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CAHIER DU « MONDE » DATÉ VENDREDI 13 FÉVRIER 2009, N O 19923. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT C e livre vous retient dès la première phrase. « Je ne crois pas en Dieu, mais il me manque », lance d’em- blée Julian Barnes. Et c’est parti pour un festival d’humour et d’in- telligence, autour d’un sujet qui le tourmente depuis l’enfance : la mort. Imaginez un peu, vous dit- il, « la fureur de l’athée ressuscité » qui, après son trépas, se retrouve- rait dans une autre vie… Mais l’écrivain britannique, entré dans la soixantaine, ne plai- sante qu’à moitié. La mort, il y pen- se « au moins une fois chaque jour » sans compter « les attaques nocturnes intermittentes ». Nous n’avons affaire ni à un obsédé ni à un esprit particulièrement maca- bre. « Ma peur de la mort, dit-il, est modérée, raisonnable, réaliste. » Assez présente cependant pour qu’il en fasse un livre. Il ne s’agit ni d’une œuvre de fiction ni d’un essai. Disons une autobiographie déguisée, consacrée à sa famille génétique (père, mère, frère, grands-parents) et à sa famille intellectuelle. Passionné de littérature françai- se, Barnes est le seul étranger à avoir été couronné successive- ment par le Médicis (pour Le Perro- quet de Flaubert en 1986) et par le Femina (pour Love, etc. en 1992). La conscience aiguë qu’il a de la mort serait-elle liée à son métier d’écrivain ? Il se le demande. Ecri- re sur cette calamité n’a guère modifié ses craintes. Est-ce « une réaction viscérale à une peur ration- nelle ou une réponse rationnelle à une peur viscérale » ? A vrai dire, il s’en fiche, et nous aussi. Ce livre est nourri de conversa- tions avec son frère aîné, Jona- than, professeur de philosophie, qui… diffère de lui comme un frè- re. Dès le départ, tout les oppo- sait : l’un, disait-on, avait été nour- ri au biberon, l’autre au sein ; Jona- than collectionnait les timbres de l’Empire britannique, et Julian « le reste du monde ». Plus tard, leur mère avait souli- gné leurs différences d’une formu- le lapidaire. La complexité des écrits philosophiques de Jonathan la rebutait autant que la crudité des romans de Julian. « Un de mes fils, disait-elle, publie des livres que je peux lire mais ne peux pas com- prendre, et l’autre écrit des livres que je peux comprendre mais ne peux pas lire. » Un jour, Julian Barnes a décou- vert avec étonnement qu’il avait été nourri, lui aussi, au biberon. Et, peu à peu, en conversant avec son frère, il s’est rendu compte que leurs souvenirs ne coïnci- daient pas. La mémoire est trom- peuse, ce n’est pas un bon guide. « Nous parlons de nos souvenirs, mais devrions parler davantage de nos oublis, même si c’est plus diffici- le – ou logiquement impossible. » « Une vérité imaginative » Les deux frères ont donc conser- vé des images différentes de la mort de leurs proches : la longue sénilité de la grand-mère, l’humi- liante réclusion du père, les chimè- res à demi conscientes de la mère… L’écrivain est moins trou- blé que le philosophe par ces sou- venirs tronqués, coloriés, voyant en eux « une vérité imaginative ». Après tout, qu’est-ce qu’un roman, sinon de beaux menson- ges renfermant des vérités préci- ses ? « La fiction utilise des menson- ges pour dire la vérité et la vérité pour dire des mensonges. » Sur son autre famille, Julian Barnes a autant d’histoires à raconter. Le spécialiste de Flaubert fait dans ce livre une pla- ce de choix à Jules Renard, dont il ne se lasse pas de lire l’admirable Journal. L’auteur de Poil de carotte avait vu sa mère tomber dans un puits, son père se suicider à domi- cile et son frère mourir au bureau à cause d’un chauffage à vapeur mal réglé. Il racontait tout cela avec des détails saisissants, une précision de dentellière. Dans son propre journal, Julian Barnes a retrouvé cette remarque, datant d’une vingtaine d’années : « Les gens disent à propos de la mort : il n’y a rien à craindre. Ils le disent vite, sans insister. Mainte- nant, redisons-le, lentement, de cette façon : il y a RIEN à craindre. » La ligne de partage, consta- te-t-il, passe moins entre les croyants et les incroyants qu’entre ceux qui craignent la mort et ceux qui ne la craignent pas. Peur de la mort ou peur de mourir ? L’une n’exclut pas l’autre. Toujours est- il que cette gueuse ne vous fait jamais faux bond : « Même si Dieu est mort, la Mort, elle, est bien vivan- te. » Avec le Tout-Puissant encore, on pouvait parlementer. La mort, elle, « refuse tout simplement de venir à la table de négociations ». Julian Barnes essaie de retenir la leçon de Montaigne : à défaut de vaincre la mort, on peut la combat- tre en l’ayant constamment « en la teste ». Mais il sait que Goethe lui- même, Goethe le sage, qui préten- dait l’ignorer, avait été pris d’une frayeur et d’une agitation extrê- mes en la voyant approcher. Réus- sir sa mort est loin d’être acquis, constate le fils de Flaubert et de Renard. Tout le monde n’affronte pas la camarde avec la sérénité du Père Bouhours, grammairien, qui avait conclu sa vie en murmurant : « Je m’en vas ou je m’en vais ; l’un et l’autre se dit ou se disent. » a Robert Solé En pleine tourmente économique, plusieurs essais retracent l’histoire du libéralisme et tentent d’imaginer un modèle alternatif Pages 6 et 7 Actualités : le centenaire de La NRF et les revues littéraires p. 2 Littératures : Junot Diaz, Karel Schoeman, Jean Rouaud... p. 3, 4 et 5 Rencontre : G.-A. Goldschmidt, « enfant de Kafka et de Rousseau » p. 8 Julian Barnes à cache-cache avec la mort Le vertige libéral Rien à craindre (Nothing to Be Frightened of) de Julian Barnes Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin Mercure de France, 302 p., 23 ¤. ILLUSTRATIONS : RITA MERCEDES LES GRANDES SOIRÉES DE LA PROCURE Autour de Calvin avec Réforme Soirée gratuite, inscription obligatoire : 01 45 48 20 25 ou [email protected] À la librairie La Procure 3 rue de Mézières - 75006 Paris www.benoitleduc.fr Le 4 mars de 20h à 21h30 LES JEUDIS DE LA PROCURE Mgr de Berranger Chroniques d’un évêque de banlieue Parole & Silence Par amour de l’invisible - Ad Solem Le 5 mars laprocure.com 18h à 19h Vendredi 13 février 2009

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CAHIER DU « MONDE » DATÉ VENDREDI 13 FÉVRIER 2009, NO 19923. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT

Ce livre vous retient dès lapremière phrase. « Je necrois pas en Dieu, mais ilmemanque », lanced’em-

blée Julian Barnes. Et c’est partipour un festival d’humour et d’in-telligence, autour d’un sujet qui letourmente depuis l’enfance : lamort. Imaginez un peu, vous dit-il, « la fureur de l’athée ressuscité »qui, après son trépas, se retrouve-rait dans une autre vie…

Mais l’écrivain britannique,entré dans la soixantaine, ne plai-santequ’àmoitié.Lamort, il ypen-se « au moins une fois chaquejour » sans compter « les attaquesnocturnes intermittentes ». Nousn’avons affaire ni à un obsédé ni àun esprit particulièrement maca-bre. « Ma peur de la mort, dit-il, estmodérée, raisonnable, réaliste. »Assez présente cependant pourqu’il en fasseun livre. Il nes’agit nid’une œuvre de fiction ni d’unessai. Disons une autobiographiedéguisée, consacrée à sa famillegénétique (père, mère, frère,grands-parents) et à sa familleintellectuelle.

Passionnédelittératurefrançai-se, Barnes est le seul étranger àavoir été couronné successive-mentpar leMédicis(pourLePerro-quet de Flaubert en 1986) et par leFemina (pour Love, etc. en 1992).

La conscience aiguë qu’il a de lamort serait-elle liée à son métierd’écrivain ? Il se le demande. Ecri-re sur cette calamité n’a guèremodifié ses craintes. Est-ce « uneréaction viscérale à une peur ration-nelle ou une réponse rationnelle àune peur viscérale » ? A vrai dire, ils’en fiche, et nous aussi.

Ce livre est nourri de conversa-tions avec son frère aîné, Jona-than, professeur de philosophie,qui… diffère de lui comme un frè-re. Dès le départ, tout les oppo-sait : l’un,disait-on,avaitéténour-riaubiberon, l’autreausein ;Jona-than collectionnait les timbres del’Empire britannique, et Julian« le reste du monde ».

Plus tard, leur mère avait souli-gné leursdifférencesd’une formu-le lapidaire. La complexité desécrits philosophiques de Jonathanla rebutait autant que la cruditédes romans de Julian. « Un de mesfils, disait-elle, publie des livres queje peux lire mais ne peux pas com-prendre, et l’autre écritdes livres que

je peux comprendre mais ne peuxpas lire. »

Un jour, Julian Barnes a décou-vert avec étonnement qu’il avaitété nourri, lui aussi, au biberon.Et, peu à peu, en conversant avecson frère, il s’est rendu compteque leurs souvenirs ne coïnci-daient pas. La mémoire est trom-peuse, ce n’est pas un bon guide.« Nous parlons de nos souvenirs,mais devrions parler davantage denos oublis, même si c’est plus diffici-le – ou logiquement impossible. »

« Une vérité imaginative »Lesdeuxfrèresontdoncconser-

vé des images différentes de lamort de leurs proches : la longuesénilité de la grand-mère, l’humi-lianteréclusiondupère, leschimè-res à demi conscientes de lamère… L’écrivain est moins trou-blé que le philosophe par ces sou-venirs tronqués, coloriés, voyanten eux « une vérité imaginative ».Après tout, qu’est-ce qu’unroman, sinon de beaux menson-ges renfermant des vérités préci-ses ?« Lafictionutilisedesmenson-ges pour dire la vérité et la véritépour dire des mensonges. »

Sur son autre famille, JulianBarnes a autant d’histoires àraconter. Le spécialiste deFlaubert fait dans ce livre une pla-

ce de choix à Jules Renard, dont ilne se lasse pas de lire l’admirableJournal. L’auteur de Poil de carotteavait vu sa mère tomber dans unpuits, son père se suicider à domi-cile et son frère mourir au bureauà cause d’un chauffage à vapeurmal réglé. Il racontait tout celaavec des détails saisissants, uneprécision de dentellière.

Dans son propre journal, JulianBarnes a retrouvé cette remarque,datant d’une vingtaine d’années :« Les gens disent à propos de lamort : il n’y a rien à craindre. Ils ledisent vite, sans insister. Mainte-nant, redisons-le, lentement, decettefaçon : il y a RIEN à craindre. »

La ligne de partage, consta-te-t-il, passe moins entre lescroyants et les incroyants qu’entreceux qui craignent la mort et ceuxqui ne la craignent pas. Peur de lamort ou peur de mourir ? L’unen’exclut pas l’autre. Toujours est-il que cette gueuse ne vous faitjamais faux bond : « Même si Dieuestmort, laMort, elle, estbienvivan-te. »Avec leTout-Puissantencore,on pouvait parlementer. La mort,elle, « refuse tout simplement devenir à la table de négociations ».

Julian Barnes essaie de retenirla leçondeMontaigne :à défautdevaincre la mort, on peut la combat-tre en l’ayant constamment « en la

teste ». Mais il sait que Goethe lui-même, Goethe le sage, qui préten-dait l’ignorer, avait été pris d’unefrayeur et d’une agitation extrê-mes en la voyant approcher. Réus-sir sa mort est loin d’être acquis,constate le fils de Flaubert et de

Renard. Tout le monde n’affrontepas la camarde avec la sérénité duPère Bouhours, grammairien, quiavait conclu sa vie en murmurant :« Je m’en vas ou je m’en vais ; l’un etl’autre se dit ou se disent. » a

Robert Solé

En pleine tourmente économique, plusieursessais retracent l’histoire du libéralismeet tentent d’imaginer un modèle alternatif

Pages 6 et 7

Actualités : le centenaire de La NRF et les revues littéraires p. 2Littératures : Junot Diaz, Karel Schoeman, Jean Rouaud... p. 3, 4 et 5Rencontre : G.-A. Goldschmidt, « enfant de Kafka et de Rousseau » p. 8

Julian Barnes à cache-cache avec la mort

Le vertigelibéral

Rien à craindre(Nothing to Be Frightened of)de Julian Barnes

Traduit de l’anglais par Jean-Pierre AoustinMercure de France, 302 p., 23 ¤.

ILLUSTRATIONS : RITA MERCEDES

� L E S G R A N D E S S O I R É E S D E L A P RO C U R E

Autour de Calvinavec RéformeSoirée gratuite, inscription obligatoire : 01 45 48 20 25 ou [email protected]

À la librairie La Procure3 rue de Mézières - 75006 Paris

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Le 4 mars de 20h à 21h30

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� Mgr de BerrangerChroniques d’un évêque de banlieue

Parole & SilencePar amour de l’invisible - Ad Solem

Le 5 mars laprocure.com

18hà

19h

Vendredi 13 février 2009

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2 0 123Vendredi 13 février 2009

L’avenir incertain des revues littéraires

AgendaDu 13 février au 12 avril. A la Fon-dation Martin-Bodmer (Genève)se tient l’exposition « Cent ans delittérature à La Nouvelle Revue fran-çaise ». Elle sera reprise au prin-temps au Centre national du livre,à Paris.19-21, route du Guignard, Cologny.www.fondationbodmer.orgDu 16 au 21 mars. A Tourtour(Var), la Fondation des Treuillesorganise un colloque sur « La pla-ce de La NRF dans la littératurefrançaise et européenne de 1908 à1943 ».Route de Draguignan, chemin desTreuilles. Tél. : 04-94-50-57-63.Du 18 juin au 31 août. A la média-thèque de Bourges, une expositionsur « Jacques Rivière, l’homme debarre », ainsi qu’un colloque sur« Jacques Rivière et La NRF ».

BibliographieEn toutes lettres. Cent ans de lit-térature à La Nouvelle Revuefrançaise (Gallimard, 110 p.,32 ¤). Catalogue de l’exposition dela Fondation Martin-Bodmer,avec un avant-propos de MichelBraudeau et Jacques Réda.L’Œil de La NRF. Cent livrespour un siècle (Gallimard,« Folio », 352 p., 7 ¤). Dans cetteanthologie ont été réunies les criti-ques d’écrivains tels que RamonFernandez sur Joseph Conrad,André Malraux sur Alexandre Via-latte, Raymond Queneau sur Hen-ry Miller, Michel Butor sur Mauri-ce Blanchot ou Pietro Citati surMilan Kundera.« Le Siècle de La NRF » (numé-ro spécial de La NRF, février,19,50 ¤) composé d’une premièrepartie avec des textes historiquesde Rivière, Gide ou encore Thibau-

det et d’une seconde, passionnan-te pour son dialogue entre lesaînés et la nouvelle générationd’écrivains : tels Yannick Haenelsur Lautréamont, Mathieu Larnau-die sur la littérature inculte, ArnoBertina et Michel Butor, CécileGuilbert et Morand…La NRF, numéros de novem-bre 1908 et de février 1909 (2 volu-mes, 15 ¤).Tables et index de La NRF, 1908-1943, de Claude Martin (Galli-mard, « Les Cahiers de La NRF »).Trois correspondancessont à paraître courant 2009 : Gas-ton Gallimard et Jean Paulhan, deLaurence Brisset (Gallimard,« Les Cahiers de La NRF »), Gas-ton Gallimard et André Gide (Galli-mard) ; André Gide et MarcelDrouin (Gallimard).Enfin, signalons : La NRF entreguerre et paix, de Yaël Dagan (Tal-landier, 2008) ; La NRF de Paul-han, de Laurence Brisset (Galli-mard, « Hors Série », 2003) ;L’Esprit NRF, 1908-1940, de Pier-re Hebey (Gallimard, 1990) et,du même auteur, La NRF desannées sombre, 1940-1941 (Galli-mard, 1992). Ainsi que, sur Inter-net, le site bientôt disponible :www.centenaire-nrf.fr

Retrouvez « Le Monde des livres »,l’émission présentée chaque semainesur LCI par Florence Noiville. Invitésde la semaine : Jérôme Clément pourPlustard, tucomprendrassuivideMain-tenant, je sais (Grasset) et HippolyteGirardot qui incarne le personnage deJérôme Clément dans le film d’AmosGitaï, Plus tard tu comprendras. Diffu-sion : jeudi12févrierà13 h 40.Rediffu-sions : vendredi 13 à 15 heures, same-di14 à 16 h 30 et dimanche 15 à 13 h 10.AussiaccessiblesurLemonde.fretLci.fr

Répétition générale chezGallimard : avant le cen-tième anniversaire, quiaura lieu en 2011, la mai-

son d’édition célèbre La NouvelleRevue française, créée en 1909.Outre colloques et expositions,une série d’ouvrages paraissentparmi lesquels celui d’Alban Ceri-sier, l’archiviste maison et respon-sable du développement numéri-que, qui revient avec force détailssur l’histoiredel’unedespluspres-tigieuses revues littéraires duXXe siècle.

« Ici, la littérature a tous lesdroits. Rien ne lui est opposable. Nila religion, ni la politique, ni lesmœurs, ni la morale, ni la tradition,ni la mode. La parole des écrivains yest impunie parce qu’insoumise etirresponsable. (…) Sans préventiond’école ni de parti. » Ainsi AlbanCerisier résume-t-il en préambulecet « esprit NRF » auquel furentattachéstouslesdirecteurs:deJac-ques Copeau à Jean Paulhan, deJacques Rivière à Georges Lam-brichs, Jacques Réda, BertrandVisage, Michel Braudeau.

Pour autant, cette foi en une lit-térature « dégagée » et autonomen’a jamais prémuniLa NRF contreles querelles du temps. Et ce dès safondation, marquée par le « fauxdépart » de 1908 qui provoque lascission entre Eugène Montfort etle groupe emmené par AndréGide, où se trouvaient aussi JeanSchlumberger,AndréRuyters, Jac-ques Copeau, Marcel Drouin etHenri Ghéon. Ces derniers sontpeu ou prou quadragénaires, pro-gressistes, protestants pour la plu-part et issus de la haute ou de lamoyenne bourgeoisie.

Sitôt la rupture consommée, ilslancent le 2 février 1909 le premiernuméro de La Nouvelle revue fran-çaise à la légendaire couleur sable,avec filets rouges et noirs. Au som-maire, on trouve Francis Carco,Francis Jammes, Paul Claudel,Charles-Louis Philippe, JulesRomains, Jean Giraudoux. Quantà la ligne éditoriale, elle est établiepar Jean Schlumberger selon desprincipes clairs : purification des

mœurs littéraires, bon usage de lalangue, autonomie de l’art etrenouvellementduroman–ceder-nierpointillustréparlaprépublica-tion de La Porte étroite, de Gide. Ladirection est assurée par un« triumvirat de façade » formé parRuyters, Copeau et Schlumberger,grand pourvoyeur de fonds avecGide, lequel gouverne en sous-main. A leurs côtés, Pierre deLanux assure le secrétariat. Si le

groupe doit à ce secrétaire étourdiune fâcheuse dispute avec Saint-John Perse (qui coûte sa place àLanux), ils lui sont redevables del’arrivée d’un jeune homme fortu-né : Gaston Gallimard.

Embauché en 1911 pour s’occu-per du comptoir d’édition (créépour arrimer des auteurs tels queSaint-John Perse, Larbaud ouClaudel, dont L’Otage sera l’un despremiers textes édités par la mai-son), Gaston Gallimard va très vitedevenir incontournable pour legroupe des six, peu versé dans lagestion et les stratégies commer-ciales. Il fera des Editions de LaNRF (future maison Gallimard) lesocle sur lequel appuyer son pou-voir, au point de transformer dansles années 1930 la revue en « anti-chambre » de la maison.

Un an après cette arrivée, uneautre recrue de choix fait sonentrée à La NRF. Il s’agit de Jac-ques Rivière. Simple secrétaire, ildevientleplusfidèlesoutiendeJac-ques Copeau, fondateur en 1913du Théâtre du Vieux Colombier (la« filiale dramatique de La NRF »selon Thibaudet). Outre un articlemarquantsur« Le Roman d’aven-tures » en 1913, on doit à Rivièred’avoir « rattrapé » Proust quiavaitétérefuséparGideetSchlum-berger pour Du côté de chez Swann,finalement paru chez Grasset. Acetteépoque, larevuecomptecom-me collaborateurs Claudel, Sua-rès, Verhaeren, Larbaud, grandintroducteur de littérature anglo-saxonne, mais aussi Thibaudet ouAlain-Fournier.

Après la première guerre mon-diale – époque à laquelle la revuecesse de paraître – débute vérita-

blement l’« ère » Rivière, à la suited’un« coupd’Etat »deGastonGal-limard, qui le préfère à Gide. Sousl’impulsion de Rivière et de sonsecrétaire, Jean Paulhan, La NRFtrouve un nouveau souffle. Si laligne du « juste milieu » entreanciensetmodernesdemeure,Jac-ques Rivière se montre cependantfrileux devant les avant-gardes –contrairement à Paulhan, prochedes surréalistes, Breton et Aragonen tête.

En 1925, à la mort de Rivière,Paulhan prend tout naturellementla tête de la revue. Malgré ses rela-tions délétères avec Gaston Galli-mard, La NRF entre pleinementdans son âge d’or.

Rassembleur s’il en est, Paul-han, fin lecteur – peu de grandesplumes lui échapperont – sait avecbrio concilier les contraires, offrirune plus large place aux « inclas-sés » tels Artaud ou Ponge, maisaussi ouvrir la revue aux « docu-ments ». Signe des temps, l’arrivéeen 1927 de Julien Benda, auteur deLa Trahison des clercs, marque untournant « politique ». Même siLa NRF tente d’échapper aux« ismes » de toute sorte et dedemeurer au-dessus de la mêlée,au moins jusqu’aux accords de

Munich, en 1938. Car, en 1940,l’heure des choix sonne pour Paul-han et surtout pour Gaston Galli-mard, qui va « sacrifier » la revueaux Allemands afin de sauver samaison. Ces derniers nommentalors Pierre Drieu La Rochelle à latête de La NRF. Alban Cerisierrevient sur cette période sombre etanalysefinementlesrapportscom-plexes entretenus par le trio Drieu,Gallimard, Paulhan.

A l’heure de l’épuration, GastonGallimard, aidé de Paulhan, par-viendra à maintenir la maisond’édition, au prix d’une nouvellemise à mort de la revue, qui serainterdite de parution en 1944.

Il faudra attendre dix ans pourvoir renaître de ses cendres LaNRFetcedansuncontextedepoli-tisation extrême. Le 1er janvier1953, sous les tirs de barrage d’unMauriactrèshostile(il estalorscri-tique à la revue de droite La Tableronde), La NRF revient en forceavec l’un de ses plus gros tirages :35 000 exemplaires. Un succès

éphémère,puisqueceschiffress’ef-fritent quelques mois plus tard.

Malheureusement, Alban Ceri-sier, si prolixe pour évoquer l’âged’or, expédie un peu vite cettepériode,quiestaussicellede lapre-mière émission littéraire télévisée,où surgit un nouvel espace deconsécration. De même, il passetrop rapidement sur l’écueil ren-contré par La NRF lors des années1960-1970, face à l’émergence desscienceshumainesetdustructura-lisme. Contrairement à la revuephare du moment, Tel Quel,La NRF refusa d’accompagner cesmouvements.

De même, s’il s’attarde un peusur l’ouverture au NouveauRoman entreprise par Lambrichs(directeur de 1977 à 1987), il ne ditrien ou presque de La NRF de Jac-ques Réda (1987-1995) ni de cellede Michel Braudeau, actuel direc-teur de la revue. Il n’évoque pasnon plus les bouleversements dupaysage éditorial et l’arrivée d’In-ternet, qui change considérable-ment la donne. Là peut-être sesitue la limite de cette histoire« officielle » de l’âge d’or de LaNRF, dont le dernierchapitre resteà écrire, hors les murs. a

Christine Rousseau

J’aime encore La NRF.

Je nourris un reste de ten-

dresse pour cette chère vieille

dame tondue, dont les cheveux

ont mis huit ans à repousser

François Mauriac (1953)

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n Sur lemonde.frRetrouvez l’agendadu « Monde des livres »

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Le siècle de la NRFEspace central du monde des lettres au XXe siècle,« La Nouvelle Revue française » fête ses 100 ans

Q ui lit aujourd’hui LaNRF ? La plus célèbre desrevues littéraires françai-ses se trouve dans une

situation paradoxale : son presti-ge, historiquement immense, estinversement proportionnel à sadiffusion restreinte. Tirée à 5 000exemplaires quatre fois par an,elle compte environ 1 200 abon-nés contre près de 12 000 dans lesannées 1930 et 25 000 à son apo-gée,après sarenaissance, en 1953,sous la direction de Jean Paulhan.A l’époque, Maurice Blanchot yécrivait tous les mois. Parmi cesabonnés, la grande majorité estcomposée d’institutions, les parti-culiers ne formant qu’un quart del’ensemble.

Endépitde sa fortenotoriété, LaNRF ne diffuse ni plus ni moins

que ses héritières ou ses rivales :La Revue littéraire, Poésie, Europe,Critique, L’Atelier du roman, Pylô-ne, Décapage, Inculte… autant detitres qui vivent dans une écono-mietrès fragile. Pour cesrevues, lamission de découverte littérairepasseavant larentabilitééconomi-que. Sans le soutien de maisonsd’édition ou de mécènes privés,beaucoup d’entre elles n’arrive-raient d’ailleurs pas à survivre.« Le lien d’évidence entre le mondede la revue et celui du livre s’est dis-tendu, notamment dans le domainede la littérature », estimait SophieBarluet en 2006, dans le dernierrapport officiel consacré auxrevues françaises. Trois ans après,le constat demeure inchangé.

Lesrevues littéraires font actuel-lement face à un problème de dif-

fusion, leur tirage confidentiel neleurpermettantpas d’êtreen kios-que. Hors les abonnements, leursalut repose sur les grandes librai-ries. A cela s’ajoute le fait qu’ellesne constituent plus, depuis long-temps déjà, un point de passageobligé pour les jeunes auteurs,dont les premiers romans sontpubliés d’emblée par les éditeurs.

« Dans le monde entier »Pourcouronner le tout, l’écono-

mie des revues littéraires a étéradicalement bouleversée par lamontée en puissance d’Internet.Depuis quinze ans, les blogs litté-raires et les revues sur la Toilesont venus occuper l’espace criti-que qui était précédemment celuides revues littéraires sur papier.

Reste que dans ce paysage en

pleine recomposition, La NRFoccupe toujours une place à part.Son principal atout demeured’être très connue à l’étranger,dans les universités américaines,lesAlliancesfrançaisesoulesgran-des bibliothèques internationales.L’écrivain péruvien Mario VargasLlosa explique, dans le numéroanniversaire de la revue, que « LaNRF a eu un impact énorme dans lemonde entier » (n˚588,février2009).Asesyeux,ellerepré-sentait « la culture officielle de laFrance » et, encore aujourd’hui,elle joue « un rôle différent certesmais essentiel : celui de passeur ».

A la tête de La NRF depuis 1999,le romancier et journaliste MichelBraudeau a joué ce rôle de pas-seur, en privilégiant la littératureétrangère. Dans chaque numéro,il a choisi demettre à l’honneur ungrand auteur avec des textes iné-dits. Aujourd’hui, selon lui, « laNRF se définit volontiers par sonbalancement des contraires et sonrefus des chapelles littéraires. Ellen’a pas l’esprit religieux. En revan-che, elle se veut curieuse de tout,ouverte sur la modernité ».

Désormais centenaire, La NRFpeut se targuer d’une longévitérare pour une revue, mais sonfutur paraît incertain sous cetteforme. A plusieurs reprises déjà,sa suspension a été annoncée.« C’est un serpent de mer », affir-me Michel Braudeau. La questionreste pourtant posée. Dans deuxans, l’actuel directeur partira à laretraite. Cette échéance pourraitêtre l’occasiond’unegrandetrans-formation. Gallimard a déjà inté-gralement numérisé les archivesde La NRF, qui seront bientôtaccessibles. Dans une logiqueparallèle, l’avenir de la revue pas-se-t-il par un basculement com-plet sur le Net ? a

Alain Beuve-Méry

Une histoire de « La NRF »d’Alban Cerisier

Gallimard, 612 p., 25 ¤.

Projet de prospectus, manuscrit autographe de Jean Paulhan (archives éditions Gallimard). DR

Repères

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0 123>Vendredi 13 février 2009 3

Le premier roman de l’écrivain à la prosebouillonnante est la chronique épique et hilaranted’immigrés dominicains dans le New Jersey

J unot. C’est parce qu’elleconnaissait un Haïtien quiportait ce nom français quesa mère l’a baptisé ainsi. « Çasonnait bien, Junot Diaz… »

Né le 31 décembre 1968 à Saint-Domingue,enRépubliquedomini-caine, le jeune Diaz est élevé danslesbanlieuesdélabréesduNewJer-sey, au sein d’une famille d’immi-grants, où l’art est vu comme un

« truc depédé ». Quaranteansplustard, il deviendra pourtant « le »romancier américain-dominicain– lauréat du National Book CriticsCircle Award et du prix Pulitzer2008. La coqueluche de la critiqueaméricaine…

Junot Diaz est entré par effrac-tion dans le paysage littéraire desEtats-Unis.En 1996,alorsqu’iln’aque 28ans, un recueil de nouvellessuffit à le faire remarquer. Il s’inti-tule Comment sortir une Latina,une Black, une blonde ou une métis-se (Plon, 1998 ; publié en pochesous le titre Los Boys, 10/18, 2000).LeNewYorker lerepèreimmédiate-mentet classeJunotDiazparmi lestalents les plus prometteurs duXXIe siècle.

Rien de tel pour lui briser lesailes. Dès lors, il lui faudra onzeans pour parvenir à mettre unpoint final à sa Brève et Merveilleu-

se Vie d’Oscar Wao. Un premierroman et un véritable chemin decroix. « C’est impossible à raconter,explique aujourd’hui Junot Diaz,de passage à Paris. J’étais perdu, jen’y arrivais pas, je souffrais atroce-ment.Mafiancée,quiestmapremiè-re lectrice, se souvient, elle aussi, dela douleur qui était la mienne. Com-me si l’on m’arrachait le foie sansanesthésie. Le plus étonnant, c’est den’avoir jamais ressenti la moindreminute de joie pendant toutes cesannées d’écriture. Pourtant, le livreest plutôt drôle, n’est-ce pas ? »

« Perfectionniste obsessionnel »Difficile en effet d’imaginer la

torture de la page blanche chez cejeune quadragénaire, brillant cau-seuretextraverti.Avecsonboucenpointe et ses lunettes d’intellec-tuel, Diaz tient autant duMéphisto des Caraïbes que dusérieux professeur de MIT, où ilenseigne aujourd’hui l’écriture.« Ce n’était ni la pression de la noto-riété ni l’attente des critiques, résu-me-t-il finalement.Jesuisunperfec-tionniste obsessionnel : je crois quec’est ça qui me bloquait. »

Ce queréussità la perfection LaBrève et Merveilleuse Vie d’OscarWao, c’est à faire coexister lesregistres et les genres, la comédieet ledrame, le réalisme et le surna-turel, la profondeur et la crudité,le récit classique et la profusionbaroque.

Mais ce qui, plus encore, laissele lecteur coi, c’est le bouillonne-ment de la langue. De bout enbout, le livre est un alliage fantas-que d’anglais et d’espagnol, despanglish connu et de néologis-mes rabelaisiens, d’interjections,

d’images, de jurons, d’onomato-pées, de verlan, de tics de langagepropres aux adolescents et deparodies de notes de bas de page…Bref, un patchwork inclassable.En exergue à Los Boys, Junot Diazavait d’ailleurs placé cette intri-gante épigraphe : « Je n’appar-tienspasà l’anglaisbienque jen’ap-partienne à nulle part. »

L’histoire ? Celle de la familleCabral ayant fui Saint-DomingueetladictaturedeTrujillopours’ins-tallerdans leNew Jersey industrieldes années 1970. Dans cettefamille où le père est parti refairesa vie ailleurs, il y a la mère Belicia,haute en couleurs, Lola, la fillefugueuse, et surtout le fils, Oscar.Quand il était petit, Oscar était unCasanovaenculottes courtes, « unvrai tombeurdes bacs à sable ». Las,cet âge d’or est révolu. Aujour-d’hui, c’est « une tache obèse » etmal dans sa peau, un jeune hom-me solitaire qui se méfie du sport,préfère lessériesaméricaines, rêvede filles et d’aventures, tombeamoureux pour un oui ou pour un

non, mais va systématiquementd’échec en échec…

Et si c’était tout ! Oscar n’estpasseulementunséducteurpathé-tique – un incapable qui traîne savirginité comme un fardeau et faithonte à sa communauté. Il est aus-si un écrivain raté, un graphoma-ne qui noircit chaque jour despages et des pages, se voit déjà en

Tolkien dominicain, mais ne par-vient pas à faire publier le début dela moindre ligne.

L’origine de cette malédiction ?Le fuku. En lisant Junot Diaz, onapprend ce qu’est « cette salope-rie »venuedesAntilles :unefatali-téquidatedesdébutsducolonialis-me et rattrape tous ceux qui fontmined’oublier lesmalheursdecet-

te région du monde. « Vous necroyez pas à ces superstitions ?Grand bien vous fasse, plaisante àdemi Junot Diaz. D’ailleurs, peuimporte en quoi vous croyez, le fuku,lui, croit en vous. »

Voilà. Mixez tout ça – de vieillescroyances exotiques, quelquessuperstitions archaïques, du psy-chodramefamilialà l’antillaise,unpeudemédiationhip-hopsur l’his-toirede la Dominique, la dictature,l’immigration, la mémoire de l’es-clavage, l’identité ou la diaspora…Ajoutezàtoutcelaunzestedetragi-comédie sur la masculinité, ledésir échevelé de s’élever dans lasociétéaméricainesansjamais tra-hir les siens. De l’ironie, beaucoupd’ironie. Et vous obtiendrez uneidée de cet étrange pavé dans lamare qu’est La Brève et Merveilleu-se Vie d’Oscar Wao.

Une chronique épique et – sou-vent – hilarante de la loose, vrai-ment pas ordinaire. a

Florence Noiville

A la fin des années 1970, enSuède, le roman a des allu-res de fantôme. « On remet-

tait la littérature en question, le post-modernisme était à la mode. On sedemandait s’il était encore possiblede raconter une histoire, de dire“je” », confie Klas Östergren enéclatant d’un rire adolescent, tren-te ans après. « Mes éditeurs mereprochaient de n’être pas assez poli-tique. Tout était politique dans lesannées 70. Et je voulais justementfaire un roman qui ne l’était pas. Unroman classique, à la Dickens, pourne pas faire comme les autres. »

Les recettes du roman étant per-dues, le jeune homme né en 1955décide que Gentlemen sera sonapprentissage. « De toute façon,

chaque fois qu’un écrivain s’installeà son bureau, c’est comme s’il recom-mençait tout à zéro. » Il se laisseprendre par les anecdotes qui s’en-chaînent : son narrateur est unjeune écrivain, un autre Klas Öster-gren fasciné par le rythme rapideet syncopé de deux frères que toutoppose, Henry et Leo Morgan. Lepremier est pianiste et boxeur. Lesecond, poète et révolutionnaire.Maud est l’amante, la muse libéréeet libératrice, point de fuite duroman et de ses personnages. Pourle reste, « Gentlemen, c’est Stock-holm en 1979, et rien d’autre ».

Östergren ironise beaucoupquand il parle de son « métier –qui n’en est pas un ». En revanche,quand il écrit, c’est une questionde vie ou de mort. Avec Gentlemen,il ne laisse rien au hasard. Il tra-vaille « comme un historien, avecdes fiches », réinvente la méthodede travail d’un romancier et partd’une idée qu’il déroule avec uneméticulosité « maniaque » : sespersonnages sont « anachroni-ques ». Un gentleman, « c’est unanachronisme. Il vit dans une épo-que qui ne lui correspond pas. J’aicommencé à écrire une liste de sesqualités et de ses intérêts, puis uneautre – et ainsi de suite ». Sonbureau devient le musée de ses per-sonnages. Il vit avec eux, lit leurs

livres, s’environne de leur musi-que. « En faisant le portrait d’unanachronisme, c’est une chroniquede l’époque que j’ai faite. »

De cette première expérience, ilgarde une conception sportive del’écriture. « J’écris une dizaine defois mon texte sur ma machine à écri-re. A la fin, mon corps, mes bras, mefont mal. A chaque fois, j’enlève, jecorrige. Je n’aime pas les ratures. Cen’est pas très intelligent, c’est mêmeidiot, mais c’est comme cela. » Lapremière version de Gentlemencompte plus de 900 pages. Aprèsune dizaine de réécritures intégra-les, il en a coupé la moitié.

Quand il paraît en Suède en1980 (vingt-neuf ans avant sapublication en France…), Gentle-men devient instantanément unlivre culte. « Il y a des lecteurs qui

ont appelé leurs enfants Henry etLeo ! » Il éclate d’un rire amer. Lesuccès de Gentlemen est un malen-tendu : « Je pensais que j’avais écritune tragédie, mais on l’a lu commeune comédie. Quand mon éditeurm’a demandé la suite, j’ai refusé. Lesgens avaient lu un autre livre. » Leroman échappe à l’apprenti sor-cier jusqu’à la publication deGangsters, en 2005.

« Vingt ans après, on est un autreécrivain. Plus complexe, plus intelli-gent. L’expérience, c’est essentiel. »Fort de cette certitude, Klas Öster-

gren a décidé de « dire la vérité ».Il faut « tuer » ce roman devenu lepère et le totem de sa carrière. Ilrecommence ses fiches mais arrêteaussitôt. Il compose son nouveaulivre sans filet. Alors que Gentle-men était construit sur un lit vivantd’intrigues et d’anecdotes, il épureGangsters au maximum. « Il n’estpas nécessaire de lire les deux, maisle second corrige les erreurs du pre-mier. » Le jeune écrivain pressé deraconter des histoires s’efface.« Des lecteurs sont revenus me voir.Ils avaient relu Gentlemen pour se

rafraîchir la mémoire. Ils se sontfinalement rendu compte que c’étaitun livre très triste. » Il hoche la tête.La Suède de Gentlemen n’existeplus, l’économie a remplacé la poli-tique. Une génération aura suffipour en faire un roman aussi ana-chronique que ses personnages.

« J’ai peu d’espoir en ce qui concer-ne la littérature. » Dans les années1970, on disait que dans vingt-cinq ans on ne lirait plus. Aujour-d’hui, il se demande si la prophétien’était pas vraie. « En Suède, onvend beaucoup de livres, mais 9 sur

10 sont des romans policiers. » Il ena lu mais n’a « pas vraiment étéimpressionné ».

Östergren croit que « la véritéd’un écrivain, c’est la patience et lasolitude ». On pense à ces heurespassées à écrire à la lisière du mon-de, certes, mais aussi à la plaisan-terie que lui a faite Gentlemen etqu’il a dû souffrir pendant vingt-cinq ans. Seul un autre livre pou-vait rattraper le temps perdu :Gangsters est en cours de traduc-tion française. a

Nils C. Ahl

« On dit qu’à l’origine, il arrivad’Afrique, charrié par les hurle-ments des captifs ; que ce fut lefléau mortel des Taïnos, frappantà l’instant où un monde périssaitet où un autre surgissait ; que

c’était un démon précipité dansla Création par une porte cauche-mardesque entrouverte sur lesAntilles. Fuku americanus, ou,plus familièrement, fuku – ici laMalédiction et la Fatalité du Nou-veau Monde (…). Il paraît que l’ar-rivée des Européens en Hispanio-la libéra le fuku dans la nature etque, depuis, on est tous dans lamerde (…).

En ces temps anciens, le fukuavait la niaque ; il avait même unesorte de hype man, un grand prê-

tre si vous préférez. Notre dicta-teur-à-vie de l’époque, Rafael Leo-nidas Trujillo Molina. Personnene sait si Trujillo était le serviteurde la malédiction ou son maître,son mandant ou son mandataire,mais il était flagrant qu’ils avaientun arrangement, qu’ils étaientcomme cul et chemise. Et le bruitcourait, même dans les milieuxcultivés, que quiconque complo-tait contre Trujillo s’attirerait unfuku des plus puissants, jusqu’à laseptième génération et au-delà. »

l’atelier d’écriture

l i t t é r a t u r e s /

“Journal de deuil éblouitpar sa pureté littéraireet par sa force émotionnelle.Un document exceptionnel, un trésor.“

Gilles Macassar, Télérama

©J.

Bau

er

Gentlemende Klas Östergren

Traduit du suédois par Anna Gibson,Flammarion, 480 p., 21 ¤.

Junot Diaz. PHILIPPE DOLLO POUR « LE MONDE »

La Brève et Merveilleuse Vied’Oscar Wao(The Brief Wondrous Lifeof Oscar Wao)de Junot Diaz

Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Laurence Viallet,Plon, « Feux croisés », 312 p., 22,90 ¤.

Junot Diaz metle feu à la langue

Extrait« La Brève et Merveilleuse

Vie d’Oscar Wao », page 13

Klas Östergren, gentleman ou gangster ?

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4 0 123Vendredi 13 février 2009

D ans les montagnes, uneéquipe d’ouvriers vientconstruire un barrage qui

va submerger un hameau, dontl’existence a été révélée depuispeu et qui abrite une populationmaintenue à l’écart du monde, dutemps. Le début du roman évoquecelui d’un beau livre du VénitienPaolo Barbaro, Giornale dei lavori(Journal des travaux), paru il y après d’un demi-siècle (Einaudi,1966). Le ton a l’austérité d’un despremiers récits de Julien Gracq oude Claude Simon. Mais, peu à peu,l’intrigue se dessine. Parmi lesouvriers, qui triment comme desgalériens, se trouve un ancien pri-sonnier qui ne s’est pas encoreaffranchi de sa culpabilité. Il aassassiné sa femme, Chizuko,sous les yeux de leurs deux filles, àcoups de bûche. Elle l’avait trom-pé,et il avait surpris lecoupleadul-térin en flagrant délit.

Le roman, très sombre, trèssymbolique, traversé par les élé-ments, l’eau, le vent, la brume, lefroid, bientôt la neige et le feu,devient un inquiétant et boulever-santcontederédemption.Carpar-mileshommesduchantier,uncer-tain Tamura va avoir une relationsexuelle, probablement sous la

contrainte, avec une jeune fem-me. Tamura sera retrouvé mortprès du torrent. Et la fille se pend.Les villageois laissent le corps dela suicidée pourrir jour après jour.Le narrateur entreprend de luidonner une sépulture. Les villa-geois, avant d’abandonner leurhameauauxeauxquivont lerecou-vrir, organisent une cérémoniefunèbre, en exhumant le cadavreet en séparant la tête du corps : latête dans le temple, le reste ducorps dans un cercueil. Et, dansun ultime sacrifice, ils incendientle village avant de fuir.

Ce livre très singulier, très déci-dé dans son mouvement narratif,très austère aussi, vaut surtout

par la vigueur impressionnantedes images, par la crudité des scè-nes, des rituels, des morts. Le nar-rateur transporte avec lui dansune petite boîte quelques os de safemme. Les chauves-souriss’échappent par nuées des toits dechaume en flammes et survolentle chantier, comme des mascottesdu désespoir. Les montagnesenneigées noient sous leur blan-cheur les tragédies censées seracheter mutuellement.

Gothique anglo-saxonAkira Yoshimura (1927-2006)

appartenait à cette générationd’écrivains, nés dans les années1920 (Kunio Ogawa, Kôbô Abé,ou même, pour certains de sesromans, Yukio Mishima), qui, parcontraste avec la vague de roman-ciers cérébraux et intimistes, iro-niques et minimalistes (allant desaînés, Sôseki, Ôgai, HiguchiIchiyô, Kafû, aux plus prochesAkutagawa, Dazai), n’hésitaientpas à exprimer la violence des sen-timents, avec un lyrisme symboli-queetun recourspoétiqueaux for-ces élémentaires, en jouant avecle naturalisme, pour aussitôtl’abandonner et céder à l’oniris-me. Mais la règle est, ici, de nejamais renoncer à une intrigueparfaitement dessinée : un hom-me trahi qui s’est vengé (en tuantson épouse infidèle), et a besoinde se racheter (en accordant unesépulture à une femme humiliée).La peine infligée par les hommes(la prison) n’a pas suffi à le décul-pabiliser. Il lui reste à effacer lafaute des autres.

Lasimplicitédirectedelanarra-tion compense la grandiloquencedes images, accentuée encore parla noblesse tourmentée du décor.On sent ce que cette littératuredoit aux romans noirs ou gothi-ques anglo-saxons : c’est un rap-prochement sans doute inatten-du, mais qui s’impose. Le paysagecorrespond aux normes établiespar les initiateurs du romantisme(neige, torrents, cimes torturées,meurtres), avec ce qu’il faut d’élé-ments morbides : viol, pendaison,exhumation, incendie… et mêmechauves-souris… a

René de Ceccatty

N aples – heureusement – nese résume pas à la violenceféroce de Gomorra, l’impi-

toyableacted’accusationdeRober-toSaviano. Beaucoupd’individus ytentent chaque jour de résister àl’amertume et à la désillusion,essayantobstinémentdes’ensortircomme ils le peuvent. Pour survi-vre, ils doivent parfois composeravec les zones grises de la réalité, làoù légalitéet illégalité secôtoientetse mêlent sans discontinuité. Cetteréalité fuyante est abordée sansdétour par Valeria Parrella, uneécrivain napolitaine qui, grâce àdeuxrecueilsdenouvellestrèsréus-sis, a su s’imposer dans le paysagelittéraire transalpin comme l’unedes voix les plus originales de cesdernières années.

Le Ventre de Naples – qui propo-se une sélection de ses meilleuresnouvelles – permet aujourd’hui aulecteur français de découvrir sonécriturerapideetefficace,oùleréa-lisme des descriptions et le plaisirdu détail ne font jamais l’économied’une ironie amère à la tonalitévaguement mélancolique. Son sty-le apparemment simple, mais enréalité très construit, restitue avecbeaucoup de précision la force et la

vitalité des personnages, leurscontradictions et leurs faiblesses,mais aussi leur courage et leurvolonté d’échapper à la malédic-tion de la ville. Surtout les femmes,qui tiennent souvent le rôle princi-pal et n’hésitent pas à s’exprimer àlapremièrepersonnepourévoquerleurs mésaventures. Leurs histoi-res sont dures, riches en conflits et

en difficultés, mais Parrella nousles propose toujours avec une sortede grâce et de légèreté qui – tout enrestituant leurs souffrances ou leurlassitude – évite les pièges du méloet du pathétique.

Bien que conscientes de la diffi-cultédevivreetd’aimerdanslaréa-lité chaotique où elles sont plon-gées,leshéroïnesdel’écrivainnapo-litaine sont toujours à la recherched’un équilibre qui leur rende la vieplusacceptable.Ainsi, le personna-gede« Jem’ensouviensplus »pas-

se son enfance à rêver désespéré-ment d’être une fille « normale »comme ses copines, tandis quedans « Ex voto » une jeune femmese bat contre la solitude, prisonniè-re de son travail de vendeuse dansunsupermarché.Elleneveutpasserésigner,toutcommelaprotagonis-te de « La cavalcade », qui, pour nepas sombrer après l’assassinat deson mari, vend de la drogue etaccepte laprisoncommeunefatali-té. Ou comme P’tite Canaille qui,dans « Droit dans les yeux », pour-suit son rêve d’ascension sociale enpassantd’unhommeà l’autre,d’unpetit malfrat jusqu’à un politiquedouteux.

Sans jamais juger ni faire lamorale,Parrelladécritdescompor-tementsplusquedesémotions, lais-se place aux dialogues plus qu’auxréflexions, ce qui ne l’empêche pasde saisir avec subtilité les failles desespersonnageset lacomplexitédeleurs relations, à commencer parcelles souvent conflictuelles entremères et filles. Avec son éventaild’histoires jamais banales, Le Ven-tredeNaplesbrosseuntableauvifetconvaincant de la ville au-dessousdu Vésuve. a

Fabio Gambaro

Décoré de l’ordre du Mé-rite des mains mêmesde Nelson Mandela,l’auteur blanc Karel

Schoeman, né en 1939, est l’undesgrandsécrivainsdela littératu-re sud-africaine. Cloîtré dans sonvillage natal de Trompsburg,dans l’Etat libre d’Orange, il fuitles journalistes et les questions.

Cette réclusion volontaire,explication plausible de sa non-médiatisation, ne justifie pas queles lecteurs français leméconnais-sent. Même si le nom de cet écri-vain, auteur d’une quinzaine defictions et d’une cinquantained’essais,est infinimentmoinscélè-bre que ceux de J.M. Coetzee ou deNadine Gordimer. Moins connuaussiqueceux d’AndréBrink et deBreyten Breytenbach, qui ontpourtant écrit une partie de leursœuvres dans la même langue quelui, l’afrikaans. On peut d’ailleurssedemandersi l’usagedecette lan-gue, celle des colons hollandaisarrivés en Afrique du Sud auXVIIe siècle, devenue celle de l’op-presseur du peuple noir sous lerégime de l’apartheid, n’est pasune des raisons de la moindreexposition de Schoeman.

Pourtant, ce sont des senti-ments universels qu’évoque cethomme en totale complicité avecl’histoirequ’il nous raconte : celled’une anonyme, une effacée, unemoins-que-rien, dans le mondedes Afrikaners du début duXIXe siècle. Elle était la jeune fillequ’onne regardepas, elleest deve-nue une vieille dame austère quiaspire depuis longtemps à s’as-soupir à même le sol de sa cham-bre, pour expirer dans une « misé-ricordieuse obscurité ». La prosedeKarelSchoemanestbelle, musi-cale, on lui pardonne donc d’utili-ser un ressort si éculé pourconstruire son récit : à l’heure demourir, une femme égrène sessouvenirs.

Seule dans son lit, muette etparalysée mais d’une intense luci-dité, la narratrice fouille donc unpassé qui l’a cantonnée à la mar-ge, à la timidité, à servir le café,passer les assiettes. « J’étais assiseà côté d’eux et j’entendais les silen-ces entre les mots, l’hésitation avant

laréponse, l’esquive, presque imper-ceptible. Je surprenais le regard oùle rapide mouvement des mains quepersonne n’avait remarqué… »

Témoin forcé, éternelle céliba-taire, tante dévouée, la « bravepetite vieille » raconte la vie duclan à la ferme, l’élevage des mou-tons, la recherche d’eauet depâtu-rages, l’ardeur et l’obsession quihabitaient sa mère irascible, atti-rée « vers quelque but lointain etmystérieux » et prompte à rece-voir voisins ou étrangers « commedes chiens dans un jeu de quilles ».Unevieduredansununiversdéso-lé et rude, bouleversée par le décèsaccidentel du frère aîné mort dansun ravin, puis par le départ de saveuve Sofie avec le plus jeune frè-re, emportant sa robe de deuil etlaissant son bébé.

Etrange âpretéCet événement consterne le

clan, tout comme la fuite de cesdeux domestiques dont « jamaisil ne nous serait venu à l’idée qu’ilspuissent éprouver un sentiment

d’amour comme nous-mêmes ».Cette agonisante n’a jamais biencompris les autres, elle a subi lesévénements, et c’est ce qui donneà ce livre tissé de savoir historiqueson étrange âpreté, parfois briséepar des éclairs de lyrisme, des illu-minations. Cette vie est une ode àun pays, à un peuple, à un vent, àune poussière.

La Bible impose sa loi dans cet-te petite communauté, « miséra-blepoignéede Blancs etdemétisper-dus dans ces étendues désolées aupied des montagnes ». Le qu’en-dira-t-on règne, la terre s’achète,on ignore la politique, mamanacquiert des verres en cristal.Mais ce qui élève ces flux demémoire, ce que guette le lecteurenvoûté par le ressac de ces flash-back a-chronologiques, ce sontdes effluves de sensations, desémotions, des tornades d’images« éparses, flottantes, qui filent entreles doigts, impossibles à relier lesunes aux autres ».

Ici ces lacs qui miroitent, unpaysage immobile sous la lune.

Là, la course d’une souris derrièreun coffre, une chauve-souris dansle grenier, le glissement d’uncobra, le cri d’une antilope atta-quée par un caracal. Un bruisse-ment d’étoffe, comme dans unrêve. Lemurmure dedeux person-

nes dont les lèvres sont si prochesqu’elles semblent se toucher,« mon frère Pieter enjambant lerebord de la fenêtre et sautant dansma chambre, fugitive apparitionau clair de lune, et la chevelure deSofiequi retombe surson visage tan-dis qu’elle se penche pour souffler labougie ». Tableaux fugaces, rémi-niscences surgies à l’heure detomber dans le dernier som-meil. a

Jean-Luc Douin

/ l i t t é r a t u r e s

Voir Naples et survivreDe vives et subtiles nouvelles de Valeria Parrella

Yoshimura,romantique japonaisUne histoire de rachatà la fois austère et lyrique

Mémoire afrikanerA travers les souvenirs lucides d’une vieille femme,Karel Schoeman offre à son peuple une ode hors du temps

“Il ne fait pour moi aucundoute que l'importance deSebald va grandir au coursdes années et des décenniesfutures et qu'il s'imposerapeu à peu dans la con-science des lecteurs commel'auteur classique qu'il està vrai dire d'ores et déjà.”

Daniel Kehlmann

W.G. SEBALDCampo Santo

L’archéologue de la mémoire

ACTES SUDwww.actes-sud.fr

Cette vie(Hierdie Lewe)de Karel Schoeman

Traduit de l’afrikaanspar Pierre-Marie Finkelstein,Phébus, 272 p., 21 ¤.

Le Convoi de l’eau(Mizu no soretsu)d’Akira Yoshimura

Traduit du japonais par Yutaka Makino,Actes Sud, 174 p., 16 ¤.

Le Ventre de Naples(Mosca più balenaet Per grazia ricevuta)de Valeria Parrella

Traduit de l’italien par Dominique Vittoz,Seuil, 166 p., 19 ¤.

KYOKO HAMADA/GALLERY STOCK

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0 123>Vendredi 13 février 2009 5

enmarge

F rédérique Clémençon esttrès discrète. Trois romansseulement en dix ans, Une

saleté, Colonie (tous deux chezMinuit) et aujourd’hui Traques.Elleavait31ans lorsqu’elleapubliépourlapremièrefois, et toutdesui-te elle a imposé une voix, un style,une prose impeccable, une maniè-rededécrirelaperdition, ladésinté-gration, les destins contrariés.Avec netteté et dureté, sans jamaisselaisseralleraupathosouaumisé-rabilisme.

Mais contrairement au malaise,au poison familial d’Une saleté ouau dégoût qu’on pouvait éprouverpour la vieille mère et son fils, danslehuis clos deColonie, on sent dansTraques une forme de compassionpourlesquatrepersonnageset leurtentative sans doute désespérée derésisterà l’enfermementsocial, à latraque incessante de la société surles individus.

On est dans une ville maritime,et Jeanne, qui prend la parole enpremier, a aimé « la bruyère endor-mie », « la rumeur de la mer » et« lesoiseauxnichantdanslesanfrac-tuositésdesfalaises ».Ellecommen-ce une conversationavec un incon-nuqu’ellevientderencontrer,Ana-tole. Elisabeth, elle, après troissemaines d’hôpital, est trop vieilleet trop malade pour rester seule,elle entre donc dans une maison deretraite, où un seul de ses deux fils,Vincent, vient lui rendre visite.

Très vite, on les sent tous pro-grammés pour le malheur, maisdécidésànepassesoumettre.Jean-ne a fui, avec juste une valise et un

peu d’argent, une famille hantéepar un horrible secret, dont elle faitun récit presque clinique. Anatolevient de bien plus loin, chassé deson pays, et raconte sa longueerrance, la crainte presque quoti-dienne,des« nuitspleinesde mena-ces et de cris », pour finir dans uneusine désaffectée d’où l’on ne voitmême pas la mer : « Je comprendsque l’air humide qui poisse mes che-veux vient de la mer, mais je ne saisrien d’autre d’elle. »

Vincent ne supporte plus sonentreprise. Il lui arrive d’allumerunecigarette,croyantsescollèguespartis, comportement non seule-ment incivique, délinquant, maissignede troublemental. Toutcom-melefaitdequitter,sansyêtreauto-risé, un de ces stages de formationdans lesquels on n’apprend rien,sauf à devenir de plus en plus doci-le. « Il y en a même qui pensent quevous devriez vous faire soigner », luidit un chef.

Ils prennent la parole tour àtour, et on éprouve pour eux, com-me Frédérique Clémençon, unesympathie inquiète. Il est possibleque Jeanne et Anatole, qui ontenvie de continuer leur conversa-tion, trouventunchemincommun.Mais Elisabeth et Vincent sem-blentbien être,malgré leur volontédenepasconsentiràleursort,dansune spirale d’échec.Vincent, à cau-se de sa passivité le transformanten « eau dormante », et Elisabethen raison de son grand âge. Elle estpourtant le personnage le plusrebelle des quatre, alors qu’elle estla seule à être vraiment condam-née, dans un lieu par définitionmortifère,où l’on évaluesans cesseles pensionnaires, notant leur« cohérence », capacité à s’habilleret se laver seul, mobilité, sens de lacommunication, etc.

Elisabeth est de moins enmoins bien notée. Elle commencepar refuser d’aller dans la sallecommune : « Je ne veux pas man-ger à côté de ces porcs. Je ne dois pasme laisser couler. » Mais résisterest aussi, dans cette maison de

retraite, une manière de couler.On est contraint de s’enfermerdans ses souvenirs et ses rêves defuite.Ou d’avoir le courage de l’ul-time liberté : « Me jeter dans levide. » a

Josyane Savigneau

De l’eau de rose on fait deshistoires, des parfums etdes romans. La Femmepromise de Jean Rouaud

pourrait bien être de cette eau-là,tout en s’en défendant, mais encaressant aussi l’espoir de s’y plon-ger : s’il se pouvait que deux incon-nus esseulés et perdus en un coinde la campagne normande… Si,peut-être, le hasard, le désir et ledestin entre lui et elle… Si seule-ment l’amour… Si alors l’espoir, lerenouveau… Toute cette réticencejouée, affichée au fil de ce récitd’une rencontre amoureuse char-me le lecteur et le dégrise à la fois.

En fait d’eau de rose, d’ailleurs,c’est plutôt de mare aux canardsqu’il est question, pour commen-cer : une vaste mare, un marais,pour tout dire, d’où la gendarmerielocale retire le héros de La Femmepromise, avec palmes et combinai-son de plongée. Dépouillé de tousses biens en même temps que de savoiture garée non loin, Daniel n’estpasuntouristecommeunautre,vic-time d’un simple larcin, mais unenfant du pays, revenu à la faveurdecirconstancesqui l’ontpeuàpeudélesté de tout confort, comme parune ascèse saugrenue.

Il a fallu une séparation senti-mentale à Paris, un dégoût de sontravail, une escapade sur les lieuxde son enfance d’orphelin et enfince vol pour le mener en habit deplongeur à la gendarmerie localeet,fortuitement,auxcôtésdeMaria-na, venue déposer plainte, elle,pour le cambriolage de sa maison.Aux yeux de cette artiste, retiréepour créer dans son anciennedemeure de vacances, la rencontreavec cet homme-grenouille sembleà peine extravagante. Du moins

pasplusque l’attitudedeson pèreàelle, fasciné par les fresques d’unegrotte paléolithique, et qui espèreoublier, en s’y claquemurant, uneenfance tourmentée par la collabo-ration de son père sous Pétain.

Entre eau de rose et cynismeSi Mariana et son vélomoteur se

transformentsubitementen« taxi-brousse »normandpourrecondui-reDanielverslessiens,notammentvers la finaude Mme Moineau qui l’aélevé, c’est parce que Jean Rouaudfait surgir la grâce de leur rencon-tre dans tout ce pataugeage. Unegrâce qui, au fil d’une intrigueamoureuse doublée d’une enquêteartistique et historique, cherche savoie entre un « portrait à l’eau derose », dont le roman offre detemps à autre la possibilité, et lecynisme de ce qui, « vicié, est faitsans amour ». Louvoyant entre lesdeux, le narrateur moque son lec-teur qu’il soupçonne suspendu,

comme lui, à l’imminence de bai-sers volés et avide de situationséquivoques en cascade.

On retrouve ainsi transposésdansLaFemmepromise lafamiliari-téet letonbrocardeurdéjàprésentsau côté d’une voix plus grave danslacélèbresuiteromanesqueetfami-liale entamée par Jean Rouaudavec Les Champs d’honneur en1990, et dans d’autres de ses livresmêlant réflexion sur l’enfance et lacréation comme L’Invention del’auteur (2004). Mais l’enjeu est icil’intrigue amoureuse. Veux-tu,cher ami, que ces deux-là passentensemble une nuit décisive, lourdede sous-entendus ? Hop, sitôt lascène évoquée, je te la refuse et l’es-camote !L’esquive, irritantequandelle tourne au procédé dans leroman,estcependantmaligne.Ellenous en dit long sur notre désir deprogression sentimentale, d’ordreetdedénouement,quisenourritdeces questions : que peut-on lire sur

le visage des amants ? A quelmoment le bonheur tourne-t-il audésastre ? Faut-il, pour l’augurer,le bon sens d’une voisine un peupipelette, ou la connaissance inti-me des êtres ?

Pour y répondre, encore faut-ilrenoncer aux scénarios obligés dehappyendetaumiraged’unappren-tissage linéaire du bonheur, aux-

quels le livre sacrifie en partie infine. Y renoncer, comme on aban-donneraaussi l’idéedeprogrèshis-torique, ainsi que le roman invite àle faire, pour percevoir à sa justevaleur labeautédesfresquespaléo-lithiquesdont lasophisticationfas-cine ces personnages et JeanRouaud lui-même – on le saitdepuis ses fictions sur ce sujet dansPréhistoires, en 2007.

Ainsi, Rouaud étend ces incerti-tudesetcesquestionnementssur lebonheur à l’interprétation ambi-guë de l’art par le biais de Marianaet de son père, en donnant le beaurôleàplusieursœuvresd’artdiffici-les à déchiffrer. Pour résoudre cesénigmes,luivientunecurieuseuto-pie, parmi d’autres qui peuplent celivre : l’idée que chaque peinturepuisse lever un peu le voile sur saproprecréation,enlivrantauxcher-cheurs les sons et paroles qui ontprésidé à sa confection, enregistrésgrâce à leurs impacts sur sa toile.

Rêverie sur la mémoire vive etsurlesparolesdupassé,quirappel-le à quel point Rouaud ne démordpas de sa quête des origines. a

Fabienne Dumontet

l i t t é r a t u r e s /

A contretempsde Jean-Philippe BlondelIl s’agit d’un objet rectangulairede 22 x 14 cm. Rassemblant despages imprimées sous une couver-ture. On appelle ça un livre. Etvous en faites quoi ? C’est l’essen-tiel propos du septième roman deJean-Philippe Blondel. Commenton vient à lire. Comment on va auxmots pour s’imprégner d’un texteà en perdre les contours. Oui, s’yglisser, s’y fondre, ne plus bien par-venir à mettre la frontière entreune autre vie et la vraie vie. Sonnarrateur souffre de cette affec-tion-là. « C’est mon problème avecles livres, je suis trop poreux. C’estcomme ça que me l’a formulé lemédecin un jour. » Jeune étudiantdébarquant à Paris pour suivredes études de lettres, Hugo vadécouvrir que son logeur aveclequel il se sentait pourtant bienpeu de points communs est en faitun écrivain. Mais l’écrivain d’unseul roman publié il y a long-temps. Oublié depuis longtempssurtout. Sauf d’Hugo. Par hasard.Entre lui et le romancier vont senouer des relations complexes fai-tes de confidences, de curieux par-tages, d’instinctives reconnaissan-ces. L’écriture est simple, éviden-te. Et Blondel nous entraîne, aveccette capacité qu’il a d’habiter cha-cun de ses personnages, dans unehistoire qui lui ressemble et quinous est proche, à nous autres lec-teurs. a Xavier HoussinRobert Laffont, 240 p., 19 ¤.

Les Ames fardéesd’Aurore GuitryIl est des romans qui s’offrent aulecteur sans lui demander d’effortet il en est, comme celui-ci, qu’ilfaut mériter en raison de la com-plexité du caractère de chaque per-sonnage et d’une construction aus-si habile qu’efficace. Dans Bang-kok, au temps de la mousson, troisdestins différents s’enchevêtrent ;celui d’un mutilé dont le « visagesans figure » est si horrible qu’unmasque de bois le couvre ; celuide Phôn, un jeune métis malmenépar sa famille et qui rencontre unfarang, c’est-à-dire un Blanc – unFrançais capable, par sa pratiquede la magie, d’ensorceler sonentourage ; celui de Dokmaï– fleur en thaïlandais –, une pros-tituée dont la vie va changer parcequ’elle reconnaît un visage. Cestrois acteurs se racontent et cetteforme narrative donne à l’ensem-ble de ce roman de qualité à lafois ses différentes teintes et sonunité.a Pierre-Robert LeclercqCalmann-Lévy, 384 p., 18 ¤.

La possibilité d’une idylleJean Rouaud mêle intrigue amoureuse et enquête artistique

La Femme promisede Jean Rouaud

Gallimard, 416 p., 21 ¤.

Le principe paraît simple : réuniren un volume tous les tableaux quisont décrits, évoqués ou seulementmentionnés dans A la recherche dutemps perdu. Etant donné l’abon-dance et la diversité des référencesproustiennes, l’idée permet de réu-nir Bellini et Ingres, Velazquez etMoreau, Carpaccio et Dürer. EricKarpeles en a dénombré plus dedeux cents. Chaque fois, ils sontreproduits en vis-à-vis du passagedu texte qui justifie leur présence.L’ordre des volumes de la Recher-che détermine celui de l’ouvrage,de sorte qu’époques, artistes etsujets s’entrecroisent d’une page àl’autre. Proust étant un visiteur demusées et de collections particuliè-res attentif, un lecteur de Ruskin,un amateur de l’impressionnisme,le spectacle est attrayant.Il est aussi instructif. Si considéra-ble soit en effet la culture visuellede l’écrivain, elle est, pour un Pari-sien du début du XXe siècle, trèsclassique, assez conventionnellemême, et peu instruite de ce qui sepasse alors dans les ateliers. Cequ’un lecteur de la Recherche res-sent – telle correspondance avecMatisse, Dufy ou Van Dongen parexemple –, il ne semble pas queProust s’en soit aperçu, en tout caspas au point de le manifester.Silence volontaire ou méconnais-sance de ses contemporains ?Sur ce point, la préface laisse au lec-teur le soin de réfléchir. Le mêmes’interroge sur certaines sugges-tions faites par l’auteur de ceMusée imaginaire. Proust a-t-il entête La Liberté guidant le peuple, deDelacroix, et L’Exécution de Maxi-milien, de Manet, quand il met enprésence les deux peintres dans LeTemps retrouvé ? Rien ne le prouve.Cette réserve revient chaque foisqu’Eric Karpeles tient à illustrerune observation plus générale ouplus vague qui renvoie à un genreou un style et non à une œuvre.Elle pourrait être imprécise oufausse du point de vue de l’histoirede l’art. Proust pourrait fort bienattribuer à Whistler ou à Monet ceque sa mémoire a créé en assimi-lant, en synthétisant, en confon-dant des œuvres de ces deux artis-tes, des œuvres d’autres peintres etdes souvenirs personnels, car c’estainsi que travaille la mémoire.Quand Proust, ou tout autre écri-vain, désigne clairement une toile,il y a lieu d’analyser ce qu’il en voit,en oublie et en fait. Hors ce cas,imposer au texte une image, c’estle limiter et tenir toute écriture defiction pour, plus ou moins, unroman à clés. Dans le cas de laRecherche, c’est méconnaître lacomplexité de la création deProust que de prétendre y recon-naître des allusions là où il s’agitd’inventions. Tel est le mérite para-doxal de ce livre : il rappelle que leseul peintre au travail ici, c’estl’écrivain. a

Philippe DagenLe Musée imaginaire de Marcel Proust.Tous les tableaux de A la recherche dutemps perdu, d’Eric Karpeles,traduit de l’anglais par Pierre Saint-Jean,Thames and Hudson, 352 p., 206 ill., 32 ¤.

« Je ne dois pas me laisser couler »Frédérique Clémençon suit les destins de quatre paumés rebelles

Le tableauretrouvé

Traquesde Frédérique Clémençon

Ed. de l’Olivier, 160 p., 16 ¤.

« No pasarán, je le disais bien.Eh bien l’amour non plus, il ne fautpas le laisser passer. Vous allez mele rattraper. Vous allez me le rame-ner ici, et elle [Mme Moineau] tapo-te énergiquement du doigt la tablede la cuisine. Et, visant le point desretrouvailles marqué par la vieilledame sur un motif fleuri de toilecirée, on imagine un tout petit

Daniel, haut comme un pouce,levant les yeux pour découvrir cesdeux femmes géantes penchéessur son sort, et Mariana rétrécis-sant à vue d’œil pour le rejoindre,et tous deux partant à la découver-te de leur nouvel univers sur untapis de fleurs. Magnifique Mada-me Moineau en pasionaria del’amour, s’indignant, s’étouffant,insufflant toute son énergie à sajeune amie, posant la main sur sapoitrine comme une héroïne raci-nienne, versant le café sans mêmeun regard à la cafetière, mimantun départ au combat en se levantpour sortir d’un placard une boîtede gâteaux secs, au beurre. »

“Ces nouvelles d’Alaa El Aswany nousplongent dans une Egypte tourmentée etcocasse, inconnue des touristes.”

Robert Solé, Le Monde

ALAA EL ASWANY

©M

arc

Mel

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J’aurais voulu être égyptien

ACTES SUDwww.actes-sud.fr

Par l’auteur de L’Immeuble Yacoubian et Chicago

Extrait« La Femme promise »

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6 0 123Vendredi 13 février 2009

Marx et la nouvellecritique sociale

De la passion en économie

Les aventures de la raison néolibérale

S ilesmouvementssociauxdesannées 1960 puis l’effondre-ment du bloc soviétique ont

réveillé lacréativité marxiste, celle-ci est aussi plus académique, pluséclatée disciplinairement, et sur-tout moins populaire.

Bien qu’il soit presque inconnuen France, Moishe Postone occupeuneplaceimportantedanslanébu-leuse internationale des marxis-mes contemporains. Publié auxEtats-Unis en 1993, Temps, travailetdominationsocialeconstituel’œu-vremaîtressedeceprofesseurd’his-toire de l’université de Chicago. Il ypropose une relecture générale deMarx « à un niveau logique fonda-mental » : il s’agit de comprendreavec les seuls concepts de valeur,travail et marchandise, la succes-sion des trois âges du capitalisme :libéral, post-libéral (keynésien ou« socialiste réel ») et néolibéral.

L’auteurcommenceparuneana-lysedévastatricedu« marxismetra-ditionnel »,quicritiquelecapitalis-me« dupointdevuedutravail ».Le« socialisme réellement existant » etles communismes critiquesauraient toujours défini la révolu-tion comme libération des forcesproductives et donc de la créativitédes travailleurs. Même en souhai-tantl’appropriationétatiqueoucol-lective des moyens de production,ces politiques ont défendu le pro-ductivisme et n’ont ainsi affectéque le « mode de distribution » desproduits, pas la relation capitalistede travail.

Postone, lui, vise à construire« une critique du travail sous lecapitalisme ». A partird’une lectu-re fine des écrits de 1857-1858comme foyer irradiant l’œuvre deMarx, il montre que l’idée d’untravail libéré des inégalités etde l’aliénation ne peut passervir d’appui central à lacritique sociale. Le tra-vail comme objetd’échange marchandestune créationhisto-rique du capitalisme :sous ce rapport de pro-duction, le travail queje fournis est mis enéquivalencemonétai-re avec toute autreactivité d’une natu-re différente.

Ainsi, comme le travail n’est pasl’essence de l’homme mais uneinstitution historique, l’opposi-tionaucapitalismenesaurait s’ap-puyer sur la classe des tra-vailleurs, même redéfinie sociolo-giquement au fil des âges. Plusque la domination sociale d’uneclasse sur une autre, la relation de

travail produit en réalité unedomination impersonnelle del’abstraction sur l’expérienceconcrète et singulière. Cette logi-que profonde du capitalisme n’apas changé de structure en plu-sieurs siècles : il n’y a pas selonPostone de spécificité historiquedu néolibéralisme.

Pour lui, le post-capitalismepassera par une nouvelle organi-sation sociale de la production« fondée sur le fossé croissant entreles possibilités “techniques” engen-drées par le capitalisme », d’uncôté, et leur usage exclusivementproductiviste, de l’autre. En cesens, ceux qu’on appelle les« décroissants » et les mouve-ments de chômeurs pourraient seréclamer de cette lecture de Marx.Une chose est certaine : la théorieparfois aride de Postone doit êtremise à l’épreuve des formes de vieet de contestation actuelles. a

Laurent Jeanpierre

A lors que, crise économiqueaidant, l’édifice théoriquelibéral semble à nouveau

vaciller, deux livres nous invitent àen disséquer le cœur : la notiond’intérêt.LepremierestconsacréàGabriel Tarde, le second est signéJon Elster.

La gloire de Gabriel Tarde(1843-1904) fut aussi grande deson vivant que l’oubli dans lequelsont tombés ses écrits depuis samort. Professeur au Collège deFrance, le théoricienprolifiquedesLois de l’imitation fut souvent enbutte aux disciplines académiquesqui se constituaient autour de lui.De fait, la fascination avec laquelleil envisageait les tumultueux cou-rants que forme la vie sociale,quand on l’entend comme relationentre des subjectivités, rebuta pro-fondément la jeune sociologiedurkheimienne. Aussi l’« interpsy-chologie » tardienne fut-elle relé-guée aux oubliettes de l’université.Et le nom de Tarde ne fit plus quederares apparitionsdans les baga-ges de ses enfants prodiges, telsGilles Deleuze ou Bruno Latour.

L’ouvrage que ce dernier vientde consacrer à son aîné, coécritavec Vincent Lépinay, aborde avecbrio le pan sans doute le moinsconnu de l’œuvre de Tarde, à

savoir les deux volumes de la Psy-chologie économique, parus en1902. Pour saisir la portée de celivre, nous disent les deux com-mentateurs, il faut s’imaginer unlecteur découvrant aujourd’hui lestextes de Marx alors que ceux-cin’auraientjamaisétélusdeperson-ne. Car tout est comme neuf dansle texte de Tarde. Prenant l’exactcontre-piedde la scienceéconomi-que qui naît à l’époque, Tarde voitdans la passion, plus que dans l’in-térêt, le moteur du développementéconomique. Les « eaux glacées ducalcul égoïste », selon la formulemarxiste, s’en trouvent singulière-ment réchauffées, emplies de tout« l’orgueil de la vie » qui fait tantdéfaut aux modèles de l’économieclassique.

Motivations désintéresséesLa « persuasion » et l’« excita-

tion », la gloire, le désir ou lescroyances seraient-elles donc lesvraies « mains invisibles » d’unemachine économique alimentéenon par le calcul mais par les étatsd’âme, la conversation et les jour-naux ? L’hypothèse est d’autantplusséduisantequ’ellenes’accom-pagnechezTarded’aucunenostal-gie pour un monde perdu d’avantlecalculégoïste.Bien aucontraire,

il s’agit pour lui de mesurer et dequantifier la passion pour en faireune science aussi précise que cellede l’intérêt. En d’autres termesd’imaginer, selon la belle formulede Latour et de Lépinay, une éco-nomie « crue » et pas celle, déjàcuite, que nous propose la théorieéconomique.

Jon Elster, qui publie le premiervolet d’un diptyque consacré à lacritique de l’Homo oeconomicus,partage avec Tarde bien plus quelesfrondaisonsduCollègedeFran-ce, où il enseigne depuis 2006. Luiaussi, quoique dans un tout autrestyle, est amateur de sciences« crues ». Puisant tour à tour chez

lesmoralistesetchezleséconomis-tes, il n’a de cesse de revenir sur legrand partage qui coupa l’intérêtde la morale dans la théorie écono-mique. Au fil des « cas » analysésdans ce livre (au nombre desquelsle comportement des kamikazes etcelui de l’électeur), l’Homo oecono-micus, maximisateur et égoïste, nese relève pas sans mal de la tablerase sur laquelle l’opère le chirur-gien du choix qu’est Jon Elster.

Comment comprendre alorsque les motivations désintéresséescontinuent d’être moins souventobservéesdanslesmodèlesdeséco-nomistes que dans la vie sociale ?Les deux livres proposent uneréponsesimilaire.C’estqueleséco-nomistes, depuis l’origine de leurscience, n’aiment rien moins qued’être pris pour des imbéciles etdes naïfs ! Or voir des passions etdudésintéressement làoùd’autresparlent d’intérêt, c’est à coup sûrprendre ce risque.

A lire ces deux livres, on nepeut que se réjouir de constaterque, comme l’intérêt, cette peurne règne peut-être pas sans par-tage. a

Gilles BastinSignalons également la parution d’un essaisigné Jean-Paul Malrieu, Dans le poing dumarché (Ed. Rue des Gestes, 160 p., 14 ¤).

La crise économique sem-ble marquer une ruptureidéologique:àdroitecom-meàgauche,onsentquele

vent est en train de tourner. Uncycle historique serait sur le pointde se clore, celui du triomphe libé-ral. Le champ des possibles paraîts’ouvrir. Mais pour aller où ?

Les uns semblent penser que laparenthèse « ultralibérale » sereferme et que le modèle économi-que et social des « trente glorieu-ses » peut être réactivé ; d’autresjugentqu’unnouveautypedesocié-té est à inventer, qui révolutionne-rait notre relation au travail et à lanature ; d’autres encore, comme leprésidentSarkozy, déclarentque le« laisser-faire », c’est « fini », etqu’il faut refonder le capitalisme.L’Etat serait même de retour.

Pour comprendre ces débats, lelivre de Christian Laval et PierreDardot sur la« société néolibérale »offre des clés d’analyse. Cette som-mederecherches relèvede l’histoi-re des idées, de la philosophie et dela sociologie, et elle s’ouvre par cetavertissement : « Nous n’en avonspas fini avec le néolibéralisme », etproclamer la fin du « laisser-fai-re » n’équivaut pas à enterrer lemodèle néolibéral.

La thèsepeutsemblerparadoxa-le. Elle s’éclaire si l’on élucide lavraie nature du néolibéralisme.Se réclamant du philosopheMichel Foucault, les auteurs affir-ment en effet que « le néolibéralis-me peut se définir comme l’ensem-ble des discours, des pratiques, desdispositifs, quidéterminent un nou-veau gouvernement des hommesselon le principe universel de laconcurrence ». Or, ajoutent-ils,réaliser ce programme suppose

un « Etat fort », des règles, et nonle « laisser-faire ».

Pour justifier cette thèse, lesauteurs remontent le cours dutemps.C’esten1938, lorsduCollo-queWalterLippmann–enréféren-ce au grand journaliste américain– que s’affirme le « néolibéralis-me ». Des économistes, commeFriedrich Hayek, Wilhelm RöpkeouJacquesRueff,seseraientaccor-dés, malgré leurs divergences, surunmodèlenéolibéralquiveutrom-preplusoumoinsavec le« laisser-faire ». Ainsi, le néolibéralismeaurait été un projet de reconstruc-tion du libéralisme accordant auxrègles et à l’intervention étatiqueun rôle clé. Le contexte y est pourbeaucoup : la Grande Dépressionavait suscitéune immensecrisedulibéralisme. Les néolibéraux necroyaient plus à l’autorégulationspontanée du marché.

SelonDardot etLaval, lenéolibé-ralisme est donc un intervention-nisme, mais d’un genre particu-lier. S’il s’agit de « refonder le libé-

ralisme contre l’idéologie naturalis-te du laisser-faire », c’est pourmieux faire fonctionner le mar-ché : « Lors même que les néolibé-raux admettent la nécessité d’uneintervention de l’Etat et qu’ils rejet-tent la pure passivité gouvernemen-tale, ils s’opposent à toute action quiviendraitentraver le jeudelaconcur-rence entre intérêts privés. » La doc-trine combinerait ainsi la réhabili-

tation de l’intervention publiqueet une conception du marché cen-trée sur la concurrence.

Tel serait le moteur des politi-ques néolibérales, bouleversantl’organisation des entreprises, lerôle des Etats et la vie des indivi-dus,sommésdesecomportercom-medes« entreprises ».Sansdoutece néolibéralisme varie-t-il selonlesconceptionsautrichienne,amé-ricaine et allemande. Mais le livresoutient que le néolibéralismeconstitue le cadre tant du modèleanglo-américain que du modèleéconomique européen. Marquéepar le néolibéralisme allemand –« l’ordo-libéralisme » –, l’Unioneuropéenne serait, au plus pro-fond, d’orientation néolibérale.

Logique de concurrenceDu traité de Rome jusqu’au trai-

té constitutionnel européen, unemême logique de la concurrenceserait à l’œuvre. Ici, les auteurssont proches du président d’hon-neur d’Attac, Bernard Cassen, quisoutient que « c’est bien autour duver libéral qu’avait été imaginé lefruiteuropéen ».Demême,lesalter-nancespolitiquesn’ychangeraientrien. Pis, depuis Mitterrand jus-qu’à la « gauche néolibérale » deBlair, les gouvernements de gau-che auraient promu, ouvertementou non, le néolibéralisme.

On comprend pourquoi, selonles auteurs, le néolibéralismedevient la grande « raison du mon-de ». Examinant la littérature du« management » et du « capitalhumain », le livre affirme que « lastratégie néolibérale a consisté etconsistetoujoursàorientersystémati-quement la conduite des individuscomme s’ils étaient toujours et par-

tout engagés dans des relations detransaction et de concurrence sur unmarché ». Les normes de l’actionpublique en sont bouleversées : auprixd’unebureaucratisationcrois-sante, l’audit, le contrôle et les inci-tationsvident le sens desdifférentsmétiers, « depuis les chercheurs jus-qu’aux policiers en passant par lesinfirmières et les postiers ».

Ce livre important aide à déchif-frer certaines évolutions. Sa systé-maticitéimpressionne:sousl’auto-rité de Foucault, il avance des thè-ses fortes et un modèle global d’in-terprétation. Mais cette qualité aparfois pour envers une certainepartialité dans la lecture des texteset dans l’analyse sociologique etpolitique.Onpeutregretterquel’in-terprétationde Foucault, qui susci-te un engouement international,soitprolongéesansunvraibilancri-tique. En outre, le livre ne scruteguère les limites et les résistancesque rencontre le néolibéralisme.

Enfin, il n’explore pas assez untrait du néolibéralisme contempo-rain : son caractère vertigineuse-ment inégalitaire. A cet égard, lelivre ne permet pas de mesurer ladistance entre les idées de certainsinspirateursdunéolibéralismeetlaréalité qui s’est imposée. WalterLippmann lui-même, qui se récla-maitencoreen1937desonamiKey-nes, jugeait qu’il fallait en finiravecles gros héritages, et que des taxessur les successions ainsi qu’unimpôt progressif devaient frapperles hauts revenus. Il soutenait, encitantAristote,quedefortesinégali-tésétaientaussiunproblèmepoliti-que. Le néolibéralisme « réelle-ment existant » n’aura pas exacte-ment suivi ses préconisations… a

Serge Audier

/ e s s a i s

Alors que le capitalisme traverse l’une des crisesles plus violentes de son histoire, philosophes,sociologues et économistes essaient de repenser laquestion du libéralisme. Non seulement pour analy-ser sa destinée et ses impasses, mais encore pour

imaginer un modèle alternatif. Qu’ils relisent KarlMarx ou Gabriel Tarde, qu’ils retracent l’utopie auto-gestionnaire de Godin ou redécouvrent le socialismesans Etat de Proudhon, tous dessinent les contoursd’une autre société, d’un autre monde possibles

L’Economie, sciencedes intérêts passionnésIntroduction à l’anthropologieéconomique de Gabriel Tardede Bruno Latouret Vincent Antonin Lépinay

La Découverte, 134 p., 11 ¤.

Le Désintéressement. Traitécritique de l’homme économiquede Jon Elster

Seuil, « Les livres du nouveau monde »,380 p., 23 ¤.

La Nouvelle Raison du mondeEssai sur la société néolibéralede Pierre Dardotet Christian Laval

La Découverte, 498 p., 26 ¤.

Temps, travailet domination sociale(Time, Labor,and Social Domination)de Moishe Postone

Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Olivier Galtier et Luc Mercier, Fayard-Mille et une nuits, 616 p., 28 ¤.

Vertiges du libéralisme

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0 123>Vendredi 13 février 2009 7

Godin, bâtisseur utopiste et pragmatique

IRONIEdel’histoire,c’esten1968,paradoxalement, que prit fin l’uto-pie autogestionnaire de Godin.Devenuecetteannée-làsociétéano-nyme, l’usine fut ensuite rachetée,tandisqueleslogementsfurentven-dus à des particuliers.

Classé monument historique en1991, géré depuis 2000 par un syn-dicat mixte, le Familistère – qui aaccueilli32000visiteursen2008–fait aujourd’hui l’objet d’un vasteprogramme de valorisation, de42 millions d’euros au total, bapti-sé « Utopia ». Celui-ci doit notam-ment conduire à la réouverture, cetété, de l’appartement occupé par

Godin,ainsiqu’àlaremiseenactivi-té du théâtre de 450 places inaugu-ré en 1870.

Parallèlement, l’équipe dusyndicat mixte s’est lancéedans la réédition des écritsde Godin. Dix-neuf Lettresdu Familistère (160 p.,19,50 ¤) ont ainsi paruen 2008, tandis queSolutions sociales,l’ouvrageleplusimpor-tantdeGodin,estatten-du pour fin 2009. a

T. W.Renseignements :www.familistere.com

Proudhon, penseur anarcho-capitaliste ?

M aître de conférences àl’université Paris-I, Vin-cent Valentin publie une

anthologie de textes signésPierre-JosephProudhon(1809-1865), intitulée« Liberté, partout ettoujours » (Les Belles

Lettres,368p.,27 ¤).Entretien.

Cette anthologie de Proudhonparaît dans une collection bapti-sée « Bibliothèque de la liberté ».Le père de l’anarchisme y côtoieBenjamin Constant ou FriedrichA. Hayek. Peut-on vraiment pré-senter Proudhon comme un pen-seur « libéral » ?

Proudhon partage avec la pen-sée libérale une série de principesqui lui permettent d’organiserl’anarchie : la concurrence, la pro-priétéprivée, lecontrat, lefédéralis-me et, plus que tout, le refus de voirlasociétéprise enchargepar l’Etat.Enmêmetemps, ilresteunsocialis-te, et ce qui le distingue des libé-raux classiques, qu’il appelle « leséconomistes de l’école anglaise »,c’estqu’il veutagirdirectementsurla situation des classes ouvrières,autrementquepar lesseulesvertusdu marché. Aux libéraux, il repro-che de se satisfaire d’une réparti-tion du capital qui est le résultat desièclesd’exploitation, etqui ne cor-respond à aucun principe de jus-tice. C’est le sens de sa célèbre for-mule : « La propriété, c’est le vol. »Aux socialistes, il reproche de nepenser le progrès social que par lesmoyens liberticides de l’Etat.

Ainsi Proudhon élabore-t-il unsocialismesans Etatet un libéralis-me pour les pauvres. D’un côté, ilveut utiliser les moyens libéraux,à commencer par la propriété pri-vée, pour émanciper la classeouvrière. D’un autre côté, contre lelibéralisme classique, il éprouveune méfiance totale à l’égard de lapolitique. Pour lui, la démocratiereprésentativeestunefaçonperver-se de renforcer le pouvoir de l’Etat.

A vous lire, l’autogestion telle queProudhon la pense aurait plusd’un trait commun avec lesconceptions de certains « liberta-

riens » ou « anarcho-capitalis-tes », comme par exemple RobertNozick (1938-2002). Commentexpliquer cette convergence ?

Les plus anarchistes des libé-raux contemporains tentent euxaussi d’organiser la société sansEtat. Du coup, ils sont obligés depenser le versant positif de la liber-té, et non plus seulement le versantnégatif, comme l’essentiel du libé-ralisme classique. Une fois qu’onestdélivrédelamenacedémocrati-que, c’est-à-dire de la dominationde la majorité, alors il est possibled’imaginer un nouvel ordre socialenruptureaveclatradition,quiper-mette d’envisager l’émancipationdes plus pauvres, mais cette foissur la base d’un contrat.

Danscetteperspective,autoges-tion et autorégulation se rejoi-gnent. Dans les deux cas, la sociétécivile s’organise de façon non hié-rarchique:par la formeducontrat,on réintroduit de la politique,laquelle s’exprime, chez Proud-hon,dans la communeet la fédéra-tion, et, chez les actuels anarcho-capitalistes, soit à travers le choixd’une agence de droit et de protec-tion privée, soit par l’adhésion àune des communautés qui for-ment ce que Nozick nomme un« canevas d’utopie ».

N’y a-t-il pas un paradoxe supplé-mentaire à lire Proudhon commeun théoricien « libéral », alorsqu’il tenait par ailleurs, sur cer-tains problèmes sociaux, etnotamment sur la question de lafamille ou des femmes, des posi-tions très autoritaires ?

Proudhon incarne effective-mentceparadoxe: ilest totalementlibreet innovateursurlesplanséco-nomiqueetpolitique,et totalementsoumisauxpréjugés lespluséculés

sur la question des femmes (ou,marginalement,desjuifs).Eneffet,il considère que la femme est faitepour la soumission à l’homme,qu’elle trouve là son bonheur. Onpeut expliquer ce paradoxe par lefait que Proudhon voit dans lafamille la cellule de base del’anarchie, et qu’il veut la préserverd’une dissolution à laquelle pour-rait conduire la de libération desmœurs. D’une façon générale,Proudhon entend bien libérer leshommesde lasoumission à l’auto-rité de l’Etat davantage que despesanteurs de la sphère privée.Cet ordre de priorité le rattacheencore une fois au libéralisme. a

Propos recueillis parJean Birnbaum

Avec ses villages-rues et sespaysages monotones, laPicardie n’a rien, a priori,

d’une terre d’utopie. Et l’on imagi-ne mal Thomas More y implantersa cité idéale ou Etienne Cabet sonIcarie. Erreur. Car c’est là, et plusexactement à Guise (Aisne), unepetite ville située à mi-cheminentre Laon et Maubeuge, qu’unindustriel hors du commun, Jean-BaptisteAndréGodin(1817-1888),atentéilyatoutjustecentcinquan-te ans une expérience sans équiva-lent : appliquer, à l’échelle de sonusine d’objets de fonte, les précep-tes des penseurs socialistes de sontemps. Et en particulier ceux deCharlesFourier(1772-1837), lefon-dateur de l’école sociétaire.

Depuisqu’enfutposéelapremiè-re pierre, le 10 mai 1859, l’impo-sant ensemble architectural queconstitue le Familistère de Guise –trois pavillons de brique rougecomprenant 350 logements autotal, auxquels s’ajoutent des éco-les, un théâtre, des jardinsouvriers, et même une piscine auplancher réglable en hauteur, letout sur 4 hectares au bord del’Oise–n’a cesséd’intriguer.Faut-il y voir la concrétisation la plusaboutie du « phalanstère » imagi-

né par Fourier ? Ne s’agit-il pasplutôtd’uneréalisationfondamen-talementpaternaliste ?Voire,com-me le pensait Zola, d’une vulgaire« caserne sociale » imposant à ses1 500 habitants de vivre « dans unmême moule » et de s’épier les unsles autres ?

Professeur de sociologie du tra-vail au Conservatoire national desarts et métiers, où sont conservéeslesarchivesdeGodin,MichelLalle-ment se garde d’apporter uneréponse univoque à ces questionsqui divisent les historiens depuisun siècle. D’une érudition confon-dante, maisécrit d’une plumeenle-vée,LeTravaildel’utopie–quiinau-guredefaçontrèsprometteuseunenouvelle collection biographiqueaux Belles Lettres – présente eneffet une image toute en nuancesde l’aventure du Familistère.

D’abord en tordant quelquesidées reçues sur le fouriérisme deGodin. Car si le fils de serrurier

devenu capitaine d’industrie puismaire, député et conseiller général,admirait sincèrement le philoso-phe bisontin, il en fut en réalitéun « disciple hétérodoxe ». Peuconvaincu par la théorie des pas-sionsdeFourier,critiquelucidedespremières expérimentations pha-lanstériennes (comme celle de Vic-tor Considerant au Texas), Godinétait avant tout un esprit éclecti-que, lecteur compulsif de Kant,féru de spiritisme, de magnétismeet de phrénologie, déiste et anticlé-rical à la fois, saint-simonien à sesheures, pacifiste viscéral, défen-seur de la cause des femmes, parti-san de l’association du capital et dutravail,autrementditd’unealterna-tive au capitalisme classique plusque d’une rupture radicale avec lesrègles du marché. Un idéaliste fortpeu doctrinaire, en somme, qui futaussi un vrai pragmatique.

Le résultat fut-il à la hauteur desambitions ? Le bilan est évidem-ment contrasté. C’est à l’usine queGodin eut le plus de mal à tenir sespromesses. De façon parfois unpeu rébarbative, Michel Lallementretraceainsi toutesles procédu-res qui yfurent

échafaudées – sans grand succès –pourétablirunsystèmedémocrati-que de promotion des talents.Moins« autogérée »quesondirec-teur ne l’avait initialement souhai-té, l’usine offrait toutefois desconditions de travail exceptionnel-les pour l’époque : des salaires de20 % supérieurs à ceux pratiquésalentour, des journées plus courtesde deux heures par rapport à lamoyenne régionale, et surtout l’in-téressement des ouvriers – quali-fiés d’« associés » – aux bénéfices.

Hygiène et éducationAu Familistère, en revanche, la

réussite fut éclatante. Contempo-raindelagrandeenquêtedeLouis-René Villermé sur la conditionouvrière (1840), passionné par lesthéories hygiénistes alors envogueenAngleterre,Godinconçutpour ses ouvriers un véritable« palais ».Les som-mes inves-ties furentcolossa-les. Et lerésultatimpres-sion-

nant : des appartements vastes,clairs et aérés – l’un d’entre eux sevisiteencore aujourd’hui ; des fon-taines alimentées en eau couranteet des « trappes à balayures »– ancêtres denos vide-ordures– àchaqueétage ;sansoublierdescui-sines collectives, une laverie com-munautaire,etunecrècheultramo-derne.

Considérée, à l’instar du loge-ment, comme un « équivalent de larichesse », l’éducation fut l’autregrandchantierdeGodin,quisepas-sionna tellement pour le sujet qu’ilrédigea même un mémoire de57 pages sur les bancs les mieuxadaptésau dos des écoliers… Sur ceplan aussi, le succès fut évident,commel’attestentlestauxderéussi-teexceptionnels des jeunes« fami-listériens » – intégrés, fait rarissi-me alors, dans des classes mixtes –au certificat d’études.

« L’expérienceduFamilistèremon-trequeletravailnedonnepasfacile-

ment prise à l’utopie » : laconclusion de Michel Lalle-

ment est dénuée de toutecomplaisance.Sabel-

le étude n’en rendpasmoins justiceàun homme quibataillatoutesavie

pour faire accorderlesouhaitableaupos-

sible. aThomas Wieder

I gnacioRamonet,anciendirec-teurduMonde diplomatique etl’un des principaux tribuns

du mouvement altermondialiste,a la jubilation triste. La présentecrise, « la crise du siècle », signecertes la fin du règne de ses piresadversaires : « l’ultralibéralisme,le capitalisme mafieux et la globali-sation financière ». Dans un longrécit, qui fait l’essentiel de sonlivre, il décrit de façon détaillée etpédagogique les théories écono-miques et les événements qui ontconduit à la catastrophe. DeHayek à Kerviel, en passant parReagan et Enron, la filiation estclairementtracéeet faitde l’ouvra-ge une sorte de bréviaire où l’on

trouverasanspeine toutes lesdon-nées prouvant la nocivité du capi-talisme financier.

Mais la démonstration est mal-heureusement faussée par l’utili-sation d’un vocabulaire emprun-tant davantage aux contes de féesqu’à laréflexionéconomique :pré-dateurs et assassins, les méchants– capitalistes, gouvernements,médias, pollueurs – s’en prennentaux gentils – travailleurs, peu-ples, pays en voie de développe-ment, jeunes… Sans que soitesquissée une tentative de théoriequi expliquerait pourquoi tant decruauté règne en ce bas monde.

Pourtant, Ramonet ne seréjouit pas tant que cela de ladéroute des méchants. Car, expli-que-t-il, ce sont encore les gentilsqui paieront les pots cassés. Saufsi… Ici, le lecteur se prend à espé-rervoir tenue lapromessedusous-titre, « la refondation de l’avenir ».Hélas, il ne reste que quatrepages. Là encore, on aurait aiméque soient jetées les bases concep-tuelles d’un autre monde possi-ble, que soient racontées les prati-ques qui en forment les prémis-ses. Au lieu de cela, l’auteur énon-ce, au-delà de quelques « mesuressouhaitables »bien banales (régu-ler la finance, interdire les paradisfiscaux…), une simple pétition deprincipe : « Il faut donner auxcitoyens un plus grand contrôle surles décisions économiques quiconcernent leurs vies », « créer desorganisations financières (…) quirespectent les droits de l’homme, lajustice sociale et un environnementéquitable. » Alors, « l’économiesera juste et démocratique ».

Ainsi, au moment où le capita-lisme s’épuise, les révolutionnai-res semblent, eux aussi, trop fati-gués pour proposer du nou-veau. a

Antoine Reverchon

d o s s i e r /

La jubilationtriste d’IgnacioRamonet

Le Travail de l’utopieGodin et le familistère de Guisede Michel Lallement

Les Belles Lettres, « L’histoire de profil »,504 p., 29 ¤.

DISTRIBUTION POLLEN LITTERAL - ZI du Bois Imbert 85280 LA FERRIÈRE - Tél. : 02 51 98 33 34Fax : 02 51 98 42 11 - [email protected] - www.litteral-diffusion.com

ISBN : 2-913543-17-0 Prix TTC : 18 E

"Extraordinaire plongée dansle monde de l'enfance".Jacques de Ricaumont (Le Figaro - 1° édition)

“Un conteur-né, un écrivaincomme il ne s'en fait plus”.

Pierre Lance (L'Ère Nouvelle)

“Ma mère m'infligea la vie”.Châteaubriand

(Mémoires d'Outre -Tombe)

ISBN : 2-913543-18-9 Prix TTC : 15 E

Deux grands livres aux

Le Krach parfaitCrise du siècle et refondationde l’avenird’Ignacio Ramonet

Galilée, 146 p., 18 ¤.

Du Familistère à « Utopia »

Page 8: p. 8 Levertige libéral - Overblog

8 0 123Vendredi 13 février 2009

L’écrivain, les corbeaux et les « pop-corns »

Dimanche 8 février, lesSuisses ont clairementvoté (59,6 %) pour lemaintien de la libre cir-

culation des travailleurs entrel’Union européenne et la Confédé-ration, acceptant également quele dispositif soit étendu aux Rou-mains et aux Bulgares, nouvelle-ment entrés dans l’UE.Dans les semaines qui ont précédéle vote, l’UDC a mené une campa-gne violente. Ce parti de droite anotamment signé des affiches quimontraient des corbeaux noirs entrain de dévorer la Suisse, avec lamention « Ouvrir la porte auxabus ? Non. »Lorsqu’il a vu ces affiches, MariusDaniel Popescu, écrivain d’origineroumaine installé en Suissedepuis dix-neuf ans, a bondi. Avecl’aide d’un autre Roumain vivant àLausanne, l’artiste Radu Zero, il aréalisé une vidéo qu’il a ensuite dif-fusée sur le site Internet Youtube.Dans ce court film de moins decinq minutes, intitulé Les Cor-beaux et le parti des Pop-corns,Marius Daniel Popescu, grimé encorbeau, joue le rôle d’un chefd’Etat roumain faisant une décla-ration officielle au « parti des Pop-

corns suisses », l’exhortant avechumour à faire la paix avec les cor-beaux roumains qui apporteront« le sel et le sucre ».Marius Daniel Popescu surprendpar cette utilisation de la vidéocomme moyen d’expression.Pourquoi n’a-t-il pas pris la paro-le de façon plus traditionnellepour un écrivain, par une lettreouverte dans les pages d’un quoti-dien, par exemple ? « Les jour-naux ne m’auraient pas donnéautant de liberté, explique-t-il.Lorsqu’on veut faire publier quel-que chose, ils imposent un nombrede signes, demandent que celaentre dans leur ligne éditoriale. Etde plus je constate que ce film a sus-cité de l’intérêt, justement parceque l’on se moque, que l’on utiliseun langage différent de celuiemployé par les journaux. »

« Il faut qu’on se moque »Car c’est bien de langage qu’ils’agit. Marius Daniel Popescu estavant tout un écrivain. Il estl’auteur de poèmes en roumain.Son premier roman écrit directe-ment en français, La Symphoniedu loup, a été publié à l’automne2007 chez l’éditeur parisien José

Corti, et a reçu le prix Wepler. Cha-que mot du clip vidéo a été pesé.Ce n’est pas un hasard s’il a choisil’humour et l’ironie pour parler dece sujet. « Beaucoup de Suisses quirejettent l’UDC me disent qu’ils ontdu mal à convaincre ceux que le dis-cours xénophobe tente, continueMarius Daniel Popescu. Je croisqu’il faut adopter une autre logi-que, il faut qu’on se moque. Si oncommence à appeler l’UDC “le par-ti des pop-corns”, ce sera une nouvel-le manière de les contrer. » Maispourquoi, justement, avoir sur-nommé ainsi le parti de ChristophBlocher ? Il rit : « Parce que les pop-corns ont tous le même goût et lamême couleur. Ils font boum-boumdans leur poêle, voilà tout. Et ilssont destinés à une consommationbanale. »Il ne s’est pas trouvé d’autresromanciers pour suivre MariusDaniel Popescu dans son combat,ce qui ne l’étonne pas : « Ici, les écri-vains ne prennent pas position dansle débat politique, ils s’exprimentpeu. Souvent, ils considèrent que cen’est pas la peine. Cela dit, peut-êtreleurs avis ne sont-ils pas recherchéspar les médias. » La presse n’ad’ailleurs que très peu relayé l’ac-tion de Marius Daniel Popescu.L’UDC a perdu la bataille de cesdernières « votations », maisl’auteur de La Symphonie du loupaffirme rester vigilant. « Je suis trèsattentif, confie-t-il. Je me demandece qu’ils vont inventer, quels ani-maux ils vont mettre en scène. Je sais

qu’ils vont continuer. » Il prévoit desous-titrer son film en langue alle-mande pour le diffuser du côté ger-manophone de la Suisse. Etn’oublie pas non plus ses projetsd’écriture. Actuellement, il tra-vaille sur un texte qui sera une sui-te de son premier roman. On yretrouvera le personnage princi-pal, Roumain exilé à Lausanne quiexerce le métier de colleur d’affi-ches et qui, justement, découvrirales corbeaux noirs dévoreurs deSuisse, placardés par l’UDC.« La littérature politique constitueun champ énorme », se réjouitMarius Daniel Popescu. Et sil’UDC était sorti vainqueur des der-nières votations ? L’écrivain n’hési-te pas : « Je me serais impliquédavantage. J’ai l’expérience roumai-ne, j’ai vécu là-bas jusqu’à l’âge devingt-sept ans, j’étais actif sous la dic-tature. Oui, pas de doute, j’auraisencore plus pris parti. » a

Sylvie Tanette

/ r e n c o n t r e

Georges-ArthurGold-schmidt a 80 ans etl’œil d’un jeunehomme. Dans uneépoque pessimisteetfatiguée,cettejeu-

nesse a quelque chose d’intriguantet de réjouissant, sans doute parcequ’il a surmonté les pires épreuvesdu siècle dernier. « Je suis un res-quilleur de destin, j’aurais pu deve-nir une savonnette ou un abat-jour. »

Carcegrandtraducteurdel’alle-mand,quipublie un essai consacréà son expérience des langues,revientdeloin,dansletempsetl’es-pace. Quand il vous raconte l’un deses plus anciens souvenirs, on estimmédiatementprisparunmélan-ge d’effroi et de vertige. Ce filsd’une famille juive allemandeconvertie au protestantismedepuisdeuxgénérations,évoque leFührer tel qu’il a pu le voir en 1935à Hambourg : « Avec mes bouclesblondes et mes yeux bleus, j’avaisl’air d’un enfant aryen : pour se fairebien voir, un SS qui se trouvaitdevantmoim’ahissésur sesépaules :Hitler, en apercevant cet enfantblondcomme les blés,m’aadressé unsigne. »

Une telle image est le point dedépart d’une vie désormais mena-céedeneplusêtre.Lafuiteestinévi-table, mais elle implique la sépara-tion familiale et l’arrachement à lalangue maternelle. Il raconteradans son autobiographie (La Tra-versée des fleuves, Seuil, 1999) cette

fugueépiqueenItalie,puisenHau-te-Savoie où il put être caché dansun pensionnat. Cependant, sa fau-te lui est incompréhensible. Uneabsurdité dans le sillage de Kafka,mais pourtant bien réelle : « Jen’avais rien commis envers quel-qu’und’autreet j’étaispourtantcou-pable.Telleétait lasuffocationinitia-le contre laquelle on ne pouvait ques’enfoncer le poing dans la bouche ethurler son désespoir. L’enfance, eneffet, ne fut que hurlement, fureur,déchirement et hâte », raconte-t-ildans Le Poing dans la bouche (Ver-dier, 2004).

« Itler caca »Il faut imaginer un enfant dont

la langueallemandea fondé l’iden-tité. A partir de l’ignominie des loisde Nuremberg qui, en septem-bre 1935, privent les juifs de lacitoyenneté allemande, sa languematernelle est celle de l’exclusion.Arrachement au pays, déchire-ment de l’origine, voilà le poids quitombedanslavied’unenfantetquiaurait pu le contraindre au silence,définitivement. Dans ses récits, ilreviendra sur ce traumatisme endécrivant l’expérience de la dépos-session de soi par le langage, etinsisteramaintesfoissursaperver-sionpar lecrime.Désormais, l’alle-mand est une langue domestiquéepar le nazisme, corrompue par laLTI, la « langue du IIIe Reich »(Lingua Tertii Imperii), qui peu àpeu change le sens des mots et enimpose l’usage à l’ensemble des

citoyens. Etre interdit de parole,coupable de son innocence, voilàun drame qui peut fêler une âme àtout jamais si la vie n’ouvre pas unpassagepourseretrouveretavoirànouveau une place dans ce monde.

C’est en effet la découverte dufrançais qui rend possible cetterenaissance et son salut. Cette lan-gue « de rivière et de ponts », qu’ildécritavecferveuretreconnaissan-ce est celle de l’accueil. A partir du18 mars 1939, lorsqu’il arrive à lagare de Chambéry et qu’il entendun cheminot lui dire « itler caca »,sa complicité avec le français estimmédiate: « Iln’yavaitpasde“h”aspiré et on n’y aimait pas Hitler. »

Malgré une enfance solitaire,coupé des siens et jamais à l’abrid’une rafle nazie, l’enfant puise savitalitédansl’apprentissagedecet-te langue nouvelle. Elle lui restitueunregard,une légitimité.Très vite,la langue est comprise, maîtrisée.Comme il le dit joliment : « Onn’apprend pas une langue, on tombededans. » Par-delà la communica-tion que le français lui garantit,c’estaussi lasensualitéqu’ildécou-vreàtravers lui.Sansdouteunnou-veau mode d’être. Pour Georges-Arthur Goldschmidt, le françaisest une langue beaucoup plus apteà décrire l’infinité des formes duvivantquel’allemandquinedonnele sens qu’« à pleines mains », tan-dis que le français sait recueilliravecune infinitédemots rares tou-te la variété du réel.

Et que lit-on, en 1940, dans une

pension française ? « A l’époque,tout était interdit après la mort deChateaubriand. » A travers Saint-Simon, La Bruyère, Bossuet…, ildécouvre que le français est unelangue d’une subversion incroya-ble. « Lorsque je préparais mon bacdans cet internat cinglé, il y avaitRousseau au programme. La direc-trice m’avait sorti Les Confessionsdontelleavaitépinglé lespages inter-dites ! Un jeune homme comme moicomplètementpaumédanslamonta-gne qui lit en cachette qu’on voustape sur le cul et que cela vous faitjouir, c’était le monde renversé ! Uneaudacedontonneserendplus comp-te aujourd’hui ! »

« Je crois à la divinité de l’autre »Le français devient pour lui la

langue de la naturalisation en1949. La langue du refuge et de la« bienfaisante insolence ». Maisc’est aussi la langue qui lui permetde restituer à l’allemand son inno-cence, comme un écran qui met-trait la peur à distance. Grâce aufrançais, ilpeutenvisagerdesesou-venir. C’est pour lui la seule langueapteàdécrireuneenfancealleman-

de, « apte aussi à sauter par-dessusl’abîme que l’histoire a creusé ausein de la langue maternelle ».

S’il devient français, il ne cessecependant de revisiter l’allemand– « Je suis un enfant de Kafka et deRousseau ». Ce va-et-vient entredeux langues fait partie d’un véri-tableprojet de vie et d’une aventu-re littéraire. L’œuvre témoigne decette double appartenance qui n’acessé de l’habiter, questionnantsans cesse l’identité de ces lan-gues, passant avec aisance et pas-sion de l’une à l’autre. Cependant,malgré la maîtrise, leur point deconvergence reste toujours horsd’atteinte : « D’où vient-il que lemême individu soit capable de direles choses dans les deux langues etbien incapable de les relier l’une àl’autre ? Prenons une image. Je suisdans le métro. A côté de moi, il y aquelqu’un, jene connaispas son his-toire. Je ne crois pas en Dieu, mais jecrois cependant à la divinité del’autre. L’insondable mystère deceluiqui estàcôtédevous.C’est com-me avec les langues : elles se bor-dent, se touchent, mais gardent tou-jours leur quant-à-soi. »

Son travail colossal de traduc-teur, il l’évoque avec malice et sim-plicité, car il a pu choisir les textesqui lui semblaient essentiels. « Jesuis une poule de luxe de la traduc-tion ! » Il aura traduit 25 livres dePeterHandke,traduitaussiNietzs-che, Kafka, Georg Büchner, ainsique des chefs-d’œuvre méconnusde la littérature romantique alle-mande,dont l’admirableL’Hommesans postérité, d’Adalbert Stifter.

Rares sont les œuvres qui ont putrouver un tel point d’équilibreentre les autres et soi-même. Etredans l’effacement et l’humilitéqu’exigelatraduction,chercheraus-sisavoixintimedanssaproprecréa-tion littéraire. Quand on interrogeG.-A.G. (c’est ainsi qu’il signe facé-tieusement ses courriers) sur unevolonté d’œuvre, il confie ses dou-tes:« Voussavez, toutecetteautobio-graphie est plutôt narcissique, obscè-ne. » Cette nonchalance, légère-ment feinte, luipermetpeut-être demettre de la lumière sur les chosessans être trop ébloui par elles. a

Amaury da Cunha(1) A l’insu de Babel, CNRS éditions,sortie le 12 février.

lettre de lausanne

G.-A. Goldschmidt« Je suis un enfant deKafka et de Rousseau »A l’occasion de la parution d’un essai consacréau langage, Georges-Arthur Goldschmidt,éminent traducteur de Peter Handke, commentele mouvement d’une langue à l’autre et le rapportentre la traduction et la création littéraire

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