à équilibrer, doit être adaptée en permanence et, comme le montre l’exemple américain, est aussi une affaire de culture stratégique (10). Dans un tel cadre, les cultures stratégiques accordent des rôles très différents aux services de renseignement – les États-Unis entretenant, par exemple, un rapport pratiquement paranoïaque à leur égard.

TROUVER LE JUSTE ÉQUILIBRE

Reste que, plus encore que les opi-nions publiques, le niveau politique accepte de moins en moins l’incertitude induite par le terrorisme et les groupes combattants – et plus généralement tous les conflits –, pas plus que les pertes potentielles pouvant être subies par les populations. À cet égard, les no-tions de « zéro mort » ou de « moindre mort » sont plus complexes que le seul refus des pertes auxquelles elles sont souvent associées. Peu nuancée, cette

perception de a considérablement évo-lué au regard des opérations menées ces dernières années, ces notions pou-vant être examinées :

• à l’aune de l’enjeu recouvert. On n’acceptera d’autant moins d’avoir à subir des pertes pour un enjeu sécu-ritaire qu’il est perçu comme n’étant guère important. On pensait ainsi, avant le 11 septembre, que les Européens étaient moins sensibles au « zéro mort » que les Américains (11). Or, après le 11 septembre, les politiques comme les civils américains n’ont eu aucune difficulté à légitimer puis à soutenir la conduite des opérations non seulement en Afghanistan, mais aussi en Irak, en dépit du lien des plus ténus de ce dernier avec Al-Qaïda. Les États-Unis ont déploré ainsi 6 833 morts durant ces opérations sans que la légitimité des gouvernements les conduisant soit fondamentalement remise en question. La tolérance aux pertes est ainsi bien plus à nuancer que ce que l’on pensait dans les années 1990 ;

• en cherchant à examiner les usages qui peuvent en être faits par les adversaires d’une intervention, par les militaires et les services de sécurité eux-mêmes (ils chercheraient alors à reporter sur le niveau politique d’éventuels échecs) ou encore par des médias qui ont également développé leurs propres stratégies de recherche d’audience (12) ;

• au regard du décalage existant entre les opinions publiques et les niveaux politique et médiatique, qui sont sensibles aux pertes par anti-cipation des réactions des opinions publiques. C’est d’abord au niveau des décideurs et des médias que se produit la construction de la problématique de la perception des pertes. Il existe, en effet, un décalage net entre les per-ceptions de part et d’autre (13).

Entre les conflits « classiques » et les perceptions qu’ils induisent et la conduite de stratégies antiterroristes, il existe cependant des différences. C’est en particulier le cas dès lors que le ter-rorisme constitue une menace autant par ses manifestations concrètes que par la peur qu’il génère. Cette dernière agit tant en amont qu’en aval de l’acte terroriste lui-même. Et ce, au cœur même de nos sociétés, alors que les conflits se déroulent désormais loin d’elles. Mais comment nos sociétés

Le siège londonien du MI6. Disposer de services de renseignement bénéficiant de fonds en suffisance n’est pas tout… (© D.R.)

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peuvent-elles « encaisser » la réali-sation des actes comme la menace que ceux-ci font peser ? Sur le plan stratégique, la menace comme l’acte terroriste modifient, en effet, la posture de sécurité d’un État donné et peuvent induire une gamme de réactions très vaste, allant du déni de la réalité de la menace – un temps observé en Allemagne ou en Belgique (14) – jusqu’à l’adoption de postures ultra-sécuri-taires constituant elles-mêmes une menace en soi dès lors qu’elles peuvent remettre en question les fondements, notamment juridiques ou politiques, sur lesquels les États fonctionnent traditionnellement.

Au vrai, on comprendra que ni l’une ni l’autre de ces postures extrêmes ne constitue une réponse pertinente. Le déni aboutit à ne pas soutenir le travail effectué par les services de renseigne-ment ni même à les soutenir dans leur processus d’adaptation quasi continuel. Dans le cas belge, une posture fondée sur la négation du risque terroriste, entre 2001 et 2004-2005, a abouti à ce que des évolutions, dans le domaine du renseignement électronique par exemple, soient systématiquement reportées par le pouvoir politique. Plus largement, les effets de ce déni furent sensibles dans le royaume bien plus longtemps après, limitant les possibili-tés d’accroissement des budgets et des ressources humaines, par exemple. En Espagne ou au Royaume-Uni, la per-ception qu’une tolérance à l’égard de

prêcheurs radicaux, voire de groupes y ayant trouvé refuge, était de nature à protéger les deux pays suivant le principe qu’on « ne mord pas la main qui vous nourrit » n’a empêché ni les attentats de Londres ni ceux de Madrid. In fine, le déni ne peut qu’aboutir à une décrédibilisation des États et des décideurs politiques et, donc, à un effritement de la cohésion sociale. Il est donc vulnérabilisant.

A contrario, les réponses ultra-sécu-ritaires ne garantissent nullement une sécurité accrue pour les populations – elles sont, en cela, un leurre inef-ficace et risquent d’anéantir l’objet même de la lutte antiterroriste, soit la démocratie. Exemple extrême, les régimes totalitaires, paranoïaques par essence et disposant d’infrastructures sécuritaires fonctionnant au-delà de toute norme juridique communé-ment admise par les démocraties, n’ont jamais été en mesure d’empê-cher la conduite d’actions terroristes. À un degré sécuritaire évidemment moindre et au sein de nos démocraties, la multiplication des systèmes de sur-veillance – les réseaux de caméras en constituent un bon exemple – n’est pas de nature à résoudre durablement le problème terroriste. Dans l’hypothèse où ils fonctionnement effectivement, ces réseaux ont certes une utilité bien réelle face à la criminalité. Ils peuvent également et éventuellement permettre de pister, après coup, les auteurs d’un attentat – permettant ainsi

de lancer des processus juridiques, mais aussi de deuil. Cependant, ils ne permettent certainement pas de dissuader d’éventuels terroristes de commettre un attentat. Un candidat au martyre est fermement décidé à mou-rir, et une caméra ne peut guère l’en dissuader. Les auteurs des attentats de Londres transitant vers les stations de métro constituant leurs cibles, de ce point de vue, regardaient fixement les caméras des gares par lesquelles ils passaient, un geste que l’ont peut considérer comme alliant défi et re-vendication. On peut y ajouter que les logiques de renforcement des pouvoirs de l’État, si elles peuvent être justifiées, se doivent aussi d’être prises avec pré-caution, justement parce qu’elles sont également susceptibles de contribuer à l’effritement de la cohésion sociale.

Aussi, du point de vue des décideurs politiques, la mise en place d’une stra-tégie adaptée est un exercice difficile. La complexité juridique, mais aussi stratégique (qu’il s’agisse du contexte, des perceptions des opinions publiques ou des difficultés propres au renseigne-ment) ne peut en aucun cas permettre d’affirmer avec certitude qu’un événe-ment terroriste se produira ou non. Ce qui pose un défi d’envergure au regard d’évolutions sociétales où l’incertitude est de plus en plus perçue comme into-lérable, quel que soit le domaine dans lequel elle s’exerce. Pis, elle peut être vue comme un facteur de délégitima-tion du pouvoir politique, qui pourrait

Au centre opérationnel de vidéosurveillance de Londres. Les réponses ultra-sécuritaires ne sont que très partiellement adaptées à la menace : il y a plus à perdre qu’à y gagner. (© D.R.)

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être perçu comme incompétent, inca-pable de protéger la population et de lui assurer des certitudes auxquelles il tend lui-même à aspirer. Ce type de constat serait d’autant plus grave qu’assurer la sécurité des citoyens à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières est la base même du concept de contrat social, par lequel les personnes abandonnent leur état d’anarchie et leur liberté pour gagner en sûreté. En sciences politiques, la théorie du contrat social est la première des clés permettant de comprendre l’émergence d’États en tant que récep-tacles institutionnels des sociétés, mais aussi en tant que forme d’organisation sociale à la fois structurée et rejetant l’état d’anarchie. Historiquement, les processus de construction des États ont ainsi systématiquement montré que les ministères régaliens (Défense, Intérieur, Justice, Affaires étrangères et Finances/Budget) étaient mis en place en premier.

Dans le contexte actuel, on comprend donc que les réponses linéaires – qu’il s’agisse du déni ou des postures ultra-sécuritaires – ne constituent pas une solution satisfaisante. Le renseigne-ment lui-même n’est qu’une réponse certes nécessaire, mais partielle. En fait, on ne peut penser la réponse aux différentes manifestations du ter-rorisme sans penser une stratégie intégrale en bonne et due forme et prenant en compte l’ensemble des facteurs y concourant. C’est d’autant plus le cas lorsqu’il est nécessaire de faire face à des groupes autrement plus complexes et plus puissants que les cellules opérant en Europe, ce qui nécessite alors l’emploi de la force militaire. La lutte contre des groupes tels qu’Al-Qaïda au Maghreb islamique, l’État islamique ou Boko Haram est surtout une contre-guérilla, entraî-nant des problèmes complexes, bien explicités dans les travaux autour de la pertinence des différentes doctrines de contre-insurrection (15). Mais, là aussi, la réponse est insatisfaisante : éliminer les combattants et établir des infras-tructures profitant aux populations et permettant de les faire « basculer » dans le camp loyaliste est une approche qui n’est pas centrée sur « le cœur et les esprits », mais sur « la santé et le portefeuille ». En d’autres termes, elle assure une loyauté qui peut n’être que

transitoire dès lors qu’elle ne résout pas la question, pourtant fondamentale, de la capacité du groupe social ainsi protégé à faire face à de nouvelles attaques et à conserver une cohésion globale. Le problème, ici, est simple : les populations, objet de l’attention des États dont les capacités sécuritaires sont parfois déficitaires, doivent pouvoir devenir actrices de leur propre sécurité et, dans une certaine mesure, pouvoir la sécréter.

Notes(1) Émile Durkheim, De la division du travail social, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 1991, p. 133.(2) Dans des contextes cependant contraints par les cultures propres aux services de renseignement.(3) Il s’agit, également et dans le cas du plan « Vigipirate », de chercher à mettre en œuvre des logiques de dissua-sion par la patrouille de soldats dans des lieux publics susceptibles de constituer des cibles. Mais il s’agit aussi, dans une certaine mesure, de rassurer les populations.(4) En études stratégiques et plus particulièrement dans le cadre d’opérations militaires, la préemption renvoie à la conduite d’une attaque sur l’adversaire alors qu’il s’apprête à passer à l’action (cas de l’attaque israélienne sur l’Égypte en 1967, par exemple) et renvoie, en droit, à la notion – contestée – d’autodéfense par anticipation. A contrario, la prévention renvoie à la conduite d’opéra-tions alors que l’adversaire potentiel ne représente encore aucune menace directe.(5) Roberta Wohlstetter, Pearl Harbor: Warning and Deci-sion, Stanford University Press, Stanford, 1962.(6) The 9/11 Commission Report, Final Report of the Na-tional Commission on Terrorist Attacks Upon the United States, W. W. Norton, New York, 2004.(7) John Keegan, Intelligence in War: Knowledge of the Enemy from Napoleon to Al-Qaeda, Alfred Knopf, New York, 2003. Voir aussi : John Keegan, Intelligence in War: The Value–and Limitations–of What the Military can Learn

about the Enemy, Vintage, New York, 2004.(8) Corentin Brustlein, La surprise stratégique. De la no-tion aux implications, Focus stratégique no 10, IFRI, Paris, octobre 2008.(9) Cf. Loch K. Johnson (dir.), Handbook of Intelligence Studies, Routledge, Londres, 2007. Plus largement, de nombreux travaux relevant des Intelligence studies ont été publiés par des chercheurs américains, britanniques ou néerlandais depuis plusieurs décennies. On peut re-gretter que le domaine soit insuffisamment investigué par les centres de recherche français.(10) Joseph Henrotin, La technologie militaire en question. Le cas américain, Economica, Paris, 2008.(11) Sur la base, notamment, de la perception américaine des pertes subies en Somalie en 1993 et de la prégnance de « l’effet CNN ».(12) Un point plus particulièrement développé par Pierre Hassner et Roland Marchal, Guerres et sociétés. État et violence après la Guerre froide, coll. « Recherches inter-nationales », Karthala, Paris, 2003.(13) Sur cette question, voir Natalie La Balme, Partir en guerre. Décideurs et politiques face aux opinions publiques, Autrement, Paris, 2002. Un des exemples de ce décalage est le traitement politique et médiatique de l’embuscade d’Uzbin, lorsque dix soldats français ont été tués par des talibans. Des sondages réalisés sur l’opinion publique avant et après l’embuscade n’ont pas montré de différence quant à son positionnement à l’égard de la nécessité de conduire la campagne afghane. « Plus ou moins de défense ? », Défense & Sécurité Internationale, no 47, avril 2009.(14) De 2001 aux attentats de Madrid, le gouvernement belge avait adopté une posture selon laquelle « aucune menace particulière » n’existait, partant sans doute du principe qu’aucune attaque majeure d’Al-Qaïda n’avait alors touché l’Europe. Concrètement, ce type de posture a induit une dissonance importante avec la vision plus large qu’avait le public (notamment au travers des médias) de la menace, mais aussi avec la connaissance qu’il avait des cibles potentielles et des activités de groupes extrémistes ou d’individus sur le territoire.(15) Pour une vue globale de la question : Stéphane Tail-lat, Histoire & Stratégie no 16 : La contre-insurrection au XXIe siècle, octobre-décembre 2013.

L’un des bus londoniens pris pour cible le 7 juillet 2007 : la preuve qu’aucun réseau de surveillance, aussi dense et aussi lié soit-il aux services de renseignement,

n’est une parade efficace à 100 % contre des attaques terroristes. (© D.R.)

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ANATOMIE DE LA RÉSILIENCE

L'exploitation de la résilience naturelle d'une société, et sa construction ou son renforcement, ne sont possibles qu'à condition d'en comprendre les ressorts. Certains acteurs politiques et sociétaux, certains facteurs pèsent plus particulièrement, de manière diverse selon la sociologie propre à chaque corps social.

Photo ci-contre :Exemple de résilience sociétale, une manifestation contre les attentats de l’ETA, en Espagne, en janvier 2000. C’est depuis les années 1980 que l’Espagne a vu émerger des mouvements de protestation contre la violence, également observés après les attentats de 2004. « Vous ne nous faites pas peur » est un slogan fréquemment entendu dans ces manifestations, au poids stratégique certain : il s’agit d’interdire à l’adversaire le gain psychologique espéré. (© D.R.)

II e PARTIE

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(045)

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SSi un consensus politique peut être facilement trouvé autour de la néces-sité de développer des moyens et des méthodes de lutte contre le terro-risme, leur nature et leur déploiement concret, au cœur de la société, pose problème. C’est d’autant plus le cas qu’une attention focalisée à outrance sur les seuls services de renseigne-ment/de sécurité ou les institutions juridiques reste insuffisante. Elle tend à ne pas prendre en compte le dyna-misme, propre à sa structure réticulée, de la société. Elle tend également à établir une barrière trop imperméable entre cette même société et ses insti-tutions de sécurité – soulevant ainsi la question de la déresponsabilisation des citoyens. Or la logique du terrorisme n’est pas la logique traditionnelle des conflits réguliers, où des systèmes de défense s’affrontent mutuellement. A contrario, la logique terroriste entend opposer un système de combat à la so-ciété-réseau, en dépassant l’obstacle que peuvent représenter les services de sécurité. La relation à la conflic-tualité est celle, par l’instillation de la peur, d’une prédation non seulement de la psyché collective, mais aussi de l’ensemble des psychés individuelles, y

compris d’ailleurs celles des membres des services de sécurité. Il importe, ici, de bien comprendre que la nature profonde du terrorisme est enracinée dans la nature profonde de la guerre ; à certains égards, même, il en constitue la forme la plus pure. La recherche d’influence sur les esprits est totale – avant, pendant et après l’acte – et ne tolère aucune forme de convention, comprise comme une compromission avec l’ennemi.

Cette notion d’ennemi est importante. En effet, les conflits contemporains, vus des cultures stratégiques occidentales, ont imposé la notion d’adversaire. Cette différence sémantique est tout sauf académique : il est possible de trouver un terrain de négociation entre des adversaires, même lorsqu’ils se sont combattus âprement. La violence même de ce combat, à certains égards, peut agir comme un facteur pouvant faciliter la mise en place de négocia-tions. Comparativement, l’ennemi doit être détruit, annihilé, anéanti. Aucune forme d’entente ne peut être enga-gée avec lui : face à ce que Carl von Clausewitz appelait le « tribunal de la force », l’un des deux doit être un perdant absolu et l’autre un gagnant

Photo ci-dessus :Des membres des Shebab somaliens

défilent. La définition de l’ennemi par les autorités politiques reste un élément fondamental de toute stratégie : est-il un groupe, une idéologie ? (© D.R.)

“ S’il est évident que chercher à empêcher des attentats d’être commis

doit rester l’essence de toute stratégie antiterroriste, on ne peut cependant

s’y limiter. „

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LES FORMES DE LA RÉSILIENCE

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absolu (1). Peu importe que les réseaux, à cet égard, soient démantelés après les attentats : pour un groupe terro-riste, le fait même d’avoir frappé est en soi perçu comme une victoire, en particulier lorsque les actions sont menées contre des États dispo-sant de moyens naturellement plus considérables. Dans un tel contexte, l’organisation d’un système antiter-roriste peut s’interpréter comme se déployant dans l’espace de la société-réseau et, surtout, dans le temps. Il s’agit ainsi d’utiliser les services de sécurité afin d’opérer une préemption sur la menace, avant sa concrétisation. Cependant, la cinématique du système antiterroriste ne s’arrête pas là. Dans l’hypothèse de la réalisation effective d’un attentat, la société doit encaisser l’attaque et subir ses effets.

LE RÔLE DE LA POLITIQUE

Il y a là une cinématique spécifique, qui serait comparable à celle d’une bouteille en plastique qui serait défor-mée par un choc et dont la structure ferait en sorte qu’elle reprenne ensuite sa forme. L’analogie s’arrête toutefois là. La « bouteille », en l’occurrence, est vivante : les sociétés s’autorégulent et leurs sous-systèmes réagissent de façon plus ou moins interdépendante (2). L’interaction de leurs composantes et des directions offertes par la politique est telle que, face un événement ter-roriste (ou, dans une moindre mesure, une catastrophe naturelle ou techno-logique), elles ne sont pas amorphes. Elles intériorisent l’action, l’assimilent et lui donnent une suite. La question, à ce stade, reste de savoir en quoi et comment l’assimilation de l’action va les transformer ou, à tout le moins, les affecter de façon durable. En tout état de cause, les caractéristiques propres des sociétés-réseaux ne peuvent pas être écartées de la conception et de la mise en place des systèmes antiterro-ristes. L’agencement de ces derniers pourrait être représenté suivant l’archi-tecture représentée sur le graphique ci-dessus.

LA RÉSILIENCE VIRTUELLE

La direction politique y joue un rôle originel, crucial et central. C’est à ce niveau que sont données les impulsions

nécessaires à la constitution des ser-vices de renseignement et de sécurité. Mais c’est également à ce niveau que sont décidées les orientations données au système, les priorités accordées à telle ou telle question (dans la gestion des services de renseignement ou des services de sécurité, compris au sens large (3)). Bien entendu, son rôle dans l’édiction du droit est tout aussi cen-tral, tout comme dans l’allocation de ressources humaines et financières nécessaires au fonctionnement de l’ensemble de l’architecture. Par ail-leurs et en conséquence, chaque acteur est lui-même une production politique, tout en défendant la sienne propre. Le système comme chacune de ses com-posantes doit donc prendre en compte les rivalités qui l’animent, qu’elles aient trait aux attributions de ressources ou qu’il s’agisse de phénomènes de concurrence entre les différents ser-vices. À certains égards d’ailleurs, ces formes de concurrence – le cas CIA-FBI en est exemplaire – ne sont pas systématiquement nuisibles. Dans un certain nombre de cas, la présence de plusieurs services de renseignement constitue une opportunité. Les déci-deurs politiques peuvent alors disposer d’une pluralité de points de vue sur des questions souvent complexes : la question, finalement, n’est pas tant de savoir si un risque existe ou non, dans

la mesure où un consensus peut être rapidement trouvé. La question devient nettement plus délicate à trancher lorsqu’il s’agit de savoir quel acteur conduira une attaque, et quand il le fera. En d’autres termes, une pluralité de services de renseignement garanti également que des contre-pouvoirs puissent aussi être mis en place.

Le politique joue aussi un rôle central dans la mise en place des institutions, voire des procédures, qui permettront aux renseignements de coopérer (ou d’interopérer) avec d’autres ser-vices de sécurité. Pour des services de pompiers, de protection civile ou médicaux, savoir qu’un attentat est en cours de préparation ou que le risque est élevé est une indication précieuse. Mais plus précieuses encore sont les informations touchant à la nature de cet attentat, dans la mesure où les réactions à adopter (et le matériel à mobiliser) face à un attentat chimique ou radiologique sont très différentes (4). La nécessité de boucler des péri-mètres dont la taille peut être très variable – toujours en fonction de la méthode et de l’armement utilisés par les groupes terroristes – est aussi une question importante. Surtout, de telles coopérations ne s’improvisent pas. La complexité des cultures, des relations et des procédures de chacun des acteurs est telle que rien n’est

Les piliers de l’antiterrorisme

RÉSILIENCE

SERVICES DE RENSEIGNEMENT DROIT

POLITIQUE

SÉCURITÉ ET DÉFENSE

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jamais définitivement acquis et que bon nombre de simulations, qu’elles se limitent à des exercices de poste de commandement (CPX : Command Post Exercices) ou des simulations in vivo (LIVEX : Live Exercices) sont nécessaires. Le domaine, crucial, est là aussi naturellement soumis aux lois clausewitziennes – et en particulier aux frictions et à l’incertitude.

Une simulation avait été organisée une semaine avant les attentats du 11 septembre – prévoyant la des-truction du poste de commandement de la FEMA (Federal Emergency Management Agency) – à laquelle participait le maire de la ville, Rudolf Giuliani. Elle a ainsi permis de valider un certain nombre de procédures et d’entraîner les personnels des ser-vices de secours, tout en permettant de dégager des leçons qui ont ensuite été mises à profit après les attaques. Cependant, bon nombre de pompiers et de policiers ont été tués dans l’ef-fondrement des tours, qui ne pouvait être précisément prévu. De même, des problèmes de communications radio ont été observés (des répétiteurs radio dans les tours ayant été détruits),

limitant la connectivité entre les pom-piers et la police (5). Les altérations du réseau radio n’ont pas permis de diffu-ser adéquatement l’ordre d’évacuation des tours par les pompiers, et, in fine, 343 hommes ont trouvé la mort (6). Par ailleurs, l’activation du poste de com-mandement de secours a pris trente minutes. On le comprendra donc, si le comportement des services de sécu-rité new-yorkais a été unanimement jugé comme efficace – notamment en vertu d’un entraînement et d’un équipement dont peu de services de secours de par le monde peuvent se prévaloir –, il est loin d’avoir été parfait. Or, comme en stratégie, la perfection ne peut pas être considérée comme un objectif systématiquement reproduc-tible. Historiquement rare quand bien même il en existerait une définition, elle se heurte systématiquement aux facteurs humains et à la complexité des sous-systèmes de la société-réseau.

LA RÉSILIENCE SPONTANÉE

Cette dernière, pour autant, offre également des facteurs d’efficience, au travers de la résilience. S’ils ne

sont pas sciemment intégrés aux stra-tégies antiterroristes, ils s’imposent naturellement à elles. La résilience s’exprime ici sous sa forme virtuelle, en ce qu’elle demeure en puissance dans tout groupe social, et en ce qu’elle découle de la dynamique propre de cette société. Concrètement, ses mani-festations, à ce stade, sont variées. Dans le cas new-yorkais, des pom-piers qui n’étaient pas en service ont accouru sur les lieux de l’attaque. De très nombreux pilotes de bateaux évoluant sur l’Hudson se sont dérou-tés, permettant d’évacuer un grand nombre de civils, qui a ensuite été estimé à un million. De très nombreux habitants se sont présentés spontané-ment dans les hôpitaux afin de donner leur sang ou de proposer leur aide. Ce type de réaction se produit fré-quemment et de façon proportionnelle à la gravité de l’incident. Lorsqu’un Airbus d’Air France est sorti de piste à Toronto, en 2005, des automobi-listes se sont rapidement arrêtés pour porter secours aux passagers éva-cuant l’appareil. Fréquemment, des mouvements spontanés se créent lors de catastrophes naturelles – trem-blements de terre, glissements de terrain, inondations – afin d’aider les secours. C’est une composante en soi de la résilience, montrant la reconfi-guration spontanée d’une partie de la société-réseau, qui cherche alors à se protéger elle-même.

Dans le cadre d’une stratégie anti-terroriste, de telles reconfigurations spontanées sont un atout dans la phase de secours (« recovery »), mais elles représentent aussi un problème potentiel. Dans un certain nombre de cas, les populations peuvent gêner les secours – qui doivent alors divertir des ressources humaines à leur encadre-ment. On comprendra donc sans peine que mettre en place une stratégie co-hérente impose de comprendre et de canaliser le phénomène pour en tirer un avantage. Cette résilience doit être d’autant plus encadrée qu’elle porte en elle les germes de débordements potentiels, nuisibles à la cohésion des sociétés. On peut ainsi interpréter les phénomènes de « muslim bashing » aux Pays-Bas (après l’assassinat de Theo Van Gogh), mais aussi en Nouvelle-Zélande (après les attentats de Londres) comme des formes de

Life goes on… La résilience est propre à toute entité humaine, qui ne se laisse pas abattre aussi facilement que cela, même par une puissance de feu écrasante. (© D.R.)

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réaction de la société au choc qu’elle vient de subir. La société se réappro-prierait sa propre sécurité en cherchant à chasser ce qu’elle perçoit comme les éléments fauteurs de troubles. Si l’on reprenait une métaphore propre à la physique, on pourrait ainsi dire qu’un attentat est source d’une énergie qui doit ensuite se transmettre dans la société pour être dispersée. Or cette énergie peut être source de réactions positives (la participation de la po-pulation aux opérations de recovery) comme négatives. Dans ce dernier cas, la réaction sociétale peut être durable : en plus de nombreux incidents tou-chant les populations musulmanes, on a observé une radicalisation de la progression de l’extrême droite aux Pays-Bas, de même qu’une véritable crise du modèle d’intégration et de vie néerlandais.

Ce sont autant de paramètres à prendre en ligne de compte, imposant, en retour, le soutien à des mesures et à des politiques qui ne sont pas nécessairement spécifiques, telles que l’enseignement ou l’information (7). En effet, dans une logique systémique, toute composante est naturellement touchée par un acte terroriste, mais aussi par les réactions qui le suivent. Toute stratégie antiterroriste, pour pou-voir aspirer à devenir une composante d’une stratégie véritablement intégrale,

doit dès lors intégrer la variété des effets induits par l’action adverse. Elle ne peut se limiter à prendre en considération la seule période précé-dant l’acte – par les enquêtes ou les interventions –, mais doit également investir la période en aval de l’atten-tat. C’est certes important du point de

vue des politiques de manœuvre de crise (8), mais ça l’est aussi en matière de cohérence stratégique. Il s’agit alors de prendre en considération les conséquences du terrorisme, en par-ticulier dans les domaines sociétal et psychologique – ceux où cherchent, précisément, à agir le terrorisme. De ce point de vue, la principale critique que l’on peut porter à l’égard des stratégies antiterroristes actuelles est qu’elles ne prennent pas en considération le fait qu’un attentat ne se limite pas à ses conséquences dans le domaine physique (9).

S’il est évident que chercher à em-pêcher des attentats d’être commis doit rester l’essence de toute stratégie antiterroriste, on ne peut cependant s’y limiter. Intégrer la résilience à ces stratégies, à cet égard, ne leur est absolument pas antinomique. Dans la postmodernité, nous rappelle Aymeric Bonnemaison, la question n’est pas de savoir s’il faut choisir entre le déve-loppement de telle composante ou de telle autre, mais bien de savoir quelles sont les composantes qui de-vront être agencées avec d’autres (10). C’est d’autant plus le cas qu’il s’agit ici de composer avec les caractéris-tiques intrinsèques du système, de le mettre en cohérence avec lui-même.

La résilience spontanée caractérise le réflexe, universel, d’entraide face à une situation de crise majeure. (© D.R.)

La phase de « recovery » est celle de la « remise en ordre », qui montre la combativité d’une société donnée. Elle s’appuie pour cela sur les entités locales – une dimension totalement passée sous silence dans les livres blancs français sur la défense. (© D.R.)

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Concrètement et à l’aune des ensei-gnements britanniques ou canadiens, les investissements nécessaires au développement de stratégies intégrant la résilience sont peu nombreux, se produisant essentiellement dans les domaines conceptuel et organisation-nel. Au-delà, la prise en compte de la résilience en antiterrorisme confirme une rationalité d’ordre sémiotique qui lui est propre.

Traditionnellement, la disposition de structures et d’une stratégie antiterro-riste lance un message à l’adversaire, indiquant qu’il trouvera une opposition à ses plans. Cette valeur sémiotique est cependant, on le comprendra, faible : elle n’induit pas de valeur dis-suasive face à un groupe déterminé. Cependant, l’inclusion des rationalités inhérentes à la résilience implique un renforcement de ce message, dès lors que la société-réseau n’est plus considérée comme une masse inerte :

• il ne s’agit plus seulement de dé-faire des services de renseignement, mais également de s’attaquer à des

sociétés qui ne sont plus uniquement considérées comme des masses mortes devant être psychologique-ment atteintes par les attaques. Au contraire, il s’agit de s’en prendre à une masse non seulement vivante, mais capable de se reconfigurer face aux coups. Dès lors, la capacité à la vaincre dans une confrontation impli-quant des volontés opposées décroît considérablement – sauf, nous l’avons vu, à s’en prendre massivement aux infrastructures critiques ;

• c’est précisément cette valeur propre à la société qui donne à la résilience une valeur dissuasive : le message sous-jacent n’est pas, comme dans la dissuasion nucléaire, « si vous frappez, vous serez atteint à mort par notre riposte » (dissuasion par repré-sailles), mais « si vous frappez, vous ne produirez pas les effets escomptés, votre action sera inutile » (dissuasion par interdiction). Cette valeur dissuasive est d’ailleurs reconnue dans la doctrine britannique, où la résilience est per-çue comme un système d’interdiction

de la victoire adverse. Bien évidem-ment, cette forme de dissuasion est incomparablement moins puissante que la nucléaire : cette dernière couple une volonté politique et une somme de procédures techniques incluant la conception d’armes et de vecteurs efficients. Comparativement, la valeur dissuasive de la résilience repose sur des réactions sur le plan sociétal qui n’ont pas la rigueur technicienne ni l’amplitude de la riposte nucléaire. Si sa crédibilité – cette dernière constituant la pierre d’angle de toute dissuasion – peut être considérée comme inférieure, elle relève surtout d’une nature différente. Comparaison n’est donc pas raison, les ressorts sur lesquels ces deux formes de dissuasion s’appuient relevant de catégories différentes.

Notes(1) À cet égard, on notera d’ailleurs que, dans les études stratégiques, le terme « ennemi » est nettement plus ré-pandu dans les travaux portant sur la tactique que dans ceux traitant des niveaux stratégique et politique. Niveau d’engagement basique des forces, la tactique implique, presque ontologiquement dans nos cultures stratégiques marquées par l’engagement décisif, l’affrontement direct, l’application du feu et, donc, la mort.(2) C’est là un grand apport des suites données aux théories systémiques que de montrer le rôle joué par les facteurs culturels et humains, au-delà d’une focalisation excessive sur les structures.(3) Soit les armées et les services de police, mais éga-lement les services d’incendie, la protection civile ou les soins de santé.(4) Elles le sont d’autant plus que la nature des seuls agents chimiques impose des formes de réactions elles-mêmes différenciées. L’isolation du type de toxique uti-lisé est la première des tâches, mais sa réalisation peut prendre un temps variable. Or, en la matière, tout délai est susceptible d’accroître le nombre de victimes.(5)  Eric  Lipton  et  James Glanz,  « Ground  Zero:  Firefi-ghting; 9/11 Inspires Call to Review Response Plan For Crises », The New York Times, 23 janvier 2002.(6) L’ordre avait été donné aux pompiers dans la tour nord lorsque la tour sud s’était effondrée. La tour nord s’est effondrée 29 minutes après la tour sud.(7) Pour reprendre l’exemple du « muslim bashing », il est évident qu’on ne peut rendre ceux que l’on pense être des musulmans ou une communauté dans son ensemble res-ponsables d’actes sans aucun doute commis par des élé-ments qui restent isolés (5 % de radicaux, dont une frac-tion seulement passera à l’acte). Aux Pays-Bas, nombre de personnes attaquées ou invectivées après l’assassinat de Theo Van Gogh l’ont essentiellement été en raison de leur couleur de peau.(8) Nous préférons ce terme à celui de gestion de crise. Comme le souligne bien Hervé Coutau-Bégarie, on ne gère que ce que l’on souhaite voire croître.(9) De ce point de vue, la principale « unité comptable » utilisée dans l’évaluation de l’efficacité d’un acte terroriste – le nombre de morts et de blessés – est fondamenta-lement  insuffisante,  son  utilisation  à  tout  crin  biaisant les analyses. Cf. André Dumoulin et Joseph Henrotin, « L’idéologie des chiffres », La Libre Belgique, 4 mai 2006.(10) Aymeric Bonnemaison et Tanguy Struye de Swie-lande, « Le “mobile ontologique” et politique de la guerre irrégulière », Stratégique, no 93-94-95-96, mai 2009.

Un exemple de résilience spontanée : un Américain d’origine hispanique brandit une pancarte « Unis nous restons aussi » à la suite des attaques du 11 septembre. De la cohésion

sociale comme facteur stratégique dans les sociétés postmodernes… (© D.R.)

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LLa dissuasion antiterroriste par le biais de la résilience est donc impar-faite (si tant est qu’il soit possible de définir une dissuasion parfaite). Jouant dans le domaine psycho-moral, sa modélisation s’avère complexe et son évaluation reste difficile – même si des modèles, nous le verrons plus loin, peuvent être définis. Mais, à tout le moins, elle constitue, sur le plan opérationnel-stratégique de la lutte contre le terrorisme un objectif que l’on pourrait qualifier d’asymptotique : si on peut l’approcher, il n’est jamais totalement atteint. De ce fait, la rési-lience est toujours relative. Comme tout objet stratégique, il trouve une contre-mesure : la guerre est affaire de duel et ce que Vincent Desportes appelle la « loi du contournement » s’y applique également et naturelle-ment (1). Plusieurs facteurs parasitent, en permanence, la résilience virtuelle des sociétés :

• la succession des atteintes à la cohésion nationale, qui agit de façon attritionnelle, rongeant la cohésion des systèmes socio-nationaux, disten-dant les liens sociaux. L’émergence du communautarisme, de ce point de vue, soulève de sérieuses questions

en ce qui concerne la résilience ;• des stratégies de guerre média-

tique et de l’information, qui influent sur la capacité de résilience d’une société, notamment lorsque les in-formations ne sont pas remises en perspective (2) ;

• l’obsession des niveaux politique et médiatique – et, dans une moindre mesure, des opinions publiques – à réduire constamment le nombre de morts ;

• notre rapport même à la mort, le « désenchantement du monde » et la question de l’émergence d’une culture axée sur la satisfaction immédiate s’opposant aux rationalités animant nombre de groupes terroristes ;

• l’obsession pour une efficacité reine qui se traduirait par des pro-cessus, en tous points de la société, débarrassés de toute friction et une recherche (aussi effrénée qu’illusoire) de la certitude qui sont, naturelle-ment, incompatibles avec la nature même de l’art de la guerre.

La résilience virtuelle, de ce point de vue, constitue un apport certes utile, mais qui ne constitue guère que la toile de fond sur laquelle s’im-planteront et agiront les systèmes

Photo ci-dessus :Les milices « Sons of Iraq » ont été l’une

des clés de sortie de crise dans la province irakienne d’Anbar, en 2007. Si le modèle n’est pas nécessairement reproductible, il constitue aussi l’une des formes de « reconquête » par les locaux de leur sécurité et de leur gouvernance.

Une évolution qui permet d’éviter les phénomènes de « guérilla accidentelle » analysés par David Kilcullen. (© DoD)

“ La nature même de l’acte terroriste impose la

surprise et cette dernière est un facteur de relativisation

des résiliences virtuelles. „

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LES LIMITES DE LA RÉSILIENCE VIRTUELLE

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antiterroristes. Si elle interagit avec ces derniers, elle n’est absolument pas une « solution miracle » et encore moins un alibi pour une réduction du volume et de la qualité des services de renseignement et de sécurité. Si son apport est précieux, il ne doit pas être surestimé. Il constitue une prise en compte de la cible visée par les groupes terroristes, et associe à sa propre sécurité une société qui, à certains égards, en avait été coupée par la prolifération des services et l’instauration de procédures établis-sant une segmentation claire entre « sécurisants » et « sécurisés ». Si une telle perception est relativement adap-tée dans la lutte contre la criminalité (ce qui doit d’emblée être nuancé (3)), elle peut être considérée comme défi-citaire et inadaptée face à l’adversaire terroriste. Le délinquant ou le criminel ont des objectifs limités dans le temps, l’espace, les ambitions et son échelle d’action est individuelle. Le terroriste est tout autre. Il cherche à marquer les esprits dans le temps et l’espace et ses ambitions, parce qu’elles peuvent être mythiques, sont illimitées. Son échelle d’action est évidemment politique. Mais, on le comprendra, la résilience, dans la forme virtuelle que nous avons analysée jusqu’ici, est aussi une résilience brute : si elle permet d’encaisser les coups portés, elle ne permet pas totalement de les anticiper.

LE RÔLE DE LA SURPRISE COMME FACTEUR DE RELATIVITÉ

DE LA RÉSILIENCE

Or la question est particulièrement importante. En effet, une bonne partie du choc causé par les attentats, que ce soit dans les sociétés comme sur les individus – et qui est l’une des causes des risques de disruption –, provient de l’effet de surprise causé par l’attaque. C’est la surprise qui génère des réactions inadaptées face à une situation de crise, que ce soit au niveau politique comme à celui des individus. Sans aucune préparation de la population à la possibilité d’un tel choc, elle démultiplie ainsi les effets de l’attaque. C’est là la principale des limites de la résilience virtuelle : elle doit s’intégrer à un environnement international dominé par l’incertitude

et des mouvements perpétuels. Nos sociétés ne peuvent être déconnectées de l’environnement international – au contraire, elles ne constituent que des sous-systèmes d’un système global (4). Or la recherche de l’imposition de la surprise tactique par l’adversaire à nos « sociétés-réseaux » est l’une des constantes du terrorisme, voire l’un de ses principaux marqueurs. Il

s’agit bien ici de surprise tactique et non de surprise stratégique, histori-quement rare et dont les effets de la réalisation dépassent de loin la seule possibilité d’attaques terroristes (5). Comprendre comment est ressentie – et amortie – la surprise reste déli-cat. Le phénomène est paradoxal : l’expérience tend ainsi à montrer qu’elle ne dépend pas de l’intensité

Un exemple de résilience construite : la préparation des populations civiles à la guerre aéro-chimique, en 1932

« […] L’article 171 du traité de Versailles du 28 juin 1919, le traité de Washington du 6 février 1922, le Protocole de Genève de 1925 ont condamné, il est vrai, la guerre chimique, au même titre que la guerre biologique. Ces actes officiels donnent-ils à l’humanité des garanties suffisantes ? L’histoire d’un certain “chiffon de papier” ne peut que nous laisser sceptiques. Le principe de la terreur, qui précipite les événements et engendre les soumissions les plus absolues a été, et sera certainement encore, dans l’avenir, la loi cruciale de la guerre telle que l’a définie von Bernardi.C’est pourquoi, malgré les stipulations des traités, il faut prévoir que, tel un sinistre phénix, la guerre chimique renaîtra de ses cendres. Vouloir supprimer les gaz toxiques de l’arsenal d’après-guerre est une dangereuse utopie, car en cette matière, il est impossible de revenir en arrière. Toute découverte qui dans l’un ou l’autre domaine confère une supériorité à l’un des belligérants doit être immédiatement compensée chez l’adversaire par une acquisition égale ou supérieure.Or, l’arme chimique constitue un moyen de choix. Son pouvoir agressif est supérieur à tout autre moyen balistique. Plus que les projectiles d’artillerie ou de mousqueterie, elle fait fondre les effectifs, encombre les hôpitaux de l’intérieur et, fait grave, prolonge ses effets en rendant pendant longtemps des zones de terrains, souvent très étendus, totalement inoccupables.D’autre part, la science aéronautique, progressant à pas de géant, perfectionne les appareils, en fait de véritables vaisseaux aériens susceptibles de porter à longue distance des tonnes d’explosifs et de produits toxiques […] Il faut donc que la population civile, dont le rôle ne sera pas loin d’être aussi important que celui de l’armée, soit instruite de ses devoirs, connaisse la ligne de conduite à suivre, soit préparée à son rôle […] La sécurité des popu-lations civiles, si elle dépend pour une part des pouvoirs publics, dépend peut-être plus encore de la connaissance que chaque individu doit avoir des dangers qu’il peut courir et des moyens d’y parer. »Et le document d’ajouter, en conclusion, que « la guerre aéro-chimique paraît inévi-table et il semble malheureusement trop certain qu’il ne sera guère fait de distinction entre les combattants et la population civile habitant les centres intéressant à un point de vue quelconque la défense nationale. Dans ces conditions, il importe de tenter d’en réduire les désastreux ravages au minimum ».

Source : Union civique belge, Commission « anti-gaz », Protection de la population civile contre les gaz de combat. Instructions pour moniteurs et chefs de famille, Bruxelles, 1932, p. 5-6 et 52.

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du choc infligé par l’adversaire, mais bien de la préparation aux attaques. L’expérience britannique des guerres mondiales, à cet égard, est exemplaire de ce paradoxe. C’est en 1917 que l’Allemagne a effectué ses premières frappes aériennes sur la Grande-Bretagne et, particulièrement, sur Londres. Les résultats furent mitigés. Au total, 27 raids ont été conduits, faisant perdre 61 bombardiers à l’Alle-magne. Moins de 85 tonnes de bombes ont été larguées, causant 835 morts et 1 990 blessés. Ces attaques ont toutefois causé une panique indicible, de nombreux ouvriers refusant de se rendre à leur travail de peur d’être atteints par les raids. Protégés par les mers, la Grande-Bretagne et les Britanniques n’avaient jamais envi-sagé la possibilité d’être attaqués par la voie des airs – les bombardements allemands ont induit une véritable ré-volution dans la perception qu’avaient les Britanniques de la vulnérabilité de leur pays. Cela a conduit de nombreux commentateurs et analystes (à com-mencer par Giulio Douhet) à estimer que la puissance aérienne était en mesure de « casser » le moral des populations, mais aussi à extrapoler

des scénarios d’emploi qui se révéle-ront faux. Durant les années 1920 et 1930, la croyance d’un emploi massif d’armes chimiques au cours de raids pratiquement continuels contre les

populations était largement répan-due, une proposition exprimée par exemple par un auteur comme William Sherman (6). Dans les années 1930, les services de protection civile de plusieurs États distribuaient ainsi des livrets aux pères de famille leur indiquant les mesures à adopter en cas d’attaque.

Les raids de la Première Guerre mondiale avaient été de loin infé-rieurs en intensité et en efficacité à ceux menés durant la Seconde Guerre mondiale (7). Du 7 septembre au 10 mai 1941, Londres fut atteinte par des raids de plusieurs centaines d’appa-reils, et ce à 76 reprises (8). Ils ont causé la mort de plus de 21 000 Londoniens (43 000 Britanniques durant la même période), et fait un million de blessés. Au total, plus d’un million d’habita-tions ont été détruites. Les quantités de munitions larguées étaient incom-parablement plus importantes que durant la Première Guerre mon-diale, s’établissant à 13 000 tonnes de bombes explosives et un million de bombes incendiaires. In fine, la campagne avait été conçue par Göring comme devant obtenir une disruption du moral des Britanniques et, ultime-ment, les forcer à se soulever contre leurs autorités politiques, qui auraient été obligées de cesser les hostilités (9).

« L’ISIS, pas en mon nom » : des jeunes filles cherchent à montrer qu’il existe une distinction entre islam et djihadisme. En ligne de mire : conserver la cohésion sociale. (© D.R.)

Le fait que plus aucun attentat majeur n’ait touché l’Europe depuis 2005 ne doit pas faire illusion : le terrorisme reste une menace majeure. (© DoD)

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Reste, cependant, que cette stratégie n’a pas abouti au résultat escompté : en dépit d’actions bien plus violentes qu’en 1917, la résilience britannique avait tendance à augmenter. Deux raisons peuvent l’expliquer :

• d’une part, les planificateurs de la défense civile avaient suivi des débats stratégiques largement relayés dans la presse quotidienne et estimaient que les raids allemands non seulement se produiraient, mais seraient également particulièrement violents, en dépit de l’action défensive de la Royal Air Force. En conséquence, de nombreux abris ont été construits, et de nombreuses personnes ont été déplacées vers les campagnes, réduisant la probabilité qu’elles soient touchées ;

• d’autre part, les Britanniques ont expérimenté ce que nous quali-fierons dans la suite de cet ouvrage de « résilience construite ». Si l’on évoque fréquemment le « flegme » pour expliquer la réaction particu-lièrement digne d’une population qui, au demeurant, s’appliquait aussi dans la défense civile et l’aide aux services de sécurité, l’explication est insuffi-sante. En 1917, la population ne s’est pas montrée aussi « flegmatique ». En revanche, la perception d’un fort risque d’attaques aériennes massives utilisant l’armement chimique (voir focus p. 53) a joué un rôle de prépa-ration des esprits. Là aussi, le fait que la presse couvre à l’époque largement les questions militaires a constitué un levier de préparation.

RÉSILIENCE CONSTRUITE : LE CAS FRANÇAIS

Au vra i , ce t te « rés i l ience construite » est complexe à cerner. Si les Britanniques ont été préparés aux attaques de 1940 par la diffusion des débats stratégiques, les formes que peut prendre cette préparation, comme son efficacité, varient dans le temps et dans l’espace. Elle pose également la question de la mesure de son efficacité ou encore celle de son contrôle, voire de son instrumen-talisation – y compris en démocratie. Cependant, et nous y reviendrons plus loin, l’information y joue un rôle déter-minant, sous des formes variées – à l’instar des débats britanniques des années 1920 et 1930 – et comprenant

aussi bien les débats propres à la société civile et les informations en provenance des médias traditionnels comme non traditionnels que la com-munication de crise menée par les États. Le fait d’avoir eu à subir des campagnes terroristes tend aussi à

jouer un rôle préparatoire, utile dans une résilience construite (10). En réa-lité, c’est précisément cette même résilience construite qui peut être considérée comme la plus intéres-sante dans le cadre d’une stratégie intégrale et d’une architecture de

L'Y1B-9, fruit des conceptions de la puissance aérienne dans les années 1920-1930. À l’époque, les débats stratégiques étaient largement diffusés dans la presse : personne n’ignorait que la prochaine guerre aurait une dimension

aérienne et viserait les populations civiles. (© US Air Force)

Si la menace d’un attentat utilisant des armes nucléaires, chimiques ou biologiques est moindre que celle d’un attentat utilisant des explosifs

classiques, s’y entraîner reste plus que nécessaire. (© DoD)

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défense antiterroriste intégrée. La nature même de l’acte terroriste impose la surprise et cette dernière est un facteur de relativisation des résiliences virtuelles. Dans un tel contexte, la préparation en amont de l’acte « traumatisant » tend à être considérée comme plus efficiente. Dès lors se pose également la question de ce que l’on qualifie concrètement de

« résilience », au niveau de sa mise en œuvre, dans le cas d’un pays tel que la France, qui l’a officiellement adoptée, comme le Royaume-Uni. Ainsi, la Commission du livre blanc sur la défense et la sécurité intérieure indiquait en 2008 que « la résilience se définit comme la volonté et la capacité d’un pays, de la société et des pouvoirs publics à résister aux

conséquences d’événements graves, puis à rétablir rapidement leur fonc-tionnement normal, à tout le moins dans des conditions socialement acceptables […] (11) ».

À cette définition minimaliste – nous avons vu que la résilience renvoyait plus aux caractéristiques propres d’un système qu’à une volonté – s’ajoute une série de précisions ambiguës, qui restreignent d’emblée la portée du concept : « La résilience n’est pas équivalente de la “sécurisation du fonctionnement de l’État”, entendue comme la réduction de ses vulnéra-bilités, l’accroissement de sa capacité à restaurer son fonctionnement et le soutien du moral de la population. La résilience a une dimension sociale qui implique non seulement l’État et, plus généralement, les pouvoirs publics, mais encore les acteurs de la société civile. En un mot, la sécu-risation du fonctionnement de l’État est une composante nécessaire de la résilience, mais celle-ci ne s’y ré-sume pas. La résilience est à la fois un objectif (pour les administrations de l’État) et un État (pour la société au sens large). Face à des risques de grande ampleur, l’infrastructure économique française demeure extrê-mement vulnérable. (12) »

Le rôle de la population, à cet égard, semble limité par la vision proposée, axée sur des aspects économiques certes importants, mais qui ne consti-tuent qu’une partie d’un tout plus large. En ce sens, la proposition selon laquelle « la résilience suppose aussi d’organiser la coopération entre l’État et les collectivités territoriales, pour la complémentarité des moyens, et entre l’État et les entreprises pri-vées dans les secteurs stratégiques (énergie, communication, santé, alimentation) (13) » nous semble ren-voyer plus à des notions telles que la « continuité du gouvernement » (le COG – Continuity of Governement – américain) ou la sécurité économique qu’à la théorie de la résilience elle-même. Il faut également constater que la vision proposée par le livre blanc est, en matière de relation entre résilience et sécurité économique ou des infrastructures, particulièrement large. Si des « secteurs d’activités d’importance vitale » ont été définis, l’on peut s’interroger sur la possibilité

Exercice de combat urbain pour ce légionnaire du 2e REI. La capacité d’une armée à maintenir un haut niveau de moral a toujours été soulignée comme un élément

déterminant, au plus haut point, de son efficacité opérationnelle. Les nouvelles conditions de l’art de la guerre imposent qu’il en soit de même dans les sociétés civiles. (© D.R.)

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de les maintenir tous fonctionnels en cas de crise grave (14). La notion d’infrastructure critique n’est évoquée que deux fois, pour indiquer qu’elles sont « nombreuses (15) » et pour les englober dans les « secteurs d’activité d’importance vitale ».

En matière de communication, la vision proposée est réactive plus que proactive. Si le rôle de l’information est reconnu, elle ne fait que suivre les événements, mais ne les anticipe pas : « La gestion d’une crise majeure impose, en tout premier lieu, de pré-server le capital de confiance de la population envers les pouvoirs publics. Le silence de la puissance publique, la rétention d’informations, l’image donnée de l’improvisation et de la dispersion en matière de communi-cation, la fourniture d’argumentaires exclusivement défensifs alimentent toujours une anxiété, inévitable-ment répercutée et amplifiée par les médias. La communication qui accom-pagne les attaques terroristes, comme les grandes calamités naturelles ou industrielles, laisse des traces pro-fondes et durables dans la mémoire collective, du fait du stress dans lequel

sont vécus les événements. La pre-mière qualification d’un événement mettant en cause la continuité de la vie collective est donc un moment essentiel et doit être le fait du res-ponsable principal de la gestion de

la crise. Il faut ensuite, rapidement, informer les citoyens sur la réalité de cet événement, sur les conduites à tenir, sur les objectifs de l’action publique et la manière dont ils peuvent en favoriser la réalisation. Dans ce but, deux niveaux doivent être clairement distingués dans la communication gouvernementale :

– le niveau politique et stratégique de la communication générale ;

– le niveau des acteurs de terrain.L’alerte et l’information de la popula-

tion, comme la communication, seront placées au centre du processus de gestion de crise (16) ».

S’ensuivent des considérations sur la modernisation des systèmes d’alerte et de communication, la pla-nification et la professionnalisation de la communication de crise. Les aspects inhérents à la communication en amont ne sont guère traités, si ce n’est par la mise en place de plates-formes Internet et téléphoniques ou le renforcement du rôle des élus locaux. La relation aux médias est également abordée, en amont, mais, surtout, dans le courant des crises. In fine, l’on peut considérer que la conception française de la résilience peut être déficitaire sur certains points, notamment l’influence de la cohésion nationale sur la rési-lience (qui peut sembler ténue alors qu’elle constitue un enjeu majeur) ou le rôle des populations elles-mêmes,

Le site « Nous n’avons pas peur », mis en place au Royaume-Uni après les attentats de Londres, recense des milliers de photos de personnes démontrant leur refus de la peur à la suite des attaques de 2005. Derrière l’acte symbolique,

il y a également une rationalité stratégique : interdire au maximum à l’adversaire les gains psychologiques découlant de son attaque. (© D.R.)

La communication de crise est importante, mais elle ne saurait à elle seule définir la résilience : elle intervient tout simplement après les événements

alors qu’une bonne résilience se favorise auparavant. (© DoD)

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qui semble se heurter à un défaut de conceptualisation. On peut, à cet égard, s’interroger sur la conception française de relation à l’État, où la centralisation joue toujours un rôle important, en dépit d’une tendance à la décentralisation administrative. Toutefois, cette conception a le mérite d’exister – ce qui existe est aussi sus-ceptible d’être amélioré –, mais, de plus, elle est relativement complète, abordant la majeure partie des élé-ments constitutifs d’une résilience, que nous allons à présent explorer plus avant.

Notes(1) Vincent Desportes, La guerre probable. Penser autrement, coll. « Stratégies et doctrines », Economica, Paris, 2007.(2) Une question particulièrement importante sur laquelle nous reviendrons dans les chapitres suivants.(3) Si les droits européens mettent en évidence le fait que l’on ne peut faire justice soi-même, les citoyens ont obligation de porter assistance à des personnes en dan-ger. Ce qui soulève la question, éminemment complexe, du rapport du citoyen à sa propre sécurité, mais aussi

d’une certaine infantilisation dans laquelle des États-na-tions surpuissants d’un point de vue sécuritaire auraient pu le placer. En effet, la prolifération des réseaux de sur-veillance n’est pas sans aggraver les risques d’atteinte à la liberté individuelle, et ce, au moment même où le rôle des États tend à s’affaiblir. Si l’on peut considérer que les mesures « sécuritaires » ou « ultra-sécuritaires » sont une tentative de reprise de contrôle de l’État sur sa population (ce qui est en soi discutable), force est de constater qu’elle n’aboutit qu’à approfondir le fossé sépa-rant « sécurisants » et « sécurisés ».(4) Alors pourtant que les logiques de sécurité inté-rieure défendues en Europe poursuivent un objectif de cloisonnement de nos sociétés en regard de l’interna-tional. D’un point de vue stratégique, c’est à la fois une erreur (en vertu de l’inclusion de nos sociétés dans une scène internationale complexe), mais aussi une illusion : contrôler chaque déplacement entre les États s’est avéré impossible, même pour les États totalitaires. D’un point de vue politique, il est évident que saborder des modèles de sociétés que l’on défend au motif que celles-ci sont menacées est improductif.(5) Ce qui fera dire à un commentateur facétieux qu’il s’agissait moins de gérer une « surprise stratégique » qu’une « glandouille stratégique » : très souvent, les ser-vices de renseignement ont conscience d’un problème donné, mais le politique faillit à trouver des solutions optimales à temps. Et de préciser, par exemple, qu’un Iran doté de l’arme nucléaire n’aurait rien d’une surprise dès lors que la littérature envisage sérieusement cette hypothèse depuis plus de… quinze ans.

(6) W. Sherman était toutefois partisan de la conduite d’attaques sur le tissu industriel plus que sur les centres de population. Toutefois, de nombreuses industries étaient situées dans des centres urbains ou à proximité. Sur cette question, voir Serge Gadal, La guerre aérienne vue par William Sherman, coll. « Bibliothèque straté-gique », ISC/Economica, Paris, 2006.(7) Lee Kennett, A History of Strategic Bombing, Charles Scribner’s Sons, New York, 1982.(8) Et ce, de façon presque continue, les raids n’étant interrompus que dans la nuit du 2 novembre, du fait de conditions météorologiques défavorables.(9) Un schéma d’ailleurs à nouveau utilisé comme ratio-nalité sous-tendant les attaques de V-1 et de V-2.(10) Nous y reviendrons dans la partie suivante.(11) Ministère de la Défense, « Un concept nouvea : la résilience », fiche no 2.2, http://archives.livreblancdefen-seetsecurite.gouv.fr/2008/IMG/pdf/02.2-Unconceptnou-veau-laresilience.pdf.(12) Ibidem.(13) Défense et Sécurité nationale. Le Livre blanc, Paris, 2008, p. 64 ; http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/084000341/0000.pdf(14) Ibid.,  p.  187.  Ils  ont  été  définis  par  l’arrêté  du 2 juin 2006 et comprennent : « Activités civiles de l’État – Activités judiciaires – Activités militaires de l’État – Ali-mentation – Communications électroniques, audiovisuel et information – Énergie – Espace et recherche – Finances – Gestion de l’eau – Industrie – Santé – Transports ».(15) Op. cit., p. 260.(16) Op. cit., p. 188.

Des membres des services de sécurité et des civils portent assistance aux victimes des attentats de Boston. La société existe au-delà de l’État, qui n’est pas le seul facteur de résilience – il en est peut-être même le plus faible. (© D.R.)

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LLes formes virtuelle et construite de la résilience entretiennent entre elles des rapports complexes. Chaque société est le fruit d’évolutions complexes et, dans la longue durée historique, discerner ce qui relève du virtuel et du construit tend à devenir plus difficile. L’histoire espa-gnole montre ainsi une certaine forme d’« entraînement » à l’encaissement d’actes terroristes, l’ETA ayant mené ses premières actions violentes depuis la fin des années 1960, qui s’ajoute et se combine à la résilience propre de la société espagnole en tant que groupe so-cial (1). La fréquence des attentats – qu’il s’agisse d’assassinats de personnalités liées à l’État espagnol ou d’attaques menées sur les infrastructures –, mais aussi l’action des GAL (2), ont, en quelque sorte, habitué la population à la violence terroriste. Pour autant, les Espagnols ne l’ont pas nécessairement acceptée : dès 1986 a été créée l’association Gesto por la Paz, qui organisait des démonstra-tions silencieuses après tout acte violent, qu’il soit du fait de l’ETA ou des GAL – y compris dans les années 1990 et 2000 (3). Après les attentats de 2004 à Madrid, la réaction de la population fut similaire, avec de grandes marches silencieuses d’indignation. La filiation existant entre

ces réactions est importante, car elle constitue à la fois une continuité histo-rique – en dépit des différences entre ces attaques et celles effectuées par l’ETA ou les GAL –, mais aussi une démons-tration de résilience en soi. Pour prendre une métaphore renvoyant à la physique, l’énergie encaissée par la population du fait des attaques a été reconvertie au travers de ces manifestations. En ce sens, la réaction des Madrilènes peut être considérée comme un succès pour la résilience. Il n’en demeure pas moins que, pour le gouvernement espagnol de José Maria Aznar, les attentats ont été fatals, de sorte que, pour plusieurs commentateurs, la résilience espagnole s’est montrée déficiente.

LES FORMES DE LA RÉSILIENCE

Ce paradoxe n’est toutefois qu’appa-rent. Phénomène social, la résilience peut être considérée sous différents prismes. Complexe, elle ne peut s’appré-hender que dans des variations qui sont d’autant plus subtiles que la façon dont nous considérons nos sociétés a consi-dérablement évolué. De plus en plus fréquemment, les notions d’« État » et de « nation », classiquement associées

Photo ci-dessus :Les pompiers terminent d’éteindre l’incendie

du Pentagone après qu’un B-757 l’a atteint, le 11 septembre 2001. La variable

« confiance » est essentielle dans une résilience construite comme une communication de crise : les pompiers, médecins de famille

et forces armées sont essentiels, parce que recueillant plus de confiance que les médias ou le niveau politique. (© DoD)

“ Phénomène dynamique, la résilience en tant que construction se nourrit

aussi de l’environnement sociétal. „

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FACTEURS ET ACTEURS

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par la science politique depuis le traité de Westphalie de 1648, tendent à se disjoindre. L’État tend à devenir un « opé-rateur régulateur » de la société, mais n’entretient plus la relation symbiotique qu’il avait avec elle. Il est ainsi sympto-matique de voir s’infiltrer dans le langage administratif des notions développées au sein de l’entreprise (4). L’État n’est alors plus « au-dessus de la mêlée », il n’est plus qu’un acteur comme les autres. Il en résulte un découplage entre les relations qu’entretiennent les individus à la fois à la société, mais aussi à l’État et qui peut se traduire par une segmentation des formes de résilience, qu’elle soit virtuelle ou construite :

• la première forme est individuelle et renvoie essentiellement à la psycho-logie. Nous la citons ici pour mémoire,

bien que la question soit importante et qu’elle ait fait l’objet d’un traitement spécifique par ailleurs (5). Elle touche cependant essentiellement les victimes directes des actes de terrorisme, certes trop nombreuses, mais infiniment moins que les victimes indirectes ;

• la deuxième forme est sociétale. Elle touche à la cohésion de la société, à son évolution historique, mais aussi à la façon dont elle sera ou non affectée par les attentats. Il s’agit ainsi de comprendre en quoi un acte terroriste serait ou non en mesure d’affecter sa culture propre, son rapport à la mort, à la conflictua-lité, aux faits religieux et spirituels, au « vivre ensemble » ou encore à l’inté-gration et à l’immigration. La question touche également à l’émergence puis à la construction d’une thématique de

l’« adversaire » ou de l’« ennemi » ;• la troisième forme est politique et se

joue à deux niveaux. Premièrement, il s’agit d’examiner quel peut être l’impact sur les représentations sociétales de la politique et, corrélativement, en quoi un acte terroriste peut changer, par exemple, le résultat d’une élection ou participer de la légitimation de chan-gements, plus ou moins importants, de régime politique (en justifiant un abandon de la démocratie ou en impliquant un renforcement des mesures sécuritaires, au risque de limiter les libertés indivi-duelles). Deuxièmement, il s’agit de voir en quoi les décideurs politiques sont ou non influencés par les attentats dans leurs prises de décision. Concrètement, il s’agit alors de mesurer la capacité d’un attentat à causer les effets politiques attendus par les commanditaires.

VARIABILITÉ ET INTERDÉPENDANCE DES FORMES DE RÉSILIENCE

De prime abord, il nous faut remarquer que cette catégorisation est idéale-ty-pique, son schématisme étant en soi et naturellement réducteur. Lorsqu’un attentat se produit, il est évident que les trois formes de résilience sont mobilisées à un titre ou à un autre. Dans le cas de la guerre civile au Sri Lanka, les très nom-breux attentats-suicides ont renforcé la cohésion des Sri-Lankais sans remettre fondamentalement en question le régime politique de Colombo, ainsi que le rôle de l’armée, perçue comme plus déter-minée à mettre un terme aux opérations tamoules. Fondamentalement toutefois, la perception de la population à l’égard de ses dirigeants politiques n’a jamais été faite d’un haut degré de confiance (6). Dans le cas espagnol, il apparaît évident que la résilience sociétale a été importante, contrairement à la résilience politique. La grande erreur du gouvernement Aznar, à cet égard, a été de vouloir découpler l’engagement espagnol en Irak des atten-tats de Madrid, mentant sciemment à la population. Corrélativement, l’adversaire avait compris qu’il pouvait se servir de la désapprobation d’une partie de l’opi-nion publique à l’égard de l’engagement en Irak comme d’un levier permettant l’éviction de l’Espagne de la région. Plus que la résilience sociétale espagnole, c’est sa résilience politique qui a donc été activée et, dans une certaine mesure, qui a été ciblée, par l’adversaire.

La résilience est-elle applicable aux armées ?

Si l’on peut considérer que la résilience s’applique à tout groupe humain et donc aux armées, l’on peut aussi considérer que les armées se doivent d’être, naturellement, résilientes face à l’adversaire. Pour toute force entrant au contact, l’attrition implique naturellement, lorsqu’elle est subie, de poursuivre le combat tout en encaissant une réduction des effectifs, des munitions et du moral. Et ce, jusqu’à un point signifiant la mise hors de combat. L’attrition est l’une des composantes naturelles de l’art de la guerre ; elle découle de l’altérité dans le duel et souligne la relation de « partenaire-adver-saire » des belligérants. Y affecter une valeur de résilience alors que cette dernière a été conçue pour faire face à l’implication des sociétés civiles épargnées par les conditions contemporaines de la guerre (et donc, en somme, pour lui faire accepter l’attrition imposée par le terrorisme) apparaît naturellement comme problématique. Dans cette optique, parler de résilience dans les armées fait oublier qu’elles sont naturelle-ment soumises à l’attrition ; voire constitue un symptôme du refus de l’altérité dans le duel. Ces deux aspects sont liés. Ils impliquent une volonté de sortie de l’art de la guerre occidental du « fracas du monde » et des normes qui lui sont propres. On pourrait également y voir l’une des conséquences délétères d’une Révolution dans les affaires militaires cherchant à « imposer les règles du jeu » à un adversaire, le qualifiant d’asymétrique s’il se met à tricher en ne respectant plus les normes. Au premier chef, la résilience telle qu’ici entendue, vise d’abord des sociétés occidentales qui ne sont plus soumises aux lois de l’attrition. Le concept même de taux d’échanges et celui de pertes y sont devenus inadmissibles. On comprend pourtant cette mobilisation de l’attrition par les armées : depuis les années 1970, elle est plus imposée par les forces occidentales que subie par elles. Or les nouvelles conditions de l’art de la guerre – en particulier le retour à la contre-irrégularité – nous font redécouvrir des pertes que nous avions rêvé, par la guerre technologique, d’éliminer. La mobilisation du concept de résilience dans le cadre militaire est peut-être donc, plus qu’une réponse conceptuelle, le symptôme du retour à un aspect de l’attrition qui, par la force des choses, nous était devenu moins familier.

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Entre le Sri Lanka et l’Espagne, les cas diffèrent toutefois largement : la durée des opérations tamoules a fait percevoir les attentats-suicides comme une fata-lité sur laquelle aucune mesure, sinon la poursuite des opérations militaires de Colombo, ne pouvait avoir de prise. Les attentats étaient pris pour ce qu’ils étaient aux yeux du commandement du LTTE, à savoir une arme en soi, plus par-ticulièrement destinée aux opérations de valeur stratégique, dans le cadre d’une stratégie plus vaste (7). Le premier attentat-suicide, en 1987, visait d’ail-leurs une caserne de l’armée. Jusqu’en août 1995, les cibles des attaques de ce type étaient politiques et militaires. Au total, environ 200 attentats-suicides ont été commis par les Black Tigers, visant indistinctement des cibles civiles (y compris des objectifs économiques et énergétiques), politiques et militaires. En fin de compte, l’adaptation du LTTE aux opérations terroristes est à considérer comme un processus voyant l’adoption (et le raffinement) des ceintures d’explo-sifs ou encore l’utilisation de femmes comme vecteurs des attaques, devant permettre de marquer plus encore les opinions publiques. À ce stade, guérilla et terrorisme tendent à se confondre aux yeux des dirigeants du LTTE, constituant des modes certes différenciés, mais fondamentalement corrélés dans une

stratégie intégrée (8). Il n’est pas question, là, de rechercher la disruption mais plutôt l’attrition, en mettant à l’épreuve la résilience tant sociétale que politique de Colombo.

L’interdépendance entre résiliences sociétale et politique trouve une autre illustration dans le Blitz allemand sur la Grande-Bretagne. En cherchant à provoquer une attrition du moral britan-nique, Göring ambitionnait ultimement de se servir des attaques aériennes comme de leviers qui permettraient de faire pression, par le biais de la popu-lation, sur le cabinet de Londres. La réponse britannique, prévoyant l’attaque aérienne de nuit des villes allemandes, renvoie également à cette option, mais, concrètement, elle trouve naturellement les mêmes limites que l’offensive alle-mande. Cette question de la résilience et des populations et des niveaux poli-tiques est particulièrement importante en stratégie aérienne – elle conditionne une partie importante du processus de génération d’effets dans les doctrines contemporaines –, mais elle a juste-ment été pointée du doigt comme l’une des plus mal comprises dans l’art de la guerre. Le professeur George Quester souligne cependant le rôle déterminant de l’obtention de postures d’attente de la part des populations plutôt que de pos-tures stoïques (9). À ce stade, la relation

entre résiliences politique et sociétale prend un autre tour, inversé, lorsqu’un gouvernement cherche à démontrer à sa population qu’elle est à l’abri d’une attaque. Les recherches de G. Quester montrent ainsi qu’une population non informée se trouve dans une posture stoïque et, dans l’hypothèse d’une attaque, attribuera au gouvernement un manque d’information. Dans le cas britannique des frappes aériennes de 1917, des officiers du Royal Flying Corps ont ainsi été agressés par la foule en colère (10). D’autres imputent à ce manque d’information – ou, plus spécifiquement en ce cas, d’analyse et de remise en perspective – l’impact de l’offensive du Têt sur le soutien des Américains à la guerre du Vietnam (11).

LA VARIABLE « CONFIANCE »

Ce thème de l’attente « informée » comparativement au stoïcisme « non informé » a fait l’objet de plusieurs développements, dans le champ de la psychologie notamment (12). Mais il trouve également des ramifications dans le domaine des études straté-giques. La littérature portant sur les opérations de guerre psychologique montre ainsi que les audiences cibles des réseaux de communication tolèrent mal ce qu’elles perçoivent comme des mensonges – ce qui, en l’occurrence, comprend aussi bien une manipulation ou un travestissement de la réalité que sa dissimulation (13). Perçu comme une tromperie, le message est alors assimilé à une perfidie et sa valeur perçue en tant que source d’information décroît. En conséquence, un message pourtant destiné à alerter une population peut très bien être interprété comme non perti-nent, voire comme mensonger et, dès lors, desservir la cause de la résilience. Dans cette optique, plus que la réalité de la communication, c’est le degré de confiance accordé par le récepteur à la source émettant le message qui importe. De la sorte, plus le degré de légitimité perçue de la source sera important, plus le message sera considéré comme crédible et valable. À ce stade, plusieurs précisions doivent être apportées.

D’une part, ce qui est perçu comme la « légitimité » d’une source est fondamen-talement relatif et doit être nuancé – en particulier dans le contexte du Web 2.0. Ainsi, si un gouvernement démocratique

Simulation d’attaque terroriste. La communication autour des risques et des mesures déployées pour y faire face est essentielle en résilience, que ce soit en qualité ou en quantité.

Les États, de ce point de vue, pèchent souvent en la matière… (© US Air Force)

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est légitime en droit, il peut ne pas être perçu comme tel au niveau de la po-pulation – le seul qui importe dans le cadre de cette analyse. Les enquêtes menées en Belgique montrent ainsi un faible niveau de confiance dans les ins-tances gouvernementales, qui, pourtant, seraient celles qui mettraient en œuvre une communication de crise – que ces instances veulent centraliser afin de ne pas causer de dissonance (14). Des indices de confiance ont été établis par GfK Worldwide, montrant en 2008 un très faible taux de confiance envers les hommes politiques (18 %), contraire-ment aux pompiers (98 % en Belgique francophone) ou aux médecins (89 %). Comparativement, la confiance en l’ar-mée est de 57 % (70 % sur l’ensemble des pays concernés par l’étude). Les journalistes recueillent 46 % d’opinion favorable, toujours pour la Belgique (15). En France et pour l’année 2004, les politi-ciens recueillaient 12 % de confiance ; les forces de police et l’armée, 63 % ; les jour-nalistes, 31 % ; et les médecins, 86 % (16). Si ce type d’enquête peut légitimement être critiqué – sa validité dépendant évi-demment des questions posées et de ce que les répondants estiment être la « confiance » –, elle est néanmoins indi-cative d’une baisse de légitimité perçue d’un certain nombre d’institutions qui pourraient être concernées par le déve-loppement d’une stratégie de résilience.

D’autre part, la question de la centra-lisation (ou non) des messages intégrant une stratégie de résilience est, on le devinera, importante. Or les politiques de centralisation de la communication en amont et en aval de la crise tendent, en Belgique comme en France, à laisser la part belle aux responsables gouver-nementaux, alors précisément qu’ils figurent parmi les catégories recueillant le moins la confiance des personnes interrogées. Afin d’éviter cet écueil, la stratégie de résilience poursuivie au Royaume-Uni s’est appuyée sur les vecteurs étatiques en lesquels les populations nourrissaient le plus haut degré de confiance. Dès lors, méde-cins, pompiers et fonctionnaires locaux deviennent les relais privilégiés de la politique développée. S’y ajoutent des plates-formes téléphoniques ou Internet permettant aux citoyens de se fournir en informations. Le rôle des experts inter-venant dans les médias est également considéré comme important : jouissant

d’une crédibilité et d’une confiance élevée en vertu de leur statut, ils constituent des maillons déterminants dans l’in-formation (17). Les chaînes publiques de la BBC tendent ainsi à se focaliser sur les ressources en expertise issues du monde universitaire plutôt que sur leurs journalistes disponibles en interne – une question la gestion médiatique sur laquelle nous allons revenir dans la partie suivante. En tout état de cause, l’information doit – c’est une composante en soi de la confiance – être disponible en qualité et en quantité suffisantes.

Pour reprendre l’exemple belge, les enquêtes menées en Flandre démontrent que ce n’est pas le cas, la majorité des personnes interrogées indiquant ne pas être suffisamment informées et avoir le sentiment que des informations utiles leur sont cachées. La crédibilité perçue de l’information est considérée comme faible et, in fine, le degré de résilience est perçu comme fondamentalement peu élevé, risquant de déboucher sur une crise politique majeure en cas d’attentat, dans la foulée du modèle néerlandais (18). Une enquête plus récente donne des chiffres plus problématiques encore : 77 % des Flamands sont critiques envers l’information sur le terrorisme donnée par le gouvernement, 65 % d’entre eux estiment ne pas recevoir l’information

la plus appropriée, 50 % estiment qu’ils devraient être plus informés. Dans le contexte d’un accroissement de l’em-prise politique des partis nationalistes flamands, le risque de basculement de majorité vers l’extrême droite au cours d’un des scrutins relativement fréquents que connaît le pays est une éventualité à ne pas négliger (19). In fine, le risque de disruption politique semble bien présent. Entre-temps toutefois, la politique de Bruxelles a connu des évolutions impor-tantes (20). Si aucune enquête semblable ne semble avoir été réalisée dans le cas français et qu’il est probable qu’entre les deux États des différences importantes se fassent jour, il n’en demeure pas moins que la gestion de la résilience, d’un point de vue théorique, reste fon-damentalement identique.

La confiance, mesurée lors d’enquêtes sociologiques, intervient alors comme principale unité de mesure du degré de résilience d’une population donnée, au travers de modèles mathématiques notamment développés à l’université de Gand (21). La mesure s’avère relativement aisée, un groupe de questions spécifiques portant essentiellement sur l’informa-tion des populations ayant été mis au point. Mis en perspective dans le temps, le modèle permet ainsi de prendre en compte les tendances marquées et les

Le niveau de confiance le plus important accordé au niveau politique est souvent attribué aux autorités municipales. Ici, Rudolf Giulani, maire lors

des attaques du 11 septembre et adulé des New-Yorkais. (© D.R.)

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traits propres à la culture stratégique dans laquelle l’enquête est menée. Reste que ce type de mesure possède, par nature, ses propres limites. L’historien remarquera qu’il suffit de peu pour déclencher les révolutions (22), tandis que le politologue soulignera la varia-bilité des opinions publiques. Or c’est justement cette versatilité qui permet aux rhétoriques d’avoir prise sur les populations. L’exemple du soutien amé-ricain aux opérations en Afghanistan ou en Irak est, à cet égard, éclairant. Dans la foulée du 11 septembre, ce soutien était particulièrement élevé, en raison des faits eux-mêmes, mais aussi de la pression et du contrôle social qui en résultaient : il n’était pas question de ne pas soutenir. Par la suite, l’absence d’une rhétorique convaincante sur les raisons motivant l’opération en Irak puis la tournure qu’a prise cette dernière ont contribué à affaiblir puis à réduire ce soutien. Finalement, la mobilisation induite par les attentats de New York et de Washington s’est évaporée, les auto-rités américaines – plus précisément celles chargées de fournir les raisons sous-tendant les opérations (à savoir le niveau politique) – ayant gaspillé le réservoir de confiance et de légitimité de leur action.

SILENCE, I KILL YOU! LA RÉSILIENCE AU QUOTIDIEN

Phénomène dynamique, la résilience en tant que construction se nourrit aussi de l’environnement sociétal. À cet égard,

l’une des facettes les plus fascinantes de l’émergence d’une résilience – qu’elle soit construite ou virtuelle – se produit en temps de crise. Comme l’indique le sociologue Frank Furedi, l’humour noir, le sexe ou faire la fête constituent à la fois des facteurs et des acteurs de la résilience. Il note ainsi que, durant le Blitz de 1940, les Britanniques étaient prompts à faire preuve d’humour et que les abris de la défense civile constituaient des lieux de rencontre. Il opère de même un lien direct entre la vie nocturne de Tel-Aviv et la campagne d’attentats-suicides palestiniens qu’a connue Israël. Il rapproche ce phénomène d’une fête spontanée dans les rues de Shepherd’s Bush (un quartier de Londres) baptisée « Beat the bombers » ayant réuni les habi-tants évacués de leurs habitations et les passagers du métro évacués après les attentats manqués du 21 juillet 2005 (23). La résilience passe également par de nouvelles formes d’expression (voir focus p. 61).

À ce stade, la résilience n’est plus uni-quement virtuelle, elle devient active. Il s’agit d’exorciser ses peurs, non plus (ou plus exactement, non seulement) dans le cadre d’une posture d’attente, mais aussi dans le cadre d’une relativisation plus générale. Cette dernière est tout le contraire du refus de la menace. Elle renvoie à l’acceptation de la menace, mais aussi à sa remise en perspective. Ce couplage « acceptation-relativisa-tion » est extrêmement important. Si la connaissance de la menace permet de réduire l’effet de choc découlant d’une

attaque, elle peut en effet aussi conduire à des phénomènes de paranoïa et, plus généralement, à une surestimation de la menace. Cette dernière est d’autant plus facile à s’établir qu’elle intègre le contexte particulier de nos « sociétés de la peur », obsédées par l’élimination de l’incertitude et qui tendent à paramétrer des variables qui ne peuvent l’être. En ce sens, nous rejoignons totalement l’opi-nion de F. Furedi lorsqu’il indique que nos sociétés sont, en soi, des invitations à la terreur, par notre obsession sécuritaire, mais également, par exemple, par la surprotection des enfants (24). Aussi, le seul fait de penser la possibilité de la menace, de s’en prémunir, de l’anticiper ne constitue pas un facteur permettant d’éviter que cette menace ne laisse son empreinte – alors que c’est précisément l’ambition du terrorisme en tant que mode de guerre. Seule la remise en perspective est alors un facteur per-mettant de relativiser la gravité de la menace et de s’en accommoder.

Ce couplage « conscience-relativi-sation » pourrait laisser songeur. Bien évidemment, il ne constitue en aucun cas un alibi visant à réduire les efforts en matière de renseignement et de lutte antiterroriste – mais nous avons vu que la résilience relevait d’un autre niveau. Une anecdote intéressante, de ce point de vue, est la réaction, en Belgique, de la reine Fabiola lorsqu’elle a reçu, en 2009, des lettres anonymes menaçant de la tuer à l’arbalète, dans un contexte qui avait été marqué par une tentative d’attentat sur la famille royale néerlan-daise. Au cours du défilé militaire du 21 juillet, Fabiola avait alors exhibé une pomme, référence explicite à Guillaume Tell. À ce mouvement de conscience/relativisation de sa part était lié un ren-forcement des services de sécurité sur place. Mais, au-delà de cet exemple, ce couplage peut interloquer face à la possibilité de concrétisation d’un risque. Cependant, force est ici de considérer la puissance que peut exercer la Zeitgeist, l’esprit du temps, sur nos perceptions. En l’occurrence, la mort non naturelle et accidentelle fait naturellement partie de nos sociétés. Accidents de la route, accidents domestiques, crashs d’avions, catastrophes naturelles et technolo-giques ou encore erreurs médicales font quotidiennement, ou presque, partie de nos vies. Plus largement, si les socié-tés techniciennes peuvent renforcer

La distanciation comme conséquence de la prise de conscience : Four Lions raconte l’histoire de quatre candidats terroristes britanniques. De l’élimination de leur chef au Pakistan au dressage de corbeaux-suicides pour attaquer des sex-shops, ils sont pour le moins peu doués. (© D.R.)

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risques et vulnérabilités – parce qu’elles fonctionnent à l’aide de systèmes qui pré-sentent eux-mêmes des risques – il faut aussi constater qu’elles ne sont pas à la source de ces vulnérabilités. Les socié-tés primitives recelaient aussi de tels risques. La différence, toutefois, réside dans le fait que le terrorisme résulte d’une altérité : le risque terroriste n’est pas accidentel, mais bien intentionnel.

On accepte d’autant mieux une catas-trophe qu’elle est naturelle – ce qui tend d’ailleurs à être remis en question (25). Pour autant, statistiquement et dans les conditions actuelles, un citoyen euro-péen a plus de chance de décéder du fait d’un accident de la route que d’un acte de terrorisme. Il faut, de ce point de vue, réapprendre à accepter sa propre mort et le fait que toute vie porte en elle sa propre fin. Or là est l’une de nos vulnérabilités, que comprennent bien les terroristes. Le « Vous voulez la vie, nous voulons la mort » des terroristes ayant agi à Madrid, de ce point de vue, prend un sens non plus philosophique, mais pleinement stratégique (26). Pour le terroriste, particulièrement celui impré-gné d’une conception religieuse, sa vie n’a que peu d’importance ; une autre, meilleure, l’attend ailleurs pour prix de son sacrifice (27). Comparativement, nos sociétés vivent dans le temps présent. Tout en se séparant d’une rationalité de la « recherche du mieux » – d’un point de vue politique ou social –, elles se découplent des logiques de l’au-delà. Qu’il faille ou non le regretter n’est pas la question ; elle serait plutôt de savoir quelles conséquences stratégiques ces évolutions impliquent. À cet égard, à l’avenir, notre rapport à la notion de vulnérabilité renverra de plus en plus à l’intentionnel et de moins en moins à l’accidentel (28). La logique sécuritaire tend à éliminer toute source potentielle de risque de nos quotidiens, que ce risque soit médical, alimentaire, hygiénique, routier, aéronautique, militaire, social, éducationnel (n’entend-on pas déceler les germes d’un comportement antiso-cial dès la prime enfance ?), climatique ou autre.

C’est, évidemment, l’illusion ultime de la modernité, peut être, le dernier feu de l’âge des Lumières et certainement la dernière poussée du positivisme. En cherchant à transformer la sécurité en une science dure où tout facteur serait paramétrable, nous oublions

précisément que le grand apport les Lumières a été de faire la part des choses entre le certain et l’incertain, et de pro-gresser certes résolument, mais surtout prudemment, dans son exploration. Fils des Lumières, Carl von Clausewitz est précisément l’auteur qui a le mieux mis en évidence l’importance de l’incertain, arguant longuement d’incertitude et de brouillard de la guerre et faisant appel

au « génie » et au « coup d’œil » pour les percer (29). Si ces facteurs sont toujours à l’œuvre dans les armées contemporaines comme dans les services de rensei-gnement, il faut également constater qu’ils sont devenus politiquement intolé-rables. Considérés comme trop vagues, ces facteurs laisseraient la place à un hasard rejeté par les méthodes de la communication politique d’aujourd’hui

Le ventriloque Jeff Dunham et « Achmed, le terroriste mort », ou la résilience par le rire. On peut observer que là où la possibilité du terrorisme est la mieux assimilée par les populations, l’humour à son égard est également le plus poussé. (© D.R.)

La rationalité stratégique derrière « Achmed, le terroriste mort »

Joué par l’humoriste américain Jeff Dunham, « Achmed » est mort au cours d’une séance de formation de terroristes au cours de laquelle il a fait exploser sa bombe. En ce sens, Achmed est socialement acceptable et « politiquement correct » – dès lors qu’il n’est pas mort en tuant des civils – tout en pouvant être ridiculisé. Dans le même temps, le ressort du spectacle joue sur une combinaison habile : même mort, Achmed semble toujours vivant et est donc acceptable pour les spectateurs les plus religieux. Stratégiquement parlant, le fait qu’Achmed soit mort ne lui permet évidemment plus d’être dangereux : toute menace (qui plus est, verbale) de sa part devient donc risible et peut être relativisée. In fine, le spectacle tourne en ridicule les candidats à l’attentat-suicide, mais, ce faisant, prépare également les spectateurs à relativiser de visu le principe même de l’action terroriste en faisant directement face à un terroriste mort. La relativisation de la menace par l’humour est également au cœur du film We are four lions qui décrit les aventures de quatre candidats britanniques, particulièrement maladroits et couards, au djihad.

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– nous parlons ici de « communication politique » (pour ne pas dire « marke-ting ») parce que cette dernière tend à remplacer la politique elle-même, dont une des fonctions est précisément de faire face aux différentes formes que peut prendre l’incertitude. À cet égard, Napoléon avait sans aucun doute cerné une part de la nature profonde de ce qu’est la politique en indiquant que « ce n’est point à un incident de gouverner la politique, mais bien à la politique de gouverner les incidents ».

Notes(1) Certaines sources les font toutefois remonter au début de cette même décennie.(2) Grupos Antiterroristas de Liberacion, des paramilitaires actifs  entre  1983  et  1987  se  qualifiant  d’« antiterroristes ». Les GAL ont mené plusieurs opérations, violentes, contre des membres de l’ETA, mais également contre des civils soupçonnés de la soutenir. Concrètement, les GAL avaient le soutien de plusieurs hauts fonctionnaires, mais aussi de plusieurs ministres espagnols. Sur les GAL comme sur la « sale guerre » contre l’ETA : Paddy Woodworth, Dirty War, Clean Hands. ETA, the GAL and Spanish Democracy, Yale University Press, Yale, 2003.(3) Sur ce mouvement, voir Maria J. Funes, « Social Res-ponses to Political Violence in the Basque Country. Peace Movement and their Audiences », Journal of Conflict Resolu-tion, vol. 42, no 4, août 1998.(4) À commencer par la notion d’entreprise elle-même, par-fois évoquée pour représenter métaphoriquement tel ou tel ministère. La généralisation du vocabulaire propre au mana-gement jusque dans les arcanes des ministères régaliens – pourtant les plus symboliques de la puissance de l’État – en est typique. La sociologie militaire montre ainsi une tendance,

parfois appuyée, à transformer les armées en « entreprises ».(5) Si l’on songe évidemment aux travaux de Boris Cyrulnik, on songe aussi à ceux plus spécifiquement conduits dans le cadre des réponses données aux victimes directes des attentats – plusieurs associations s’étant par ailleurs formées (pour la France, SOS Attentats puis l’Association française des victimes du terrorisme – AFVT).(6) John Richardson, Paradise Poisoned: Learning about Conflict, Terrorism, and Development from Sri Lanka’s Civil Wars, International Center for Ethnic Studies, Kandy, 2005.(7) Et incluant la prise de territoires, des opérations psycho-logiques, le développement d’une branche navale, les Sea Tigers, – qui ont eu recours aux attaques-suicides, mais ont aussi mené des opérations de débarquement – ou encore d’une branche aérienne (Air Tigers).(8) Voir notamment Olivier Guillard, « Terrorisme : le phéno-mène sri-lankais », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 1, septembre 2006.(9) George C. Quester, « The Psychological Effects of Bom-bing on Civilian Populations: Wars of the Past », in Betty Glad, (dir.), Psychological Dimensions of War, Sage, New-bury Park, 1990.(10) Dès lors qu’ils auraient failli à leur tâche. George C. Quester, op. cit.(11) De ce point de vue, ce ne serait pas tant les médias qui seraient responsables de l’émergence de la dégradation du soutien populaire aux opérations (comme on l’a fréquem-ment indiqué) que les restrictions d’accès des spécialistes aux médias. Martin L. Fracker, « Psychological Effects of Aerial Bombardment », Airpower Journal, vol. VI, no 3, au-tomne 1992.(12) Charles Stagnor et David McMillan, « Memory for Ex-pectancy-Congruent and Expectancy-Incongruent Informa-tion: A Review of the Social and Social Developmental Lite-ratures », Psychological Bulletin, vol. 111, no 1, janvier 1992.(13) Voir notamment Herbert A. Friedman, « Pour que les PSYOPS réussissent, il faut que l’ennemi soit convaincu de sa défaite (entretien) », Défense & Sécurité Internationale, no 30, octobre 2007.(14) Paradoxalement, ce faible niveau de confiance se pro-duit pourtant au sein d’un système politique dont la base est

le scrutin proportionnel, lequel doit rendre compte le plus fidè-lement possible des attentes des citoyens.(15) « Le Belge fait plus confiance aux pompiers qu’aux poli-ticiens », 7sur7.be, 11 janvier 2008.(16) « Crise de confiance accordée aux politiciens ? », pr-newswire.fr, 10 août 2004.(17) Bill Durodié, « Facing the Possibility of Bioterrorism », Current Opinion in Biotechnology, vol. 15, no 3, juin 2004.(18) Discussions avec Gino Verleye, workshop « résilience », Kent University, Canterbury, 24 février 2005.(19) Elle serait, toutefois, à relativiser en raison d’une érosion des scores du Vlaams Belang. Concrètement, un éventuel attentat pourrait remettre en cause la course générale de cette érosion.(20) Notamment au terme d’une alerte terroriste, en dé-cembre 2007 et janvier 2008, dont la gestion a été critiquée, les informations en provenance des différentes instances ayant été contradictoires. L’alerte avait alors débouché sur un quasi-couvre-feu du marché de Noël de Bruxelles et l’annulation des  feux d’artifice de fin d’année. Questionné sur la gestion de cette communication en commission de l’Intérieur, le ministre de l’époque avait indiqué qu’il n’était « pas partisan du modèle britannique » (minutes de la commission de l’Intérieur, Chambre des représentants de Belgique, Bruxelles, http://www.lachambre.be/doc/CCRI/pdf/52/ic079.pdf, 23 janvier 2008, p. 18). Il s’en tenait alors au plan gouvernemental de communication de crise cen-tralisant à outrance l’information. Pratiquement cependant, la présentation de la note de politique générale du minis-tère de l’Intérieur, en novembre 2008, a été l’occasion d’un revirement notable. Si le concept de résilience n’y est pas expressément cité, les caractéristiques de l’évolution que le ministre entendait donner à son département renvoyaient pour l’essentiel à ses fondements (Chambre des représen-tants de Belgique, Note de politique générale du ministre de l’Intérieur, Bruxelles, 12 novembre 2008, http://www.deka-mer.be/FLWB/PDF/52/1529/52K1529023.pdf). (21) Gino Verleye, « Resiscope, “aider à se défendre” », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 1, sep-tembre 2006.(22) Voir notamment Hervé Coutau-Bégarie, 2030, la fin de la mondialisation ?, coll. « Initiation à la géopolitique », Tem-pora, Perpignan, 2009.(23) Frank Furedi, « Fear? We’re revelling in it. In the face of terror, altruism, black humour and sex are the therapies that will see us through », The Times, 30 juillet 2005.(24) Frank Furedi, Invitation to Terror. The Expanding Empire of the Unknown, Continuum, Londres, 2007.(25) Notamment à travers la prise en compte dans les stra-tégies de sécurité nationale de la question du réchauffement climatique. Ce dernier n’est plus compris comme accidentel, mais bien comme le résultat de comportements humains. Dans les documents issus du Department of Homeland Security américain, par exemple, ces risques sont pris en compte sur un pied d’égalité avec le terrorisme ou les activi-tés de cartels de la drogue. Frank Furedi, Invitation to Terror, op. cit.(26) « You Love Life, We Love Death », Asia Times, 23 mars 2004.(27) François Géré, Les volontaires de la mort. L’arme du suicide, Bayard, Paris, 2003.(28) On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure cette évolution n’est pas un des effets pervers de la pro-gression de l’individualisme dans nos sociétés. L’individu et ses comportements seraient alors rendus responsables de problèmes le dépassant largement. On pouvait ainsi voir des campagnes publicitaires en appeler au tri sélectif par le « bon citoyen », sous-entendant l’existence d’un « mauvais citoyen » concourant dangereusement à la dégradation de l’environnement.(29) Sur la relation entre Carl von Clausewitz et les Lumières, voir notamment Azar Gat, The Origins of Military Thought. From the Enlightenment to Clausewitz, Clarendon Press, Oxford, 1989. Voir également Vincent Desportes, Décider dans l’incertitude, coll. « Stratégies et doctrines », Econo-mica, Paris, 2004.

La catastrophe est d’autant mieux acceptée et « encaissée » par les populations qu’elle est naturelle. (© US Air Force)

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LA CONDUITE DE LA RÉSILIENCE

Si la résilience propre à une société est un facteur que la stratégie doit prendre en compte, cette dernière peut également faire de la résilience un axe d'effort en soi. Mettre la résilience au service de la stratégie revêt, face au terrorisme ou en contre-insurrection, une importance particulière.

Photo ci-contre :Construire une résilience ne consiste pas uniquement à disposer d’institutions de sécurité civile et/ou à pouvoir assurer une continuité de gouvernement. (© FEMA)

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III e PARTIE

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EEn évoquant le rôle du politique, nous abordons ici une question délicate. Diriger des États dans un monde fait de risques potentiels et de menaces avérées est une tâche éminemment complexe, souvent ingrate et de-mandant de l’habileté comme de la chance : la virtu et la fortuna du Prince de Machiavel restent d’actualité. Or le niveau politique n’est pas imperméable aux tendances sociétales lourdes, il est également vulnérable en soi. C’est ce dont témoignent une série de tendances incarnées dans des rhétoriques et des narrations spécifiques ayant suivi le 11 septembre et qui méritent un exa-men attentif, parce que ce sont elles qui ont défini la nature et l’étendue des politiques d’antiterrorisme et de contre-terrorisme. Aussi, l’application d’une stratégie de résilience doit-elle aussi tenir compte de ces positionne-ments et de ces narrations, en même temps qu’elle doit permettre de fixer le sens de l’action politique dans un environnement spécifique. Ce dernier porte naturellement à l’amplification excessive des risques et des menaces : pandémies, risques et accidents tech-nologiques, changement climatique, terrorisme, tensions internationales

sont autant de facteurs poussant à une interprétation pessimiste – voire catastrophiste – de la réalité contem-poraine. Cette combinaison, puissante, pèse comme une épée de Damoclès, tout en générant des comportements et des positionnements spécifiques. Il est ainsi remarquable de constater que le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 est aussi celui où la notion de « surprise straté-gique » est citée pour la première fois – apparaissant comme une sorte de « et cetera » ajouté à la liste des problèmes qu’il cite (1).

CULTURE ET POLITIQUE DE LA PEUR

Derrière ces évolutions se cache un rapport changeant du monde occidental à la violence, aux risques, aux vulné-rabilités et à la mort. Au-delà de la nécessité de prendre en compte leur impact sur toute réflexion portant sur la résilience – au risque de la mettre en péril sa cohérence –, la question reste peu explorée en études stratégiques. En sociologie, en revanche, elle l’a été. En ressortiraient une culture, mais aussi, par sa prise en compte, une politique de la peur. Pour Frank Furedi, la perception

Photo ci-dessus :Si la culture de la peur innerve les

comportements politiques, elle est également au cœur de discours conspirationnistes

qui jouent sur la peur du gouvernement. Un cercle sans fin nuisible à une vraie résilience et, dans une certaine mesure,

instrumentalisé par l’ennemi… (© D.R.)

“ Si les élites politiques et médiatiques semblent

plus sensibles que les opinions publiques à la

possibilité de pertes, force est aussi de constater que

les perceptions de ces dernières sont évolutives, rétroagissant ensuite sur le monde politique. „

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LA POLITIQUE DE LA RÉSILIENCE

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d’une foule de vulnérabilités par défini-tion incertaines produirait un climat de peur, exsudé par la société et tendant à se reproduire tout en s’accroissant (2). Elle serait liée à une méthodologie d’ap-préhension des risques fondée non sur leur probabilité de transformation en menace, mais bien en fonction de leur seule possibilité (3). Les vulnérabilités, dans ce cadre, se multiplieraient au fur et à mesure des évolutions tech-nologiques et conflictuelles, dépassant de loin la seule question du terrorisme, laquelle se trouverait englobée dans un magma de peur innervant l’ensemble des sociétés, plus particulièrement occi-dentales. Dans un tel contexte, la notion même de « principe de précaution » – ou, plus précisément son invocation systématique – serait l’un des résul-tats collatéraux de cette « culture de la peur ».

Ses effets seraient multiples, sur le champ politique notamment : un processus de politisation suivrait son émergence et verrait l’apparition, à droite comme à gauche, de discours infantilisants, les élites politiques étant effrayées par la peur, tout en pouvant en tirer parti et l’entretenir afin de démontrer sa légitimité (4). La sursim-plification de problèmes complexes sur les plans médiatique et politique ; une rhétorique politique elle-même axée sur les risques et les démultipliant par-fois au-delà des réalités scientifiques ; l’emploi de narrations associant à une terminologie spécifique une connotation négative (5) ou, plus généralement, le « politiquement correct » en seraient des manifestations. La crainte et la peur s’insinueraient ainsi dans les discours et les prises de position poli-tiques, voire deviendraient, dans une certaine mesure, la politique – par exemple en justifiant la généralisation de l’état d’exception (6). La critique de F. Furedi était notamment adressée aux administrations Bush et Blair et aux tenants des approches cherchant à réduire les libertés individuelles. Elle a notamment trouvé un relais auprès de Zbigniew Brzezinski, toujours dans le contexte américain postérieur au 11 septembre. Mais cette approche, qui replace le fait terroriste dans le cadre d’un mode de guerre – au demeurant assez peu efficace en ce qui concerne les destructions physiques – trouve éga-lement ses zélotes, qui poussent cette

vision à la caricature. Michael Moore ou les théoriciens de la conspiration en arrivent à des extrêmes, considérant que le terrorisme n’existe pas et que la peur qu’il génère serait un puissant levier permettant de mettre et de main-tenir au pouvoir des « faucons ». Selon les tenants de cette approche, de là à ce que le gouvernement organise lui-même les attentats, il n’y a dès lors plus qu’un pas. Cette vision ne tient évidemment pas compte de la socio-logie politique américaine et ne résiste aucunement à l’épreuve des faits, outre qu’elle peut elle-même faire appel à la manipulation pour atteindre ses objec-tifs (7). Les « conspirationnistes » utilisent eux-mêmes la culture de la peur afin de favoriser leur propre programme, qu’il soit économique ou politique – une tendance qui n’a fait que se renforcer ces dernières années, sur le terreau d’une perte de légitimité perçue des médias comme du politique (8). Aussi, in fine, comprendre cette culture de la peur et la politique qui en découle de même que leurs implications sur les politiques de sécurité nationales

apparaît comme un impératif. Reste, cependant, qu’une approche analytique les prenant en compte doit aussi tenir compte de réalités plus prosaïques. Si la culture de la peur pourrait avoir influencé la focalisation française sur le renseignement dans le livre blanc de 2008, force est aussi de constater que la réalisation effective d’attentats a, bien logiquement, de quoi faire peur.

Définir une politique de sécurité nationale dans un tel contexte est éminemment compliqué : que la me-nace soit relativisée ou perçue comme minimisée et les responsables seront accusés de laxisme ; qu’elle soit perçue comme surévaluée et ces mêmes res-ponsables seront accusés de manipuler les populations. C’est ce que résumaient des responsables politiques belges dans le courant de l’alerte terroriste de dé-cembre 2007-janvier 2008, en indiquant qu’il « faut bien faire quelque chose ». À ce moment, la Grand-Place de Bruxelles avait été le théâtre de déploiements massifs de policiers en uniforme (9), le feu d’artifice du 31 décembre avait été annulé (10) et le marché de Noël, très fréquenté, devait fermer à partir de 18 heures (11). On le comprend bien, la nécessité de prendre position en temps de crise peut s’appuyer sur des percep-tions très différenciées de la notion de menace. En l’occurrence, le fait que la Belgique ait alors eu à subir une menace qui avait alors été qualifiée de sérieuse a motivé des positionnements d’autant plus disproportionnés que la communication effectuée autour de l’origine de ces menaces était pour le moins brouillonne. « Montrer que l’on fait quelque chose » est un véritable piège : si ce type de démonstration peut contribuer à rassurer la population et à légitimer l’action de l’État, il peut éga-lement avoir une charge anxiogène ; se montrer concrètement peu pertinent du point de vue sécuritaire ; et montrer que le terrorisme a une véritable emprise sur les sociétés : il parvient alors à générer des effets sans même frapper.

C’est particulièrement le cas dans un contexte où la population (comme une large frange des élites politiques) n’est pas formée aux questions de sécurité et où l’interprétation qu’elle peut avoir des mesures prises peut considéra-blement varier comparativement à ce que les autorités imaginent. Pis encore, les populations peuvent voir dans ces

Dans Culture of Fear et Culture of Fear Revisited, Frank Furedi analyse l’inclination

occidentale à tout considérer sous l’angle du risque et de la menace – de la question

de la santé à celle de l’éducation des enfants – faisant de la peur un outil de

gouvernement. Un facteur de limitation des politiques de résilience. (© D.R.)

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déploiements qui ne sont pas suivis de la concrétisation d’un attentat – ou, à tout le moins, d’une communication claire – une tentative de manipulation ou une preuve d’incompétence. « Lire » les opinions publiques reste un exercice délicat. Dans le même temps, du point de vue des autorités, de tels déploie-ments, tout comme le fait de « faire quelque chose » renvoient directement au fondement de l’État-nation moderne. L’État ayant, pour reprendre l’expression de Max Weber, le monopole de la vio-lence légitime, sa première mission est nécessairement sécuritaire. Dans cette logique, « ne pas faire quelque chose » face à la possibilité d’une menace ren-voie à une trahison de l’État envers les citoyens et fait courir le risque d’une crise remettant en question sa légiti-mité. Dans le contexte qui nous occupe, la question qui se pose donc est celle de savoir quelles mesures prendre et quelle attitude permet de concilier les impératifs propres au contrat social (et plus généralement et d’une façon moins théorique, à la sécurité) et la nécessité d’éviter de nourrir la culture de la peur.

La réponse pourrait être à trouver dans cette culture elle-même, comme dans les évolutions qu’a produites l’État-nation, en particulier depuis la fin des années 1980. Cette période a catalysé un phénomène complexe fait d’infantilisation du rapport entre les élites politiques et les citoyens ; d’une réduction de l’aire occupée par l’État

dans la société (notamment par les processus de privatisation) ; d’une aug-mentation corrélative de sa capacité de régulation à travers le droit (12) ; de la fin du service militaire ; de la progression de l’individualisme et des rhétoriques sécuritaires ; de l’émergence du com-munautarisme (13). En a résulté une foule de conséquences. Dans le cadre de cet ouvrage, la plus remarquable est la barrière invisible qui s’est peu à peu dressée entre l’État et les populations civiles dans le domaine de la sécurité. La suppression du service militaire, dans ce contexte, a joué un rôle cata-lyseur, les rationalités propres aux mondes civil et militaire s’éloignant inexorablement. Les populations civiles, de ce point de vue, ne sont plus guère appelées à participer à leur propre sé-curité, un État technicien et développant des conceptions parfois critiquables (14) s’en chargeant. Or, ultimement, c’est bien de la protection du citoyen, de la société et de l’État face à une pluralité de menaces qu’il s’agit.

À cet égard, le citoyen reste pour partie mobilisé par le droit. Il n’est pas totalement coupé de l’État : le principe de « non-assistance à personne en dan-ger » est un des exemples juridiques de ce lien. Mais ce principe reste lui même problématique : en droit français, il faut une connaissance du péril encouru par une personne pour que le témoin puisse être accusé de ne pas avoir porté assistance. Ce qui, concrètement,

limite son application à un appel des secours au profit de blessés, après, donc, qu’un acte a été commis. En fait, nos sociétés sont porteuses de risques et de menaces d’autant plus nombreux qu’ils sont partiellement liés au progrès technique – y compris dans la fabrica-tion d’explosifs, par exemple – et qu’il est invraisemblable de demander à un citoyen de connaître les tenants et aboutissants de toute chose ou de tout acte et leurs implications pour la sécu-rité d’autrui. Aussi, une hypothétique logique poussant à fond le principe de la non-assistance pourrait porter préjudice au bon fonctionnement de nos sociétés : que se passerait-il si toute personne signalait la présence d’une valise ou d’un colis abandonné ? Entre le chaos et une sursaturation des services compétents, il va de soi que la mesure serait contre-produc-tive. Aussi, on peut estimer que, dans un contexte de menaces sévères, par exemple, la non-assistance à personne en danger ne s’appliquerait plus guère qu’à l’alerte des secours lorsqu’il y a des blessés. La puissance de « l’effet du passant » (bystander effect), selon lequel plusieurs individus témoins d’une agression sur un tiers pourraient ne pas réagir, chacun se déchargeant de sa responsabilité d’agir sur les autres, pose ainsi un réel problème. Cet effet serait un facteur de régression du devoir d’assistance à personne en danger (15). Les recherches effectuées sur le by-stander effect montrent également que, s’ils sont seuls, les individus tendraient à intervenir plus facilement en faveur du tiers. En groupe, ils sont aussi plus prompts à intervenir s’ils estiment que la victime est reconnue comme étant identitairement proche (même groupe social, même groupe ethnique, etc.) (16) – tendant à confirmer, par la voie de la psychologie sociale, l’importance de la cohésion comme facteur de rési-lience. In fine, la distanciation entre le citoyen et l’État en matière de sécu-rité tendrait à s’accroître ; même s’il est évidemment difficile de mesurer précisément la vitesse et l’amplitude de cette distanciation, elle doit être appréciée. Ce facteur est non seulement un obstacle à la mise en œuvre d’une résilience – et plus généralement à une forte cohésion sociale, de même qu’au lien « armée-nation », par exemple (17) –, mais il nourrit également le sentiment

Un des objectifs stratégiques de toute politique de résilience est d’éviter les mouvements de paranoïa, naturellement favorisés par la culture de la peur. (© US Air Force)

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d’insécurité et, par-delà, renforce la « culture de la peur » comme ses décli-naisons politiques. De facto, la réponse policière face à la menace terroriste est mal interprétée dans le contexte d’une culture de la peur. Elle doit être remise en question : le sentiment d’insécurité (et plus généralement, la possibilité d’attentats) ne peut trouver comme seule solution l’augmentation des effectifs. Coûteuse, cette mesure aurait aussi une efficacité douteuse. Pour des individus se percevant en situation d’insécurité, un cas de figure où les services de sécurité n’auront pas été présents suffisamment tôt sur les lieux d’un incident se présentera tou-jours. Plus généralement, en poussant le raisonnement à l’absurde, on peut arguer que les régimes totalitaires, les plus enclins à une sécurisation massive de la société, n’ont jamais été capables de contrer tous les complots, tous les projets d’attentats ou toutes les contes-tations non violentes à leur égard.

POPULATIONS ET CULTURE DE LA PEUR

Or la question du rapport à la violence, aux risques, aux vulnérabilités et à la mort est également cruciale dans la façon d’appréhender la réaction des populations face au risque terroriste. Fondamentalement, si les élites poli-tiques et médiatiques semblent plus sensibles que les opinions publiques à la possibilité de pertes, force est aussi de constater que les perceptions de ces dernières sont évolutives, rétroagissant ensuite sur le monde politique. D’une part, mal préparées et immergées dans une culture de la peur, les opinions publiques peuvent sur-réagir face à la possibilité d’une menace. Ainsi, dans la foulée des attentats de Londres de 2005, le nombre de fausses alertes à la bombe signalées de bonne foi par les Bruxellois auprès des pompiers a augmenté de 600 %, montrant l’état de tension dans lequel ils baignaient. D’autre part, les populations civiles sont très réceptives aux rhétoriques sécuri-taires développées ces dernières années et dont les manifestations sont multiples (augmentation du nombre de patrouilles de police, mise en place de réseaux de caméras de surveillance en zone urbaine, renforcement des mesures de sécurité dans les aéroports, etc.). Cette évolution découle d’un couplage

particulier entre des problèmes relati-vement classiques – fréquemment, la petite criminalité et les incivilités – et la perception que l’État doit nécessaire-ment être amené à y réagir. Cependant, force est également constater que l’évocation des notions d’insécurité ou de peur renvoie fondamentalement à des perceptions et à des sentiments, domaines où agissent par essence les logiques contre-intuitives (18).

S'il n'y a ici rien de neuf, remarquons seulement que les mesures prises par l’État peuvent être perçues de façon

très variable. Elles peuvent, d’une part, susciter la contestation, par le spectre du « big brother » et plus généralement de l’atteinte aux libertés individuelles, ce qui constitue en soi un facteur de fragmentation de la cohésion sociale. Corrélativement, cette perception peut participer d’une délégitimation de l’État comme détenteur de la violence légi-time. D’autre part, ces solutions ne répondent que de façon transitoire aux sentiments de peur. Phénomène dyna-mique innervant un système sociétal qui évolue lui-même en permanence,

Doomsday preppers, une téléréalité diffusée sur la chaîne National Geographic. (© National Geographic)

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la culture de la peur impose des rééva-luations permanentes des perceptions. In fine et très prosaïquement, dans cette perspective, l’État n’en ferait jamais assez. L’inefficacité stratégique rencon-trerait ainsi la menace sur les libertés individuelles et pérenniserait une culture de la peur finalement favorable aux projets potentiels des terroristes. Reste, là aussi, à définir l’apex entre le besoin de sécurité et l’ampleur des mesures prises. L’exercice est une véri-table gageure, tant les perceptions en la matière sont différenciées. L’appui sur la loi semble ici indispensable, non seulement afin d’éviter des abus, mais aussi afin d’asseoir la légitimité de tout système de sécurité. Au-delà, c’est bien de légitimité qu’il est question : on ne peut mettre en œuvre des mesures, y compris en situation d’urgence, que si leur pertinence est bien comprise par tous et non seulement en droit. Les armées ont, ici, montré la voie : la notion de « lien armée-nation » est intéressante et peut ouvrir la porte à une notion de « lien nation-sécurité », première étape indispensable au com-blement de la distanciation entre l’État et le citoyen.

Cette distanciation s’est d’autant accrue que la notion de civisme, pour ne reprendre que celle-là, a pu être perçue comme dépassée, voire rin-garde, reflet d’un système qui a pu être caractérisé comme autoritaire dans l’après-1968. Mais la donne a

– considérablement – changé. Dans les sociétés multiculturelles qui sont les nôtres, une telle décrédibilisation est évidemment une erreur aussi gros-sière que le maintien d’une série de discriminations. On ne peut construire la cohésion d’un système si les normes régissant son fonctionnement – encore faut-il cependant s’entendre sur ce qui constitue ce fonctionnement – ne sont pas connues et assimilées. À cet égard, au-delà des spécificités culturelles propres à chaque État, leur appren-tissage semble nécessaire. Le risque que fait peser le communautarisme sur la cohésion sociale est bien réel et le risque sécuritaire l’est tout autant : le « Londonistan » a constitué une fabrique d’adversaires du Royaume-Uni (ou, a tout le moins, de radicaux), protégés au nom de la liberté d’expression. Plus largement, au-delà du seul exemple du Londonistan, le constat est dur pour le politologue Ernst Hillebrand, qui notait en 2006 que « 40 % des musulmans vivant en Grande-Bretagne souhaitent l’application de la Charia dans certaines parties du pays. 32 % pensent que les musulmans devraient s’engager pour mettre fin à la civilisation occidentale, “décadente et amorale” (19) ». C’est tout le modèle d’une politique de diversité culturelle sans autre forme d’accultu-ration qui est remis en cause. Le cas londonien est extrême, évidemment, et la question est complexe. Nous ne l’aborderons pas en profondeur ici.

Mais, en tout état de cause, le civisme et, plus généralement, les politiques d’intégration jouent effectivement un rôle dans la cohésion sociétale (20).

La question de la résilience, de ce point de vue, ne peut être traitée sous le seul angle sécuritaire, mais elle interagit avec lui. En effet, le com-munautarisme nourrit également la culture de la peur et génère des percep-tions diversifiées et solidement ancrées, qu’il est difficile de combattre. À ses détours, c’est la confiance en l’État et en les institutions qui peut être remise en question. En particulier dans un contexte fait de distanciation avec les citoyens, il serait alors perçu comme incapable de fournir les normes per-mettant une intégration harmonieuse et favorable au vivre ensemble. C’est toute sa crédibilité en tant que produit du contrat social et garant de la sécurité de tous – qu’elle soit perçue ou effective n’est pas, ici, la question – qui pourrait être remise en cause. In fine, au regard des problèmes induits par la culture de la peur et la politique qui en découle, la seule solution qui s’impose à nous est le réinvestissement de sa propre sécurité par la population. Cependant, ce réinvestissement doit être à la fois mesuré et encadré : en vertu même des principes de la théorie du contrat social évoquée plus haut, seul l’État peut être le dépositaire de la violence légitime. Comment, dans ce cadre, envisager un tel réinvestissement ? Trois remarques sont, ici, à faire.

• Premièrement, nombre d’actions participant à la sécurité n’imposent pas l’emploi de la violence. Le fait de signaler un incendie, une agression, un paquet suspect ; de porter assistance à des blessés ; de ne pas gêner le déploiement des services de secours ; de mettre en œuvre les conséquences de la résilience spontanée (don de sang, assistance aux secours, etc. (21)) participent à la sécurité de tous sans guère soulever de question d’un point de vue légal et/ou éthique. S’ils peuvent être considé-rés, dans une certaine mesure comme un devoir, ils imposent également un contexte culturel valorisant de telles actions (et permettant de dépasser ou, à tout le moins, de réduire « l’effet du passant »), mais aussi la maîtrise d’un certain nombre d’élémentaires (22).

• Deuxièmement, le réinvestissement du domaine sécuritaire par le citoyen

Conséquence d’une politique paranoïaque évitant de nuancer les risques et les menaces : un risque de réduction des libertés individuelles. (© D.R.)

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est problématique lorsque l’action de l’individu se situe à la marge de celle de l’État. Les « comités de citoyens », armés ou non, posent ainsi problème par la pression sécuritaire qu’ils font peser, en particulier lorsqu’ils tentent de se substituer aux services de sécu-rité. Si le phénomène est relativement répandu aux États-Unis (notamment dans le cadre de la surveillance de la frontière avec le Mexique), dans le contexte d’une culture très spécifique (23), cette situation peut aussi se rencontrer en Europe (24). La question d’une culture de la délation se pose aussi (25). En ce sens, les expériences de communauty policing, permettant un encadrement des citoyens participant à des tâches de sécurité par la police semblent plutôt convaincantes (26).

Les modalités du réinvestissement de la sécurité par le citoyen, préci-sément parce qu’elles impliquent la mobilisation et l’évolution des cultures politique, stratégique et sécuritaire, imposent d’être à la fois considérées et étalées dans le temps. Décréter du jour au lendemain que le citoyen est responsable de sa sécurité pourrait être aussi dangereux qu’irréaliste. Une véritable éducation à la sécurité doit pouvoir être mise en place, tout en étant légalement et politiquement encadrée dans un véritable projet de société et de « vivre ensemble » (27). Le principe même d’une telle implication est de considérer que la sécurité est un facteur participant d’une société harmonieuse et tolérante – alors que durant des années, ils ont été considérés comme antagonistes. Cette approche, peu nuancée, a montré ses limites, de sorte que la tolérance tend à être associée au laxisme et à l’inaction, alors que fondamentalement elles ne sont en rien synonymes et renvoient à des catégories rhétoriques et politiques totalement différentes.

Ce couplage abusif entre laxisme et tolérance comme le renforcement du communautarisme doivent beaucoup au « politiquement correct », de sorte que le laxisme a fini par miner les fondements mêmes de la tolérance, disqualifiant cette catégorie en la rangeant dans celle de la « bien-pensance ». Les débats, ici, sont loin d’être clos (28), mais tendent à reproduire la culture de la peur, en interdisant d’aborder sereinement les questions considérées comme problé-matiques et en définissant d’emblée des

tabous politico-rhétoriques. Intégrer ce type de problèmes dans les stratégies de résilience est évidemment complexe et se montre politiquement délicat, en particulier en Europe. Le chantier est gigantesque. L’émergence et le renfor-cement du communautarisme tendent à exacerber et à radicaliser les positions des uns et des autres, limitant les pos-sibilités de dialogue, dans un contexte ou les partis politiques eux-mêmes peuvent faire preuve de stratégies électorales fondées sur le vote commu-nautariste. Il semble difficile, de ce point de vue, de ne pas être pessimiste. Dans le cas français, l’ancrage républicain et laïc permet d’éviter théoriquement ces dérives, mais l’on constate également une érosion du système.

Exemple parmi d’autres, les attentats islamistes, en particulier ceux perpé-trés depuis le 11 septembre, ont été l’occasion de voir nombre de commen-tateurs réclamer une prise de position des musulmans contre l’islamisme ou le terrorisme. Paradoxalement, les démonstrations contre le terrorisme ou les mouvements islamistes peuvent ensuite être critiquées parce qu’elles ne rassembleraient pas suffisamment de personnes de confession musulmane, alors même que le système – et certains de ces commentateurs – cherchent à combattre le communautarisme et

la classification des citoyens sur des bases confessionnelles ! On le com-prend donc, la question de la cohésion sociale comme levier de la résilience d’une société dépasse amplement la seule question de la politique de sécu-rité et/ou de défense. Là où l’on parle des caractéristiques générales d’un système donné face à des risques et des menaces, il est donc question de la stratégie générale – et non de l’une ou l’autre stratégie particulière, comme celle du renseignement ou même de la protection civile – de ce système. Reste aussi à adresser deux critiques portées au concept : la première a été entendue au lendemain de la publication du livre blanc de 2008 – à une époque où bien peu nombreux étaient les commenta-teurs à avoir effectivement examiné la littérature autour du concept – et porte sur la militarisation des esprits. C’est, au contraire, l’inverse qu’ambitionne une résilience bien comprise, dans un contexte où il s’agit justement de mettre en œuvre le tandem conceptuel « prise de conscience-relativisation » afin de réguler des tentations paranoïaques qui ne manqueront certainement pas de se faire jour en cas d’attaques. La deuxième critique porte sur la résilience comme conception libérale qui serait un facteur de régression de l’État dès lors qu’elle induirait un glissement vers une

Abou Hamza al-Masri, un des prêcheurs les plus radicaux du « Londonistan ». Le communautarisme, en tant que facteur de fragmentation de la

cohésion sociale, fragilise la résilience des sociétés. (© D.R.)

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responsabilisation de l’individu à l’égard de problèmes sur lesquels il n’a aucun contrôle (29). Or il ne s’agit pas tant de déresponsabiliser la puissance publique ou de réduire son périmètre d’action que, justement, de l’augmenter en lui adjoignant les aptitudes des individus et en renforçant la cohésion du tout.

Notes(1) Ce qu’il faut toutefois relativiser. Dans l’optique des rédacteurs, la surprise stratégique renvoie à la possibilité d’un conflit classique entre grandes puissances, dans un contexte  d’abord marqué,  à  court  terme,  par  les  conflits irréguliers. Sur les débats autour de cette interprétation : Joseph Henrotin, « Adaptation et contre-adaptation au défi du caractère évolutif de la guerre. Un aperçu des débats français », Les Cahiers du RMES, vol. 5, no 1, été 2008.(2) Frank Furedi, Culture of Fear. Risk-Taking and the Mora-lity of Low Expectations, Continuum, Londres, 2002. Voir également les travaux de Marc Crépon (La culture de la peur. Tome 1. Démocratie, identité, sécurité, coll. « La philo-sophie en effet », Galilée, Paris, 2008) ou de Laurent Bon-nelli (La France a peur. Une histoire sociale de l’insécurité, coll. « Cahiers libres », La Découverte, Paris, 2008).(3) Un point sur lequel nous reviendrons plus loin.(4) Frank Furedi, Politics of Fear. Beyond Left and Right, Continuum, Londres, 2006.(5) Un exemple typique est l’adjectif « liberal » utilisé aux États-Unis et qui renvoie à la déstructuration, à la perte des valeurs structurantes américaines et à l’anarchie. Mais cet emploi est devenu de plus en plus fréquent dans les narrations politiques européennes, que l’on pensait moins sensibles à ce type de tendances. En France, l’emploi du terme « racaille » par Nico-las Sarkozy a permis de jouer sur les réflexes de crainte à l’égard des banlieues. Durant les élections européennes et régionales de juin 2009 et 2014, on pouvait entendre quasi systématiquement des cadres du parti socialiste francophone belge (PS) parler de « crise libérale », fustigeant les respon-sabilités des partis de centre droit et de droite dans la crise économique. Ce faisant, ils oubliaient que le libéralisme est également à la source de la démocratie parlementaire, mais aussi que le PS, par sa participation gouvernementale, avait contribué à la situation économique. De façon assez intéres-sante, rapprochant un peu plus le même parti de la « culture de la peur », il promettait un « bain de sang social » en cas de victoire électorale de la droite.(6) Par exemple, chez un auteur comme Giorgio Agamben (State of Exception, Chicago University Press, Chicago, 2005).(7) Notamment dans la diffusion de « documentaires » en-suite chargés sur des sites tels que YouTube et outrepas-sant donc toute possibilité d’un contrôle scientifique avant la diffusion.(8) Voir Gérald Bronner, La démocratie des crédules, PUF, Paris, 2013.(9) Au risque d’ailleurs de faire déplacer d’éventuels atten-tats vers des villes ne bénéficiant pas de la même protec-tion.(10) La population se pressant, toutefois, sur les meilleures positions d’observation : l’annulation n’a pas entraîné une dispersion des personnes.(11) En oubliant, là aussi, que la population pouvait être plus nombreuse un samedi à 14 heures qu’un mardi à 18 heures.(12)  Au  risque,  d’ailleurs  d’une  inflation  du  nombre  de normes  législatives,  parfois  contradictoires,  qui  finit  par poser la question de la cohérence du tout et de la possibilité d’un effondrement de la logique juridique.(13) En l’occurrence compris comme un phénomène glo-bal, impliquant une série de politiques spécifiques.(14) Nous pensons ici, plus particulièrement, au concept de « sécurité globale », particulièrement à la mode depuis

quelques années et cherchant à permettre d’appréhender, de détecter et de traiter tout risque ou toute menace poten-tielle en faisant interagir tous les services de sécurité à la dis-position de l’État. La question est complexe, mais, d’emblée, à la lecture de la littérature le concernant, mais aussi des propositions d’industriels quant à sa mise en œuvre, il ne nous paraît pas prendre en compte les élémentaires de la sécurité, tels que l’incertitude ou le fait que tout adversaire potentiel cherchera, évidemment, à contourner les obstacles que nous pouvons placer sur son chemin. En ce sens, la « sécurité globale » pourrait être l’expression théorique, dans le champ des études de sécurité, de la « culture de la peur ».(15) Peter Fischer, Tobias Greitemeyer, Fabian Pollozek et Dieter Frey, « The unresponsive bystander: Are bystander more responsive in dangerous emergencies », European Journal of Social Psychology, vol. 36, no 2, mars-avril 2006.(16) Mark Levine, Clare Cassidy, Gemma Brazier et Ste-phen Reicher, « Self-categorization and bystander non-in-tervention: Two experimental studies », Journal of Applied Social Psychology, no 32, 2002.(17) On notera par ailleurs que cette notion de « lien armée-nation » a systématiquement été mise en évidence en France, en particulier après la suppression de la conscrip-tion. Or elle renvoie à des notions de cohésion et d’esprit de corps particulièrement importantes dans le monde militaire. Comparativement, la notion de « lien nation-police » semble nettement plus ténue et peut être considérée comme un facteur de distanciation entre le citoyen et l’État – en par-ticulier dès lors que la majorité de la population est natu-rellement plus au contact des services de police que des forces armées.(18) Le domaine a généré un volume considérable de litté-rature qu’il n’est pas question ici d’aborder en profondeur. Le lecteur pourra, par exemple, se rapporter à Sébastian Roché, Sociologie politique de l’insécurité, coll. « Quadrige – Essais Débats », PUF, Paris, 2004.(19) Ernst Hillebrand, « Atmosphère suffocante dans le Londonistan », Friedrich-Ebert-Stiftung, Analyses et Docu-ments, juin 2006, p. 1.(20) Robert D. Putnam, « E Pluribus Unum: Diversity and Community  in  the  Twenty-first  Century  »,  Scandinavian Political Studies, vol. 30, no 2, 2007.(21) Cf. supra.(22) La question se pose ainsi de savoir combien de nos concitoyens connaissent le numéro d’appel d’urgence européen 112 et son utilité. Or une enquête menée par la Commission européenne montre que le numéro n’est

connu que de 22 % des habitants de l’Union, en dépit du fait qu’il ait été mis en place en 1991. Toutefois, 95 % des personnes interrogées pensent que ce numéro est utile ; 25 % ont appelé un numéro d’urgence au cours des cinq dernières années, moins de la moitié de ces appels (40 %) ont été à destination du 112 ; 66 % estiment que la popula-tion n’est pas assez informée de l’existence de ce numéro. « Le numéro d’urgence 112 peu connu des citoyens de l’UE », Reuters, 11 février 2008.(23) Notamment quant à son rapport avec l’armement des individus, qui constitue stricto sensu un droit. Là aussi, le problème est complexe, mais il participe indubitablement d’une dégradation de la sécurité.(24) Le poids du facteur culturel est particulièrement sen-sible dès lors qu’en Suisse, par exemple, les citoyens conservent le fusil d’assaut reçu durant leur service mili-taire à leur domicile. Si les débats sur la question ont été houleux (environ 300 homicides étant commis annuel-lement avec ces armes), cette mesure a été  réaffirmée en février 2009. Notons toutefois que si 65,6 % des citoyens se montrent favorables à l’interdiction de déten-tion d’armes militaires aux domiciles, seuls 37 % estiment que cette interdiction contribuerait à réduire les drames familiaux. « Nouvel homicide avec une arme de service », swissinfo.ch, 27 novembre 2007.(25) Sur cette question, voir Jean-Paul Brodeur et Fabien Jobard, Citoyens et délateurs : la délation peut-elle être civique ?, coll. « Mutations », Autrement, Paris, 2002 et Jean-Paul Brodeur, « Terrorisme et délation », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 1, sep-tembre 2006.(26) Voir Claire Arènes, « Prevention of Terrorism in Britain: Fighting Violent or Non-Violent Extremism? The Influence of the Quilliam Foundation » in Romain Garbaye et Pauline Schnapper (dir.), The Politics of Ethnic Diversity in the British Isles, Palgrave McMillan, Londres, 2014.(27) Une question sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant.(28) À cet égard, des définitions établies des catégories du « politiquement correct » comme de la « bien-pensance » manquent.(29) Léo Bourcart, « The Emergence of Resilience in the French Public Institutions: the Construction of a New Public Problem? », http://www.icpublicpolicy.org/IMG/pdf/panel_55_s1_bourcart-2.pdf, consulté le 28 sep-tembre 2014.

La question du community policing en tant que modalité d’application de la résilience reste posée. Souvent considérées comme un affaiblissement de l’autorité de l’État (et une dilution de son monopole de la violence légitime), ces méthodes peuvent cependant être utiles. (© D.R.)

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CComment, après avoir brièvement abordé la question de la culture de la peur et celle de la réappropriation par la société de sa sécurité, faire en sorte de mettre cette dernière en œuvre ? Nous l’avons entraperçu dans les cha-pitres précédents, les médias comme l’enseignement sont appelés à jouer un rôle important – sinon crucial – dans un contexte où l’État ne peut jouer le sien en amont, du fait du déficit de confiance dont il pâtit. Son rôle semble ainsi limité à la communication de crise et à la mise en place des instruments qui lui sont nécessaires – comme les plates-formes Internet ou télépho-niques. Mais aborder la question des médias invite également à sortir du champ des institutions étatiques et ainsi à se trouver face à des problèmes stratégiques considérables : en temps de paix, dans le contexte démocratique qui est le nôtre (et où donc prime la liberté de la presse), l’État tend à se limiter à la communication de crise – alors qu’on l’a vu, elle n’est pas la plus efficace. Mais l’utilisation des médias dans les résiliences construites renvoie donc à la question de la ma-nipulation – dont on a vu les effets néfastes sur la résilience –, mais

également à des questions d’éthique et de déontologie des médias ainsi qu’à la planification de la communication. Cependant, envisager ces questionne-ments nous ferait passer à côté de la spécificité de la fonction des médias – comme de l’enseignement – dans les résiliences construites. En effet, dans l’optique d’une réappropriation de la sécurité par les citoyens, c’est aux médias de définir, en toute autonomie (et donc sans intervention étatique, dans un respect total de la liberté de la presse), l’ordre des questions qui seront abordées.

LES MÉDIAS DANS LA CONSTRUCTION DE LA RÉSILIENCE

Paradoxalement, c’est donc à une fonction à proprement parler politique – et qui le sera de plus en plus – que renvoient les médias et leurs rationa-lités. Dans l’optique de la construction d’une résilience, ils jouent, théorique-ment, un rôle de préparation préalable des populations, en permettant de les conscientiser, mais aussi de les aider à remettre en perspective les éléments d’information donnés à leurs au-diences. La nature et la mise en œuvre

Photo ci-dessus :Les « Vigilante » – des groupes armés

d’autodéfense – sont l’exact contraire du community policing fondé sur un cadrage

juridique précis. Armés et parfois devenus hors de contrôle, les Vigilante (ici, un groupe

mexicain) signent un échec de l’État à maintenir une cohésion sociale. (© D.R.)

“ Les caractéristiques du fonctionnement des

médias sont telles qu’elles sont susceptibles, si elles ne sont pas correctement

appréhendées par tous les acteurs, d’induire des

perceptions biaisées, voire de nuire à la capacité

de résilience. „

Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015(078)(078)

DÉVELOPPER LES RÉSILIENCES

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de ce rôle sont toutefois complexes : en démocratie, on ne peut légitime-ment forcer les médias à aborder telle question plutôt qu’une autre ; la liberté de la presse l’interdit et c’est sans aucun doute une excellente chose en ce qu’elle réduit la probabilité de mani-pulations. Pratiquement toutefois, les hiérarchies de l’information adoptées par les médias occidentaux tendent à accorder aux questions inhérentes au terrorisme une place relativement importante. À cet égard, on peut esti-mer que la « loi du mort-kilomètre » ne s’applique que partiellement dans son cas (1). Des attentats ne faisant que quelques morts en Indonésie béné-ficient d’une couverture médiatique presque aussi importante que des acci-dents d’avion ayant fait des dizaines de morts en Iran. Les questionnements autour du terrorisme, mais, aussi et dans une certaine mesure, la culture de la peur, incitent à abolir les distances, de sorte que des actes d’une faible amplitude commis à des milliers de kilomètres trouvent des répercussions médiatiques en Europe. Le sensa-tionnalisme comme la recherche de l’audience après le 11 septembre ont un réel impact sur la psyché collective (y compris celle des journalistes) et sont sans doute centraux dans cette abolition de la distance médiatique (2). Se pose alors la question du rôle joué par les médias dans la préparation

des populations – au-delà de la seule présentation des faits. Concrètement et non plus théoriquement, il s’avère com-plexe et fréquemment ambigu. D’une part, dans une optique systémique, les médias constituent un sous-sys-tème informationnel, voire d’alerte ou encore de sécurisation – notam-ment en relayant les messages issus des dispositifs de communication de crise (3). Mais, d’autre part, en relayant des informations sans nécessairement les remettre en perspective, ils peuvent poser un réel problème au niveau des perceptions collectives. Et ce, d’autant plus que la cible est un public dont les connaissances en matière stratégique tendent à se réduire pour un certain nombre de raisons. La suppression du service militaire, le fait que les ques-tions stratégiques ne soient que très marginalement étudiées dans l’ensei-gnement secondaire et universitaire, la réputation injustement sulfureuse de ces mêmes questions auprès de certains journalistes et de certains universitaires, le désintérêt du grand public lui-même pour des matières qu’il juge rébarbatives, annonciatrices de malheurs ou encore comme belli-queuses en soi sont autant de facteurs parasitant une appréhension honnête des questions de sécurité. Ces percep-tions affectant une partie de la société civile touchent également une par-tie des journalistes qui doivent alors

composer entre leur répulsion pour les phénomènes guerriers et les logiques d’audience (4).

Cette évolution se double également d’une remise en cause des principes scientifiques, de la neutralité axio-logique proposée par Max Weber (5) et, plus généralement, de la notion d’objectivité, voire de scientificité (6). In fine, elle aboutit à des méthodo-logies de traitement de l’information très diversifiées, ce qui entraîne des conséquences stratégiques complexes. Si cet ouvrage ne nous permet pas de les aborder plus en profondeur, tâchons néanmoins d’isoler les plus pertinentes en regard de la question de la résilience. Premièrement, la pos-sibilité que l’information soit traitée selon un biais idéologique, aboutis-sant à ce que certains faits ne soient pas évoqués ou le soient de manière superficielle. Évidemment courante dans les médias de pays aux régimes autoritaires, elle n’est pas à exclure en démocratie où l’émergence et le maintien d’une « presse d’opinion » est l’une des conséquences de la liberté de la presse. Le traitement idéologisé de l’information peut induire, ultimement, une distorsion dans les sources utili-sées ou la minimisation de certaines opinions informées et compétentes, comparativement à d’autres. Poussé à l’extrême, ce « biais de confirma-tion » est particulièrement valable pour nombre de sites et blogs employant d’ailleurs le terme de « réinforma-tion », sous-entendant que les médias classiques procèdent à un travail de dé-sinformation. Le travail journalistique devient alors un travail de construction d’un argumentaire normatif. Ce traite-ment idéologique de l’information est l’un des leviers pouvant être utilisé par les groupes terroristes dans leur stra-tégie de guerre médiatique – lorsque le « terroriste », terme à connotation négative – devient le « combattant de la liberté », terme cette fois à connota-tion positive. C’est là toute la question des stratégies d’influence que peuvent déployer, rapidement et à moindre coût, des groupes adverses (7). Pis, la recherche d’audience peut déboucher sur la transformation de l’information en une fiction campant des « person-nages » héroïsés ou démonisés et où les médias peuvent être tentés de prendre position de façon radicale (8).

Un amiral américain dans un talk-show. Le rôle des médias dans les crises est complexe : vecteurs d’information, ils constituent aussi une

caisse de résonnance aux actes terroristes. (© US Navy)

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LES LOGIQUES CONTEMPORAINES

Deuxièmement, la soumission à « l’im-média-cratie », laquelle rend compte d’un couplage de plusieurs tendances, pose problème. Elle inclut un rythme informationnel soutenu, soumis à la pression de l’actualité et ne permettant pas d’approfondir les questions abordées ou de les remettre en perspective. Elle devient para-doxale sur les chaînes d’information en continu, qui disposent en théorie du temps nécessaire à une analyse en profondeur, mais qui n’autorisent fré-quemment que la répétition, en boucle, de questions souvent superficielles et ne permettent aucunement d’appro-fondir un sujet donné. Corrélativement, la pression immédiacratique nécessite de trouver rapidement des éclairages et des analyses qui ne sont pas forcé-ment les plus pertinentes, y compris par le biais d’experts dont les qualités à traiter d’une question ne sont pas nécessairement des plus évidentes.

Une autre tendance est celle de la soumission du niveau politique aux rationalités médiatiques : dans nombre de partis politiques européens, on apprend ainsi aux élites à formater leur discours en fonction des temps d’antenne. Ce qui induit nécessaire-ment le risque de produire des discours peu approfondis et consensuels – la fameuse « langue de bois » – ou, a contrario, des discours emportés, peu nuancés et démagogiques. On peine ainsi à se rendre compte du pouvoir exercé par les rationalités

médiatiques sur les individus, qu’ils soient journalistes, responsables poli-tiques, militaires ou simples citoyens. Ainsi, pour cet ancien général de la Luftwaffe qui a participé à la rédaction de la doctrine allemande de guerre psychologique, « la vie des gens est déterminée par des développements et des événements qu’ils n’ont jamais vécus et qui ne les influencent pas. Ce sont les médias qui couvrent ces événements et influencent les modes de pensée humains (9) ». Et d’ajouter que « la responsabilité particulière des médias, c’est qu’ils ne se contentent pas de produire des reportages sur les événements, mais qu’ils transforment l’événement en quelque chose de ba-nal. Cela ne peut qu’avoir un effet sur le processus de prise de décision, aux niveaux tant politique que militaire (10) ».

En fin de compte, les caractéris-tiques du fonctionnement des médias sont telles qu’elles sont susceptibles, si elles ne sont pas correctement appréhendées par tous les acteurs, d’induire des perceptions biaisées, voire de nuire à la capacité de rési-lience. Aussi, tout concourt à faire des médias un instrument de légiti-mation et de puissance, que ce soit pour le gouvernement engagé dans une stratégie de résilience ou pour un groupe terroriste. Pour le général Jertz, « on ne peut nier qu’il est de l’intérêt d’un pays de protéger ses concitoyens des manipulations dont ils risquent d’être les victimes à l’intérieur des frontières, mais aussi, lors de cir-constances particulières, de fournir à

ces mêmes citoyens des informations honnêtes et exhaustives sur une situa-tion donnée. Cela devrait permettre aux personnes à l’esprit ouvert de se faire leur propre opinion et de tirer leurs propres conclusions, sans subir de pressions extérieures (11) ». Ce qui pose ainsi la question de la manipula-tion de l’information dans un contexte de résilience construite – une question pouvant rapidement se transformer en une accusation qui pourrait miner la confiance accordée par les citoyens à l’information. Le débat s’avère ici complexe. Il convient d’abord de noter que la notion de « manipulation » a une connotation négative – personne n’aime être manipulé. Cependant, force est aussi de constater que le journaliste effectuant un reportage se fie également à des sources qu’il doit recouper, mais qu’il peut, égale-ment, avoir à tenir secrètes. Dans un tel cadre, rien n’interdit qu’il ne soit lui-même manipulé par ces sources, qui peuvent lui fournir du matériel valable afin de le mettre en confiance. Fondamentalement, la diffusion de l’une ou l’autre information sert tou-jours les intérêts de l’un ou l’autre acteur ou lobby, tout en pouvant réel-lement constituer une information, au premier sens du terme, et avoir son utilité sociale.

Si la manipulation fait donc partie intégrante du journalisme – il ne faut y voir là aucun jugement de valeur –, la seule façon d’échapper aux accusa-tions potentielles en la matière est de se focaliser sur la valeur de l’information fournie et sa mise en perspective, et non sur les valeurs idéologiques qu’elle est susceptible de charrier avec elle. Il faut ainsi pouvoir coupler la génération d’informations et, ensuite, les commen-taires et analyses issus d’experts et de chercheurs, si possible indépendants de tout lobby potentiellement intéressé par la sortie de ladite information. En d’autres termes, le processus d’ana-lyse et de commentaire doit pouvoir permettre de rétablir la confiance en le message délivré, sachant que sa seule diffusion produit d’ores et déjà une re-mise en question, en particulier dans les cas liés au terrorisme ou aux questions politiques et stratégiques. Ce qui ne manque pas, toutefois, de poser à nou-veau la question de l’esprit critique et de la capacité du spectateur à appréhender

Paradoxalement, les médias d’information en continu ne sont pas des instruments intéressants pour les politiques de résilience : centrés sur une temporalité immédiate, ils omettent de remettre

en perspective des événements aux trajectoires historiques souvent complexes. (© CNN)

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l’information, une question sur laquelle nous reviendrons dans le point suivant. Mais, dans cette optique du couplage « informations-commentaires », la liberté de la presse reste fondamentalement et solidement établie, y compris dans les conditions pour le moins contraintes d’un risque de disruption. Condition et attribut de la démocratie, cette liberté ne peut être remise en question sous aucun prétexte. Qu’elle le soit et toute confiance du public sera, par ailleurs, définitivement perdue, tout comme l’uti-lité que pourra avoir la presse dans le cadre d’une stratégie de résilience.

Dans le même temps, le journaliste « généraliste » n’est pas forcément le mieux placé pour évaluer correctement une situation donnée, en particulier dans un domaine stratégique néces-sairement multidisciplinaire et croisant l’histoire, la science politique, les études stratégiques, la sociologie, la théologie, la géographie, l’ingénierie ou encore la psychologie (12). Ce qui est ici en cause est la formation du journaliste – comme celle, d’ailleurs, de la majorité des ci-toyens, mais aussi des élites politiques, dont nombre de prises de position sont issues d’une lecture de la presse. Déficitaire sur les questions straté-giques, cette formation ne constitue pas le seul problème : si des journa-listes spécialisés dans les questions de

défense existent, ils tendent à être de moins en moins nombreux, du fait de la réduction de la taille des rédactions en fonction des contraintes budgétaires. Par ailleurs, s’ils sont versés dans les questions d’ordre technique, ils ne le sont pas tous dans les questions d’ordre conceptuel ou inhérentes au terrorisme. Ici aussi, la mauvaise réputation dont souffrent les questions stratégiques et de défense dans les rédactions a joué un rôle considérable. In fine, la solu-tion à la question de l’information sur le terrorisme et les conflits – comme, plus généralement, sur les risques majeurs – ne peut donc provenir que d’une évolution des mentalités et des méthodes de travail comme de l’atten-tion portée aux questions de défense dans les rédactions, mais également dans les universités.

Notes(1) Cette « loi » argue que plus la distance géographique augmente, plus  le nombre de morts doit être élevé afin que les rédactions traitent l’événement. Selon cette lo-gique, une dizaine de morts français passeront ainsi, pro-bablement, en première page des quotidiens tandis que plusieurs centaines de morts en Afrique ne bénéficieront pas du même traitement journalistique.(2) La dynamique propre des médias tend à naturellement pousser plus avant la recherche du sensationnalisme et de l’audience. La lutte entre médias privés et publics, la multiplication des chaînes de télévision, la raréfaction des publicités (et donc des sources de financement) – en particulier en période de crise économique – ont de réels impacts sur les hiérarchies de l’information.

(3) Voire de communication d’avant crise. L’utilisation des médias durant le premier semestre 2009 a permis de lar-gement sensibiliser les populations française et belge aux risques posés par la grippe H1N1. Elle a également per-mis un rappel des consignes d’hygiène élémentaire. C’est, de même, le cas en Afrique occidentale, face à la menace que fait peser le virus Ebola.(4) L’auteur a ainsi vécu un des résultats de ce paradoxe. Alors consultant pour la télévision belge durant la guerre d’Irak, il avait exprimé dans une discussion à bâtons rom-pus, hors antenne, ses doutes sur l’administration Bush. Une journaliste lui avait alors posé la question, interlo-quée, de savoir s’il était opposé à cette guerre, question à laquelle il a répondu positivement. Elle lui indiquera ensuite qu’elle pensait le contraire… dès lors qu’il étudiait les questions militaires.(5) Laquelle argue que si une objectivité absolue ne peut, en toute logique, être atteinte, il faut néanmoins chercher à l’atteindre. Max Weber, Le savant et le politique, coll. « Bibliothèques », Éditions 10/18, Paris, 1963.(6) On pourrait considérer que la multiplication des théo-ries du complot renvoie à cette tendance sociétale. Elle ne semble pas être uniquement liée à celle des médias « non filtrés » tels que les blogs ou les plates-formes en ligne.(7) Sur cette question, voir notamment Thomas Rid et Marc Hecker, War 2.0: Irregular Warfare in the Information Age, Praeger, Westport, 2009 et Marc Hecker, entretien, « Armées contre insurgés. À qui profite le Web ? », Dé-fense & Sécurité Internationale, no 51, septembre 2009.(8) Sur cette question, voir Walter Jertz, « PSYOPS stra-tégique. L’Allemagne en pointe (entretien) », Défense & Sécurité Internationale, no 29, septembre 2007.(9) Walter Jertz, op. cit., p. 40.(10) Ibidem.(11) Ibidem.(12) Un autre exemple issu de la période passée par l’au-teur à la télévision belge illustre ici aussi le problème : des images irakiennes faisaient état d’un appareil américain abattu par la défense irakienne, mais, selon le journaliste, l’appareil était intact. Interrogé sur le sujet, il précisa qu’il s’agissait en fait du corps d’un missile AGM-154 qui, une fois ses sous-munitions larguées, était retombé au sol au moyen de son parachute.

Les logiques « im-media-cratiques » ont envahi des rédactions dont les moyens tendent à être de plus en plus réduits. (© CNN)

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SSi le concept de résilience a été officielle-ment adopté par la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis, il reste imparfait et ne peut guère qu’être approché, tout au plus évalué. De la sorte et à bien des égards, aucune résilience absolue ne peut être envisagée, y compris en théorie : son appréciation reste subjective et le concept apparaît parfois comme tellement flou qu’il peut être confondu avec celui de « moral ». Le manque de travaux en français sur la résilience a ainsi pu aboutir, notamment dans la presse, à une confusion sans doute abusive entre les deux concepts. Ils en seraient devenus synonymes alors qu’ils possèdent, nonobstant le fait qu’ils entre-tiennent des relations particulières, des significations différentes. La résignation telle qu’on a pu l’observer dans les derniers jours de la bataille de Berlin, par exemple, ne peut être considérée comme une forme de résilience, tant elle implique la soumis-sion à l’idée de défaite. Si les Allemands pouvaient encore combattre, c’était sans souffle, dans une stricte optique de survie face à une Armée rouge inspirant la ter-reur (1). Tout au contraire, une résilience « saine » implique une énergie propre, qui sous-tend la capacité à manœuvrer face à l’événement. Ce n’est qu’à ce stade que le concept de résilience peut rejoindre celui

de moral. Ce dernier (ou, plus exactement, les forces morales), tel qu’il a notamment été exploré par Charles Ardant du Picq (2) est une composante en soi du duel propre au conflit – sur les zones d’opérations comme sur le « front arrière ». Le moral porte non seulement une volonté d’engager ce duel, mais en est également une composante cardinale. En ce sens, le moral apparaît comme un détermi-nant de l’action, une énergie innervant toute décision, du niveau politique au niveau tactique. À cet égard, il constitue une forme de foi en l’action menée, une détermination à conduire une action donnée à son terme. Si, comme la résilience, le moral est susceptible de subir une attrition ou une disruption, on pourrait toutefois lui affecter un caractère naturellement tourné vers l’action. Comparativement, la résilience renverrait plutôt à un caractère défensif : il s’agit d’encaisser l’événement sans que les capacités décisionnelles soient atteintes par sa gravité, pour préserver l’aptitude à toute action ultérieure. De ce point de vue, la rési-lience est garante de la liberté de manœuvre des autorités politiques, là où le moral ne l’est pas. S’il est évidemment préférable que les autorités aient un bon moral, elles peuvent poursuivre leurs prises de décision sans que ce soit le cas. Durant les conflits vietnamien, irakien ou afghan, une fraction des militaires pouvaient être démoralisés, tout en poursuivant

Photo ci-dessus :Troupes soviétiques dans Berlin,

en 1945. Plus que de résilience, les forces allemandes font alors preuve de

l’énergie du désespoir. (© D.R.)

“ L’effondrement de la résilience d’une entité

donnée (État, société, unité militaire, etc.) va

limiter considérablement le périmètre des décisions

qu’elle sera amenée à prendre, altérant significativement son fonctionnement. „

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RÉSILIENCE ET MORAL

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le combat (3). La démoralisation, de ce point de vue, ne signifie plus nécessairement dans notre contexte contemporain de guerres et d’opérations limitées (4) le préalable à la sou-mission et à l’effondrement comme c’était le cas auparavant.

L’effondrement de la résilience d’une entité donnée (État, société, unité militaire, etc.) va limiter considérablement le périmètre des décisions qu’elle sera amenée à prendre, altérant significativement son fonctionne-ment (5). En ce sens, cette perte de résilience serait alors potentiellement porteuse de soumission, montrant une prise de pouvoir de l’adversaire sur nos décisions. Si la nuance peut sembler académique, elle n’en est pas moins importante : si l’on peut considérer que la résilience est une composante du moral (avant de riposter, il faut tenir), les réalités que l’une et l’autre recouvrent sont fonciè-rement différentes. Lorsque l’on évoque la résilience, l’on parle surtout du corps social et, plus largement, de la sphère civile face à des attaques la visant directement. Dans une certaine mesure, c’est également le cas des forces militaires – elles constituent en effet une partie, certes spécifique, du corps social. Mais, dans le même temps, il est plus ici question de moral, dès lors qu’en tant qu’unités militaires elles sont naturellement et ontologiquement soumises à la possibilité de pertes et à la violence des opérations. Aussi, si John Arquilla et David Ronfeldt, parlant des nouvelles formes orga-nisationnelles réticulées (netwar), arguaient de leur résilience, ils lui donnaient alors une signification d’ordre mécanique et physico-organisationnelle – et, dans une bien moindre mesure, psychologique (6). À ce stade, si elle peut donc rejoindre la notion de moral, la résilience la précède. C’est bien de la capa-cité de l’ensemble des sociétés-réseaux à résister à la pression des opérations, voire

aux disruptions qu’il s’agit. Dans sa forme la plus perfectionnée et la plus aboutie qui peut être théoriquement envisageable, la résilience touche aussi bien au domaine humain qu’au domaine matériel – celui des infrastructures critiques, par exemple. Cette vision n’est encore, toutefois, que théorique. D’une part, tous les mécanismes de la rési-lience n’ont pas encore été compris. Le rôle des cultures (politiques comme stratégiques), par exemple, mériterait une attention plus soutenue. D’autre part, le concept de rési-lience implique une acceptation du risque (ou de la menace) qui peut sembler relever – du moins a priori – d’une certaine passivité, alors que la sécurisation d’infrastructures est active. Il importe, à cet égard et afin de dépas-ser cette opposition qui n’est qu’apparente, d’appréhender la difficulté à mettre en place une stratégie de résilience – en l’occurrence construite. Elle impose certes non seulement de prendre les mesures appropriées, mais aussi de comprendre que sa mise en œuvre n’est pas uniquement instrumentale.

Bien au contraire, elle suppose la consti-tution d’une véritable culture de la résilience, qui touchera peu à peu, dans une certaine mesure, à l’identité de l’entité qui la mettra en œuvre. Envisager la résilience comme une stratégie parmi d’autres, dans un empilement de mesures plus ou moins disparates, plus ou moins cohérentes, pourrait n’être qu’un leurre. En plus de ne pas produire pleine-ment ses effets, elle peut induire l’illusion de la sécurité et de la capacité à effective-ment encaisser correctement un événement traumatisant. À ce stade, pour paraphraser Carl von Clausewitz, le premier devoir du politique est de comprendre la nature et le caractère des stratégies qu’il met en œuvre, comme ceux de la menace à laquelle elles doivent répondre. Ce point, on l’a vu, prend une dimension particulière au regard de la

question du contrat social et de ses répercus-sions sur la cohésion de nos sociétés. D’autre part, la résilience implique l’intériorisation de cette culture au-delà des élites politiques et militaires, au cœur même des populations. Dans un tel contexte, elle est également un processus dont la mise en œuvre prend un temps considérable sans qu’il puisse jamais être totalement considéré comme terminé. Cette « culture de la résilience » doit inté-grer des cultures stratégiques qui, si elles sont dynamiques et peuvent connaître des évolutions, sont néanmoins soumises au temps long (7). En plus d’intégrer une stratégie intégrale au sens entendu par Lucien Poirier, la résilience ne doit donc pas être considérée comme acquise dès lors qu’elle serait listée parmi les stratégies mises en œuvre. À sup-poser que de véritables stratégies intégrales existent, la résilience possède naturellement ses limites, qui ne doivent pas être sous-estimées – en particulier dans le cadre de nos sociétés postmodernes. La remise en question des schèmes traditionnels de légiti-mité – politique, scientifique, médiatique –, la progression de l’individualisme, les mutations de la notion même d’identité (sans encore évoquer celles des identités nationales) sont à considérer comme autant de défis à relever. C’est non seulement le cas sur les plans poli-tique et militaire, mais également et d’abord, sur le plan scientifique. Aussi, si la résilience constitue un outil précieux face à une pluralité de risques et de menaces, sans doute celui-ci ne doit-il pas être surévalué, tant il est vrai qu’il reste encore peu compris. À bien des égards, nous n’en sommes qu’à l’an 1 des résiliences construites et nombre de points restent à éclaircir. C’est donc d’un véritable programme de recherche en la matière que nos démocraties ont besoin.

Notes(1) Antony Beevor, La chute de Berlin, Le Livre de Poche, Paris, 2004.(2) Charles Ardant du Picq, Études sur le combat, coll. « Stratégies et doctrine », Economica, Paris, 2004. Voir également les sixième et sep-tième numéros d’Inflexions, « Le moral et la dynamique de l’action ».(3) Ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser des problèmes bien spéci-fiques : rébellion, insubordination, voire « fragging » (un terme apparu au cours de la guerre du Vietnam et rendant compte de l’attaque d’offi-ciers par leurs hommes au moyen d’une grenade à fragmentation). Cf. Geoffrey Regan, Backfire: A History of Friendly Fire from Ancient Warfare to the Present Day, Robson Books, Londres, 2002.(4) Ce contexte est également celui, pour les forces européennes ou américaines, d’armées professionnalisées et du recours à des sociétés militaires privées. Il n’est dès lors plus tant question d’un « choc des nations » où le moral des populations civiles – dont une partie deviendrait militaire par le jeu de la conscription – jouerait ef-fectivement un rôle important. Le véritable problème procède alors non pas du moral des populations, mais bien du degré d’écoute que le niveau politique accorde aux populations.(5) Alors qu’une unité démoralisée peut, encore une fois, toujours fonctionner.(6) John Arquilla et David Ronfeldt, Networks and Netwars. The Future of Terror, Crime and Militancy, RAND Corporation, Santa Monica, 2001.(7) Voir notamment Colin S. Gray, « Comparative Strategic Culture », Parameters, vol. XIV, no 4, hiver 1984.

Le traitement des questions de sécurité et de défense par les médias généralistes est souvent totalement déficitaire, notamment par manque de formations

adaptées dans les grandes écoles ou les universités. (© US Air Force)

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SSi les contraintes pesant sur les médias – à considérer dans le cadre de cet ouvrage comme des sous-systèmes dotés de leur propre autonomie – sont importantes, celles touchant à la communication de crise par les États ne le sont pas moins. L’information distillée peut toujours être suspecte d’une quelconque tentative de manipulation ; elle doit elle-même faire l’objet d’un consen-sus au sein d’administrations où les rivalités peuvent être importantes ; ou encore, elle peut être considérée comme à même d’alarmer inutilement les populations, voire être anxiogène, motivant alors des politiques fondées sur le mutisme. En réalité cependant, quand bien même ces difficultés se-raient dépassées, la seule disposition d’une stratégie de communication de crise est insuffisante pour répondre à la question de la construction de la résilience. À cet égard, le stra-tégiste doit intégrer la complexité de la relation, définie par Carl von Clausewitz au travers de son concept de « trinité remarquable », entre la population, les forces armées et les autorités politiques/le gouvernement. Pour le général prussien, cette trinité

intègre sa conception de la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens. Elle rend alors compte d’une véritable dynamique liant la population aux armées – il écrit dans le contexte des guerres totales et des « nations en armes » – sous la direction du politique. Mais si les nations en armes ont presque disparu, du moins en Europe, son ana-lyse est moins datée que l’on pourrait le penser. Clausewitz, en effet, a pu être qualifié de penseur postmoderne, notamment dans son rapport aux phé-nomènes non linéaires, à la friction ou au brouillard de la guerre (1).

Mais, pour Michael I. Handel, il peut également être caractérisé, à certains égards, comme un précurseur de la systémique (2). En ce sens, le schéma traditionnel positionnant la popu-lation, le gouvernement et l’armée à chaque pointe d’un triangle doit sans doute être réinterprété. D’une part, afin de rendre compte du poids des médias dans la société contem-poraine. En l’occurrence, ils sont à associer, en raison leur indépendance, aux populations – bien souvent ce que l’on nomme « l’opinion publique » n’est d’ailleurs rien d’autre que les

Photo ci-dessus :Des femmes soldates israéliennes.

Le moral n’est que l’une des composantes de la résilience, la

favorisant. (© IDF Spokesperson)

“ Construire une résilience demande un

certain niveau de discipline globale de la part des

acteurs concernés. „

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RÉSILIENCE, INFORMATION ET RATIONALITÉS STRATÉGIQUES

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médias. Dans le même temps, les « armées » sont évidemment à élargir à l’ensemble des institutions jouant un rôle en matière de sécurité. D’autre part, la relation entre les différentes composantes de la trinité ne doit plus être envisagée de façon statique, mais bien de façon dynamique : chaque composante devient alors un pôle s’éloignant ou se rapprochant des autres. La nature de ce rapprochement provient des degrés de confiance et de communication entre les différents pôles, lesquels évoluent en fonction des situations qu’ils subissent. Plus ils se rapprochent, plus le degré de résilience d’une entité donnée est important.

La cohésion du tout est un objectif en soi. Mais, pour prendre une ana-logie dynamique, elle est centripète tout en faisant face à des événements qui imposent une force centrifuge. À cet égard, construire une résilience demande un certain niveau de disci-pline globale de la part des acteurs concernés. Un des meilleurs exemples d’une discipline incontrôlée remonte à juillet 2009, lorsque le centre de crise de la Région wallonne (Belgique) a envoyé un courrier aux bourgmestres (maires) les avisant des mesures à prendre durant le pic pandémique de la grippe A (H1N1). Donnant des informations chiffrées sur le taux de létalité de la maladie (de 0,3 % à 0,6 % (3)) et le nombre de morts poten-tiels (entre 2 100 et 6 800), le courrier indiquait un certain nombre de re-commandations, comme la nécessité d’élargir les horaires des services d’état civil afin d’accélérer les for-malités administratives suivant les décès ou la nécessité de procéder à un creusement de tombes à l’avance. Probablement transféré aux médias, il a ensuite été médiatisé et qualifié d’« alarmiste » (4). Un virologue a pour-tant tempéré, avec raison, les propos des médias : « En terme de planifi-cation, il me semble normal que les autorités examinent leur capacité de réaction à une situation correspondant au pire […] Ce qui est dit dans ce cour-rier n’est pas faux. Peut-être aurait-on dû un peu le pondérer. Mais on ne peut pas reprocher aux autorités de vouloir bien se préparer. Regardez ce qui s’est passé en France, lors de la canicule : on a vraiment eu l’impression qu’elles

étaient prises au dépourvu devant des conséquences qu’elles n’avaient jamais imaginées (5) ». Le problème à ce stade réside dans le maintien de canaux de communication sinon se-crets, à tout le moins discrets, dans un contexte de transparence plus large.

La préparation aux crises est l’une des raisons d’être des services de sécurité et passe notamment par la diffusion aux autorités habilitées de documents techniques : ce sont précisément eux qui, le cas échéant, seront en mesure de sauver des vies ou d’éviter toute dégénérescence de la

situation. Ce qui soulève, à son tour, la question de la gouvernance générale d’une politique de résilience incluant aussi bien des acteurs autonomes (les médias et, plus généralement, les populations) que des acteurs ins-titutionnels (théoriquement soumis à une discipline (6)), cette fois sous un angle stratégique. De ce point de vue, on distingue traditionnellement deux catégories relevant de l’art du commandement et qui, appliquées dans le cadre d’une stratégie de rési-lience, montrent deux philosophies d’approche des opérations :

La trinité clausewitzienne aujourd’hui

GOUVERNEMENT

POPULATION MÉDIAS

ARMÉES INSTITUTIONS DE

SÉCURITÉ

Les forces armées sont naturellement conçues pour être résilientes et opérer en environnement dégradé : c’est leur condition ontologique de survie. (© D.R.)

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• la première est le commandement par le plan, qui établit une planification stricte et très détaillée, mentionnant spécifiquement le rôle et les actions de chacun à chaque instant. On le comprendra, cette méthode est non seulement très contraignante, ne lais-sant que peu de place aux initiatives, mais aussi très rigide et donc vulné-rable à la possibilité de surprises (par définition inscrites au cœur du mode opératoire du terrorisme) ou, plus simplement, aux frictions ou encore à des phénomènes non prévus ;

• le commandement par l’objectif ou de direction (Auftragstaktik) permet de définir un objectif global et partagé par l’ensemble des acteurs (7). Collaboratif, il s’appuie sur l’initiative propre de chaque niveau d’action, correctement informé des risques et des enjeux et partageant une même culture. En théorie, ce type de commandement est plus adaptatif, permettant une réponse plus rapide et plus souple face à la concrétisation de surprises ou de phénomènes non anticipés.

Ces deux types de commande-ment ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients (8). Si le com-mandement de direction requiert une capacité prospective importante (qui n’est pas toujours disponible au sein

d’administrations peu habituées à la manœuvre de crises complexes), le commandement par l’objectif demande des décideurs entraînés, expérimentés, responsables et ca-pables d’interagir selon une approche commune (ce qui peut tout autant manquer dans les administrations). À ce stade de l’analyse, le comman-dement de direction semble plus adapté à la situation française, où une solide tradition de service à l’État existe et où les référents culturels des décideurs sont, sinon semblables, du moins similaires. L’existence d’une institution telle que l’École nationale d’administration (ENA), où sont d’ail-leurs conduites des simulations de crise à destination des étudiants, est de ce point de vue importante. Le Haut Conseil français de la défense civile (HCFDC), où sont menées des sessions annuelles – dont l’une est baptisée « résilience et sécurité so-ciétales » –, permet par ailleurs de former à ces questions des cadres issus de grandes entreprises privées ou publiques et permettant à ces der-nières de pouvoir également avoir un rôle à jouer.

Plus généralement toutefois, l’adoption de l’un ou l’autre style de commandement requiert une

conscientisation du rôle joué par l’ensemble des acteurs dans la gou-vernance de la résilience. Nous l’avons vu supra, l’application d’une résilience idéale demande une approche fondée sur la proximité avec la population permettant, le cas échéant, de mobi-liser médecins, pompiers, policiers, militaires, enseignants ou encore pharmaciens. Reste que la gestion de manœuvre et la communication qui y est liée restent pour l’instant peu enseignées, voire inexplorées. Par ailleurs, derrière les catégories théoriques des commandements de direction et par l’objectif, de nature idéale-typique, se cache la possibilité d’un troisième type de commandement, que l’on pourrait qualifier d’influence et impliquant une interactivité profonde et perma-nente entre les différents acteurs d’une manœuvre de crise. Il s’agi-rait ainsi d’acquérir rapidement et « par la pratique » une expérience souvent inexistante, de même qu’un embryon de culture commune, tout en accroissant les retours d’expé-rience de chacun et en cherchant à augmenter la liberté d’initiative sur le plan local. Et ce, tout en tenant compte de spécificités locales, ce qui ne peut pas être nécessairement fait aux échelons supérieurs (9). La question est complexe, mais exige de facto une discipline propre et une profonde conscientisation des acteurs – là aussi, on le comprendra, l’ensei-gnement joue un rôle déterminant.

LE CAS FRANÇAIS

Le rôle des médias est également reconnu dans le livre blanc de 2008, qui consacre plusieurs passages la question. Ainsi, « les journalistes doivent être reconnus, dans les hy-pothèses mettant en jeu la sécurité nationale, comme des partenaires de la chaîne de communication de crise, indépendants mais responsables. À l’image de ce qui se pratique au Royaume-Uni, leur information devra être la plus complète possible. Elle contribuera ainsi à améliorer celle de la population. Cette orientation vaut à la fois avant et pendant la crise. Avant l’événement, les journalistes devront avoir reçu une information suffi-sante et concrète sur l’organisation

Indiquer que les forces armées doivent être résilientes est sans doute le signe d’une crise grave, où toute perte menacerait la cohésion. (© DoD)

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et les moyens de gestion de crise des pouvoirs publics, sans pour autant porter atteinte au nécessaire secret qui doit entourer certains dispositifs et modes d’action. Avec l’accord des responsables des médias, les pro-fessionnels seront en outre associés aux exercices de crise (10) ». Émanant du gouvernement, cette approche ne prend évidemment pas en compte les limites que l’on peut discerner dans l’efficience du traitement de l’informa-tion par les rédactions d’aujourd’hui – ni les considérations portant sur l’intervention d’experts. Ce qui peut soulever la question de l’utilité de la participation, à titre consultatif, de journalistes au travail des instances chargées de la communication de crise, afin de favoriser une interac-tivité et d’éviter toute méprise sur les méthodes de travail des uns et des autres.

C’est une approche que retient le livre blanc lorsqu’il indique que « sera préparé un mécanisme de dialogue en temps de crise majeure entre des interlocuteurs identifiés par avance, dans les administrations et les centres de gestion des crises et les grands médias. Enfin, les responsables des médias intéressés seront associés aux analyses de “retour d’expérience” pour améliorer la connaissance par les pouvoirs publics des effets et de la per-ception de leur action (11) ». À ce stade, pour peu que les barrières culturelles entre les différents métiers soient effectivement dépassées, le proces-sus pourrait s’avérer payant, pour les médias comme pour les institutions de sécurité. Reste, cependant, que la réalisation de ce processus néces-site préalablement une méthodologie solide et partagée par l’ensemble des intervenants. Si cela venait à ne pas être le cas, la confiance que l’opi-nion publique affecterait aux médias pourrait être remise en cause, avec, en conséquence, la possibilité de se couper d’un canal de communication central dans l’émergence d’une rési-lience construite.

Par ailleurs et au-delà, le document insiste sur le fait que « l’information de l’opinion sur les procédures et les moyens est susceptible de favoriser à la fois la vigilance nécessaire à l’égard de certains risques et la com-préhension des mesures prises par

Médias et résilience : lequel est le plus efficace ?

Les enquêtes menées sur la perception de résilience permettent également d’en savoir plus sur l’efficacité comparée des médias à transmettre une information perçue comme de qualité. En moyenne, les gros consommateurs de programmes de télévision sont généralement moins résilients, mais sont également ceux qui estiment avoir le moins besoin d’informations précises. Leur perception du risque et leur peur dans les endroits publics sont plus importantes. Comparativement, les auditeurs de chaînes radios semblent mieux préparés et mieux informés, montrant une distance aux événements plus grande que les téléspectateurs. Les personnes cherchant leurs informations sur Internet sont quant à elles mieux informées, recherchent activement l’information et entretiennent une distance aux événements plus grande et, in fine, leur résilience individuelle est plus élevée (1). Pratiquement cependant, elles sont également plus vulnérables au biais de confirmation, en ne se focalisant que sur les informations leur semblant les plus pertinentes.

Note(1) Gino Verleye, Pieter Maeseele, Isabelle Stevens et Anne Speckhard, « Resilience in an Age of Terro-rism: Psychology, Media and Communication », www.annespeckhard.com/publications.

L’ambassade américaine à Beyrouth, après l’attaque dont elle a été l’objet, en 1983. L’information est capitale pour empêcher une attaque, mais aussi

pour la résilience des individus face à l’événement. (© DoD)

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l’État ou les principaux opérateurs. Une vulnérabilité de la vie sociale ou économique connue de tous peut être mieux assumée. Cette méthode per-mettra d’accroître la résilience de la société et sa capacité de prise en charge des risques avec les pouvoirs publics et l’ensemble de leurs par-tenaires (12) ». À ce stade, l’inclusion de ces précisions tend à montrer la compréhension des mécanismes de la résilience par les rédacteurs du document, nonobstant les remarques que nous avons faites supra. Aussi parviennent-ils à une conclusion logique : « Au cours de la crise, il faut prendre l’initiative d’expliquer rapidement les principaux faits à ceux qui ont pour métier d’en rendre compte. Les réalités de terrain, ou même une manœuvre militaire ou civile sont de plus en plus connues à l’avance ou en temps réel par les professionnels les mieux aguerris des médias. Le principe du secret, s’il a lieu de s’appliquer, pendant un certain temps, au noyau du proces-sus de décision ou des capacités de renseignement et d’action, ne doit pas devenir un obstacle à la réussite de la gestion d’une crise. La diffu-sion instantanée de l’information qui caractérise le rythme des crises impose d’autres stratégies de commu-nication et d’information tout au long de son déroulement. Une ouverture beaucoup plus grande doit être mise

en œuvre, notamment dans les cas relatifs aux opérations de secours ou de déploiement d’opérations de maintien de la paix. Le recours, dans la manœuvre, aux moyens d’infor-mation publics sera, plus encore qu’aujourd’hui, intégré comme tel dans le plan d’opération, à tous les niveaux. (13) »

À cet égard, si l’intégration « à tous les niveaux » des moyens d’in-formation publics (reste à savoir lesquels exactement : comprennent-ils les chaînes du groupe France Télévisions ?) laisse pendante la question des médias privés, elle prête également le flanc à des critiques qui y verraient une tentative de manipu-lation. L’accusation potentielle a, on l’a vu, été désamorcée plus tôt dans le texte. Mais la question de la gestion même de la manœuvre de commu-nication reste posée. Si l’on évoque des modalités de concertation « en temps de crise », force est également de constater que la préparation des opinions publiques aux réactions correctes s’opère en amont, soit là où l’État ne peut guère interférer. On touche bien évidemment là aux limites d’une stratégie voyant s’op-poser « acteurs civils » et « acteurs étatiques », les premiers pouvant considérer qu’ils sont potentielle-ment manipulés par les seconds. Cette question ne trouve qu’une seule réponse, aussi difficile à mettre en

œuvre qu’il est difficile d’évaluer l’effectivité de sa réalisation : la conscience commune de l’intérêt général invitant à une interaction permanente, franche, honnête et dénuée de toute « langue de bois ». Objectif noble s’il en est, elle est la seule condition du comblement défi-nitif – ou, a tout le moins, durable – du fossé entre gouvernants et gouver-nés en matière de sécurité. En toute probabilité, il ne pourra jamais être atteint définitivement et doit avant tout être considéré comme un objectif à long terme.

Notes(1) Voir, par exemple : Alan D. Beyerchen, « Clausewitz, Nonlinearity and the Importance of Imagery » in David S. Alberts et Thomas J. Czerwinski (dir.), Complexity, Global Politics and National Security, National Defence University Press, Washington, 2003.(2) Michael I. Handel, Masters of War. Classical Stra-tegic Thought, 3e édition, Franck Cass, Londres, 2001. Si le lecteur pourra s’interroger sur la mobilisation d’un penseur du XIXe siècle pour rendre compte de phé-nomènes contemporains complexes, il n’est que de constater sa centralité dans les débats stratégiques actuels : quelles que soient les évolutions technolo-giques, voire sociologiques, les principes qu’il a posés en matière d’art de la guerre restent d’une actualité criante. Cf. notamment Laure Bardiès et Martin Motte, De La guerre ? Clausewitz et la pensée stratégique contemporaine, coll. « Bibliothèque stratégique », Eco-nomica, Paris, 2008.(3) Un taux par ailleurs extrêmement faible comparati-vement à la grande majorité des agents de guerre bio-logique de type III et IV et, en réalité, similaire à celui de la grippe saisonnière.(4) Éric Deffet, « Mourez en paix, braves gens ! », Le Soir, 1er août 2009.(5) « On ne peut pas reprocher aux autorités de bien vouloir se préparer », Vers l’Avenir, 31 juillet 2009. En l’occurrence, il avait été interviewé dans le journal ayant révélé l’existence de la circulaire.(6) « Théoriquement », cependant. La révélation de l’existence de cette circulaire montre en effet que la fuite s’est produite au sein d’une institution.(7) David M. Keithly et Stephen P. Ferris, « Auftragstak-tik, or Directive Control, in Joint and Combined Ope-rations », Parameters, vol. XXIX, no 3, automne 1999.(8) À ce sujet, voir notamment Martin Van Creveld, Command in War, Harvard University Press, Cam-bridge, 1985.(9) Prenons l’exemple d’une population habitant à proximité d’une installation chimique menacée par un attentat. En théorie, cette population est déjà sensibili-sée aux risques encourus et, le cas échéant, peut avoir été informée des comportements à adopter en cas de problème. Sursaturer ce public avec des informations à destination de populations habitant plus loin et moins sensibilisées pourrait ne pas être une bonne idée. En effet, lorsque des informations réellement importantes seraient diffusées, elles pourraient être négligées par des populations qui pourraient se percevoir comme plus informées. (10) Défense et Sécurité nationale. Le Livre blanc, Paris, 2008, p. 190.(11) Ibid., p. 191.(12) Ibid., p. 190-191.(13) Ibid., p. 191.

La gestion de l’information sur le terrorisme est un art délicat : en faire trop ouvre la porte à la paranoïa… (© D.R.)

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(089)Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015

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I Il a été question, à plusieurs endroits de cet ouvrage, de la formation et de l’enseignement, concernant aussi bien les initiateurs des politiques de rési-lience que leurs acteurs, populations comprises. La question, l’on s’en doute, est complexe, tant dans ses ressorts profonds que dans les facettes qu’elle peut prendre, tout en pouvant tirer parti d’un certain nombre d’acquis – comme l’autonomie de décision dans la consti-tution des programmes d’étude par exemple. De ce point de vue de la « li-berté de manœuvre » des acteurs, les modalités de fonctionnement des ensei-gnements sont relativement similaires à ceux des médias. Mais si ces derniers fournissent les capacités d’information « de première ligne » lors de crises, l’enseignement est responsable des méthodologies par lesquelles l’individu va appréhender les informations et développer un appareil critique (au sens kantien). En ce sens, on peut poser que, parce qu’il fournit (ou qu’il le devrait) aux personnes les bases de leur com-préhension du monde, l’enseignement est chargé d’une épistémologie indivi-dualisée de la crise. Si l’auteur n’est pas un expert des questions touchant à la pédagogie ou à l’enseignement,

force est cependant de constater que le rôle des écoles, en ce qui concerne les questions stratégiques et de sécurité, n’est ni récent ni lié à un enracinement idéologique particulier.

L’ENSEIGNEMENT COMME FACTEUR DE DÉFENSE STRATÉGIQUE

Ainsi, dans L’armée nouvelle, Jean Jaurès va-t-il particulièrement loin – son ouvrage est publié en 1915 – dans l’instrumentalisation qu’il fait de l’enseignement au profit de la défense nationale. Préconisant de créer des chaires de science militaire dans toutes les grandes universités, il propose éga-lement que les syndicats financent les études militaires des fils de syndiqués les plus doués. Au prolétariat, égale-ment, d’organiser séances de tir et exercices physiques devant préparer au service militaire. Dans son optique, la formation des conscrits n’aurait plus alors lieu durant leur service militaire à proprement parler, mais avant, permet-tant de bénéficier d’emblée d’éléments opérationnels (1). Il se place ainsi dans la tradition française de la « nation en armes » – ce qui ne manquera d’ailleurs pas d’appeler de très vives critiques de

Photo ci-dessus :Exercice d’évacuation à Rome. La

conception d’une politique de résilience passe par la mise en réseau d’acteurs aux

cultures très différentes. (© OTAN)

“ Facteur de légitimation ou de délégitimation, « le sens », compris au

sens large, est également important pour le rapport qu’il induit à l’incertitude. Le fait de donner un sens

aux événements permet de les appréhender, de les faire

sortir de la catégorie des faits déconnectés d’une réalité donnée pour en faire des

jalons s’inscrivant dans une continuité historique. „

Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015(090)(090)

L’ENSEIGNEMENT DANS LA CONSTRUCTION DE LA RÉSILIENCE

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la part de Rosa Luxemburg –, mais n’est certainement pas le seul en Europe à préconiser de telles mesures (2). Ce sujet de l’éducation aux questions militaires a également été repris par le général Étienne Copel dans les travaux qu’il a conduits dans les années 1980 dans le cadre des débats sur la défense non offensive. En cherchant à réformer pro-fondément le concept de « nation en armes » ou de guerre totale, il voyait en l’engagement de tout un chacun dans la défense (en l’occurrence, une garde nationale pouvant notamment être appelée à jouer un rôle dans la lutte contre le terrorisme) la possibilité de réduire l’antimilitarisme, y compris dans l’enseignement (3). Ce dernier aurait également participé effectivement à la formation des futurs soldats.

Si ces conceptions ont été produites dans un cadre aujourd’hui dépassé – début du XXe siècle puis guerre froide – elles ne manquent pas, encore aujourd’hui, d’interpeller. Étienne Copel faisait également le constat d’une mau-vaise compréhension des objectifs de défense nationale par les populations, posant la question d’un schisme de rationalités entre les opinions publiques et les gouvernants. Si le constat reste, on l’a vu, valable de nos jours, tout en gagnant en pertinence, il faut cependant convenir que les conditions globales ont changé. La professionnalisation des armées, la disparition des « menaces aux frontières » concourent à délégiti-mer aux yeux d’une partie des opinions publiques l’importance des questions de défense – a fortiori en période de crise économique. De même, la lisibilité des politiques étrangères et de défense n’est pas nécessairement bien établie, pas plus que l’intérêt d’interventions extérieures dont les opinions peuvent avoir du mal à saisir les enjeux. Cette nouvelle donne complexifie considé-rablement l’obtention du soutien des populations aux politiques de défense. À cet égard, force est toutefois de consta-ter que la possibilité de l’occurrence du terrorisme sur les territoires nationaux reste potentiellement un facteur de mobilisation important des populations. Face au phénomène terroriste, le fait qu’elles soient dépourvues de clés de lecture pose un évident problème non seulement d’incertitude, mais aussi, plus généralement, de citoyenneté. À bien des égards, c’est toute la notion

de « sens » – et l’aptitude du politique comme des médias à en donner – qui pose question (4).

Or cette question du sens est cen-trale en politique et son estompement entraînerait, pour Frank Furedi, une accélération du déploiement de la « culture de la peur » (5). Facteur de légitimation ou de délégitimation, « le sens », compris au sens large, est éga-lement important pour le rapport qu’il induit à l’incertitude. Le fait de donner un sens aux événements permet de les appréhender, de les faire sortir de la catégorie des faits déconnectés d’une réalité donnée pour en faire des jalons s’inscrivant dans une continuité histo-rique. Saisir le sens des événements renvoie également à la possibilité d’une anticipation d’autres événements et donc des mesures à prendre. Le sens est ainsi et en soi une question de dé-fense stratégique – tellement cruciale qu’elle est au cœur même des métiers touchant au renseignement (6). Dans un tel cadre, l’enseignement constitue naturellement la matrice individualisée de la production de sens, qu’il touche un futur citoyen, un futur officier ou un futur chef d’État. En ce sens, l’enseigne-ment apparaît lui aussi une question de défense stratégique –, et ce même s’il n’est pas perçu comme régalien. Il l’est

d’autant plus que, pour paraphraser le proverbe britannique selon lequel il n’y a que deux choses de certaines en ce monde – la mort et les impôts –, on pourrait y ajouter l’enseignement. Nos États démocratiques bénéficient à tra-vers lui d’un système puissant couvrant l’intégralité de leurs territoires et de leurs habitants.

QUEL ENSEIGNEMENT POUR QUELLE RÉSILIENCE ?

Cela ne manque toutefois pas de sou-lever la question de savoir quel type et quelles formes d’enseignement sont utiles et nécessaires aux stratégies de résilience. La réponse, à cet égard, prend diverses formes. Premièrement, l’éducation civique, que l’on pourrait qualifier de « généraliste », permet de poser les bases d’une stratégie de rési-lience en démontrant les formes du vivre ensemble ; celles de l’État et de son action ; ou encore la notion même de citoyenneté et ce qu’elle implique – dans son rapport, par exemple, aux notions de débat ou d’esprit critique. Elle est d’autant plus importante qu’elle peut être considérée comme un système d’intégration dans des États européens où l’immigration est un phénomène courant. C’est cette approche qui est poursuivie par l’Éducation nationale française, qui indique dans le pro-gramme que « l’on ne naît pas citoyen, mais qu’on le devient, qu’il ne s’agit pas d’un état, mais d’une conquête perma-nente ; le citoyen est celui qui est capable d’intervenir dans la cité : cela suppose formation d’une opinion raisonnée, aptitude à l’exprimer, acceptation du débat public. La citoyenneté est alors la capacité construite à intervenir, ou même simplement à oser intervenir dans la cité (7) ». In fine et ce faisant, elle permet de poser le « pourquoi » d’une politique de résilience.

Deuxièmement, les questions inhérentes à l’actualité – et plus par-ticulièrement à sa lecture, rendue plus ardue par l’actuelle conjonction de crises – devraient être considérées comme importantes, sinon essentielles. L’adoption de postures critiques est un facteur permettant, paradoxalement, une meilleure assimilation des me-sures de sécurité prises par les services concernés. Au-delà de la capacité à re-connaître une situation problématique et

Les médias écrits – et en particulier spécialisés – tendent à favoriser la résilience, parce qu’ils offrent une

qualité et une quantité d’informations supérieures à ce qui est fait dans la

presse généraliste. (© Areion Group)

(091)Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015Résilience - Ou comment combattre le terrorisme • No 20 • Décembre 2014-Février 2015

Page 92: OU COMMENT COMBATTRE LE TERRORISME

d’accepter des mesures parfois contrai-gnantes, elle permet aussi de réduire la charge paranoïaque causée par un trop grand afflux d’informations. La maîtrise de l’information doit ainsi permettre non seulement de se conscientiser face à la menace, mais aussi de rela-tiviser les excès de son emprise. Elle doit permettre de comprendre qu’une recherche excessive de sécurité génère un sentiment d’insécurité. Précisément parce qu’elles sont des sentiments/perceptions complexes relevant du do-maine des sciences sociales, la sécurité comme l’insécurité absolues ne peuvent être atteintes et, a fortiori, mesurées mathématiquement. L’atteinte d’une « meilleure sécurité » ne peut que suivre une courbe asymptotique, en progrès constant, mais n’atteignant jamais la certitude à laquelle aspirent les décideurs. Ce sont autant de sujets qui peuvent être abordés (et, dans une certaine mesure, le sont) dans les cours de philosophie, d’éducation civique, voire de littérature.

Troisièmement, l’enseignement joue également un rôle important dans l’assimilation des réflexes de sécurité ordinaires et, d’une certaine manière, plusieurs cours y préparent. Si suivre un cours de chimie ne fera pas de vous un expert de la décontamination des toxiques de guerre, ils peuvent permettre de donner les bases des réactions à adopter. Pour un citoyen non membre des services de sécurité, les procédures à suivre en cas d’in-cendie ou d’accident de la route sont similaires à celles devant être mises en œuvre lors d’un attentat ou d’un accident industriel. Or, nous l’avons vu supra, la seule connaissance de l’exis-tence du « 112 » est loin d’être partagée par tous dans l’Union européenne. La promotion des cours de secourisme durant les années de scolarité est une autre forme d’engagement en ce sens. Ce sont là autant de pas simples, peu coûteux et faciles à mettre en œuvre, en direction d’une meilleure sécurité et partant, d’une résilience plus solidement établie. Ces questions du coût et de la mise en œuvre, si elles peuvent paraître triviales, n’en sont pas moins importantes. À cet égard, force est de constater que la résilience construite est l’une des formes d’action stratégique ayant le moins d’impacts budgétaires. Or on a

La manipulation, arme stratégique

La diffusion d’Internet et l’émergence de plates-formes d’information en ligne – blogs, Twitter, Facebook – facilement mises en place et mises à jour ont repré-senté un atout non négligeable en matière de partage de l’information. Mais ces innovations ont également été utilisées dans le cadre d’opérations de manipulation des populations, que leurs objectifs relèvent du canular ou d’une volonté politique. Nombre de sites de « réinformation » sont ainsi apparus, se réclamant d’une « contre-propagande », argumentant souvent en assénant des analyses qui, le plus souvent, omettent les faits contraires à la thèse avancée, voire en leur donnant un sens aberrant. Présentées comme des informations, elles ne sont pas sans impacts sur la politique étrangère des États ou sur la sécurité des personnes. « SIDA inoculé par les Blancs aux Noirs pour obtenir le contrôle de l’Afrique », « création de l’État islamique par les États-Unis et Israël pour obtenir celui du Moyen-Orient », « 11 septembre préparé, au choix, par les juifs et/ou Washington », « OTAN voulant envahir la Syrie ou l’Algérie », « vaccins toxiques » sont autant d’exemples de supercheries issues de cercles conspirationnistes et pouvant être rapidement démontées par des analyses un tant soit peu sérieuses. Il n’en demeure pas moins qu’elles rencontrent un écho bien réel, d’autant plus que certains de ces acteurs peuvent s’appuyer sur des tech-niques rhétoriques sophistiquées jouant aussi bien sur des réflexes de compassion (« je suis censuré ») que s’appuyant sur un discours pseudo-scientifique (« au cœur de toutes les guerres, on trouve les ressources naturelles »).La mécanique de la diffusion de ce qui relève le plus souvent de points de vue et non d’analyses au sens scientifique est de facto renforcée par le « biais de confirmation » : un lecteur va considérer comme crédibles les informations répondant à son posi-tionnement et écarter toute thèse inverse, même plus solidement construite. Mais ils relèvent aussi d’une culture centrée sur une suspicion systématique à l’égard de discours qualifiés d’« officiels » ou de mainstream – en oubliant souvent de consi-dérer que les points de vue sur une question donnée sont le plus souvent multiples et que la notion même de « discours officiel » est discutable : elle n’est souvent que la position d’un gouvernement. Le phénomène s’explique par une sociologie du comportement médiatique qui a considérablement évolué ces vingt dernières années, avec l’individualisation des sources découlant d’une offre plus grande et d’un élargissement du marché de l’information autorisée par Internet. Les médias traditionnels ne sont plus que des sources parmi d’autres, d’autant plus délégitimées que le traitement de questions complexes – liées aux conflits, par exemple – peut être pauvre.Reste que si ces « nouveaux médias » ambitionnent de remplacer les « anciens » en arguant d’une légitimité similaire, le raisonnement est douteux. Très souvent, il s’agit de se parer d’une légitimité qui ne peut être identique dès lors que les mises en ligne ne répondent pas aux critères de vérification des informations ou de relecture par des gatekeepers – qu’ils soient experts, correcteurs ou rédacteurs en chef. Le problème posé par ces nouvelles formes de narration est bien réelle. Les notions de « simplification » – sous couvert de « vulgarisation » – comme de « croyance » sont au cœur de ces problèmes de manipulation, qui relèvent en fait des fondamentaux de la propagande et qui peuvent être instrumentalisés afin de réduire la cohésion sociale et de participer d’une manœuvre stratégique. Aucune solution n’existe, si ce n’est l’exercice d’un sens critique élémentaire et l’usage de sources de référence… paradoxalement de plus en plus facilement accessibles via Internet. En ce sens, un enseignement de qualité constitue certes une réponse adaptée, mais qui ne sera généralement d’aucun effet sur les « croyants » : seuls les « indécis » sont encore susceptibles d’être raisonnés.

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trop souvent considéré que la sécurité reposait sur des technologies, donc sur des budgets. Si elles sont bien entendu nécessaires, il faut cependant remar-quer que, de prime abord, la sécurité ne s’achète pas, mais qu’elle se conçoit et se perçoit. In fine, s’il peut sembler très politiquement incorrect d’associer les questions de sécurité et de défense à l’enseignement – en particulier se-condaire – comme aux médias, force est également de constater qu’il est temps de reconsidérer la place qu’elles occupent. À cet égard, la question de la résilience est moins à traiter sous un angle éthique que sous un angle praxéologique, pratique et concret. La conscientisation des risques – comme ces derniers – est un facteur influant en permanence sur nos vies. La recherche de sécurité (qu’elle soit physique, ali-mentaire, financière, psychologique ou autre) est une fonction primordiale chez tout être vivant et, a fortiori, chez les humains. Si les stratégies déployées en la matière sont variées à l’extrême, il faut constater que l’éviction de ces questions de nos centres d’enseigne-ment pourrait être plus anxiogène que rassurante (8). Il existe ainsi un certain

paradoxe à proposer la généralisation de cours sur l’histoire des religions ou sur ce que constitue une alimentation correcte – soit en l’occurrence, sur la sécurité sanitaire – tout en refusant de

prendre en considération, notamment au sein des universités, les formes les plus basiques de la sécurité (9). Il ne faut, en aucun cas, voir dans cette pro-position une forme de paranoïa. Bien au contraire, il s’agit, précisément et justement, de désamorcer la probabi-lité de son occurrence. La formule est à la fois triviale et lapidaire, mais l’on ne maîtrise ses peurs qu’une fois que l’on en connaît les ressorts.

Notes(1) Jean Jaurès, La nation en armes, Éditions de l’Huma-nité, Paris, 1915.(2) Voir notamment Maurice Faivre, Les nations armées. De la guerre des peuples à la guerre des étoiles, FEDN/Economica, Paris, 1988.(3) Étienne Copel, Vaincre la guerre. Une autre défense, une autre armée, coll. « Documents », Lieu Commun, Paris, 1984.(4) Voir à ce sujet l’excellent ouvrage de Zaki Laïdi, Un monde privé de sens, coll. « Grands documents contempo-rains », Fayard, Paris, 1998.(5) Frank Furedi, Invitation to Terror. The Expanding Empire of the Unknow, Continuum, Londres, 2007.(6) C’est même la grande question du renseignement, là où il est trop souvent réduit à la seule question de la collecte de l’information par des moyens techniques. L’ensemble de la boucle du renseignement a pour but de produire du sens.(7) « Éducation civique, juridique et sociale, enseignement commun », http://www.education.gouv.fr/bo/2000/hs6/civique.html.(8) En particulier, pourraient ajouter certains auteurs, dans un contexte sociétal où toutes les formes de certitudes ou de « droits acquis » – y compris donc les certitudes ayant trait à la sécurité – peuvent être remises en question.(9) L’un des paradoxes observables en la matière est de voir se développer des cours universitaires portant sur la « sécurité critique » sans que soient abordés un tant soit peu sérieusement l’objet de ce qui est critiqué.

Toute communication de crise implique d’éviter la « langue de bois », au risque de décrédibiliser son émetteur. (© D.R.)

Jean Jaurès. L’Armée nouvelle, parce qu’elle implique de se focaliser sur ce que l’on appelle aujourd’hui le « lien armée-nation », cherche à accroître la

cohésion sociale, notamment à travers l’enseignement. (© D.R.)

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SS’il a été essentiellement ques-tion dans cette monographie de la résilience comme d’un outil de carac-térisation des sociétés, mais aussi, en filigrane, comme d’un instrument face au risque terroriste et aux guérillas invasives qui marquent l’actualité in-ternationale, ses apports stratégiques sont plus importants. C’est d’abord le cas, on l’a dit, en stratégie aérienne. Les conceptions de première géné-ration, telles qu’explorées par Giulio Douhet, Billy Mitchell, Hugh Trenchard ou John Slessor, se sont heurtées à la résilience des populations sous les bombardements des centres urbains. Reste que la pratique de la stratégie aérienne évolue : stratégie des espaces fluides ambitionnant de générer des effets politiques au cœur des terri-toires comme des sociétés adverses, elle pourrait ne plus être uniquement centrée sur les aspects « cinétiques » (la conduite de frappes) et prendre des atours plus complexes, intégrant les divers aspects de la guerre de l’infor-mation. Il s’agit alors de chercher et d’exploiter les failles dans la cohé-sion sociale adverse afin de réduire la résilience des nations. La Chine, en particulier, s’orienterait vers cette

voie et un État comme Singapour y prête une grande attention, considé-rant que la multiplicité de ses groupes ethniques pourrait être exploitée dans de nouvelles formes d’actions com-binées, aussi bien cinétiques – usage de la puissance aérienne, tirs de mis-siles balistiques – que non cinétiques – guerre de l’information (1).

LES IMPLICATIONS D’UN ÉTAT PEU RÉSILIENT : LE CAS IRAKIEN

On le comprend donc, la menace terroriste, irrégulière par nature, n’est pas la seule nécessitant d’être prise en compte dans la réflexion autour de ce qu’est la résilience. De même, la dyna-mique propre de sociétés soumises à un individualisme et un communauta-risme croissant empêchent de gérer la question de la résilience sous le seul angle de la communication de crise ou encore des plans d’urgence des différentes entités (État, collectivités locales, entreprises, etc.). Ce sont deux aspects nécessaires, mais ils sont insuffisants, car ils ne prennent pas en compte le fait que les caractéristiques mêmes des sociétés peuvent être une vulnérabilité en soi, à la fois source et

Photo ci-dessus :L’un des points cardinaux de toute guerre, de toute crise ou de tout événement disruptif est

de pouvoir lui donner un sens stratégique : un véritable problème politique… (© DoD)

“ Qu’il s’agisse de « communautés d’alerte » ou de « communautés de combat », on pressent par

ailleurs que le rôle des institutions étatiques, s’il doit être déconstruit, ne

doit certainement pas être éliminé. Il ne s’agit pas tant d’une érosion du monopole de la violence légitime que de sa reconfiguration. „

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LA RÉSILIENCE, NÉCESSITÉ STRATÉGIQUE DANS LA CONTRE-INSURRECTION ?

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amplificateur des coups portés par l’ad-versaire. La résilience, cette fois dans sa dimension « construite », n’est donc pas une sorte de « luxe stratégique » – et encore moins un artefact de cos-métique de la politique de sécurité –, mais la conséquence d’évolutions ma-jeures, au premier rang desquelles une plus grande vulnérabilité aux tentatives de manipulation, avant même l’écla-tement de toute crise. Ce n’est que le corollaire d’une société de l’informa-tion devenue plurielle et dérégulée, donc nécessairement perméable aux influences les plus diverses.

Ce problème trouve un prolonge-ment direct là où l’État est faible. Les opérations menées par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et Boko Haram en Afrique ou encore par l’État islamique (EI) au Moyen-Orient n’ont été possibles qu’en raison de la fai-blesse des organisations étatiques, incapables de s’opposer à la poussée des organisations combattantes dans des régions souvent politiquement contestées entre différents groupes et factions et ce, avant même la pro-gression de l’adversaire. La faiblesse, de ce point de vue, est autant politique que sécuritaire :

• politique, dès lors que l’empreinte de l’État et sa légitimité perçue dans les populations sont faibles. Or Boko Haram ou l’État islamique cherchent certes à s’imposer par la violence, mais aussi par la mise en place d’un système de gouvernance alternatif à celui de l’État. Dans un certain nombre de cas, il apparaît même plus efficace – et, pour le citoyen, potentiellement plus attrayant – que le système éta-tique. Dans pareil cadre, le conflit pour une zone donnée apparaît rapidement comme ressortissant de la logique de « contrôle compétitif » telle qu’elle a été théorisée par David Kilcullen (2). Face à la menace, l’État n’est pas seulement « faible » : il ne fait tout simplement pas le poids, opposant une réponse inadaptée. Et ce, en sachant que la faiblesse des institutions n’est pas nécessairement porteuse de risque en soi (3) ;

• sécuritaire, dès lors qu’une faible empreinte des institutions est géné-ralement liée à un faible maillage des forces de police, de gendarmerie ou en-core militaires. En conséquence, elles ne sont pas pleinement en mesure de

jouer leur rôle de « système d’alerte », que ce soit lors de changements in-tervenant dans la sociologie locale (changements d’attitude face à l’islam radical, par exemple) ou lors d’une attaque en bonne et due forme.

L’exemple typique est celui du nord de l’Irak. Au terme de l’opération « Desert Storm », la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne dans le nord de l’Irak a donné une certaine sécurité aux factions kurdes, qui ont également soutenu l’invasion de 2003. Dans la foulée de cette dernière, la dissolu-tion des forces de sécurité irakiennes par l’administrateur américain Paul Bremer a ouvert la voie à la mise en place d’institutions de sécurité par les Kurdes eux-mêmes. La tentation cen-trifuge, historiquement présente, s’est encore accrue du fait de la politique poursuivie par le gouvernement de Nouri al-Maliki, centrée sur les popu-lations sunnites et, dans une moindre mesure, chiites. Ce faisant, les Kurdes ont donc gagné en autonomie, la légi-timité perçue de Bagdad s’effondrant. In fine, si des forces de sécurité ont effectivement été remises en place à partir de 2004-2005, elles se sont éga-lement avérées très dépendantes des États-Unis et n’ont pas gagné un fort niveau d’opérationnalité. Disposant de bases dans le nord du pays, elles furent

également les premières à s’effondrer sous les coups des forces de l’État islamique. Tous les éléments pour que ce dernier puisse effectuer une progression rapide étaient donc réunis.

À la progression des forces sur le terrain s’est ajoutée la mise en place d’un système de gouvernance néces-sitant de chercher l’allégeance des familles et tribus sur place, avec un certain succès. Les familles refusant cette allégeance n’ont eu d’autres choix que la fuite ou la mort. Devant l’incu-rie des forces irakiennes, ce sont des groupes kurdes qui ont ensuite pris les armes. Mais, s’ils étaient encore très expérimentés dans les années 1990, résultat d’une lutte contre le pouvoir central, la politique poursuivie par Bagdad et les Américains a impliqué de se recentrer sur la défense de ce qu’ils percevaient comme leur territoire – lequel ne couvre pas l’ensemble de l’Irak et encore moins des zones du sud-ouest, comme la province d’An-bar, par exemple. Pratiquement donc, Bagdad se trouve dans une situation complexe, sa légitimité étant remise en cause par les populations locales, tandis que les forces de l’EI se sont vu ouvrir un important champ d’action. Mais si l’on peut estimer que la rési-lience politique de l’État irakien a été, au moins dans les régions touchées,

Des volontaires de la Croix-Rouge : l’enseignement est un puissant vecteur permettant notamment d’acquérir les réflexes élémentaires en

matière d’aide aux victimes. (© Croix-Rouge de Montrouge)

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faible, comment envisager un système de lutte efficace contre l’EI ?

RÉSILIENCE ET CONTRE-INSURRECTION

Si la réponse militaire, sur le plan tactico-opératif, apparaît comme une première piste, celle-ci montre toutefois rapidement ses limites, en particulier du fait d’un déséqui-libre entre l’usage de la puissance aérienne – qui doit lutter contre une techno-guérilla lui laissant peu de prise (4) – et celui de forces au sol. Ces limites tiennent également au fait que les options « cinétiques » n’offrent aucune alternative au système poli-tique que l’EI projette littéralement sur les territoires conquis. De ce point de vue, c’est un véritable sys-tème de contre-insurrection – et pas uniquement de contre-guérilla – qu’il s’agit de mettre en place. Cependant, évoquer la contre-insurrection reste problématique. Mobilisé dans la foulée des conflits en Afghanistan et en Irak, le concept a fréquemment été mal compris. D’une part, parce que « la » contre-insurrection, en tant que théorie unifiée, n’existe pas : la diversité des points de vue à son égard est telle que

plusieurs méthodes, parfois antino-miques, existent (5). D’autre part, « la » contre-insurrection telle que récem-ment appliquée renvoie à un modèle dit « population centric », focalisé sur les besoins de cette dernière et en par-ticulier la réalisation d’infrastructures variées. Budgétairement gourmand, il nécessite d’adapter d’une façon parfois ethnocentrique nos propres desiderata à des sociétés ne fonctionnant pas de la même manière.

De plus, cette adaptation ne peut se produire que dans le temps, imposant la présence de troupes rapidement considérées comme d’occupation : il s’agirait donc de faire accepter un modèle de vie imposé par l’occupant. Il y a là une contradiction fondamentale, dont les tenants et les aboutissants ont, également, été bien démontrés par D. Kilcullen (6). Dans le même temps, la contre-insurrection peut faire l’objet d’une autre critique, encore plus pro-blématique, dès lors qu’elle implique d’opposer un mode de vie au mode de gouvernance des groupes combat-tants. Elle crée donc une asymétrie ne répondant pas à la question politico-stratégique posée par ces groupes. Il s’agit alors de proposer un « mieux » d’un point de vue matériel, mais pas

nécessairement d’un point de vue poli-tique, alors pourtant que cette question est prioritaire dans n’importe quelle société humaine. On le comprend, le modèle « population centric » semble donc inadapté. Mais cette inadaptation n’implique pas un rejet automatique de toute forme de contre-insurrection : si les armées peuvent en être tentées, ce serait une grave erreur, les condam-nant à ne jamais atteindre le succès stratégique. Leur réponse, tactico-opérative, n’est tout simplement pas du même niveau que la question stra-tégique posée par les insurrections.

De ce point de vue, les conceptions liées à la résilience offrent la possibilité d’une contre-insurrection « politics centric », à au moins deux égards. Le premier est de considérer que face à la poussée de groupes comme l’EI ou Boko Haram, le plus urgent est de réduire la probabilité de contamination de nouvelles régions (mode défensif). Le deuxième est, une fois les opéra-tions de contre-guérilla terminées, de pouvoir mettre en place des structures permettant d’éviter que les régions ne soient à nouveau ciblées par des groupes naturellement fluides, agiles et souples et qui pourraient chercher à conduire une contre-offensive (mode

Les gains territoriaux de l’EI sont d’abord la conséquence d’un État dont la résilience a, au fil des ans, été saccagée. In fine, ne reste pour les populations « conquises » que le choix entre l’allégeance et l’exil… (© NPR)

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offensif). Y parvenir nécessite cepen-dant de déconstruire le rôle et la place de l’État comme système de gouverne-ment et d’impliquer plus nettement des communautés locales – tribus, villages, familles – se trouvant de facto en pre-mière ligne des offensives adverses, en leur faisant prendre une part plus grande dans leur sécurité, mais aussi dans celle de l’État. Reste, cependant, à examiner dans quelle mesure ces communautés doivent effectivement monter en puissance.

On peut, d’une part, les considérer comme des « communautés d’alerte » palliant le déficit en forces de sécurité dans une zone donnée et permettant ainsi de disposer à bon compte d’un système de renseignement. Cela ne semble a priori guère problématique, ni politiquement ni d’un point de vue militaire. Formant un maillage ter-ritorial, elles autorisent ensuite un engagement plus précis des forces de sécurité, en maximisant l’économie des forces – en particulier sur de vastes territoires – pour peu qu’un minimum de systèmes de communication soient utilisables entre elles et les échelons sécuritaires supérieurs. Cependant, ces communautés ne se présentent généralement pas sous une forme mo-nolithique, leurs dynamiques propres étant fréquemment différenciées, avec à la clé des divergences dans la qualité des informations fournies, suscep-tibles d’être contradictoires. Pour le dire autrement, les premiers signes d’une radicalisation peuvent être inter-prétés de manière très différente par les membres de ces communautés.

D’autre part, on peut les envisager comme des îlots de résistance armée, ce qui est autrement plus probléma-tique. Au-delà de la question de la stratégie des moyens – comment et avec quoi les équiper –, les commu-nautés peuvent entretenir des relations conflictuelles entre elles, voire avec l’État lui-même. Les armer pourrait donc conduire à un affaiblissement de l’État, une situation aussi probléma-tique que contre-productive dans un contexte de contre-insurrection. Reste, cependant, que des exemples de suc-cès en la matière existent. Le modèle promu par les Marines américains dans la province d’Anbar, en 2007-2008, a abouti à la mise sur pied de milices qui se sont montrées efficaces

dans la lutte contre l’insurrection – non sans ensuite poser le problème de la reconversion de combattants devenus quasi professionnels. Un autre exemple est celui des milices d’autodéfense mexicaines, apparues en réaction aussi bien à l’action des cartels de la drogue qu’à l’incurie, voire la corruption, des autorités politiques locales.

Qu’il s’agisse de « communautés d’alerte » ou de « communautés de combat », on pressent par ailleurs que le rôle des institutions étatiques, s’il doit être déconstruit, ne doit certai-nement pas être éliminé. Il ne s’agit pas tant d’une érosion du monopole de la violence légitime que de sa reconfiguration. Cette dernière est particulièrement importante en Afrique occidentale, où l’héritage colonial fran-çais est marqué par une centralisation étatique prépondérante qui réduit les possibilités d’intégration des com-munautés aux schémas de sécurité nationaux. À l’instar d’une mobilisa-tion du concept de résilience par l’État – et dans une moindre mesure par les entreprises – en France, le risque est donc d’exclure les citoyens eux-mêmes

et de ne pas chercher à renforcer la cohésion sociale. Or les États africains ne disposent généralement pas des moyens nécessaires pour enrayer la progression de groupes comme AQMI ou Boko Haram et gagneraient, tant du point de vue sécuritaire que de celui de leur propre légitimité aux yeux des populations, à accroître l’implication de ces dernières. Mais comment opérer concrètement cette reconfiguration ?

Si chaque cas est particulier, il convient également de remarquer que le problème majeur est celui de la réticulation, conceptuelle comme tech-nique. Il s’agit de repérer et classifier chaque communauté et ses apports potentiels, mais aussi ses relations à l’autorité afin de voir s’il est souhaitable et faisable de travailler avec elle, et selon quelles modalités. Un certain nombre de groupes d’autodéfense mexicains, par exemple, ont effecti-vement été intégrés dans des milices organisées par l’État ou les forces ar-mées. Il s’agit également de repenser les logiques de maillage politique et de voir si la multiplication des niveaux hiérarchiques – villages, préfectures,

L’effondrement irakien est aussi celui de son armée, incapable de faire face à un adversaire tactiquement supérieur. (© DoD)

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régions, etc. – ne constitue pas un frein à la souplesse de l’ensemble et s’il n’est pas plus pertinent de travailler directement avec les forces armées/de sécurité. Il s’agit également de mettre en place une politique d’alerte et de sensibilisation des communautés locales aux risques encourus face à un adversaire qui peut déjà avoir lancé des opérations d’influence. Il importe également que l’État soit en mesure de démontrer l’efficacité et l’utilité de ce type de solution aux popula-tions – qui peuvent être tentées par l’inaction face à la menace, de peur de représailles –, mais aussi, le cas échéant, de pouvoir les évacuer. S’il va sans dire que la mise en place de tels systèmes est longue, elle doit également être réalisée de manière prudente : dès lors qu’il est question de renforcer la cohésion sociale, un tel système qui serait imposé sans être accepté et assimilé par les populations est source de frustrations.

EN CONCLUSION

La logique derrière une utilisation des principes de la résilience à l’échelle d’un dispositif de contre-insurrection ne diffère pas fondamentalement de celle, virtuelle ou construite, appliquée à un État sous la menace d’actions terroristes. Elle diffère par contre tota-lement des logiques de « hameaux

stratégiques » notamment utilisées au Vietnam, qui déracinaient les popu-lations et les rendaient dépendantes de l’État, pour leur protection comme pour leur approvisionnement, au risque de leur fournir des motifs de frustra-tion pouvant ensuite être utilisés par l’adversaire. C’est en réalité tout le contraire qui est appliqué. Il s’agit de faire en sorte que le système étatique dans son ensemble soit plus apte à faire face à la menace, mais aussi que les populations puissent continuer de vivre selon leurs habitudes. En ce sens, on n’insistera sans doute jamais assez sur le fait que le développement d’une politique stratégique impliquant les principes de la résilience n’est ni le reflet d’un démantèlement de l’État – il s’agit de le renforcer et d’accroître sa légitimité – ni une soumission à la peur. Il s’agit, au contraire, de l’appréhender de façon que le style de vie des popula-tions soit affecté le moins possible par une menace. L’adoption de postures stratégiques intégrant la résilience n’est cependant pas chose aisée.

Les États y voient une réduction de leur périmètre sécuritaire, tandis que les décideurs peuvent y voir un concept incapable de fournir les certitudes sécuritaires auxquelles ils aspirent. De facto, la guerre est un art bâti sur une science et les mesures adoptées dans ce cadre ne peuvent – nonobstant les mirages offerts par la technologie et

qui ne produisent bien souvent leurs effets qu’au niveau tactique – éva-cuer totalement l’incertitude. Il en est de même en matière de résilience, dont les effets ne doivent pas être surestimés, si tant est qu’ils soient effectivement compris. L’extrême pauvreté du nombre de contributions en études stratégiques autour de ce concept depuis qu’il est évoqué, soit depuis une dizaine d’années, n’a pas permis de mettre en œuvre un pro-gramme scientifique digne de ce nom et permettant, par exemple, d’établir des études de cas comparés menées de manière rigoureuse. C’est là un véritable problème qui pourrait aboutir à ce que le concept soit finalement rejeté après avoir été considéré plus comme un buzzword que comme un objet utile dans la conduite des poli-tiques nationales de défense. Il n’en demeure pas moins qu’une étude empirique d’un certain nombre de cas peut déjà démontrer que la non-prise en compte des populations dans les processus sécuritaires est néfaste. C’est en particulier le cas à une époque où la théorie aussi bien que la pratique montrent que ce qu’il y a « à l’inté-rieur » des États n’est pas une « boîte noire », sorte de masse humaine dont les improbables mouvements auraient des effets stratégiques limités. Bien au contraire : les évolutions profondes de nos sociétés tendent à ce qu’elles entretiennent des rapports plus com-plexes et quelquefois plus conflictuels à l’État. Ne pas le prendre en compte ouvrirait la voie à des conséquences funestes.

Notes(1) Joseph Henrotin, « Stratégie aérienne et approche des conceptions contemporaines d’attaques straté-giques. Les approches centrées sur la contre-résilience », Stratégique, no 102, 2013.(2) David Kilcullen, Out of the Mountains. The Coming Age of the Urban Guerrilla, Hurst, Londres, 2013.(3) David Kilcullen démontre ainsi que, dans un certain nombre de cas, les logiques de renforcement de l’État ou des institutions ne sont pas pertinentes. Prenant l’exemple de villes « férales » (soit retournées à « l’état sauvage ») telles que Mogadiscio, il montre qu’elles ont été en mesure de sécréter leur propre système de gou-vernance. David Kilcullen, Out of the Mountains, op. cit.(4) Sur cette question, voir Joseph Henrotin, Techno-gué-rilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, coll. « La pensée stratégique », Nuvis, Paris, 2014.(5) Sur la question, voir Stéphane Taillat, La contre-insur-rection au XXIe siècle, Histoire & Stratégie no 16, octobre-décembre 2013.(6) David Kilcullen, The Accidental Guerrilla. Fighting Small Wars in the Midst of a Big One, Oxford University Press, Oxford, 2009.

La contre-insurrection centrée sur les populations manque souvent son objectif : la clé n’est pas tant le bien-être des populations – que l’on n’obtient que par des engagements longs

et coûteux à tous points de vue – que leur gouvernance par elles-mêmes. (© DoD)

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