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P. C. et KRISTIN CAST

LA MAISON DE LA NUIT

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Aurore Alcayde

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Pour tous ceux d’entre vous qui ont demandé :« Qu’est-il vraiment arrivé à Kalona ? »

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REMERCIEMENTS

Merci à ma famille éditoriale, envers qui je suis tellement reconnaissante ! Un gros câlin à AuraDalian, mon illustratrice. TU ES GÉNIALE ! Christine… Tu es la meilleure partenaire debrainstorming DE TOUS LES TEMPS. Et comme toujours, merci à mon agent et amie MeredithBernstein.

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CHAPITRE UN

De l’intérêt surgit la curiosité,et de la curiosité naquit l’exploration…

Autrefois, il y a fort, fort longtemps, seule l’Énergie Divine de l’univers existait. Cette Énergien’était ni bonne ni mauvaise, ni lumineuse ni obscure, ni masculine ni féminine. Elle se contentaitd’exister, de croître, d’évoluer et de créer.

Elle fonda d’abord les royaumes de l’Au-delà, ces panoramas sans fin constitués des songes dela Divinité. Ces superbes royaumes convainquirent l’Énergie de poursuivre son ouvrage. Desentrailles de chaque royaume de l’Au-delà naquirent alors de grands systèmes solaires, refletstangibles de la Magie Millénaire de l’Au-delà.

Fière de ses créations, l’Énergie Divine se mit à muer, et les puissants vortex qu’elle contenaitfurent irrésistiblement attirés vers les différents univers. Une fois satisfaite, une portion de l’Énergiecessa d’évoluer et garda la forme d’un tourbillon d’étoiles, de lunes et de planètes – certes belles,mais vides.

Une autre portion de l’Énergie détruisit ses créations, plus fascinée par elle-même que par leurpotentiel.

Enfin, une dernière portion de l’Énergie poursuivit sa mutation, son évolution et ses œuvres.Dans l’un des royaumes, l’Énergie Divine faisait preuve d’une curiosité, d’une précocité, d’une

ardeur et d’une allégresse toutes particulières, car plus que tout, cette Énergie recherchait uncompagnon. À l’aide des bosquets verdoyants et des lacs saphir de l’Au-delà, elle engendra alors defabuleuses créatures auxquelles elle insuffla la vie, son souffle détenant conscience et immortalité.Elle nomma ces créatures « dieux », « déesses » et « fées ». Elle donna aux dieux et aux déesses ledroit de régner sur les royaumes de l’Au-delà et confia aux fées le devoir de les servir.

Les immortels se dispersèrent dans les royaumes infinis de l’Au-delà, mais ceux qui demeurèrentoffrirent entière satisfaction à l’Énergie. Cette dernière leur octroya le droit supplémentaire de régnersur les autres immortels et sur une planète du système. Une planète unique qui suscitait l’intérêt del’Énergie Divine, car elle reflétait les splendeurs turquoise de l’Au-delà.

De l’intérêt surgit la curiosité, et de la curiosité naquit l’exploration. Un jour, n’y tenant plus,l’Énergie caressa la surface émeraude et saphir de la planète. Tirée de son sommeil, la planètedécida de se baptiser Terre et invita l’Énergie à visiter ses contrées luxuriantes ainsi que ses eaux

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apaisantes.Les dieux et les déesses assistèrent, émerveillés, à ce spectacle.Enchantée par son œuvre, l’Énergie Divine rendit visite à la Terre. Mais l’Énergie est

tumultueuse, et la Terre le comprit bien. Elle accepta donc cette fatalité sans que cela entamât sonamour pour l’Énergie. Avant de repartir errer dans l’univers à la recherche d’un nouveau compagnon,cette dernière offrit à la Terre son bien le plus précieux, celui à l’origine de toute création : la magie.

Fertile et voluptueuse, la jeune Terre se mit au travail.Au moyen du don de création, elle féconda les terres et les océans d’où émergèrent quantité de

créatures qui lui valurent les visites régulières des dieux et des déesses de l’Au-delà, subjugués partant de diversité.

La Terre accueillit de bonne grâce les enfants de l’Énergie Divine, et l’amour qu’elle leur portaitlui inspira une œuvre très spéciale : des êtres vivants à l’image des dieux et des déesses – baptisés« humains » – à qui elle insuffla la vie. Bien qu’elle fût incapable de leur accorder l’immortalité (cedon était réservé à l’Énergie Divine), la Terre-Mère plaça en chacun d’eux une étincelle d’Énergie.Ainsi, même après leur mort et leur retour à la terre, leur âme leur survivait sous la forme de l’esprit.

Les enfants de la Terre comblèrent tant les dieux et les déesses que ces derniers firent le sermentde veiller sur eux et de partager l’Au-delà avec leurs esprits quand, inévitablement, leurs enveloppesmortelles finiraient par mourir.

Au commencement, tout alla pour le mieux. Les humains, prospères, se multiplièrent et semontrèrent reconnaissants envers la Terre-Mère, chaque culture la vénérant. Les dieux et les déessesrendirent régulièrement visite aux enfants de la Terre qui leur vouaient un véritable culte.

La Terre-Mère en profita pour surveiller les enfants de l’Énergie Divine.Quand ils se montraient généreux, indulgents et charitables, la Terre-Mère les récompensait avec

des terres fertiles, des pluies désaltérantes et d’abondantes récoltes.Mais quand ils étaient impétueux, rancuniers et cruels, la Terre-Mère leur tournait le dos et,

alors, ce n’était plus que sécheresse, famine et fléaux.Les divinités impétueuses, rancunières et cruelles, lassées de ces catastrophes, cessèrent de

rendre visite à la Terre.Comblée, quoique épuisée par tant de création, la Terre-Mère s’endormit des lustres durant. À

son réveil, elle partit à la recherche des enfants du Divin dont elle ne sentait plus la présence.Avec la complicité de l’Air, la Terre-Mère envoya un message à l’Au-delà, suppliant les enfants

de son Énergie adorée de bien vouloir respecter leur serment et de revenir à elle.Un seul immortel répondit à sa requête.Cette déesse se manifesta un soir de lune quasi pleine, sur une île montagneuse qui ne portait pas

encore de nom. Quand la Terre-Mère se rendit compte de sa présence, elle la découvrit assise devantun bosquet, sa main délicate tendue vers un curieux chat sauvage.

— Où sont les autres enfants de l’Énergie Divine ? demanda la Terre-Mère dans le bosquet, àtravers les feuilles d’aubépine.

La déesse haussa une épaule ; un geste que la Terre-Mère trouva étrangement enfantin.

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— Partis.En écho à la surprise de la Terre-Mère, le sol se mit à trembler.— Tous ? Pourquoi ?— Parce qu’ils étaient las et qu’ils trouvaient le temps long.La déesse secoua la tête, et ses longs cheveux scintillèrent sous le clair de lune, passant du blond

à l’argenté.Les feuilles frémirent dans le bosquet.— Comme l’Énergie…, chuchota tristement la Terre-Mère. Pourquoi faut-il qu’ils me quittent

tous ?La déesse soupira.— Aucune idée. Comment ont-ils pu se lasser d’un lieu pareil ?Elle caressa le chat sauvage qui s’était pelotonné à ses pieds.— On y fait chaque jour des découvertes. Tiens, hier encore, j’ignorais que cette merveilleuse

créature existait.Comblée, la Terre-Mère réchauffa la brise qui portait sa voix du bosquet.— L’Énergie a dû te modeler à partir d’un de ses songes les plus tangibles.— Oui, répondit la déesse avec mélancolie. J’aurais aimé qu’elle ait plus de songes comme moi.

Je me sens si…Elle se tut, hésitant à finir sa phrase.— Si… ? l’encouragea la Terre-Mère.— Si seule, admit la déesse à voix basse. Je suis l’unique créature de mon espèce.La Terre-Mère compatit à la tristesse de la déesse. Elle invoqua le bosquet pour se matérialiser à

l’aide de sa mousse, de sa terre, de ses feuilles et de ses fleurs.La déesse lui sourit. Belle comme des ailes de papillon, la Terre-Mère lui rendit son sourire.— Comment t’appelles-tu, déesse ?— J’ai beaucoup de noms chez les humains.La déesse donna une dernière caresse au chat sauvage, puis se redressa et ouvrit grands les bras.— Certains m’appellent Sarasvati.À ces mots, elle se transforma. Sa peau claire se fonça, ses cheveux blonds comme le clair de

lune virèrent au noir corbeau et une nouvelle paire de bras graciles apparut.Toujours souriante, la déesse poursuivit :— Certains de tes enfants murmurent le nom de Nidaba dans leurs prières.La déesse se métamorphosa une nouvelle fois. Des ailes lui poussèrent et ses pieds se muèrent en

serres.— Non loin de cette île, on commence à m’appeler Breo-saighead, déesse du feu et de la justice.Elle prit l’apparence d’une femme sublime à la crinière de feu et dont la peau blanche était

décorée de magnifiques tatouages saphir.

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Ravie, la Terre-Mère applaudit, et des papillons jusque-là endormis s’éveillèrent pour s’ébattreautour d’elle.

— Mais je te connais ! Je surveille les déesses depuis une éternité. Tu es généreuse, indulgente etcharitable.

— Oui, mais je suis aussi seule.Le feu dans ses cheveux s’éteignit. La déesse ressemblait de nouveau à une vierge blonde,

innocente et mélancolique.— Comment dois-je t’appeler ? demanda la Terre-Mère pour lui faire oublier son chagrin.La déesse réfléchit, puis répondit d’une voix timide :— J’aime bien Nyx ; ce nom me rappelle la nuit. J’adore sa sérénité et le clair de lune.Petit à petit, la Terre-Mère vit de subtiles transformations s’opérer chez la déesse. Elle avait

relevé le menton et souriait à présent à la lune, espiègle. Sur sa peau, son tatouage argenté luiconférait un air mystérieux d’une incroyable beauté. Poussée par son instinct, la Terre-Mère invoquala magie de la voûte céleste qu’elle saupoudra sur la déesse, telle une couronne de clair de lune etd’étoiles luisantes.

— Oh, que c’est joli ! s’exclama la déesse qui s’examina sous toutes les coutures comme unepetite fille. Puis-je la garder ?

— C’est toi qui es jolie, répondit la Terre-Mère. Tu peux garder ta couronne à une condition :que tu ne suives pas l’exemple des autres divinités et que tu ne nous abandonnes jamais, mes enfantset moi.

Nyx s’immobilisa, et son air enfantin s’évanouit. La Terre-Mère avait désormais les yeux plongésdans ceux d’une déesse mature, qui respirait la sagesse et la puissance. Quand Nyx ouvrit la bouche,la Terre-Mère entendit résonner la voix de la puissance divine :

— Nul besoin de pots-de-vin ; ces ruses sont indignes de toi ! Quand tu as créé les humains, j’aifait le serment de veiller sur eux et de leur dédier un espace éternel et divin, or je ne romps jamais unserment.

La Terre-Mère inclina la tête vers Nyx.— Pardonne-moi.— Excuses acceptées, répondit la déesse.La Terre-Mère, dans un bruissement de vent venu d’une clairière aux herbes hautes, s’approcha

de Nyx et lui prit le visage entre ses mains verdoyantes.— Je vais t’offrir un don. Un don digne de nous deux. À partir de cette nuit, je te confie la

maîtrise de mes cinq éléments : l’Air, le Feu, l’Eau, la Terre et l’Esprit. Invoque-les, et ils t’obéirontpour l’éternité.

La Terre-Mère se pencha pour déposer un baiser sur le front de Nyx.Au milieu du front de la déesse apparut alors un élégant croissant de lune. De part et d’autre de

son visage, ainsi que sur son corps magnifique, se dessinèrent des signes et les symboles des cinqéléments.

Nyx leva son bras gracile, appréciant ses nouvelles Marques. Elle avait retrouvé le sourire.— Ces dessins sont aussi parfaits que les éléments ! Je chérirai ton présent pour l’éternité.

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Merci, je ne me sens plus aussi seule ni aussi effrayée.— Effrayée ? lâcha la Terre-Mère. De quoi peut bien avoir peur un être immortel créé par

l’Énergie Divine ?Nyx repoussa une mèche de cheveux argentés de son visage. Elle avait la main qui tremblait.— J’ai peur de l’obscurité…, souffla la déesse.La Terre-Mère prit place sous l’arbuste d’aubépine proche de Nyx.— Mais tu viens de me dire que la nuit était belle et sereine. Dans ce cas, comment l’obscurité

peut-elle t’effrayer ?— Je n’aurai jamais peur de la nuit ! Je ne parlais pas de l’obscurité au sens littéral, mais de

cette énergie grandissante et intangible qui ne connaît ni sérénité, ni joie, ni splendeur. C’est unepuissance étrangère à l’amour, expliqua Nyx avec calme et détermination. Elle n’a pas encore pénétrél’Au-delà, pourtant, je la ressens souvent ici, dans le royaume des mortels. Et elle s’intensifie lorsqueje suis seule.

La Terre-Mère réfléchit un instant avant de répondre.— Je constate que ta peur est réelle, dit-elle enfin. Si ce sentiment d’obscurité se renforce

lorsque tu es seule, alors ce qui t’affecte atteint aussi mon royaume. Et en toute vraisemblance, celapourrait s’étendre à l’Au-delà. Déesse, je crains que nos royaumes ne soient déséquilibrés.

— Comment rétablir ce qui a été perdu ?La Terre-Mère sourit.— Je crois que nous avons déjà fait le premier pas. Devenons amies. Tant que j’existerai, tu ne

seras plus jamais seule.Nyx se jeta au cou de la Terre-Mère.— Merci !La Terre-Mère lui rendit son étreinte.— Ma chère enfant, je me suis bien amusée avec toi cette nuit. Accepterais-tu de me revoir ? Au

même endroit, dans trois jours, à la pleine lune ?— Volontiers.Nyx se leva et s’inclina, pleine de respect, devant la Terre-Mère, avant de prendre le chat

sauvage dans ses bras et de disparaître avec lui dans une explosion d’étoiles scintillantes.Les yeux perdus dans la traînée d’étoiles qui se dissipait, la Terre-Mère s’appuya contre

l’aubépine et réfléchit… réfléchit… réfléchit…Elle demeura immobile trois jours et trois nuits durant.Le troisième jour, le bosquet s’était tant imprégné de sa présence magique et des rayons

étincelants du soleil qu’une myriade de fleurs mauves commença à éclore sur la petite île.La Terre-Mère sourit au soleil et l’astre s’empressa de lui répondre.À la nuit tombée, attirée vers le bosquet par cette présence magique, la lune brilla si fort qu’elle

décolora les rochers éparpillés sur l’île.La Terre-Mère sourit à la lune et l’astre s’empressa de lui répondre.Avec un soupir de satisfaction, la Terre-Mère sut ce qu’il lui restait à faire pour aider Nyx,

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l’ultime déesse.

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CHAPITRE DEUX

C’est justementparce que tu ne réclames rien

que je tiens à te récompenser…

Nyx s’habilla avec minutie pour son rendez-vous avec la Terre-Mère. Elle avait chargé une petitefée skeeaed, la plus divine des créatures formées dans les volutes d’Énergie qui flottaient autour del’Au-delà, de veiller sur le drapé de sa robe dorée.

— Merci, L’ota, d’avoir choisi cette couleur, elle est splendide.C’est la même couleur que la lune, murmura la fée de sa voix fluide.Une dryade piqua du lierre dans les longs cheveux noirs de la déesse.— Que c’est joli ! s’exclama Nyx. La Terre-Mère sera enchantée.Seules les skeeaeds savaient parler, mais ce compliment fit gazouiller de plaisir la dryade qui

vira au bleu lavande.Nyx examina son reflet sous tous les angles dans son miroir au cadre d’onyx.— C’est dommage qu’on ne puisse pas voir le lierre dans mes cheveux noirs. Ce serait quand

même mieux que la Terre-Mère puisse en profiter et qu’elle sache que je me suis faite belle pour luitémoigner mon respect !

D’un geste de la main, Nyx transforma son visage et opta pour des cheveux blonds si clairs que lelierre parut s’illuminer.

— Voilà qui est mieux ! se réjouit-elle.Une autre fée, un coblyn qui extrayait des joyaux dans les mines de l’Au-delà, entra dans la

chambre. Après une révérence courtoise, le coblyn présenta à la déesse un collier de cristaux dequartz brillants.

— Ton cadeau me touche beaucoup, le remercia Nyx en relevant son épaisse chevelure pour luipermettre de nouer le bijou autour de son cou. Espérons qu’il plaira aussi à la Terre-Mère.

Nyx caressa les cristaux, perdue dans ses pensées. Comme elle aurait voulu avoir un peu decompagnie ! Elle adorait les fées, mais ces créatures tenaient plus de l’esprit et de l’élément que dela chair. Oh oui, Nyx aurait voulu avoir de la compagnie ! Sentir le contact d’un autre immortel…

Nyx devina le chagrin qu’éprouvaient les fées en réponse à ses pensées solitaires et regretta

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aussitôt d’avoir succombé à la mélancolie. Elle était la dernière des immortels, et à ce titre, les féesl’aimaient au-delà de l’affection qu’elles se portaient mutuellement. À l’instar de la Terre-Mère,elles craignaient que la déesse n’imite ses semblables et renie son serment en quittant le royaume.

— Cela n’arrivera jamais, trancha Nyx d’une voix douce mais ferme.Elle caressa une skeeaed inquiète comme elle aurait caressé son chat sauvage qui, désormais, la

suivait comme son ombre.— Vous n’avez rien à craindre, poursuivit-elle. Je ne faillirai jamais à aucune promesse ! Allez,

aidez-moi à mettre la couronne de lune et d’étoiles que la Terre-Mère m’a offerte et ne vous faitesplus de mouron !

Les fées virevoltèrent autour d’elle, chargeant l’air du bonheur que leur procurait la loyauté de ladéesse.

Mais dans un coin de la chambre, tapie dans les ombres les plus sombres, une chose ténébreusefrissonna. Exaspérée par le bonheur contagieux des fées, la chose rampa en douce hors de la pièce…

La Terre-Mère attendait Nyx devant le bosquet, respirant à pleins poumons le parfum de sachevelure faite d’onagres. Elle caressa sa peau lisse et sa chair plantureuse modelées dans la pluspure des glaises, puis elle ordonna à l’Air de soulever la robe diaphane que lui avaient confectionnéede fervents vers à soie. Elle avait conscience d’être particulièrement séduisante. Après le soleil quiavait éclairé son bosquet toute la journée, c’était au tour de la lune de l’observer avec un air ravi.

La Terre-Mère était comblée.Quand la déesse se manifesta, la pleine lune brillait haut dans le ciel dégagé.— Nyx, quelle joie ! Tu as décoré tes cheveux avec mon lierre. Il fait bien ressortir ta couronne !La déesse arborait les traits d’une jeune fille aux cheveux blonds et à la peau claire, ainsi que de

délicats tatouages sur ses épaules lisses. Elle rougit de plaisir devant le sourire de son amie.— Merci ! C’est grâce aux fées qui m’ont aidée à me préparer. Elles sont intelligentes et très

attentionnées, même si elles sont peu bavardes, dit-elle en effleurant son collier de cristal. Regarde,c’est un coblyn qui m’a fabriqué ce bijou.

— Il est aussi ravissant que ta couronne ! Les fées doivent être des créatures uniques en leurgenre. J’aimerais bien en savoir plus sur elles, car elles ne ressemblent à aucune de mes créations.Accepterais-tu qu’elles passent me voir ? Je les accueillerais avec plaisir.

— Bien entendu ! Elles en seront enchantées. Puis-je les rendre visibles aux yeux de tes enfants ?Elles pourraient les divertir, même si certaines sont parfois fort malicieuses.

— Aucun problème. Un soupçon de malice féerique ferait le plus grand bien à mes enfants.Parfois, je trouve que les humains sont trop sérieux, ils ne savent plus s’amuser.

Le rire de la Terre-Mère réveilla les jacinthes endormies et les fit éclore tout d’un coup.— Oh, ces fleurs sont sublimes ! s’exclama Nyx. Les fées sont très sensibles aux couleurs vives.

Merci, Terre-Mère.Nyx et la Terre-Mère échangèrent un sourire, et l’île refléta leur joie, sous le regard bienveillant

de la lune.— Nyx, veux-tu m’en dire un peu plus sur les fées ? Je n’en ai jamais rencontré.

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— Il en existe de très nombreuses sortes.Un sourire satisfait aux lèvres, la Terre-Mère caressa un rocher blanchi par la lune où elle fit

apparaître un tapis de mousse.— Viens t’asseoir près de moi, dit-elle à Nyx.Tandis que la déesse s’installait avec grâce, la Terre-Mère passa la main dans l’herbe qui

poussait par touffes autour du rocher. Aussitôt, des fleurs blanches en forme de trompettes jaillirent.Les remerciant tour à tour, la Terre-Mère en cueillit une qu’elle tendit à Nyx.

— Fais attention. Le nectar est délicieux, mais il a un goût très prononcé.Tandis qu’elle sirotait le nectar contenu dans ce calice vivant, Nyx commença à décrire les

différentes sortes de fées à la Terre-Mère qui l’écoutait, attentive et souriante, jusqu’au moment où lalune amorça son déclin à contrecœur. À l’endroit où l’horizon rejoignait les eaux bleu-gris quibordaient l’île, le soleil faisait rougir le ciel.

— Je n’avais pas vu l’heure ! s’écria Nyx. Pardonne-moi. Cela faisait si longtemps que jen’avais pas eu l’occasion de discuter…

— Ma jolie déesse, je me suis plus amusée ce soir qu’au cours des derniers siècles et j’ai unaveu à te faire : tu n’y es pour rien si la discussion s’est éternisée. C’est moi qui ai tout fait pour teretenir le plus longtemps possible ! Permets-moi de te récompenser pour ta loyauté.

Nyx parut étonnée.— Ce n’est pas nécessaire. J’ai promis de rester et de veiller sur tes enfants, et je ne réclame

rien en échange de ma fidélité.— C’est justement parce que tu ne réclames rien que je tiens à te récompenser.Contente d’elle, la Terre-Mère bondit sur ses pieds, se tourna vers l’est en direction du soleil

levant et regarda la lune.— Mais qu’est-ce que…, commença Nyx.La Terre-Mère esquissa un tendre sourire, les yeux fixés sur la déesse.— Je ne t’offre pas ce cadeau pour m’assurer ta présence. J’ai confiance en ta loyauté. Je vais

modeler ma création au nom de l’amitié et de la reconnaissance, car ce soir, mon seul but est demettre un terme à ta solitude et de t’apporter le bonheur.

Sous le regard intrigué de la déesse, la Terre-Mère ouvrit les bras vers le ciel.— Lune, prête-moi l’oreille avant ton départ. La Terre-Mère t’appelle !Elle baissa la tête, le regard maintenant braqué sur le soleil corail qui pointait à l’horizon.— Soleil, prête-moi l’oreille avant de monter trop haut. La Terre-Mère t’appelle !L’espace d’un instant, il ne se passa rien. Sans se décourager, la Terre-Mère rejeta ses cheveux

parfumés en arrière et invoqua de nouveau l’Air. L’élément la balaya, révélant sa luxuriante beauté.Elle demanda au Feu de la faire briller d’une lueur éclatante. Elle invoqua ensuite l’Eau et, aussitôt,la mer s’immobilisa pour refléter la beauté de la Terre-Mère. Enfin, elle invoqua l’Esprit, et desvolutes d’énergie se déversèrent sur elle, rehaussant sa forme lumineuse et surnaturelle.

Confiante, la Terre-Mère patienta.Ce fut d’abord la lune qui lui répondit et qui scella à jamais la destinée de Nyx.

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Tel un galet troublant la surface d’une mare endormie, la lune frémit et passa du gris à l’argent.Au-dessus du bosquet, une voix surgit du ciel :

La lune prête l’oreille à l’appel de la Terre-Mère. Quel est ton vœu ? La puissante luneest impatiente de le réaliser.

À ce moment-là, le soleil se hissa au-dessus de l’horizon aquatique, teintant de jaune et de rosel’étendue d’herbe devant le bosquet. Par-dessus les vagues immobiles, une voix grave et forterésonna :

Le soleil prête l’oreille à l’appel de la Terre-Mère. Que demandes-tu ? Le puissantsoleil comblera tes désirs.

La Terre-Mère rayonna comme une clairière au printemps.— Puissante lune, puissant soleil, gardiens jumeaux de mes cieux, je réclame à tous deux une

faveur.Et que recevrai-je en retour ? demandèrent en même temps les deux voix.La Terre-Mère, sans se départir de son sourire, leva le visage vers la lune.— À toi, puissante lune, j’offre la maîtrise des océans. À partir d’aujourd’hui, les vagues

obéiront à ta volonté.J’accepte ton présent, vrombit la lune avec plaisir.La Terre-Mère posa son regard sur le soleil levant.— À toi, puissant soleil, j’offre la suprématie sur mes régions septentrionales. Durant tout l’été,

tu y régneras en maître et ne te coucheras jamais.J’accepte ton présent, répliqua le soleil.— Vous êtes désormais liés par votre serment. Alors, qu’il en soit ainsi ! proclama la Terre-

Mère. Sachez tout d’abord que ce n’est pas pour moi, mais pour Nyx qui a honoré sa promesse enrestant à mes côtés, que je vous quémande une faveur.

Il y eut un frisson dans l’air pour exprimer la surprise de la lune.Les dieux et les déesses sont tous partis ?— Oui, tous, sauf Nyx, répondit la Terre-Mère.En réponse à la surprise du soleil, l’air autour du bosquet se réchauffa.Mais hier encore les dieux et les déesses caracolaient sur la terre et dans les airs !— Il est vrai, acquiesça la Terre-Mère.Elle se tourna et fit signe à la pâle et silencieuse déesse de venir près d’elle. Elle prit sa main

dans la sienne et poursuivit :— Mais pour Nyx, connue de mes enfants sous de nombreux noms, les jours et les nuits ont été

bien longs et solitaires.Même si je n’y étais pas forcée par serment, j’aiderais volontiers cette jolie déesse, fit

la lune.Le sourire de Nyx s’épanouit d’une joie timide.— Merci, puissante lune. J’admire depuis longtemps ta forme changeante et ton éclat d’argent

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pur.Je suis, moi aussi, ravi de pouvoir aider un être si bon et si loyal, enchérit le soleil.Nyx s’inclina vers l’est.— Et merci à toi aussi, puissant soleil. Ta chaleur estivale m’a apporté tant de jours heureux.— Merveilleux ! Alors, exauçons ce rêve ! s’exclama la Terre-Mère.— Comment cela ? demanda Nyx. Désolée, mais je ne comprends pas…— Chère déesse, si la lune et le soleil pouvaient te donner un compagnon, à quoi voudrais-tu

qu’il ressemble ?Sans hésiter, Nyx répondit :— J’aimerais que ce soit un combattant et un amant. Un camarade et un ami.— Alors, qu’il en soit ainsi !La Terre-Mère pressa la main de Nyx avant de la relâcher et porta son attention sur les deux

astres.Elle leva de nouveau les bras, mais cette fois-ci, remua les mains avec grâce et douceur, comme

pour démêler des fils invisibles devant elle.— Une fois de plus, je vais recourir à l’offrande de l’Énergie Divine. Don de création, je

t’invoque ! Épouse la puissance de la lune et celle du soleil pour offrir à ma loyale déessel’immortalité en guise de compagnon !

La Terre-Mère récita son sortilège d’une voix cadencée :

Je suis ElleTant aimée parL’ÉnergieLa Création est mon don Je suis ElleTant chérie parL’ÉnergieQue le Ciel entende ma prière Je suis ElleTant appréciée parL’ÉnergieLune ! Soleil ! Ciel ! Unissez-vous pour de vrai, pour de bon, tout de suite ! Créez un combattant et un amant, un camarade et un ami.Abolissez la solitude de Nyx, et que cesse cette infamie !

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Au-dessus du bosquet, des courants de Magie Millénaire – contrainte d’obéir aux ordres de laTerre – animèrent le ciel. La Magie se démultiplia, se divisa, projeta la lumière de la création etbrilla si fort que la Terre-Mère et Nyx elles-mêmes durent se protéger les yeux. Puis les courantss’élevèrent jusqu’au soleil levant. La lune et le soleil rayonnèrent, et ce rapprochement les fit tantvibrer que la Terre-Mère crut voir le ciel embrasser les deux astres.

Il y eut une explosion de lumière partout autour de la Terre-Mère et de Nyx. Puis, plus rien.À distance, le soleil poursuivit en silence son lever. Enfin, ce fut au tour de la lune de s’évanouir

dans les cieux.La Terre-Mère se rembrunit. Le soleil et la lune n’avaient pas respecté leur serment ; elle allait

devoir les réprimander. Mais soudain, elle entendit Nyx réprimer un hoquet de surprise.À tort, la Terre-Mère avait gardé les yeux fixés sur le ciel, persuadée de voir une créature flotter

dans les airs. Or les créatures étaient déjà sur terre, prosternées devant Nyx.Sous le choc, la Terre-Mère regarda les deux déités – fruits de l’union du ciel avec la lune et le

soleil – lever chacune leur visage plein d’adoration vers la déesse.— Regarde, ils ont des ailes ! s’exclama Nyx.— Et ils sont deux ! remarqua la Terre-Mère, les sourcils froncés. Ce qui n’était pas prévu.— Eh bien moi, je les trouve parfaits, rétorqua la déesse.

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CHAPITRE TROIS

Elle pourrait êtreune ennemie redoutable…

Kalona ouvrit les yeux. Il vit d’abord Nyx, dont il ignorait encore le nom, mais dont la beauté letransperça et se logea si profondément en lui qu’il fut incapable de formuler la moindre parole.

C’est de lui (même s’il avait tout juste conscience de la deuxième créature à genoux à côté de lui)qu’elle s’approcha tout d’abord. Elle lui tendit la main et prononça les premières paroles qu’ilentendit de toute sa vie :

— Je suis la déesse Nyx et je te souhaite la bienvenue.Elle avait une voix suave, aux intonations musicales et apaisantes. Kalona prit dans sa grande

paume la petite main tendue avec précaution et ne put s’empêcher d’admirer le magnifique contrastede couleurs entre leurs deux peaux. La sienne était brune et rude, tandis que celle de la déesse étaitdouce, pâle et sans aucun défaut.

Mais il ne parvenait toujours pas à s’exprimer. Son sang bouillonna et une décharge électrique letraversa quand la déesse lui sourit.

— Et toi, comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle.— Kalona, bredouilla-t-il.— Kalona ? Comme c’est charmant ! Tes ailes ont la couleur argentée de la pleine lune. J’en

déduis que tu es son fils ?— Oui, répondit-il en se demandant comment elle pouvait bien le savoir. J’ai été créé pour toi.Le sourire de la déesse s’élargit, et Kalona sentit son pouls s’accélérer.— Déesse Nyx, je suis Érebus, fils du soleil doré, intervint l’autre déité en bondissant sur ses

pieds. C’est la raison pour laquelle mes ailes n’ont pas la couleur du clair de lune. J’ai, moi aussi,été créé pour toi. Pardonne-moi, frérot, mais je n’ai pas envie que tu t’accapares la déesse.

Érebus contourna Kalona pour saisir la main de Nyx et fit la révérence dans une gerbe de plumesdorées.

Nyx tourna son visage lumineux vers lui, et son rire parut se refléter dans le bosquet qui lesentourait.

— Érebus, fils du soleil ! À toi aussi je souhaite la bienvenue !

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— Belle déesse, prends garde à répartir équitablement ton amour. Si tu le dilapides auprès deKalona, tu devras en faire de même avec moi, mais à ce rythme-là, l’un de nous deux finira par enpâtir, non ?

Les yeux dorés d’Érebus avaient le même éclat malicieux que son sourire.Kalona fronça les sourcils et serra les dents pour retenir un grondement bestial. Comment Érebus

osait-il parler à la déesse sur ce ton ? Si seulement Kalona pouvait lui gommer son sourire narquois !— Jeune Érebus ! lança une autre créature que Kalona n’avait pas encore remarquée. C’est avec

un sermon que tu débutes ta relation avec la déesse ? Si tu continues, tu vas t’attirer les foudres de tonfrère.

La créature s’interposa entre Nyx et les deux déités dans une attitude protectrice. Kalona, lesyeux plissés, considéra cette misérable. Il allait lui dire qu’elle faisait fausse route. Que jamais Nyxn’aurait besoin d’être protégée contre lui, car jamais il ne voudrait – ni ne pourrait – lui faire dumal ! Mais les yeux de la femme se plantèrent dans les siens avant qu’il ne puisse parler, et il lut dansle tréfonds de son regard un avertissement qui le réduisit aussitôt au silence.

— Kalona, Érebus, je vous présente mon amie, la Terre-Mère, déclara Nyx. Vous pouvez laremercier : c’est à elle que vous devez votre création !

Érebus esquissa un sourire enjôleur et s’inclina devant la Terre-Mère.— Je vous remercie, Grande Mère, fit-il d’une voix douce et caverneuse, et vous prie d’oublier

ma première – et lamentable – tentative d’humour. Je n’avais pas du tout l’intention de sermonner ladéesse, mais cela m’amuse de voir mon frère réagir au quart de tour !

— Quel esprit brillant ! s’émerveilla la Terre-Mère, tout sourire devant le discours d’Érebus.Elle l’enlaça pour lui témoigner son admiration.Kalona se leva et s’inclina respectueusement.— Je te salue, Terre-Mère, et te remercie pour le rôle que tu as joué dans ma conception.— Je t’en prie, Kalona.Elle l’enlaça à son tour, mais Kalona trouva leur étreinte moins chaleureuse. La Terre-Mère

recula d’un pas et s’adressa aux trois immortels :— Donc, vous reconnaissez que j’ai joué un rôle dans votre création ?— En effet, répondit Nyx avec entrain. Et je t’en serai éternellement reconnaissante.— L’éternité est très, très longue, tu sais, dit la Terre-Mère en étudiant tour à tour Kalona et

Érebus. J’imagine que tu voudras ramener ces deux créatures avec toi dans l’Au-delà ?Kalona et Nyx échangèrent un regard. La déesse s’empourpra.— Oui, j’aimerais bien, répondit-elle d’une voix radoucie sans quitter Kalona des yeux.— Aujourd’hui ?— Si possible ! s’exclama Nyx, le regard toujours braqué sur Kalona.— L’Au-delà…, répéta Kalona, recouvrant enfin sa voix. Le nom lui-même paraît magique.Nyx le gratifia d’un sourire complice.— C’est un endroit sublime, comme cette planète, à la différence près qu’il y règne une Magie

Millénaire et des puissances indomptables. Y vivre est épuisant, parfois, conclut-elle d’un air

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soudain las.— Je t’aiderai à dompter ces puissances qui t’épuisent, s’engagea Kalona en s’élançant vers elle.— Ce n’est pas à toi de dompter la Magie Millénaire venue du royaume de Nyx ! lâcha la Terre-

Mère en s’avançant à son tour.Kalona sentit irradier les pouvoirs, mais aussi la fureur, de la Terre-Mère. Leurs regards se

croisèrent, celui de la Terre-Mère plus ferme encore que le sien. Une prophétie résonna dans l’espritde Kalona :

« Elle pourrait être une ennemie redoutable… »L’immortel battit alors en retraite, la tête inclinée pour signifier à la Terre-Mère qu’il avait saisi

son message.Érebus ne sembla pas remarquer la fureur de la Terre-Mère. Il s’exprima avec douceur, un léger

sourire aux lèvres :— Pourquoi voudrions-nous manipuler la magie de Nyx alors que la magie coule à flots dans les

Cieux Divins qui nous ont créés ? Pour jouir de cette puissance, il nous suffit de l’invoquer en vertude notre nature divine. Grande Mère, matriarche, je t’assure que mon frère et moi n’avons d’autredésir que celui de servir Nyx.

— Souviens-toi, Terre-Mère, que les immortels ailés ont été créés pour moi, et non pour sedresser contre moi, précisa Nyx pour appuyer le discours de l’immortel aux ailes d’or.

— Je le sais bien, puisque c’est moi qui les ai créés !La Terre-Mère pouvait parfois se montrer implacable. Elle se lança à nouveau à l’assaut de

Kalona et d’Érebus :— Je vous ai créés pour servir Nyx, aussi est-ce mon devoir de m’assurer que vous pourrez

assumer votre destinée jumelle de combattant et d’amant, de camarade et d’ami. Nyx, tu conviendrasqu’il s’agit bien de mon devoir ?

— J’éprouve trop de reconnaissance pour jamais en débattre avec toi. En revanche, je reconnaisvolontiers que tu es Mère et Créatrice de tout ceci, répondit Nyx en esquissant de son bras gracieuxun geste qui englobait le paysage et les deux immortels ailés. Explique-moi juste comment tu comptest’y prendre pour remplir ton devoir maternel.

Le ventre de Kalona se noua. La Terre-Mère ne cessait de les examiner, son frère et lui, à larecherche de quelque défaut. Elle adressa à la déesse un sourire débordant de tendresse.

— Nyx, je te prends au mot. Voici ce que je te propose. Sous ma supervision, tes deux immortelsailés devront subir chacun trois épreuves afin de manifester leur puissance, leur sagesse et leurloyauté.

— Ça a l’air prodigieux, vous ne trouvez pas ? s’exclama Nyx.— Et comment ! acquiesça Érebus.— J’ai hâte de te prouver que je suis digne de toi, fit Kalona.— Vraiment prodigieux ! répéta Nyx, les yeux rivés sur Kalona.— Alors au travail ! dit la Terre-Mère.Cette phrase refroidit aussitôt le feu qu’avait allumé le regard de Nyx dans le sang de Kalona.

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— Tout de suite ? demanda Nyx, visiblement moins enthousiaste que la Terre-Mère.— Mon enfant, fit la Terre-Mère en enlaçant la déesse, je te conseille de profiter de ces premiers

et merveilleux instants. La découverte est plus savoureuse quand elle a été durement gagnée.Nyx s’égaya.— Tu as toujours eu raison jusqu’à présent, et je vais te faire confiance ! répondit-elle avant de

se tourner vers Kalona et Érebus. Respectez les consignes de ma meilleure amie comme s’ils’agissait des miennes ! Que doivent-ils faire ? fit-elle à l’intention de la Terre-Mère.

— Au cours de ces trois épreuves, Kalona et Érebus devront choisir un élément parmi l’Air, leFeu, l’Eau, la Terre et l’Esprit dont je leur offrirai la maîtrise, expliqua la Terre-Mère. Je leuraccorderai également un soupçon de don de création qu’ils devront associer à l’Énergie Divine, cettemême énergie qu’ils maîtrisent depuis leur naissance, si l’on en croit Érebus. Ils devront ensuitecréer quelque chose ici (elle balaya les environs de la main) qui pourra te combler là-haut (ellepointa du doigt le beau ciel matinal).

— Quelle idée fabuleuse ! s’exclama Nyx en applaudissant.Kalona fronça les sourcils.— Nous devrons créer à l’aide des éléments une œuvre dont elle pourra jouir dans l’Au-delà ?

Je ne voudrais pas me montrer impertinent, Terre-Mère, mais comment passer avec succès cesépreuves sans connaître la Terre ni l’Au-delà ?

La Terre-Mère agita les mains d’un air dédaigneux.— Vous portez déjà l’immortalité de l’Énergie Divine – cette énergie qui nous a tous créés. Vous

n’aurez qu’à la puiser en vous, en vous aidant de vos connaissances sur l’Au-delà. Le reste viendratout seul, à condition de prendre le temps de nous connaître, moi et mes éléments.

— De plus, nous connaissons bien la déesse, puisque nous sommes nés pour la servir, ajoutaÉrebus en adressant un sourire affectueux à Nyx.

Kalona poussa un nouveau grognement. La Terre-Mère le foudroya du regard.— Quel élément vas-tu choisir en premier ? demanda Nyx, apparemment imperméable à la

tension qui régnait entre Kalona et la Terre-Mère.Kalona allait répondre, persuadé qu’on s’adressait à lui, lorsque son frère prit la parole.— L’Air, quelle question ! Nous avons été créés dans l’Air, il est tout naturel que cet élément

continue de te combler.— Excellent choix, Érebus, jugea la Terre-Mère. Vous maîtriserez tous les deux l’Air jusqu’à la

fin de votre épreuve. Qu’il en soit ainsi !Comme pour ponctuer ces mots, un courant d’air balaya les quatre divinités. La Terre-Mère prit

la main de Nyx.— Laissons tes immortels à leur première épreuve et allons discuter de tes fées autour d’un verre

de nectar.— Mais que sommes-nous censés créer, exactement ? demanda Kalona en déplorant la pointe de

désespoir qui perça dans sa voix.La Terre-Mère lui lança un regard par-dessus son épaule.— Si vous êtes suffisamment malins pour prétendre à une place auprès de cette magnifique

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déesse, vous le serez bien assez pour le découvrir tout seuls. À moins que tu n’échoues, Kalona.— Je n’échouerai pas ! gronda l’immortel, les dents serrées.— Dans le cas contraire, reprit la Terre-Mère, alors tu n’auras pas accès à l’Au-delà… Du

moins, tant que tu n’auras pas remporté ces trois épreuves. Vous êtes partants ?— Oui ! s’écria Érebus.— Oui…, marmonna Kalona, à contrecœur.— Je suis certaine que tout se passera pour le mieux, conclut la Terre-Mère.Ses paroles apaisèrent Kalona, jusqu’au moment où Nyx détourna le regard pour observer son

frère.— Aucun de vous deux n’échouera, assura la déesse. J’ai hâte d’admirer vos créations !— Oh, et une dernière petite chose, dit la Terre-Mère. Mon monde est peuplé d’humains. Ce sont

des mortels que j’ai façonnés à l’image des immortels. Soyez gentils avec eux ; ils me tiennentbeaucoup à cœur. Ils vous prendront sans doute pour des dieux, alors si vous deviez leur parler, nelaissez planer aucun doute sur votre véritable nature. Vous êtes des combattants et des amants, desamis et des camarades, mais pas des dieux. Me suis-je bien fait comprendre ?

Les immortels ailés murmurèrent en chœur leur approbation.— Parfait ! Quand vous aurez accumulé les connaissances requises et que vous serez prêts à me

présenter vos œuvres, invoquez-moi au moyen de l’Air. Nyx sera là, elle aussi : en tant que déesse,elle a le droit de juger vos créations. Je vous souhaite bonne chance à tous les deux !

— J’ai hâte de vous inviter dans l’Au-delà une fois que vous aurez achevé vos épreuves ! s’écriaNyx en souriant d’abord à Kalona, puis à Érebus.

Telles deux petites filles, les divinités partirent la tête penchée, l’une aussi lumineuse que lapleine lune, l’autre aussi sombre et mystérieuse que le sol sous leurs pieds. Entre éclats de rire etchuchotements, les deux femmes disparurent dans le bosquet verdoyant.

Kalona, les yeux rivés à l’endroit où sa déesse s’était volatilisée, brûlait de courir après ellepour l’arracher aux bras de la Terre-Mère et à tout ce qui était susceptible de se dresser entre elle etlui.

— Elle est exquise, tu ne trouves pas ? lança Érebus.Kalona dévisagea son frère. Il n’avait aucune envie de s’entretenir de la déesse avec lui.— Pourquoi as-tu choisi un élément aussi immatériel que l’Air ? demanda-t-il en guise de

réponse.Érebus haussa ses épaules hâlées. Kalona vit un éclat de feu doré, similaire à celui de ses ailes,

briller dans ses cheveux.— Je te répondrai ce que j’ai déjà dit à notre Grande Mère, à savoir que c’est dans l’Air que

nous sommes nés. Je trouvais donc logique qu’il soit notre premier élément.— Cette femme n’est pas ma mère ! rétorqua Kalona, se surprenant lui-même.Érebus haussa ses sourcils dorés.— Notre déesse ne partagerait pas ton opinion.« Notre déesse »… Kalona haïssait le son que produisaient ces mots !

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— Réfléchis bien à ce que tu vas faire, lâcha Kalona d’un ton sec. Car je peux t’assurer que macréation sera digne de notre déesse.

— Ces épreuves ne sont pas une compétition, tu sais, fit remarquer Érebus.— Notre déesse ne partagerait pas ton opinion, frérot.Sur ces mots, Kalona s’avança vers la côte. Il se planta tout au bord de l’eau puis, d’un puissant

battement d’ailes, s’aida des courants d’énergie invisibles pour prendre son envol.Avant de disparaître à l’horizon, croyant sentir le regard de Nyx, Kalona jeta un coup d’œil

derrière lui. À l’orée du bosquet, la déesse l’observait avec un sourire chaleureux qui lui caressa lapeau. Kalona posa la main sur ses lèvres et, tel son reflet, Nyx en fit de même.

« C’est moi qu’elle préfère ! »Les mots qui résonnaient dans l’esprit de Kalona épousèrent la cadence de ses ailes tandis qu’il

se hissait dans le ciel, résolu à prouver qu’il était digne des faveurs de la déesse.

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CHAPITRE QUATRE

En cet instant,Kalona était pleinement comblé…

La Terre ne passionna guère Kalona. L’immortel traversa un vaste plan d’eau qui le mena à un grandcontinent fertile au climat capricieux. Majoritairement vide, ce monde comptait parfois des humainsque Kalona jugeait trop peu civilisés à son goût et qu’il préférait fuir comme la peste. Les humainsavaient beau avoir été créés à l’image de Nyx, ils n’en demeuraient pas moins creux et inintéressantscomparés à la glorieuse déesse. Kalona sillonna le continent sans cesser de penser à Nyx.

Il atterrit finalement au cœur du continent, séduit par une étendue d’herbes folles qui se déployaitjusqu’à l’horizon occidental. Il s’établit dans une vaste prairie, aux abords d’un ruisseau mélodieuxqui s’écoulait sur des galets polis. Kalona s’abreuva de son eau fraîche avant de s’asseoir contre unarbre à l’écorce rude.

Qu’allait-il bien pouvoir créer avec l’Air invisible et l’Énergie Divine pour combler Nyx ? Illocalisa sans problème la puissance divine qui bourdonnait dans son sang et s’en servit pourextérioriser sa conscience et la hisser loin au-dessus de la prairie et de la terre mortelle. Là, il trouvades courants magiques, des sillons divins de pure puissance millénaire identique à celle qui coulaitdans ses veines. Puis il saisit un fragment de puissance céleste et s’amusa à l’attirer vers lui.Concentré, il invoqua l’élément d’une voix hésitante :

— Air ?Aussitôt, l’élément lui répondit en tourbillonnant autour de lui.— Montre-moi ce dont tu es capable !Kalona se sentait idiot, à parler tout haut à un élément invisible. Pourtant, il pointa du doigt un

arbre gigantesque qui se dressait loin de la forêt, fier mais isolé, farouchement planté dans les hautesherbes de la prairie.

— Avec l’aide de l’Énergie Divine, je demande à l’Air de créer une œuvre visible de l’Au-delà !

L’Air le fouetta, captura des bribes de sa puissance divine et, dans un terrible vrombissement,souffla sur l’arbre. Celui-ci explosa, envoyant dans le ciel un nuage de sciure et d’échardes à pertede vue. Chassés de leur perchoir, de gros oiseaux noirs se mirent à décrire des cercles au-dessus deKalona en poussant des croassements réprobateurs.

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L’immortel laissa échapper un soupir. Pulvériser un arbre, que ce fût spectaculaire ou non, n’étaitpas du tout ce que…

Soudain, ses pensées furent interrompues par un flot puissant qui déferla en lui en réponse auchoc de l’explosion.

Kalona secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Son corps le picota, mais au bout de quelquessecondes, cette sensation laissa place à un sentiment de vide et de confusion. L’immortel fronça lessourcils. Il ne devait pas oublier que ce monde – ainsi que les pouvoirs qu’il était censé manipuler –lui était encore inconnu. Peut-être devait-il absorber les restes d’énergie inutilisée ? Kalona passa lamain dans sa longue et épaisse chevelure.

— Comment le savoir ? demanda-t-il pour extérioriser sa frustration. Si seulement la Terre-Mèrenous avait laissé le temps de nous familiariser avec tout cela avant de nous imposer ces épreuves !Des épreuves censées prouver mon mérite, qui plus est !

Au moins, il avait réussi à allier Air et Énergie Divine, et son œuvre était sans doute visible del’Au-delà, voire du soleil et de la lune. Mais Nyx n’aimerait sûrement pas les échardes, ni la sciure,ni les oiseaux contrariés ; Kalona lui-même n’apprécia pas la pluie de débris qui s’abattit sur lui.Mécontent, l’immortel s’épousseta les ailes.

— Imbécile d’Air ! pesta-t-il.Enveloppé d’un nuage de sciure, il toussa sans cesser d’essuyer ses ailes.— Oh, être ailé ! Puissant Dieu ! Dis-nous ton nom que nous puissions te vénérer et ne plus

susciter ta colère ! S’il te plaît, ne nous détruis pas comme tu as détruit le Grand Arbre de l’Esprit !Kalona releva la tête. Les yeux plissés dans l’air chargé de sciure, il distingua sur l’autre berge

du ruisseau un groupe d’indigènes vêtus de cuir, de plumes et de coquillages, tous prosternés. Il retintun soupir et une autre quinte de toux, et ajouta cette nouvelle erreur à sa longue liste de maladresses.Concentré sur la prairie et sur ses pouvoirs, il n’avait pas remarqué qu’il s’était dangereusementapproché d’une colonie humaine.

Kalona contracta ses épaules. Couvert de sciure ou non, il devait parler aux enfants curieux etmystifiés de la Terre-Mère.

— Je m’appelle Kalona, dit-il.Les humains se recroquevillèrent, terrifiés, et il comprit alors qu’il devait moduler la puissance

de sa voix. Après s’être s’éclairci la gorge, il reprit :— Je m’appelle Kalona et je viens en paix.— Kalona aux Ailes d’Argent, comment faire pour te vénérer ? demanda l’humain qui s’était

exprimé le premier.Ridé et voûté, il arborait plus de plumes et de coquillages que ses semblables, et des peintures

ocre en forme de spirales ornaient son visage et son torse.— Je ne suis pas là pour me faire vénérer, dit Kalona.— Mais tu as tué le Grand Arbre de l’Esprit ! Tu es plus puissant que lui. Tu satures l’air de la

preuve de ton pouvoir et les corbeaux se rallient à toi. S’il te plaît, ne suis pas l’exemple du coyotefripon. Nous t’apporterons des chigustei et de la viande bouillie pour te nourrir. Nous demanderons ànos plus belles vierges de venir réchauffer ta couche et d’exécuter rien que pour toi la danse du soleillevant. Mais surtout, ne nous fais aucun mal !

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— Vous ne comprenez pas. Je ne suis pas…Kalona laissa sa phrase en suspens. Le nuage de sciure venait de se dissiper pour laisser

apparaître une femme magnifique habillée d’une robe en cuir blanc décorée de pierres bleues, deperles rouges et d’os sculptés. Ses longs cheveux noirs arrivaient en dessous de sa taille svelte. Sespieds délicats étaient nus, mais les bracelets de coquillages qui ornaient ses chevilles tintaient àchacun de ses mouvements. Sur sa peau brune s’étalaient d’antiques symboles peints d’un bleu sifoncé qu’ils semblaient onduler. À première vue, elle ne ressemblait en rien à la déesse qu’il avaitrencontrée, pourtant Kalona comprit aussitôt que cette radieuse créature n’était autre que Nyx.

— Estsanatlehi ! s’écrièrent les humains en se jetant face contre terre. Femme changeante, sauve-nous des griffes de Kalona aux Ailes d’Argent !

Kalona eut une nouvelle quinte de toux.— J’ignorais qu’il s’agissait de leur arbre ! s’empressa-t-il de préciser.Nyx s’avança vers lui et lui prit la main, mais toute son attention et ses beaux yeux noirs étaient

tournés vers la foule.— Cher peuple, n’ayez crainte. Kalona aux Ailes d’Argent n’est ni un dieu ni un destructeur.

C’est mon…Nyx se tut et posa son regard sur l’immortel. Kalona crut lire de l’amusement dans ses yeux,

malgré son visage impassible.— C’est mon combattant, celui qui traque les monstres et tue mes ennemis, conclut-elle.— Est-ce parce que le Grand Arbre de l’Esprit t’a offensée, Estsanatlehi, que tu as envoyé

Kalona le détruire ? demanda le vieil homme.— Non, chaman. Mon combattant voulait simplement faire place nette pour accueillir le nouveau

Grand Arbre fruitier de l’Esprit. Admirez tous mon cadeau !Nyx lâcha la main de Kalona et se campa face au gouffre béant où s’était un jour dressé l’arbre.

Elle virevolta sur ses pieds nus au rythme des battements d’un cœur, accompagnée de la mélodie queproduisaient les coquillages à ses chevilles.

— Écoute-moi, ô Terre-Mère ! Je suis Estsanatlehi, la femme changeante, la voix du peuple. Jedemande au Grand Arbre de l’Esprit de renaître et de produire des fruits qui nourriront le peuple.Écoute-moi, ô Terre-Mère. Je suis Estsanatlehi, la femme changeante, la voix du peuple…

Nyx répéta son incantation en tournant trois fois autour du gouffre. À la fin, elle arracha une perlerouge de sa robe et la lança dans le trou avec un cri de triomphe.

Kalona et les humains réprimèrent un hoquet de surprise lorsqu’un arbre jaillit de la cavité. Levégétal se hissa de plus en plus haut, ses branches s’étirèrent, bourgeonnèrent, fleurirent, et desfeuilles apparurent, d’un vert éclatant sur l’endroit et d’un gris argenté sur l’envers. Puis en un clind’œil, l’arbre tout entier croula sous les fruits bien juteux.

— Récoltez, partagez ces fruits et souvenez-vous que votre déesse ne cherche ni à détruire ni à sevenger, dit Nyx en rejoignant Kalona. Et, comme d’habitude, soyez bénis.

Elle passa ensuite ses bras autour du cou de Kalona avant de lui glisser à l’oreille :— Allons-nous-en d’ici.Le souffle court, Kalona cala la déesse contre lui et, de ses ailes vigoureuses, la souleva dans les

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airs.

— Par ici, indiqua Nyx avec son index.En contrebas, le paysage avait changé : il était à présent recouvert de bouquets d’arbres. La

déesse désigna un endroit par-delà la végétation, vers une vaste et sombre rivière bordée debroussailles et constellée de bancs de sable.

— Dépose-moi là-bas.Kalona décrivit plusieurs cercles dans les airs avant de trouver une zone dégagée où il put

atterrir en douceur.— Tu peux me lâcher, maintenant, dit Nyx.La déesse avait gardé la même position qu’au cours de leur vol, la tête nichée au creux de

l’épaule de Kalona. Ce dernier ne pouvait pas voir son visage, mais il devina qu’elle souriait, ce quil’encouragea à faire preuve d’audace :

— J’aime te porter, confia-t-il.— C’est vrai que tu es très fort ! répondit Nyx avec un petit éclat de rire.— Ça te plaît ?— Oui, surtout quand tu m’aides à fuir une situation gênante.Kalona la relâcha et, sans se détacher d’elle, lui prit les deux mains.— Pardonne-moi. Je ne voulais pas effrayer les mortels. Je voulais juste…Sa voix se brisa. Honteux, il sentit son visage le brûler.Nyx sourit et posa sa douce main sur sa joue.— Que voulais-tu ?— Te faire plaisir…, admit-il.— En pulvérisant un arbre ?Il secoua la tête. De la sciure voleta en tous sens. Nyx éternua trois fois d’affilée et frotta ses

yeux larmoyants.— Encore pardon !Impuissant, Kalona leva les mains pour l’aider, et comme pour enfoncer le clou, la sciure qui lui

collait encore aux bras retomba sur le visage de la déesse. Elle éternua de nouveau et, incapable deparler, lui fit signe de reculer. Une vague d’agacement s’abattit sur Kalona et déclencha des volutesd’Énergie Divine. Pris d’une idée soudaine, il s’écria :

— Air, crée une atmosphère apaisante pour Nyx !Il retint son souffle tandis que l’Air fouettait la déesse, emportant les fragments lumineux de

l’énergie de Kalona et ôtant doucement la sciure du visage de la déesse. Nyx cligna des paupièrespour chasser ses dernières larmes et lui adressa un sourire.

— Ça, ça me fait plaisir ! Merci, Kalona.— Alors, tu me pardonnes pour l’arbre ? Et tu me pardonnes d’avoir fait peur aux humains ?

Ainsi que pour la sciure ?

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— Bien sûr que oui, puisque tu n’avais pas de mauvaises intentions. En revanche, je ne voistoujours pas ce que tu as essayé de créer tout à l’heure.

— Je voulais quelque chose qui serait visible de l’Au-delà, expliqua Kalona. Mais j’ai étémaladroit lors de mon invocation, et à vrai dire, je ne sais pas moi-même ce que j’avais l’intentionde faire. Ce qui est sûr, c’est que j’ai échoué.

— Oh, je ne dirais pas qu’il s’agit d’un échec total, répliqua Nyx. Tu as réussi à attirer monattention, même si ce fut à travers la frayeur de mon peuple.

— Je te jure que je n’avais aucune mauvaise intention !— Je le sais, mais je dois te révéler ce que la Terre-Mère ne vous a pas dit, à Érebus et à toi.

Ses humains ont des croyances très puériles. Ils sont impressionnables, et ils s’inventent des histoirescompliquées pour trouver des explications aux phénomènes qu’ils ne comprennent pas. Je doisreconnaître que j’ai un faible pour les mortels que tu as rencontrés aujourd’hui. Ils portent un amouret un respect profonds à la terre, et leur loyauté me touche beaucoup. Je leur apparais plus souventque je ne le devrais, mais j’apprécie tant les histoires qu’ils racontent sur moi !

— C’est pour cette raison que tu as ce corps, aujourd’hui ? Ils ne te reconnaîtraient pas s’ils tevoyaient telle que tu étais tout à l’heure ?

— Oui, mais j’ai aussi remarqué que les humains étaient plus à l’aise lorsque je leur ressemblais.Et c’est amusant de changer de visage ! Je les trouve beaux, tous autant qu’ils sont. Aussi beaux quela Terre et les mortels qui la peuplent…

Elle fit un geste qui englobait la rivière.— J’adore l’eau, ici. Que ce soient les rivières, les grands lacs ou encore les océans saphir et

turquoise qui séparent les continents. Je suis subjuguée par leur beauté. Il y a un lac au nord – bleu,profond et glacial – qui me fascine.

— Il n’y a pas d’eau dans l’Au-delà ?— Bien sûr que si ! Mais rien de comparable à ce qui existe ici. Là-haut, les eaux manquent de

profondeur et de mystère, elles ne sont pas aussi vastes. Et puis ici, on ne croise aucune sirène,aucune naïade ! Avec les fées, je ne peux pas me laisser flotter sur un lac froid et clair, l’esprit vide,loin de toutes mes responsabilités…

Elle se tourna vers Kalona, l’air songeur.— Puis-je te confier un secret ?— Bien entendu, tout ce que tu veux ! répondit-il. Je le garderai éternellement.— Merci, je n’en doute pas, dit-elle en se penchant pour déposer un baiser chaste sur la joue de

l’immortel. Le voici : parfois, je viens sur terre avec une nouvelle apparence et je me fais passerpour une humaine. Je vais m’asseoir au bord d’un lac, d’une rivière ou d’un océan, et je rêvasse, lesyeux perdus dans l’eau.

— À quoi rêves-tu, déesse ? demanda Kalona, le baiser de Nyx lui picotant encore la joue.— Je rêve d’amour, de bonheur et de paix. Je rêve qu’il n’existe aucune Obscurité, ni dans ce

monde ni dans le mien. Je rêve que les mortels cessent de s’affronter et s’unissent. Et je rêve de neplus jamais être seule.

— Mais tu es une déesse immortelle, divine et puissante. Tu pourrais refouler l’Obscurité etobliger les mortels à faire la paix.

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Nyx esquissa un pâle sourire.— Oui, je pourrais leur forcer la main, si je décidais de leur ôter leur libre arbitre. Mais je ne

veux pas en arriver là. Eux non plus, d’ailleurs, crois-moi ! Et j’ai l’impression que l’absence deconflits n’empêcherait pas l’Obscurité d’exister ni chez eux ni chez moi.

— Quelle est cette fameuse Obscurité ? demanda Kalona.— C’est inexplicable, ou presque. Pour l’instant, je n’ai ressenti que sa malveillance, et j’ai

assisté aux actes dont sont capables ceux qu’elle influence. Savais-tu que les humains peuvent semontrer très cruels quand on les y incite ?

Kalona l’ignorait, parce qu’il n’avait pas accordé un grand intérêt aux mortels. À la place, ilavait fait des pieds et des mains pour obtenir le droit de rester avec Nyx. À présent, il comprenaitqu’il allait devoir demeurer auprès d’elle, pas seulement pour le plaisir, mais aussi par nécessité.

— Nyx, es-tu en danger ?La déesse planta ses yeux dans ceux de Kalona.— Je n’en sais rien…— Et dire que ces épreuves idiotes m’empêchent de rester à tes côtés alors que je devrais te

protéger !Nyx étudia Kalona avec attention, insensible à ses éclats de voix. L’immortel se sentit soudain

ridicule et tourna les yeux vers la rivière qui s’écoulait lentement.— Je constate que tu réagis promptement au sujet des conflits humains et des dangers de

l’Obscurité et que tu te précipites pour prendre ma défense.— Naturellement !Pourquoi Nyx avait-elle l’air si triste, tout à coup ?— En revanche, tu n’évoques pas mon infinie solitude…— Je croyais que ça coulait de source… Que tu comprendrais que, étant ton protecteur, je

resterais forcément à tes côtés. Qu’en tant qu’amant et camarade, j’allais veiller sur toi pourl’éternité.

— Kalona, il ne faut jamais préjuger des pensées d’une déesse, ni celles de n’importe quellefemme, d’ailleurs, répondit Nyx.

Elle s’installa sur une grosse branche de bois flotté et, avec un sourire, lui fit signe de l’imiter.Elle s’amusa ensuite à trier les galets à ses pieds.

Kalona s’assit et, ne sachant quoi dire, bredouilla :— La Terre ressemble-t-elle vraiment à l’Au-delà ?— Oui et non. La Terre est à l’Au-delà ce que le peuple de la Prairie est à une déesse.— La Terre n’est donc qu’une pâle copie de l’Au-delà, souffla Kalona, incapable de dissimuler

son soulagement.Nyx lui lança un bref coup d’œil avant de reporter son attention sur les galets.— Même si ce n’est qu’une copie, la Terre regorge de splendeurs d’autant plus uniques qu’elles

sont éphémères. L’humanité vit, meurt, puis renaît. Les saisons se succèdent. Les continents dérivent.Les vies humaines, l’amour, les naissances, la mort, c’est ici qu’existent tous ces phénomènes. Le

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temps de l’humanité a beau être compté, il n’en demeure pas moins fascinant, bouleversant etfabuleux. J’espère qu’un jour tu verras les humains et la Terre comme moi je les vois.

— C’est surtout toi que je vois, dit Kalona.Nyx le fixa.— Je sais, moi aussi j’ai ressenti notre lien à la seconde où j’ai croisé ton regard d’ambre.

Depuis ce moment-là, je flotte comme dans un rêve.Kalona tomba à genoux devant elle.— Alors je t’en prie, dis-moi comment te combler ! Mon seul souhait, c’est de faire ton bonheur

et de rester pour toujours à tes côtés en tant que protecteur et camarade.— Kalona, fils de la puissante lune que j’aime tant, je ne peux t’ordonner quoi créer. Ce serait

injuste envers mon amie la Terre-Mère, car c’est à elle que tu dois la vie, et c’est aussi elle qui t’asoumis à ces épreuves. Je ne peux pas – et je ne veux pas – me substituer à elle. Tout ce que je peuxte dire, c’est que tu dois rester toi-même – fort, sincère et unique – non seulement au cours de cesépreuves, mais aussi durant l’éternité que j’espère passer avec toi.

Elle lui prit la main, se leva et le força à l’imiter.— À présent, j’aimerais te montrer quelque chose. Suis-moi !Souple et agile, Nyx caracola en direction de l’eau. Suivant la musique des coquillages de Nyx,

Kalona lui emboîta le pas jusqu’à la berge de la rivière. L’immortel remarqua que la déessetransportait tous les galets qu’elle avait triés dans les pans de sa jupe en cuir.

— Prends un galet – s’il est lisse, rond et plat, c’est encore mieux – et lance-le !D’un geste habile du poignet, la déesse jeta un galet dans la rivière au cours paresseux.Surpris, Kalona laissa échapper un éclat de rire lorsque la pierre, au lieu de couler, rebondit à la

surface de l’eau avec grâce. La déesse sautilla de bonheur.— Il a ricoché cinq fois ! Quel exploit ! Allez, à ton tour.Hésitant, Kalona jeta son dévolu sur un caillou qui, il l’espérait, était aux bonnes dimensions. Il

fronça les sourcils, concentré, et s’entraîna plusieurs fois à fléchir le poignet sans lâcher le galet,bien résolu à effectuer le lancer le plus parfait possible.

— Kalona, souffla Nyx.Kalona se tourna vers la déesse d’un air interrogateur.Elle s’approcha de lui, se hissa sur la pointe de ses pieds nus et l’embrassa tout doucement sur

les lèvres. Kalona passa ses bras autour d’elle, savourant sa peau à l’irrésistible parfum sucré etmusqué.

— Ce n’est qu’un jeu, pas une épreuve, murmura-t-elle. Alors détends-toi, puissant chasseurd’ennemis. Je sais que tu es capable d’être à la fois un camarade et un combattant.

Elle se détacha de lui, visiblement à contrecœur, mais ses doigts s’attardèrent sur son torse.— À présent, amuse-toi ! dit-elle en le repoussant si fort qu’il dut déployer ses ailes pour ne pas

basculer en arrière.Nyx pouffa, porta ses mains à sa bouche et gloussa de nouveau.Kalona trouva son rire aussi communicatif que son parfum était séduisant. Il se redressa, se

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dirigea vers la rivière et – sans réfléchir – lança son galet. La pierre coula aussitôt dans ungargouillement.

Kalona dévisagea Nyx qui tentait, en vain, de contenir son rire.— Eh bien, déclara-t-il en feignant un air sérieux. On dirait que je ne suis capable de faire qu’une

seule chose à la fois, contrairement à toi.Nyx étouffa un nouveau gloussement et pencha la tête sur le côté.— Qu’es-tu capable de faire, dans ce cas ?— Te faire flotter comme dans un rêve, répliqua-t-il en époussetant la sciure sur son torse.Les yeux noirs de Nyx s’illuminèrent. Elle lui adressa un sourire.— Bien, alors je continuerai à te battre aux ricochets et à d’autres choses encore…La déesse envoya un nouveau galet sur la surface de l’eau et lâcha un cri de victoire lorsqu’il

rebondit six fois avant de sombrer.Kalona se frotta le menton.— Peut-être devrais-je arrêter de te faire flotter ?Nyx lui sourit.— Je préférerais que tu continues.— Alors, qu’il en soit ainsi.Kalona lui caressa tendrement la joue avant de saisir un galet et de le lancer dans la rivière. Cette

fois-ci, il ricocha trois fois avant de couler.Tous deux poussèrent des exclamations de joie. Accompagné de sa déesse, l’immortel enchaîna

les ricochets.Et en cet instant, Kalona était pleinement comblé.

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CHAPITRE CINQ

Tu me manquesdès que tu n’es plus là…

— Je sais : je favorise Kalona, déclara Nyx qui se contemplait dans un miroir tandis que L’otatressait ses cheveux blonds argentés en une structure élaborée. Mais c’est plus fort que moi. Cela dit,j’aime bien Érebus. Il me fait rire, il est talentueux et intelligent. Savais-tu qu’il sait chanter et jouerde la lyre ? C’est d’ailleurs sa voix qui m’a fait quitter l’Au-delà pour me rendre en Grèce, hier. Samusique était si belle que les habitants de Délos le surnomment maintenant « l’incarnation ailéed’Apollon ». Ils ont même déposé des rameaux d’olivier à ses pieds !

Il n’a pas le droit de se faire vénérer, chuchota la skeeaed d’un ton désapprobateur.— Oh, mais il ne les a pas laissés faire ! Avant même de savoir que j’étais dans la foule, il a

éclaté de rire à l’évocation du mot « dieu » et il a délibérément enchaîné les fausses notes afin qu’onle prenne pour un mauvais musicien itinérant. Il leur a aussi fait croire que ses ailes faisaient partiede son costume. D’un geste trop furtif pour être visible à l’œil humain, il a invoqué l’Air et l’amélangé à l’Énergie Divine. Aussitôt, un masque qui lui donnait un air niais est apparu sur sonvisage ! Le public, hilare, a entamé une danse endiablée, oubliant sa véritable nature divine.

Nyx sourit en repensant à l’apparence idiote qu’avait revêtue Érebus pour amuser les mortels.Kalona aurait-il agi de la sorte si elle ne s’était pas interposée entre lui et le peuple de la

Prairie ? Son sourire s’évapora. Il avait bien nié sa nature divine, n’est-ce pas ?Tu penses encore à l’autre, remarqua L’ota.— Oui, comme d’habitude. J’ai eu un déclic la première fois que j’ai vu ses yeux… Un déclic

merveilleux.C’est qu’il doit être digne de toi, dit la skeeaed dans un murmure plus déterminé encore qu’à

l’accoutumée.Nyx la considéra, étonnée.— L’ota, ils ont tous les deux été créés pour moi. Les épreuves ne sont qu’une simple formalité.

La Terre-Mère a juste décidé de jouer les mères poules.La skeeaed évita de croiser le regard de la déesse dans le miroir.— Peu importe, reprit Nyx en haussant les épaules. Je n’attends pas de toi que tu me comprennes,

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petite L’ota. Mais tu n’as pas à t’inquiéter d’Érebus ni de Kalona. Bon, où sont les dryades que j’aiinvoquées ?

Nyx se leva et se dirigea vers les fenêtres qui surplombaient le splendide domaine autour de sonpalais. Elle n’avait pas noté le silence de la skeeaed, qui boudait après les paroles dédaigneuses dela déesse.

— J’ai demandé aux dryades d’aller dans le royaume des mortels cueillir des gardénias dont tudécoreras mes cheveux. As-tu remarqué comme les dryades sont distraites depuis qu’elles ont ledroit d’aller sur Terre ?

Je ne remarque que ce qu’on m’ordonne de remarquer, souffla L’ota pour ne pas se faireentendre de Nyx.

La déesse s’était retournée pour jeter un coup d’œil à la skeeaed, lorsqu’une armée de dryadesdébarqua dans la chambre, les bras chargés de fleurs blanches parfumées. Les fées, sous le coup del’agitation, passaient du vert au bleu puis au violet.

— Où donc… ? commença Nyx avant de se taire et de comprendre la cause de leur émoi. Ah,l’un des garçons est prêt pour son épreuve !

Les fées bondirent et dansèrent autour de la déesse en lui lançant des gardénias dans les cheveux,pour le plus grand mécontentement de L’ota qui dut lui réarranger ses tresses.

— Lequel des deux ? demanda la déesse, à bout de souffle.Elle s’efforçait de rester immobile pour que L’ota puisse achever sa toilette et que les fringantes

dryades puissent l’aider à enfiler la robe rose qu’elle avait choisie, mais les fées redoublèrentd’excitation. Nyx secoua la tête, consternée. Elle-même ne comprenait pas un traître mot de leurbabillage strident, contrairement à L’ota, qui chuchota un nom à l’oreille de la déesse : « Kalona ».

Nyx n’eut aucun mal à trouver Kalona. Depuis sa création, elle avait appris qu’il lui suffisait depenser à lui – de se représenter son beau visage puissant – pour être guidée vers lui.

Elle avait essayé cette méthode avec Érebus, en vain. Nyx n’avait parlé de cet échec à personne,et encore moins à ses combattants.

Une image jaillit dans son esprit. C’était un paysage familier… Oui, il s’agissait de la prairie,non loin de l’endroit où Kalona avait fait exploser le Grand Arbre de l’Esprit. Mais cette fois-ci,constata Nyx avec un sourire, il se trouvait à bonne distance du village humain.

Elle se précipita à la rencontre de la Terre-Mère.— L’une de tes déités se dit prête à présenter son épreuve, déclara cette dernière après avoir

enlacé Nyx. Oh, je vois que tu as amené les fées avec toi ! J’aime bien passer du temps en leurcompagnie !

Nyx adressa un sourire indulgent aux fées qui batifolaient autour d’elle.— Tu les gâtes trop…— Arrête, elles sont charmantes ! J’adore les gâter, répondit la Terre-Mère en flattant l’une des

dryades. Tiens, une nouvelle fée ! ajouta-t-elle en remarquant L’ota. Qui es-tu, ma jolie ?— L’ota est une skeeaed, expliqua Nyx. C’est ma servante personnelle.— Elle est adorable ! s’enthousiasma la Terre-Mère en souriant à L’ota, qui lui rendit son

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sourire. Je t’en prie, viens me voir quand tu veux avec tes congénères.Si Nyx m’y autorise…— Elle sait parler ! Comme c’est intéressant…— Bien sûr que je t’y autorise, L’ota. Toi et les autres skeeaeds avez le droit de rendre visite à la

Terre-Mère du moment que votre emploi du temps vous le permet, dit Nyx d’un air absent en sondantles cieux à la recherche de Kalona.

— Il a demandé à l’Air de m’invoquer, alors qu’il n’est même pas encore arrivé ! marmonna laTerre-Mère. Tu devrais dire à ton Kalona que les déesses n’aiment pas qu’on les fasse attendre.

Soudain, une nuée de corbeaux aussi noirs qu’une nuit sans lune tournoya au-dessus de leurs têtesavant de se percher dans des arbres, aux aguets.

— Nyx ! Tu m’as tellement manqué ! fit Kalona en tombant du ciel à genoux devant la déesse.Nyx fut saisie par sa beauté époustouflante. Il portait un pantalon en cuir à franges et à surpiqûres

élaborées, teint d’une couleur blanche identique à ses ailes. Son torse nu et musclé était décoré despirales ocre. On aurait cru le Combattant Divin du peuple de la Prairie, pensa Nyx en lui prenant lamain pour l’inviter à se relever.

— Vraiment ? le taquina-t-elle. Pourtant, j’ai passé la majeure partie de la nuit dernière avec toi,à grimper dans les arbres géants sur la côte et à contempler l’eau illuminée par le clair de lune.Regarde, ajouta-t-elle en lui tournant la main, paume vers le haut, tu portes toujours les taches desbaies sauvages que tu as cueillies pour moi. Comment ai-je pu te manquer en si peu de temps ?

— Tu me manques dès que tu n’es plus là…, répondit Kalona, sincère.Son regard d’ambre plongé dans celui de Nyx, il lui caressa la joue du dos de la main.La Terre-Mère s’éclaircit la gorge.— Tu m’as invoquée parce que tu étais prêt à nous dévoiler ta création, n’est-ce pas, Kalona ?— En effet.Sans l’ombre d’une hésitation, il se planta devant les deux femmes et la nuée de fées qui

batifolaient autour d’elles.— Nyx, ma création va te prouver la puissance de ma passion éternelle pour toi.Kalona leva les bras et ouvrit ses ailes aux couleurs de la lune. Sa voix, forte de la puissance

divine millénaire et portée par l’Air, résonna dans la prairie :

Vents de la force, je vous appelle !J’invoque la puissance par mon sang d’immortel !Montre-toi, force de la passion !Que la déesse Nyx découvre ma création !

Dans un craquement assourdissant, Kalona battit des mains, et aussitôt, l’Air se mit à ondoyer, àsouffler, à tournoyer. De gros nuages noirs s’amoncelèrent et le ciel estival laissa place aux ténèbresenragées.

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Redouble, redouble jusqu’à l’horizon !Que la déesse Nyx découvre ma création !

Kalona répéta ses incantations et ses battements de mains. Les vents se déplacèrent, embrasés pardes éclats d’énergie brute, puis grondèrent en prenant la forme d’un entonnoir. Quand sa pointe grisetoucha la prairie, les éléments discordants explosèrent et la tornade parcourut l’étendue d’herbe,laissant un couloir de destruction derrière elle.

Nyx s’arracha à la contemplation de la monstrueuse création de Kalona pour dévisagerl’immortel. Il rayonnait. Fouetté par le vent et l’énergie, il gardait les yeux fixés sur la déesse etirradiait d’un désir tel que Nyx prit peur. La gorge serrée, elle se sentait comme prise au piège dansson regard, à la fois séduite et révulsée, terrifiée aussi bien à la perspective de le perdre que de leposséder.

— Mais contrôle-moi ça, espèce d’idiot ! s’écria la Terre-Mère par-dessus le vent. La tornadevient de dévier de sa trajectoire !

Nyx regarda à l’endroit où la tornade faisait rage encore peu de temps avant. Elle avait disparu !La déesse la chercha dans le ciel, mais comprit rapidement qu’elle avait traversé la prairie avant debifurquer vers la forêt. À présent, elle se dirigeait droit sur le village du peuple !

— Air, je te somme de partir ! cria Kalona.Mais puisqu’il avait achevé son épreuve, l’immortel ne contrôlait plus l’Air. La tornade

tonitruante enfla en direction du village.Un éclair doré zébra le ciel, et Érebus atterrit sur la terre ferme, se postant droit et fier entre la

tornade et les arbres. D’une voix profonde et assurée, il récita :

Vent de la tempête et de l’éclair, passion et énergie,Je vous ordonne de changer d’avis.J’invoque le calme et la paix en cet instantEt présente ma création à la déesse immédiatement !

Érebus battit des mains… un rayon de soleil fusa de ses paumes et transperça la tornade noire.Les nuages s’écartèrent, et la tornade s’évapora pour laisser place à un arc coloré aux fabuleusesteintes jaune, rose, rouge, violet et vert.

Les dryades, qui s’étaient réfugiées en hurlant derrière les hautes herbes, sortirent de leurcachette en roucoulant et en faisant des cabrioles, enchantées par ce spectacle multicolore. MêmeL’ota, qui s’était abritée derrière Nyx, leva le nez, béate.

Érebus rejoignit Nyx au pas de course. Il lui fit une révérence, ainsi qu’à la Terre-Mère.— Ça te plaît ? demanda-t-il à la déesse. Pardon, j’étais un peu pressé par le temps. J’avais

l’intention de te présenter ma création au coucher du soleil, au moment où les couleurs sont les plusvibrantes. Mais quand je me suis senti attiré par la tornade, j’ai compris qu’il me fallait changer deprogramme.

Érebus fronça les sourcils et se tourna vers Kalona.

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— Tu peux me dire ce que tu comptais faire, exactement ?— Sûrement pas t’attirer ici, en tout cas ! gronda Kalona.Nyx écarquilla les yeux devant cet accès d’agressivité, mais avant qu’elle ne puisse sermonner

Kalona, la Terre-Mère prit la parole.— Ça, c’est certain, puisque tu ne penses qu’à toi-même ! Kalona, tu as perdu cette épreuve.La fureur de la Terre-Mère fit frissonner les herbes de la prairie. Elle tourna le dos à Kalona et

rejoignit Érebus qu’elle enlaça avec tendresse.— Érebus, ta création est superbe, et je te remercie d’avoir mis fin à cette terrible tempête qui a

failli emporter mes enfants.— Attends, dit Nyx à la Terre-Mère en choisissant ses mots avec précaution. Lorsque tu as

demandé à Kalona et à Érebus de passer trois épreuves, tu as déclaré que j’avais le droit, en tant quedéesse, de donner mon avis sur leurs créations.

La Terre-Mère observa Nyx. Cette dernière scruta les yeux de son amie, à la recherche d’unepointe de colère ou d’animosité, mais elle n’y lut que de l’inquiétude, puis de la résignation. LaTerre-Mère pencha la tête vers la déesse.

— Tu as raison de me le rappeler. Je me soumets donc à ton jugement.Nyx prit une grande inspiration, puis se tourna vers Kalona. Quand celui-ci s’approcha à la

manière de la tornade incontrôlable, Nyx sut que l’immortel n’aurait pas hésité une seconde à ladéfendre contre sa propre création. Il y avait de la tristesse dans son regard d’ambre. Une tristessequi trouva un écho en elle.

— Kalona, ta création a eu l’effet escompté, car elle a parfaitement démontré le feu de ta passionet elle était visible de l’Au-delà. J’ai apprécié ta puissance et ta volonté de partager avec moi tespassions les plus intimes. Tu manies très bien la puissance d’un combattant immortel, et j’en suiscomblée. Toutefois, si tu veux être plus qu’un combattant, il va falloir allier la passion à la bontéd’âme, et mieux maîtriser ta force.

Elle se rapprocha de lui. Elle avait besoin de le toucher, de s’abandonner entre ses bras, commela veille, quand il lui avait cueilli des baies et qu’ils avaient contemplé l’océan au clair de lune.Mais pour le bien de Kalona, Nyx refréna ses pulsions avant d’achever son discours.

— Je comprends l’intention derrière ta création, et à ce titre, j’estime que tu n’as pas échoué.Cela dit, tu n’as pas non plus réussi à me faire plaisir.

Les épaules voûtées, Kalona détourna les yeux.— Je te demande de bien vouloir me pardonner et de m’octroyer une nouvelle chance de te faire

plaisir, dit-il. Je veux être bien plus qu’un combattant pour toi.— Je te pardonne volontiers et te donne une autre chance. Quel élément choisis-tu de manipuler

cette fois-ci ?Kalona la regarda enfin dans les yeux.— Ton élément de prédilection : l’Eau.Nyx consulta la Terre-Mère du regard.— Chère amie ?La Terre-Mère hocha la tête.

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— Je vous concède à tous les deux la maîtrise de l’Eau jusqu’à la fin de votre épreuve. Qu’il ensoit ainsi.

Nyx remercia la Terre-Mère et, sans un mot pour lui, tourna le dos à Kalona, puis se dirigea versÉrebus qu’elle étreignit chaleureusement.

— Érebus, ton arc coloré est de toute beauté ! Tu m’as pleinement comblée. Acceptes-tu de tepromener un peu avec moi ? J’aimerais te présenter au peuple de la Prairie. Après ce qu’il a vuaujourd’hui, ta musique lui sera d’un grand réconfort.

— Tes désirs sont des ordres.Nyx accepta qu’il lui prenne la main. Ensemble, ils parcoururent l’étendue d’herbe jusqu’à la

lisière de la forêt. Et malgré le désir qui la dévorait, la déesse s’interdit d’accorder le moindreregard à Kalona.

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CHAPITRE SIX

Fais-moi confiance, déesse.Je ne te laisserai jamais tomber…

Après l’épreuve, Kalona bouda trois jours durant, se repassant encore et encore la conclusiontragique de ce qu’il avait voulu être une démonstration impressionnante de passion et d’énergie.

Comment tout cela avait-il pu virer au drame ?Il s’était pourtant entraîné des jours entiers. Le peuple de la Prairie avait été témoin des tornades

de vent et de magie qu’il avait créées et qu’il avait su contrôler avec aisance. Les mortels avaientmême commencé à lui déposer des offrandes – nourriture, pots d’ocre précieuse, ainsi que desvêtements à la coupe délicate. Se souvenant de la tendresse de Nyx à l’égard de ce peuple, Kalonas’était même habillé avec soin et maquillé le corps pour lui faire plaisir.

Et malgré cela, tout était allé de travers.Non seulement Érebus leur avait sauvé la mise, mais il avait en plus comblé Nyx. Kalona n’osait

même pas imaginer dans quel autre domaine son frère pouvait bien la combler !Plus jamais il n’échouerait, il s’en faisait la promesse !— C’est la faute à ce fichu élément si j’ai perdu ! L’Air est trop imprévisible, trop versatile.

Érebus s’est trompé sur le choix de l’élément. Mais ai-je fait une bonne affaire en jetant mon dévolusur l’Eau ?

Il fit les cent pas dans la prairie qu’il s’était désormais appropriée. Il se trouvait à bonnedistance de la tribu, suffisamment loin pour ne pas croiser les humains trop souvent, mais assez prèspour pouvoir prendre les offrandes qu’ils continuaient de lui déposer. Si Kalona ne leur témoignaitguère d’intérêt, il appréciait néanmoins leur nourriture ainsi que les épaisses fourrures qu’ils luioffraient pour sa couche. Car, cela allait sans dire, le sol de la Terre-Mère était aussi dur etinconfortable que son regard moralisateur. Les immortels n’éprouvaient pas vraiment le besoin dedormir, mais un coin chaud et douillet était toujours le bienvenu pour s’y reposer.

— Croâ ! Croâ ! Croâ !Au-dessus de sa tête, les corbeaux qui le suivaient à travers la prairie s’invitèrent dans ses

pensées.— Si vous voulez me faire de l’ombre, au moins faites-le en silence !

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Après s’être lissé les plumes, les oiseaux noirs l’observèrent. Kalona secoua la tête.— Il faut que je me concentre et que je manie l’Eau avec plus de jugeote. Je dois coiffer Érebus

au poteau et regagner les faveurs de Nyx !Il devait bien y avoir un moyen d’y parvenir. Avant l’épreuve, Nyx l’avait souvent rejoint pour

passer du temps en sa compagnie, et sa présence avait eu l’air de la combler.— J’ai réussi à la conquérir sans passer par la maîtrise d’un élément imprévisible ! s’écria

Kalona pour évacuer sa frustration.Les corbeaux battirent des ailes avec impatience.Kalona cessa ses allées et venues, puis continua de réfléchir à voix haute :— Si j’ai réussi à la combler sans faire appel aux éléments ou à la magie divine, alors je peux

très bien y arriver une seconde fois. Par exemple, je pourrais donner rendez-vous à Nyx et luirappeler que ce n’est ni la magie, ni les éléments, ni le don de création qu’elle aime, mais lapersonne que je suis, moi. Je pourrais alors lui présenter ma nouvelle épreuve – une épreuve simpleet intimiste – et ainsi rentrer de nouveau dans ses bonnes grâces !

Kalona se précipita vers le tas de fourrures, de plumes et d’autres babioles que le peuple de laPrairie lui avait déposées en guise d’offrandes et s’empara d’un couteau tranchant taillé dans unepierre noire.

— Mon estime pour ce peuple grandit de jour en jour !Kalona emballa le couteau, un panier de fruits et du pain sans levain dans une fourrure moelleuse

et s’envola avec son balluchon. Il mit le cap sur le nord-ouest, à la recherche d’une chose qui, il lesavait, allait combler la déesse.

Sans employer la magie, mais en recourant à sa force d’immortel et à sa vitesse surnaturelle,Kalona abattit un grand sapin qu’il sculpta en forme de bateau. Il trouva agréable de travailler de sesmains, de sentir l’essence du bois et d’avoir une vue imprenable sur le lac d’azur. Nyx avait raison :ce lac était splendide. Si somptueux que Kalona relevait la tête de temps à autre pour s’assurer qu’ilne s’agissait pas d’une illusion d’optique. Mais le lac était bien là. Au clair de lune, l’étendue d’eauronde d’où jaillissait un unique îlot arboré semblait scintiller d’une teinte turquoise, comme si sesberges façonnées dans les nuages retenaient le ciel prisonnier.

Kalona s’affaira sans relâche sur son bateau, inspiré par la beauté de Nyx. Une fois son ouvrageachevé, il fit un pas en arrière pour admirer son œuvre. L’embarcation, tout à fait en état de naviguer,reflétait à la perfection la beauté de son modèle. Kalona s’était appliqué à graver sur la coque desmotifs qui lui rappelaient la déesse, tels que des étoiles, des lunes, des coquillages délicats ou desvagues. Il avait également reproduit les fleurs blanches qui paraient ses cheveux lors de leur dernièrerencontre.

Il porta le bateau vers la berge et le déposa sur le rivage rocheux. Il déplia dans l’embarcationl’épaisse fourrure qu’il avait emportée avant d’y installer son panier de fruits et le pain sans levain.Voilà, tout était prêt pour accueillir Nyx. Il avait même réfléchi à ce qu’il allait créer pour elle lorsde l’épreuve suivante. Il ne s’était pas entraîné, comme il l’avait fait avant l’épreuve de la tornade,mais ce coup-ci, il partait confiant. Il avait revu ses objectifs afin de ne pas répéter son erreur. Cettefois, il ne lui montrerait pas la puissance de sa passion : il matérialiserait le plaisir qu’il éprouvaitdevant sa beauté, indépendamment des apparences qu’elle se donnait.

Il restait cependant un dernier détail qu’il n’avait pas encore réglé : faire venir Nyx sans

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invoquer l’Eau et, par conséquent, sans invoquer la Terre-Mère. Il voulait être seul pour lui montrerce qu’il avait réussi à fabriquer de ses propres mains avant de passer à sa représentation imposée.

Kalona n’avait jamais eu besoin d’invoquer Nyx auparavant. D’habitude, elle apparaissaitspontanément, tout sourire. Elle lui demandait d’arrêter de bouder et de l’aider plutôt à cueillir desfleurs. Ou bien elle lui proposait d’aller contempler l’eau au clair de lune ou encore de l’embrasserdans le doux creux de son cou…

Kalona sortit de sa transe. S’imaginer en train d’embrasser Nyx ne la ferait pas apparaître !Et s’il tentait tout simplement de prononcer son nom ?— Nyx ?Sa voix rebondit sur la surface bleue du lac, dans un écho hésitant, quasi enfantin. Kalona raidit

ses épaules et réitéra son appel :— Nyx !L’écho, pourtant plus puissant, resta sans réponse. Nyx n’apparaissait toujours pas.— Réfléchis un peu ! s’intima Kalona. Il doit bien y avoir un moyen de communiquer avec elle

sans passer par l’élément de la Terre-Mère et sans rameuter toute sa clique !Comme si ses paroles avaient invoqué une partie de la clique en question, une petite créature

émergea de derrière un sapin.On n’appelle pas la déesse comme on appelle une servante ! murmura-t-elle d’une voix

moqueuse. C’est la déesse qui décide ; on ne peut rien lui imposer !— Je te reconnais, tu es l’une des fées de Nyx ! s’écria Kalona.Dès que l’immortel eut prononcé ces mots, la fée disparut derrière un arbre.— Non, ne t’en va pas, j’ai besoin de ton aide ! fit Kalona en prenant une voix rassurante.La créature, qui ondulait avec une grâce étrange, se risqua à lui jeter un regard de derrière le

sapin.— N’aie pas peur ! Je ne vais pas te faire de mal.Je n’ai pas peur, rétorqua la fée en sortant de sa cachette.— Évidemment que non. Tu n’as pas besoin d’avoir peur de moi.L’ota n’a pas peur.— L’ota ? Est-ce le nom de ton espèce ?La créature s’offusqua.Je suis une skeeaed ! Une servante de la déesse ! C’est elle qui m’a baptisée.— Alors tu es une proche de Nyx.Oui, je reste tout le temps à ses côtés.Kalona dissimula son sourire.— Dans ce cas, où est-elle ? Elle n’est pas dans les parages.Un frisson parcourut le corps déformé de L’ota. La créature, consternée, vira au rose pâle puis au

cramoisi en passant par le rouille.

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Elle n’est pas ici. Elle est dans l’Au-delà.Kalona ne put retenir son sourire.— Tu m’espionnes pour le compte de la déesse ?Non ! s’exclama L’ota d’une voix suraiguë.Le sourire de Kalona s’estompa.— Ah non ?Je t’espionne pour mon compte personnel.Kalona haussa les sourcils, amusé.— Pourquoi ?Parce que, à cause de toi, ma déesse est triste, et je veux savoir pourquoi.Kalona eut la sensation que la drôle de petite fée venait de le poignarder en plein cœur.— Nyx est triste ?La créature hocha sa tête oblongue, faisant frissonner la courte fourrure rose au sommet de son

crâne.Oui, et je veux savoir pourquoi.La créature semblait plus curieuse que réellement soucieuse du sort de la déesse, constata

Kalona.— Moi aussi, et je voudrais m’assurer qu’elle ne sera plus jamais triste par ma faute. Mais pour

cela, il faut la faire venir ici, afin que je puisse réparer mes erreurs. L’ota, voudrais-tu aller trouverla déesse et lui dire que j’exige – non, que je souhaite – sa présence ?

La fée se pétrifia, et Kalona retint son souffle. Quand la créature prit la parole, elle surpritl’immortel par son détachement.

Si tu me l’ordonnes, alors j’irai dire à la déesse que tu es là.— C’est tout ? Je n’ai rien d’autre à faire ?Peu importe. Je ne remarque que ce qu’on m’ordonne de remarquer.Décidément, cette créature était bien étrange.— Alors je t’ordonne d’aller trouver Nyx et de lui annoncer que je souhaite la voir.Le corps de L’ota se liquéfia et disparut, laissant Kalona les yeux dans le vide, inquiet d’avoir,

peut-être, commis une nouvelle erreur.

— Tu as trouvé mon lac favori !Assis sur un rocher, Kalona contemplait l’eau bleue. La petite skeeaed était partie depuis si

longtemps qu’il commençait à désespérer de voir Nyx arriver. Mais le son de sa voix eut l’effet d’unbaume sur son cœur endolori. Abasourdi, il se leva et fit volte-face si rapidement qu’il faillit enperdre l’équilibre.

Nyx sourit.— Bonjour, dit-elle.

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— Bonjour.Kalona scruta la déesse. Elle avait l’apparence d’une jeune fille, comme le jour de leur

rencontre. Ses boucles blondes lui tombaient sous les épaules, et elle portait une robe classique, d’unbleu ciel identique à ses yeux. Elle avait pour seul artifice sa couronne d’étoiles semblables à desdiamants piquetés d’argent, ainsi que les fascinants tatouages saphir qui lui ornaient la peau.

Nyx était la créature la plus sublime que Kalona ait jamais vue. Il aurait pu passer l’éternité à seperdre dans son regard.

— Tu m’as manqué, dirent-ils en chœur.Incapable de se retenir plus longtemps, Kalona la serra contre lui et huma son odeur, chaque

parcelle de son corps en ébullition.— Et, oui, j’ai trouvé ton lac favori, lui murmura-t-il au creux de l’oreille, le nez enfoui dans ses

cheveux.Elle se recula d’un pas pour qu’il puisse admirer son sourire.— Je suis ravie que tu m’aies appelée.— Et moi, enchanté que tu sois venue, répondit Kalona en lui rendant son sourire.Il trouvait effrayant la façon dont sa présence le transportait, et combien son absence le

chagrinait. Mais il refoula ces pensées, bien décidé à savourer l’instant présent et à apprécier chaquemoment passé en tête à tête avec elle.

— Je t’ai fabriqué quelque chose ! s’exclama-t-il.Le sourire de Nyx s’évapora.— Oh, alors si tu es prêt à passer la nouvelle épreuve, nous devons invoquer…Mais Kalona fit taire la déesse en posant son index sur ses lèvres.— Oui, je suis prêt. Mais avant, je veux te montrer ce que j’ai fabriqué de mes mains pour toi. Je

n’ai employé ni la magie ni l’Eau, juste mon désir de te combler. Et pour cela, nul besoind’épreuve…

Il passa son bras autour des épaules de Nyx et la guida jusqu’à l’endroit où il avait déposé lebateau.

La déesse frémit de surprise.— Tu as fabriqué ça pour moi ?— Oui.Elle se dégagea de son bras, courut vers l’embarcation et passa les mains sur les symboles

gravés dans la coque en poussant des cris de joie. Elle releva la tête, les larmes aux yeux.— Je voulais que tu puisses flotter sur le lac et admirer le paysage en toute tranquillité, expliqua-

t-il. J’espère que mon cadeau te comble.Nyx se rua vers lui, hilare, et se lova contre son torse. Pendue au cou de l’immortel, elle couvrit

son visage de baisers.— Oui, je suis comblée, dit-elle entre deux baisers. Je l’adore ! Merci ! Merci !Riant en chœur, Kalona déploya ses ailes et la souleva dans les airs. Ils ne se rendirent compte

qu’ils planaient qu’au moment où Nyx chercha le bateau du regard. Avec un hoquet, elle s’agrippa au

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cou de Kalona, qui resserra son étreinte autour d’elle.— Fais-moi confiance, déesse. Je ne te laisserai jamais tomber.Nyx plongea ses yeux dans les siens.— Je te fais confiance.Puis elle l’embrassa. Ce n’était pas un baiser doux, ni léger, comme à son habitude. Non, elle

l’embrassait avec fougue, comme s’il était le seul être capable d’étancher sa soif.Kalona répondit prudemment à son élan. Certes, il aurait voulu l’étreindre à lui couper le souffle,

la faire sienne. Mais il voulait, avant toute chose, la combler. Il laissa donc à Nyx tout loisird’explorer ses lèvres, de lui toucher le visage, de passer ses doigts dans sa longue et épaissechevelure, tandis qu’il la serrait bien fort contre lui pour la protéger.

Hélas, beaucoup trop vite, Nyx s’écarta de lui. Mais son visage cramoisi et sa respirationaccélérée parlaient pour elle : elle avait apprécié leur baiser.

— Tu as bon goût, dit-elle.Kalona sourit, fier d’avoir su contrôler son désir pour elle.— Alors là, déesse, c’est moi qui suis comblé !— Tu veux bien m’emmener faire un tour sur ton bateau ?— Avec plaisir. Mais c’est ton bateau, pas le mien.— Tu as toujours la parole qui fait mouche !Kalona éclata de rire tandis qu’ils regagnaient la terre ferme.— Pas tout le temps, reconnut-il.— Tu as fait des progrès, je trouve.— Ça ne pouvait pas être pire, de toute façon.Kalona prit la main de Nyx pour l’aider à monter à bord.— Mon épreuve de l’Air a été catastrophique…, lâcha-t-il.Il poussa l’embarcation pour la mettre à flot avant de s’y installer à son tour. Nyx restait

silencieuse. Kalona pagaya et fit glisser le bateau sur la surface miroitante du lac.Quand il releva enfin les yeux, il trouva Nyx en train de l’observer, une expression indéchiffrable

sur le visage.— Tu es toujours fâchée contre moi ? demanda-t-il.Elle secoua la tête.— Je n’étais pas fâchée. Seulement peinée et déçue.— Ça me tue de savoir que je t’ai fait de la peine, souffla-t-il. Je me rattraperai à la prochaine

épreuve, je te le promets.— Ce n’est pas l’épreuve qui m’a peinée. Ce n’est pas non plus l’épreuve qui m’a déçue.— Alors quoi ?— Tu as été cruel envers Érebus alors qu’il ne le mérite pas.Kalona manqua de briser la pagaie en deux.

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— Ne me dis pas que c’est lui ton favori ! tonna-t-il sans pouvoir refréner sa jalousie.— Kalona, vous avez été créés pour moi, et vous tenez tous les deux un rôle à mes côtés. Alors,

si tu ne veux plus me peiner ni me décevoir, il va falloir brider ton hostilité.Kalona s’évertua à repousser la tourmente qui se déchaînait en lui. Il aurait voulu hurler à Nyx

qu’il ne supportait pas de devoir la partager et qu’il détestait l’imaginer en train d’embrasser Érebusou d’explorer ses lèvres…

Nyx se pencha et plaça la main sur le cœur de Kalona.— Je te promets que j’ai assez de réserves d’amour pour vous deux. Fais-moi confiance. Je ne

trahis jamais une promesse.Elle l’embrassa, et Kalona ne pensa plus à rien, sinon au parfum de sa peau et à la douceur de ses

caresses.Soudain, les eaux autour d’eux explosèrent en une nuée de fées. Elles voltigèrent autour du

bateau, invectivant Nyx avec frénésie.— D’accord, d’accord, j’ai compris ! dit la déesse aux créatures. Je sais où c’est. J’arrive !Dans une effusion de gazouillis, les fées disparurent aussi vite qu’elles étaient apparues. Nyx

poussa un soupir, puis essuya son visage et celui de Kalona avec un sourire gêné.— Laisse-moi deviner, fit l’immortel. Érebus est prêt pour son épreuve ?— Oui. Tu veux bien remettre notre petite balade à plus tard ?— D’accord.Kalona vira de bord en tâchant de dissimuler sa déception.L’immortel aida Nyx à regagner la terre ferme, puis tira l’embarcation sur la berge. Il ne pipait

mot, imaginant déjà la joie de Nyx devant le spectacle merveilleux que lui réserverait Érebus. Maisla déesse colla sa joue contre son dos nu et l’encercla de ses bras, le visage enfoui dans ses plumesd’argent.

— Fais un peu de place au bonheur, dit-elle. Nous serons heureux pour l’éternité.Il posa ses bras sur les siens, savourant la chaleur qu’elle dégageait contre sa peau dans la

fraîcheur du clair de lune. Il prit une profonde inspiration et s’efforça de chasser son exaspération.Il sentit que Nyx souriait.— Voilà qui est mieux, chuchota-t-elle en déposant un baiser d’abord au milieu de son dos, puis

sur chacune de ses épaules.Comme il pensait qu’elle allait bientôt cesser de l’embrasser, Kalona resta immobile, espérant

grappiller encore quelques minutes en sa compagnie. Elle retira effectivement ses bras, mais demeuratout contre lui. Kalona sentit l’hésitation de la déesse qui lui caressa les ailes.

— Tes ailes sont si belles. Même si je passais l’éternité à les étudier, je leur trouverais encorede nouvelles nuances de couleur. Tu avais remarqué qu’elles n’étaient pas tout à fait blanches ?

— Elles sont dans mon dos, j’ai du mal à les regarder correctement, releva Kalona non sanshumour.

— Elles ont la couleur du clair de lune, mais de près, on dirait qu’elles sont nacrées. Elles sontsi belles…, répéta Nyx sans cesser de les caresser.

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Kalona fit volte-face et prit la déesse dans ses bras.— C’est un miracle que tu puisses encore trouver tant de beauté en moi ! fit-il.— Kalona, je n’ai rien contre toi ! répondit Nyx en scrutant son regard. Rien ici-bas ou dans

l’Au-delà ne peut ravir la place que tu occupes dans mon cœur.Kalona planta un doux baiser sur le visage de Nyx.— Bon, où veux-tu que je te dépose ?— Pars vers l’est, puis vire un peu au nord. Si j’ai bien compris les dryades – ce qui n’est pas

toujours facile –, Érebus a choisi de présenter son épreuve dans un lieu très odorant.Kalona ne put s’empêcher de grommeler.— Qu’est-ce qu’il a en tête ? Un champ de fleurs ?Nyx éclata de rire et enroula ses bras autour du cou de l’immortel.— Ah non, pas ce genre d’odeur. Faire pousser des fleurs là-bas relèverait du prodige.Sa déesse lovée contre lui, Kalona décolla, inquiet de ce que pouvait bien lui réserver l’avenir.

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CHAPITRE SEPT

Votre lien fraternelme comble plus

qu’aucune épreuve…

— Pouah, ça pue ! fit Kalona en fronçant le nez, dégoûté. Nyx, je ne t’approcherai pas davantage dece tas de boue !

— Nyx, te voilà ! s’exclama la Terre-Mère en l’enlaçant. Comme c’est bon de te revoir !— Le plaisir est partagé, dit la déesse en lui rendant son étreinte.Elle lança un sourire aux dryades qui dansaient en suivant la Terre-Mère comme son ombre.— Tu ne quittes plus Kalona, on dirait…, maugréa la Terre-Mère.Kalona inclina légèrement – quoique avec respect – la tête.— Content de te voir, Terre-Mère.— Moi de même, répondit l’intéressée. Tu peux commencer quand tu veux, Kalona. Espérons

juste que ta nouvelle épreuve prendra meilleure tournure que la précédente.— C’est moi qui t’ai invoquée, Terre-Mère ! s’exclama Érebus en descendant du ciel, aussi

rayonnant que le soleil à son zénith. Ne bouge pas : tu verras tout d’ici. Et ta beauté éclipse celle dessapins majestueux, ajouta-t-il avec une révérence.

— Qu’il est charmant ! Et beau, avec ça ! gloussa la Terre-Mère en lui adressant un tendresourire.

Érebus se tourna vers Nyx et sortit de son dos un brin d’herbe parfumé couronné d’une superbefleur mauve. Il s’approcha de Nyx.

— Bonjour, ma déesse. Cette plante m’a fait penser au parfum de ta peau. J’espère que monœuvre te plaira autant qu’à moi.

Érebus glissa la fleur derrière l’oreille de Nyx.La déesse sourit.— Tu ne t’y es pas trompé, Érebus. J’aime effectivement la senteur délicate de la lavande.

D’ailleurs, j’en frotte souvent dans le creux de mes poignets. Je te remercie.— Tu aurais dû nous en apporter à tous, histoire de masquer la puanteur du lieu, grogna Kalona.

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— Frérot, si ton visage boudeur m’a tant manqué, c’est uniquement parce qu’il ressemble commedeux gouttes d’eau au mien, le taquina Érebus en lui donnant une bourrade.

Nyx observa Kalona. Il était à deux doigts d’exploser.— L’odeur qui règne ici ne pose aucun problème, répliqua d’un ton sec la Terre-Mère. Elle vient

de la chaleur et des minéraux contenus dans la terre. L’hiver, les animaux viennent s’y réchauffer, etje ne les entends pas se plaindre, eux. Toi non plus, Kalona, tu ne cracherais pas dessus si celat’empêchait de mourir de froid.

— Je suis immortel. Les immortels ne meurent jamais, répondit Kalona d’un ton neutre.— Et alors ? rétorqua la Terre-Mère. L’éternité est très longue.— Cessons de perdre notre temps, coupa Nyx. Érebus, montre-moi ce que tu as créé avec l’Eau

et la magie.— J’espère que mon œuvre te comblera !En deux battements d’ailes dorées, Érebus décolla et plana au-dessus d’eux, devant le bassin de

boue d’où s’échappaient les émanations fétides.

Que la boue et la chaleur souterraine,Puissent avec la magie inaugurer cette scène !

Érebus s’arracha une plume dorée, la porta à ses lèvres et souffla dessus. Son souffle, mélangé àla magie, transporta en douceur la plume vers la boue. Dès qu’elle la toucha, il y eut un soupir quirappela à Nyx la pluie printanière sur les feuilles de la forêt. Un léger brouillard jaillit du cloaque etemporta avec lui la plume dorée. Dans la lumière du soleil, la plume scintilla et teinta la nappe debrouillard des couleurs de l’arc-en-ciel.

— Ça ressemble à ce qu’il a fait la dernière fois, grommela Kalona.— Chut ! fit Nyx. Ce n’est pas encore fini.Érebus s’arracha une autre plume et la brandit de la même façon qu’un javelot en déclarant :

Mêlant à ma puissance millénaire et magique les dons qu’on m’a accordés,J’appelle l’Eau, qu’elle vienne m’aider !Viens à moi, geyser, au renouvellement perpétuel,Prouve à Nyx que je lui serai toujours sincère et fidèle !

Érebus lança sa plume qui, telle une flèche, décrivit un arc parfait dans le ciel avant d’aller seplanter dans la boue. L’espace d’un instant, il n’y eut aucune réaction. Puis, alors que Nyxcommençait à éprouver de la pitié à l’égard d’Érebus, la terre sous la plume se mit à gronder. Dansun bruit semblable à celui des vagues qui viennent mourir sur la grève, la plume fut propulsée par unecolonne d’eau lancée dans les airs.

Nyx applaudit. Le geyser continua à cracher son eau et à s’évaporer dans le ciel bleu au milieud’un nuage nacré. Il montait si haut que Nyx n’aurait eu aucun souci à le voir de l’Au-delà.

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— Érebus, c’est magnifique !— Oui, quelle belle et puissante création ! approuva la Terre-Mère.Érebus atterrit devant Nyx avec un sourire de chérubin.— Et tu n’as encore rien vu ! Car, en ton honneur, ce geyser ne cessera jamais de jaillir. C’est

pourquoi je l’ai baptisé Old Faithful, autrement dit : le « Vieux Fidèle ». Peu importe le temps quedurera l’éternité, je te resterai un ami fidèle, comme ce geyser.

— Merci, Érebus, répondit Nyx en le prenant dans ses bras. Ton œuvre me comble. Tu remportesl’épreuve haut la main.

Sans cesser de sourire, Érebus fit un signe de tête à Kalona.— À ton tour, frérot.— Bien, alors suis-moi et prépare-toi à la surprise de ta vie !Avant qu’Érebus ne puisse réagir, Kalona enlaça Nyx et mit le cap vers l’ouest. La déesse jeta un

coup d’œil par-dessus l’épaule musclée de l’immortel : Érebus, hilare, leur emboîtait le pas, laTerre-Mère suspendue à son cou.

— Les fées vont devoir mettre les gaz pour nous rattraper, remarqua-t-elle.— Oui. Pareil pour Érebus. Il doit ployer sous le poids de la Terre-Mère.— Sois gentil avec elle, le gronda Nyx.Elle adoucit sa réprimande en posant sa tête contre l’épaule robuste de Kalona.— Elle me déteste déjà, de toute façon, fit l’immortel.— Alors redouble de gentillesse ! Tu es toujours sur la défensive avec elle.— Elle me met mal à l’aise avec ses regards, admit-il.— Je n’en démords pas : sois gentil. Avec elle, avec Érebus, avec les mortels qui peuplent ce

royaume et, surtout, avec toi-même.— Pas avec toi ? demanda-t-il.Nyx lui caressa la joue.— Ça, je n’ai pas besoin de te le rappeler.Elle reposa la tête contre son épaule et s’abandonna à son étreinte, avec le secret espoir que cette

épreuve s’achèverait d’une manière plus concluante que la première.

Kalona s’approcha d’une forêt verdoyante aux arbres centenaires. Des rochers formaient dejolies petites gorges, et le paysage tout entier était envahi de fougères. Kalona atterrit sur de grossespierres tapissées de mousse et relâcha Nyx. Avant qu’Érebus et la Terre-Mère ne les rejoignent, il luioffrit un baiser furtif, quoique bien placé.

— Regarde là-haut, s’écria-t-il.Puis il bondit du rocher et laissa ses ailes le porter si haut qu’il disparut entre les feuilles des

arbres.Érebus et la Terre-Mère arrivèrent peu de temps après, bientôt suivis par quelques dryades,

mécontentes d’avoir été laissées pour compte.

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— Où est-il passé ? demanda la Terre-Mère.Nyx pointa l’index vers le ciel.— Il m’a dit de regarder là-haut.— Ce n’est rien qu’un pan de colline, parsemé de rochers, de mousse et de fougères. Les cerfs ne

s’y aventurent même pas tant c’est glissant et rocailleux, fit la Terre-Mère en levant la tête.— Je me demande ce qu’il nous mijote ! lança Érebus.Nyx lui sourit. Il n’avait pas l’air jaloux ; seulement curieux. Elle passa son bras autour du sien.— Tu n’es vraiment pas rancunier, toi, lui dit-elle.Érebus lui adressa un sourire éblouissant.— Pourquoi perdre mon temps avec de la rancune alors qu’il est plus amusant d’être heureux ?— Voilà une excellente question, Érebus, approuva la Terre-Mère, les yeux rivés sur Nyx. Une

question que toute déesse qui se respecte ne devrait même pas se poser.Troublée, Nyx préféra fuir le regard de la Terre-Mère. Elle leva la tête, à la recherche d’un éclat

d’ailes couleur de lune. Elle repéra la silhouette de Kalona au faîte de la falaise, qui se détachait,masse sombre sur le feuillage vert. Un peu plus bas, une bande de rochers moussus s’entrouvrait etplongeait vers la forêt en contrebas.

Kalona tendit le bras et, la main ouverte, fit rebondir sa voix contre les rochers.

Dans sa beauté Nyx m’a capturé,Transperçant mon cœur pour l’éternité.Que le monde mortel se réjouisse de son dévouement,Car jamais Nyx ne brisera son serment.Puissance divine et millénaire, allume ta flamme.Et offre-moi la plus obéissante des armes !

L’air au-dessus de Kalona parut onduler, et un long javelot d’onyx apparut soudain. L’immortels’en saisit et ordonna :

Eau, obéis à mon élan créatifQu’une cascade de cristal imite la couronne de Nyx !

Kalona plongea son javelot dans les rochers à ses pieds, et l’eau – répondant favorablement àson élan – jaillit de la pierre. Elle coulait à flots par-dessus la falaise, gagnait de la vitesse pour seprécipiter, blanche et scintillante comme du cristal, dans la cuvette en contrebas, dans une imitationparfaite de la couronne d’étoiles que portait Nyx.

La déesse réprima un hoquet de plaisir et battit des mains en riant. Kalona sauta de la falaise etfondit sur Nyx qu’il prit dans ses bras quand elle s’élança vers lui.

— Terre-Mère ! Kalona a recréé le cadeau que tu m’as offert et que j’aime tant ! dit la déesse ensouriant à son amie lorsqu’elle reposa pied à terre.

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La Terre-Mère esquissait un sourire réservé, quoique sincère.— Oui. Bien joué, Kalona. Ta création décore joliment ma forêt et elle me rappellera à jamais la

tendresse que j’éprouve à l’égard de notre si fidèle déesse.Les dryades trillèrent leur approbation, exécutant des pirouettes autour des rochers.Érebus s’approcha de Kalona, la main tendue.— Ta création est de toute beauté, digne de notre déesse.Kalona hésita. Finalement, il serra la main d’Érebus.— Merci, frérot, dit-il avec un sourire narquois. Et comme tu peux le constater, ma création ne

pue pas, elle.Érebus rit à gorge déployée.— Je le reconnais : c’est toi le vainqueur, aujourd’hui ! Et je dois dire que ça me fait plaisir. Tu

devrais nous faire plus souvent profiter de ton sens de l’humour. Je préfère ce Kalona-là à l’éternelboudeur.

Nyx les rejoignit et posa sa main sur leurs mains serrées.— Votre lien fraternel me comble plus qu’aucune épreuve. À croire que l’Eau m’a remplie de

joie !La Terre-Mère s’avança à son tour.— C’est le but de mes épreuves : m’assurer que vous êtes dignes de notre déesse. Vous m’avez

comblée, moi aussi. Dites, messieurs, quel élément choisissez-vous pour votre dernière épreuve ?Nyx fit un signe de tête à Érebus.— Puisque Kalona a opté pour l’Eau lors de la seconde épreuve, à ton tour de choisir.— Avec l’accord de mon frère, répondit Érebus, j’aimerais que ce soit toi, Nyx, qui choisisses à

ma place.— J’appuie la requête de mon frère, ajouta Kalona.Nyx leur adressa un sourire radieux.— Dans ce cas, je choisis l’Esprit comme élément de votre ultime épreuve !— Parfait, alors je vous octroie la maîtrise de l’Esprit jusqu’à la fin de l’épreuve, lança la

Terre-Mère. Qu’il en soit ainsi !— À présent, je dois filer, dit Érebus.— Comment ça, filer ? fit Nyx avec un sourire interrogateur.— Oh, ce n’est que temporaire. Mais il me semble que je devrais retourner à l’Old Faithful avec

la Terre-Mère, expliqua Érebus en regardant Kalona, puis Nyx, et en lançant un regard appuyé à laTerre-Mère. Plusieurs fées manquent à l’appel ; elles ont dû rester là-bas. Tu sais combien lescouleurs rutilantes les dissipent !

— Les pauvres ! Allons les chercher, approuva la Terre-Mère tandis qu’Érebus la soulevait dansses bras. Venez, les dryades, allons retrouver vos sœurs !

Avant qu’il ne décolle, Nyx effleura le bras d’Érebus.— Merci. Tu m’es très précieux.

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— C’est réciproque, déesse, dit-il. Au revoir, frérot. Si tu veux un coup de pouce pour l’épreuve,tu me trouveras en suivant le lever du soleil !

Les dryades sur ses talons, Érebus s’envola avec la Terre-Mère. Nyx et Kalona étaient désormaisseuls.

— Il est plus intelligent qu’il n’en a l’air, fit Kalona. Mais qu’est-ce qu’il est petit !— Petit ? Vous êtes quasiment identiques !— Il est plus petit et plus jeune que moi, répliqua Kalona. Mais puisque tu abordes le sujet de

nos similarités, je dois avouer qu’il est très beau.— Tu es incorrigible ! le taquina Nyx en le repoussant.Kalona éclata de rire. Il attrapa la déesse et se laissa tomber en arrière. Sous les cris de Nyx, il

ouvrit ses ailes et tous deux flottèrent jusqu’au bord de la cuvette à présent remplie d’eau cristalline.Sans lâcher Nyx, Kalona lui murmura à l’oreille :

— Je t’avais bien dit que je ne te laisserais jamais tomber.— Et moi, t’ai-je déjà dit que l’eau de montagne est glaciale ? rétorqua Nyx en lançant un regard

incertain au bassin étincelant.— Je ne sais pas contrôler le Feu, dit Kalona. Mais toi, tu peux.Nyx sourit.— Oh que oui !Elle s’écarta de Kalona et se planta face à l’eau, les mains levées.

Je t’invoque, Feu.Viens réchauffer ces eaux bleues.

Aussitôt, les pierres autour de la cascade et du bassin se mirent à briller comme des braises etune chaleur agréable s’éleva de l’eau.

— On pique une tête ? proposa Kalona.— Tu connais déjà ma réponse, dit Nyx. J’adore l’Eau. Et je t’adore, toi aussi.La déesse passa la main dans son dos et défit le ruban argenté qui retenait sa robe. D’un

mouvement d’épaules, elle se débarrassa de son vêtement qui forma une flaque de tissu bleu ciel àses pieds.

— Tu me rejoins ? demanda-t-elle, uniquement vêtue de sa couronne d’étoiles.— Sans l’ombre d’une hésitation ! s’écria Kalona en la prenant dans ses bras.Tous deux absorbés par les plaisirs de leur compagnie mutuelle, ni Nyx ni Kalona ne

remarquèrent la présence de la skeeaed. Les yeux plissés, verte de jalousie, L’ota observa lesimmortels faire l’amour avant de glisser sans un bruit dans l’obscurité la plus profonde.

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CHAPITRE HUIT

Là où il y a la lumière,il y a aussi l’obscurité…

— Pourquoi est-ce si compliqué ?

Submergé par son agacement, Kalona lança le rocher au loin, faisant croasser et battre des ailes lescorbeaux. Il avait tenté d’insuffler l’Esprit à des objets inanimés afin d’offrir une nouvelle forme devie à la déesse, mais il avait chaque fois lamentablement échoué.

D’abord, Kalona avait voulu douer un arbre de conscience. Il avait jeté son dévolu sur l’un desvieux chênes noueux qui proliféraient à la lisière de la prairie.

Seulement, les arbres possédaient déjà un esprit qui n’appréciait guère la compagnie. Alorsquand Kalona avait insufflé l’Esprit à l’arbre, le vieux chêne avait frissonné, tel un cheval chassantune nuée de taons, et avait renvoyé la magie sur l’immortel. Déstabilisé, Kalona était tombé. Aussitôtavaient retenti les chants du chaman qui, devant un tel spectacle, n’avait pas tardé à enflammer unbouquet de sauge et à danser autour du campement de l’immortel en répandant de la fumée partout.Kalona ne comprenait pas les motivations du mortel. Tout ce qu’il savait, c’était que la sauge faisaitpleurer ses yeux, lui chatouillait le nez et l’agaçait autant que le pépiement des oiseaux. Mais au lieude s’en prendre au mortel et de s’attirer les foudres de la Terre-Mère, Kalona s’était envolé vers lacascade de Nyx avec l’intention de se baigner dans les chutes cristallines pour s’éclaircir les idées.

La déesse était là. Elle prenait le soleil sur un rocher recouvert de mousse. Quand il avait atterrinon loin d’elle, elle avait ouvert les yeux avec un grand sourire.

— C’est vraiment toi ? Ce n’est pas qu’un songe exquis ?Il l’avait serrée de toutes ses forces pour lui prouver que c’était bien lui.Kalona avait alors goûté au plaisir dans les bras de Nyx. Mais un plaisir fugace, qui n’avait duré

que le temps de leur entrevue. Car quand Nyx était repartie, seule mais comblée, dans l’Au-delà,Kalona avait rejoint son campement. Le bonheur éphémère qu’il avait connu dans les bras de Nyx nefit qu’amplifier son agacement.

— De la puissance divine, mélangée au don de création et à l’Esprit…Kalona réfléchissait à voix haute, assis sur le tronc d’arbre qu’il avait traîné devant le feu de

camp qu’il allumait tous les soirs. Il tisonna les braises avec un bâton.

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— Esprit plus puissance plus création égale vie. Si j’ai compris cette formule, alors Érebusaussi. Je l’imagine, en train de se pavaner et de battre des ailes en présentant sa création à Nyx. Etelle, je la vois rire, applaudir, roucouler !

Kalona remua son feu si fort que son bâton se brisa.— En tout cas, ce n’est pas en restant assis le regard perdu dans les flammes que je vais trouver

une solution !À ce moment-là, les yeux de Kalona se posèrent sur une pierre en grès, plate et en forme de cœur.

Il la soupesa à deux mains. Oui, elle ferait l’affaire, décida-t-il. Il récita une brève incantation pourinvoquer l’Esprit, le mélangea à un soupçon de magie et au don de création, puis insuffla le tout à lapierre inerte.

La pierre s’ouvrit en deux, recrachant du sable et formant d’horribles grumeaux d’énergiecoagulée. Kalona la jeta au loin, écœuré.

— Pourquoi peut-on insuffler l’esprit et la vie à certaines choses mais pas à d’autres ? Avantd’être des humains, les mortels n’étaient qu’eau et poussière. Et regardez-les, à présent ! hurla-t-il endirection du ciel.

Quelques touffes de l’herbe qui entourait son campement frissonnèrent. Irrité, Kalona serra lesmâchoires. Encore un coup de ce satané chaman ! Il avait vraisemblablement décidé de passer sesdernières années à l’espionner.

Trois corbeaux croassèrent d’un air réprobateur. Kalona frotta son front douloureux.— Encore une bonne raison d’achever cette épreuve au plus vite et de quitter ce royaume

définitivement, marmonna-t-il.Il avait décidé, quelques jours auparavant, qu’une fois après avoir rejoint Nyx dans l’Au-delà il

divertirait suffisamment la déesse là-haut pour la dissuader de retourner ici-bas.Comme s’il approuvait les projets de Kalona, le chaman choisit cet instant pour entonner de

nouveaux chants. L’immortel soupira et tourna les yeux vers l’endroit où il avait lancé la pierre. Sansgrande surprise, les herbes bougeaient et un panache de fumée grise s’élevait vers le ciel nocturneconstellé d’étoiles.

— Il a trouvé la pierre, fit Kalona en secouant la tête. J’aurais dû l’enterrer. À présent, il vachanter toute la nuit et je ne pourrai pas réfléchir tranquillement.

Kalona déploya ses ailes, prêt à s’envoler vers la cascade de Nyx. Peut-être lui ferait-ellel’honneur de se manifester à l’aurore ? Si oui, alors il trouverait la paix dans ses bras.

Mais l’immortel hésita. Son instinct lui soufflait que la réponse à ses questions sur l’épreuve del’Esprit se cachait là, dans cette prairie que Nyx aimait tant, où vivaient ses humains préférés. Ildevait bien y avoir quelque chose susceptible de l’inspirer pour la création d’une œuvre quicomblerait davantage Nyx que les spectacles colorés d’Érebus !

Kalona avança dans la direction opposée à la voix du chaman qui s’élevait et retombait avec uneagaçante régularité. La nuit était claire ; la lune presque pleine. Même sans sa vision hors ducommun, Kalona n’aurait eu aucun mal à se repérer. La lueur argentée que projetait sa mère donnait àla prairie des allures d’océan. Durant sa progression, Kalona ouvrit ses ailes et leva la tête pour sedélecter du clair de lune, qui le calmait et lui permettait de mieux se concentrer. Bientôt, sonagacement s’estompa, remplacé par un sentiment de confiance et de détermination.

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— Je vais achever cette ultime épreuve et prendre place aux côtés de Nyx pour toujours !annonça-t-il. Notre brève séparation n’est rien comparée à l’éternité qui nous attend.

Derrière lui et sur sa droite, l’herbe frémit. Avec un soupir, Kalona s’immobilisa, se retourna etrebroussa chemin.

— Chaman, il faut que ça cesse ! Laisse-moi tranquille !Après avoir conjuré son javelot à l’aide de la magie qui flottait dans le ciel nocturne, il en planta

la pointe dans la terre. Un coup de tonnerre retentit.Ce n’est pas le chaman ! Ce n’est que L’ota ! cria la petite fée qui fit un bond de côté pour

éviter l’arme.— L’ota ? Tu as un message pour moi de la part de Nyx ? Exige-t-elle ma présence ?Non, je t’observe.Kalona réprima un nouveau soupir. Décidément, tout allait de travers ce soir !— Chère petite skeeaed, j’ai peur que tu ne sois déçue. Je n’ai rien à te montrer, sinon mon

exaspération. Retourne dans l’Au-delà, tu y trouveras ton bonheur.J’observe. Et j’aide l’être ailé.— Tu veux m’aider, moi ? Pour l’ultime épreuve ? fit Kalona en ricanant. Petite, que pourrais-tu

bien savoir sur l’Esprit et le don de création ?Le corps de la créature se dilata, et son filet de voix prit une inflexion rusée.L’ota connaît plein, plein de choses. Et L’ota voit plein, plein de choses.— Je n’en doute pas, compte tenu de ta proximité avec Nyx, répondit Kalona pour lui faire

plaisir. Dis-moi, L’ota, que devrais-je créer pour Nyx ?La déesse aime les bijoux. Elle possède une couronne, un collier en cristal et des

rubans de pierres et de coquillages.Surpris, Kalona écarquilla les yeux.— Je pourrais lui confectionner un collier de joyaux vivants ! fit-il en se penchant pour caresser

la créature. Merci, L’ota.La skeeaed frissonna et s’empourpra.L’ota connaît plein, plein de choses, murmura la créature, visiblement ravie.— Oui, je vois ça. Et tu pourrais peut-être me dire où trouver des joyaux ?Ça, non.— Je m’en doutais, dit l’immortel en contemplant le ciel pour y puiser un peu de patience.Je ne vais pas te le dire, mais t’y conduire.Sur ce, la skeeaed glissa au loin et, de son long bras, fit signe à Kalona de la suivre.« Après tout, je n’ai rien à perdre ! » se dit l’immortel.Et avec un haussement d’épaules, il se lança à la poursuite de la fée.L’ota se faufilait à travers la prairie en empruntant un chemin si tortueux que Kalona en conclut

qu’elle n’avait aucune idée de leur destination.

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— L’ota, où se trouvent ces joyaux ?Dans une grotte.— Où ça ?Il faut suivre les empreintes du taureau pour y arriver.Kalona connaissait ces puissants animaux que le peuple de la Prairie appelait « bisons » et dont

les grands troupeaux sillonnaient la Terre. Ils étaient parfois si nombreux qu’ils recouvraient latotalité de l’espace visible. Kalona avait déjà repéré quelques vieux taureaux solitaires, mais iln’avait cependant jamais vu de bison, de taureau, de vache ou de veau pénétrer dans une grotte.

— L’ota, les bisons ne vivent pas dans les grottes.La créature suspendit sa course et leva vers lui ses drôles d’yeux en amande.Je n’ai pas dit un bison. J’ai dit un taureau.— Je ne comprends rien. Je crois qu’il est plus que temps que je…Des empreintes de taureau ! l’interrompit la fée.Elle pointa du doigt l’endroit où, en effet, des sabots avaient creusé de profondes traces dans la

terre. Kalona étudiait les empreintes et se demandait à quelle bête colossale elles pouvaient bienappartenir, lorsque L’ota poussa un cri de triomphe.

Je vois la grotte ! Je vois la grotte !Kalona la rejoignit. L’ota s’était arrêtée devant ce qui ressemblait à une fente percée dans la

roche. Située à proximité d’une rangée d’arbres, elle était assez petite pour passer inaperçue. Aprèsexamen de la grotte et des énormes empreintes qui y menaient, Kalona se rendit compte que le taureauà qui elles appartenaient n’aurait jamais pu s’introduire dans une ouverture aussi étroite.

— L’ota, où est le taureau ? Il est bien trop gros pour se faufiler là-dedans.Il est là, s’entêta la fée qui désignait la grotte. Je le vois. Je lui parle.La petite créature ne devait pas avoir les idées très claires, pensa Kalona. Comprenait-elle ce

qu’elle racontait ? En réalité, l’immortel s’en moquait pas mal, du moment qu’elle le conduisait auxjoyaux.

— Tant pis, le taureau n’a aucune importance, dit-il. Ce qui m’intéresse, ce sont les pierresprécieuses. Celles qui combleront Nyx.

Si, le taureau a de l’importance. Il est blanc comme la glace. Et il ne me considère pascomme une servante.

Kalona se passa la main dans les cheveux. Nyx était-elle au courant que L’ota était folle à lier ?Dans le cas contraire, comment le lui expliquer sans lui avouer qu’il avait profité d’elle pour sonultime épreuve ?

Au-dessus de la grotte, un corbeau se rapprocha et croassa en direction de la fée. La petitecréature lui lança des regards furieux, prête à exploser.

— Bon, d’accord, le taureau a son importance, admit Kalona, dans l’espoir de la calmer. Maisles joyaux aussi. Sont-ils dans la grotte ?

Bien sssssûr, siffla L’ota.

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Décidé à annoncer à Nyx que sa servante avait perdu la tête (après avoir réussi l’ultime épreuveet après l’avoir rejointe dans l’Au-delà), Kalona congédia la fée avec un bref sourire.

— Merci, ma petite, mais je vais devoir achever cette épreuve tout seul.Il s’approchait de la grotte lorsque le chaman surgit dans la nuit, un hochet en carapace de tortue

dans une main et un bâton de fumigation décoré de plumes d’aigle dans l’autre.— Halte, Kalona aux Ailes d’Argent ! Ne pénètre pas dans la grotte des Ténèbres ! Sinon, le Mal

te dérobera ton esprit et tu erreras sur cette terre, sans but et désespéré, dépouillé de tes biens lesplus précieux.

L’ota émergea des herbes derrière lesquelles elle se cachait, allongea son corps et surprit Kalonaen montrant les dents au chaman.

Tu n’es pas un dieu ! Tu n’as pas à le commander !Le chaman fit volte-face et secoua son hochet sous le nez de la fée.— Arrière, démon, complice de l’ennemi du peuple. Tu n’as pas ta place ici.Il prit son hochet dans la main qui tenait le bâton de fumigation, plongea l’autre dans une bourse

en cuir attachée à une ceinture en coquillages autour de sa taille et en sortit une poignée de poussièrebleue qu’il lança sur la skeeaed.

L’ota s’arracha la peau du visage en poussant un cri perçant. Ses lambeaux de chair grouillèrenttels des vers avant de se carboniser. Finalement, son corps explosa, jonchant le sol de bouts de peaufrétillants qui se tordirent au point de se rompre. Le chaman lança une nouvelle poignée de poussièrebleue. Un hurlement déchirant retentit, et les bouts de peau disparurent dans un panache de fuméenoire et pestilentielle.

— Il ne faut jamais traiter avec un démon, être ailé, déclara le chaman.Kalona s’éventa le visage pour dissiper la fumée fétide.— L’ota était l’une des fées de la déesse. Pourquoi lui as-tu fait subir ça, vieillard ?— Parce que j’ai révélé sa véritable nature, celle qu’elle cachait derrière ses chuchotis et ses

risettes. C’est un démon séduit par l’Obscurité.— Chaman, je ne comprends pas un traître mot de ce que tu racontes. Tu n’as rien d’autre à faire

que de me suivre et de faire exploser les fées ?— J’ai simplement rétabli la vérité. Et si je te suis, c’est parce que tu es Kalona aux Ailes

d’Argent et que tu es un bon guérisseur.— Oui, et c’est pourquoi je ne risque rien en m’adressant à une fée qui a perdu la boule ni en

m’aventurant dans une grotte. Personne ne peut me voler mon esprit.— Être ailé, je t’ai vu dans les rêves prémonitoires dont m’a fait cadeau la Terre-Mère.— La Terre-Mère ne m’aime pas beaucoup…— Sa sagesse est supérieure à ces considérations triviales ! rétorqua le chaman.— Nous ne sommes pas d’accord sur ce point.— Écoute-moi, Kalona aux Ailes d’Argent ! Tu n’étais plus le même dans mes rêves. Tu

débordais de colère et de désespoir. Tu ne vivais que pour la violence et la haine. Tu étais dérouté.— Je connais mon chemin, et il va par là, dit Kalona, le bras tendu vers la grotte. Puis par là,

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ajouta-t-il en montrant l’endroit où L’ota avait disparu.Le visage ridé du chaman trahissait sa tristesse. Sa voix perdit de sa puissance, et Kalona prit

conscience de son grand âge.— Si l’Obscurité te poursuit à la sortie de cette grotte, alors je devrai, conformément à mes rêves

prémonitoires et au serment que j’ai fait à mon peuple, me sacrifier pour l’en empêcher.— Rien ne me poursuit à part toi, une fée folle à lier et quelques oiseaux noirs déboussolés.

Rentre chez toi, chaman, et retourne au lit avec ta femme. Elle saura te remettre les idées en place.Le vieillard commença à se dandiner d’un pied sur l’autre dans une cadence devenue familière à

Kalona.— Sois prudent dans ton choix, être ailé. Ton destin scellera l’avenir de nombreuses autres

personnes.Le chaman accompagna sa danse d’un chant et finit par s’éloigner.Kalona secoua la tête et repoussa encore un peu de fumée dans la direction des oiseaux perchés

au-dessus de la grotte. Irrités, les corbeaux se mirent à croasser.— Vous êtes d’accord avec moi au sujet de la fumigation ! marmonna-t-il aux volatiles. Quelle

plaie, ce chaman !Il se repassa en silence les derniers événements. Comment expliquer à Nyx ce qui était arrivé à

L’ota ? Et comment éviter d’en endosser la responsabilité ?— Je parie qu’Érebus n’a pas ce genre de problèmes, lui.Kalona se baissa et pénétra dans la grotte, dont les parois s’écartèrent pour lui permettre de se

tenir debout. Il faisait noir, et même si l’immortel était doué d’une vision nocturne, il frissonna. Ils’immobilisa afin d’étudier les hautes parois rocheuses, à la recherche de cristaux. N’en voyant pas,il tourna son attention vers les profondeurs de la grotte.

Quelque chose clignotait tout au fond, au-delà de son champ de vision.Malgré la sensation de confinement que lui procurait la grotte, Kalona s’avança.— Dépêche-toi de prendre les joyaux prétendument maudits et de déguerpir, se sermonna-t-il.L’écho sinistre que produisit sa voix le pétrifia.C’est alors que des mots s’introduisirent violemment dans son esprit.Bienvenue, Kalona, fils de la lune, combattant et amant de Nyx. Je me demandais

combien de temps tu mettrais avant de venir me voir.— Qui est là ? s’écria Kalona en levant la main pour faire apparaître son javelot.Mais sa main resta vide. Le javelot n’apparut pas.Un ricanement tonitruant secoua son esprit.Tu ne trouveras aucune énergie divine ici, car c’est une autre énergie qui règne en ces

lieux.— Qui es-tu ? demanda Kalona en se préparant à l’attaque.On me donne plein de noms, et j’en gagnerai d’autres au cours de l’éternité. Mais

comme je suis d’humeur généreuse aujourd’hui, tu as le droit de m’appeler comme bon tesemble.

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C’est alors qu’un énorme taureau émergea des profondeurs de la grotte. Ses cornes plantées sursa tête gigantesque rasaient le haut plafond, faisant tomber une pluie de stalactites. La créature avaitune haleine putride et une couleur cadavérique.

Pris de haut-le-cœur, Kalona recula.— C’est toi le Mal dont parlait le chaman ?Oui et non. Le chaman a un point de vue très obtus sur la question.— Je m’en vais, mais je te préviens : si tu me suis, je n’hésiterai pas à te combattre, répondit

Kalona.Oh, mais j’espère bien que toi et moi aurons régulièrement l’occasion de nous battre !

Mais pas maintenant, Kalona. Car aujourd’hui, je compte t’offrir deux cadeaux en échanged’une seule et unique faveur.

— Je ne veux pas avoir affaire à toi !Tu ne veux pas réussir ton ultime épreuve ? Tu n’as pas envie d’être le combattant

chéri de Nyx, son seul et unique amour, pour l’éternité ?— Que peux-tu bien savoir de toutes ces choses ?Je sais tout, et bien plus encore. Je suis plus vieux que ta déesse. Plus vieux, même,

que la Terre. J’ai toujours existé, et j’existerai toujours. Car là où il y a la lumière, il y aaussi l’obscurité. Tout comme la victoire n’est rien sans la défaite. Et sans la souffrance,point de plaisir. Ne fais pas semblant de ne pas me comprendre. Tu n’es pas aussi naïfque ton frère doré. Ça te fait quoi, de devoir partager Nyx avec lui ?

— Tu vas trop loin, taureau !Kalona fit demi-tour, mais les mots qui surgirent dans son esprit l’arrêtèrent net.Ne t’entête plus à insuffler l’Esprit aux choses inanimées. Tu n’as pas besoin de créer

un nouvel être vivant pour satisfaire Nyx. Contente-toi de perfectionner ce qui existedéjà. Ainsi, tu achèveras ton épreuve et obtiendras ta place dans l’Au-delà. Mais une foislà-bas, tu devras passer l’éternité à partager ta déesse avec un autre… À moins que tu neparviennes à la combler plus qu’Érebus.

— Je la comble déjà plus que lui ! Je l’aime plus qu’il en sera jamais capable !J’approuve ta colère, mais ce n’est pas grâce à elle que tu conquerras la déesse. Au

contraire, elle la précipitera dans les bras de ton frère. Ce qui est déjà le cas.— Non, je sais gérer ma colère.Le rire du taureau résonna de nouveau en lui.Tu apprendras peut-être un jour à mieux mentir, mais tu n’apprendras jamais à

maîtriser ta colère. Tu te contenteras de l’évacuer en hurlant contre Érebus, voire contreNyx elle-même, et la déesse finira par se détourner de toi pour toujours.

— Je ne la perdrai pas, siffla Kalona entre ses dents.Oui, à condition de lui être précieux et de trouver un exutoire à ta colère. Figure-toi

que je peux t’offrir ces deux choses et que je ne te demanderai qu’une seule faveur enéchange. Une faveur qui nous sera profitable à tous les deux, de surcroît.

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— Je ne te donnerai pas mon esprit, taureau !Ce n’est pas ton esprit que je veux, Kalona. Ce que je veux, ce sont mes entrées dans

l’Au-delà.Les paroles du taureau soufflèrent Kalona qui demeura muet.Ah, visiblement, je dois développer ma théorie. L’énergie qui a créé l’Au-delà est aussi

vieille que moi, donc aussi puissante que moi, et également sous bonne garde. Il m’arrivede m’infiltrer dans les ombres de l’Au-delà, mais jamais très longtemps. Car pour pouvoiry pénétrer, je dois y être invité.

— Je n’inviterai jamais rien qui soit capable de détruire ma déesse.Je le sais, et ce n’est pas ce que je te demande. Ce que je veux, c’est que tu m’y

invites de temps en temps et que nous combattions l’un contre l’autre. Comme je telaisserai gagner, tu auras l’air d’avoir protégé Nyx, et tu lui seras donc précieux. Qui plusest, tu libéreras ta colère, et Érebus fera pâle figure à côté de toi.

— Mais si tu me laisses gagner, qu’est-ce que tu y gagnes, toi ?Du plaisir. Il faut dire que ce royaume inaccessible m’intrigue. Et, à l’image de la

petite L’ota, je réduirai d’autres créatures de l’Au-delà en esclavage. De quoi me fairetrès plaisir.

— Je ne t’inviterai pas. Nyx ne me le pardonnerait jamais.Tu n’es pas obligé de le lui dire.— Peu importe, je ne t’inviterai jamais ! martela Kalona.Tu es encore jeune. Tu ignores le sens du mot « jamais » dans un contexte d’éternité.

N’oublie pas, fils de la lune, que la colère est déjà une invitation en soi. Et qu’avant tonarrivée là-haut l’Au-delà n’aura quasiment jamais connu ce sentiment.

— Je ne te le dirai qu’une seule fois, taureau : garde tes distances avec Nyx.Sur ce, Kalona recula jusqu’à la sortie.C’est pourtant toi qui me permettras d’approcher ta déesse. Car aussi sûr que la

Terre-Mère a engendré les humains, ta jalousie va engendrer la colère. Oui, toi, petitedéité arrogante et colérique, tu seras ma clé pour le royaume de Nyx !

Alors que résonnait dans son esprit le rire cruel du taureau blanc, Kalona prit la fuite.

Tapi dans les hautes herbes, le chaman observa Kalona aux Ailes d’Argent fuir la grotte, etl’Obscurité onduler hors de la gueule de ce lieu maudit. Tel un serpent silencieux, les filsd’Obscurité suivirent l’immortel, qui ne fit rien pour les en empêcher.

Résigné, le chaman baissa la tête. Parfois, il regrettait de faire des rêves aussi précis et souhaitaitressembler aux autres membres de son peuple qui, eux, ignoraient tout du destin qui les guettait. Dansces moments-là, il en venait presque à maudire son don. La Terre-Mère lui avait expliqué quellesmesures prendre si l’être ailé traitait avec l’Obscurité. Et bien que cette perspective lui brisât lecœur et risquât d’exciter la fureur de la déesse, le chaman ne faillirait pas à sa promesse.

Les épaules voûtées, le vieillard regagna sa hutte pour faire ses derniers préparatifs. Le

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lendemain soir serait une nuit de pleine lune, une nuit de chasse. Il accomplirait son sacrifice etprierait la Terre-Mère pour qu’il apaise l’Obscurité, suffisamment en tout cas pour éviter à sonpeuple le destin tragique qu’il avait entrevu…

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CHAPITRE NEUF

Au cours des siècles suivants,quand elle se repassa en boucle

les événements qui avaient mené à la tragédie,Nyx s’en sentit responsable…

Sa rencontre avec le taureau blanc avait bouleversé Kalona. La créature avait été répugnante, et saproposition irréaliste, mais il y avait eu dans ses paroles une vérité détestable que l’immortel ailé nepouvait nier. Cette vérité commençait à tournoyer dans son esprit, tel un sempiternel rappel de sapropre peur, de sa propre vulnérabilité.

Non, il ne partagerait jamais Nyx avec Érebus ! Si Érebus devenait l’amant de Nyx, il nerépondrait plus de rien. Jamais il ne pourrait supporter la cruauté d’une telle infidélité !

Accablé, Kalona vola jusqu’à la cascade, où il espérait trouver la déesse. Mais il n’y avaitpersonne, sinon le fantôme de sa beauté.

L’immortel se rabattit alors sur le lac bleu, où il s’assit près du bateau qu’il avait sculpté pourelle. Il attendit qu’elle fasse son apparition, en vain.

Kalona alla même jusqu’à chercher L’ota, la petite fée folle à lier. Il crut la distinguer dansl’obscurité, pourtant, elle fit la sourde oreille à ses appels.

Quelle horreur de ne pas pouvoir invoquer la déesse ! Il ne voulait pas la contrôler, justecommuniquer avec elle, la toucher, passer du temps en sa compagnie… Car seule Nyx était à mêmed’apaiser sa détresse grandissante. Seule Nyx pouvait le rassurer et réparer ce qu’avaient brisé lesparoles omniscientes du taureau.

Sans Nyx à ses côtés, Kalona était fou de désespoir. Son accablement se doubla bientôt de dépit.Où pouvait-elle bien être ? Pourquoi le laissait-elle tomber ? Est-ce qu’elle ne l’aimait plus, ne

le désirait plus ? N’avait-elle pas besoin de lui comme lui avait besoin d’elle ?Était-elle avec Érebus plutôt qu’avec lui ?Abattu, incapable de travailler sur son épreuve finale qui lui aurait pourtant valu son entrée dans

le royaume de Nyx, Kalona prit son envol à la recherche, non pas de Nyx, mais de son frère, le filsdoré du soleil.

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— Ouf, c’est fini ! Je n’ai rien oublié ?Nyx fit courir sa main sur la couche jonchée de fourrures et balaya du regard la chambre

spacieuse qu’elle avait choisie pour Kalona.Tu as oublié l’être doré.— Érebus ? Ne sois pas idiote, L’ota. J’ai déjà préparé sa chambre. Elle est là-bas, dans l’aile

du palais qui donne sur le soleil levant.Mais elle n’est pas à côté de la tienne.— Non, il n’y a qu’une seule chambre qui jouxte la mienne, et…La déesse secoua la tête.— L’ota, y a-t-il un souci ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette en ce moment. Passes-tu trop de

temps sur Terre ? J’espère ne pas t’avoir épuisée en te demandant de surveiller Kalona et de m’aiderà préparer les chambres.

La déesse se tut et sourit à la skeeaed.— Je me repose beaucoup sur toi, plus que sur tes sœurs, d’ailleurs. Tu t’es très bien occupée de

moi, L’ota. Veux-tu accompagner les dryades dans leurs cabrioles sur Terre ? Elles doivent s’amusercomme des folles. Elles ne s’en lassent jamais.

Je n’aime pas les cabrioles, chuchota L’ota en gigotant.Nyx trouvait sa servante drôlement nerveuse.— Oui, les skeeaeds sont plus sérieuses que les dryades, mais tu pourrais prendre goût à leurs

pirouettes.Est-ce un ordre ?— Bien sûr que non ! Je n’ordonnerais jamais à personne de faire une chose pareille ! Mais je te

trouve fatiguée, et je te demande pardon si je suis la cause de ton épuisement. J’aimerais que tu tereposes un peu, ce soir. Ne t’inquiète pas pour Kalona, ni pour Érebus, ni pour moi. Ce soir, tu nedois penser qu’à toi !

La déesse sourit à la fée en caressant sa touffe de poils. L’ota baissa la tête.Tes désirs sont des ordres.Puis elle fila dans les ombres et disparut de la chambre. La déesse soupira et secoua la tête.— Malgré tout ce temps passé avec elles, les fées me demeurent des créatures bien mystérieuses.

J’ai parfois l’impression qu’elles me comprennent trop bien, mais d’autres fois, c’est tout l’inverse.Bon, une petite pause devrait faire le plus grand bien à L’ota, qu’elle le veuille ou non.

Nyx jeta un coup d’œil circulaire et sourit.— Il faut dire qu’elle a été très affairée avec les préparatifs pour l’arrivée de Kalona et

d’Érebus.Kalona… Elle adorait ce nom. L’immortel lui manquait tellement ! Elle s’était interdit de lui

rendre visite pour ne pas le distraire et lui permettre de préparer son épreuve finale. De touteévidence, Kalona avait suivi le même raisonnement : il ne l’avait pas invoquée une seule fois. L’otalui avait pourtant rendu visite chaque jour afin de recueillir ses invocations. Nyx était persuadéequ’ils avaient le même désir : expédier l’épreuve finale au plus vite et se retrouver dans l’Au-delà

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pour l’éternité !Le palais était prêt à recevoir les immortels, et pourtant, il demeurait bien vide. Kalona était si

près du but ! Peut-être Nyx pourrait-elle lui rendre visite une toute petite fois ? Elle lui montreraitainsi combien elle avait hâte qu’il la rejoigne, puis le laisserait vaquer à ses dernières occupations.

L’être ailé t’appelle.Comme si Kalona avait lu dans ses pensées, L’ota apparut soudain pour chuchoter à Nyx les mots

qu’elle avait tant désiré entendre.Il est au geyser.L’ota fronça le nez en repensant à la puanteur du lieu.— Comme c’est gentil de sa part de vouloir me retrouver à l’Old Faithful ! s’esclaffa Nyx. Ça

prouve bien qu’il n’est plus jaloux d’Érebus. Oh, L’ota ! N’est-il pas parfait ?La déesse enlaça la fée, la souleva de terre et virevolta aux quatre coins de la chambre joliment

décorée qui attendait l’arrivée de son amant.Nyx riait toujours lorsqu’elle libéra la skeeaed et se hâta de choisir une sublime robe vaporeuse.

Elle était trop absorbée par sa tâche pour entendre les paroles que lui siffla la créature :Oui, L’ota observe, L’ota parle et L’ota va te montrer !

Au cours des siècles suivants, quand elle se repassa en boucle les événements qui avaient mené à

la tragédie, Nyx s’en sentit responsable. Si elle n’avait pas été aussi immature, frivole et prosaïque,elle ne se serait pas posé autant de questions et aurait pu éviter les horreurs qui s’étaient ensuivies.Mais cela n’avait pas été le cas. Nyx ne s’était jamais demandé pourquoi L’ota était devenue sidistante, ni pourquoi elle était tant sur la défensive. Elle ne s’était pas alarmée quand elle n’avait passenti la présence de Kalona au geyser. Elle n’avait pas un seul instant imaginé que l’Obscurité pûtexercer son influence sur ses proches à défaut de l’atteindre, elle.

Vraiment, Nyx avait manqué de discernement, de maturité, et par sa faute, elle et de nombreusespersonnes allaient en payer le prix.

Mais cette nuit-là, Nyx ignorait encore tout de la souffrance et des regrets qui allaient bientôtl’accabler. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle s’apprêtait à passer la nuit dans les bras de sonamant.

Pour cette raison, la déesse fut déstabilisée d’entendre la voix d’Érebus.— Déesse, quelle plaisante surprise ! Je pensais justement à toi, moi qui voulais connaître ton

opinion sur ma découverte, et te voilà qui arrives dans la seconde !— Joyeuses retrouvailles, dit Nyx après avoir recouvré son sang-froid.Oui, après tout, L’ota n’avait pas précisé quel être ailé avait réclamé sa présence…— Dis-moi, quelle est cette découverte ? demanda Nyx.— Suis-moi ! répondit Érebus avec un sourire en lui tendant la main. J’ai trouvé quelque chose

dans une tanière formée par les racines d’un vieil arbre.Il désigna la rangée d’arbres au-dessus de leurs têtes et aida Nyx à escalader l’affleurement

rocheux.

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— Sois prudente, lui recommanda-t-il en la soulevant pour franchir un buisson de ronces.Il mena Nyx à un cèdre parfumé, posa l’index contre ses lèvres et écarta des fougères. Là, au

creux des racines de l’arbre, se pelotonnaient cinq petites boules duveteuses.— Oh, des chatons ! s’exclama Nyx.Sa voix réveilla les félins qui l’observèrent avec de grands yeux brillants.— Elle avait raison : tu aimes les chats sauvages ! dit Érebus, ravi. Et ils n’ont pas peur de toi,

alors qu’en temps normal ils craignent la présence de l’homme.Au son de la voix de l’immortel, les chatons firent le gros dos et feulèrent.Nyx rit aux éclats, puis les caressa pour apaiser leur colère.— Ils n’ont pas peur de moi, car ils savent que je suis leur déesse. Et c’est vrai : je les aime

beaucoup ! Tant et si bien que j’en ai ramené un avec moi dans l’Au-delà !Elle lança un regard à Érebus.— Comment ça, « elle avait raison » ?— La Terre-Mère ! répondit Érebus en adressant à sa déesse un tendre sourire.— Décidément, on ne peut lui confier aucun secret…— Tu es contrariée ?— Absolument pas. J’apprécie beaucoup son amitié et l’affection qu’elle me porte. Tu es

contrarié, toi ?— Pas du tout ! J’adore la Terre-Mère et le royaume mortel qui abrite tant de créatures

fascinantes. D’ailleurs, j’ai une énorme dette envers elle : celle de ma création.— Tu es bon et généreux, Érebus.— Merci. Déesse, veux-tu t’asseoir un moment avec moi et attendre l’éruption du geyser ?— Avec plaisir.Avant qu’il ne remette les fougères en place, elle jeta un dernier regard aux chatons.— La Terre-Mère t’a-t-elle précisé si elle s’opposait à ce que je ramène d’autres chats sauvages

dans l’Au-delà ?Érebus partit d’un grand éclat de rire.— Non, elle ne m’a rien dit à ce sujet, mais je veux bien le lui demander la prochaine fois que je

la verrai.— Elle te rend souvent visite ? demanda Nyx tandis qu’ils regagnaient la crête qui surplombait le

geyser.— Oui, j’aime bien sa compagnie, même si j’ai du mal à comprendre son obsession pour les fées.— Tu as intérêt à te faire à leur présence, même si, visiblement, elles préfèrent le royaume

mortel à l’Au-delà. Ma skeeaed elle-même se montre caractérielle ces derniers temps.— Ta skeeaed ? La petite fée rose qui reste dans ton ombre ?— Oui, elle s’appelle L’ota. Tu ne lui as pas parlé aujourd’hui ?— Non, je ne l’ai pas vue depuis la dernière épreuve, répondit Érebus avant de s’immobiliser et

de soulever la déesse. Il y a des ronces et des cailloux dangereux partout. La prochaine fois que tu

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viendras, mets des chaussures.— Je m’en souviendrai, fit Nyx. Mais en attendant, j’apprécie ta galanterie !Une fois arrivés à destination, Érebus la déposa sur un rocher bien lisse avant de s’asseoir sur

les cailloux à côté d’elle. Ils demeurèrent sans parler, mais leur silence ne la gênait pas. Nyx trouvaitle lieu calme et plaisant. Même l’odeur fétide ne les atteignait pas à cette hauteur. Soudain, la terre semit à gronder, puis une colonne d’eau jaillit dans le ciel rouge et rose du crépuscule.

Nyx saisit la main d’Érebus.— C’est ravissant ! Merci encore d’avoir créé cette splendeur rien que pour moi !— Ton sourire est le meilleur remerciement qui soit, dit Érebus en penchant la tête sur le côté et

en la fouillant de son regard doré. Va le rejoindre.Déconcertée, Nyx cligna des yeux.— Qui ça ?— Kalona. Va le rejoindre. Il a besoin de toi. Il va mieux en ta présence.— Je souhaitais lui laisser un peu de temps pour qu’il puisse…Nyx se tut. Elle ne voulait pas paraître indifférente aux sentiments d’Érebus.— Tu voulais qu’il puisse se concentrer sur son épreuve finale sans être déconcentré par ton

charme, conclut Érebus. Je sais que cela part d’un bon sentiment, mais je connais mon frère, et jepeux t’assurer que s’il est comme moi, la solitude ne l’aide pas à se concentrer. Il a besoin de toi.

— Tu n’es pas jaloux de la relation qui nous lie, lui et moi ?— Non, belle déesse. Je me contente de la destinée pour laquelle j’ai été créé. Je ne ferais pas un

très bon combattant, de toute façon.— Je ne parlais pas du rôle de combattant, souffla Nyx en croisant son regard éclairé par le

soleil.Le sourire d’Érebus se fit chaleureux.— Si tu décides un jour de faire de moi ton amant, je te retournerai volontiers la faveur, aussi

souvent que tu voudras de moi. Mais je ne veux pas m’approprier ton corps. Tout ce que je souhaite,c’est que tu sois heureuse, et avec mon frère à tes côtés – en tant que combattant et en tant qu’amant –je ne doute pas que tu le seras. Il en sera lui-même très heureux, ce qui est également crucial pourmoi, même s’il me faudra des années et des années pour l’en convaincre.

Nyx glissa de son rocher pour s’installer sur les genoux d’Érebus. Elle passa ses bras autour delui et l’étreignit avec force.

— Décidément, tu me rends très, très heureuse !— Je ne voudrais surtout pas gâcher votre bonheur !Nyx releva la tête vers le ciel assombri. Kalona planait au-dessus d’eux et s’exprimait d’une voix

blanche dénuée de toute émotion.— Mon frère ! Viens donc avec nous ! l’invita Érebus en se mettant debout et en replaçant Nyx

sur son rocher. Nous parlions justement de toi.— Je n’ai entendu que la voix de la déesse, objecta Kalona sans adresser un regard à Nyx. Et elle

parlait du grand bonheur que tu lui procurais. Nyx, avec ta permission, je vais vous laisser.

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— Tu as ma permission.Dans un éclat d’ailes argentées, Kalona disparut vers l’horizon.Érebus poussa un soupir.— Il est susceptible, pour un combattant.— Il me déteste…, lâcha Nyx.— Non, il t’aime, et c’est sa jalousie qui l’a fait partir. Il ne te reste plus qu’à le retrouver et à lui

expliquer pourquoi je te rends si heureuse. Pour ma part, je lui apprendrai à mieux écouter auxportes.

— Érebus, tu es un ami très précieux, énonça Nyx en se penchant pour lui faire la bise.— Quant à toi, tu es une déesse bonne et aimante. Au fait, je suis prêt pour mon ultime épreuve.— Veux-tu que nous invoquions l’Esprit pour appeler la Terre-Mère ?— Je peux attendre un peu, le temps que tu ailles te réconcilier avec mon frère.Nyx l’enlaça une nouvelle fois, puis, l’esprit concentré sur Kalona, elle invoqua la magie divine ;

celle-ci la souleva et la transporta jusqu’à l’étendue d’herbe qui recouvrait le cœur du continentsauvage, laissant un sillage de poussière d’étoile scintillante derrière elle.

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CHAPITRE DIX

À ma fille, ma création,j’offre la Nuit, mon plus beau don…

Nyx n’eut aucune difficulté à repérer le lieu où s’était installé Kalona. L’immortel, en revanche,n’était nulle part en vue. Ne désirant pas s’attarder, la déesse pensait suivre le lien qui les unissaitpour le rejoindre directement, mais le camp de Kalona l’intrigua.

Situé à la périphérie de la prairie, à l’orée de la forêt que bordait une crique, il se trouvait àl’opposé du vaste campement du peuple de la Prairie. Nyx trouva l’endroit plaisant ; Kalona avait surendre son petit nid confortable.

Elle fouilla dans les amoncellements de cuir, de paniers, d’outils et d’aliments, avant de serendre compte que son amant avait de toute évidence tissé des relations amicales avec le peuple de laPrairie. Ou du moins l’espérait-elle. Sa main caressa une épaisse fourrure similaire à celle quitapissait le fond du bateau que Kalona lui avait fabriqué.

Qu’offrait-il au peuple en échange de toutes ces richesses ? Nyx connaissait bien le peuple. Trèsbien, même. Il pouvait se montrer fort généreux, mais il donnait rarement sans rien recevoir en retour.

Une légère pointe d’appréhension se logea dans l’esprit de la déesse. Elle se remémora lapremière rencontre de Kalona avec le peuple de la Prairie. Les mortels avaient cru qu’il s’agissaitd’un dieu ailé et ils avaient failli le vénérer.

— Non, je ne penserai jamais du mal de Kalona ! se sermonna Nyx. Il n’est pas responsable descroyances du peuple de la Prairie.

La déesse se détourna des offrandes et quitta le petit campement. Elle resta à l’orée de la prairie,les bras en croix, la tête rejetée en arrière, se délectant des rayons argentés de la lune qui se levait.La nuit était limpide, le ciel étoilé. Nyx projeta sa magie dans la douce brise qui soufflait.

— Conduis-moi à mon amoureux, afin que je répare ce qui s’est brisé entre nous ! ordonna-t-elleà la nuit.

Telle la queue d’une étoile filante, des panaches de magie émanèrent de la déesse et – lentementmais sûrement – la poussèrent en avant. Nyx se laissa guider. Certaine que Kalona se trouvait dansles parages, elle sentit son pouls s’accélérer. On l’avait créé pour elle : il l’aimait. Il lui suffisait deplonger les yeux dans son regard ambré ou de caresser son corps musclé pour qu’il comprenne querien ni personne ne pouvait les séparer.

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Nyx vit d’abord les oiseaux noirs. Ils attirèrent son attention vers un bosquet d’arbres distant,entouré de blocs de grès recouverts de lichen, où Nyx distingua la silhouette de Kalona. Il était assissur un gros rocher, la tête entre les mains, les épaules voûtées. Ses ailes luisaient tant qu’on les auraitcrues chargées de la lumière lunaire. Nyx s’immobilisa et l’observa de loin en silence.

« Il est si beau, si majestueux, et pourtant si triste, pensa-t-elle. Si seulement je pouvais leconsoler ! »

Nyx venait de faire un pas lorsqu’une forme remua dans son champ de vision. Perché sur unrocher plus volumineux au-dessus de Kalona, un vieillard orné de plumes venait d’apparaître etredressait lentement sa carcasse arquée par les années. Il n’était pas seul. Une femme – ou plutôt unejeune fille – l’accompagnait. Elle portait une robe élaborée en peau tannée que Nyx trouva fort jolie.Même de là où elle se tenait, la déesse nota que la jeune femme était d’une beauté à couper le souffle.

Elle haussa les sourcils et ressentit une pointe de jalousie. Le vieillard allait-il offrir la jeunefemme à Kalona ? Et que se passerait-il s’il l’acceptait ?

La déesse se sentait tiraillée. D’une part, elle aurait voulu se fondre dans la nuit et laisser sonamant prendre du plaisir comme il le pouvait. D’autre part, elle aurait voulu se précipiter vers lui etle supplier de ne choisir qu’elle et personne d’autre.

Nyx baissa la tête. Désormais, elle connaissait les sentiments de jalousie, de vulnérabilité et dedésespoir.

Le vieillard se mit à fredonner d’une voix hypnotique une mélodie sans paroles. Nyx sentit sespieds bouger au rythme de la musique.

— Chaman, ça suffit ! s’exclama Kalona. J’ai assez souffert aujourd’hui, pas la peine d’enrajouter une couche avec ta sempiternelle rengaine !

Il leva la tête et sursauta.— Pourquoi m’as-tu amené une enfant ?— J’obéis à mon rêve, répondit le vieillard.— En parlant de rêve, tu aurais pu m’expliquer ce que…Le chaman interrompit Kalona. Le timbre de sa voix se modifia, magnifié par un étrange pouvoir

qui luisait au milieu de son front sous la forme d’un croissant de lune.

Ce que je fais, je le fais pour vous deux.D’abord pour elle,Ensuite pour toi.Accepte cette viergeAu sang si pur.C’est un double sacrificeD’abord pour elle,Ensuite pour toi.

Nyx contempla ce spectacle, fascinée. Mais mue par un terrible pressentiment, elle fit un pas,

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puis deux avant de piquer un sprint.

Juste équilibreAncien et moderneDouble balanceD’abord pour elle,Ensuite pour toi.

Quand il eut achevé sa dernière phrase, le chaman leva la main. Nyx remarqua qu’il tenait unelongue lame d’obsidienne.

— Non ! cria-t-elle.Mais la main du chaman ne flancha pas. Avec sa lame, il taillada la gorge de la vierge dans une

effusion de sang. La jeune fille tomba à genoux, se débattant pour reprendre son souffle et inondant lerocher d’un flot vermeil.

— Pourquoi as-tu fait ça ? s’écria Nyx en accourant vers la vierge qu’elle prit dans ses bras.— C’est un double sacrifice. L’un pour lui, l’autre pour toi. Pardonne-moi, déesse. J’ai fait ce

que j’ai pu.À cet instant, les yeux du vieillard se révulsèrent, et il agrippa sa poitrine avant de tomber à la

renverse dans l’herbe. Il ne respirait plus.Nyx leva la tête. Kalona était aussi pâle que le clair de lune.— À quoi rime tout ça ?— J’en sais rien, bégaya-t-il. Je croyais qu’il était fou… Je ne le pensais pas capable d’en

arriver là.— Est-ce que son peuple t’a vénéré ?Une surprise réelle se peignit sur le visage de Kalona.— Il me déposait des offrandes, et parfois, le vieillard chantait avec son bâton de fumigation.

Est-ce cela, être vénéré ?Incrédule, il braqua le regard sur la vierge moribonde.— Quel idiot ! J’ai deux morts sur la conscience, à présent !— Non, pas du tout ! fit Nyx, qui voulait éviter à Kalona de sombrer dans la culpabilité et le

désespoir. Son cœur l’a lâché parce qu’il était vieux. On n’y pouvait rien, ce n’est pas ta faute. Quantà cette enfant qu’il a sacrifiée pour toi, elle s’accroche. Nous pouvons encore la sauver. Prête-moi unpeu du don de création que l’on t’a accordé, et invoque l’Esprit. Ce serait formidable que tu sauvesla vie de cette jeune fille en guise d’épreuve finale !

— Mais la Terre-Mère…— Je suis une déesse ! Et je suis prête à troquer mon amitié avec la Terre contre la vie de cette

enfant.Kalona inclina la tête.

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— D’accord, ma déesse.

Je vous invoque, Esprit, Énergie Divine et don de création.Pour mon ultime épreuve, ma dernière invention.La déesse ordonne ; qu’il en soit ainsi,Quels que soient ses ordres, je lui obéis.

Kalona se pencha et déposa un doux baiser sur les lèvres de Nyx dans lequel elle puisa l’Esprit,le don de création et l’Énergie Divine.

Nyx ramassa la lame d’obsidienne du vieillard et la passa d’un coup sec sur son poignet. Puiselle porta sa blessure aux lèvres livides de la vierge et se mit à chanter :

Sang de mon sang, éternelle sera ton âme.Bois, bois. Dès ce soir, ta nouvelle vie je proclame.

La jeune fille garda les yeux fermés, mais ses lèvres s’entrouvrirent, et elle but le sang de ladéesse comme on le lui avait ordonné.

Nyx se pencha et souffla dans la gorge meurtrie de la vierge. La chair déchirée commença à sereconstituer.

À ma fille, ma création,J’offre la Nuit, mon plus beau don.

Nyx posa ses lèvres sur celles de la vierge et lui insuffla les derniers vestiges de l’Esprit, puiselle embrassa son front lisse. Elle lui transmit sa Magie Millénaire en chuchotant :

Avec cette Marque tatouée,Ta vie peut recommencer.

Un croissant de lune saphir apparut au milieu du front de la vierge, puis sur son visage une sériede motifs élaborés et mystérieux. Chacun d’eux représentait les cinq éléments, à l’image destatouages que Nyx arborait si souvent sur son corps.

La jeune fille ouvrit les yeux.— Grande déesse de la Nuit, dis-moi ton nom que je puisse te vénérer.— Appelle-moi Nyx.Autour d’eux, la nuit explosa pour laisser apparaître la Terre-Mère, suivie d’une nuée de

dryades. Les créatures volubiles plongèrent dans un silence inhabituel lorsqu’elles posèrent les yeuxsur leur déesse.

— Ah, c’est bien ce qui me semblait, soupira la Terre-Mère en secouant la tête d’un air navré.

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L’épreuve a été corrompue. Kalona doit être recalé.Érebus tomba du ciel, un panier dans les bras. Son sourire chaleureux s’évanouit devant la

sombre scène qui se jouait.— Je me suis dépêché de vous rejoindre quand j’ai senti que l’épreuve était en cours, expliqua-t-

il.— Ma fille, dors, et à ton réveil, tu oublieras les terribles circonstances de ta création pour n’en

retenir que l’amour, ordonna Nyx à la vierge.La déesse passa délicatement la main sur le visage de la jeune fille, qui ferma les paupières. Elle

se releva ensuite et se planta face à Érebus et à la Terre-Mère.— Ce qui s’est produit ici est entièrement ma faute. Le vieillard, confus, avait tort. Il a sacrifié

cette vierge à Kalona dans un élan de pure folie. J’ai ordonné à Kalona de me prêter son don decréation et d’invoquer l’Esprit pour épargner la vie de cette jeune fille. Ses actions m’ayant comblée,Kalona a remporté sa troisième et ultime épreuve, déclara Nyx avant de se tourner vers Érebus. À tontour.

Dénué de son entrain habituel, Érebus posa son panier entre Nyx et la vierge endormie.— Je voulais offrir ceci au peuple de la Prairie que tu aimes tant, dit-il. À présent, il me paraît

plus judicieux de le donner à ta fille mortelle.Érebus souleva le couvercle du panier. À l’intérieur se trouvaient les cinq chatons que l’immortel

avait montrés à Nyx un peu plus tôt dans la soirée. Il tendit les mains au-dessus du panier et récita :

Magie Millénaire, don de création et puissance de l’Esprit, je vous appelle.Entendez ma volonté et obéissez à mon cœur charnel.Que la joie se fasse dans cette nuit de larmes, de mort et de confusion.Offrez à la fille de Nyx le réconfort d’un compagnon.Familiers, amis, camarades – de cœur ou de sang.Leur lien, par la puissance du soleil, sera résistant.

Les mains d’Érebus luirent d’une teinte orangée qui rappelait le crépuscule. Nyx s’aperçut que lafourrure beige et gris des chatons avait viré au fauve et au crème. Érebus prit l’un des félins, et aulieu de feuler et de jouer des griffes, l’animal se mit à ronronner et à frotter sa tête contre le visage del’immortel.

— Non, c’est elle qui a besoin de ta compagnie, pas moi, sourit Érebus.Il plaça le chaton et ses quatre frères et sœurs en cercle contre la vierge endormie, puis il se

tourna vers Nyx.La déesse lui prit le visage entre les mains et l’embrassa doucement.— Ton cadeau me comble. Toi aussi, tu as réussi ton ultime épreuve.Nyx fit face à la Terre-Mère.— Je n’avais pas du tout prévu ce qui s’est passé ce soir…— Tandis que moi, j’ai voulu tout régenter, la coupa la Terre-Mère. Mais ce soir, je me rends

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compte qu’il y a des choses que même l’amour ou le don de création ne peuvent anticiper.— Sommes-nous toujours amies ?— Oui, pour l’éternité. Toutefois, je crois qu’il est temps que je ne fourre plus mon nez dans tes

affaires.— Arrête, je ne te remercierai jamais assez de l’avoir fait ! Tu as mis un terme à ma solitude, et

avec Kalona et Érebus, l’Au-delà va pouvoir revivre.— Ne me remercie pas, fit la Terre-Mère qui se dirigea vers Érebus et l’enlaça chaleureusement.

Érebus, je garderai de toi le souvenir d’une belle journée ensoleillée. J’ai beaucoup aimé être tamère.

— Et j’aime beaucoup être ton fils. Nous ne nous reverrons plus ?— Si, peut-être, mais je pense que tu trouveras de quoi t’occuper dans l’Au-delà. Quant à moi, je

suis de nouveau épuisée, et il va me falloir beaucoup de repos.La Terre-Mère autorisa Érebus à l’embrasser sur la joue, puis elle s’approcha de Kalona.— Fils de la lune, j’ai été sévère car je voyais de mauvaises choses en toi. Tu es différent de ton

frère. Tu es à la fois un combattant et un amant, et ces deux rôles sont difficiles à concilier. Jedistingue en toi une capacité infinie à répandre non seulement le bien, mais aussi le mal. Je voulaisque ces épreuves t’aident à comprendre que le pouvoir va toujours de pair avec de hautesresponsabilités. Seuls tes choix futurs prouveront que tu as bien retenu ma leçon.

— Je n’ai pas l’intention de répandre le mal, fit Kalona, sincère.— L’enfer est pavé de bonnes intentions. Tu n’avais pas l’intention de voir mourir un mortel ce

soir, n’est-ce pas ?— En effet.— Et pourtant, l’un d’eux est mort, et l’autre a subi une transformation radicale. Kalona, écoute-

moi bien. Si ta colère devait succomber à l’Obscurité, tu ne trouverais aucun refuge surTerre. Qu’il en soit ainsi.

Afin de sceller son serment, la Terre-Mère embrassa les lèvres froides de l’immortel, puis setourna d’un air inquiet vers Nyx. Les deux femmes s’enlacèrent.

Nyx porta son regard sur la vierge.— Pourras-tu garder un œil sur ma fille lorsque tu te réveilleras ? C’est une créature toute neuve,

et la seule de son espèce. Elle aura besoin qu’on prenne grand soin d’elle, et on n’a jamais assez demères pour cela.

— Comme je risque de ne jamais plus me réveiller, je vais procéder à une ultime création avantde rejoindre ma couche. Mais tu devras veiller seule sur tes enfants.

D’abord perplexe, Nyx comprit finalement où la Terre-Mère voulait en venir.— Tu vas créer d’autres spécimens à son image !— Oui, mais leur réalisation sera plus compliquée que la sienne. Disons qu’elle n’est pas à

proprement parler une nouvelle créature, plutôt une mortelle « perfectionnée ». Je vais distribuer sesgènes aux humains, mais j’ignore combien d’entre eux pourront se « perfectionner ».

Nyx saisit les mains de son amie.

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— Merci, Terre-Mère. Merci de t’assurer que ma fille ne vivra jamais seule.— Ne me remercie pas tout de suite. J’ignore combien ils seront à survivre.— Ils seront nombreux, j’en suis certaine, rétorqua Nyx. Les humains sont assez forts et

courageux. Quant à moi, je serai leur déesse de la Nuit !— Effectivement, confirma la Terre-Mère. Allez, embrasse-moi une dernière fois et sauve-toi. Je

ne veux ni chagrin ni regrets entre nous.Nyx serra fort son amie.— Dors en paix, sans inquiétude ni regret. Je rendrai visite à tes enfants et veillerai éternellement

sur leur âme.— Veille sur toi aussi, ajouta la Terre-Mère avant de lui chuchoter à l’oreille : Et veille sur

Kalona. Si un jour tu le vois changer, c’est que sa colère l’aura emporté sur son amour. Et s’il selaisse vaincre par sa colère, elle vous consumera aussi, toi et ton royaume.

Elle lâcha Nyx et fit un pas en arrière.— Pars, et soyez tous bénis…Des trilles déchirants s’élevèrent parmi les dryades, les coblyns et les naïades attroupés autour

de la Terre-Mère. Plusieurs skeeaeds qui étaient apparues dans les prairies coloraient la nuit deteintes vives, signe de leur inquiétude.

— Pas de panique, petites créatures ! Vous êtes chez vous dans l’Au-delà, expliqua la Terre-Mère.

— Autorises-tu les fées à te rendre visite sur Terre ? demanda Nyx.— Tu les laisserais faire ? s’étonna la Terre-Mère.Nyx adressa un sourire radieux aux fées.

Tant qu’il y aura de la Magie Millénaire,Les fées descendront sur Terre

— Qu’il en soit ainsi ! s’écria la Terre-Mère, revigorée, tandis que les fées dansaient de joieautour d’elle.

Nyx sécha une larme et prit les deux immortels ailés par la main.— Laissons la Terre-Mère, heureuse et entourée de ses joyeuses créatures, souffla-t-elle en les

guidant vers les ténèbres de la prairie.Une fois hors de la vue de la Terre-Mère, Nyx leur lâcha la main.— Suivez-moi !Elle leva le bras, et un fil délicat, argenté comme un rayon de lune, apparut. Nyx s’en saisit et

sourit aux deux immortels ailés qui la contemplaient avec la même appréhension.— N’ayez crainte ! Le trajet n’est pas long quand on connaît le chemin. Je vais vous montrer

comment vous y rendre, afin que vous puissiez toujours rester à mes côtés.Le fil scintillant se tendit, et la déesse fut propulsée dans le ciel nocturne. Kalona et Érebus

déployèrent leurs ailes à l’unisson avant de s’envoler pour la rejoindre.

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Nyx garda le fil d’argent à la main jusqu’au moment où, par-delà le noir complet qui flottait entre

les royaumes, se dessina une bande de terre compacte. La déesse atterrit et se tourna pour voirKalona et Érebus.

Érebus se baissa pour tâter le sol qui ressemblait à celui de la prairie.— Sommes-nous sur la Terre-Mère ?— Ça s’étend jusque là-bas, nota Kalona, le bras tendu vers un bosquet qui s’étirait devant eux à

perte de vue.— Non, il n’y a rien de terrestre ici, même si certains détails vous rappelleront la Terre, répondit

Nyx.Kalona eut l’air soulagé. Érebus semblait seulement intrigué.— C’est quoi, cet arbre ? demanda-t-il en se dirigeant vers un végétal.Nyx lui barra le passage, sous le regard médusé des deux immortels.— Les mortels l’appellent Yggdrasil, Abellio ou encore l’Arbre aux pendus, pour ne citer que

trois noms. Mais pour moi, c’est l’Arbre aux Souhaits, car je l’ai rempli d’Énergie Divine danslaquelle j’ai incorporé des vœux, des songes, de la joie et de l’amour. Il se dresse à l’entrée de monroyaume, dans l’Au-delà. Royaume que j’ai l’intention de partager avec vous, à condition que vousme fassiez une promesse : quoi qu’il arrive au cours de l’éternité, vous n’évoquerez plus jamais lesévénements de cette nuit. Ma fille – et tous ses descendants – ne devront jamais savoir qu’ils sont néspar erreur, à cause de la superstition et de la folie. C’est d’accord ?

— Tu as ma parole, promit Kalona.— La mienne également, déesse, déclara Érebus.— Alors je vous accueille dans l’Au-delà en espérant que nous soyons tous bénis !

La Terre-Mère laissa les fées à leur danse sans fin. Elle avait une dernière tâche à accomplir

avant d’aller se coucher, mais elle s’agenouilla d’abord près du chaman, lui ferma les yeux et passales mains au-dessus de sa dépouille. La terre fertile de la prairie s’entrouvrit pour accueillir levieillard.

— Tu as fait ce qu’il fallait, conformément à ma volonté. Je sais que tu as eu du mal à m’obéir età sacrifier cette vierge. Néanmoins, par ta soumission, tu as offert une planche de salut à Kalona quia, en effet, été contaminé par l’Obscurité. Nyx ne se rend encore compte de rien, mais moi, je le voisaussi clairement que toi. Et puisque tu as suivi ma volonté, à mon tour de suivre la tienne, vieillard.

La Terre-Mère lui toucha le front et dégagea de son corps la sphère luisante qui contenait sonâme éternelle.

Rejoins-moi, puissante créature de la prairie !

Un bison gigantesque trotta dans sa direction. Les muscles de son large poitrail frissonnèrentquand il se prosterna, le museau collé aux genoux de la Terre-Mère. Cette dernière le caressa et luimurmura des flatteries avant de parachever sa promesse :

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Pour l’éternité, soyez tous les deux réunis !

Elle pressa la sphère luisante sur le front de l’animal qui en absorba la lueur. La Terre-Mèresourit.

— Pars, vieillard rajeuni ! Pars écumer la prairie. Que ton existence soit longue et féconde !Le bison grogna puis, obtempérant, s’éloigna en trottinant d’un pas léger.

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CHAPITRE ONZE

Et même si cela devait creuserun gouffre dans son cœur,

Nyx savait qu’il fallait arrêter l’immortel…

Ainsi passèrent les siècles. Au départ, tout alla pour le mieux dans l’Au-delà. Désormais, la déessen’était plus seule. Elle jouissait de la présence d’un combattant et d’un amant, d’un camarade et d’unami. Nyx s’épanouissait, et avec elle, l’Au-delà tout entier.

Les enfants de Nyx, que la Terre avait créés avant de partir se coucher, prospéraient eux aussi.Cependant, les immortelles avaient eu raison toutes les deux. Bon nombre des enfants de Nyx, tropfaibles, n’avaient pas survécu à la Transformation. Mais ceux qui en avaient réchappé appartenaientquant à eux à l’élite de l’humanité. C’étaient les plus courageux, les plus forts, les plus intelligents etles plus talentueux des humains. Par solidarité, ils se faisaient appeler « vampires » (ou « enfants deNyx ») et évoluaient dans une société matriarcale, où la femme était vénérée, et l’homme respectédans son rôle de combattant et d’amant, de camarade et d’ami. Nyx aimait tant ses enfants qu’il luiarrivait de leur offrir des cadeaux en lien avec les cinq éléments dont son amie lui avait accordé lamaîtrise. Mais Nyx avait beau les apprécier et les couvrir de présents, elle ne tenait pas à fourrer sonnez dans les affaires de ses vampires. Ses mésaventures avec la Terre-Mère l’en avaient biendissuadée. Elle avait compris que l’amour ne peut fleurir si l’on exerce sur lui trop de contrôle. Nyxse jura de ne jamais soumettre ses enfants et de leur laisser leur libre arbitre, qu’ils l’utilisent à bonescient ou non.

Bien qu’elle regrettât parfois sa décision, Nyx tint parole.Elle s’en voulut aussi d’avoir promis de ne plus jamais évoquer les circonstances de la création

de son premier enfant. Cette promesse était partie d’un bon sentiment, afin de protéger les vampires.Pourtant, la déesse se rendait compte que ce silence lui interdisait d’expliquer certaines choses àKalona, et qu’il empêchait l’être ailé de lui poser des questions.

De même, ils n’évoquaient jamais ce qui était arrivé quand Kalona était apparu au geyser, nil’étrange superstition qui avait poussé le chaman à sacrifier une jeune fille.

Parfois, Nyx se repassait en boucle le chant que le chaman avait fredonné avant de la tuer :

Ce que je fais, je le fais pour vous deux.

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D’abord pour elle,Ensuite pour toi.

Qu’avait-il voulu insinuer ? Le « toi » faisait évidemment référence à Kalona. Mais le « elle »désignait-il Nyx ou la vierge ?

Cette question sans réponse hantait Nyx. Pire : réduite au silence par sa faute, la déesse nepouvait s’en ouvrir à personne, et surtout pas à Kalona, qui paraissait de moins en moins disposé àdiscuter avec elle.

Nyx voulut s’entretenir avec lui de la Terre-Mère qui lui manquait tant. Mais Kalona esquiva lesujet et demeura silencieux.

Et alors que Nyx s’interrogeait tout haut sur le sort de L’ota qui avait disparu le soir où Érebus etKalona étaient entrés dans l’Au-delà, Kalona ne soufflait mot.

Ce silence se prolongea, s’éternisa, tant et si bien que Nyx et Kalona n’eurent bientôt plus aucunsujet de conversation. Tout ce qui les liait, désormais, c’était la passion qui les consumait quandleurs deux corps se retrouvaient.

Or il en fallait bien plus pour rendre Nyx heureuse. Pour se consoler, la déesse se mit alors àfréquenter Érebus. L’immortel doré n’était certes pas un amant, mais il était infiniment plus agréableque Kalona. Il était d’un abord facile ; Nyx et lui n’avaient pas de secret l’un pour l’autre. Il écoutaitla déesse d’une oreille attentive, sans fierté ni jalousie, et il avait toujours le mot pour rire.

Mais plus Nyx se rapprochait d’Érebus, plus Kalona sombrait dans l’introversion, jusqu’au jouroù il cessa toute relation intime avec la déesse. Dans le silence empoisonné qui s’était installé entreeux, la jalousie et la colère de Kalona avaient enflé jusqu’au point de non-retour.

L’Obscurité choisit ce moment-là pour lancer son attaque sur l’Au-delà.Nyx prenait un bain de soleil matinal sur le balcon d’Érebus quand survint le premier assaut.

Érebus avait fabriqué un jouet en plume pour le chat sauvage de Nyx. Cette dernière s’amusait devoir l’animal s’agiter devant la plume quand une chose sombre et terrible escalada le balcon et broyala patte arrière du félin qui poussa un miaulement de douleur.

Nyx hurla à son tour, mais Kalona apparut soudain, tel un dieu vengeur, toutes ailes déployées etle regard étincelant avant d’empaler la créature sur sa lance d’obsidienne. Nyx attrapa son chat etcourut se réfugier dans les bras de Kalona. L’immortel lui caressa les cheveux en lui murmurant desparoles réconfortantes jusqu’à ce que ses tremblements cessent.

— C’était quoi, ça ? demanda Nyx.— De l’Obscurité, lâcha Kalona, furieux.— Comment a-t-elle pu s’introduire ici ? demanda Érebus tandis qu’il bandait la patte blessée de

l’animal.— À toi de me le dire, frérot. Après tout, tu étais seul avec la déesse quand l’Obscurité a frappé.Érebus n’avait aucun début d’explication, et Nyx non plus. Mais d’autres incidents suivirent, au

point que Kalona dut combattre une nouvelle forme d’Obscurité tous les jours.Au départ, les attaques rapprochèrent Nyx et Kalona, tant et si bien qu’ils redevinrent amants. La

communication était rétablie. Kalona accepta même de l’accompagner chez les vampires le jour où

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ils fondèrent leur première Maison de la Nuit, baptisée ainsi en l’honneur de la déesse.Mais leur visite s’acheva sur une fausse note, à la suite d’une innocente remarque de Nyx :— Kalona, regarde tous ces chats ! Comme ils sont tendres avec mes enfants !— Je parie qu’Érebus sera ravi d’apprendre que son cadeau te comble toujours autant, aboya

Kalona avant de se murer dans le silence.Nyx ne pouvait rien dire. Ni sur le cadeau ni sur la joie qu’il lui procurait, car sa promesse la

réduisait au silence. Impuissante, elle ne pouvait que contempler les ravages que la colère et lajalousie produisaient sur Kalona.

Sur le chemin du retour, une énorme créature à têtes multiples surmontées de cornes et aux crocsacérés les attaqua. Kalona la réduisit en miettes, raccompagna Nyx dans ses appartements et, sans unmot, repartit chasser de nouveaux ennemis.

Cette nuit-là, Nyx versa des larmes amères en repensant à l’avertissement de la Terre-Mère : « Etveille sur Kalona. Si un jour tu le vois changer, c’est que sa colère l’aura emporté sur son amour. Ets’il se laisse vaincre par sa colère, elle vous consumera aussi, toi et ton royaume. »

Alors, Nyx comprit : la colère de Kalona était en train de détruire non seulement leur amour,mais aussi l’Au-delà. Et même si cela devait creuser un gouffre dans son cœur, Nyx savait qu’ilfallait arrêter l’immortel.

— Tu m’as invoqué ?Nyx s’était habillée avec soin, jetant son dévolu sur la robe qu’elle portait le jour où – il y a fort,

fort longtemps – Kalona lui avait créé une cascade et où ils s’étaient rapprochés pour la premièrefois. Elle se tourna vers l’immortel, le visage rayonnant d’amour, dans l’espoir qu’il lui rendrait sonsourire, la prendrait dans ses bras et oublierait sa colère.

— Tu ne devrais pas te promener seule aux frontières de notre royaume, grogna-t-il.Il fit le tour de l’Arbre aux Souhaits et se campa sur la bande de terre rouge, à l’entrée de l’Au-

delà. Il leva enfin ses yeux d’ambre vers elle, le regard sévère.— Mon combattant a-t-il remplacé mon amant pour de bon ? lui demanda Nyx.Surpris, il cligna des yeux.— Je ne comprends pas.Il s’avança vers elle, désireux de la reconduire au palais.Mais Nyx le rabroua et, déterminée, retourna à la frontière de son royaume. Kalona se contenta

de croiser les bras, les yeux rivés sur elle.— Tu sais que je t’aime ? demanda-t-elle.De nouveau, un éclair de surprise traversa le regard d’ambre de l’immortel. Il hocha la tête sans

piper mot.— Non, je n’en peux plus de ce silence entre nous ! s’écria Nyx. Réponds-moi, enfant de la lune.

Tu sais que je t’aime ?— Oui, lâcha-t-il, avant d’ajouter d’une voix blanche : Tu aimes tous tes sujets.— Parce que tu crois sincèrement que je t’aime comme j’aime les autres ?

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— De quels « autres » parles-tu ? Des vampires ou de ton compagnon ?— Je devine des réponses derrière tes questions. Tu ne sais donc pas que je t’aime, ni que le

combattant a définitivement remplacé mon amant.Nyx inclina la tête, prête à affronter le pire.— Je ne te comprends plus, déclara Kalona.La déesse releva la tête et planta son regard dans le sien.— Kalona, combattant et amant, je n’ai pas changé ! C’est toi qui n’es plus pareil.— Non, j’ai toujours été ainsi ! cracha-t-il. Je n’ai jamais voulu te partager avec Érebus.— Mais ce n’est pas mon amant !— C’est ce que tu dis chaque fois. N’empêche que c’est toujours vers lui que tu te tournes.— Kalona, ta colère et ta jalousie t’aveuglent.— Tu ne t’es jamais dit que je venais justement de recouvrer la vue ?— Non, Kalona. As-tu au moins conscience que tu as perdu ta joie de vivre ?— C’est toi qui m’en as privé le jour où tu as choisi mon rival.— Je n’ai jamais fait ça ! s’écria Nyx. Comment t’aider à te délivrer de cette jalousie

dévastatrice ? À te faire comprendre qu’il y a de la joie dans notre amour ?— Débarrasse-toi d’Érebus.Nyx avait beau avoir anticipé cette requête, elle n’en fut pas moins ébranlée.— Ton frère est né pour être mon ami et mon camarade, tout comme tu es né pour être mon

combattant et mon amant.— Oui, mais je n’en peux plus. Je ne veux pas te partager !Submergé par l’émotion, Kalona tomba à genoux devant Nyx, le visage sillonné de larmes.— En tant que combattant et amant, je t’implore à genoux. Choisis-moi, et bannis Érebus pour que

nous puissions, toi et moi, passer l’éternité ensemble sans que l’Obscurité vienne s’interposer. Sinon,je promets de quitter le royaume et tout le désespoir qu’il m’a causé.

Nyx le contempla avec un mélange de tristesse et de résignation.— Kalona, je ne bannirai pas Érebus. Ni maintenant ni jamais.Kalona ravala ses larmes, et son visage se figea.— Si tu crois que ce ne sont que des paroles en l’air, tu te trompes.— Oh, mais je te crois, et je sais aussi que ta décision est déjà prise, répliqua Nyx. Où que tu

sois, quoi que tu fasses, je t’aimerai éternellement. Mais moi aussi, j’ai pris la mienne et je nebannirai pas Érebus. C’est donc de ton propre chef que tu vas devoir partir, Kalona.

— Ne me fais pas ça ! Tu m’appartiens !— Je ne te fais rien, Kalona. C’est toi qui en as décidé ainsi, car j’ai octroyé un libre arbitre à

mes combattants, qu’ils utilisent à bon ou à mauvais escient.Un torrent de larmes déferla sur les joues de Nyx et imbiba la robe qu’elle avait choisie avec tant

de soin.— Je n’y peux rien, j’ai été créé ainsi, dit Kalona, plein de rancune. Ce n’est pas du libre arbitre,

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c’est de la prédestination !— Et pourtant, je peux t’assurer que tu n’étais prédestiné à rien. C’est ta volonté qui a façonné ta

personnalité, fit Nyx, qui, malgré quelques soubresauts, ne flanchait pas.— Je ne peux pas maîtriser mes sentiments ! Je ne peux pas décider qui je suis !— Tu as tort, mon combattant, martela Nyx d’une voix étranglée. Et tu dois en payer les

conséquences.Dévastée par le regret, les larmes et le désespoir, Nyx rassembla toute son Énergie Divine et

lança sur Kalona les conséquences de ses choix. Elle le propulsa avec une telle force qu’il basculadans les ténèbres qui séparaient les royaumes.

Kalona était déchu.Nyx retourna dans sa chambre d’un pas traînant et s’écroula par terre où elle sanglota, brisée.

Le chat conduisit Érebus à la déesse. L’immortel la souleva dans ses bras, la porta jusqu’à son

lit, la débarbouilla avec un linge frais et la força à boire un peu de vin.— Il est parti ? demanda-t-il quand les larmes de Nyx eurent cessé.Elle hocha la tête, le regard sombre.— Il m’a quittée.Érebus lui prit la main.— Je vais t’aider à le retrouver.— Je te remercie, mais je ne le ferai pas revenir tant qu’il ne se sera pas repenti.— D’accord. Peut-être qu’un jour je l’aiderai à gagner ton pardon.— Il ne te laissera jamais faire…— Alors je le ferai à son insu.Nyx regarda par la fenêtre qui donnait sur le balcon. L’Au-delà était d’une beauté luxuriante. La

déesse sécha l’unique larme qui coula sur sa joue.Loin en bas, Kalona imita le geste de la déesse, mais il avait les joues sèches. Apercevant son

reflet dans la crique, il remarqua que ses ailes couleur clair de lune avaient viré au noir. Le mêmenoir que celui de l’Obscurité qu’il avait laissée pénétrer dans le royaume de Nyx.

Dévoré par une rage insatiable, Kalona rugit en direction du ciel étoilé et se fourvoya pour debon.

FinPour le moment…

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Titre original : Kalona’s Fall

Directeur de collection : Xavier d’ALMEIDA

Publié pour la première fois en 2012 par St. Martin’s Press DLLC, New York.

Kalona’s Fall. Copyright © 2014 by P.C. Cast and Kristin Cast. All rights reserved.

© 2015, éditions Pocket Jeunesse, département d’Univers Poche, pour la traduction française et la présente édition.

Couverture : Kerri ResnickPhotos : © Seleznov Oleksandr / Shutterstock

ISBN : 978-2-823-82337-0

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit detiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriétéintellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

Loi no 49956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse : juin 2015.