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Bulletin delaBanque Royale Publié par la Banque Royale du Canada Vol. 72 N° 2 Mars/avril 1991 Ou estpassée la loyaut é ? La loyauté que l’on porte aux autres, aux organisations et aux idéaux est depuis toujours essentielle à la conduite d’une société bienordonnée. Est-elle en voiede disparition? Non,maissi le désirdëtre loyal reste toujours aussi vif, la loyauté, elle, ne saurait plusêtre aveugle... L’auditoire duséminaire était constitué decadres et despécialistes des ressources humaines. Leconféren- cier était unpsychologue industrid américain bien con- nu. Lesujet : lanouvelle race des travailleurs nord- américains. Leton était sérieux, voire grave. Leconférencier remarqua qu’aujourd’hui lesem- ployés étaient moins enclins à faire leurs les buts de leur employeur car ils nesesentaient pas attachés à lui. Ilajouta que, selon des recherches, cemanque de liens étroits caractérisait toutes les relations des jeu- nes, même celles nouées endehors dutravail. En fait, constata-t-il, ils tendent à fuir tout atta- chement durable, jugeant que même les rapports les plus intimes peuvent être rompus unilatéralement sans préavis. Comment s’étonner quedes gens quiont si peu lesens delapermanence refusent desedonner pleinement à untravail qu’ils peuvent quitter à tout moment? Pour décrire oephénomène, lepsychologue seservit d’un nombre impressionnant determes techniques tels que détachement, aliénation etdissociation. Une per- sonne moins savante etdémodée aurait tout bonne- ment parlé d’un manque de loyauté. Mais, les moins de35ans connaissent-ils seulement cemot? Ensaisissent-ils pleinement lesens? Ilsem- blerait que, dans notre société, la loyauté soit une no- tion désuète, lesouvenir pittoresque d’une ère plus candide. Même sa définition a quelque chose de suranné. LeLarousse déclare que lapersonne loyale est celle qui obéit aux lois del’honneur, delaprobité etde ladroiture. Ily a longtemps que lemot «droiture» nevient plus à l’esprit enpensant à l’appui sans ré- serve accordé à unleader ou à un idéal. Quant à l’«honneur», ilnefigure pratiquement plus dans le vocabulaire civil courant des pays occidentaux. Certains dictionnaires remontent encore plus loin et, se référant à la féodalité, parlent d’«allégeance ab- solue». Mot dérivé del’ancien français, l’allégeance (li jance) était le serment defidélité prêté par un vas- sal à son suzerain. AuMoyen-Âge, laféodalité était lerégime politique auquel étaient assujettis des mil- lions depersonnes enEurope, enInde, enChine et au Japon. Cesystème devait sonexistence à laloyauté. La haute noblesse jurait fidélité ausouverain, les petits nobles à leur seigneur et ainsi de suite jusqu’aux serfs. Dans saforme laplus pure, laloyauté féodale con- sistait enunéchange depromesses. Lorsqu’un fief, c’est-à-dire undomaine, était concédé à unvassal, «ce dernier, s’agenouillant devant son suzerain, lui pré- sentait les mains etprêtait serment defidélité tandis que leseigneur scellait le pacte en l’embrassant eten le relevant». Leseigneur promettait ainsi de veiller sur son vas- sal etde le protéger. Le vassal, lui, s’engageait à lui payer unloyer enespèces ouennature, età lui prê- ter main-forte. Ces serments reposaient sur lathéo- rie quelaloyauté est unengagement réciproque. Ilnefait aucun doute que, dans lecadre des so- ciétés féodales, lapratique s’éloignait souvent dela théorie. Laloyauté duvassal s’obtenait parfois sous lacontrainte. Lesystème n’aurait pucependant exis- ter sans l’honnêteté delaplupart deceux qui déte- naient lepouvoir. La féodalité fut généralisée etper- dura de nombreux siècles. Si elle n’avait pas servi les

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Page 1: Ou est passée la loyauté? - RBC

Bulletin de la Banque RoyalePublié par la Banque Royale du Canada

Vol. 72 N° 2 Mars/avril 1991

Ou est passée la loyauté?

La loyauté que l’on porte aux autres, auxorganisations et aux idéaux est depuistoujours essentielle à la conduite d’une

société bien ordonnée. Est-elle en voie dedisparition? Non, mais si le désir dëtre loyalreste toujours aussi vif, la loyauté, elle, nesaurait plus être aveugle...

L’auditoire du séminaire était constitué de cadres etde spécialistes des ressources humaines. Le conféren-cier était un psychologue industrid américain bien con-nu. Le sujet : la nouvelle race des travailleurs nord-américains. Le ton était sérieux, voire grave.

Le conférencier remarqua qu’aujourd’hui les em-ployés étaient moins enclins à faire leurs les buts deleur employeur car ils ne se sentaient pas attachés àlui. Il ajouta que, selon des recherches, ce manquede liens étroits caractérisait toutes les relations des jeu-nes, même celles nouées en dehors du travail.

En fait, constata-t-il, ils tendent à fuir tout atta-chement durable, jugeant que même les rapports lesplus intimes peuvent être rompus unilatéralement sanspréavis. Comment s’étonner que des gens qui ont sipeu le sens de la permanence refusent de se donnerpleinement à un travail qu’ils peuvent quitter à toutmoment?

Pour décrire oe phénomène, le psychologue se servitd’un nombre impressionnant de termes techniques telsque détachement, aliénation et dissociation. Une per-sonne moins savante et démodée aurait tout bonne-ment parlé d’un manque de loyauté.

Mais, les moins de 35 ans connaissent-ils seulementce mot? En saisissent-ils pleinement le sens? Il sem-blerait que, dans notre société, la loyauté soit une no-tion désuète, le souvenir pittoresque d’une ère pluscandide.

Même sa définition a quelque chose de suranné.Le Larousse déclare que la personne loyale est cellequi obéit aux lois de l’honneur, de la probité et dela droiture. Il y a longtemps que le mot «droiture»ne vient plus à l’esprit en pensant à l’appui sans ré-

serve accordé à un leader ou à un idéal. Quant àl’«honneur», il ne figure pratiquement plus dans levocabulaire civil courant des pays occidentaux.

Certains dictionnaires remontent encore plus loinet, se référant à la féodalité, parlent d’«allégeance ab-solue». Mot dérivé de l’ancien français, l’allégeance(li jance) était le serment de fidélité prêté par un vas-sal à son suzerain. Au Moyen-Âge, la féodalité étaitle régime politique auquel étaient assujettis des mil-lions de personnes en Europe, en Inde, en Chine etau Japon.

Ce système devait son existence à la loyauté. Lahaute noblesse jurait fidélité au souverain, les petitsnobles à leur seigneur et ainsi de suite jusqu’aux serfs.Dans sa forme la plus pure, la loyauté féodale con-sistait en un échange de promesses. Lorsqu’un fief,c’est-à-dire un domaine, était concédé à un vassal, «cedernier, s’agenouillant devant son suzerain, lui pré-sentait les mains et prêtait serment de fidélité tandisque le seigneur scellait le pacte en l’embrassant et enle relevant».

Le seigneur promettait ainsi de veiller sur son vas-sal et de le protéger. Le vassal, lui, s’engageait à luipayer un loyer en espèces ou en nature, et à lui prê-ter main-forte. Ces serments reposaient sur la théo-rie que la loyauté est un engagement réciproque.

Il ne fait aucun doute que, dans le cadre des so-ciétés féodales, la pratique s’éloignait souvent de lathéorie. La loyauté du vassal s’obtenait parfois sousla contrainte. Le système n’aurait pu cependant exis-ter sans l’honnêteté de la plupart de ceux qui déte-naient le pouvoir. La féodalité fut généralisée et per-dura de nombreux siècles. Si elle n’avait pas servi les

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intérêts de la majorité, elle aurait été abolie par desrévolutions.

Pas aveugle,ni sensible

au point de vuede l’autre

D’ailleurs, la notion de loyauté politique, qui vitle jour sous la féodalité, ne disparut pas avec elle.

Aujourd’hui, dans tousles pays du monde, lepeuple jure de rester fi-dèle au symbole de l’au-torité suprême, qu’ils’agisse d’un monarque,d’un président, d’uneconstitution ou d’un dra-

peau. Dans les forces armees ou autres organisationsen uniforme, l’allégeance est affichée par des emblè-mes et des cérémonies d’origine moyenâgeuse.

Le pragmatiste ne trouvera sans doute ni rime niraison à ces actes symboliques mais il aura tort. Laloyauté est essentielle à l’établissement d’une sociétécivilisée. Elle perpétue les liens humains les plus im-portants noués entre les couples, les parents, les col-lègues et les amis. Elle est garante de l’ordre civique.Les pays qui ne prennent pas au sérieux les sermentsd’allégeance aux autorités établies invitent les luttesde pouvoir.

Les drapeaux, les uniformes et autres symboles sontl’expression visible de la fierté qu’un peuple porte àses appartenances. Les êtres humains trouvent leuridentité en intériorisant les caractéristiques des orga-nismes dont ils sont membres : leur pays ou leur re-ligion.

La loyauté institutionnelle est généralement accor-dée aux groupes constitués de personnes qui nous res-semblent, c’est-à-dire nos compatriotes, ceux avec quinous partageons les mêmes croyances religieuses, po-litiques ou traits ethniques. Le revers de la médailled’associations aussi étroites est malheureusement lemépris, la crainte et la haine de ceux qui en sont ex-dus. On dit souvent que la loyauté est «aveugle». Sansaller si loin, elle empêche cependant de considérer ob-jectivement le point de vue de l’autre.

Rien ne renforce plus la loyauté entre deux per-sonnes qu’un ennemi commun. Lorsqu’une guerreéclate pour une bonne ou une mauvaise cause, laloyauté est une souroe de bravoure. Malheureusement,elle donne également naissanoe à la bigoterie qui, d’ail-leurs, est souvent la raison même du conflit. Mêmesans intervention militaire, elle empoisonne les riva-lités raciales et religieuses qui bouleversent le monde.

La belligérance alliée à la loyauté renforce la théo-rie selon laquelle cette dernière a pour origine la fa-mille. À l’époque préhistorique, le groupe familial de-vait se protéger contre les pillards, à moins qu’il nes’adonne lui-même au pillage.

En cas de péril, il était impératif d’avoir une con-fiance absolue dans les autres membres du groupe.D’un accord tacite, le chef de famille, le père ou le

grand-père, s’assurait de cette confiance en punissantles traîtres, généralement par la peine de mort quisanctionnait ainsi l’abjection de leur crime. Un châ-timent plus clément était le bannissement, efficace enraison de la crainte d’être mis au ban de la sociétéet d’être considéré comme un traître.

Lorsque les êtres humains étendirent leurs liens fa-miliaux aux autorités spirituelles, économiques et po-litiques, ce rôle du patriarche, de législateur et de po-licier fut joué à l’échelle de la société. C’est ainsi quele roi devint le «père du peuple», que le prêtre don-na des bénédictions paternelles et que l’entrepreneurse considéra comme le chef d’une famille nombreuseet heureuse. Les gens ordinaires, jugeant que ces «pè-res» étaient les gardiens de l’ordre public essentiel àla survie de leur localité, s’inclinaient devant leur vo-lonté.

L’ennui avec l’autorité patriarcale, c’est que les «pè-res» ne sont pas tous à la hauteur de leur tâche. Ilssont souvent prêts à exiger l’obéissance par la forceet à trahir ainsi la confiance qu’on leur porte. L’his-toire de l’Écosse nous donne un exemple typique d’untel abus de confiance commis à l’encontre des «High-landers», qui témoignaient une loyauté absolue à leurchef de clan. Selon un observateur anglais du18e siècle, «Les habitants ordinaires des HautesTerres estiment qu’il y va de leur honneur d’aimerleur chef et de lui obéir aveuglément, même s’ils doi-vent ainsi s’opposer au gouvernement, aux lois duroyaume, voire même à celles de Dieu»>

Initialement, les terres du clan appartenaient à tous,mais elles devinrent plus tard la seule propriété duchef de la famille qui était sortie des rangs et s’étaitimposée. Entre les membres du clan et lui existait unaccord implicite. Comme l’explique John Prebbledans son ouvrage Culloden, publié en 1961, «s’il avaitsur ses gens le droit de vie et de mort, il était égale-ment responsable de leur bien~tre, obligation qu’ho-noraient la plupart des chefs. A titre de propriétaire,de «père», de juge et de général d’armée, son pou-voir était vaste, quoique non absolu, et il arrivait qu’ildébatte de questions importantes avec les principauxmembres de sa famille et de son clan»>

À l’époque décrite par M. Prebble, en 1746, alorsque les clans tentaient désespérément, à Culloden, detenir tête pour la dernière fois à la couronne d’An-gleterre, nombreux furent les abus de confiance com-mis par les chefs à l’égard de leurs «kinsmen». Lesconsultations politiques n’existaient plus. Les hom-mes, quant à eux, n’étaient plus aussi prêts à pren-dre les armes et à mourir pour leur chef. Ceux quiperdirent la vie à Culloden en défendant la cause ja-cobite s’étaient engagés sous la menace de voir leurmaison incendiée.

La trahison ultime de la fidélité des Highlanders,décrite dans un autre volume de John Prebble, inti-

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tulé The Highland Clearances, eut lieu graduellementau cours du siècle suivant. L’un après l’autre, les chefschassèrent brutalement leurs «kinsmen» de leurs ter-res ancestrales et les remplacèrent par des montons,plus rentables.

Latin dupaternalisme,mais non de

l’idéologie

Ce qui confère à l’expérience des Écossais des Hau-tes Terres toute son actualité est le fait qu’ils n’ontjamais perdu leur célèbre capacité de loyauté. Bienque persécutés, appauvris et dispersés, ils constituè-rent les régiments les plus solides de l’armée britan-nique; on retrouva leurs descendants parmi les meil-

leures unités de combatde l’armée canadienne.En l’absence de chefs declan, ils reportèrent leurloyauté sur leur régimentet, ce faisant, professè-rent la fidélité la plus vi-ve à leurs frères d’armes.

Leur amère expérience aura tout au moins servi àmontrer que les êtres humains ont besoin d’êtreloyaux. Erik Erikson, psychologue de renom, estimeque ce qu’il appelle la «fidélité» est un stade néces-saire du développement psychologique. Par «fidéli-té», explique M. Erikson, on entend «la capacité derester fidèle à des engagements librement consentisen dépit des confusions et des contradictions inévita-bles des systèmes de valeurs»» La fidélité s’affirmelorsque le narcissisme de l’adolescence disparaît.

La loyauté est liée à la maturité car elle exige lesacrifice total et désintéressé de l’autonomie person-nelle auquel seul un adulte sûr de lui peut se résou-dre. L’adulte ne voit ni conflit ni menace en jurantfidélité à une autre personne, sous réserve qu’elle ensoit digne. Cette restriction s’applique également auxorganisations. Si on dénote aujourd’hui une certaineapathie à l’égard des gouvernements et d’autres or-ganismes, la faute en est peut-être au fait qu’ils nesemblent pas mériter notre loyauté.

En Europe orientale, la force de la fidélité suscitéepar le communisme a été érodée par les abus. Noussommes aujourd’hui témoins de la Fin de l’idéologietel que l’indique le titre d’un livre écrit par le socio-logue Daniel Bell et publié en 1960. Pourtant, M. Bellestime aussi que les êtres humains ont un besoin ir-répressible d’attachement, donc de loyauté.

«Je n’ai pas dit que la pensée idéologique était let-tre morte», a-t-il précisé. «En fait, j’explique que lamort des idéologies anciennes entraînent inévitable-ment la naissance de nouvelles»» Même les rebelleséprouvent le besoin d’être loyaux à une cause. Ils rem-placent tout simplement l’ordre ancien par l’ordrenouveau.

Aujourd’hui, les gens ont, comme toujours, besoinde se raccrocher à quelque chose. Seule différence :ce «quelque chose» doit être digne de leur dévoue-

ment. La loyauté aveugle qui incitait des êtres pour-tant rationnels à se sacrifier pour leur pays, quelle quefût la justesse de la cause, n’existe plus dans les paysoù règnent l’éducation et la communication de mas-se. Les partis politiques ont dû dernièrement appren-dre cette leçon. Les électeurs ne votent plus incondi-tionnellement pour un parti comme le faisaient leursancêtres.

Les tacticiens politiques avertis savent qu’au-jourd’hui le paternalisme est dépassé, sans crédibili-té, détruit à tout jamais par des responsables haut pla-cés qui ont trahi la confiance du public.

Un profond scepticisme règne et ses retombées sontaussi graves pour les polificiens que pour les gens d’af-faites, qu’il s’agisse de mercaticiens ou d’employeurs.On parle maintenant d’une nouvelle race de «clientsexigeants» qui ne resteront fidèles à une marque quesi elle demeure supérieure à ses rivales.

Le secteur des achats n’est d’ailleurs pas le seul do-maine où s’exerce cette liberté de choisir parmi unegamme de produits qui ne cesse de s’étendre. Le fu-turiste Jay Ogilvy affirme que la société nord-américaine est entrée dans une ère «postmoderne»qu’il définit ainsi : «L’homme et la femme postmo-dernes sont habillés pour toutes les occasions. Maiss’ils possèdent tous les costumes appropriés, ils n’ontpas de raison profonde de préférer une occasion àune autre, une carrière à une autre, une vie à uneautre.»

En Amérique du Nord, le post-modernisme, surle plan de la gestion, signifie composer avec des em-ployés dont la loyauté à l’égard d’un employeur nepeut jamais être prise pour acquis. Ceci ne signifiepas, toutefois, qu’ils ne s’impliquent pas émotivementdans leur travail. Selon des recherches sur les attitu-des, ils éprouvent de la colère et se sentent coupableslorsque leur employeur transgresse leurs valeurs per-sonnelles. Ils n’acceptent plus que les cadres décidentunilatéralement des politiques concernant des ques-tions externes telles que l’écologie. Et s’ils protestentviolemment contre les actes néfastes de leur em-ployeur, ils montrent leur approbation avec autantde force. L’entreprise qui prouve à ses employés qu’el-le sert une cause sociale valable sera récompensée parun degré de motivation de leur part qu’aucune som-me d’argent ne peut acheter.

Mais la loyauté inconditionnelle témoignée à l’en-treprise est chose du passé, notamment au sein desorganisations qui ont dû réduire leurs effectifs au nomde la productivité ou de la simple survie. La fidélitéde jadis reposait sur un pacte plus ou moins perma-nent entre employeurs et employés. Ces derniers sedévouaient corps et âme à leur travail en échange d’unemploi à vie. La férocité de la concurrence et les im-pératifs f’manciers font qu’aujourd’hui nulle entreprise

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nord-américaine ne peut se permettre d’offrir une tellegarantie.

D’après Brian Grosman, avocat de Toronto, «lanotion traditionnelle de loyauté ne survivra pas. Laloyauté, comme l’entreprise elle-même, prendra unnouveau visage et sera témoignée aux leaders dontles actions, et non les mots trompeurs, méritent le res-pect et le dévouement»» Les euphémismes servent,d’après lui, à cacher les difficuités croissantes de laréalité, les renvois devenant, par exemple, des «dé-sembauchages». «Dans un monde où chaque coupporté au personnel est adouci par une rhétorique met-tant l’accent sur le caractère familial de l’entreprise,l’employé tout comme l’employeur se sentent coupa-bles lorsque les décisions à prendre sont contraires auxintérêts du personnel», affirme Me Grosman.

Si la loyauté institutionnelle doit être redéf’mie pourprendre en compte les nouvelles réalités, elle doit l’êtredu point de vue des employés et non de celui de l’em-ployeur qui exige de leur part des efforts héroiquesen échange d’un chèque dont le versement n’est pasgaranti. Il est sans doute difficile d’obtenir que desgens dont l’avenir est incertain se dévouent. Pourtant,le fait demeure que ces derniers souhaitent ne penserque du bien de leur entreprise et, ainsi, penser du biend’eux-mêmes, de leurs amis et de leurs collègues. Ilspeuvent comprendre les besoins de compression, dechangements technologiques et de surcroît de travailsi la situation leur est honnêtement expliquée.

Une grande entreprise canadienne a réalisé derniè-rement un sondage sur les attitudes de ses employéshoraires. Ces derniers parlent tous du besoin de res-taurer l’esprit d’équipe et la fierté d’appartenance quise sont considérablement dégradés. Ils demandent àla direction de leur faire confiance sans exercer unelourde supervision. Ils désirent, par-dessus tout, êtretraités avec respect.

Quand on parle de loyauté institutionnelle, on penseaussitôt au Japon où le dévouement des travailleursest légendaire. En regardant des émissions téléviséesqui montrent des Japonais se préparer au travail enentonnant le chant de la compagnie, les peuples occi-dentaux pourraient croire que leur allégeance est unvestige de leur passé féodal. Si tel est le cas, ce féoda-lisme reflète fidèlement un système en vertu duquel desengagements réciproques sont solennellement pris parles cadres et leurs subalternes, et joyeusement remplis.

Dans un article publié dans l’Harvard Business Re-view en 1989, Gary Hamel et C.K. Prahalad, émi-

nents spécialistes des affaires, remarquent que toutesles sociétés japonaises qui étaient autrefois à rarrière-plan mais qui ont remonté la pente pour dominer lesmarchés ces vingt dernières années, «ont créé un vifdésir de gagner à tous les niveaux de l’organisation,et maintenu ce désir, au cours des 10 à 20 années delutte contre la concurrence pour atteindre la têtedu peloton à l’échelle planétaire»» Elles y sont par-venues en «motivant les employés et en leur commu-niquant la valeur de cet objectif», tout en laissant unemarge de manoeuvre appréciable à chaque équipe.«Les entreprises japonaises sont gagnantes, non par-ce qu’elles disposent de cadres plus intelligents maisparce qu’elles canalisent la «sagesse de la fourmiliè-re», expliquent les auteurs.

Les travailleurs japonais s’appliquent, les yeux ou-verts, à assurer le succès de la stratégie de leur entre-prise. Leurs concurrents américains sont souvent lais-sés dans l’ignorance. Dans un cas étudié par lesauteurs, «la seule fois où fut mentionné le problèmede la concurrence se produisit dans le cadre de négo-dations salariales pendant lesquelles ce problème servità exiger des concessions. Malheureusement une me-nace perçue par tous, mais dont personne ne parle,cause plus d’anxiété qu’une menace clairement défi-nie et devenue la cible d’efforts collectifs visant à lapallier. Voici la première raison pour laquelle l’hon-nêteté et l’humilité de la haute direction sont sans dou-te le sine qua non de toute revitalisation. Autre rai-son : faire de la participation du personnel non pasun vain mot à la mode, mais une réalité»>

Ainsi nous bouclons le cercle de la théorie de lafidélité d’Erik Erikson. Au Japon, la loyauté institu-tionnelle repose sur des engagements librement con-sentis par des adultes dans un climat de confiance mu-tuelle qui garantit que leurs talents seront respectéset leur travail apprécié. Ce n’est pas un hasard si lesentreprises actuellement les plus dynamiques de l’Eu-rope et de l’Amérique du Nord sont celles qui ontsu créer la même atmosphère de travail.

Abstraction faite de nombreuses et brillantes ex-ceptions, il semblerait que l’Ouest se trouve encoredans une période de transition où l’exigence autori-taire de la loyauté est remplacée peu à peu par l’ap-pel égalitaire à la loyauté entre deux groupes inter-dépendants qui ont chacun quelque chose à offrir àl’autre. Il serait sage de vérifier ce que la loyauté si-gnifie réellement aux yeux des gens instruits et infor-més d’aujourd’hui.