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PHILIPPE DE COMMYNES Mémoires Texte établi par J. Calmette (Paris, Belles Lettres, 1925) Date de composition : ca. 1490-1505 ; Date du manuscrit : déb. 16e s. ; Dialecte de l'auteur : Ouest ; Domaine : historique ; Genre : mémoires Transcription électronique Base de français médiéval, http://txm.bfm-corpus.org Identifiant du texte : commyn5 Équipe diachronie et bases textuelles d'ancien et moyen français - ENS de Lyon / UMR 5191 ICAR Céline Guillot (Direction du projet) Cette transcription est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 3.0 France. Comment citer ce texte : Philippe de Commynes, Mémoires, édité par J. Calmette, Paris, Belles Lettres, 1925. Publié en ligne par la Base de français médiéval, http://catalog.bfm- corpus.org/commyn5. Dernière révision le 2013-02-19. Philippe de Commynes : Mémoires file:///G:/Textes/2. Mis en forme HTML/bfm2013... 1 sur 142

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PHILIPPE DE COMMYNES

MémoiresTexte établi par J. Calmette

(Paris, Belles Lettres, 1925)

Date de composition : ca. 1490-1505 ; Date du manuscrit : déb. 16es. ; Dialecte de l'auteur : Ouest ; Domaine : historique ; Genre :

mémoires

Transcription électroniqueBase de français médiéval, http://txm.bfm-corpus.org

Identifiant du texte : commyn5Équipe diachronie et bases textuelles d'ancien et moyen français - ENS de

Lyon / UMR 5191 ICARCéline Guillot (Direction du projet)

Cette transcription est mise à disposition selon les termes de la LicenceCreative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage

dans les Mêmes Conditions 3.0 France.

Comment citer ce texte : Philippe de Commynes, Mémoires, édité par J.Calmette, Paris, Belles Lettres, 1925.

Publié en ligne par la Base de français médiéval, http://catalog.bfm-corpus.org/commyn5. Dernière révision le 2013-02-19.

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LIVRE V CHAPITRE I La campagne et la bataille deGranson 1. Louis XI, Charles le Téméraire et les Suisses.- Or, le duc de Bourgongne ayant conquis toute Lorraineet receü du roy Sainct-Quentin, Han et Bohan et lemeuble dudict connestable, estoit en parolle avecques leroy de se appointer à Auxerre, et le roy et luy sedevoyent entreveoir sur une rivière et semblable pont deceluy qui fut faict à Pecquigny à la veüe du roy et du royEdouard d'Angleterre. Et sur ceste matière alloient etvenoient gens et vouloit ledict duc laisser reposer sonarmée, qui estoit très fort deffaicte, tant à cause de Nuzque de la guerre de Lorraine, et le demourant vouloit- ilenvoyer en garnison en aucunes places, tant du conte deRomont comme autres, près des villes de Berne et deFribourg, ausquelles il vouloit faire la guerre, tant pour cequ'ilz la luy avoient faicte, estant

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devant Nuz, que aussy pour ce qu'ilz avoyent aydé à luyoster la conté de Ferrette, comme avez ouy, et avoyentosté audit conte de Romont partie de sa terre. Le roy lesollicitoit fort de ceste veüe et qu'il laissast en paix cespovres gens de Suysses, en faisant reposer son armée.Lesditz Suysses le sentans si près d'eulx, luy envoyèrentleur embassade et offroyent rendre ce qu'ilz avoyent prinsdudict seigneur de Romont ; ledit conte de Romont lesollicitoit, d'autre costé, de le venir secourir en personne.Ledit duc laissa le saige conseil et celuy qui povoit estrecomme le meilleur en toutes façons, veü la saison etl'estat en quoy estoit son armée, et delibera d'aller contreeulx. Entre le roy et luy fut appointé et baillé lettres que,pour le faict de Lorraine, ilz n'entreroient point en debat.Ledit duc, party de Lorraine avecques ceste armée, entraen Bourgongne, où les embassadeurs de ces vieilles liguesd'Allemaigne qu'on appelle Suysses revindrent devers luy,faisans plus grandz offres que devant ; et, oultre larestitution, luy offroyent laisser toutes les alliances quiseroient contre son vouloir, et par especial celle du roy, etdevenir ses alliéz et le servir de six mil hommes, à assezpetit payement, contre le roy, toutes les fois qu'il les enrequerroit.

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A riens ne voulut ledit duc entendre, et jà le conduysoitson malheur. Ceulx qu'on appelle en ce quartier lesNouvelles Alliances, ce sont les villes de Basle etStrasbourg et autres villes imperialles qui sont au long deceste rivière de Rin, lesquelles, d'ancienneté, avoient estéennemyes desdictz Suysses, en faveur du duc Sigismontd'Autriche, duquel ilz estoient alliéz par le temps qu'ilavoit guerre avecques lesditz Suysses ; et, depuys,s'estoient joinctz avec les dessusditz Suysses et faictalliance pour dix ans, et aussy le duc Sigismond. Et se feïtladicte alliance par la conduycte du roy et à son prochatzet à ses despens, comme avez veü ailleurs, à l'heure quela conté de Ferrette fut ostée des mains du duc deBourgongne et que, à Basle, firent mourir messire Pierrede Archambault, gouverneur dudit pays pour ledict duc :lequel Archambault fut bien cause de cest inconvenient,qui fut bien grant pour ledit duc, car tous ses autres maulxen vindrent. Ung prince doit bien avoir l'oeil quelzgouverneurs il mect en ung pays nouveau joinct à saseigneurie ; car, en lieu de les traicter en grant doulceur eten bonne justice et faire myeulx qu'on ne leur avoit faictle temps passé, cestuy-cy feït tout le contraire, car il lestraicta en

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grant violance et par grand rappine : et mal luy en print età son maistre et à maint homme de bien. Ceste allianceque le roy conduysit, dont j'ay parlé, tourna à grantprouffit audict seigneur, et plus que la pluspart des gensn'entendent. Et croy que ce fut une des plus saiges chosesqu'il fist oncques en son temps et plus au dommaige deses ennemys. Car deffaict que fut le duc de Bourgongne,oncques puis ne trouva homme qui osast haulser la testecontre luy ne contredire à son vouloir, j'entendz de ceulxqui estoient ses subjectz et en son royaume, car tous lesautres ne navigoyent que soubz le vent de cestuy-là. Parquoy fut grant oeuvre de allier ledict duc Sigismondd'Autriche et ceste Nouvelle Alliance avecques cesSuysses, dont si long temps avoyent esté ennemys ; et nese feït point sans grand despence et sans faire maintzvoyages. 2. Icy parle de la bataille de Granson et commele duc de Bourgongne y fut deffaict. - Après que ledictduc eut rompu aux Suysses l'esperance de povoir trouverappoinctement

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avecques luy, ilz retournèrent advertir leurs gens et ets'aprester pour se deffendre. Et luy approcha son arméedu pays de Vaulx, en Savoye, que lesdictz Suyssesavoyent prins sur monsr de Romont, comme dit est, etprint trois ou quattre places qui estoient à monsr deChasteauguyon, que lesdictz Suysses tenoient, et lesdeffendirent mal. Et de là alla mestre le siège devant uneplace appellée Granson, laquelle estoit aussi audictseigneur de Chasteauguyon. Et y avoit, pour lesditzSuysses, sept ou huict cens hommes bien choisiz, pour ceque c'estoit près d'eulx et la vouloyent bien deffendre.Ledict duc avoit assez grant armée, car de Lombardie luyvenoit à toute heure gens et des subjectz de ceste maisonde Savoye et aymoyt mieulx les estranges que sessubjectz, dont il povoit finer assez et de bons ; mais lamort du connestable luy aydoit bien à avoir deffianced'eulx avecques d'autres ymaginations. Son artillerieestoit grande et bonne et estoit en grant pompe en cest ostpour se montrer à ces embassades qui venoyent d'Ytalieet d'Allemaigne ; et avoit toutes ses meilleures bagues etde sa vaisselle beaucoup et largement autres paremens. Etavoit de grans fantasies en sa teste, sur le faict de cesteduché de Millan où il entendoit avoir des intelligences.

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Assiégé qu'il eut ladicte place de Granson et tiré paraucuns jours, se rendirent à luy ceulx de dedans à savoulenté, lesquelz il feït tous mourir. Les Suyssess'estoient assembléz, et non point en grant nombre,comme ay ouy compter à plusieurs d'entre eulx. Car deleurs terres ne se tirent point les gens que l'on pense, etencores moins lors que maintenant : car depuis ce tempsla pluspart ont laissé le labeur pour se faire gens deguerre. De leurs alliéz en avoit peu entre eulx, car ilzestoient contraintz se haster pour secourir la place ; et,comme ilz furent aux champs, ilz sceürent la mort deleurs gens. Le duc de Bourgongne, contre l'oppinion deceulx à qui il en demanda, delibera aller au devant d'eulxà l'entrée des montaignes, où ilz estoient encores, quiestoit bien son desadvantaige, car ilz estoient bien en lieuadvantageux pour les attendre et cloz de son artillerie etpartie d'un lac, et n'y avoit nulle apparence qu'ilz luyeussent sceü porter dommaige.

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Il avoit envoyé cent archiers garder certain passaige àl'encontre de ceste montaigne et rencontrèrent cesSuysses. Et luy se meïst en chemin, la pluspart de sonarmée estant encores en la plaine. Les premiers cuydèrentretourner pour se joindre avec les autres. Les menuz gensqui estoient tous derrière cuydèrent que ceulx-làfouyssent et se misdrent à la fuytte ; et peu à peu secommença à retirer ceste armée vers le champ, faisansaucuns très bien leur devoir. Fin de compte, quant ilzvindrent jusques à leur ost, ilz ne s'essayèrent point de sedeffendre et tout se mist à la fuytte. Et gaingnèrent lesAllemans son champ et son artillerie et toutes les tentes etpavillons de luy et de ses gens, dont il y avoit grantnombre, et d'autres biens infiniz, car riens ne se saulvaque les personnes ; et furent perdues toutes les grandzbagues dudit duc, mais de gens, pour ceste fois, ne perditque sept hommes d'armes. Tout le demourant fuyt, et luyaussy. Il se devoit bien myeulx dire de luy qu'il perdithonneur et chevance, ce jour, que l'on ne feït du royJehan

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de France, qui vaillamment fut prins à la bataille dePoictiers. Vecy la première male adventure et fortune quecedit duc avoit jamais eue en toute sa vie. De toutes sesautres entreprises, en avoit eu l'honneur ou le proffit.Quel dommaige luy advint ce jour, pour user de teste etmespriser conseil ! Quel dommaige en a receü sa maisonet en quel estat en est-elle encores et en adventure d'estred'icy à longtemps ! Quantes sortes de gens luy endevindrent ennemys et se declairèrent, qui le jour dedevant temporisoyent avecques luy et se faignoyentamys ! Et pour quelle querelle commença ceste guerre ?Ce fut pour ung charriot de peaux de mouton, que monsrde Romont print d'ung Suysse passant par sa terre. SyDieu n'eust delaissé ledict duc, il n'est pas apparent que ilse fust mis en peril pour si peu de chose, veües les offresqui luy avoyent esté faictes, et contre telz gens, où il nepovoit avoir nul acquest ne nulle gloire. Car pour lorsn'estoient point estiméz comme ilz sont pour ceste heure,

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et n'estoit riens plus povre. Et oýz dire à ung chevalierdes leurs qu'il avoit esté des premiers embassadeurs queilz avoyent envoyéz devers ledict duc, qu'il luy avoit dit,en faisant leurs remonstrances pour le desmouvoir deceste guerre, que contre eulx ne povoit riens gaigner, carleur pays estoit très sterile et povre et n'avoient nulz bonsprisonniers et qu'il ne croyoit pas que les esperons et morsdes chevaulx de son ost ne vaulsissent plus d'argent quetous ceulx de leur territoire ne sçauroyent payer definance, s'ilz estoient prins. Retournant à la bataille, le royfut bien tost adverty de ce qui estoit advenu, car il avoitmaintes espies et messaigiers par pays, la pluspartdespechéz par ma main, et en eut très grant joye ; et neluy desplaisoit que du petit de gens qui s'estoient perduz.Et se tenoit ledit seigneur pour ses matières icy à Lyon,pour povoir estre plus souvent adverty et pour donnerremedde aux choses que cet homme embrassoit. Car leroy, qui estoit saige, craingnoit que par force ne joignistces Suysses à luy. De la maison de Savoye, ledit duc endisposoit comme du sien ; le duc de Millan

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estoit son allyé ; le roy René de Secille luy vouloit mectreson pays de Provence entre les mains. Et si ces chosesfussent advenues, il tenoit du pays en son obeissancedepuis la mer du Ponant jusques à celle de Levant nyn'eussent ceulx de nostre royaume eu saillie sinon parmer, si ledit duc n'eust voulu, tenant Savoye, Provence etLorraine. Vers chascun le roy envoyoit. L'une estoit sasoeur, madame de Savoye, qui tenoit pour ledit duc.L'autre estoit son oncle, le roy René de Secille : à grantpeine escoutoit- il ses messaigiers, mais envoyoit toutaudict duc. Le roy envoyoit vers ces ligues d'Allemaigne,mais c'estoit à grant difficulté pour les chemins. Et yfailloit envoyer mendians et pellerins et semblables gens.Lesdictes villes respondoient orguilleusement, disant : "Dictes au roy, que s'il ne

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se declaire, nous appointerons et declairerons contre luy." Il craignoit que ainsi ne le feïssent. De se declairercontre ledit duc n'avoit nul vouloir, mais craignoit bienencores qu'il fust nouvelles de ses messaigiers qu'ilenvoyoit par pays. CHAPITRE II De ce qui advint aprèsla bataille de Granson et comme le roy, adverty de cesnouvelles, conduysit saigement ses affaires. Or faultmaintenant veoir comment changea le monde après cestebataille et comme leurs parolles furent muées et commenostre roy conduysit tout saigement. Et sera bel exemplepour ces seigneurs jeunes qui follement entreprennent,sans congnoistre ce qu'il leur en peult advenir ne aussi nel'ont point veü par experience, et mesprisent le conseil deceulx qu'ilz deüssent appeller. Premièrement, ledict ducpropre envoya le seigneur de Contay devers le royavecques humbles et grancieuses parolles, qui estoitcontre sa nature. Regardez donc comme une heure detemps le mua ! Prioyt au roy luy vouloir loyaument tenirla trefve et se excusoit de n'avoir esté à la veüe qui sedevoit faire auprès d'Aucerre et asseüroit de se

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trouver brief là ou ailleurs au bon plaisir du roy. Le royluy feït très bonne chère, l'asseürant de ce qu'ildemandoit, car encores ne luy sembloit bon de faire lecontraire. Et congnoissoit bien le roy la loyaulté dessubgectz dudict duc et que tout seroit ressours et vouloitveoir la fin de ceste adventure sans donner occasion ànulle des deux parties de s'accorder. Mais quelque bonnechère que le roy feïst audict seigneur de Contay, si ouyt-il maintes mocqueries par la ville, car les chançons sedisoient publicquement à la louenge des vainqueurs et àla foulle du vaincu.

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Dès ce que le duc de Millan Galleace, qui pour lorsvivoit, sceüt ceste adventure, il en eut grant joye,nonobstant qu'il fust allyé dudict duc ; car il avoit faictceste alliance pour craincte de ce qu'il veoyt audict ducde Bourgongne avoir si grant faveur en Ytalie. Ledict ducde Millan envoya à grant haste vers le roy ung homme depeu d'apparence, bourgeoys de Millan, et par ungmediateur fut adressé à moy et me apporta lettres dudictduc. Je diz au roy sa venue, qui me commanda l'ouyr, caril n'estoit point content dudit duc, qui avoit laissé sonalliance pour prendre celle du duc de Bourgongne, et veüencores que sa femme estoit soeur de la royne. Lacreance dudict embassadeur estoit comme son maistre, leduc de Millan, estoit adverty que le roy et le duc deBourgongne se devoyent entreveoir et faire une très grantpaix et alliance ensemble, ce qui seroit au très grantdesplaisir dudict duc son maistre, et donnoit des raisonspour quoy le roy ne le devoit faire : ausquelles y avoitpeu d'apparence, mais disoit à la fin de son propoz que, sile roy se vouloit obliger de ne faire paix ne trèvesavecques ledit duc de Bourgongne, que le duc de Millandonneroit au roy cent mil ducatz content. Oý que eut leroy la substance de la charge de cest embassadeur, le feïtvenir en sa presence, où il n'y avoit que moy, et luy disten brief : " Vecy monsr d'Argenton, qui m'a dit telleschoses. Dictes à vostre maistre que je ne veulx point deson argent et que j'en lève, une foyz l'an, trois foyz plusque luy ; et de la paix et de la guerre, j'en feray à monvouloir. Mais, s'il se repent d'avoir laissé mon alliancepour avoir

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prins celle du duc de Bourgongne, je suys content deretourner comme nous estions. " Ledit embassadeurmercya le roy bien humblement et luy sembla bien qu'iln'estoit point roy avaricieux ; et supplia fort au roy qu'ilvoulsist faire cryer lesdictes alliances en la forme commeelles avoyent esté et qu'il avoit povoir de obliger sonmaistre à les tenir. Le roy luy accorda ; et, après disner,elles furent cryées et incontinent despeché ungembassadeur, qui alla à Millan, où elles furent cryées engrand solempnité. Ainsi vecy desjà ung des heurs del'adversité et ung grant homme mué, qui avoit envoyé unesi grant et si solemnelle embassade vers le duc deBourgongne pour faire son alliance, n'y avoit que troissepmaines. Le roy René de Cecille traictoit de faire leduc de Bourgongne son heritier et de luy mectreProvence entre les

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mains. Et pour aller prendre la possession dudict paysestoit monsr de Chasteauguyon, qui est de present enPymont, et autres pour ledit duc de Bourgongne, pourfaire gens ; et avoyent bien vingt mil escuz contant. Dèsce que les nouvelles vindrent, à grant peine se peürent- ilzsaulver qu'ilz ne fussent prins, et monsr de Bresse setrouva au pays, qui print ledict argent. La duchesse deSavoye, dès ce qu'elle sceüt les nouvelles de cestebataille, les fist sçavoir audict roy René, excusant lachose, et le resconfortoit de ceste perte. Les messaigiersfurent prins, qui estoient Prouvensaulx, et par là sedescouvrit ce tracté du roy de Cecille avecques le duc deBourgongne. Le roy envoya incontinent des gens d'armesprès de Provence et embassadeurs vers le roy de Secillepour le prier de venir et l'asseürant de bonne chière, ou,autrement, qu'il y pourvoyeroit par force. Tant futconduyt le roy de Secille qu'il vint devers le roy à Lyon,et luy fut faict très grant honneur et bonne chière. Je metrouvay present à leurs premières parolles à

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l'arrivée, et dist Jehan Cossé, seneschal de Provence,homme de bien et de bonne maison, du royaume deNaples : " Sire, ne vous esmerveillez pas si mon maistre,le roy vostre oncle, a offert au duc de Bourgongne le faireson heritier, car il s'en est trouvé conseillé par sesserviteurs, et par especial par moy, veü que vous, quiestes filz de sa soeur et son propre nepveu, luy avez faitles tors si grans que de luy avoir prins les chasteaulxd'Angiers et de Bar et si mal traicté en tous ses autresaffaires. Nous avons bien voulu mectre en avant cemarché avec ledict duc, affin que vous en oýssiez lesnouvelles, pour vous donner envye de nous faire raison etcongnoistre que le roy mon maistre est vostre oncle ; maisnous n'eusmes jamais envie de mener ce marché jusquesau bout. " Le roy recueillit très bien et très saigement cesparolles que ledict Jehan Cossé dist tout au vray ; car luyconduysoit ceste matière. Et à peu de jours de là furentces differens bien accordéz, et eut le roy de Secille del'argent, et tous ses serviteurs, et le festoya le roiavecques les dames et le fist festoier et traicter en touteschoses, selon sa nature, le plus près qu'il peüt ; et furentbons amys et ne fut plus nouvelles du duc deBourgongne, mais habandonné du roy René, et renoncéde toutes pars. Velà encores ung autre malheur de cesteadversité. Madame de Savoye, qui de long temps avoitesté en hayne contre le roy son frère, envoya ungmessaigier secret, apellé

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le seigneur de Montaugy, lequel s'adressa à moy pour sereconsilier avecques le roy ; et allegua les raisons pourquoy elle s'estoit separée du roy son frère et disoit lesdoubtes qu'elle avoit du roy. Toutesfois elle estoit trèssaige et vraye soeur du roy nostre maistre et ne joignoitpoint franchement à se separer dudict duc ne de sonamytié et sembloit que elle voulsist temporiser etcommencer à reprendre quelque chose avec le roy. Leroy luy feït faire par moy toutes bonnes responses ettaschoit quelle vint devers luy ; et luy fut renvoyé sonhomme. Velà une autre des alliances dudict duc, quimarchande à se départir de luy. De tous costéz enAllemaigne se commancèrent à declairer gens contreledict duc, et de toutes ces villes imperialles, commeNoremberg, Francfort et plusieurs autres, qui s'allièrentavec ces Vieilles et Nouvelles Alliances contre ledit duc,et sembloit qu'il y eust très grand pardon à luy faire mal.

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Les despouilles de son ost enrichirent fort ces pouvresgens de Suysses, qui, de prime face, ne congneürent lesbiens qu'ilz eurent entre les mains, et par especial lesignorans. Ung des plus beaulx et riches pavillons dumonde fut departy en plusieurs pièces. Il y en eut quivendirent grand quantité de platz et escuelles d'argentpour deux grans blancs la pièce, cuydant que ce fustestaing. Son gros dyamant, qui estoit ung des plus gros dela crestienté, où pendoit une perle, fut levé par ungSuysse, et puis remys en son estuy et gecté soubz ungcharriot ; puis le revint querir et l'offrit à ung prestre pourung florin. Cestuy-là le renvoya à leurs seigneurs, qui luyen donnèrent trois francs. Ilz gaignèrent trois balletzpareilz appelléz les troys frères. Une autre grand balle,appellée la hotte, une autre appellée le balle de Flandres,qui estoient les plus grandes et les plus belles que l'ontrouve, et d'autres biens infiniz, qui depuis leur ont biendonné à congnoistre que l'argent vault. Car les victoires etestimations en quoy le roy les mist dès lors et les biensqu'il leur a faictz leur ont fait recouvrer infiny argent.Chascun embassadeur des leurs qui vint devers le roy, àce commencement, eut grans dons de luy en argent ; etpar ce moyen les contentoit de ce qu'il ne s'estoit declairépour eulx et les renvoyoit les bourses plaines et revestuzde draps de soye. Et se print à leur promettre pension,qu'il paya bien

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depuis (mais il veït la seconde bataille avant), et leurpromist quarante mil florins de Rin tous les ans, les vingtmil pour les villes et les autres vingt mil pour lesparticuliers qui avoyent le gouvernement desdictes villes.Et ne pense point mentir de dire que je croy que, depuisceste première bataille de Granson jusques au trespas denostre roy, lesdictes villes et particuliers desditz Suyssesont amendé du roy nostre dit maistre d'un million deflorins de Rin, et n'entendz les villes que quatre : Berne,Lucerne, Fribourg, Suric et leurs cantons, qui sont leursmontaignes. Suysse en est ung, qui n'est que ung villaige.J'en ay veü l'advoué, embassadeur avecques les autres, enbien humble habillement. CHAPITRE III La campagne etla bataille de Morat 1. Comment le duc de Bourgongnerassembla gens et recommença la guerre ausdictz Suysseset alla assieger Morat. - Pour revenir audict duc deBourgongne, il ramassoit gens

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de tous costéz, et en trois sepmaines s'en trouva sus grantnombre, qui le jour de la bataille s'estoient escartéz. Ilsejourna à Lozanne en Savoye, où vous, monsr deVienne, le servistes de bon conseil en une grant malladiequ'il eut de douleur et de tristesse de ceste honte qu'ilavoit receüe ; et, à dire la verité, je croy que jamais iln'eut l'entendement si bon qu'il avoit eu auparavant cestebataille. De ceste grande assemblée et nouvelle qu'il avoitfaicte, j'en parle par le rapport de monsr le prince deTarante, qui le compta au roy en ma presence. Ledictprince, environ ung an avant, estoit venu devers ledictduc très bien accompaigné, esperant d'avoir sa fille etseulle heritière, et sembloit bien filz de roy, tant de sapersonne que de son accoustrement et de sa compaignye ;et le roy de Naples, son père, monstroit bien n'y avoirriens espergné. Toutesfois ledict duc avoit dissimulé cestematière et entretenoit pour lors

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madame de Savoye pour son filz et autres. Par quoyledict prince de Tarante, appellé domp Federic d'Arragon,mal content des delaiz, et aussi ceulx de son conseilenvoyèrent devers le roy ung officier d'armes bienentendu, qui vint supplier au roy donner ungsauf-conduyt audict prince pour passer par le royaume etretourner vers le roy, son père, lequel l'avoit mandé. Leroy lui octroya très voluntiers, et luy sembloit bien quec'estoit à la diminution du credit et renommée dudict ducde Bourgongne. Toutesfois, avant que le messaiger fust deretour, estoient jà assemblées toutes les liguesd'Allemaigne et logées auprès dudict duc de Bourgongne.Ledit prince print congié dudit duc le soir devant labataille, en obeissant au commandement du roy son père,car, à la première bataille, s'estoit trouvé comme hommede bien. Aussi disent aucuns qu'il usa de vostre conseil,monsr de Vienne. Car je luy ouy dire et tesmongner,quant il fut arrivé devers le roy, et au duc d'Astoly,appellé le conte Julio, et plusieurs autres que, de lapremière et seconde bataille vous en avyez escript enYtalie et dit ce qui en advint plusieurs jours avant qu'ellesfussent. Comme j'ay dit, au partement dudict prince,estoient logées toutes ces alliances assez près dudit duc etvenoyent

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pour le combattre allans lever le siège qu'il avoit devantMorat, petite ville près de Berne, qui appartenoit à monsrde Romont. Lesdictz allyéz, comme me fut dit par ceulxqui y estoient, povoient bien estre trente mil hommes depied bien choysiz et bien arméz, unze mil picques et dixmil hallebardiers et dix mille colevreniers et quatre milhommes de cheval. Lesdictes alliances n'estoient pointencores toutes assemblées ny ne se trouva à la batailleque ceulx dont j'ay parlé, et suffisoit bien. Monsr deLorraine y arriva à peu de gens, dont bien luy en printdepuis, car le duc de Bourgongne tenoit lors toute saterre. Au duc de Lorraine print bien de ce que l'ons'ennuyoit de luy en nostre court, mais un homme grand,quant il a tout perdu le sien, ennuye le plus souvent àceulx qui le soubstiennent. Le roy luy avoit donné ungpetit d'argent et le feït conduyre avec bon nombre de gensd'armes au travers du pays de Lorraine, lesquelz lemisdrent en Allemaigne, et puis retournèrent. Ledictseigneur n'avoit point seullement perdu sondict pays deLorraine, la conté de Vauldemont, la pluspart de Barrois ;le demourant, le roy le tenoit. Ainsi ne luy estoit riensdemouré ; mais, qui pis estoit, tous ses subgectz avoyentfait serment audict duc de Bourgongne, et sanscontraincte, et jusques aux serviteurs de sa maison ;

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par quoy sembloit qu'il y eust peu de ressourse en sonfaict. Toutesfois Dieu demeure tousjours le juge pourdeterminer de telles causes, quant il luy plaist. 2. De labataille de Morat, où le duc de Bourgongne fut deffaictdes Suysses pour la seconde foyz. - Passé que fut leditduc de Lorrayne, comme j'ay dit, après avoir chevauchéaucuns jours, arryva vers lesdictes Alliances peu d'heuresavant la bataille et avecques peu de gens ; et luy porta cevoyage grant honneur et grant proffit, car si autrement enfust allé, il eust trouvé peu de recueil. Sur l'heure qu'il futarrivé, marchèrent les batailles d'ung costé et d'autre, carlesdictes Alliances avoyent jà esté logéz troys joursauprès dudict duc de Bourgongne, en lieu fort. A peu dedeffense fut desconfit ledict duc et mys en fuytte ; et neluy print point comme de la bataille precedente, où iln'avoit perdu que sept hommes d'armes. Et cela advintpour ce que lesdictz Suysses n'avoyent point de gens decheval, mais à ceste heure-cy dont je parle, qui fut prèsde Morat, y avoit de la part desditz Allemans quatre milhommes à cheval bien montéz, qui chassèrent très loingles gens dudict duc de Bourgongne, et si joignirent leurbataille à pied avec les gens de pied dudict duc, qui enavoit largement. Car, sans ses subgectz et aucuns

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Angloys qu'il avoit, et en bon nombre, il estoit venu denouveau beaucop gens du pays de Pymont et autres dessubgectz du duc de Millan, comme j'ay dit. Me dist leprince de Tarante, quant il fut arrivé devers le roy, quejamais n'avoit veü si belle armée et qu'il avoit compté etfait compter, en passant l'armée ung pont, et avoit bientrouvé vingt et trois mil hommes de soulde, sans le restequi suyvoit l'armée et qui estoit pour le faict de l'artillerie.A moy me semble ce nombre très grant, combien quebeaucoup de gens parlent de milliers et font les arméesplus grosses qu'elles ne sont et en parlent legièrement. Leseigneur de Contay, qui arriva vers le roy tost après labataille, confessa au roy, moy present, que, en ladictebataille, estoient mortz huict mil hommes du party dudictduc, prenans gaiges, et d'autres menuz gens assez ; etcroy, à ce que j'en ay peü entendre, qu'il y avoit bien dixhuict mil personnes mortz en tout ; et estoit aysé à croire,tant pour le grant nombre de gens de cheval qu'il y avoit,que y avoient envoyé plusieurs seigneurs d'Allemaigne,que aussi pour ceulx qui estoient encores au siège devantledict Morat.

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Ledit duc fuyt jusques en Bourgongne, bien desollé,comme raison estoit, et se tint en ung lieu appellé laRivière, où il rassembloit des gens ce qu'il povoit. LesAllemans ne chassèrent que ce soir et puis se retirèrentsans marcher après luy. CHAPITRE IV Icy parle deschoses qui advindrent après la bataille de Morat etcomme le duc de Bourgongne se saisit de la personne demadame de Savoye et comme le roy son frère l'en delivra.Ceste adventure desespera fort ledit duc et luy semblabien que tous ses amys l'abandonneroient, aux enseignesqu'il avoit veües de sa première perte de Granson, dont iln'y

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avoit que trois sepmaines jusques à celle dont j'ay parlé.Et pour ces doubtes, par conseil d'aucuns, il fist amenerpar force la duchesse de Savoye en Bourgongne et ung deses enfans, qui aujourduy est duc de Savoye. L'aisné futsaulvé par aucuns serviteurs de ceste maison de Savoye,car ceulx qui feïrent cest effort le feïrent en craincte etfurent contrainctz de se haster. Ce qui fist faire cestexploit audit duc fut de peur qu'elle ne se retirast deversle roy son frère, disant que pour secourir la maison deSavoye luy estoit advenu tout ce mal. Ledit duc la feïtmener au chasteau de Rouvre près Dijon, et y avoitquelque peu de garde. Toutesfois il l'alloit veoir quivouloit, et entre les autres y alloit monsr deChasteauguyon, qui est aujourduy, et le marquis deRothelin, qui est maintenant. Desquelz deux ledit ducavoit traicté le mariage avec deux filles de ladicteduchesse, combien que lors lesdictz deux mariages nefussent point accompliz, mais ilz l'ont esté depuis.

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Son filz aisné appellé Philbert, lors duc de Savoye, futmené à Chambery par ceulx qui le saulvèrent, auquel lieuse trouva l'evesque de Genève, filz de la maison deSavoye, qui estoit homme très voluntaire et gouverné parung commendeur de Ranvers, en manière qu'ilz misdrententre les mains dudict evesque ledict duc de Savoye etung petit frère appellé le prothonotaire avecques lechasteau de Chambery et celuy de Mommelien et luygarda ung autre chasteau, où estoient toutes les bagues demadicte dame de Savoye. Au plustost que ladicteduchesse se trouva à Rouvre, comme j'ay dit,accompaignée de toutes ses femmes et largementserviteurs, et qu'elle veït ledit duc bien empesché àrassembler gens, et que ceulx qui la gardoyent n'avoyentpas la craincte de leur maistre, qu'ilz avoient acoustumé

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d'avoir, elle se delibera de envoyer devers le roy son frèrepour traicter appoinctement et pour supplier qu'il laretirast. Toutesfois elle estoit en grant craincte de tombersoubz sa main, n'eust esté le lieu où elle se veoyt, car lahayne avoit esté grande et longue entre ledict seigneur etelle. Il vint de par ladicte dame ung gentilhomme dePymont appellé Riverol, son maistre d'hostel. Parquelqu'un fut adressé à moy. Après l'avoir ouy et dit auroy ce qu'il m'avoit dit, ledit seigneur l'ouyt. Et, aprèsl'avoir ouy, le roy luy dist que à tel besoing ne vouldroitfaillir à sa soeur, nonobstant leurs differens passéz et que,si elle se vouloit allier de luy, qu'il la feroit envoyer querirpar le gouverneur de Champaigne, pour lors messireCharles d'Amboyse, seigneur de Chaumont. LedictRiverol print congé du roy et alla vers sa maistresse à trèsgrant haste. Elle fut joyeuse de ceste nouvelle. Toutesfoiselle renvoya encores ung homme, incontinent qu'elle eutouy le premier, suppliant au roy qu'il luy donnast seüretéqu'il la laisseroit aller en Savoye et qu'il luy rendroit leduc son filz et l'autre petit et aussi les places et qu'ill'aydast à maintenir en son auctorité en Savoye et, de sapart, qu'elle estoit contente de renoncer à toutes allianceset prendre la sienne. Ledit seigneur luy bailla tout cequ'elle demandoit et incontinent envoya ung hommeexprès vers ledict seigneur de Chaumont pour fairel'entreprise : laquelle fut bien faicte et bien

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executée. Et alla ledict seigneur de Chaumont avec bonnombre de gens jusques à Rouvres, sans porter dommaigeau pays, et amena madame de Savoye et tout son train enla plus prochaine place en l'obeissance du roy. Quantledict seigneur despescha le dernier messaige de ladictedame, il estoit jà party de Lyon, où il s'estoit tenu parl'espace de six moys pour saigement desmesler lesentreprises dudict duc de Bourgongne sans rompre latrève. Mais, à bien congnoistre la condicion dudit duc, leroy luy faisoit beaucoup plus de guerre en le laissant faireet luy sollicicitant ennemys à secret que s'il se fustdeclairé contre luy. Car, dès que ledict duc eust veü ladeclaration, il se fust retiré de son entreprise, par quoy cequ'il luy advint ne luy fust point advenu. Le roy,continuant son chemin au partir de Lyon, se mist sur larivière de Loyre à Rouenne et vint à Tours ; et,incontinent qu'il y fut, sceüt la delivrance de sa soeur ;dont il fut

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très joyeux et manda diligemment qu'elle vint devers luyet ordonna de sa despense en chemin. Quant elle arriva, ilenvoya largement gens au devant d'elle et luy mesmesl'alla recevoir à la porte du Plessis du Parc et luy fist trèsbon visaige en luy disant : " Madame la Bourguygnonne,vous soyez la très bien venue. " Elle congneüt bien à sonvisaige qu'il ne se faisoit que jouer et respondit biensaigement qu'elle estoit bonne Françoise et preste d'obeyrau roy en ce qu'il luy plairoit luy commander. Leditseigneur la mena en sa chambre et la feïst bien traicter.Vray est qu'il avoit grant envye d'en estre despesché. Elleestoit très saige et s'entrecongnoissoient bien tous deux ;et desiroit ladicte dame encores plus son partement. J'euzla charge du roy de ce qui estoit à faire en ceste matière :premier, pour trouver argent pour son deffroy et pour s'enretourner et des draps de soye et de faire mectre parescript leur alliance et forme de vivre pour le tempsadvenir. Le roy la voulut desmouvoir du mariage dont j'ayparlé de ses deux filles, mais elle s'en excusoit sur lesfilles, lesquelles y estoient obstinées. A la vérité, elles n'yestoient point mal. Quant ledict seigneur congneüt leurvouloir,

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il se y consentit. Et, après que ladicte dame eust estéaudit lieu du Plessis sept ou huict jours, le roy et ellefeïrent serment ensemble d'estre bons amys pour le tempsadvenir et en furent baillées lettres d'ung costé et d'autre ;et print congé ladicte dame du roy, qui la fist bienconduyre jusques chez elle et luy fist rendre ses enfans ettoutes ses places et bagues et tout ce qui luy appartenoit.Tous deux furent bien joyeux de departir l'ung de l'autre,et sont demouréz depuis comme bon frère et bonne soeurjusques à la mort. CHAPITRE V Les conséquences desdésastres bourguignons 1. Charles le Téméraire aprèsMorat. - Pour continuer mon propoz, fault parler duditduc de Bourgongne, lequel, après la fuytte de cestebataille de Morat, s'en estoit allé à l'entrée deBourgongne, en ung lieu appellé la Rivière, et fut ladictebataille l'an mil IIIIc LXXVI, auquel lieu il sejourna plusde six sepmaines, ayant encores cueur de rassemblergens. Toutesfoiz il y besongnoit peu et se tenoit commesolitaire ; et sembloit plus qu'il feïst par obstination cequ'il faisoit que autrement, comme vous entendrez. Car ladouleur qu'il eut de la perte de la première bataille deGranson fut si grande et luy troubla tant les esperitz, qu'ilen tumba en grand malladie. Et fut sa collère et challeur

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naturelle si grande qu'il ne beuvoit point de vin, mais, lematin, beuvoit ordinairement de la tizanne et mangeoit dela conserve de roses pour se refroischir. Ladicte tristessemua tant sa complexion, qu'il luy failloit faire boyre le vinbien fort sans eaue ; et, pour luy faire retirer le sang,aucuns mectoient des estouppes dedans ardantes et lesluy passoient en ceste challeur à l'endroit du cueur. Et dece propoz, vous, monsr de Vienne, en sçavez plus quemoy, comme celuy qui l'aydastes à penser en cestemalladie et luy feïstes faire la barbe, que il laissoitcroistre. Et, à mon advis, oncques, puis ladicte malladie,ne fut si saige que auparavant, mais beaucoup diminué deson sens. Et telles sont les passions de ceulx qui jamaisn'eurent adversité et ne sçavent trouver nulz remeddes et,par especial, les princes qui sont orguilleux. Car, en cecas et en semblables, le premier reffuge est retourner àDieu et penser si en riens on l'a offensé et se humilierdevant luy et congnoistre ses mesfaictz, car c'est luy qui

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determine de telz procès sans ce qu'on luy puisseproposer nulle erreur. Aprèz cela, fait grant bien de parlerà quelque amy de ses privéz et hardiement plaindre sesdouleurs, et n'avoir point de honte de monstrer sa douleurdevant l'especial amy, car cela allège le cueur et leresconforte, et les esperitz reviennent. Car il est forcé,puisque nous sommes hommes, que telz doleurs passentavec passion grande, ou en public ou en particulier, etnon point prendre le chemin que print ledit duc de secacher ou tenir solitaire. Et puis, pour ce qu'il estoitterrible à ses gens, nul ne se ozoit avancer de luy donneraucun confort ou conseil, mais le laissoit faire à sonplaisir, craignans que, si aucune chose luy eussentremonstré, qu'il leur en fust mal prins. 2. Icy parlecomment le duc de Lorraine, qui avoit esté chassé de sonpays par le duc de Bourgongne, voyant le duc deBourgongne en grandz affaires, pour ces deux bataillesqu'il

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avoit perdues, entreprint de reconquerir ledict pays deLorainne à l'ayde des Suysses et de la faveur et aydesecrette que le roy luy faisoit et comme ledict duc deLorraine reprint Nancy. - Pendant ces six sepmaines, ouenviron, qu'il sejourna avecques bien peu de gens - quin'estoit point de merveilles après avoir perdu deux sigrosses batailles, comme vous avez ouy - et que plusieursnouveaulx ennemys se furent declairéz et les amysrefroidiz et les subjectz rompus et deffaictz etcommençoient à entrer en murmure et avoir leur maistreen mespris, ainsi qu'il est bien de coustume, comme j'aydit, après telles adversitéz. Plusieurs places petites furentprinses sur luy en ceste Lorraine, comme Vauldemont, quijà estoit prins, Espinal et autres après. Et de tous costézse commencèrent à esveiller gens pour luy courre sus ; etles plus meschans estoient les plus hardiz. Et, sur cebruyt, le duc de Lorraine assembla quelque peu de genset se vint loger devant Nancy. Des petites villesprochaines, il en tenoit la pluspart. Toutesfois

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le duc de Bourgongne tenoit encores le Pont à Mousson,à quatre lieues dudict Nancy, ou environ. Ceulx quiestoient assiegéz estoient ung de la maison de Crouy,appellé monsr de Bièvres, bon chevallier et honneste. Ilavoit gens de pièces : entre les autres ung appellé Colpin,très vaillant homme de petite lignée, et l'amenay avecd'autres de la garnyson de Guynes au service dudict duc.Ledit Colpin avoit environ troys cens Angloys soubz luyen ladicte place, et combien qu'ilz ne fussent pointpresséz de siège ny d'approches, si leur ennuyoit- il de ceque ledit duc de Bourgongne mectoit tant à les secourir ;et, à la verité, il avoit grant tort qu'il ne s'aprochoit, car, làoù il estoit, c'estoit loing du pays de Lorraine, et n'ypovoit plus de riens servir, car il avoit mieulx besoing dedeffendre ce qu'il possedoit que de courir sus aux Suyssespour se cuyder venger de son dommaige ; mais sonobstination luy porta grant perte de ce qu'il ne prenoitconseil que de luy : car, pour

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quelque diligence qu'on fist pour le solliciter de secourirceste place, il sejourna sans nul besoing audict lieu de laRivière six sepmaines ou envyron. Et, s'il eust faitautrement, il eust aiséement secouru ladicte place, carledict duc de Lorraine n'avoit point de gens devant ; et engardant le pays de Lorraine il avoit tousjours son passaigepour venir de ses autres seigneuries passer parLuxembourg et par Lorraine pour aller en Bourgongne.Par quoy, si la raison eust esté en luy telle qu'elle y avoitesté autresfois, il y devoit faire autre diligence.Cependant que ceulx qui estoient dedans Nancyattendoient leur secours, ledit Colpin, dont j'ay parlé, quiestoit chef de ceste bande d'Angloys, fut tué d'un canon,qui fut grant dommaige audict duc de Bourgongne, car lapersonne d'un seul homme est aucunes fois cause depreserver son maistre d'ung grant inconvenient, encoresqu'il ne soit ny de sa maison ne de lignée grande, maisque seullement le sens et la vertu y soit. Et en cest article,ay congneü au roy nostre maistre ung grant sens, carjamais prince n'eut plus grant crainte de perdre ses gensque luy.

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Dès ce que ledict Colpin fut mort, les Angloys quiestoient soubz luy commencèrent à murmurer et à sedesesperer du secours, et ne congnoissoient point bien lapetite force du duc de Lorraine et les grandz moyens queavoit ledict duc de Bourgongne de recouvrer gens. Mais,pour le long temps qu'il y avoit que les Angloys n'avoienteu guerre hors de leur royaume, ilz n'entendoient pointbien le faict des sièges. Et, en effect, se misrent à vouloirparlamenter et dirent au seigneur de Bièvres, qui estoitchef en la ville, que, s'il n'appointoit, qu'ilz appointeroientsans luy. Combien qu'il fust bon chevalier, si avoit- il peude vertuz, et usa de grans prières et de grandzremonstrances, par quoy il me semble que, s'il eust plusaudacieusement parlé, qu'il luy en fust mieulx prins, sinonque Dieu en eust ainsi ordonné, et cela croy- je, car il nefailloit que tenir encores troys jours qu'ilz n'eussent eu lesecours. Mais, pour abreger, il compleüt aux dessusdictzAngloys et rendit la place audit duc de Lorraine, saulvesleurs personnes et biens. Le lendemain, ou, pour le plustard, deux jours après ladicte place rendue, ledit duc deBourgongne arriva bien accompaigné selon le cas, car ilzluy estoient venuz quelques

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gens du quartier de Luxembourg, qui venoyent de sesautres seigneuries, et se trouvèrent le duc de Lorraine etluy ; toutesfois, il n'y eut riens d'importance, pour ce queledict duc de Lorraine n'estoit assez fort. CHAPITRE VIComment le duc de Bourgongne, adverty de la prinse deNancy, que le duc de Lorraine avoit faicte sur luy, meïstle siège devant ladicte ville de Nancy pour la reprendre etdes choses qui advindrent durant ledit siège. Ledit duc deBourgongne se mist à courir après son esteuf et remettrele siège devant Nancy. Il luy eust mieulx vallu n'avoir estési obstiné en sa demourée ; mais Dieu prepare telzvouloirs extraordinaires aux princes, quant il luy plaistmuer leurs fortunes. Si ledict seigneur eust voulu user deconseil et bien garnir les petites places d'entour, il eust enpeu de temps recouvré la place, car elle estoit très malpourveüe de vivres et il y avoit assez et trop gens pour

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la tenir bien à destroit, et eust peü refreschir son armée etla refaire ; mais il le print par autre bout. Cependant qu'iltenoit ce siège malheureux pour luy et pour tous sessubgectz et pour plusieurs autres à qui la querelle netouchoit en riens, commencèrent plusieurs des siens àpratiquer. Et jà, comme j'ay dit, luy estoit sours ennemysde tous costéz, et, entre les autres, le conte Nicolle deCampobache, du royaume de Naples, dont il estoit chassépour la maison d'Anjou, et l'avoit retiré ledict duc après letrespas du duc Nicolas de Calabre, à qui il estoit serviteur,et plusieurs autres des serviteurs dudit duc de Calabre. Leconte estoit très pouvre, comme j'ay dit ailleurs, et demeuble et d'heritaige. Ledit duc de Bourgongne luy baillad'entrée quarante mil ducatz pour aller faire en Italiequatre cens lances qu'il payoit par sa main. Et dès lorscommença à machiner la mort de son maistre, comme j'aydesjà dit, et continua jusques à celle heure dont j'ay parlé.Et de nouveau, voyant son maistre en adversité,commença à pratiquer, tant avecques monsr de Lorraineque avecques aucuns capitaines et serviteurs que le royavoit en Champaigne près de l'armée dudit duc. Audit ducde Lorraine promectoit tenir la main que ce siège nes'avanceroit point et qu'il feroit trouver des deffaulx èschoses plus necessaires pour ledit siège et pour labatterie. Et il le povoit bien faire, car il en avoit la

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principalle charge et toute l'auctorité avec ledit duc deBourgongne. Aux nostres practiquoit plus au vif, cartousjours presentoit de tuer ou prendre son maistre, etdemandoit le payement de ses quatre cens lances et vingtmil escuz contant et une bonne conté. Durant qu'ilconduysoit ces traictéz, vindrent aucuns gentilzhommesdu duc de Lorraine pour entrer en la place. Aucuns yentrèrent. Autres furent prins, dont l'ung fut ung gentilhomme de Provence appellé Sifron, lequel conduysoittous les marchéz dudict conte avec ledict duc deLorraine. Le duc de Bourgongne commanda que leditSifron fust incontinent pendu, disant que depuis que ungprince a posé son siège et fait tirer son artillerie devantune place, que, sy aucuns viennent pour y entrer et laresconforter contre luy, qu'ilz sont dignes de mort, par lesdroitz de la guerre. Toutesfois il ne s'en use point en nozguerres, qui sont assez plus cruelles que la guerre d'Ytalieou d'Espaigne, là où l'en use de ceste coustume.Toutesfois ledit duc voulut que ce gentil homme mourust :lequel, voyant qu'en son fait n'y avoit nul remède et queon le vouloit mener mourir, manda audict duc deBourgongne qu'il luy pleüst l'ouyr et qu'il luy diroit chosequi touchoit à sa personne. Aucuns gentilz hommes, à quiil dist ces parolles, le vindrent dire audit duc, etd'aventure le conte de Campobache dont j'ay parlé setrouva devant, quant ilz vindrent parler au duc, où,saichant la prinse dudict Sifron, se y voulut bien trouver,doubtant qu'il ne deïst de luy ce qu'il

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savoit, car il entendoit tout le demené dudict conte, tantd'un costé que d'autre, et luy avoit esté tout communiquéet estoit ce qu'il vouloit dire. Ledict duc respondit à ceulxqui luy vindrent faire ce rapport qu'il ne le faisoit quepour saulver sa vie et qu'il le leur dist. Ledit conteconforta ceste parolle ; et n'avoit avec ledit duc que ceconte et quelque secretaire qui escrivoyt, car ledit conteavoit toute la charge de ceste armée. Ledit prisonnier distqu'il ne le diroit que audict duc de Bourgongne. De rechefcommanda ledict duc que on le menast pendre, ce qui futfait. En le menant, ledit Sifron requist à plusieurs qu'ilzpryassent à leur maistre pour luy et qu'il diroit chose qu'ilne vouldroit pour une duché qu'il ne le sceüst. Plusieursqui le congnoissoyent en avoyent pitié, et vindrentdeliberéz de parler à leur maistre pour faire ceste requestequ'il luy pleüst de l'ouyr. Mais ce mauvais conte estoit àl'huys de la chambre de bois où logeoit ledict duc etgardoit que nul n'entrast et reffusa l'uys à ceulx-là,disant : " Monsr dit que l'on s'advance de le pendre. " Etpar messaigiers hastoit le prevost. Et finablement ledictSifron fut pendu, et au grand prejudice dudict duc deBourgongne : auquel eust mieulx vallu n'avoir esté sicruel, et

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avoir humainement ouy ledict gentil homme ; et paradventure, s'il l'eust fait, qu'il fust encores en vie et samaison entière et de beaucop accreüe, veües les chosessurvenues en ce royaulme depuis. Mais il est à croire queDieu en avoit autrement ordonné. Vous avez entendu parcy devant en ces Memoires le desloyal tour que ledict ducavoit fait peu de temps au paravant au conte de SainctPol, connestable de France, comme de l'avoir prins sur saseüreté, baillé au roy pour le faire mourir, et davantaigebaillé tous les séelléz et lettres qu'il avoit dudictconnestable pour servir à son procès. Et, combien queledict duc eust trouvé juste cause de hayr leditconnestable jusques à la mort et de la luy procurer, pourbeaucoup de raisons, qui seroient longues à escripre,moyennant qu'il l'eust peü faire sans luy donner sa foy,toutesfois toutes les raisons que je pourroye alleguer enceste matière ne sauroient couvrir la faulte de foy etd'honneur que ledict duc commist en baillant bon et loyalsauf-conduit audict connestable et neantmoins le prendreet vendre par avarice, non point seullement pour la villede Saint Quentin et des places, heritaiges et meublesdudict connestable, mais aussi pour la doubte de faillir àprendre la ville de Nancy quant il l'avoit assiegée lapremière fois.

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Et fut à l'heure que, après plusieurs dissimulations, ilbailla ledict connestable, doubtant que l'armée du roy, quiestoit en Champaigne, ne luy empeschast l'entreprisedudit Nancy car le roy le menassoit par ses embassadeurspour ce que, par leur appointement, le premier des deuxqui tiendroit ledict connestable le devoit rendre dedanshuict jours après à son compaignon ou le faire mourir. Oravoit ledict duc passé ce terme de beaucoup de jours, etceste seulle craincte et ambicion de Nancy luy fist baillerledit connestable, comme avez ouy, tout ainsi comme, ence propre lieu de Nancy, il avoit commis ce cryme,justement après qu'il eut remys le second siège et faitmourir ledit Sifron (lequel il ne voulut ouyr parler, commehomme qui avoit jà l'ouye bouchée et l'entendementtroublé), fut en ceste propre place deceü et trahy parceluy dont plus se fyoit et par adventure justement payéde sa desserte pour les cas qu'il avoit commis dudictconnestable et par avarice de ladicte ville de Nancy. Maisce jugement appartient à Dieu et ne le diz pas pouresclarcir seulement mon propoz, mais pour donner àentendre combien ung bon prince doit fuyr tel vilain touret desloyaulté, quelque conseil encores qu'on luy ensache donner. Et assez de foiz advient que ceulx qui leconseillent le font

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pour leur complaire et pour ne leur oser contredire, à quiil en desplaist bien, quant le cas est advenu, congnoissantla pugnicion qui en peult advenir tant de Dieu que dumonde. Toutesfoiz telz conseilliers vauldroyent mieulxd'estre loing que près. Vous avez ouy comme Dieu en cemonde establit ce conte de Campobache commissaire àfaire la vengeance de ce cas du connestable ainsi commispar ledict duc de Bourgongne, et au propre lieu et en lapropre manière et encores beaucoup plus cruellement.Car tout ainsi que, par dessus le sauf-conduyt et feabletéque avoit en luy ledict connestable, il le livra pour estremis à mort, tout ainsi par le plus feable de son armée,c'est à dire par celuy en qui plus il se fyoit, fut- il trahy,par celuy, dis- je, qu'il avoit recueilly vieil et povre et sansnul party et qu'il avoit souldoyé à cent mil ducatz l'an,dont il payoit ses gens d'armes par sa main, et d'autresgrans advantaiges qu'il avoit. Et quant il commença cestemarchandise, il s'en alloit en Italie avec quarante milducatz contans, qu'il avoit receüz pour imprestance,comme dit est, qui est à dire pour mectre sus ses gensd'armes. Et, pour conduyre ceste trahison, s'en addressaen deux

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lieux : le premier, à ung medecin demourant à Lyon,appellé maistre Symon de Pavye, et à ung autre enSavoye, dont j'ay parlé ; et, à son retour, furent logéz sesgens d'armes en certaines petites places en la conté deMarle, qui est en Lannois, et là reprint sa practique,offrant bailler toutes les places qu'il tenoit ou, si le roy setrouvoit en bataille contre son maistre, qu'il y auroitcertain signe entre le roy et luy, que, en le luy faisant, ilse tourneroit contre son maistre et du party du roy avectoute sa bande. Ce second party n'eust point fort pleü auroy. Il offroit encores que, la première fois que sonmaistre logeroit en champ, qu'il le prendroit ou tueroit enallant visiter son ost. Et, à la vérité, il n'eust point failly àceste tierce ouverture, car ledict duc avoit une coustumeque, aussi tost qu'il estoit descendu de cheval au lieu où ilvenoit pour loger, il ostoit le menu harnoys et retenoit lecorps de la cuyrasse et se montoit sur ung petit cheval,huyt ou dix archiers à pied avec luy seulement. Aucunesfois le suyvoient deux ou trois gentilz hommes de sachambre et alloit tout à l'environ de l'ost, par dehors,veoir s'il estoit bien cloz. Et ainsi, ledict conte eust faictceste execution avec dix chevaulx sans nulle difficulté.Après ce que le roy eut veü la continuelle poursuytte quefaisoit cest homme pour trahir son maistre et que cestedernière fut à l'heure d'une trève et qu'il ne savoit point àquelle intention il faisoit ces ouvertures, il deliberamonstrer une grand franchise audit duc de Bourgongne et

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manda par le seigneur de Contay, qui plusieurs fois a esténommé en ces Memoires, tout au long le demené de ceconte, moy estant present, et suys bien seür que ledictseigneur de Contay s'en acquicta loyaument envers sonmaistre ; lequel le print tout au rebours, disant que, s'ileust esté vray, que le roy ne luy en eust riens fait sçavoir.Et fut cecy long temps avant qu'il vint à Nancy ; et croybien que ledict duc n'en dist rien audit conte. CHAPITREVII Des aides obtenues par le duc de Lorraine et duvoyage accompli par le roi de Portugal Or fault retournerà nostre matière principalle et à ce siège que ledict ductenoit devant Nancy, qui estoit en coeur de l'yver, avecpeu de gens, mal arméz, mal payéz, et beaucoup demalades, et des plus grans, qui pratiquoyent contre luy,comme avez ouy. Et tous en general murmuroient etdesprisoient ses oeuvres, comme est bien de coustume entemps d'adversité, ainsi que j'ay dit au long icy devant.Mais nul ne praticquoit contre sa personne ny son estatque ce conte de Campobache et en ses subgectz netrouva nulle desloyaulté. Estant en ce premier appareil,traicta le duc de Lorraine vers les Vieilles et NouvellesAlliances, que j'ay nommées icy devant, d'avoir gens pourcombattre ledit duc de Bourgongne, qui estoit devantNancy. Toutes ces villes y furent

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très enclines. Ne restoit que à trouver argent. Le roy leconfortoit d'ambassadeurs qu'il avoit vers les Suysses, etaussi luy fournit quarante mil francs pour ayder à payerses Allemans. Et si avoit monsr de Craon, qui estoit sonlieutenant en Champaigne, logé en Barrois avec lui septou huyt cens lances et des francz archiers, bienaccompaignéz de bons chiefz. Tant fist ledict duc deLorraine avec la faveur et argent du roy, qu'il tira grandnombre d'Allemans, tant de pied que de cheval ; car,oultre ce qu'il paya, ilz en fournyrent à leurs despens.Aussi avoit avecques luy largement gentilz hommes de ceroyaume ; et puis ceste armée du roy estoit logée enBarrois, comme j'ay dit, laquelle ne faisoit nulle guerre,mais veoyt qui auroit du meilleur. Et vint ledict duc deLorraine loger à Sainct-Nycolas, près Nancy, avec lesAllemans dessusditz. Le roy de Portugal estoit en ceroyaume, neuf moys

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avoit ou environ, auquel le roy s'estoit allyé contre le royd'Espaigne qui est aujourduy ; lequel roy de Portugalestoit venu cuydant que le roy luy baillast grand arméepour faire la guerre en Castille par le costé de Biscaye oupar Navarre : car il tenoit largement places en Castille, àla frontière de Portugal, et en tenoit encores d'aucunesvoysines de nous, comme le château de Bourgues etautres, et croy bien que si le roy luy eust aydé, commequelquefois en eut le vouloir, que le roy de Portugal eustvaincu et fourny son entreprise. Mais ce vouloir passa auroy et fut longuement ledict roy de Portugal entretenu enesperance, comme d'ung an et plus. Cependants'empiroyent ses besongnes en Castille ; car, à l'heure qu'ilvint, presque tous ces seigneurs du royaume de Castilletenoyent son party ; mais le voyant tant demourer, peu àpeu muoyent de propoz et s'apointoyent avec ce royAlphonce et royne Ysabel qui règnent aujourduy. Le roys'excusoit de ceste ayde, qu'il avoit accordée, sur cesteguerre qui estoi en Lorraine, monstrant avoir craincteque, si ledit duc de Bourgongne se ressourdoit, que aprèsne luy vint courre sus. Ce povre roy de Portugal, quiestoit très bon et juste, mist en son ymagination qu'il iroytdevers ledict duc de Bourgongne, qui estoit son cousingermain, et qu'il pacifieroit tout ce different du roy et deluy, affin que le roy

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luy peüst ayder ; car il avoit honte de retourner enCastille ny Portugal avecques ceste defaulte et de n'avoirriens fait deçà ; car legièrement il avoit esté meü de veniret oultre l'oppinion de son conseil. Ainsi se mist à cheminle roy de Portugal en fin cueur d'yver et alla trouver leduc de Bourgongne, son cousin, devant Nancy et luycommença à remonstrer ce que le roy luy avoit dit pourvenir à ceste unyon. Il trouva que ce seroit chose biendifficille que de les accorder et que, en tout, estoientdifferentz. Ainsi n'y arresta que deux jours qu'il ne printcongé dudict duc, son cousin, pour retourner à Paris, dontil estoit party. Ledict duc luy prya attendre encores etqu'il voulsist aller au Pont-à-Mousson, qui est assez prèsde Nancy, pour garder ce Passaige. Car jà sçavoit ledictduc l'arrivée des Allemans, qui estoient logéz à Sainct-Nycolas. Le roy de Portugal s'excusa, disant n'estre pointen armes ny accompaigné pour tel exploit, et s'enretourna à Paris, là où il fist long sejour. La fin dudit royde Portugal fut qu'il entra en suspicion que le roy levouloit faire prendre et le bailler à son ennemy le roy deCastille. Et pour ce, se desguysa, luy troysiesme, etdelibera s'en aller à Romme et se mectre en une religion

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auprès. Allant en cest habit, fut prins par ung appellé leBeuf, qui estoit de Normandie. Le roy, nostre maistre, futmarry et eut quelque honte de ce cas : par quoy fist armerplusieurs navyres de ceste coste de Normandie, dontmessire George le Grec eut la charge, qui le menèrent enPortugal. L'occasion de sa guerre contre le roy de Castilleestoit pour sa nyepce, fille de sa soeur, laquelle estoitfemme du roy domp Henry de Castille, dernier mort,laquelle avoit une très belle fille, et est encoresaujourduy, demourant en Portugal, sans estre mariée,laquelle fille la royne Ysabel, seur dudit roy domp Henry,debouttoit de la succession de Castille, disant que la mèrel'avoit conceüe en adultère. Assez de gens on esté deceste oppinion, disant que le roy Henry n'eust sceüengendrer, pour aucune raison que je taiz. Comment qu'ilen soit allé et nonobstant que ladicte fille fust née soubzle manteau de mariage, toutesfois est demourée lacouronne de Castille à la royne Ysabel et à son mary, royd'Arragon et de Cecille, regnant aujourduy. Et taschoitledict roy de Portugal de faire le mariage de sadictenyepce et de nostre roy Charles de present, huyctiesmede ce

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nom, qui fut l'occasion de sa venue de par deçà, laquelleluy fut à très grant prejudice et desplaisir ; car, tost aprèsson retour en Portugal, il mourut. Et pour ce, comme j'aydit envyron le commencement de ces Memoires, ungprince doit bien regarder quelz embassadeurs il envoyepar pays ; car, si ceulx qui vindrent faire l'alliance dudictroy de Portugal de par deçà (à laquelle me trouvaypresent, comme l'ung des depputéz pour le roy) eussentesté bien saiges, ilz se fussent mieulx informéz des chosesde deçà, avant que conseiller à leur maistre ceste venue,qui tant luy porta de dommaige. CHAPITRE VIII Ledésastre de Nancy et la mort du Téméraire 1. Larésistance de Nancy. - Je me fusse bien passé de ce

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propoz, si n'eust esté pour monstrer que bien tard ungprince se doit mectre soubz la main d'ung autre ne allersercher son secours en personne. Et ainsi, pour retournerà ma principalle matière, le roy de Portugal n'eut pas faictune journée, au departir qu'il fist d'avecques ledict duc deBourgongne, que ledict duc de Lorraine et les Allemans,qui estoient en sa compaignie, ne deslogeassent de Sainct-Nycolas pour aller combattre le duc de Bourgongne. Etce jour propre vint au devant d'eulx le conte deCampobache achever son entreprinse et se rendit desleurs avec environ huyt vingtz hommes d'armes ; et luydesplaisoit bien que pis n'avoit peu faire à sondictmaistre. Ceulx de dedans Nancy estoient advertiz destraictéz dudit conte de Campobache, qui leur aydoit bienà donner cueur de tenir. Avec cela, entra ung homme quise gecta aux fosséz, qui les asseüra de secours : carautrement estoient sur le point de se rendre. Et si n'eustesté la dissimulation dudit conte, ilz n'eussent point tenujusques lors ; mais Dieu vouloit achever ce mystère. 2.Icy commance à parler de la bataille de Nancy et commele duc de Bourgongne y fut deffaict et tué. - Ledit duc de

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Bourgongne, adverty de ceste venue, tint quelque peu deconseil, combien qu'il ne l'avoit point fort acoustumé,mais usoit communement de son propre sens. Là futl'oppinion de plusieurs que il se retirast au Pont-à-Mousson, près de là, et laissast de ses gens ès places qu'iltenoit environ Nancy, disans que, dès ce que les Allemansauroient avitaillé Nancy, s'en iroyent et seroit l'argentfailly au duc de Lorraine, qui de long temps nerassembleroit tant de gens ; et l'avitaillement ne sçauroitestre si grant que avant que la moytié de l'iver fust passé,qu'ilz ne fussent aussy à destroit comme ilz estoient lors ;et que cependant ledict duc rassembleroit gens. Car j'ayentendu par ceulx qui le cuydoient sçavoir qu'il n'y avoitpoint en l'ost quatre mil hommes, dont il n'y en avoit quedouze cens en estat de combattre. D'argent avoit ledictduc assez, car il avoit au chasteau de Luxembourg, quiestoit près de là, bien quatre cens cinquante mil escuz, etdes gens eust- il recouvert assez. Mais Dieu ne luy voulutfaire ceste grace que de recevoir ce saige conseil, necongnoistre tant d'ennemys logéz de tous costéz environluy ; et choysit le pire party, et, avecques parollesd'homme insensé, delibera d'actendre, nonobstant toutesles

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remonstrances qu'on luy avoit faictes du grant nombred'Allemans qui estoient avec ledit duc de Lorraine etaussi de l'armée du roy, logée près de luy, et conclud labataille avec ce petit nombre de gens espoventéz. Al'arrivée du conte de Compobasche vers le duc deLorraine, les Allemans luy feïrent dire que il se retirast etqu'ilz ne vouloient nulz trahistres avecques eulx. Et ainsise retira à Condé, ung chasteau et ung passaige près de là,qu'il repara le mieulx qu'il peüt, esperant que, fuyant leduc de Bourgongne et ses gens, il en tomberoit à sa part,comme il feït assez. Ce n'estoit pas le principal traicté queeut ledict conte que celluy du duc de Lorraine ; caravecques aultres parla peu devant son partement, etavecques ceux-là conclud pour ce qu'il ne veoit point qu'ilpeüst mettre la main sur ledict duc de Bourgongne, qu'ilse tourneroit de l'autre part quant viendroit l'heure de labataille. Plus tost ne vouloit partir ledict conte, affin dedonner l'espoventement plus grant à tout l'ost dudict duc,mais il asseüroit bien que, si ledict duc fuyoit, qu'il n'eneschaperoit jamais vif et qu'il laisseroit douze ou quatorzepersonnes

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qui luy seroient seürs, les ungs pour commancer la fuyttedès ce qu'ilz verroyent marcher les Allemans, les autresqui auroyent l'oeil sur ledit duc, s'il fuyoit, pour le tuer enfuyant. Et en cela n'y avoit point de faulte ; car j'en aycongneü deux ou trois de ceulx qui demourèrent pourtuer ledit duc. Conclud qu'il eut ces grandes trahisons, seretira dedans l'ost, et puis se tourna contre son maistre,quant il veït arriver lesditz Allemans, comme j'ay dit. Etpuis, quant il veït que lesditz Allemans ne le vouloyent enleur compaignie, alla, comme dit est, à ce lieu de Condé.Lesditz Allemans marchèrent. Avec eulx estoient grandnombre de gens de cheval de deçà, qu'on y laissa aller.Beaucoup d'autres se misdrent aux embusches près dulieu pour veoir si ledict duc seroit desconfit, pour happerquelque prisonnier ou autre butin. Et ainsi povez veoir enquel estat s'estoit mis ce pouvre duc, par faulte de croireconseil. Assemblées que furent lesdictes deux armées, lasienne qui jà avoit esté desconfitte par deux foys, et quiestoient peu de gens et mal en point, furent incontinenttournéz en desconfiture et tous mors et en fuytte.Largement se saulvèrent. Le demourant y fut mort ouprins. Et, entre autres,

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y mourut sur le champ ledict duc de Bourgongne. Je neveulx point parler de la manière, pour ce que je n'y estoiepoint ; mais m'a esté compté de la mort dudict duc parceulx qui le veïrent porter par terre et ne le peürentsecourir pour ce qu'ilz estoient prisonniers. Mais à leurveüe ne fut point tué, mais par une grant foulle de gensqui y survindrent, qui le tuèrent et le despouillèrent en lagrant trouppe, sans le congnoistre. Et fut ladicte bataillele cinquiesme jour de janvier l'an mil IIIIc LXXVI, veilledes Roys. CHAPITRE IX Considérations sur la fortunedu Téméraire et de sa maison J'ay depuis veü ung signet àMillan, que maintes fois avoie veü pendre à sonpourpoint, qui estoit ung agneau, et y avoit ung fuzilentaillé en ung camayeul, où estoient ses armes, lequel futvendu pour deux ducatz audit lieu de Millan. Celuy quiluy osta luy fut mauvais varlet de chambre. Je l'ay veümaintes fois habiller et deshabiller en

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grand reverence et de grans personnaiges ; et, à cestedernière heure, luy estoient passéz ses honneurs. Et perit,luy et sa maison, comme j'ay dit, au lieu où il avoit, paravarice, consenty de bailler le connestable, et peu detemps après. Dieu luy vueille pardonner ses pechéz ! Jel'ay veü grant et honorable prince et autant estimé etrequis de ses voisins, ung temps a esté, que nul prince dela crestienté ou, par adventure, plus. Je n'ay veü nulleoccasion par quoy plus tost peüst avoir encouru l'ire deDieu, que de ce que, toutes les graces et honneurs qu'ilavoit receües en ce monde, les estimoit toutes procedéesde son sens et de sa vertu, sans les attribuer à Dieu,comme il devoit. Car, à la vérité, il avoit de bonnes partzet vertueuses en luy. Nul prince ne le passa jamais dedesirer nourrir grandz gens et de les tenir bien reigléz. Sesbiensfaictz n'estoient point fort grandz, pour ce qu'ilvouloit que chascun s'en sentist. Jamais nul plusliberallement ne donna audience à ses serviteurs etsubgectz. Pour le temps que je l'ay congneü, point n'estoitcruel ; mais il le devint avant sa mort, qui estoit mauvaissigne de longue durée. Il estoit fort pompeux enhabillemens et en toutes autres choses, et ung peu trop. Ilportoit fort grant honneur aux embassadeurs et gensestrangiers ; ils estoient bien fort festoiéz et recueillizchez luy. Il desiroit grant gloire, qui estoit ce qui plus lemectoit en ces guerres que nulle autre chose, et eust bienvoulu resembler

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à ces anciens princes dont il a tant esté parlé après leurmort : hardy autant que homme qui ayt regné de sontemps. Or sont finyes toutes ses pensées, et le tout tournéà son prejudice et honte ; car ceulx qui gaignent en onttousjours l'honneur. Je ne sçauroye dire vers qui NostreSeigneur s'est monstré plus courroucé : envers luy, quimourut soudainement en ce champ, sans guères languir,ou vers ses subjectz, qui oncques puis n'eurent bien nerepoz, mais continuelle guerre et contre laquelle ilzn'estoient suffisans de resister, ou troubléz les ungs contreles autres et en guerre cruelle et mortelle ? Qui encoresleur a esté plus forte à porter, ceulx qui les deffendoientestoient gens estranges, qui naguères avoient esté leursennemys : c'estoient les Allemans. Et, en effect, depuisladicte mort, n'y eut jamais homme qui bien leur voulsist,de quelques gens qu'ilz se soyent aydéz, et a semblé, àveoir leurs oeuvres, qu'ilz eussent les sens aussi troublézcomme leur prince. Car, peu avant sa mort, tout conseilbon et seür ilz ont dejecté et serché toutes voyes qui leurestoient nuysibles. Et sont en chemin que ce trouble neleur fauldra de grant pièce ou au moins la craincte de yrecheoir. Je seroye assez de l'oppinion de quelque autreque j'ay veü : c'est que Dieu donne le prince selon qu'ilveult pugnir

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ou chastier les subjectz, et, au prince, les subjectz ou leurscouraiges disposéz envers luy selon qu'il les veult esleverou abaisser. Et ainsi sur ceste maison de Bourgongne afait tout esgal ; car, après leur longue felicité et grantrichesse et trois grandz princes bons et saiges, precedenscestuy-cy, qui avoyent duré six vingtz ans, donna ce ducCharles, qui continuellement les tint en grant guerre,travail et despence, et presque autant en temps d'yver qued'esté. Beaucoup de gens riches et ayséz furent morts etdestruictz par prison en ces guerres. De grandes pertescommencèrent devant Nuz, qui continuèrent par les troisou quatre batailles jusques à l'heure de sa mort, ettellement que à ceste dernière bataille estoit consomméetoute la force de son pays et mortz et destruitz ou prinstous ses gens, c'est assavoir ceulx qui eussent sceü ouvoulu deffendre l'estat et l'honneur de sa maison. Et aussi,comme j'ay dit, semble que ceste perte ayt esté esgallecomme ilz ont esté en felicité. Car, comme je diz l'avoirveü grant et riche et honnoré, encores puis- je dire avoirveü tout cela en ses subjectz, car je cuyde avoir veü etcongneü la meilleure part de Europe. Toutesfois n'ay- jecongneü nulle seigneurie ne pays, tant pour tant ny debeaucoup plus grand estandue encores, qui fust sihabondant en richesse, en meubles, et en edifices, et aussien

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toutes prodigalitéz, despenses, festiemens et chères,comme je les ay veü pour le temps que je y estoye. Et, s'ilsemble à quelcun qui n'y ait point esté, pour le temps queje diz, que j'en dye trop, d'autres y estoient comme moyqui, par adventure, diront que je diz peu. Or a NostreSeigneur, tout à ung coup, fait cheoir si grant etsumptueux edifice, ceste puissante maison, qui a tantsoustenu de gens de bien et nourriz, et tant esté honnoréeet près et loing et par tant de victoires et gloires que nulleautre à l'environ n'en receüt autant en son temps. Et luy aduré ceste bonne fortune et grace de Dieu l'espace de sixvingtz ans, que tous les voysins ont souffert, commeFrance, Angleterre, Espaigne. Et tous, à quelque fois, lasont venue requerir, comme l'avez veü par experience duroy nostre maistre, qui, en sa jeunesse et vivant le royCharles septiesme son père, se y vint retirer six ans outemps du bon duc Philippes, qui amyablement le receüt.D'Angleterre y ay veü les deux frères du roy Edouard, leduc de Clarance et le duc de Clocestre, qui puis se feïtappeller le roy Richard. De l'autre party du roy Henry, quiestoit de la maison de Lenclastre, y ay veü toute cestelignée, ou peu s'en failloit. De tous costéz ay veü cestemaison honnorée, et puis tout à ung coup cheoir

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ce dessus dessoubz et la plus desollée et deffaicte, tant enprince que en subjectz, que nul voysin qu'ilz eussent. Ettelles et semblables oeuvres a fait Nostre Seigneur avantque fussions néz et fera encores après que nous seronsmortz ; car il se fault tenir seür que la grant prosperité desprinces ou leur grand adversité procède de sa divineordonnance. CHAPITRE X Comment le roy fut advertyde la mort du duc de Bourgongne et comme ledictseigneur se conduysit après la mort dudit duc. Pourtousjours continuer ma matière, le roy, qui jà avoitordonné postes en ce royaulme (et par avant n'en y avoitjamais eu), fut bien tost adverty de ceste dictedesconfiture du duc de Bourgongne, et à chascune heureen attendoit les nouvelles, pour les advertissemens qu'ilavoit euz par avant de l'arrivée des Allemans et de toutesautres choses qui en deppendoient. Et y avoit beaucoupgens qui avoient les oreilles bien ouvertes pour les ouyr lepremier et les luy aller dire, car il donnoit voluntiersquelque chose à celuy qui premier luy apportoit quelquesgrans nouvelles sans oublier le messaiger. Et si prenoitplaisir à en parler avant qu'elles fussent advenues, disant :" Je donneray tant à celuy qui m'en

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apportera nouvelles. " Monsr du Bouchaige et moieusmes ensemble le premier messaige de la bataille deMorat et ensemble le dismes au roy, lequel nous donna àchascun deux cens marcz d'argent. Monsr du Lude, quicouchoit hors du Plesseïz, sceüt le premier l'arrivée duchevaulcheur qui apporta les lettres de ceste bataille deNancy dont j'ay parlé. Il demanda au chevaulcheur seslettres, qui ne les luy osa reffuser, pour ce qu'il estoit engrant auctorité avec le roy. Ledit seigneur du Lude vintfort matin, et estoit à grand peine jour, heurter à l'huysplus prochain du roy. On luy ouvrit. Il bailla lesdicteslettres que escrivoit monsr de Craon et autres ; mais nulne acertenoit par les premières de la mort, mais aucunsdisoyent que on l'avoit veü fuyr et qu'il s'estoit saulvé. Leroy, de prime face, fut tant surprins de la joye qu'il eut deceste nouvelle, que à grant peine sceüt- il quellecontenance tenir. D'un costé, doubtoit que, s'il estoit prinsdes Allemans, qu'ilz ne s'adressassent à luy pour grantsomme d'argent, que ayséement ledit duc leur pourroitdonner ;

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d'autre costé estoit en soucy, s'il estoit eschappé ainsidesconfit à la tierce foiz, s'il prendroit ses seigneuries deBourgongne ou non. Et luy sembloit que ayséement lespourroit prendre, veü que tous les gens de bien du paysestoient presque tous mortz en ces batailles dessusdictes.Et sur ce point estoit sa resolution (que peu de gens, jecroy, ont sceü, excepté moy) que, si ledit duc estoit sainde sa personne, qu'il feroit entrer son armée, qui estoit enChampaigne et Barrois, incontinent en Bourgongne etsaisir le pays à l'heure de ce grand espoventement ; et,dès ce qu'il seroit dedans, advertiroit ledict duc qu'il lefaisoit à l'intention de les luy sauver et garder que lesAllemans ne les destruysissent (pour ce que ladicte duchéestoit tenue en souveraineté de luy, laquelle il n'eustvoulu pour riens laisser tomber ès mains des Allemans) etque ce qu'il auroit prins, le luy rendroit. Et sans difficultéainsi l'eust- il fait, ce que beaucoup de gens ne croyroientpoint ayséement. Aussi ilz ne savoient la raison qui l'eüstmeü. Mais ce propoz luy mua, quant il sceüt la mort duditduc. Dès ce que le roy eut receü ces lettres dont j'ayparlé, lesquelles, comme j'ay dit, ne disoient riens de lamort dudict duc, il envoya en la ville de Tours querir tousles cappitaines et plusieurs autres grans personnaiges etleur monstra ces lettres. Tous en feïrent le signe de trèsgrant joye. Et sembloit à ceulx qui regardoient de bienprès qu'il y en avoit

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assez qui s'efforçoient et, nonobstant leurs gestes, qu'ilzeussent mieulx aymé que le fait dudit duc fust alléautrement. La cause pourroit estre que le roy estoit fortcraint ; et doubtoient que, s'il se trouvoit tant au delivred'ennemys, qu'il ne voulsist muer plusieurs choses, et parespecial estatz et offices : car il en y avoit beaucoup en lacompaignie, lesquelz, en la question du Bien Publicque etautres du duc de Guyenne, son frère, s'estoyent trouvézcontre luy. Après avoir une pièce parlé aux dessusdictz, ilouyt la messe et puis feït mectre la table en sa chambre etles feït tous disner avecques luy ; et y estoit sonchancellier et aucunes gens de conseil ; et, en disnant,parla tousjours de ces matières. Et sçay bien que, moy etautres, prinsmes garde comme disneroient ne de quelappetit ceulx qui estoient à ceste table ; mais, à la verité,je ne sçay si c'estoit de joye ou de tristesse, ung seul, parsemblant, ne mengea la moytié de son saoul. Si n'estoient-ilz point honteux de manger avec le roy, car il n'y avoitceluy de la compaignie qui bien souvent n'y eust mangé.Au lever de table, le roy se tira à part et donna à aucunsdes terres que avoit possédé ledit duc, si ainsi estoit qu'ilfust mort. Et despescha le bastard de Bourbon et moy,lequel

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bastard estoit admiral de France, et nous bailla povoirsnecessaires pour mectre en obeissance tous ceulx que sey vouldroient mectre ; et nous commanda partirincontinent et que nous ouvrissions toutes les lettres despostes et messaigiers que nous rencontrerions en allant,affin que nous fussions advertiz si ledit duc estoit mort ouvif Nous partismes et feïsmes grant diligence, nonobstantqu'il faisoit le plus grand froid que j'aye veü faire de montemps. Nous n'eusmes point faict demye journée que nousrencontrasmes ung messaigé à qui nous feïsmes bailler seslettres, qui contenoient comme ledict duc avoit estétrouvé entre les mortz par ung paige ytalien et par sonmedecin, appellé maistre Loupe, natif de Portugal, lequelcertiffioit à monsr de Craon que c'estoit monsr le duc sonmaistre, et incontinent en adverty le roy. CHAPITRE XISaisie de la Picardie et de l'Artois Comme nous eusmessceü toutes lesdictes choses, nous

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tirasmes jusques aux faulxbourgs d'Abeville, et fusmes lespremiers par qui, en ce quartier là, ceulx du party du ducen furent advertiz. Nous trouvasmes que le peuple de laville estoit desjà en traicté avec monsr de Torcy, lequel delong temps ilz aymoient très fort. Les gens de guerre etceulx qui avoient esté officiers dudict duc traictoientavecques nous par ung messaigé que nous avions envoyédevant. Et, sur nostre esperance, feïrent partir quatre censFlamens qu'ilz avoient ; mais, quant le peuple veïtceulx-là dehors, ouvryrent les portes à monsr de Torcy,qui fut le grant dommaige des capitaines et autresofficiers de ladicte ville ; car ilz estoient sept ou huyt àqui nous avions promis des escuz et aucunes pensions, carce povoir avions- nous du roy ; dont ilz n'eurent riens,pour ce que les places ne furent point baillées par eulx.Ladicte ville d'Abeville estoit des terres baillées par le royCharles septiesme à la paix d'Arras, lesquelles devoientretourner en deffault de hoir masle. Par quoy n'estmerveille si legièrement nous ouvrirent les portes. De làtirasmes à Dorlans et envoyasmes sommer Arras, chiefd'Arthois, ancien patrimoine des comtes de Flandres, etqui de tout temps avoit acoustumé de aller à filles commeà filz. Monsr de Ravastin et monsr des Cordes, quiestoient en ladicte ville d'Arras, entreprindrent de venirparler à nous

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au Mont-Sainct-Eloy, une abbaye près dudit Arras, et,avecques eulx, ceulx de la ville. Il fut advisé que je yroye,et aucuns autres avecques moy ; car on doubtoit bienqu'ilz ne feroient point tout ce que nous vouldrions ; et,pour ce, n'y alla point ledict admiral. Venu que je fuzaudit lieu, y arrivèrent tost après lesdicts seigneurs deRavastin et des Cordes et plusieurs autres gens de bienavecques eulx et aussi aucuns de la ville d'Arras. Et, entreautres, estoit, pour ladicte ville, leur pensionnaire et quiparloit pour eulx, maistre Jehan de la Vacquerie, depuispremier president en parlement à Paris. Pour cesteheure-là, leur requismes l'ouverture pour le roy et qu'ilznous receüssent en la ville, disans que le roy la pretendoitsienne par le moyen de confiscation, et le pays, et que,s'ilz faisoient le contraire, qu'ilz estoient en dangier d'estreprins par force, veü la deffaicte de leur seigneur et quetout le pays estoit despourveü de gens de deffence, àcause de ces trois batailles perdues. Les seigneursdessusdictz nous firent dire par ledit de la Vacquerie queceste conté d'Arthois appartenoit à madamoiselle deBourgongne, fille du duc Charles, et luy venoit

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de vraye ligne, à cause de la contesse Marguerite deFlandres, qui estoit contesse de Flandres, d'Arthois, deBourgongne, de Nevers et de Rethel, laquelle fut mariéeau duc Philippe de Bourgongne le premier, lequel fut filzdu roy Jehan et frère mesmes du roi Charles Vme, etsupplioient au roy qu'il luy pleüt entretenir la trève quiestoit entre luy et le feu duc Charles. Noz parolles nefurent pas trop grandes, car nous entendions bien de avoirceste responce, mais la principalle occasion de mon alléeausdictz lieux estoit pour parler à aucuns particuliers deceulx qui estoient là et pour les convertir pour le roy. J'enparlay à aucuns, qui tost après furent bons serviteurs duroy. Nous trouvasmes ce pays bien espoventé, et non sanscause : car je croy que en huyct jours ilz n'eussent sceüfiner huyct hommes d'armes ; ne d'autres gens de guerresn'en y avoit en tous ces pays là que environ quinze censhommes, tant de pied que de cheval, qui estoient versNamur et en Haynault et estoient eschappéz de la batailleoù estoit mort le duc de Bourgongne. Leurs ancienstermes ef façons de parler estoient bien changéz, car ilzparloient bien bas et en grant humilité : non pas que jevueille dire que, le temps passé, eussent plus

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arrogamment parlé qu'ilz ne deüssent, mais est vray quedu temps que je y estoye ilz se sentoient si fors qu'ilz neparloient point au roy ny du roy en telle reverence qu'ilzont faict depuis. Et si les gens estoient tousjours biensaiges, ilz seroient si moderéz en leur parolles, durant letemps de prosperité, qu'ilz ne devroyent point avoir causede changer leur langaige en temps d'adversité. Jeretournay vers monsr l'admiral faire mon messaige, et làtrouvay nouvelles que le roy venoit, lequel s'estoit mis àchemin tost après et avoit faict escrire plusieurs lettres,tant en son nom que de ses serviteurs, pour faire venirgens devers luy et par le moyen desquelz il esperoitreduyre ces seigneuries, dont j'ay parlé, en sonobeissance. CHAPITRE XII Des fautes commises parLouis XI a propos de la succession de Bourgogne La joyelui fut très grande de se veoir au dessus de tous ceulx qu'ilhayoit et de ses ennemys. Des ungs estoit vengé, commedu connestable de France, du duc de Nemours et deplusieurs autres ; le duc de Guyenne, son frère, estoitmort, dont il avoit la succession ; toute la maison d'Anjouestoit morte, comme le roy René de Cecille, les ducsJehan et

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Nicolas de Calabre, et puis le cousin, le conte du Maine,depuis conte de Provence, le conte d'Armygnac, qui avoitesté tué à Lestore, et de tous les dessusdictz avoit ledictseigneur recueilly le succession et les meubles. Mais pourautant que ceste maison de Bourgongne estoit plus grandeque les autres et plus puissante et qui avoit eu guerre avecle roi Charles septiesme, son père, trente deux ans sanstrèves avec l'ayde des Angloys et qui avoyent leursseigneuries assises ès lieux confins et les subgectzdisposéz pour faire la guerre à luy et à son royaume, detant luy fut plaisir plus grand et plus proffitable que detous les autres ensemble. Et luy sembloit bien que, à savie, ne trouveroit nul contredit à son royaume ne auxenvirons près de luy. Il estoit en paix avec les Angloys,comme avez entendu, et desiroit et travailloit de toute sapuissance que ladicte paix d'Angleterre s'entretint. Parquoy, estant hors de toute crainte, Dieu ne luy permit pasprendre ceste matière, qui estoit si grande, par le boutqu'il la devoit prendre. Car par mariage et

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amytié povoit- il ayséement joindre à sa couronne toutesces grandz seigneuries, ès quelles il ne povoit autrementpretendre nul droit ; et en eust faict ce qu'il eust voulu, etles eust faict condescendre à toutes ses voulentéz soubzl'ombre et condicion dudit mariage, veü le granddesconfort, povreté et debilitation en quoy cesseigneuries estoient : par quoy eust bien enforcy sonroyaume et enrichy par la longue paix, en quoy il l'eustpeü maintenir et l'eust peü soulager en plusieurs façons,et par especial du passaige des gens d'armes, quiincessamment, le temps passé et le temps present,chevauchent d'ung des boutz du royaume en l'autre, etbien souvent sans grand besoing qu'il en soit. Vivantencores le duc de Bourgongne, plusieurs fois me parla leroy de ce qu'il feroit si ledict duc venoit à mourir, etparloit en grand raison. Lors disoit qu'il tascheroit à fairele mariage de son filz, qui est nostre roy à present, et de lafille dudict duc, qui puis a esté duchesse d'Autriche. Et, sielle n'y vouloit entendre (pour ce que monsr le daulphin

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estoit lors plus jeune que elle), essayeroit de luy faireespouser quelque jeune seigneur de ce royaulme, pourtenir elle et ses subgectz en amytié et recouvrer sansdebattre ce qu'il pretendoit estre sien. Et encores estoitledit seigneur en ce propoz le huictiesme jour avant qu'ilsceüst la mort dudit duc. Ce saige propoz, dont je vousparle, luy commença jà ung peu à changer le jour qu'ilsceüt ladicte mort et à l'heure qu'il nous despescha, monsrl'admiral dessus nommé et moy. Toutesfoiz il en parlapeu ; mais à d'aulcuns fit aulcunes promesses de terres etseigneuries. CHAPITRE XIII La succession deBourgogne et la suite des saisies en Picardie et ArtoisComme le roy se trouva en chemin, en tirant après nous,luy venoient nouvelles plaisantes de tous costéz. Lechasteau de Han luy fut baillé et Bouhain. Ceulx deSainct Quentin se prindrent eulx mesmes et misdrentdedans monsr de Mouy, qui estoit leur voysin. Il estoitbien acertené de la ville de Peronne, que tenoit messireGuillaume Bische, et avoit esperance, par nous et parautres, que monsr des Cordes seroit des siens. Il avoitenvoyé à Gand son barbier, appellé maistre

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Olivier, natif d'ung village auprès de ladicte ville de Gand,et en avoit envoyé plusieurs autres en plusieurs villes,dont de tout avoit grant esperance, car plusieurs leservoyent plus de parolles que de faict. Venu que fut leroy près de Peronne, me vins trouver au devant de luy ;et là vint apporter maistre Guillaume Bische et autresl'obeissance de la ville de Peronne, dont il fut fort joyeux.Ledict seigneur y sejourna ce jour. Je disnay avecques luyce jour, comme j'avoye acoustumé, car son plaisir estoitque tousjours mangeoient sept ou huyct personnes à satable pour le moins et aucunes foiz beaucoup plus. Aprèsqu'il eut disné, se tira à part et ne fut pas content du petitexploict que ledict monsr l'admiral et moy avyons fait,disant qu'il avoit envoyé maistre Olivier, son barbier, àGand, qui luy mectroit ceste ville en son obeissance, etRobinet Doudenfort à Sainct Omer, lequel y avoit desamys et qui estoyent gens pour prendre les clefz de laville et mectre ses gens dedans, et d'autres qu'il nommoiten d'autres villes grandes, et me faisoit combattre de cepropoz par monsr du Lude et par autres. Il ne meappartenoit pas de l'arguer ne parler contre son plaisir ;mais luy diz que je doubtoye que maistre Olivier et lesautres qu'il avoit nomméz ne cheviroient point siaiséement de ces grandes villes comme ilz pensoient.

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Ce qui faisoit nostre roy me dire ces motz, c'estoit pour cequ'il estoit changé de volunté et que ceste bonne fortunequ'il avoit au commencement luy donnoit esperance quetout se rendroit à luy de tous costéz. Et se trouvoitconseillé par d'aucuns et si estoit aussi enclin de touspointz deffaire et destruyre ceste maison et en departir lesseigneuries en plusieurs mains et nommoit ceulx à qui ilentendoit donner les contéz, comme Namur, Haynault,qui sont situées près de luy, les autres grandz pièces,comme Brabant, Hollande, en aider à avoir aucunsseigneurs d'Alemaigne, qui seroient ses amys et qui luiaideroient à executer son vouloir. Son plaisir estoit bienme dire toutes ces choses, pour ce que autresfois luyavoye parlé et conseillé l'autre chemin cy-dessus escript,et vouloit que je entendisse ses raisons et pourquoy ilmuoyt et que ceste voye estoit plus utile pour sonroyaume, qui beaucoup avoit souffert à cause de lagrandeur de ceste maison de Bourgongne et des gransseigneuries qu'ilz possedoient. Quant au monde, il y avoitgrand apparence en ce que ledit seigneur disoit ; mais,quant à la conscience, me sembloit le contraire.Toutesfois le sens de nostre roy estoit si grand que moyne autres, qui fussent en la compaignie, n'eussions sceüveoir cler en ses affaires comme luy-mesmes faisoit : car,sans nulle doubte, c'estoit ung des plus saiges princes etdes plus subtilz qui ayt regné en son temps. Mais, en cesgrandz matières, Dieu dispose les cueurs des rois et desgrandz princes, lesquelz il tient en sa main, à prendre lesvoyes selon les oeuvres qu'il veult conduyre

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après. Car, sans nulle difficulté, si son plaisir eust esté quenostre roy eust continué le propoz qu'il avoit de luymesmes advisé avant la mort dudict duc, les guerres quiont esté depuis et sont ne fussent point advenues. Maisnous n'estions encores envers luy, tant d'ung costé qued'autre, dignes de recevoir ceste longue paix ; et de làprocède l'erreur que feït nostre roy, et non point de lafaulte de son sens, car il estoit bien grand, comme j'ay dit.Je diz ces choses au long pour monstrer que, aucommencement que on veult entreprendre une si grandchose, que on la doit bien consulter et debattre, affin depovoir choisir le meilleur party ; et, par especial, soyrecommander à Dieu et luy prier qu'il luy plaise adresserle meilleur chemin ; car de là vient tout : et se voyt parescript et par experience. Je n'entendz point blasmernostre roy pour dire qu'il eust failly en ceste matière, car,par adventure, autres qui sçavoient et congnoissoient plusque moy seroient et estoient lors de l'advis qu'il estoit,combien que riens n'y fut debattu, ne là ny ailleurs,touchant ladicte matière. Les croniqueurs n'escriventcommunement que les choses qui sont à la louenge deceulx de qui ilz parlent et laissent

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plusieurs choses ou ne les sçavent pas aucunes fois à laverité. Et je me delibère de ne parler de chose qui ne soitvraye et que je n'aye veüe ou sceüe de si granspersonnaiges qu'ilz sont dignes de croire, sans avoirregard aux louanges. Car il est bon à penser qu'il n'est nulprince si saige qui ne faille bien aucunces fois, et biensouvent s'il a longue vie. Et ainsi se trouveroit de leursfaictz, s'il en estoit dit tousjours la verité. Les plus grandzsenatz et consulz qui ayent esté ne qui sont ont bien erréet errent bien, comme il est veü et se voyt chascun jour.Sejourné que eut le roy en ce villaige près Peronne, sedelibera l'endemain y aller faire son entrée, laquelle villeluy estoit baillée, comme j'ay dit. Ledit seigneur me tira àpart, comme il voulut partir, et m'envoya en Poictou etsur les frontières de Bretaigne et me dist en l'oreille que sil'entreprise de maistre Olivier ne se conduysoit et quemonsr des Cordes ne se tournast des siens, qu'il feroitbrusler le pays d'Arthoys en ung endroit, du long de larivière du Liz, qui se appelle l'Aleue, et puis queincontinent s'en retourneroit en Tourayne. Je luyrecommanday aucuns, lesquelz s'estoient tournéz de sonparty par mon moyen, par quoy leur avoye promispensions et biensfaictz de luy. Il en print

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de moy les noms par escript, et leur tint ledict seigneur ceque je leur avoye promis. Et ainsi partyz de luy pour cecoup. Comme je voulus monter à cheval, monsr du Lude(qui estoit fort aggreable au roy en aucunes choses et quifort aymoit son proffit particulier et ne craignoit jamais àabuser personne, aussi très legierement croyoit et estoittrompé bien souvent ; il avoit esté nourry avec le roy ensa jeunesse, il luy sçavoit fort complaire et estoit hommetrès plaisant) me vint dire ces motz comme par mocqueriesaigement dicte : " Or, vous en allez- vous à l'heure quevous deviez faire voz besongnes ou jamais, veü les granschoses qui tumbent entre les mains du roy, dont il peultavantaiger et enrichir tous ceulx qu'il ayme ? Et, auregard de moy, je m'attendz estre gouverneur de Flandres,et me y faire tout d'or ! " ; et ryoit fort. Je n'euz nulleenvie de rire, pour ce que je doubtoye qu'il ne procedastdu roy, et luy respondy que j'en seroye très joyeux s'iladvenoit ainsi et que j'avoye esperance que le roy ne meoublieroit point, et ainsy party. Ung chevalier de Haynaultestoit arrivé là devers moy, n'y avoit point demye heure,et m'apportoit nouvelles de plusieurs autres à qui j'avoyeescript en les pryant de se vouloir reduyre au service duroy. Ledict chevalier et moy sommes parentz, et estencores vivant, par quoy ne le veulx nommer ne ceulx dequi il m'apportoit nouvelles. Il m'avoit

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en deux motz faict ouverture de bailler les principallesplaces et villes du pays de Haynault ; et, au partir que jefeïz du roy, luy en diz deux motz. Incontinent l'envoyaquerir et me dist de luy et des autres que luy nommoyequ'ilz n'estoient gens telz qu'il luy failloit. L'ung luydesplaisoit d'ung cas, l'aultre d'ung aultre et luy sembloitque leur offre estoit nulle et qu'il auroit bien tout sanseulx. Ainsi party de luy et fist parler ledict chevalier àmonsr du Lude, dont il se trouva esbahy, et se departittost, sans entrer en grand marchandise, car ledit seigneurdu Lude et luy ne se fussent jamais accordéz nyentenduz, pour ce qu'il estoit venu esperant faire sonproffit et s'enrichir ; et ledit seigneur du Lude luydemanda d'entrée ce que les villes luy donneroyent enconduysant leur affaire. Encores estimé- je ce reffus etmespris que le roy feït de ces chevaliers venu de Dieu :car je l'ay veü depuis qu'il les eust bien estiméz s'il en eustpeü finer, mais par adventure que Nostre Seigneur ne luyvoulut de tous pointz accomplir son desir, pour aucunesraisons que j'ay dictes, ou qu'il ne vouloit point qu'ilusurpast sur ce pays de Haynault tenu de l'empire, tantpour ce qu'il n'y avoit nul tiltre, que aussi pour lesanciennes alliances et sermens qui sont entre les

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empereurs et roys de France. Et monstra bien, depuis,ledict seigneur en avoir congnoissance, car il tenoitCambray et le Quesnoy et Vausain en Haynault. Il renditce de Haynault et remist Cambray en neutralité, laquelleest ville imperialle. Combien que ne demouray sur le lieu,si fuz- je informé comme les affaires passoient, etayséement le povoye entendre par la congnoissance etnourriture que j'avoye eue de l'un costé et de l'autre, etdepuis l'ay sceü par bouche de ceulx qui les conduysoienttant d'ung costé que d'autre. CHAPITRE XIV La missiond'Olivier le Dain Maistre Olivier, comme avez ouy, estoitallé à Gand, lequel portoit lettres de creance àmadamoyselle de Bourgongne, fille du duc Charles. Etavoit commission de luy faire aucunes remonstrances àpart, affin qu'elle se voulsist mectre entre les mains duroy. Cela n'estoit point sa principalle charge, car ildoubtoit bien que à grant peine y

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pourroit parler seul ; et s'il y parloit, si ne la sçauroit- ilguyder à ce qu'il desiroit, mais avoit intention qu'il feroitfaire à ceste ville de Gand quelque grand mutation,congnoissant que de tout temps elle y est encline et que,soubz les ducz Philippes et Charles, elle avoit esté tenueen grant crainte et leur avoyent osté aucuns privileigespar la guerre qu'ilz eurent avec le duc Philippes en faisantleur paix. Et aussi par le duc Charles leur en fut osté ungtouchant la creation de leur loy, pour une offence qu'ilzluy feïrent en entrant en ladicte ville, le premier jour qu'ily entra comme duc. J'en ay parlé icy devant : par quoy jem'en tairay. Toutes ces raisons donnèrent grant hardiesseaudict maistre Olivier, barbier du roy, comme j'ay dit, depoursuyvre son oeuvre. Et parla à aucuns qu'il pensaqu'ilz deüssent prester l'oreille à ce qu'il desiroit ; etoffroit leur faire rendre par le roy leurs privileiges qu'ilzavoyent perduz et autres choses ; mais il ne fut point enleur hostel de ville pour en parler en publicque, car ilvouloit premier veoir ce qu'il pourroit faire avec cestejeune princesse ; toutesfois, il en sceüt quelque chose. Ledessusdit maistre Olivier, quant il eut esté à Gand quelquepeu de jours, on luy manda venir dire sa charge ; et y vinten la presence de la princesse, et estoit vestu beaucoupmyeulx qu'il ne luy appartenoit. Il bailla ses lettres decreance. Ladicte damoyselle estoit en chaire, et le duc de

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Clèves à costé d'elle, l'evesque du Liége avec plusieursautres grandz personnaiges et grand nombre de gens. Elleleüt sa lettre et fut ordonné audit maistre Olivier dire sacreance. Lequel repondit qu'il n'avoit charge, sinon deparler à elle à part. On luy dist que ce n'estoit point lacoustume, et, par especial, à ceste jeune damoyselle, quiestoit à marier. Il continua de dire qu'il ne diroyt autrechose, sinon à elle. On luy dist que on luy feroit bien dire,et eut paour. Et croy que, à l'heure qu'il vint à presentersa lettre, qu'il n'avoit point pensé à ce qu'il devoit dire, carce n'estoit point sa charge principalle, comme vous avezouy. Aucuns de ce conseil le prindrent à derrision, tantpour cause de son petit estat que des termes qu'il tenoit ;et par especial ceulx de Gand, car il estoit natif d'ungpetit villaige auprès de ladicte ville, et luy furent faictzaucuns tours de mocquerie. Et puis soudainement s'enfouyt de la ville, car il fut adverty que, s'il ne l'eust faict,qu'il estoit en peril de estre gecté en la rivière ; et le croyainsy. Ledit maistre Olivier, qui se faisoit appeller contede Melean, qui est une petite ville près de Paris, dont ilestoit capitaine, fuyt à Tournay, à son partement de Gand.Laquelle ville est neutre en ce quartier là et fortaffectionnée au roy,

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car elle est sienne et luy paye dix mille livres parisiz l'anet, au demourant, vit en toute liberté et y sont receüztoutes gens ; et est belle ville et très forte, commechascun en ce quartier deçà le scet bien. Les gens d'egliseet bourgeoys de ladicte ville ont tout leur vaillant etrevenu en Haynault et en Flandres, car elle touche à tousles deux pays dessusditz ; et pour ceste cause avoyenttousjours accoustumé de donner, par les anciennesguerres du roy Charles VIIe et du duc Philippes deBourgongne, dix mil livres l'an audict duc, et autant leuren ay veü donner au duc Charles de Bourgongne. Pourceste heure que y entra ledict maistre Olivier, elle nepayoit riens et estoit en grant ayse et repoz. Combien quela charge que avoit ledict maistre Olivier estoit tropgrande pour luy, si n'en fust- il point tant à blasmer queceulx qui la luy baillèrent. L'exploit en fut tel qu'ildevoit ; mais encores monstra- il sens et vertu à ce qu'ilfist. Car, congnoissant que ladicte ville de Tournay estoitsi prochaine des deux pays dont j'ay parlé que plus nepovoit, et bien aysée pour y faire grand dommage,pourveü qu'il y peüst mectre des gens d'armes que le royavoit près de là

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(à quoy pour riens ceulx de la ville ne se fussentconsentiz, car jamais ne se monstrèrent ne d'ung party ned'autre, mais neutres entre ces deux princes), pour lesraisons dessusdictes, ledict maistre Olivier mandasecrètement à monsr de Mouy, dont le filz estoit bailly deladicte ville (mais il ne se y tenoit point), qu'il amenast sacompaignye, qui estoit à Sainct-Quentin, et quelquesautres gens d'armes, qui estoient en ce quartier là. Lequelvint à heure nommée à la porte, où il trouva ledit maistreOlivier, accompaigné de trente ou quarante hommes,lequel eut bien hardement de faire ouvrir la barrière,demye amour et moytié force, et mist les gens d'armesdedans : dont le peuple fut assez content ; mais lesgouverneurs de la ville, non. Desquelz il envoya sept ouhuyct à Paris, qui n'en sont ozéz partir tant que le roy avescu. Après ces gens d'armes, y en entra d'autres qui ontfaict merveilleux dommaiges ès deux pays dessusdictzdepuis, comme d'avoir pillé maintz beaulx villaiges etmaintes belles censes, plus au dommage des habitans deTournay que d'autres, pour les raisons que j'ay dictes. Ettant en feïrent que les Flamens vindrent devant et tirèrentle duc de Gueldres de prison (que le duc Charles y avoitmis), pour en faire leur chef. Et vindrent devant ladicteville, où ilz feïrent peu de sejour, car ilz s'en partirent engrant desordre et fuyte et y perdirent beaucoup gens. Et,entre les autres, y mourut le duc de Gueldres, qui se mistà la queue pour vouloir ayder à soustenir le faiz. Mais ilfut mal servy et y mourut. Doncques proceda cesthonneur au roy par ledict

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maistre Olivier, et receürent les ennemys du roy grantdommaige. Ung bien plus saige et plus grant personnaigeque luy eust bien failly à conduyre son oeuvre. J'ay assezparlé de la charge qui fut donnée par ce saige roy à cepetit personnaige, inutile à la conduycte de si grantmatière. Et semble bien que Dieu avoit troublé le sens ànostre roy en cest endroit ; car, comme j'ay dit, s'il n'eustcuydé son oeuvre trop aisée à mestre à fin et il eust ungpeu laissé de la passion et vengeance qu'il desiroit contreceste maison, sans point de doubte il tint aujourduy touteceste seigneurie soubz son arbitraige. CHAPITRE XV Lasuccession de Bourgogne 1. Opérations et négociations enPicardie et en Artois. - Après que ledict seigneur eutreceü Peronne, qui luy fut baillée par messire GuillaumeBische, homme de fort petit estat, natif de Molins-Engilbertz en Nyvernoys, qui avoit esté enrichy et eslevéen auctorité par ledit duc Charles de Bourgongne - lequelluy avoit baillé ceste place entre ses mains pour ce que samaison, appellée Clery, estoit près, laquelle

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ledit messire Guillaume Bische avoit acquise et y avoitfait ung fort chasteau et beau - ledict seigneur receütaudict lieu aucuns embassadeurs de la partye demadamoyselle de Bourgongne, où estoyent les plus granset principaulx personnages dont elle se povoit ayder : quin'estoit point saigement fait de venir tant ensemble ; maisleur desolation estoit si grande et la paour, qu'ilz nesçavoyent ne que dire ne que faire. Les dessusditzestoient : leur chancellier, appellé messr GuillaumeHugonet, très notable personnaige et saige, et avoit eugrand credit avecques le duc Charles et en avoit receügrans biens ; le seigneur de Humbercourt y estoit, dont aesté assez parlé en ces Memoires, et n'ay pointsouvenance d'avoir veü un plus saige gentil homme nemyeulx pour conduyre grans matières ; il y avoit leseigneur de la Vere, grant seigneur en Zelande, le seigneurde la Gruthuse, et plusieurs autres, tant nobles que gensd'eglise et de bonne ville. Nostre roy, avant les avoirouyz, tant en general que en particulier, mist grant peine àgaigner chascun d'eulx. Et en eut humbles parolles etreverences, comme de gens estants

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en crainte. Toutesfois ceulx qui avoyent leurs terres enlieu où ilz se actendoyent que le roy ne allast point ne sevouloient en riens obliger au roy, si ce n'estoit en faisantle mariage de monsr le daulphin, son filz, à ladictedamoyselle. Ledit chancellier et seigneur deHumbercourt, qui avoyent esté nourriz en très grand etlongue auctorité et qui desiroyent y continuer et avoyentleurs biens aux lymites du roy, l'ung en la duché deBourgongne et l'autre en l'entrée de Pycardie, commevers Amyens, prestoient l'oreille au roy et à ses offres et ydonnèrent quelque consentement de le servir en faisantce mariage et de tous pointz se retyrer soubz luy, ledictmariage accomply. Et combien que ce chemyn fust lemeilleur, toutesfois il ne luy estoit point agreable ; et semescontentoit d'eulx et que, dès lors, ilz ne demouroient ;mais il ne leur en fist point de semblant, car il s'en vouloitayder en ce qu'il pourroit. Jà avoit ledict seigneur bonneintelligence avecques monsr des Cordes ; et, conseillé etadvisé de luy, qui estoit chef et maistre dedans Arras,requist ausditz embassadeurs qu'ilz luy

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feïssent faire ouverture, par ledit seigneur des Cordes, dela cité d'Arras : car lors y avoit muraille et fossé entre laville d'Arras et la cité et portes fermans contre ladictecité, et maintenant est à l'opposite, car la cité fermecontre la ville. Après plusieurs remonstrances faictesausditz embassadeurs et que ce seroit pour le myeulx etque plus ayséement on viendroit à paix en faisant cesteobeissance, ilz se y consentirent, et principallementlesdictz chancellier et seigneur de Humbercourt. Etbaillèrent lettres de descharge audit seigneur des Cordeset consentement de bailler ladicte cité d'Arras, ce qu'il feïtvoulentiers. Dès ce que le roy fut dedans, il feït faireboullevartz de terre contre la porte et autres endroitz prèsde la ville ; et, par cest appointement, monsr des Cordesse tira hors de la ville et en fist saillir ses gens de guerre,estans avecques luy, et s'en alla chascun à son plaisir etprenant tel party qu'il leur plaisoit. 2. Comment le royretira en son service monsr des Cordes et comme, par sonmoyen, il recouvra les villes d'Arras, Hedin et Boulongne.- Ledit seigneur des Cordes, se tenant à deschargé duservice de sa maistresse par ce consentement que avoientbaillé ces embassadeurs qu'il mist le roy dedans ladictecité d'Arras, se delibera de faire le serment au roy et dedevenir son serviteur, considerant que son nom et sesarmes estoient deçà la Somme, près de Beauvais ; car il anom messire Philippes de Crevecueur, frère second duseigneur de Crevecueur. Et aussi ces terres que la maisonde

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Bourgongne avoit occupé sur la rivière de Somme, dontassez ay parlé, vivans les ducz Philippes et Charles,revenoyent sans nulle difficulté au roy par les condicionsdu traicté d'Arras, par lequel elles furent baillées au ducPhilippes pour luy et ses hoirs masles seulement, et le ducCharles ne laissa que ceste fille dont j'ay parlé. Et ainsiledict messire Philippes de Crevecueur devenoit hommedu roy sans difficulté. Par quoy n'eust sceü mesprendre àse mectre au service du roy, s'il n'avoit faict serment denouveau à ladicte damoyselle et en luy rendant ce qu'iltenoit du sien. Il s'en est parlé et parlera en diverse façon,par quoy m'en rapporte à ce qu'il en est. Bien sçay qu'ilavoit esté nourry et accreü et mys en grant estat par leduc Charles et que sa mère avoit nourry en partye ladictedamoyselle de Bourgongne et qu'il estoit gouverneur dePicardye, seneschal de Ponthieu, cappitaine du Crotoy,gouverneur de Peronne, Roye et Mondidier, cappitaine deBoulongne et de Hedyn, de par le duc Charles, quant ilmourut, et encores de present le tient de par le roy en laforme et manière que le roy nostre maistre les luy bailla.

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Après que le roy eut faict en la cité d'Arras comme jevous ay dit, il partit de là et alla mectre le siège devantHedyn, où il mena ledict seigneur des Cordes, lequelavoit tenu la place, comme dit est, n'y avoit que troysjours, et encores y estoient ses gens qui monstrèrent lavouloir tenir pour ladicte damoyselle, disant luy avoirfaict le serment, et tyra l'artillerie quelque jour. Ilzouyrent parler leur maistre (et à la verité ceulx de dedanset de dehors se entendoyent bien), et ainsi ladicte placefut baillée au roy, lequel s'en alla devant Boulongne, où ilen fut faict tout ainsy. Ilz tindrent, par adventure, ungjour davantaige. Toutesfois, ceste habilité estoitdangereuse, s'il y eust gens au pays. Et le roy, qui depuisle me conta, l'entendoit bien, car il y avoit gens dedansBoulongne qui congnoissoient bien le cas, et travaillèrentd'y mectre des gens s'ilz en eussent peü finer à temps, etla deffendre à bon escient. Cependant que le roysejournoit devant Boulongne, qui fut par l'espace de cinqou de six jours, ceulx d'Arras se tindrent pour deceüz dese voir ainsi enclos de costé et d'autre, où il y avoitlargement gens d'armes et grant nombre d'artillerie, ettravailloient de trouver gens pour garnir leur ville, et enescrivoyent aux villes voysines, comme Lisle et Douay.Audict lieu de Douay y avoit quelque peu de gens decheval ; entre les autres y estoit le seigneur de Vergy etautres, dont ne me souvient. Et estoyent de ceulx

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qui revenoyent de ceste bataille de Nancy. Lesquelzdeliberèrent de soy venir mettre en ladicte ville d'Arras ;et feïrent amas de ce qu'ilz povoient, comme de deux outroys cens chevaulx, que bons que mauvais, et cinq ou sixcens hommes de pied. Ceulx de Douay, qui en ce tempslà estoient encores ung petit orguilleux, les pressèrent departir à plain midy, voulsissent ou non : qui fut une grantfollye pour eulx, et mal leur en print. Car le pays delàArras est plain comme la main, et y a environ cinq lieues.Et s'ilz eussent attendu la nuyct, ilz eussent executé leurentreprise comme ilz entendoient. Comme ilz furent enchemyn, ceulx qui estoient demouréz en la cité, comme leseigneur du Lude, Jehan du Fou, les gens du mareschal deLoheac, furent advertiz de leur venue et se deliberèrentde plus tost aller au devant et mectre tout à l'aventure quede les laisser entrer en ladicte ville, car il leur sembloitqu'ilz ne sçauroyent defendre ladicte ville s'ilz n'yentroyent. L'entreprise de ceulx que j'ay dit estoit bienperilleuse, mais ilz l'executèrent hardyement etdestroussèrent ceste bande qui estoit partye de Douay. Etfurent presque tous mortz et prins ; et, entre les autres, futprins ledict seigneur de Vergy. Le roy y arriva lelendemain, qui eut grant joye

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de ceste aventure, et fit mectre tous les prisonniers en samain. Plusieurs en fist mourir de ces gens de pied,esperant espoventer ce peu de gens de guerre qu'il y avoiten ce quartier. Il fit long temps garder monsr de Vergy,lequel ne voulut faire le serment au roy pour chose dumonde ; si estoit- il en estroite garde et bien enferré. A lafin, luy conseillé de sa mère et après avoir esté ung an enprison et plus, feït le bon plaisir du roy, dont il fist quesaige. Le roy luy restitua toutes ses terres et toutes cellesqu'il querelloit et le feït possesseur de plus de dix millivres de rente et autres beaulx estatz. Ceulx quieschappèrent de ceste destrousse entrèrent en la ville, quiestoient peu. Le roy fist approcher son artillerie et tyrer,laquelle estoit puissante et en grant nombre. Le fossé nyla muraille ne valloyent guères. La batterie fut grande, etfurent tous espoventéz ; et n'avoyent comme point degens de guerre dedans. Monseigneur des Cordes y avoitbonne intelligence ; et aussi de ce que le roy tenoit la citéla ville ne luy povoit eschapper. Par quoy firent unecomposition en rendant la ville, laquelle fut assez maltenue,

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dont eut partye de la coulpe le seigneur du Lude. Et feïtle roy mourir plusieurs bourgeoys et autres beaucoupgens de bien. Ledict seigneur du Lude et maistreGuillaume Cerisay y eurent grant prouffit, car ledict duLude m'a dit par ce temps qu'il y avoit gaigné vingt milescuz et deux pannes de martre. Et feïrent ceulx de laville ung prest de soixante mil escuz, qui estoit beaucouptrop pour eulx. Toutesfois je croy que depuis ilz furentrenduz, car ceulx de Cambray en prestèrent quarantemille, qui depuis, pour certain, leur ont esté renduz. Parquoy je croy que aussi furent les autres.

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CHAPITRE XVI Icy parle de l'auctorité que prindrent lesGantois de vouloir gouverner les affaires de leurprincesse après la mort du duc Charles de Bourgongne,des mutineries et oultraiges desditz Gantoys et de la mortdu chancellier de Bourgongne et seigneur deHumbercourt qu'ilz feïrent mourir. Pour l'heure de cesiège d'Arras estoit madamoyselle de Bourgongne à Gandentre les mains de ces très desraisonnables gens, dont luyen survint perte et prouffit au roy : car nul n'y pert quequelcun n'y gaigne. Aussi tost qu'ilz sceürent la mort duduc Charles, il leur sembla qu'ilz estoyent eschappéz, etprindrent tous ceulx de leur loy, qui sont vingt six, et laplus part ou tous firent mourir ; et prindrent leur couleur,disant qu'ilz avoyent faict decapiter le jour devant unghomme et, nonobstant qu'il eust bien desservy, si n'enavoyent- ilz nul povoir comme ilz disoyent, pour ce queleur povoir estoit expiré par le trespas dudict duc, qui lesavoit creéz audict gouvernement. Ilz feïrent mourir aussiplusieurs grandz et bons personnages de la ville, quiavoyent esté amys et favorables du duc, dont il en y avoitd'aucuns qui, de mon temps, et moy present, avoient aydéà desmouvoir ledict duc Charles, lequel vouloit destruyregrant partye de ladicte ville.

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Ilz contraignyrent ladicte damoyselle à confermer leursanciens privilèges qui leurs avoient esté ostéz par la paixde Gavre faicte avec ledict duc Philippes, et autres par leduc Charles. Lesditz privilèges ne leur servoyent que denoyse avec leur prince. Et aussy leur principalleinclination est de desirer leur prince foible ; et n'enayment nulz, depuis qu'ilz sont seigneurs, mais trèsnaturellement estans en enfance et avant qu'ilz viennent àla seigneurie, comme ilz avoyent faict ceste damoyselle,qu'ilz avoient songneusement gardée et aymée jusqueslors qu'elle fust dame. Aussi est bon à entendre que si, àl'heure que ledict duc mourut, les gens de Gand n'eussentfaict nul trouble et voulu tascher à garder le pays, quesoudainement ilz eussent pourveü à mectre gens dedansArras et, par adventure, à Peronne ; mais ilz ne pensèrentque à ce trouble.

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Toutesfois, estant le roy devant ladicte ville d'Arras,vindrent devers luy aucuns embassadeurs de par les troysEstatz du pays de ladicte damoyselle, car ilz tenoyent àGand certains depputéz desdicts troys Estatz ; mais ceulxde Gand faisoient le tout à leur plaisir, pour ce qu'ilztenoyent ladicte damoyselle entre leurs mains. Le roy lesouyt, et, entre autres choses, dirent que les choses qu'ilzavoyent proposées, qui estoyent tendans à fin de paix,procedoyent du vouloir de ladicte damoyselle, laquelle entoutes choses estoit deliberée de se conduyre par levouloir et conseil des troys Estatz de son pays. Oultrerequeroient que le roy se voulsist deporter de la guerrequ'il faisoit tant en Bourgongne qu'en Arthoys et que l'onprint journée pour povoir amyablement paciffier et quecependant fust surseance de guerre. Le roy se trouva jàcomme au dessus, et encores cuydoit que les chosesvinsent myeulx à son plaisir, car il estoit bien informé queleurs gens de guerre estoient mortz et deffaictz partout, etbeaucoup tournéz de son costé, et par especial monsr desCordes, dont il avoit grant estime, et non sans cause, carde long temps n'eust fait par force ce que par intelligenceil avoit eu par son moyen bien peu de jours

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avant, comme vous avez ouy. Et pour ce, il estima peuleurs requestes et demandes. Et aussi il estoit bieninformé et sentoit bien que ces gens de Gand estoient entel estat, qu'ilz troubloyent tant leur compaignye, qu'ilz nesçavoient donner conseil ny ordre à conduyre la guerrecontre luy, car nul homme de sens ne qui eust auctoritéavec leurs princes passéz n'estoient appelléz en riens,mais persecutéz et en dangier de mort ; et, par especial,avoyent en grant hayne les Bourguygnons pour la grantauctorité qu'ilz avoyent eu le temps passé. Et davantaigecongnoissoit bien tout cela le roy : car, en telles choses,veoyt aussi cler que nul homme de son royaulme que cesGantoys dessusdictz de tout temps desiroyent veoir leurseigneur appetisser, mais qu'ilz n'en sentissent riens enleur pays. Et, pour ce, advisa que, s'ilz estoyentencommancéz à se diviser, qu'il les y mectroit encoresplus avant, car ce n'estoient que bestes ceulx à qui il avoitaffaire (et gens de ville la pluspart), et par especial èschoses subtiles dont ledict seigneur se sçavoit bien ayder ;et faisoit ce qu'il devoyt pour vaincre et mener à fin sonemprinse. Le roy s'arresta sur la parolle que cesembassadeurs avoient dicte, laquelle parolle denottoit queleur princesse

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ne feroit riens sans la deliberation et conseil des troysEstatz de son pays, en leur disant qu'ilz estoyent malinforméz du vouloir d'elle et d'aucuns particuliers, car ilestoit seür qu'elle entendoit conduyre ses affaires pargens particuliers qui ne desiroient point la paix et queeulx se trouveroyent desadvouéz : dont lesditzembassadeurs se trouvèrent fort troubléz, comme gensmal acoustuméz de besongner en si grans affaires etmatières. Respondirent promptement qu'ilz estoient bienseürs de ce qu'ilz dysoient et qu'ilz monstreroient leurinstruction quant besoing en seroit. On leur res- ponditqu'on leur monstreroit lettres, quant il plairoyt au roi,escriptes de telles mains qu'ilz les croyroyent, quidisoyent que ladicte damoyselle ne vouloit conduyre sesaffaires que par quattre personnes. Ilz replicquèrentencores qu'ilz estoyent bien seürs du contraire. Lors leurfist le roy monstrer une lettre que le chancellier deBourgongne et le seigneur de Humbercourt avoientapportées à l'autre foiz qu'ilz avoyent esté à Peronne,lesquelles estoient escriptes partye de la main de ladictedamoyselle, partye de la main de la duchesse deBourgongne douairière, femme dudit duc Charles, soeurdu roy Edouart d'Angleterre, et partye du seigneur deRavastin, frère du duc de Clèves et prochain parent deladicte damoyselle : ainsi estoit ceste lettre escripte detroys mains. Elle ne parloit que ou nom de ladictedamoyselle, mais il estoit fait pour y adjouster plus grantfoy. Le contenu de ladicte lettre estoit creance sur lesditzchancellier et Humbercourt ; et davantage declairoitladicte damoyselle que son intention estoit que tous sesaffaires seroient conduytz par quatre personnages quiestoient ladicte douairière, sa belle mère, ledict seigneurde Ravastin et les

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dessusdictz chancellier et Humbercourt, et supplyoit auroy que ce qu'il luy plairoit faire conduyre envers ellepassast par leurs mains et qu'il luy pleüst s'en addresser àeulx et à nulz autres n'en avoir communication. Quant cesGantoys et autres depputéz eurent veü ceste lettre, ilz enfurent fort marriz, et ceulx qui communiquèrent avec eulxles y aydoient bien. Finablement, ladicte lettre leur futbaillée, et n'eurent autre despêche qui fust de grantsubstance : car ilz ne pensoyent que à leurs divisions et àfaire ung monde neuf et ne regardoient point à plus loing,combien que la perte d'Arras leur devoit bien plus toucherau cueur. Mais c'estoient gens qui n'avoyent point esténourriz en grandz matières et gens de ville la pluspart,comme j'ay dit. Ilz se misdrent à chemin droit à Gand, oùilz trouvèrent ladicte damoyselle, avec laquelle estoit leduc de Clèves, son prochain parent et de sa maison, depar sa mère, lequel estoit fort ancien. Il avoit esté nourryen Bourgongne, c'est assavoir en ceste dicte maison deBourgongne, et de tout temps en avoit eu six mil florinsde Rin de pension, par quoy, oultre le parentaige, y venoitparfois comme serviteur. L'evesque du Liége et plusieursautres personnages y estoient pour accompaigner ladictedamoyselle et pour leurs affaires particuliers. Carl'evesque dessusdit estoit

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venu pour faire quicter à son pays trente mil florins, ouenviron, qu'iz payoient au duc Charles par appointementfait entre luy et eulx après les guerres qu'ilz avoyent euesensemble, dont j'ay parlé cy-devant. Toutes lesquellesguerres avoyent esté pour la querelle et affaires dudictevesque. Pour ce, n'avoit point grant besoing de faireceste poursuytte, et les devoit desirer povres (car il neprenoit riens en son pays que ung petit dommaine), euregard à la grandeur et richesse dudit pays et son spirituel.Ledit evesque estoit frère de ces ducz de Bourbon, Jehanet Pierre, qui de present règnent : homme de bonne chèreet de plaisir, peu congnoissant ce qui luy estoit bon oucontraire. Retira à luy messire Guillaume de la Marche,ung beau chevallier et vaillant, très cruel et malcondicionné, qui tousjours avoit esté son ennemy et de lamaison de Bourgongne en faveur des Liégeois. Ladictedamoyselle luy donna quinze mil florins de Ryn en faveurdudit evesque de Lyége et de luy pour le reduyre. Maistost après se tourna contre elle et contre son maistreledict evesque, ayant entrepris de faire son filz evesque,par force et faveur du roy. Et depuys desconfit ledictevesque en bataille et le tua de sa main et le feït gecter enla rivière, lequel y demoura troys jours.

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Le duc de Clèves y estoit, esperant faire le mariage deson filz aisné avec ladicte damoyselle, qui luy sembloitchose sortable pour beaucoup de raisons. Et croy qu'il sefust faict, si le personnage eust esté condicionné au gréd'elle et de ses serviteurs : car il estoit de ceste propremaison sa duché tenant, et nourry leans ; et, paradventure, que le veüe et congnoissance qu'on avoit deluy luy fist ce dommaige. CHAPITRE XVII Lesévénements de Gand et la conquête du duché deBourgogne par Louis XI 1. Tyrannie des Gantois. - Pourrevenir à mon propoz, ces depputéz arrivèrent à Gand. Leconseil fut preparé, et ceste damoiselle mise en son siègeet plusieurs seigneurs à l'environ d'elle pour ouyr leurrapport. Ils commencèrent à dire la charge qu'ilz avoyentd'elle et touchèrent principallement le point qui servoit àce qu'ilz vouloyent faire. Et dirent que, comme ilzallegoyent au roy qu'elle estoit deliberée de tous pointz seconduyre par le conseil des troys Estatz, qu'il leur avoitrespondu qu'il estoit bien seür du contraire ;

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à quoy avoyent persisté ; par quoy ledit seigneur offrit demonstrer lettres. La damoyselle, soudainement meüe etcourroucée, dist sur le champ qu'il ne seroit jà trouvéestre vray que ladicte lettre eust esté escripte ne veüe.Incontinent celuy qui parloit, qui estoit pensionnaire deGand ou de Bruxelles, tira de son sain ladicte lettre etdevant tout le monde la luy bailla. Il monstra qu'il estoithomme très mauvais et de peu d'honneur de faire cestehonte à ceste jeune damoyselle, à qui ung si villain tourn'appartenoit pas estre faict ; car, si elle avoit fait quelqueerreur, le chastoy ne luy en appartenoit point enpublicque. Il ne fault pas demander si elle eut granthonte : car à chascun avoit dit le contraire. Ladictedouairière et ledict seigneur de Ravastin et lesditzchancellier et seigneur de Humbercourt estoyent presens.L'on avoit tenu parolles audict duc de Clèves et autres dece mariage, qui tous furent courroucéz, et commença leurdivision grande et à se declairer. Ledict duc de Clèvesavoit tousjours jusques lors eu esperance que ledictseigneur de Humbercourt tint pour luy à ce mariage,lequel se tint pour deceü, voyant ceste lettre, et luy endevint ennemy. Ledict evesque du Liége ne l'amoit point,pour les choses passées au Liége, dont ledict seigneur deHumbercourt avoit eu le gouvernement, ne soncompaignon messire Guillaume de la Marche, qui estoitavec luy.

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Le conte de Sainct Pol, filz du connestable dont j'ayparlé, hayoit ledict seigneur de Humbercourt et lechancellier, pour ce qu'ilz livrèrent son père à Peronneentre les mains des serviteurs du roy, comme avez ouy aulong cy-dessus. Ceulx de Gand les avoyent en granthayne, sans nulle offence qu'ilz leur en eussent faicte,mais seulement pour la grant auctorité où ilz les avoyentveüz. Et seürement ilz le valloyent autant quepersonnages qui ayent regné en leur temps, ne deça nedelà, et avoient esté bons et loyaulx serviteurs pour leursmaistres. Finablement la nuyt dont ces lettres avoyentesté monstrées, le matin, les dessusdictz chancellier etseigneur de Humbercourt furent prins par lesditz Gantois,nonobstant qu'ilz eussent assez advertissemens ; mais ilzne sceürent fuyr à leur malle fortune, comme avoyentplusieurs autres. Je croy bien que leurs ennemys, que j'aynomméz, aydèrent bien à ceste prinse. Avecques eulxfurent prins messire Guillaume de Clugny, evesque deTherouenne (et depuis est mort evesque à Poictiers), ettous troys furent mis ensemble. Ceulx de Gand y tindrentung peu de forme de procès, ce qu'ilz n'ont pointaccoustumé en leurs vengeances, et ordonnèrent gens deleur loy à les interroguer et avec eulx ung de ceulx de laMarche.

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Au commencement, leur demandèrent pourquoy ilzavoyent fait bailler par monsr des Cordes ceste citéd'Arras, mais peu se y arrestèrent, combien que en aultrefaulte ne les eussent sceü trouver ; mais leur passion neles tenoit pas là, car il ne leur challoit de prime face deveoir leur seigneur affoibly d'une telle ville ne leur sensne congnoissance ne alloit pas assez avant pourcongnoistre le prejudice qui leur en povoit advenir à traictde temps. Et se vindrent arrester sur deux pointz : l'un surcertains dons qu'ilz disoyent que par eulx avoient estéprins et, par especial, pour ung procès que avoientnaguères gaigné par leur sentence prononcée par ledictchancellier contre ung particulier, dont les deuxdessusdictz avoyent prins ung don de ladicte ville deGand. A tout ce qui touchoit ceste matière de corruptionrespondirent très bien et à ce point particulier où ceulx deGand disoyent qu'ilz avoient vendu justice et prins argentd'eulx, disant qu'ilz avoyent gaigné ledict procès pour ceque leur matière estoit bonne et que, au regard de l'argentqu'ilz avoyent prins, qu'ilz ne l'avoyent point demandé nefaict demander, mais que, quant on leur presenta, qu'ilz leprindrent. Le second point de leur charge où ilzs'arrestèrent, c'estoit que les dessusdictz Gantoys disoientque en plusieurs pointz, durant le temps qu'ilz avoyentesté avec le feu duc

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Charles, et en son absence, estans ses lieuxtenans, ilzavoyent faict plusieurs choses contre les privillèges deladicte ville et estat d'icelle et que tout homme qui alloitcontre les privillèges de Gand devoit mourir. A cela nepovoit avoir nul fondement contre les dessusditz ; careulx n'estoyent leurs subgectz ne de leur ville ny n'eussentsceü rompre leurs privileiges ; et si ledit duc ou son pèreleur avoyent osté aucuns de leurs privilèges, ce avoit estépar appointemens faictz avec eulx, après guerres etdivisions ; mais les autres qui leurs avoyent esté laisséz,lesquelz sont plus grans qu'il ne leur est besoing pour leurproffit, leur avoyent esté bien observéz. Nonobstant lesexcuses de ces deux bons et notables personnages sur cesdeux charges dessusdictes (car de la principalle dont j'ayparlé au commencement de ce propoz, ne parloientpoint), les eschevins de la ville de Gand les condamnèrentà mourir en leur hostel de la ville, soubz couleur del'infraction de leurs privilèges et de l'argent qu'ilz avoyentprins, après leur avoir adjugé le procès dont est faictemention cy-dessus. Les deux seigneurs dessusdictz, oyansceste cruelle sentence, furent bien esbahiz, comme raisonestoit, et n'y veïrent nul remedde, pour ce qu'ilz estoyententre leurs mains. Toutesfoiz ils appellèrent devant le royen sa court de Parlement, esperant que cela pour le moinspourroit donner quelque delay à leur mort et que, cependant, leurs amys pourroyent ayder à saulver leursvies. Paravant ladicte sentence, ilz les avoyent fortgehennéz, sans nulle ordre de justice, et ne dura leurprocès plus hault

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de six jours. Et nonobstant ladicte appellation,incontinent qu'ilz les eurent condamnéz, ne leurdonnèrent que troys heures de temps pour se confesser etpenser à leurs affaires, et, le terme passé, les menèrent enleur marché, et là furent mys sur ung escharfault. Ladamoyselle de Bourgongne, qui puis a esté duchessed'Autriche, saichant ceste condamnation, s'en alla enl'hostel de la ville leur faire requeste et supplication pourles deux dessusditz ; mais riens n'y valut. De là, alla sur lemarché, où tout le peuple estoit assemblé et en armes, etveït les deux dessusdictz sur l'escharfault. Ladictedamoyselle estoit en son habit de dueil et n'avoit que ungcouvrechef sur la teste, qui estoit habit humble et simple,et pour leur faire pitié par raison ; et là supplya auditpeuple les larmes aux yeulx et toute eschevelée qu'il leurpleüst avoir pitié de ses deux serviteurs et les luy vouloirrendre. Une grant partie de ce peuple vouloit que sonplaisir fust faict et qu'ilz ne mourussent point ; autres, aucontraire ; et se baissèrent les picques l'ung contre l'autre,comme pour combattre. Mais ceulx qui vouloyent la mortse trouvèrent les plus fortz et finablement cryèrent àceulx qui estoient sur l'escharfault qu'ilz les expediassent.Or, pour conclusion, ilz eurent tous deux les testescouppées et s'en retourna

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ceste povre damoyselle en cest estat en sa maison, biendolente et desconfortée, car c'estoyent les principaulxpersonnages où elle avoit mys sa fiance. Après que cesgens de Gand eurent fait cest exploict, ilz departirentd'avecques elle monsr de Ravastin et la douairière,femme du duc Charles, pour ce qu'ilz estoyent signéz enla lettre que lesdictz seigneurs de Humbercourt etchancellier avoyent baillée, comme avez sceü. Etprindrent de tous pointz l'auctorité et la maistrise de cestepovre jeune princesse. Car ainsi se povoit-elle bienappeller, non point seulement pour la perte qui desjà luyestoit advenue de tant de grosses villes qu'elle avoitperdues, qui luy estoient irrecouvrables, veü la forte mainoù elles estoient : car par grace, amytié ou appointementy povoit-elle encores avoir quelque esperance ; mais à setrouver entre les mains des vrayz ennemys persecuteursde sa maison, luy estoit bien malheur. Et en leur faict etchoses generalles, y a toujours plus eu de follye que demallice. Et aussi ce sont tousjours grosses gens de mestierle plus souvent qui y ont le credit et l'auctorité, qui n'ontnulle congnoissance de grandz choses ne de celles quiappartiennent à gouverner ung Estat. Leur mallice ne gistque en deux choses : l'une c'est que, par toutes voyes, ilsdesirent affoiblir et diminuer leur prince ; l'autre que,quant ilz ont faict quelque mal ou grant erreur et qu'ilz sevoyent les plus foibles, jamais gens ne cerchèrent leur

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appointement en plus grant humilité qu'ilz font ny nedonnèrent plus grans dons. Et si sçavent myeulx trouverles personnes auxquelz il fault qu'ilz s'adressent pourconduyre leur accord que nulle autre ville que j'ayejamais congneü. 2. Comment en ce mesme temps le royavoit armée en la duché de Bourgongne, et comme il laconquist par le moyen du prince d'Oranges. - Cependantque le roy mectoit les villes et citéz et places dessusdictesès marches de Pycardie, son armée estoit en Bourgongne,dont estoit chef, quant à l'apparence, le prince d'Oranges,qui encores règne aujourduy, natif et subjet de la conté deBourgongne ; mais assez nouvellement estoit devenuennemy dudict duc Charles pour la deuxiesme foiz. Aussile roy s'en ayda, pour ce qu'il estoit grand seigneur, tanten la conté que duché de Bourgongne, et aussi bienapparenté et aymé. Monsr de Craon estoit lieutenant duroy et avoit la charge de l'armée, et estoit celuy à qui leroy en avoit la fiance ; aussi estoit- il saige homme et seürpour son maistre, mais ung peu trop aymoit son proffit.Cedit seigneur, approchant de Bourgongne, envoya leprince d'Orange et autres devant Dijon faire lesremonstrances necessaires et demander l'obeissance pourle roy : lesquelz y besongnèrent si bien, et principallementpar le moyen dudict prince d'Orange, que ladicte ville deDijon et toutes autres de la duché de Bourgongne semisdrent en l'obeissance du roy, et plusieurs de la conté,comme Aussonne et aucuns autres chasteaulx.

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Audit prince d'Orange fut promys de beaulx estatz et,davantaige, de luy mectre entre les mains toutes lesplaces de ladicte conté de Bourgongne qui estoient de lasuccession du prince d'Orange, son grant père, dont ilavoit question contre messrs de Chasteauguyon, sesoncles, lesquelz il disoit avoir esté favoriséz par le ducCharles : car leur debat avoit esté plaidoyé devant luy,par plusieurs jours, en grant solemnité et ledit duc, estantfort accompaigné de clercs, donna ung appointementcontre ledit prince, au moins comme il disoit ; pourlaquelle cause il laissa le service dudit duc et vint deversle roy. Nonobstant ceste promesse, quant ledit seigneurde Craon se trouva possesseur des choses dessusdictes etqu'il avoit entre ses mains les meilleures places que deüstavoir ledict prince et qui estoient de ceste succession, ilne les voulut bailler audict prince pour nulle requeste qu'illuy en sceüst faire. Si luy en escrivit le roy, et parplusieurs fois, sans nulle fiction. Et congnoissoit bien leroy que ledit seigneur de Craon tenoit de mauvais termesaudict prince, mais il craignoit à desplaire audict seigneurde Craon, qui avoit toute la charge dudict pays ; et necuydoit point que ledict prince eust cueur ny façon derebailler ledict pays de Bourgongne

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comme il fist, au moins une grant part. Mais, pour cesteheure, laisseray ce propos jusques à ung autre lieu. 3. Icyretourne à parler des Gantoys. - Après que ceulx de Gandeurent prins le gouvernement par force de ladictedamoiselle de Bourgongne et fait mourir ces deux queavez ouy et envoyé hors qui bon leur sembla,commencèrent en tous endroitz à oster et mectre gens àleur poste ; et, par especial, chassèrent et pillèrent tousceulx qui myeulx avoient servy ceste maison deBourgongne, indifferamment, sans regarder ceulx qui enaucune chose le povoient avoir desservy entre les autres.Entre toutes gens, ilz prindrent attine contre lesBourguygnons et les bannyrent et prindrent aussi grandpeine pour les faire devenir serviteurs et subgectz du roycomme faisoit le roy propre, qui les sollicitoit par belles etsaiges remonstrances et par très grans dons et promesses,et aussi par force très grande. Pour commancer à faire casde nouvelleté, ilz misrent hors de prison le duc deGueldres, que par long temps le duc Charles y avoit tenupour les causes que avez entendues cy-devant, et lefeïrent chef d'une armée qu'ilz feïrent d'entreeulx-mesmes, c'est assavoir de Bruges, Gand et Ypre, etl'envoyèrent devant Tournay mectre le feu auxfaulxbourgs, qui estoit bien peu de utilité pour la querellede leur seigneur. Plus leur eust servy à eulx deux censhommes et dix mil francs content, pour en entretenird'autres qui estoient à Arras quant le siège y alla, maisqu'ilz fussent venuz à

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temps propice, que dix telles armées que ceste-là, quiestoit de douze ou quinze mil hommes et la payoient trèsbien, car elle ne povoit riens proffiter que brusler ungpetit nombre de maisons en lieu dont il ne challoit guèresau roy, car il n'y liève ne taille ne aydes ; mais leurcongnoissance n'alloit point jusques là. Et ne puis pensercomment Dieu a tant preservé ceste ville de Gand, dontest tant advenu de maulx, et qui est de si peu de utilitépour le pays et chose publicque dudict pays où elle estassise et beaucoup moins pour le prince. Et n'est pascomme Bruges, qui est tant recueil de marchandise etgrant assemblée de nations estranges ; et, par adventure,se y despesche plus de marchandise que en nulle autreville de Europe et seroit dommaige irreparable qu'elle fustdestruicte. CHAPITRE XVIII Icy parle l'acteur commeles guerres et divisions sont ordonnées et permises deDieu pour la malice des gens et principallement pour lacorrection des mauvais princes et allègue plusieurs chosessingulières et dignes d'estre leües et entendues touchantl'estat desdictz princes et de leurs seigneuries. Au fort, ilme semble que Dieu n'a créé en ce monde ny homme nybeste à qui il n'ayt fait quelque chose son

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contraire pour le tenir en humilité et en craincte. Et ainsiceste ville de Gand est bien seante là où elle est, car cesont les pays de la crestienté plus adonnéz à tous lesplaisirs à quoy l'homme est enclin et aux plus granspompes et despenses. Ilz sont bons crestiens et y est Dieuservy et honoré. Et n'est pas ceste nation seulle à quiDieu a donné quelque aquillon. Car au royaume deFrance a donné pour opposite les Angloys ; aux Angloysa donné les Escossoys ; au royaume d'Espaigne Portugal.Je ne veulx point dire Grenade, car ceulx là sont ennemysde la foi. Toutesfois, jusques cy, ledit pays de Grenade adonné plus de troubles au pays de Castille. Aux princesd'Ytalie (dont la pluspart possèdent leurs terres sanstiltres, s'il ne leur est donné au ciel ; et de cela ne povonsque deviner), lesquelz dominent assez cruellement etviolentement sur leurs peuples quant à leurs deniers, Dieuleur a donné pour opposite les villes de communaulté quisont audict pays d'Italye, comme Venise, Florence,Gennes, quelquefois Boullongne, Sene, Pise, Lucques etautres, lesquelles, en plusieurs cas, sont opposites auxseigneurs et les seigneurs à eulx, et chascun a l'oeil queson compaignon ne s'accroisse. Et, pour en parler enparticulier, à la maison

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d'Arragon a donné la maison d'Anjou pour opposite ; auxViscontes, ducz de Millan, la maison d'Orleans ; auxVenissiens, ces seigneurs d'Ytalie, comme j'ay dit, etdavantage les Florentins ; aux Florentins, ceulx de Seneet de Pise, leurs voysins, et les Genevois ; aux Genevois,leur mauvais gouvernement et leur faulte de foy les ungsenvers les autres, et gist leur parcialité en leurs liguespropres, comme Forgonse, Adorne, Orye et autres. Cecyest tant veü que on en scet assez. Pour Allemaigne, vousavez, et de tout temps, la maison d'Autriche et deBavyères contraires et, en particulier, ceulx de Bavyèresl'ung contre l'autre, et la maison d'Autriche, en particulierles Suysses. Ce ne fut, au commencement de leurdivision, que ung village appellé Suysse, qui ne sçauroitfaire six cens hommes, dont les autres portent le nom, quisont tant multipliéz que deux des meilleures villes queeust la maison d'Autriche en sont, comme Suric etFribourg et ont gaigné de grans batailles, èsquelles ont tuéles ducz d'Autriche. Mainte autre parcialité y a en cesteAllemaigne, comme ceulx de Clèves contre ceulx deGueldres, les ducz de Gueldres contre les ducz de Julliers,les

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Austrelins, qui sont situéz tant avant en ce north, contreles rois de Dannemarch. Et, pour parler d'Allemaigne engeneral, il y a tant de fortes places et tant de gens enclinsà mal faire et à piller et robber et qui usent de force etviolence les ungs contre les autres pour petite occasion,que c'est chose merveilleuse ; car ung homme qui n'auraque luy et son varlet desfiera ung grosse cité et ung duc,pour myeulx povoir robber avec le port de quelque petitchasteau rochier, où il se sera retiré, ouquel il y aura vingtou trente hommes à cheval. Ces gens icy ne sont guairesde foiz pugniz des princes d'Alemaigne, car ilz s'enveulent servir quant ilz en ont affaire ; mais les villes,quant ilz les peuent tenir, les pugnissent cruellement, etsouventes fois ont assiegé de telz chasteaux et abbatuz.Et aussi tiennent lesdictes villes des gens d'armes payéz.Ainsi semble que ces villes et princes d'Allemaigne viventcomme je diz, faisantz charrier droit les ungs les autres, etsemble aussy qu'il soit necessaire que ainsi soit, etpareillement de tout le monde. Je n'ay parlé que deEurope, car je ne suys point informé des deux autres pars,Azie et Affrique ; mais bien

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orrons- nous dire qu'ilz ont guerres et divisions commenous, et encores plus mecaniquement ; car j'ay sceü enceste Affrique plusieurs lieux où ilz se vendent les ungsles autres aux crestiens, et appert estre vray par lesPortugoys, qui maint esclave ont eu et ont tous les jours.Il pourroit doncques sembler que ces divisions fussentnecessaires par le monde et que ces esguillons et chosesopposites que Dieu a données et ordonnées à chascunEstat et presque à chacune personne que j'ay parlé dessusqu'elles sont aussi necessaires. Et, de prime face, enparlant comme homme non litteré, qui ne veulx teniroppinion que celle que nous devons tenir, le me sembleainsi, et principallement pour la bestialité de plusieursprinces et aussi pour la mauvaistié d'autres qui ont sensassez et experience, mais ilz en veulent mal user. Car ungprince ou homme, de quelque estat que ce soit, ayantforce et auctorité par dessus les autres, s'il est bien litteréet qu'il ayt veü et leü, cela l'amendera ou empirera : carles mauvais empirent de beaucoup sçavoir et les bons enamendent, mais, toutesfoiz, il est à croire que le sçavoiramende plustost ung homme qu'il ne l'empire, et n'y eust-il que la honte de congnoistre son mal, si est- ce assezpour le garder de mal faire, au moins d'en faire moins. Ets'il n'est

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bon, si faindra- il de ne vouloir faire mal ne tort àpersonne. Et en ay veü plusieurs experiences entre lesgrans personnages, lesquelz par le sçavoir ont esté retirézde plusieurs mauvais propoz et souvent et aussi la craintede la pugnition de Dieu, dont ilz ont plus congnoissanceque les gens ignorans qui n'ont ne veü ne leü. Doncquesje vueil dire que ceulx qui sont mal sages, par faulted'avoir esté bien nourriz et que leur complexion paradventure y ayde, n'ont point de congnoissance jusques làoù s'extend le povoir et seigneurie que Dieu leur a donnésur leurs subgectz, car ilz ne l'ont point veü ne entendupar ceulx qui le sçavent. Peu les hantent qui le saichent ;et si aucuns en y a qui le sçavent, si ne le veullent- ilz direde paour de leur desplaire ; et si aucun leur en veult fairequelque remonstrance, nul ne le soustiendra et, aumyeulx venir, on l'estimera fol et, par adventure, seraprins à plus mauvais sens pour luy. Or fault donc conclureque la raison naturelle ny nostre sens ne la craincte deDieu ny l'amour de nostre prochain ne nous garde pointd'estre violentz les ungs contre les autres ny de retenirl'autruy ou de l'autruy oster par toutes voyes qui noussont possibles ; ou, si les grans tiennent villes ouchasteaulx de leurs parens ou voysins, pour nulles raisonsne les veullent rendre ; et dès ce que une foiz ilz ont dit etfondé

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leurs raisons soubz quelque couleur pourquoy lestiennent, chascun des leurs suyt leurs langages, au moinsleurs prochains et ceulx qui veullent estre bien d'eulx.Des foibles qui ont division, je n'en parle point, car ilz ontsupperieur qui aucunes fois faict raison aux partyes (aumoins à celuy qui aura bonne cause) et la pourchassera etdeffendra bien et despendra largement. A longueur detemps, aura sa raison, si la court (c'est-à-dire le prince, enson auctorité, soubz lequel il vit) n'est contre luy. Ainsidoncques est vray que Dieu est presque forcé ou semonsde monstrer plusieurs signes et de nous battre de plusieursverges, par nostre bestialité et par nostre mauvaistié, queje croy myeulx. Mais la bestialité des princes et leurignorance est bien dangereuse et à craindre, car d'eulxdepart le bien et le mal de leurs seigneuries. Et doncques,si ung prince est fort et a grand nombre de gens d'armes,par l'auctorité desquelz il ayt deniers à voulenté pour lespayer et pour despendre en toutes choses voluntaires etsans necessité de la chose publicque, et que de celle folleet oultraigeuse entreprise et despence ne vueille riensdiminuer et que chascun, en tant que à luy touche, enfeïst remonstrance et que l'on n'y gaigne riens, mais, qui

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pis est, que l'on encoure son indignation, qui y pourramectre remedde, si Dieu ne le y mect ? Dieu ne parle plusaux gens ny n'est plus de prophètes qui parlent par sabouche, car sa foy est assez exaulcée et entendue et toutenotoire à ceulx qui la veulent entendre et sçavoir, et nesera nul excusé par ignorance, au moins de ceulx qui onteu espace et temps de vivre et qui ont eu sens naturel.Comment doncques se chastieroient ces hommes fortz etqui par force font de toutes choses à leur plaisir, si Dieun'y mettoit la main ? Le moindre commandement qu'ilzfacent est tousjours sur la vie. Les ungs pugnissent soubzumbre de justice et ont gens de ce mestier prestz à leurcomplaire, qui d'ung peché veniel font ung peché mortel ;et, s'il n'y a matière, ilz trouvent les façons de dissimuler àouyr les partyes et les tesmoings pour tenir le personnageet le destruyre en despense, escoutans tousjours si nul seveult plaindre de celuy qui est detenu et à qui ilz enveulent. Si ceste voye ne leur est assez seüre et bonnepour venir à leur intention, ilz en ont d'autres plussoudaines et disent qu'il estoit bien necessaire pourdonner exemple et font les cas telz que bon leur semble.A d'autres qui seront ung peu fortz et qui tiennent d'eulx,procèdent par la voye de faict.

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A l'ung dire : " Tu desobéiz et faictz contre l'ommaige quetu me doiz ", et procèdent par force à luy oster le sien, sifaire le peuent (au moins il ne tient pas à eulx), et le fontvivre en grand tribulation. Celuy qui ne leur est quevoysin, s'il est fort et aspre, ilz le laissent vivre ; mais s'ilest foible il ne scet où soy mectre, et luy diront qu'il asoutenu leurs ennemys ou ilz vouldront faire vivre leursgens d'armes en leurs pays ou achatteront querelle outrouveront occasion de le destruyre ou soustiendront sonvoysin contre luy et luy presteront gens. De leurssubgectz, ilz desappointeront ceulx qui bien auront servyleurs predecesseurs pour faire gens neufs, pour ce qu'ilzmectent trop à mourir. Ilz broulleront les gens d'eglise surle fait de leurs benefices, affin que, pour le moins, ilz entirent rescompense pour enrichir quelqun, à l'appetit, leplus des foys, de ceulx qui ne l'auront point desservy etd'hommes et de femmes qui en aucun temps peuentbeaucoup et qui ont credit. Aux nobles donneront travailsans cesser et despense, soubz coulleur de leurs guerres,prinses à voulenté, sans advis ne sans considerer ceulxque ilz deüssent

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appeller avant les commancer : car ce sont ceulx qui yont à employer leurs vies et personnes et pareillementleurs biens ; par quoy ilz en deüssent bien savoir avantque on les commence. De leurs peuples, à la pluspart neleur laissent riens ; et, après avoir payé des tailles tropplus grandes qu'ilz ne deüssent, encores ne donnent- ilznulle ordre sur la forme de vivre de leurs gens d'armes,lesquelz, sans cesser, sont par le pays sans riens payer,faisans les autres maulx et excès que chascun de noussçait : car ilz ne se contentent point de la vie, maisdavantaige battent les povres gens et oultraigent etcontraignent d'aller cercher pain, vin et vivres dehors ; etsi le bon homme a femme ou fille qui soit belle, il fera quesaige de la bien garder. Toutesfois, puisqu'il y a paiement,facillement l'on y pourroit mettre ordre et que les gensd'armes fussent payéz de deux moys en deux moys pourle plus tard. Ainsi n'auroient occasion ny excuse de faireles maulx qu'ilz font soubz couleur de n'estre point payéz,car l'argent est levé et vient au bout de l'an. Je diz cecypour nostre royaume, qui est plus pressé et persecuté dece cas que nulle autre seigneurie que je congnoisse ; etn'y sauroit mectre le remède que ung saige roy. Les autrespays voysins ont d'autres pugnitions.

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CHAPITRE XIX Le rôle des États Doncques, pourcontinuer mon propoz, y a- il roy ne seigneur sur terre quiayt povoir, oultre son dommaine, de mectre ung deniersur ses subgectz sans octroy et consentement de ceulx quile doyvent payer, sinon par tyrannie et violence ? L'onpourroit respondre qu'il y a des saisons qu'il ne fault pasactendre l'assemblée et que la chose seroit trop longue àcommencer la guerre et à l'entreprendre. Je respondz àcela qu'il ne se fault point tant haster et a - l'on asseztemps. Et si vous dy que les roys et princes sontbeaucoup plus fors quant ilz entreprennent quelqueaffaire par le conseil de leurs subgectz, et aussi pluscraintz de leurs ennemys. Et quant ce vient à sedeffendre, l'on voit venir ceste nuée de loing,speciallement quant c'est d'estrangiers ; et à cela nedoyvent les bons subjectz riens plaindre ne reffuser. Et nesauroit advenir cas si soudain où l'on ne puisse bienappeller quelques personnaiges, telz que l'on puisse dire :" Il n'est point fait sans cause ", et à cela ne user point de

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fiction ny entretenir une petite guerre à volunté et sanspropos, pour avoir cause de lever argent. Je sçay bienqu'il fault argent pour deffendre les frontières et lesgarder, quant il n'est point de guerre pour n'estre surprins,et le tout faire moderéement. Et à toutes ces choses sertle sens d'ung saige prince ; car, s'il est bon, congnoist qu'ilest ung Dieu et ung monde et ce qu'il doit et peult faire oulaisser. Or, selon mon advis, entre toutes les seigneuriesdu monde dont j'ay congnoissance, où la chose publicqueest myeulx traictée et règne moins de violence sur lepeuple et où il n'y a nulz ediffices abbatuz ny desmolizpour guerre, c'est Angleterre ; et tumbe le sort et lemalheur sur ceulx qui font la guerre. Nostre roy est leseigneur du monde qui moins a cause de user de ce mot :" J'ay privileige de lever sur mes subgectz ce qu'il meplaist. " Et ne luy font nul honneur ceulx qui ainsi dientpour le faire estimer plus grant et le font haýr et craindreaux voysins, qui pour riens ne vouldroyent estre soubz saseigneurie. Mais si nostre roy ou ceux qui le veulenteslever ou agrandir disoyent : " J'ay les subgectz si trèsbons et loyaulx qu'ilz ne me reffusent chose que je leur

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demande et suys plus crainct et obéy et servy de messubgectz que nul autre prince qui vive sur terre et qui pluspatientement endurent tous maulx et toutes ruddesses et àqui moins il souvient de leurs dommaiges passéz ", il mesemble que cela luy seroit grant loz et diz la verité ; nonpas dire : " Je prens ce que je veulx et en ay privilleige. Ille me fault bien garder. " Le roy Charles le quint ne ledisoit pas. Aussi ne l'ay- je pas ouy dire aux roys ; mais jel'ay bien ouy dire à aucuns de leurs serviteurs, ausquelz ilsembloit qu'ilz faisoyent bien la besongne. Mais, selonmon advis, ilz mesprenoyent envers leur seigneur et ne ledisoyent que pour faire les bons varletz et aussi qu'ilz nesçavoyent ce qu'ilz disoyent. Et, pour parler del'esperience de la bonté des François, ne fault alleguer denostre temps que les troys Estatz tenuz à Tours après ledecès de nostre bon maistre le roy Loys, à qui Dieu facepardon, qui fut l'an mil quattre vingtz et troys. L'on povoitestimer lors que ceste assemblée estoit dangereuse etdisoient quelques ungs de petite condicion et de petitevertu et ont dit, par plusieurs fois depuis, que c'est crymede lèze majesté que de parler d'assembler Estatz et quec'est pour diminuer l'auctorité du roy ; et sont ceulx quicommectent ce cryme envers Dieu et le roy et la chosepublicque ; mais servoyent ces parolles et servent à ceulxqui

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sont en auctorité et credit sans en riens l'avoir merité, etqui ne sont point propices d'y estre et n'ont accoustuméque de fleureter en l'oreille et parler de choses de peu devalleur et craignent les grandz assemblées, de paour qu'ilzne soyent congneüz et que leurs oeuvres ne soyentblasmées. Lors que je diz, chascun estimoit le royaumeestre bien coutant, tant les grans que les moyens et petiz,pour ce qu'ilz avoient porté et souffert vingt ans et plus degrandes et horribles tailles qui ne furent jamais si grandesà troys millions de francz près, j'entendz à lever tous lesans. Car jamais le roy Charles VIIe ne leva plus de dixhuit cent mil francs pour an, et le roys Loys, son filz, enlevoit à l'heure de son trespas quarante sept cens milfrancs sans l'artillerie et autres choses semblables. Etseürement c'estoit compassion de veoir et sçavoir lapovreté du peuple ; mais ung bien avoit en luy nostre bonmaistre, qu'il ne mectoit riens en tresor : il prenoit tout etdespendoit tout. Il feït de grans edifices à fortification etdeffence des villes et places du royaulme, et plus que tousles roys qui ont esté devant luy. Il donna beaucoup auxeglises. En aucunes choses eust myeulx vallu moins, car ille prenoit des povres pour le donner à ceulx qui n'enavoyent nul besoing. Au fort, en nul n'a mesure parfaicteen ce monde. Doncques, ce royaume tant foullé enmainte sorte,

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après la mort de nostre roy y eut- il division contre celuyqui règne ? Les princes et les subgectz se misrent- ilz enarmes contre leur jeune roy ? En voulurent- ilz ungautre ? Luy voulurent- ilz oster son auctorité ? Levoulurent- ilz bryder qu'il ne pust user d'office de roy etcommander ? - Certes nenny. Si en y a- il eu de assezglorieux pour dire que ouy, si n'eussent- ilz esté. Ilzfeïrent l'opposite de tout ce que je demande : car tout vintdevers luy, tant les princes et les seigneurs que ceulx desbonnes villes ; tous le recongneürent pour roy et luyfeïrent serment et hommaige ; et feïrent les princes et lesseigneurs leurs demandes humblement, le genoul en terre,en baillant par requeste ce qu'ilz demandoyent, dressèrentconseil où ilz se feïrent compaignons de douze qui yfurent nomméz. Et, dès lors, le roy commandoit, quin'avoit que treize ans, à la relation de ce conseil. A ladicteassemblée des Estatz dessusditz furent faictes aucunesrequestes et remonstrances en grant humilité pour le biendu royaulme, remectant tout tousjours au bon plaisir duroy et de son conseil, luy octroyant ce que on leur voulutdemander et ce que on leur monstra par escript estrenecessaire pour le fait du roy, sans riens dire à l'encontre.Et estoit la somme demandée de deux millions cinq censmille francz, qui estoit assez et à cueur saoul, et plus tropque peu,

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sans autres affaires. Et supplyèrent lesditz Estatz que, aubout de deux ans, ilz fussent rassembléz et que, si le royn'avoit assez argent, que ilz luy en bailleroyent à sonplaisir et que, se il avoit guerre ou quelcun le voulsistoffencer, que ilz y mectroyent leurs personnes et leursbiens sans riens luy reffuser de ce qui luy seroit besoing.Est- ce donc sur telz subgectz que le roy doit alleguerprivileige de povoir prendre à son plaisir qui siliberallement luy donnent ? Ne seroit- il plus juste enversDieu et le monde le lever par ceste forme que par voluntédesordonnée ? Car nul prince ne le peult autrement leverque par octroy, comme j'ay dit s'il ne le fait par tyrannyeet qu'il ne soit excommunyé. Mais il en est bien aucunsassez bestes pour ne sçavoir ce qu'il peult faire ou laisseren cest endroit. Aussi bien en y a- il des peuples quioffensent contre leur seigneur et ne luy obeissent point nyne le secourent en ses necessitéz, mais, en lieu de luyayder, quant le voyent empesché en quelques affaires, ilzle mesprisent ou se mectent en rebellion et desobeissancecontre luy en commectant offense et vont contre leserment de fidelité qu'ilz luy ont fait. Là où je nommeroys ou princes, j'entendz eulx et leurs gouverneurs et,pour les peuples, ceulx qui ont les prééminences etmaistrises soubz eulx. Les plus grans maulx viennentvoulentiers des plus fortz, car les foibles ne cerchent quepacience.

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Je y comprens aussi bien les femmes comme les hommesqui quelques foiz et en aulcuns lieux ont auctorité etmaistrise, ou pour l'amour de leurs mariz, ou pour avoiradministration de leurs enfans, ou que les seigneuriesviennent de par elles. Si je vouloye parler des moyensEstatz de ce monde et des petitz, ce propoz continueroittrop ; et me suffist alleguer les grandz : car c'est par ceulxoù l'on congnoist la puissance de Dieu et sa justice. Maispour mescheoir à ung pouvre homme ou à cent, nul nes'en advise, car on attribue tout à sa pouvreté ou à avoiresté assez mal pensé ou, s'il s'est noyé ou rompu le col,pour ce qu'il estoit seul, à grand peine en veult- on parler.Comment il meschoit à une grande cité, on ne le dit pasainsi ; mais encore n'en parle - l'on point tant que desprinces. On pourroit demander pourquoy la puissance deDieu se monstre plus contre les grans que contre lespetitz. C'est que les petitz et les povres trouvent assez quiles pugnissent, quant ilz font le par quoy. Et encores sont-ilz assez souvent pugniz sans avoir riens meffaict ou pourdonner exemple aux autres et pour avoir leurs biens ou,par adventure, par la faulte du juge ; et aucunes foiz l'ontbien desservy, et fault bien que justice se face. Mais desgrandz princes et princesses, de leurs grandz gouverneurset des conseillers des provinces,

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villes desordonnées et desobeissans à leur seigneur et deleurs gouverneurs, qui se informera de leurs vies ?L'information faicte, qui la portera au juge ? Qui sera lejuge qui en prendra la congnoissance et qui en fera lapugnition (je diz des mauvais et n'entendz point des bons,mais il en est peu) ? Et quelles sont les causes pour quoyilz commectent, et eulx et tous autres, tous ces cas dontj'ay parlé cy-dessus et assez d'autres dont je me suys teüpour briefveté, sans referer à la chose, à la considerationde la puissance divine et de sa justice ? En ce cas, je dizque c'est faulte de foy, et aux ignorans faulte de sens etde foy ensemble, mais principallement faulte de foy, dontil me semble que procèdent tous le maulx qui sont par lemonde et principallement les maulx qui ont partie qui seplaignent de estre grevéz et foulléz d'aultruy et des plusfortz. Car le pouvre homme qui auroit vraye foy et bonneet qui croyroit fermement les peines d'enfer estre tellesque veritablement elles sont, qui aussi auroit prins del'autruy à tort ou que son père l'eust prins ou songrand--père, et luy le possedast, soyent duchéz, contéz,villes, chasteaulx, meubles, ung pré, ung estang, ungmolin, chascun en sa qualité, et qui creüst fermement,comme le devons croire, " je n'entreray jamais en paradis,si je ne fais entière satisfaction et si je ne rends ce quej'ay d'aultruy à mon vray essient " , il n'est possible qu'il yeust roy ne royne, prince ne princesse ne autrespersonnes quelzconques ne de quelque estat ou condicionqu'ilz soyent en ce monde, tant grans que petitz et tanthommes que femmes vivans sur terre, qui à

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son vray et bon essient (comme dit est dessus) voulsistriens retenir de son subgect ou subgectz ne d'autrespersonnes quelzconques, soit son prochain voysin ouautre ou qui voulsist faire mourir nul à tort indeüement etcontre raison ne le tenir en prison ne oster aux ungs pourenrichir les autres (qui est plus commun mestier qu'ilsfacent) ne procurer choses deshonnestes contre leursparens et serviteurs pour leurs plaisirs, comme pourfemmes ou cas semblables ? - Par ma foy, non ! ne il n'estpas creable. S'ilz avoyent donques ferme foy et que ilzcreüssent ce que Dieu et l'Eglise nous commande surpeine de damnation, congnoissans leurs jours estre sibriefz, les peines d'enfer estre si horribles et sans nulle finne remission, seroyent- ilz ce qu'ilz sont ? Il fault conclureque non, et que tous les maulx viennent de faulte de foy.Et, pour exemple, quant un roy ou ung prince estprisonnier et qu'il a paour de mourir en prison, a- il rienssi cher au monde qu'il ne baillast pour sortir ? Il baille lesien et celuy de ses subgectz, comme vous avez veü duroy Jehan de France, prins par le prince de Galles à labataille de Poictiers, qui paya trois millions de frans etbailla toute Acquictaine, au moins ce qu'il en tenoit, etassez d'autres citéz, villes et places, comme le tiers duroyaume, et mist ce royaume en si

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grant pouvreté qu'il y courut long temps monnoye commecuyr qui avoit ung petit clou d'argent. Et tout cecy baillace roy Jehan et son filz, le roy Charles le Saige, pour ladelivrance dudict roy Jehan. Et quant ilz ne eussent riensvoulu bailler, si ne l'eussent les Angloys point fait mourir,mais, au pis venir, l'eussent mys en prison. Et quant ilzl'eussent faict mourir, si n'eust esté la peine semblable à lacent milliesme part de la maindre peine d'enfer. Pourquoydoncques bailloit- il tout ce que j'ay dit et destruysoit sesenfans et son royaume, pour ce qu'il croyoit ce qu'il veoytet qu'il savoit bien que autrement ne seroit delivré. Mais,par adventure, en commettant les cas pourquoy

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cette pugnition luy advint, à ses enffans et à ses subjectz,ils n'ont pas ferme foy et creance de l'offence qu'ilzcommettent contre Dieu et ses commandemens. Or n'est-il nul prince (ou peu) que, s'il tient une ville de sonvoysin, qui, pour nulle remonstrance ne pour nullecraincte de Dieu, voulsist la bailler ne pour evyter lespeines d'enfer ? Et le roy Jehan bailla si grant chose pourseullement sortir de prison. Je diz doncques que c'estfaulte de foy. J'ay demandé en ung aultre articleprecedent qui fera l'information des grandz et qui laportera au juge et qui sera le juge qui pugnira lesmauvais ? Je respondz à cela que l'information sera laplaincte et clameur du peuple qu'ilz foullent et oppressenten tant de manières sans en avoir compassion ne pitié, lesdoloreuses lamentations des vefves et orphelins dont ilzauront faict mourir les mariz et pères et dont ont souffertceulx qui demeurent après eulx et generallement tousceulx qu'ilz auront persecutéz tant en leurs personnes queen leurs biens. Cecy sera l'information, et leurs grandzcrys pour plainctes et pyteuses larmes les presenterontdevant Nostre Seigneur, lequel en sera le vray juge, qui,par adventure, ne vouldra actendre à les pugnir jusques àl'autre monde et les pugnyra en cestuy-cy. Doncques faultentendre qu'ilz seront pugnyz pour n'avoir voulu croyre etpour ce qu'ilz n'auroyent eu ferme foy et creance. Ainsifault dire qu'il est forcé que Dieu leur monstre de telzpointz et telz signes, que eulx et tout le monde croit queles pugnitions leur adviennent pour leurs cruelles offenceset que Dieu monstre contre eulx sa force et sa

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vertu et justice. Car nul autre n'en a le povoir en cemonde que luy. De prime face, les pugnitions de Dieu nesont point de telle grandeur qu'elles sont à traict de temps,mais nulle n'en advient à ung prince ou à ceulx qui ont legouvernement sur ses affaires ou à ceulx qui gouvernentune grand communaulté, que l'yssue n'en soit bien grandeet bien dangereuse pour les subjectz. Je ne appelle pointleurs malles fortunes sinon celles dont leurs subjectz sesentent : car tumber de cheval, se rompre une jambe,avoir une fièvre bien aspre, l'on s'en guarist, et leur sonttelles choses propices et en sont plus saiges. Les mallesadventures sont quant Dieu est tant offensé qu'il ne leveult plus endurer, mais veult monstrer sa force et divinevertu. Premier, il leur diminue le sens, qui est grant playepour ceulx à qui il touche. Il trouble leur maison et lapermect tumber en division et en murmure. Le princetumbe en telle indignation envers Nostre Seigneur, qu'ilfuyt les conseilz des saiges et en eslieve de tous neufz,mal saiges, mal raisonnables, flateurs, qui luy complaisentà ce qu'il dit. S'il veult imposer ung denier, ilz dient deux.S'il menace ung homme, ilz dient qu'il le fault pendre, etde toutes autres choses le semblable, et que sur tout il se

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face craindre et que se montre fier et couraigeux ; etesperent qu'ilz seront crains par ce moyen, comme siauctorité estoit leur heritaige. Ceulx que telz princesauront ainsi avec ce conseil chasséz et deboutéz et quipar longues années auront servy et ont accointance etamytié en sa terre sont mal contens et, à leur occasion,d'autres leurs amys et bienveillans. Et par adventure onles vouldroit tant presser qu'ilz seroyent contrainctz à sedeffendre ou de fouyr vers quelque petit voysin, paradventure ennemy et malvueillant de celuy qui les chasse.Par la division de ceulx de dedans y entreront ceulx dedehors. Est- il nulle playe et persecution si grande queguerre entre les amys et ceulx qui se congnoissent nenulle hayne si mortelle ? Des ennemys estrangiers, quantle dedans est uny, on s'en deffend ayséement. Ilz n'ontnulles intelligences ne accointances. Cuydez- vous queung prince mal saige, follement accompaigné, congnoissevenir celle malle fortune de loing, que d'avoir divisionentre les siens ? Ne qu'il pense que cela luy puisse nuyre ?Ne qu'il vienne de Dieu ? Il ne s'en trouve point pis disnéne pis couché ne moins de chevaux ne moins de robbes,mais beaucoup myeulx accompaigné, car il attire les genset leur promect et depart les depouilles et les Estatz deceulx qu'il aura chasséz et du sien, pour accroistre sarenommée. A l'heure qu'il y pensera le moins, Dieu luyfera sourdre ung ennemy dont, par adventure, jamais il nese fust advisé. Lors luy croistront les pensées

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et les grandz suspicions de ceulx qu'il aura offenséz, etaura craincte d'assez de personnes qui ne luy veullent nulmal faire. Il n'aura point son reffuge à Dieu, maispreparera sa force. CHAPITRE XX Exemples debouleversements dans les divers États Avons- nous pointveü de nostre temps telz exemples, icy près de nous ?Nous avons veü le roy Edouard d'Angleterre le quart,mort puis peu de temps, chief de la maison d'Yort. A- ilpoint desfaict la lignée de Lenclastre, soubz qui son pèreet luy avoyent long temps vescu et faict hommaige au royHenry VIe, roy d'Angleterre, de ceste dicte lignée ?Depuis, le tint ledict Edouard par longues années enprison ou chasteau de Londres, ville capitalle dudictroyaume d'Angleterre, et puis finablement l'ont faictmourir. Avons- nous pas veü aussi le conte de Warvic,chef et principal gouverneur de tous les faictz dudessusdict roy Edouard (lequel a faict mourir tous sesamys, par especial les ducz de Sombresset) et, à la fin,devenir ennemy du roy Edouard, son maistre, donner safille au prince de Galles, filz

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dudict roy Henry sixiesme, et vouloir mectre sus cestemaison de Lanclastre, estre desconfit en bataille, mort,ses frères et parentz avecques luy ? Semblablementplusieurs seigneurs d'Angleterre, qui ung temps faisoientmourir leurs ennemys ; après, les enfans de ceulx là serevenchoient, quant le temps tournoit pour eulx, etfaisoyent mourir les autres. Or est- il bien à penser quetelles playes ne viennent que par la divine justice. Mais,comme j'ay dit ailleurs, ceste grace a le royaulmed'Angleterre par dessus les autres royaulmes que le paysne le peuple ne se destruyct point ny ne bruslent nedemolissent les edifices, et tumbe la fortune sur les gensde guerre, et par especial sur les nobles. Ainsi riens n'estparfaict en ce monde. Après que le roy d'AngleterreEdouard a esté au dessus de tous ses affaires en sonroyaulme, et que de nostre royaulme avoit cinquante milescuz l'an renduz à son chasteau de Londres et tantcomblé de richesses que plus n'en povoit, soudainementest mort et comme par merencolie du mariage de nostreroy, qui règne à present, avec madamee Marguerite, filledu duc d'Autriche. Et dès qu'il en eut les nouvelles, printla maladie. Car lors se tint à deceü du mariage de sa fille,qu'il faisoit appeller madame la daulphine, et luy futrompue la pension qu'il prenoit de nous, qu'il appelloittribut ; mais ce n'estoit ne l'ung ne l'autre, et l'ay declairédessus.

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Ledict roy Edouard laissa sa femme et deux beaulx filz :l'ung appellé le prince de Galles, l'autre duc d'Yort. Leduc de Clocestre, frère dudict feu roy Edouard, print legouvernement de son nepveu le prince de Galles, lequelpovoit avoir dix ans, et luy feït hommage comme à sonroy et le mena à Londres, faignant le faire couronner, etaussi pour tirer l'autre filz de la franchise de Londres où ilestoit avecques sa mère, qui avoit quelque suspicion. Finde compte, par le moyen d'un evesque appellé l'evesquede Bas, lequel avoit autresfois esté chancellier du royEdouard et depuis desappoincta et tint en prison (encoresen print argent), à sa delivrance il feït l'exploict dontcy-après orrez parler. Cest evesque mist en avant à ceduc de Clocestre que ledict roy Edouard, estant fortamoureux d'une dame d'Angleterre, luy promist l'espouserpourveü qu'il couchast avec elle et elle se y consentit. Etdist cest evesque qu'il les avoit espouséz, et n'y avoit queluy et eulx deux. Il estoit homme de court et ne ledescouvrit pas et ayda à faire taire la dame, et demouraainsi ceste chose. Et depuis espousa le roy Edouard lefille d'ung chevalier d'Angleterre appellé monsr deRivieres, femme vefve, qui avoit deux filz, et aussi paramourettes.

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A ceste foiz dont je parle, cest evesque de Bas descouvritceste matière au duc de Clocestre, qui luy ayda bien àexecuter son mauvais vouloir. Et feït mourir ses deuxnepveux et se feït roy, appellé roy Richard. Les deuxfilles feït declairer bastardes en plain parlement et leurfist oster les armes ; et feït mourir tous les bons serviteursde son feu frère, au moins ceux qu'il peut prendre. Cestecruaulté n'alla pas loing, car estant en plus grand orgueilque ne, fut cent ans avoit, roy d'Angleterre, et avoit faitmourir le duc de Bouquinghan, et tenoit grand arméepreste, Dieu luy sourdit ung ennemy qui n'avoit nulleforce : c'estoit le conte de Richemont, prisonnier enBretaigne, aujourd'huy roy d'Angleterre, de la lignée deLenclastre, mais non pas le prochain de la couronne,quelque chose que l'on en die (au moins que j'entende) ;lequel m'a autresfoiz compté, peu avant qu'il partist de ceroyaulme, que, depuis l'aage de cinq ans, il avoit estégardé comme fugitif ou en prison. Ce conte de Richemontavoit esté quinze ans ou environ prisonnier en Bretaignedu duc François, dernier mort, èsquelles mains il vint partempeste, cuydant fuyr en France, et le conte dePennebroth, son oncle, avec luy.

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J'estois pour lors devers ledit duc, quant ilz furent prins.Ledit duc les traicta doulcement pour prisonniers, et, autrespas dudit roy Edouard, ledit duc luy bailla largementgens et navyres et, avec l'intelligence du duc deBouquinghan, qui pour icelle occasion mourut, l'envoyapour descendre en Angleterre. Il eut grand tourmente etvent contraire, et retourna à Dyeppe ; et de là, par terre,retourna en Bretaigne. Tourné qu'il fut en Bretaigne, ildoubtoyt ennuyer le duc de despense, car il avoit quelquecinq cens Angloys, et si craignoit que ledit duc ne seracordast avec le roy Richard à son dommaige, et aussion le practiquoit : par quoy s'en vint avec sa bande sansdire adieu audit duc. Peu de temps après, on luy payatroys ou quatre mille hommes pour le passaigeseullement. Et fut baillé par le roy qui est à present àceulx qui estoient avecques luy une bonne sommed'argent et quelques pièces d'artillerie. Il fut conduyctavec la navyre de Normandye descendre en Galles, dontil estoit. Le roy Richard marcha au devant de luy, maisavec ledict conte de Richemont s'estoit joinct ung

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seigneur de Stanlay, chevalier d'Angleterre, mary de lamère dudit conte, lequel lui amena bien vingct six millehommes. Ilz eurent la bataille ; et fut mort sur le champledict roy Richard et ledict conte de Richemont couronnéroy d'Angleterre sur ledict champ de la couronne dudictRichard. Doit - l'on dire et appeller cecy fortune ? - C'estvray jugement de Dieu. Encores, pour myeulx lecongnoistre, dès ce que ledict roy Richard eut faict lecruel meurdre de ses deux nepveux, dont cy-devant ayparlé, il perdit sa femme. Aucuns dient qu'il la feït mourir.Il n'avoit que ung filz, lequel incontinent mourut. Cepropoz dont je parle eust myeulx servy plus en arrière oùje parleray du trespas dudict roy Edouard, car il estoitencores vif au temps dont parle ce chappitre ; mais je l'ayfaict pour continuer le propoz de mon incident.Semblablement, avons veü depuis muer la couronned'Espaigne, après le trespas du roy domp Henry derniermort, lequel avoit pour femme la seur du roy de Portugaldernier trespassé, de laquelle saillit une belle fille.Toutesfois elle n'a point succédé et a esté privée de lacouronne soubz couleur de adultère commis par sa mère.Et si n'a pas passé la chose sans debat et grans guerres :car le roy de Portugal a voulu soustenir sa nyepce, etplusieurs seigneurs du royaulme

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de Castille avec luy. Toutesfois, la soeur dudit roy Henry,mariée avec le filz du roy domp Jehan d'Arragon, aobtenu le royaulme et le possède. Et ainsi ce jugement etce partaige s'est faict au ciel, où il s'en faict assez d'autres.Vous avez veü puis peu de temps le roy d'Escosse et sonfilz, de l'aage de treize ou quatorze ans, en bataille l'ungcontre l'autre. Le filz et ceulx de sa part gaignèrent labataille, et ledit roy mort en la place. Il avoit faict mourirson frère ; plusieurs autres cas luy estoient imposézcomme la mort de son frère et d'aultres. Vous veoyezaussi la duché de Gueldres hors de la lignée et avez ouyl'ingratitude du duc dernier mort contre son père. Assezde pareilz cas pourroye dire semblables, qui ayséementpevent estre congneüz pour divines pugnitions, desquellesse sont sourses les guerres, desquelles viennent lesmortalitéz et famines ; et tous ces maulx procèdent defaulte de foy. Il fault doncques congnoistre, veü la

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mauvaistié des hommes et par especial des grandz, qui nese congnoissent ny croyent qu'il est Dieu, qu'il estnecessité que chascun seigneur et prince ayt soncontraire, pour le tenir en craincte et humilité ; ouaultrement nul ne pourroit vivre soubz eulx nepareillement auprès d'eulx.

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