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PAPILLON EN AUTOMNE - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782825107386.pdf · Hugo, bien sûr, avait la part belle ("Ô soldats de l'an II, Ô guerres, épopées ! "), mais aussi l'inoffensif

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PAPILLON EN

AUTOMNE

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© T.R.A.N.S.I.T.I.O.N, 29, rue J.J. Rousseau -75001Paris, 1996

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PIERRE-ANDRÉ DESSALINS

PAPILLON EN

AUTOMNE

E s s a i s

T.R.A.N.S.I.T.I.O.N

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Illustration de couverture:

Pisanello, Portrait de Marguerite de Gonzague (détail) RMN

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Je pense à ce Tchung-Tsu qui rêva qu'il était un papillon et qui ne savait plus, à son réveil, s'il était un homme qui avait rêvé d'être un papillon, ou un papillon qui rêvait maintenant d'être un homme.

J.-L BORGES - Les Conjurés

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Pour Catherine T.M.dL.T.

...Namque tu solebas Meas esse aliquid putare nugas... Quare habe tibi quicquid hoc libelli Qualecumque.

Catulle

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DE TOULET A CATULLE A TOULET

Aux mânes de Stéphane L.

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DE TOULET ....

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Au printemps de 1943, le Général Montgomery, comman- dant la déjà légendaire 8ème armée, et le Général Alexander, chef des forces interalliées en Afrique du Nord, réussirent, par une décisive manœuvre en tenaille, à coincer les forces de l'Axe dans le cul de sac du Cap Bon. Ainsi prit fin, au milieu des entêtantes orangeraies et des vignobles, la deuxième guerre mondiale pour les milliers d'hommes du prestigieux Afrika Korps, et les centaines de milliers d'hommes de plusieurs divisions italiennes dont l'histoire n'a pas gardé mémoire.

Le Maghreb tout entier était aux mains des Alliés, Alger devint peu après la vraie capitale de la France Libre, et la plaque tournante de tout le dispositif sud des forces interal- liées. La longue liaison horizontale qui conduit par fer et par route de Casablanca à Tunis bourdonnait de transports de troupe, de lourds déplacements d'hommes et de matériel.

Bientôt des amis d'avant-guerre vinrent frapper à la porte du très modeste logement de Tunis, où, depuis la défaite, nous nous terrions dans une obscurité volontaire. Ils venaient de

Casa, d'Alger, voire de Londres ou de New-York, ils allaient au Caire ou à Damas, ou ailleurs. Ils apportaient des nouvelles des parents ou des amis dont nous avions perdu toute trace depuis l'armistice de 1940. Un monde englouti émergeait du flot noir, refaisait surface.

C'est ainsi que survint un jour le capitaine Bristol. Derrière ce pseudo digne d'un "War movie" s'abritait le sensible Stéphane L. qui, comme beaucoup, avait dû prendre un faux nom pour protéger les siens restés en France. Il arrivait de Londres. Il travaillait dans je ne sais quel bureau de la France Libre. Bien que vêtu du viril "battle-dress" de l'armée britannique, il avait l'air incurablement civil. Peut-être de ce "Dernier civil", héros d'un fameux livre d'avant-guerre. Il avait un front un peu fuyant, largement dégarni, de grosses lunettes d'écaille, et derrière ces lunettes, un regard que se partageaient la bonté et l'inquiétude. Il me paraissait incro- yablement vieux quoiqu'il ne dût avoir que quarante ans à peine. Quand je pense à lui aujourd'hui, un télescopage de la mémoire me le restitue très semblable à Woody Allen.

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C'était un ami de jeunesse de ma mère et de sa sœur ca- dette. Dans les années vingt, il avait été leur danseur agréé et les avait sagement menées au bal de la Croix Rouge et autres lieux de perdition du même type. J'appris beaucoup plus tard qu'il avait aimé ma trop jolie maman d'un amour à la fois constant, malheureux, et sans espoir. J'en vois une preuve dans le cadeau qu'il lui laissa, lors de son passage à Tunis, qui était sans doute ce qu'il gardait de plus précieux dans sa cantine d'officier depuis les sombres jours de la débâcle : c'était un petit livre amoureusement relié en cuir rouge Louis quator- zième, un vrai livre de vieux garçon bibliophile, doré sur tranche, dont je lus le titre avec curiosité : c'étaient les Contrerimes de P. J. Toulet. Je ne voyais pas bien ce que signi- fiait ce mot ; ma curiosité me fit "emprunter" l'ouvrage à la bibliothèque familiale, puis, après que je l'eusse dévoré, lu et relu, je l'annexai sans façons. Il figure toujours sur mes rayons, un peu fatigué par les ans et par sept ou huit déménagements. Sur la page de garde figure le mot Stéphane, tracé d'une écri- ture ronde, cultivée, généreuse. Et je garderai toujours une reconnaissance à ce lointain passager pour m'avoir donné accès à ce lumineux petit trésor.

Pourquoi cette lecture des Contrerimes me causa-t-elle d'emblée une telle allégresse ? Pourquoi prit-elle pour moi l'importance d'une "rencontre", comme il nous arrive, au cours de notre existence, avec quelques livres ? Pourquoi y revins-je si fréquemment, au point que bien des poèmes qui y figurent sont fixés dans ma mémoire sans que j'aie fait l'effort de les "apprendre par cœur" ? (Quelle jolie expression, soit dit au passage. Comme elle conviendrait mieux, justement, à cette acquisition faite de sympathie profonde, de lectures faites et reprises avec délices, d'une sorte de synchronisme cardiaque qui n'est pas loin de l'amour, plutôt qu'à la stérile méthode où nos études, çà et là, nous contraignent).

Quand j 'y réfléchis, il me semble que Toulet m'apparut alors comme le poète de la modernité.

Ceci mérite qu'on l'explique. J'avais quatorze ans, nous vivions dans un appartement minuscule, rien de nos biens n'avait surnagé du désastre de 1940. La belle bibliothèque de

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mon père, méthodiquement pillée et mise en caisses par les sbires de Goering, avait rejoint celle de Léon Blum, de René Clair et quelques autres dans les caves du château de Tanzenberg. D'autre part, on a du mal à imaginer à quel point les livres, en cette ère d'avant-poche, restaient une denrée rare et, comme le reste, contingentée. Sauf à se rendre à la biblio- thèque municipale, bastion de Maurois, de Claude Farrère et des frères Tharaud, il était bien malaisé de pouvoir mettre la main sur un livre rare, sur un auteur non scolaire.

Et précisément parlons-en, des auteurs scolaires. En ces temps reculés, Lagarde et Michard n'étaient que deux jeunes agrégatifs ignorés. Ce qui régnait sans partage, dans les classes de Français des lycées, c'étaient les Textes Français de Chevallier et Audiat. (c'est rigolo que ces gens ne puissent opérer que par deux, comme les fabricants d'ascenseurs). Chevallier et Audiat étaient honnêtes, prudents et prudes. Ils bannissaient soigneusement de leurs Morceaux Choisis tout texte qui eût été contraire à la morale et aux bonnes mœurs- comme les entendait l'époque-ou tout morceau qui eût pu fournir des supports, des images lascives à nos imaginations en proie au grand incendie pubertaire. Ils étaient d'autre part d'un laïcisme républicain bien tempéré. Tout cela conférait à leur sélection un côté un peu reservé. J'ai malheureusement égaré, au cours d'un déménagement le volume du XIXème siècle destiné aux élèves des grandes classes. Je parle donc de mémoire d'un livre que j'ai beaucoup fatigué. Pour la poésie, leur choix reflétait cette sagesse bonhomme et un peu courte.

Hugo, bien sûr, avait la part belle ("Ô soldats de l'an II, Ô guerres, épopées ! "), mais aussi l'inoffensif Lamartine, et le stoïque Vigny, qui ne pouvait qu'avoir une bonne influence sur nos jeunes âmes et les bien tremper ("Souffre et meurs sans parler"). Une ou deux cabrioles de Théophile Gautier, une tranche compacte de Parnasse. II y avait Leconte de l'Isle, dont toute l'œuvre mastoc suait un incurable ennui ; (Seul trouvait grâce à nos yeux un vers, un seul tiré du "Cœur de Hjalmar" :

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... elle reconnaîtra

Qu'il est rouge et solide et non tremblant et blême,

car, avec une joie profonde, nous le prenions obscaeno sensu. Et puis Hérédia. Ah, Hérédia ! véritable régal pour nos chers profs d'alors ; et comme ils se donnaient du mal pour nous faire goûter toute la beauté enchassée dans ces objets d'art si minutieusement bricolés, et surtout, notez le, mes enfants, admirez l'ampleur, l'ouverture infinie, la force évo- catrice de la "chute" de chacun de ces sonnets.

ex : "le piétinement sourd des légions en marche", et naturellement "Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles".

Bien sûr, il y avait aussi Nerval qui nécessitait un abondant appareil de notes en bas de page, et, coincé quelque part entre Romantisme et Parnasse, Charles Baudelaire. Mais celui-ci était réduit à la portion congrue : "l'invitation au voyage", et tout de même, si mes souvenirs ne me trahissent pas, l'incan- tatoire et admirable "Cygne". Et Verlaine ? oui, celui de "Sagesse" et de "La bonne chanson".

Tout ceci n'était, à tout prendre, pas si mal. Mais pas si bien non plus. Peut-être que ce que l'on reprochera à cette approche de la poésie moderne, c'est l'importance excessive donnée au descriptif, à l'oratoire.

On comprendra mieux pourquoi le ton, le son de Paul-Jean Toulet m'apparurent si radicalement nouveaux. J'eus l'im- pression que ce poète parlait d'un monde qui était totalement absent du "Chevallier et Audiat", qui m'était en revanche très proche, un monde dont je me sentais contemporain, et où je brulais d'entrer ; un monde de sensations que je ressentais immédiatement comme miennes. Il m'apparut soudain que la poésie pouvait AUSSI parler de celà, des villes où nous vivions, du plaisir physique, de la vie moderne. Et tout celà sur un mode musical, direct, familier, excluant toute enflure. Voilà comment Toulet m'apparut comme "le poète de la vie moderne".

On pensera sans doute qu'avec un peu plus d'exigence,

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j'aurais pu m'adresser plus haut. Il faut compter avec la part de hasard qui entre dans ces rencontres. Mais quoi ? Il y a des poètes, des écrivains, des peintres qui agissent sur nous comme des révélateurs. On est parfois surpris de ces rencontres. Il n'est que de songer à l'importance conférée par Baudelaire à Constantin Guys, le "peintre de la vie moderne", qu'avec la meilleure volonté du monde, on ne pourra jamais évaluer plus haut qu'un honnête et gracieux illustrateur.

Il n'est pas facile d'analyser ce qui se produit lors de ces rencontres que nous faisons, une ou deux fois dans notre vie, avec un livre, un auteur, une voix. Cela ressemble beaucoup à ce qui se passe dans les premiers temps de ce qui sera une longue et fervente amitié. Il y entre une sympathie immédiate, le sentiment de comprendre et d'être compris, une promesse de bonheur, une curiosité d'en savoir plus. De cette amitié naissante bien des domaines restent encore dans l'ombre, et la perspective d'avoir à les explorer nous emplit de joie. Lorsqu'en plus il s'agit d'un poète, s'ajoute l'enchantement de la versifi- cation, du rythme, du chant, du charme -au sens latin, fort, de ce terme : on nous jette un charme, nous sommes les heureuses victimes d'un ensorcellement. Très souvent des vers réson- nent en nous que nous n'oublierons plus jamais, même si leur sens d'abord nous échappe et nous apparait comme voilé d'une brume dorée. C'est vrai pour combien de vers de Nerval. Pour en rester à Toulet, je songe à ce quatrain qui conclut le premier poème des Contrerimes ;

Ah verse le myrte à Myrtil L'iris à Desdémone

Pour moi d'une rose anémone S'ouvre le noir pistil.

Il s'est imposé à moi dès la première lecture, et, bizarre- ment, ce n'est qu'au bout de nombreuses années que m'est apparue la signification érotique de cette délicieuse image.

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Il fut pour moi ce grand frère, cet aîné de quelques années, dont les frasques, dans les assemblées de vieilles dames - tantes et grand'mères - font l'objet de conversations chuchotées, mélange de réprobation et de secrète fierté. Il fut ce grand frère, à la fois proche et distant, qui parfois condes- cend, par ses confidences, à nous initier à ce monde de la volupté, d'accès parfois si difficile quand on habite un corps maladroit aux troublantes mutations et que la timidité entrave. Dans son sillage, j'entrevoyais ce cortège de femmes jeunes et charmantes, Floryse, Bella, Nane, Lilith, Faustine, Zo', Badoure, Aline, ce thiase dansant gracieusement dans un tourbillon de robes légères aux fraîches couleurs ; il me racontait ses amours, celles-ci aussi étaient légères, allègres, ailées, faites de sensualité partagée, de jeunesse, de compli- cité. Dans tout celà peu ou pas de sentimentalité - et, quand j'y réflèchis, je suis surpris de n'en avoir pas perçu l'absence, à cet âge où, justement, celle-ci nous enduit tout entiers d'une couche poisseuse de confiture à la rose. Pour l'instant, me ravissaient ces petits poèmes évoquant la rencontre de deux épidermes et l'échange de deux fantaisies. Plus tard, je découvris combien chacune de ces idylles étaient minées d'une secrète mélancolie et d'un poignant désenchantement. J'y reviendrai. Pour l'heure je lisais avec joie :

A Londres je connus Bella Princesse moins lointaine

Que son mari le capitaine Qui n'était jamais là

Et peut-être aimait-il la mangue Mais Bella les Français

Tels qu'on les parle, et c'est assez Pour qui ne prend que langue

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Et la tienne vaut un talbin.

Mais pourquoi rester rebelle Bella, quand te montre si belle

Le désordre du bain ?

Ou encore :

-"Maman ! ... je voudrais qu'on en meure" Fit-elle à pleine voix.

"C'est que c'est la première fois, Madame, et la meilleure".

Mais elle, d'un coude ingénu Remontant sa bretelle

"Non, ce fut en rêve, dit-elle "Ah ! que vous étiez nu ... "

Ceci encore où reste en suspens in fine un aérosol de mélancolie :

Ces premiers froids que l'on réchauffe d'un sarment Et des platanes d'or le long gémissement Et l'alcôve au lit noir qui datait d'Henri IV, Où ton corps, au hasard de l'ombre dévêtu, S'illuminait parfois d'un rouge éclair de l'âtre Quand tu m'aiguillonnais de ton genou pointu, Chevaucheuse d'amour si triste et si folâtre Et cet abyme où l'on tombait : t'en souviens-tu ?

H. M, mon savant professeur de Lettres, m'apprit que ce genre de petit poème qui trace en termes gracieux la char- mante rencontre de deux jeunes corps tire son origine de l'Anthologie des poètes alexandrins, qui avaient à ce genre donné le nom d'oaristys.

Mais ce qui renforçait encore mon plaisir, à moi tout empêtré de gaucherie timide, c'est le ton désinvolte, plein de dandysme - parfois même à la limite de la muflerie - que P.J Toulet adoptait pour nous faire ses confidences d'alcôve :

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Il pleuvait. Les tristes étoiles Semblaient pleurer d'ennui.

Comme une épée, à la minuit Tu sautas hors des toiles

Minuit ! Trouverai-je une auto Par ce temps ? et le pire,

C'est mon mari. Que va-t-il dire Lui qui rentre si tôt ?

Et s'il vous voyait sans chemise Vous, toute sa moitié ?

Ne jouez donc pas la pitié. Pourquoi ? ... Doublons la mise.

ou encore :

"Embrassez-moi, petite fille. Là, bien. Quoi de nouveau ?

As-tu retrouvé le cerveau Qui manque à ta famille ?

Dis-moi, c'est vrai que le curé Est mal avec la Poste ?

Et comment va Chose... Lacoste L'ami de Poyarré ?

Je devinais dans la pénombre Que tu tirais tes bas

Ton cœur d'oiseau battait tout bas La chambre était très sombre.

ce dixain, enfin, dont l'esprit cavalier a comme un parfum "Fronde", ou Louis XIII :

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L'un vainqueur, et l'autre battu Ces beaux soldats qui vous ont faite Gardaient jusque dans la défaite Le sourire de leur vertu. Vous, pour avoir rendu les armes Je vous trouve fondue en larmes Et qui m'insultez entre tant. Que si l'on doit toute sa vie Déplorer l'éclair d'un instant Mieux vaut coucher sur son envie.

Désinvolture, ton cavalier qui s'étendent aussi à d'autres confidences moins légères. Je fus tout de suite conquis par le quatrain qui, à la fin des "Coples", après avoir frôlé la gravité, dans une ultime pirouette clôt le recueil :

Si vivre est un devoir, quand je l'aurai bâclé Que mon linceul au moins me serve de mystère. Il faut savoir mourir, Faustine, et puis se taire, Mourir comme Gilbert en avalant sa clé.

C'est peut-être le moment de souligner combien le mètre inventé par Toulet, la contrerime, se prête à cette désinvolture, à cette sorte de déhanchement ironique. Le plus simple, pour définir la contrerime, est d'emprunter à Pierre-Olivier Walzer : (1)

"La contrerime est cette pièce, formée le plus souvent de trois quatrains construits d'après le schéma 8-6-8-6, rimant a- b-b-a [ce qu'on appelle rimes embrassées], de sorte que le grand vers rime avec le petit, ce qui imprime à la strophe un élan et une rapidité impossibles à atteindre dans une strophe aux vers égaux... Toulet ajoute un grand charme à la cont- rerime en la construisant souvent sur un seul glissement, ce qui en fait un seul cri ou un seul sourire... Il y a 70 contrerimes

(1) P.O Walzer, in P.J.Toulet. coll. Poètes d'aujourd'hui. Pierre Seghers éditeur. 1954.

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dans le recueil Les Contrerimes. Le reste du recueil contient des Chansons, des Dizains, et des Coples, mélange de quatrains et de distiques, (rien de commun, par conséquent, du moins quant à la forme, avec les Coplas espagnoles) La préférence de Toulet va donc aux pièces courtes, (le plus long poème des Contrerimes compte 9 quatrains). Toulet, au fond, n'a jamais écrit que des épigrammes descriptives, satiriques, amoureuses".

On complètera cet aperçu de la métrique propre à Toulet en précisant que la plupart des contrerimes comptent deux ou trois strophes, et que si les rythmes de base leur sont com- muns, (un vers long-un vers court, rimés en a.b.b.a) on relève en revanche une grande variété dans la longueur des mètres utilisés, et dans leur agencement deux à deux. Toulet a utilisé des vers de quatre, cinq, six, sept, huit, dix, onze et douze pieds qu'il a tous employés - voire mélangés dans les Chansons - avec un égal bonheur.

Mais comment dire ? Là où Walzer est surtout sensible à la rapidité donnée par cette métrique à la strophe, et au poème tout entier, là où il voit le meilleur moyen d'éliminer l'em- phase, le discours, la pesante description, je vois, moi, ou plutôt j'entends une musique qui tout en restant infiniment harmo- nieuse, d'une certaine façon, syncopée, clopine, et se prête comme un gant à cette ironie tendre et moqueuse, jamais bien éloignée dès que Toulet nous parle.

Je fus aussi sensible au côté "parisien" de Toulet. Il faut comprendre que, si benoîtement, si chaudement accueillante que fut pour nous la Tunisie, elle restait néanmoins pour moi terre d'exil. Parisien de naissance, ostracisé, ne sachant quand il me serait donné de revoir la belle capitale, j'étais comme tous ces parisiens qui, lorsqu'ils sont égaillés aux quatre coins du monde, punaisent au mur un ticket de Métro retrouvé par hasard au fond d'une poche, et pleurent de nostalgie en entendant chanter les oiseaux de Paris. Ainsi fus-je.

Aussi, je revisitais avec bonheur et tristesse mêlés tous ces

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lieux parisiens, disséminés dans les contrerimes, et je humais délicieusement ce qui en filtrait d'un genre de vie, d'une société, déja désuets, disparus, alors même que je venais au monde, mais si proches encore que le parfum ne s'en était pas évaporé dans l'air ambiant :

Nane, as-tu gardé souvenir Du Panthéon-Place Courcelle Qui roulait à bruit de crécelle Sans jamais au but parvenir : Du jour où te sculptait la brise Sous ta jupe noire et cerise ; De l'impérial au banc haut Où se scandait comme un ïambe La glissade avec le cahot -Et du vieux qui lorgnait tes jambes ?

ou encore :

Trottoir de l'Elysé-Palace Dans la nuit en velours

Où nos cœurs nous semblaient si lourds Et notre chair si lasse ;

Dôme d'étoiles, noble toit Sur nos âmes brisées

Taxautos des Champs-Elysées Soyez témoins ; et toi

Sous-sol dont les vapeurs vineuses Encensaient nos adieux

Tandis que lui perlaient aux yeux Ses larmes vénéneuses.

ceci encore, titré soir de Montmartre :

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Décor d'encre. Sur le ciel terne Court un fil de fer

Mansarde où l'on aima, van terne Sans carreaux où l'on a souffert

Une enfant fait le pied de grue Le long du trottoir.

Le bistro, du bout de la rue Ouvre un œil de sang dans le noir

Tandis qu'on pense à sa province A Faustine, à Zo'...

Mais c'est pour Lilith que j'en pince Autres chansons autres oiseaux

A quoi s'ajoute un parler bien parisien semé de termes argotiques, d'un argot lui aussi désuet, mais aussi évocateur qu'une rengaine d'accordéon. Typique à ce point de vue la huitième des Chansons, titrée L'Alchimiste :

Satan notre meg a dit Aux rupins embrassés des rombières "Icicaille est le vrai Paradis Dont les sources nous désaltèrent

"La vallace couleur du ciel Y lèche le long des allées Le Pavot chimérique et le bel Iris, et les fleurs azalées" etc...

Ainsi que l'observait Tirésias, "comme on change ! " Aujourd'hui que l'effet d'exil ne vient plus fausser ma lec- ture, c'est maintenant ce côté "parisien" de P. J Toulet que je goûterais le moins chez lui. Entendons-nous : ce Paris gris, pluvieux, nocturne qui est le sien ne me déplait pas ; je noterai

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tout au plus que sa toponymie parisienne est presque exclu- sivement "Rive Droite". Toulet est typiquement un riverain du Nord de la Seine. A lui les grands dancings des Champs- Elysées, les garçonnières de la Nouvelle Athènes, le Passage Choiseul, les bouges de Montmartre, les fumeries discrètes du IXème ou du XVIIème arrondissement. On le verra plus souvent juché sur le haut tabouret d'un bar chic qu'assis sur la moleskine laborieuse d'un café à écrivains.

J'arrête ici ce parallèle, car je ne voudrais pas rallumer une guerre de Sécession entre le Nord et le Sud qui a déja causé beaucoup de dégats. (N' est-ce pas, Gaston Gallimard ? c'est à cause d'elle que tu as loupé Proust ! ) Mais à cette aire géographique correspond un profil qui, depuis longtemps, m'insupporte tout à fait. Que Toulet mérite de prendre rang dans une longue lignée de dandys, je n'y vois aucunement matière à reproche ; ce qui m'incommode, c'est son côté boulevardier 1900.

Cette période a produit un type d'homme insupportable : pénétré de la supériorité que confèrent le sexe, la Nation, la fortune. Plein de faconde. Ayant des "femmes" une vision assez basse, nourrie d'une assidue fréquentation des demi- mondaines, des cocottes, des - trottins voire des filles de joie - les traitant avec plus de muflerie que d'élégance. Faisant sonner haut le bout ferré de sa canne sur l'asphalte de la capitale. Gonflant son jabot comme coq en parade. Persuadé de la supériorité mondiale de "l'esprit français", souvent confondu avec un goût immodéré de l'à-peu-près, du calembour, du coq-à-l'âne, du tarabiscot.

Il y a malheureusement un peu de tout celà dans les Contrerimes. Depuis le distique des "Coples"

Deux vrais amis vivaient au Monomotapa Jusqu'au jour où l'un vint voir l'autre, et le tapa. jusqu'à

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Vous me reprochez entre tant d'être chipé pour la boniche Mais vous donner mon cœur, autant Porter des cerises à Guiche etc...

en passant par :

"Ciel, Isadora Duncan Va danser... F.. s le camp"

Cet "esprit" point également dans la charmante cinquante- cinquième contrerime, (Bella) qui, en tout état de cause, finit mieux qu'elle ne commence : on y fait référence à deux pièces à succès de l'époque, La Princesse lointaine de Rostand, et L'anglais tel qu'on le parle, deux œuvres terriblement datées et qui n'honorent pas particulièrement l'histoire du théatre français. La référence à la pièce de Tristan est, du reste, "re- tournée", dans un à-peu-près exécrable, et l'emploi du désuet vocable argotique "talbin" fait le reste.

P. J Toulet paie souvent à mes yeux d'avoir collaboré à trop de publications lestes ou déshabillées, la Vie Parisienne, le Damier, le Soleil. Il paie d'avoir été le nègre de ce personnage qui, beaucoup plus que lui-même, incarne ce boulevardier au verbe haut, mufle et content de lui, Henri Gauthier-Villars, qui prit le pseudo de Willy.

De ce dernier, les curieux apprendront beaucoup en lisant les souvenirs de Colette, qui fut l'une de ses femmes. C'est dans "Mes apprentissages", (ou peut-être dans L'Etoile Vesper) qu'elle trace un portrait pas trop avantagé, mais diablement savoureux, de cet étrange personnage, requin de la littérature du Boulevard, véritable barbeau des lettres. Atteint d'une curieuse impuissance qui lui interdisait pratiquement d'être vraiment l'auteur d'un livre ou d'une pièce, c'est-à-dire de les avoir écrits, ce qui l'obligeait à faire manœuvrer une armée de nègres, et, comme le note Colette avec autant d'effarement que de malice, ce qui entrainait paradoxalement pour cet empêché de la plume une correspondance fabuleuse, une véritable orgie de "petits bleus" avec ses forçats de l'écriture.

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Pour donner le la de ce personnage, barbu comme Landru, ventru comme un député radical de la belle époque, portant gibus et chaîne de montre, faisandé jusqu'à la couenne, il suffit de citer les titres de ses œuvres : l'implaquable Siska, (non, non, ce n'est pas une coquille, c'est un à-peu-près), Les amis de Siska, Lélie fumeuse d'opium, La tournée du Petit Duc, Maugis en ménage, etc...

Le narcissisme de ce gros homme l'avait poussé à conce- voir une sorte de double, ce Maugis quintessence de parisien qu'il mit en plusieurs ouvrages et fit paraître à la scène. Colette nous donne un échantillon du style surchargé et suffisant qui convenait au personnage. Dans En bombe ( ! ), Maugis parais- sait sur scène, entrant dans une brasserie à la mode et apostro- phant ainsi le garçon :

"Garçon !, que procèdent ici par vos soins la choucroute génératrice de pyrosis, et ce coco fade, mais vaguement salicylé, que votre impudence décore du nom de bière de Münich. Bière de Münich, véritable velours liquide, pardonnez-leur ! ils ne savent pas ce qu'ils boivent" etc...

Toulet, hélas, par besoin sans doute, dut mettre la main à ces douteuses productions, comme il collabora avec Curnonsky au Bréviaire des courtisanes, à Métier d'amant, à Demi- veuve. Il est malheureusement difficile de patauger plusieurs années dans ce bourbier sans en emporter sur soi quelque odeur. L'imprégnation de ce milieu rend caduque, irrémédia- blement, la quasi totalité de l'œuvre romanesque de Toulet. Ne s'en sauveront ni Mon amie Nane, ni Monsieur du Paur, homme public, ni les insupportables Contes de Béhanzigue où culminent tous ces mauvais plis du langage et du cœur. Seul reste lisible La jeune fille verte, gentil - sans plus - roman régionaliste, peut-être parce que sa "délocalisation" au pays béarnais si cher à Toulet lui donne de la fraîcheur, et dans les eaux bruissantes du gave pyrénéen, lave le style de l'auteur de son fond de teint et de son maquillage d'époque.

Mais il reste, Dieu merci, les Contrerimes. Mais heureuse- ment, Paul-Jean a été sauvé du Willisme. Il s'en est, malgré quelques scories, épuré dans ce chantant petit livre.

Il s'est sauvé du willisme parce que, derrière les poses du

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dandy, s'abritait un cœur tendre et fier. Parce qu'il se dis- tingue des fêtards satisfaits de son temps par une toujours présente mélancolie, et par un poignant sentiment de désen- chantement. Mélancolie d'épicurien authentique, non d'hédo- niste.

Il s'est affranchi du mauvais goût, du style kitsch de son époque parce qu'il avait, au fond de lui-même, un sens exigeant de la beauté, de celle qui doit tout au dur travail de l'artiste, au souci rigoureux de la forme. Au fond, ses repères sont avant tout classiques. Nous ne savons pas grand chose de ses lectures, sinon qu'elles furent étendues, et sans doute post- scolaires. On a souvent l'impression qu'il connaît bien l'Anthologie, peut-être lue à travers Catulle et Horace, en inclinant du côté de Callimaque. J'en veux pour preuve son goût de l'épigramme, de l'inscription lapidaire, funéraire ou dédicatoire. Témoin ce distique des "Copies" :

Telle qu'étincelait sa gorge un jour de fête Pétris ma coupe. Et puis signe : Douris m'a faite

témoin encore cette épitaphe :

Plus souple à dénouer mes plis Que le serpent n'ondule

Ayant tous, ô Vénus Pendule, Tes rites accomplis

Quand vint l'heure où le cœur se navre Et des fatals ciseaux

Je mourus comme les oiseaux Sans laisser de cadavre

et encore ce distique :

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Toi qui blessas Vénus, ah si Vénus te blesse Diomède, bénis sa force, et sa faiblesse

et aussi :

Etranger, je sens bon. Cueille-moi sans remords Les violettes sont le sourire des morts.

Son goût exigeant, rigoureux, de la forme lui venait de la poésie des vieux auteurs, qu'il admirait, à qui il a rendu hommage en maints endroits. Poésie du Moyen Age finissant, poésie de la Renaissance, dont on lira sans peine l'influence dans les Romances sans musique. Mais surtout, amour de cette poésie mi précieuse, mi cavalière, et de ce style si reconnaissable que l'on a appelé style Louis XIII ou style de la Fronde :

Tout ainsi que ces pommes De pourpre et d'or

Qui murissent aux bords Où fut Sodome

Comme ces fruits encore Que Tantalus

Dans les sombres palus Crache et dévore

Mon cœur si doux à prendre Entre tes mains

Ouvre-le : ce n'est rien Qu'un peu de cendre

Ce style, où la galanterie alterne parfois avec le pessi- misme du moraliste, et côtoie la dévotion, le voici encore dans ce quatrain des "Copies" :

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Tel qui soula de sang ses rêves et son fer Aujourd'hui pardonné, son opprobre s'efface. C'est ainsi que sur nous Dieu fait tonner sa grâce Ne force pas qui veut les portes de l'Enfer.

[Nota : le goût qu'avait Toulet pour le grand style clas- sique, sa familiarité avec cette grande prose, son habileté à la restituer, on les goûtera, dans leur excellence, en lisant la dédicace de Mon amie Nane, pastiche réussi et subtilement ironique de ces épitres dédicatoires, humbles et cérémo- nieuses à la fois de tant d'auteurs du Grand Siècle].

DEUX LETTRES :

Cher P. J. T Vous étiez dénué, disais-je, de sentimentalité. Celle-ci n'est

souvent que la menue monnaie populaire de la mélancolie. Et vous aviez horreur de tout ce qui fait "peuple Voici que je vous écris, cher grand frère désinvolte, prenant la plume à votre place, puisque, votre vie durant, vous eûtes la singulière habitude de vous adresser chaque jour à vous-même lettres ou cartes postales. Les unes et les autres sont drôles ; elles sont rarement gaies.

Vous voici de retour dans votre cher Béarn. Vous avez pris de l'âge. Votre cœur vous donne un secret tourment : vous écriviez, dans cette "romance sans musique " qui vous valut la consécration des anthologies et que vous avez corrigée, amendée, reprise à la rendre parfaite jusque sur les épreuves d'imprimerie :

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Prends garde à la douceur des choses Lorsque tu sens battre sans cause

Ton cœur trop lourd

La cause maintenant vous est connue, et prévisibles ses effets :

Mourir non plus n'est ombre vaine. La nuit quand tu as peur

N'écoute pas battre ton cœur C'est une étrange peine

C'est secrètement meurtri que vous avez quitté la Capitale et regagné votre province, que vous aimiez tant, et où, lorsque vous aviez vingt ans vous avez délicieusement folâtré.

Mais depuis, le papillon a beaucoup voleté, beaucoup frôlé des lieux de mauvais aloi, et il y a laissé la fragile diaprure de ses ailes. Vous le savez, vous le sentez bien. Désormais poindra dans bien des poèmes le regret de ce qui est perdu et ne reviendra jamais plus :

"Sous le ciel noir, j'entends les fruits tomber, Faustine Temps n'est plus ni printemps de te chanter matine".

Regret de tendres et gracieux moments, à jamais révolus, enchâssés à jamais dans un seul distique :

Que ce fut douce, hélas !, que c'est lointaine chose Votre jupe bleu-lin et ce transparent rose

Il n'est plus ce jour bleu -ni ses blanches colombes Ce jour brûlant, où tu m'aimas parmi les tombes

Quoi, c'est vrai, tu m'aimas, qui de moi fus aimée ? Amour, divine flamme, Amour, triste fumée...

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Mais je sens chez vous, plus poignant encore que ces regrets qui nous viennent à tous, à l'heure où, comme le dit joliment Paul Morand, le corps, qui était un complice, se mue brusquement en traître, je sens, plus profond, plus meurtris- sant aussi, un sentiment permanent de désenchantement.

Mon Dieu, comme le mot "cendre" revient souvent sous votre plume, ou tel autre qui vient nous rappeler, au cœur de l'Eros, la présence de Thanatos. Et quoi de plus fragile, de plus menacé que ces instants où vous crûtes goûter quelque chose qui ressemblait au bonheur :

Toute allégresse a son défaut Et se brise elle-même

Si vous voulez que je vous aime Ne riez pas trop haut

C'est à voix basse qu'on enchante Sous la cendre d'hiver

Ce cœur pareil au feu couvert Qui se consume et chante

Viendra bientôt le moment où vous mettrez dans un dizain la quintessence même de ce désenchantement :

Puisque tes jours ne t'ont laissé Qu'un goût de cendre dans la bouche Avant qu'on ne tende la couche Où ton cœur dorme, enfin glacé, Retourne comme au temps passé Cueillir prés de la dune instable Le lys qu'y courbe un souffle amer - Et grave ces mots sur le sable : Le rêve de l'homme est semblable Aux illusions de la mer

Je sens que votre tristesse est plus profonde. C'est celle d'Epicure et de Lucrèce, celle de la fuite du temps, du "παντα

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ρει " c'est-à-dire de la labilité, de la précarité de toutes choses. Ce sentiment qui mine nos meilleurs moments, et nous cause un infime et secret tressaillement, un imperceptible malaise, vous l'avez éprouvé en regardant un tableau de Carl Van Loo, "la halte de chasse " :

On rit, on se baise, on déjeune... Le soir tombe : on n'est plus très jeune

Vous l'avez également exprimé dans ce quatrain où vous avez repris cette image d'un monde-échiquier où nos destins sont autant de pièces, mues par de grands joueurs inconnus, invisibles, image reprise à un autre grand mélancolique, le Persan Omar Khayyam :

Le roi boit (d'après Omar Queyam)

Derrière les deux tours qui gardent son manoir Entre son fou qui raille et sa dame au cœur ferme Le roi boit.

Tout à coup une voix crie "on ferme ! " Nous tombons. Quelqu'un clôt le couvercle-Il fait noir.

Et je perçois chez vous, mêlé au regret, le sentiment d'avoir déchu. Cet autre dandy, au siècle passé, confessait :

J'ai perdu jusqu'à la fierté Qui faisait croire à mon génie.

N'y faites vous pas écho, quand vous écrivez à votre tour :

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Dessous la courtine mouillée Du matin soucieux

Tu balances, harmonieux Ta branche dépouillée,

Beau peuplier qui de l'été Fais voir encor la grâce :

Pourquoi l'âge a-t-il sur ma face Aboli ma fierté ?

Et sans doute en descendant encore plus bas les beaux escaliers de la mélancolie avez-vous rencontré ce que votre contemporain Apollinaire découvrit un soir de demi-brume à Londres, " la fausseté de l'amour même" :

D'un noir éclair mêlés, il semble Qu'on ne soit plus qu'un seul.

Soudain, dans le même linceul On se voit deux ensemble

Près des flots aux chantants adieux

Dinard tient sa boutique... Ne pleure pas : d'être identique

C'est un rêve des dieux.

Enfin, à ce désenchantement vous avez donné son tour le plus ample et le plus pathétique dans ce très beau quatrain des "Coples " grâce auquel on peut prononcer devant vous le nom de Baudelaire sans que vous ayez à rougir :

Voici que j 'ai touché les confins de mon âge. Tandis que mes désirs sèchent sous le ciel nu Le temps passe et m'emporte à l'abyme inconnu Comme un grand fleuve noir où s'engourdit la nage.

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Je note en passant, Cher P. J. T, que votre sentiment de la labilité universelle n'est pas univoque. En d'autres endroits, à l'inverse, vous exprimez, mais pour en faire un autre ingré- dient de mélancolie, l'immobilité du Temps, et l'immutabilité des choses. je lis dans les "Coples "

Ne crains pas que le Temps sçache les cieux briser, Ni qu'en ses mains varient les fleurs ou les Empires. Rien ne change. Le même lys tu le respires Qu'autrefois Cléopâtre - et le même baiser.

et encore ce constat d'invariance :

Hélas, rien ne varie ; et quoi qu'on ait coutume D'en dire, tout est comme à son commencement. Les fruits n'ont pas changé d'odeur, ni mêmement Les femmes de mensonge, ou Thétis d'amertume ;

Finalement, vous seriez plutôt du côté de Voltaire :

Le temps s'en va, le temps s'en va, Madame. Las ! le temps non, mais nous nous en allons. (1)

Un peu de fine amertume, une tristesse sévèrement dosée, beaucoup de regrets, voilà qui équilibre tant de désinvolture affichée. C'est le lest qui permettra à votre frêle esquif de traverser l'océan des âges. J 'a i deviné très tôt votre secrète souffrance. Sachez, où que vous soyez, que c'est elle qui vous a sauvé.

Croyez à ma fidèle amitié, et, au sens premier du terme, à toute ma sympathie.

(1) Epitre elle-même inspirée de l'ode d'Horace: "Eheu! fugaces, Postume, Postume, labuntur anni" Décidément, ces faquins d'oratoriens enseignaient bien leur monde.

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2ème lettre :

Cher P. J. T Vous l'avez échappé belle ! Si proche de votre époque par

certains côtés, de sa façon de vivre, de sa facilité rentière, de ses plaisirs point trop frais, vous en avez partagé les goûts, non le goût. Vous auriez dû aimer les pendeloques, les bronzes, la bibeloterie, les dessus de piano en macramé, Gervex. Mais vous aviez reçu en héritage des sens affinés : votre œil fut clair, et fine votre oreille.

On me dit que vous donnâtes des critiques d'art à "L'Opi- nion", à la "Revue critique des revues et des livres", aux "Marges". j'avoue que la profonde amitié que je vous porte n'a pu faire que j'allasse en consulter les numéros jaunis et cassants en quelque bibliothèque. La métamorphose d'un papillon en rat est si horrible à imaginer que même Ovide ne l'a pas osée. Sans donc y être allé voir, je vous devine bien éloigné de votre quasi contemporain Apollinaire. Je ne pense pas que vous ayez sû, comme lui, sentir, prévoir, puis seconder le fécond bouleversement que l'Art allait connaître au XXème siècle...

Votre goût vous portait aux classiques. Mais votre œil savait regarder les œuvres, en dégager le sens profond. J'ai déja cité le couple de vers que vous inspira "La halte de chasse" j'y ajouterai ceci que vous avez écrit devant le Saint Jean de Vinci :

Ah, mon frère aux beaux yeux, ce n'est pas sans douceur Ce n'est pas sans péril que tu serais ma sœur.

ou celà, encore, devant un des Servi de Michel-Ange :

Esclave, mais non pas de l'homme, et qu'au matin A peine de ta vie, accable le destin.

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Ainsi, loin d'avoir le goût de votre temps pour la surcharge, vous avez eu celui du dépouillement. Votre format de pré- dilection, c'est l'ειδυλλιoν, le petit tableau. (Attention, je n'ai pas dit la miniature)

On dira que la forme métrique inventée et cultivée par vous induisait cette exiguïté du format. C'est ressusciter la vieille controverse scholastique de l'œuf et de la poule. Votre vision du monde sensible, votre aptitude à en condenser un fragment pour le donner à voir, et l'outil métrique que vous avez élu pour le fixer ne font qu'un :

Comme à ce roi laconien Près de sa dernière heure,

D'une source à l'ombre, et qui pleure Fauste, il me souvient ;

De la nymphe limpide et noire Qui frémissait tout bas

Avec mon cœur- quand tu courbas Tes hanches pour y boire.

Comme Baudelaire, et les natifs des Isles Fortunées, vous avez gardé, votre vie durant, la nostalgie des tropiques. Mais vous en avez rendu la luxuriance avec une économie de moyens qui font de vous l'anti-Douanier Rousseau :

Douce plage où naquit mon âme Et toi, savane en fleurs

Que l'Océan trempe de pleurs Et le soleil de flamme ;

Douce aux ramiers, douce aux amants Toi de qui la ramure

Nous charmait d'ombre et de murmure, Et de roucoulements ;

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relève chez lui une égale raréfaction de la parabole. Mais ceci nous conduirait trop loin).

J'aime Jean. Je ne pense pas qu'il soit l'auteur de l'Apo- calypse. Il doit y avoir une homonymie ou une imposture. J'aime Jean.

DE LA RECEPTION DES MIRACLES

Faut-il accepter, recevoir les miracles ? La réponse est : Affirmatif ; il faut les recevoir cinq sur cinq. Imaginer, comme Renan, que ce sont des sortes de paraboles à la puissance deuxième, une "touchante" invention des rédacteurs qui n'a- vaient pas -sauf Jean- connu le Christ, et en "remettaient" pour le glorifier, s'attacher simplement à ce qu'ils signifient tout en refusant qu'ils aient réellement eu lieu, me parait inac- ceptable.

Dieu sait comme j'ai passionnément lu Les origines du Christianisme. Mais Renan me semble finalement écartelé entre une émotion envahissante, (ou peut-être le souvenir d'une émotion), une compréhension et une admiration presque totales pour l'homme Jésus, pour le petit peuple des pêcheurs, des bergers, des vignerons qui les premiers s'attachèrent à ses pas, et son refus total du surnaturel, fruit de son "positivisme", de son comparatisme objectif, de sa science des langues sémi- tiques, de l'épigraphie et de la papyrologie. Il comprend tout, il admet tout, sauf le surnaturel.

Je ne sais rien de plus passionnant, de plus intelligent, de plus évocateur que le livre consacré par Renan à Saint Paul. (Je me tourne à nouveau vers vous, mes amis. Ah ! quelle belle histoire, quel scénario, quel film magnifique dort ici entre les pages ! ) Ici encore est manifeste la sympathie pour ce petit juif passionné, trapu et noiraud, et accordé le juste

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poids à cette inspiration géniale qui lui fit décider d'étendre la Parole à l'immense peuple des Gentils. Mais Renan refuse le moment le plus incandescent de cette vie ardente : la vision éblouissante reçue par Paul sur le chemin de Damas. Ou plutôt, il ne la refuse pas, il l'explique en "savant", il met cette chute à terre et cette cécité de trois jours au compte d'une insolation, du passage brusque de la grande lumière du désert à l'ombre fraîche d'une oasis provoquant une ophtalmie. Bref, comme souvent il arrive, il explique le supérieur par l'infé- rieur, et il ne se rend sans doute pas compte que, ce faisant, il fout tout par terre.

Devant ce récit étrange, prenant, unique, qui s'énonce à travers le Nouveau Testament, ce récit aux prolongements sans fin, à la résonnance éternelle, on n'a point le droit de faire des choix, de prendre ceci, rejeter cela, admettre à la rigueur, refuser catégoriquement -bref, de pignocher.

Il faut l'accepter en entier, sans quoi, IL NE VEUT RIEN DIRE.

Il faut tout avaler, l'appât et l'hameçon.

Je suis juif. Dessalins n'est qu'un nom de plume. (Pour ceux que ce genre de révélation énormément titille, mon vrai nom est Birnbaum-Ilovici.) Parmi les avantages attachés à ce statut, (ce statut...ce statut ! Hi, hi, h i . ) je ne compte pas pour le moindre celui-ci : n'ayant que fort peu fréquenté les églises, hormis pour les mariages ou les enterrements d'amis, je n'ai pas eu à écouter trop souvent

"...grasseyant les divins babillages Un noir grotesque dont fermentent les souliers"

*alludit scriptor ad "Judaeorum statutum " a Petino nequam olim conditum.