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Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Par-delà les spécificités nationales : comprendre les expériences de mobilité sociale en France, aux États-Unis et en Inde Beyond national specificities: Understanding the experiences of upward social mobility in France, in the United States and in India Jules Naudet a,,b a Centre de sciences humaines (CNRS/MAE), 2, Aurangzeb Road, 110011 New Delhi, Inde b Équipe de recherche sur les inégalités sociales (ERIS), centre Maurice-Halbwachs (EHESS/ENS/CNRS), 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France Disponible sur Internet le 7 mai 2013 Résumé Cet article propose un cadre d’analyse permettant de rendre compte des récits de réussite de personnes ayant connu une très forte ascension sociale en France, aux États-Unis et en Inde. Il propose une réflexion sur la meilleure combinaison des différentes échelles d’analyse, et défend l’idée que, s’il est important de s’interroger sur le poids du contexte national, il est impératif de ne pas lui sacrifier l’importance d’autres niveaux d’analyse. Si l’identification de répertoires d’évaluation nationaux et de spécificités institutionnelles s’avère décisive, elle ne suffit néanmoins pas à rendre compte complètement de la fac ¸on dont est vécue la mobilité. Les récits de réussite sociale sont en effet marqués par l’influence composite des répertoires culturels et des idéologies qui sont dominants au sein du pays, de la famille, du milieu professionnel, des établissements scolaires et universitaires fréquentés, de la génération, de la classe d’origine, du quartier et, le cas échéant, de la caste ou du groupe minoritaire auquel on appartient. Cet article propose le concept d’« idéologie instituée » pour donner sens aux modalités d’encastrement de toutes ces échelles. © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Comparaison internationale ; Échelles d’analyse ; Mobilité sociale ; France ; États-Unis ; Inde Abstract The analytical framework presented here allows us to account for the success stories of people having experienced strong upward mobility in France, in the United States and in India. Reflecting on the best way to combine different scales of analysis, it defends the idea that, though it is important to take into account national Centre de sciences humaines (CNRS/MAE), 2, Aurangzeb Road, 110011 New Delhi, Inde. Adresse e-mail : [email protected] 0038-0296/$ see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.03.013

Par-delà les spécificités nationales : comprendre les expériences de mobilité sociale en France, aux États-Unis et en Inde

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Sociologie du travail 55 (2013) 172–190

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Par-delà les spécificités nationales :comprendre les expériences de mobilité sociale

en France, aux États-Unis et en Inde

Beyond national specificities: Understanding the experiences of upwardsocial mobility in France, in the United States and in India

Jules Naudet a,∗,b

a Centre de sciences humaines (CNRS/MAE), 2, Aurangzeb Road, 110011 New Delhi, Indeb Équipe de recherche sur les inégalités sociales (ERIS), centre Maurice-Halbwachs (EHESS/ENS/CNRS), 48,

boulevard Jourdan, 75014 Paris, France

Disponible sur Internet le 7 mai 2013

Résumé

Cet article propose un cadre d’analyse permettant de rendre compte des récits de réussite de personnesayant connu une très forte ascension sociale en France, aux États-Unis et en Inde. Il propose une réflexionsur la meilleure combinaison des différentes échelles d’analyse, et défend l’idée que, s’il est important des’interroger sur le poids du contexte national, il est impératif de ne pas lui sacrifier l’importance d’autresniveaux d’analyse. Si l’identification de répertoires d’évaluation nationaux et de spécificités institutionnelless’avère décisive, elle ne suffit néanmoins pas à rendre compte complètement de la facon dont est vécue lamobilité. Les récits de réussite sociale sont en effet marqués par l’influence composite des répertoiresculturels et des idéologies qui sont dominants au sein du pays, de la famille, du milieu professionnel, desétablissements scolaires et universitaires fréquentés, de la génération, de la classe d’origine, du quartier et,le cas échéant, de la caste ou du groupe minoritaire auquel on appartient. Cet article propose le conceptd’« idéologie instituée » pour donner sens aux modalités d’encastrement de toutes ces échelles.© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Comparaison internationale ; Échelles d’analyse ; Mobilité sociale ; France ; États-Unis ; Inde

Abstract

The analytical framework presented here allows us to account for the success stories of people havingexperienced strong upward mobility in France, in the United States and in India. Reflecting on the best way tocombine different scales of analysis, it defends the idea that, though it is important to take into account national

∗ Centre de sciences humaines (CNRS/MAE), 2, Aurangzeb Road, 110011 New Delhi, Inde.Adresse e-mail : [email protected]

0038-0296/$ – see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.03.013

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contexts, other levels of analysis must not be overlooked. In order to satisfyingly account for the way mobilityis experienced, identifying national repertoires of evaluation and institutional specificities is decisive, yetlimited. Achievement narratives are actually marked by the composite influence of the cultural repertoires andthe ideologies dominant among one’s nation, family, occupational context, school and university, generation,social class of origin, neighborhood and, when applicable, caste or minority group. To make sense of howall these scales work together, we introduce the concept of “instituted ideology” (idéologie instituée).© 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: International comparison; Scales of analysis; Upward mobility; France; United States; India

« La sociologie comparée n’est pas une branche de la sociologie ; c’est la sociologie même »(Durkheim, 1986, p. 137). Cette célèbre maxime d’Émile Durkheim est fréquemment mobiliséepar les sociologues cherchant à légitimer et à justifier une démarche de comparaison internationale.Néanmoins, si comparer c’est faire de la sociologie, l’enjeu essentiel réside dans le choix du niveauauquel cette comparaison doit être menée. L’échelle nationale est-elle vraiment la plus pertinente ?Est-il possible d’isoler des phénomènes sociologiques s’expliquant uniquement par une « culturenationale » (D’Iribarne, 1991) ou par un « effet sociétal » (Silvestre et al., 1992) ? Les spécificitésnationales peuvent-elles être vraiment considérées comme autonomes d’autres niveaux d’analysetraditionnellement mobilisés par les sociologues (classe sociale, quartier, genre, âge, etc.) ? À samanière, la sociologie de la mobilité sociale est au cœur de ces débats, et il est frappant de voirà quel point la comparaison, en particulier internationale, influence la facon dont sont pensés lesdéplacements dans l’espace social (Naudet, 2012a, chap. 2).

Nous avons fait le choix de nous intéresser plus particulièrement à trois pays qui sont au centredes débats comparatifs sur la mobilité sociale : les États-Unis, la France et l’Inde. Ces trois payssont couramment associés à des types de mobilité sociale ascendante très différenciés. Les États-Unis représenteraient l’archétype de la société ouverte caractérisée par de faibles obstacles à lamobilité et des statuts sociaux considérés comme « acquis » (achieved status), et où les critèresraciaux occupent une place centrale. À l’opposé, l’Inde serait l’archétype de la société ferméemarquée par le poids du système de castes et par des statuts sociaux considérés comme assignés(ascribed status), même si une certaine mobilité sociale y demeure possible. Entre le modèled’une société ouverte et celui d’une société fermée, la France paraîtrait davantage structurée parla notion de classes sociales qui continue d’orienter l’analyse du système de stratification. Parailleurs, la France serait un pays déchiré entre l’attachement aux principes égalitaires d’un côté,et le maintien de formes de distinction héritées de sa tradition aristocratique de l’autre1.

Afin d’apporter une contribution originale aux débats sur les spécificités nationales des sys-tèmes de stratification sociale, nous avons fait le choix de nous concentrer sur l’expérience de lamobilité dans ces trois pays. En effet, si les travaux quantitatifs permettent de corriger un certainnombre de préjugés sur les niveaux de mobilité et les chances d’ascension sociale dans ces troissystèmes de stratification (Naudet, 2012a, p. 44–53), ils ne nous disent cependant rien de la facondont la mobilité est vécue.

L’analyse que nous proposons ici s’appuie sur un ensemble de 150 entretiens biographiquesréalisés en France, en Inde et aux États-Unis auprès de hauts-fonctionnaires, de personnes occupantdes positions élevées dans le secteur privé et d’universitaires. Les parents des interviewés francais

1 Pour plus de détails sur les spécificités des représentations de la mobilité sociale associées à chacun de ces trois pays,voir Naudet, 2012a (chap. 2).

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et américains étaient tous ouvriers ou employés peu qualifiés. Les parents des interviewés indiensétaient agriculteurs sans terre, petits paysans, ouvriers, travailleurs manuels ou employés peuqualifiés2. Cet article s’attache plus particulièrement à détailler la facon dont notre démarcheméthodologique et notre cadre d’analyse s’accompagnent d’une réflexion sur le meilleur moyende combiner différentes échelles d’analyse. Il s’agit donc d’un retour sur des résultats présentésailleurs (Naudet, 2012a,b,c,d) et sur lesquels s’appuie cet article. Nous défendons ainsi l’idéeque, s’il est important de s’interroger sur le poids du contexte national, il est impératif de ne passacrifier l’importance d’autres échelles d’analyse.

Nous commencerons par détailler la démarche retenue pour mener à bien la comparaison,avant de présenter les spécificités nationales des discours recueillis. Si l’identification de réper-toires d’évaluation nationaux et de spécificités institutionnelles s’avère décisive, elle ne suffit pasnéanmoins à rendre compte complètement de la facon dont est vécue la mobilité. Il s’agit en effetde se garder de toute tentation essentialiste et exagérément culturaliste ou, inversement, excessi-vement institutionnaliste. L’identification de spécificités nationales doit relever davantage d’unesociologie compréhensive de la mobilité, attentive aux spécificités des trajectoires individuelles,que d’une sociologie qui pose que la culture nationale ou les spécificités institutionnelles détermi-neraient de manière mécanique les modalités d’expérience de la mobilité sociale. C’est pourquoinous achevons cet article sur l’importance du concept d’« idéologie instituée », qui permet decombiner l’échelle d’analyse nationale à d’autres échelles d’analyse plus fines.

1. Fonder la comparaison internationalesur une approche phénoménologique de l’expérience de mobilité sociale

La personne en forte mobilité sociale est condamnée à jongler avec au moins deux mémoires,deux histoires, celle de son groupe d’origine et celle de son groupe d’arrivée, qui ne peuventêtre actualisées simultanément et dans le même contexte. Certaines pratiques, certaines histoires,certaines expressions ne trouvent leur place que dans l’un des deux milieux. L’individu ayant connuune double socialisation est condamné à une oscillation permanente entre ses deux groupes deréférence, d’où une « tension » entre milieu d’origine et milieu d’arrivée. Cette tension n’est parailleurs pas seulement liée aux différences sociologiques entre les deux groupes. Elle comporteégalement une dimension affective et morale, liée au possible sentiment de trahison des siens àmesure que l’on s’éloigne d’eux.

Les personnes en très forte mobilité ascendante sont donc soumises à une double contrainte :d’un côté, il leur est important d’avoir le sentiment de ne pas trahir leurs parents et leur famille et, del’autre, il leur est nécessaire d’acquérir la maîtrise des schèmes d’action et de perception valorisésdans leur milieu d’arrivée (Naudet, 2011). Une acculturation minimale au milieu d’arrivée et uncertain légitimisme sont en effet impératifs pour espérer obtenir des rémunérations en termes depouvoir, de statut et de revenus.

Les discours des personnes en mobilité sont marqués par des stratégies narratives visant àréduire l’impact de cette tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée. Ils sont porteurs destraces, plus ou moins explicites, de l’effort, plus ou moins conscient, qu’elles font pour s’adapterà une situation de double attache (double bind). Leurs stratégies narratives sont ainsi révélatricesdu compromis réalisé entre l’attachement à leur groupe d’origine et la volonté de s’adapter aunouveau groupe.

2 Pour une présentation détaillée des échantillons et de la méthodologie retenue voir Naudet, 2012a (chap. 2).

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Notre travail de comparaison présuppose que l’analyse de l’expérience de la mobilité socialenécessite le recours à une approche de type phénoménologique qui s’avère particulièrement uni-versaliste : chaque fois qu’un individu originaire d’un groupe social défavorisé parvient à atteindreune position sociale relativement élevée et prestigieuse, il est confronté aux mêmes problèmes,quel que soit le contexte national et culturel. Il sera toujours amené à ressentir une tension entreson groupe d’origine et le groupe auquel il tente de s’intégrer, tension liée à la distance culturelle,cognitive, économique et sociale qui sépare les deux groupes. Ce présupposé, que nous avonsdiscuté plus en détail ailleurs (Naudet, 2011), constitue le point de départ d’une analyse phéno-ménologique de la mobilité sociale et, par là-même, facilite grandement la mise en œuvre de lacomparaison.

L’enjeu est alors de voir si les personnes interviewées font face à cette tension de la même facond’un pays à l’autre. Une telle ambition se heurte alors à la difficulté qu’il y a à travailler à partirde récits rétrospectifs dont on ne sait jamais vraiment dans quelle mesure ils sont le produit d’unereconstruction du passé. Il faut donc prendre acte de ce fait et analyser ces récits en connaissancede cause. La mise en récit de soi-même, quelles que soient les modalités, quelles que soient lesqualités du narrateur, constitue la seule chose que l’interviewé offre à l’enquêteur. En raison desimperfections de la mémoire, du risque de reconstruction du passé, des inévitables stratégies deprésentation de soi, le discours sur soi, et ce, en dépit de tout effort de réflexivité, d’auto-analyse,ne peut jamais prétendre parvenir à l’objectivité. Tout au plus peut-il tendre vers cet idéal.

Cependant, pour le sociologue qui considère que les faits sociaux ne se limitent pas auxsimples pratiques et incluent également la sphère du discours, cela ne doit pas constituer unproblème majeur. De même que, comme l’a bien établi l’approche structuraliste du récit parAlgirdas J. Greimas, le récit repose toujours sur des structures de récit (Greimas, 1986), le récitde mobilité s’adosse toujours à des formes de récit qui le précèdent et que l’individu en mobilitéva s’approprier pour définir son rapport au monde et la place qu’il occupe dans l’espace social.En effet, si le discours n’est jamais objectif, il peut en revanche être objectivé. Comme le ditBernard Lahire, reprenant une formule célèbre de Pierre Bourdieu, il existe une « objectivitédu « subjectif » » (Lahire, 1998, p. 229–34), et le discours, tout subjectif qu’il soit, demeure lerévélateur de structures objectives. Il existe en effet des « structures objectives de la pensée, dela perception, de l’évaluation, de l’appréhension, de la croyance. . . qui se donnent à voir dansles actions ou les pratiques (langagières ou non langagières) » (ibid., p. 230). Pour raconter leurstrajectoires de réussite et ainsi justifier la place qu’ils occupent désormais dans l’espace social, lesindividus en mobilité sociale s’appuient sur un certain nombre d’idées, de répertoires, de modesde justification qui leur préexistent. Tout l’enjeu est donc d’objectiver les régularités qui existentdans les manières de mettre en récit sa réussite.

Il s’agit principalement de saisir, à travers le discours des personnes en mobilité, ce que MichèleLamont et Laurent Thévenot appellent des « répertoires d’évaluation » (Lamont et Thévenot,2000). Selon ces deux auteurs, chaque nation offre, à travers son histoire et ses institutions, desschèmes d’évaluation différents, des outils culturels qui permettent aux acteurs de construire etd’évaluer le monde qui les entoure. La comparaison internationale constitue indéniablement lemeilleur moyen de mettre à jour ces répertoires culturels nationaux.

Outre ces « répertoires d’évaluation », il s’agit également d’identifier les idéologies sur les-quelles les personnes en mobilité sociale s’appuient pour donner sens à leur déplacement dansl’espace social. Nous employons ici le terme d’idéologie dans l’acception de Clifford Geertz(1964), c’est-à-dire comme constituant une sorte de carte symbolique, un ensemble d’imagesévocatrices (suasive images) fournissant à l’individu un ensemble de croyances, de récits histo-riques, de valeurs qui l’aident à trouver sa place dans la société et à s’orienter dans ses actions.

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L’idéologie constitue ainsi une grille de perception et de compréhension du monde extrêmementséduisante en ce que, selon C. Geertz, elle tire son pouvoir de persuasion de sa capacité à rendrecompte des aspects de la réalité sociale qui produisent un décalage entre les valeurs des individuset leurs pratiques telles qu’elles sont motivées par leurs intérêts.

Ce cadre d’analyse de l’expérience de la mobilité sociale nous semble particulièrement utilepour réaliser un travail comparatif. En effet, si l’on considère que, quel que soit le pays considéré,la tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée est au centre de l’expérience de la mobilitésociale, que cette tension appelle à être réduite, que la réduction de cette tension passe par unemise en récit de la réussite sociale, et que les formes principales de cette mise en récit peuvent êtreidentifiées, nous avons alors à notre disposition le point d’appui sur lequel fonder la comparabilitéde discours recueillis dans des contextes nationaux différents.

Sur la base de ce « noyau » idéal-typique propre à toute situation de mobilité, il est alorspossible de s’attacher à voir si la tension est ressentie de la même facon dans chacun des pays, siles personnes interviewées décrivent cette tension de la même facon, si elles tentent de la réduireen utilisant le même type de procédés, si elles déclarent se sentir plus ou moins coupables d’avoir« trahi » leur milieu d’origine. L’analyse de la gestion de la tension entre deux groupes de référencerévèle comment le contexte national influence la construction identitaire en situation de mobilité.La question que nous posons est alors relativement simple : les personnes en mobilité socialedans chacun des pays étudiés mobilisent-elles toutes les mêmes modes de réduction de la tensionentre leur milieu d’origine et leur milieu d’arrivée ? Ou, pour le formuler autrement, une situationtypique de déracinement et de tension entre deux groupes, l’un situé au bas de la hiérarchie sociale,l’autre hiérarchiquement dominant, produit-elle vraiment les mêmes effets sur les individus qui lavivent dans des contextes culturels, politiques, économiques et sociaux extrêmement différents ?

2. Des récits de réussite fortement contrastés

Les discours recueillis en Inde, aux États-Unis et en France nous ont permis de faire ressortir lescaractéristiques les plus singulières des récits de réussite dans chacun de ces pays. Notre travailsur la facon dont les personnes interviewées rendent compte de leur réussite sociale (Naudet,2012b) montre que les Américains se distinguent par une tendance très prononcée à recourir à desrépertoires teintés de références aux logiques de marché, les Indiens par une tendance plus forteà nier toute responsabilité personnelle dans leur réussite et les Francais par une certaine gêne àadmettre qu’ils ont dû se mettre en avant pour réussir.

De manière plus générale, en Inde, les récits de mobilité sociale témoignent avant tout d’unattachement fort au milieu d’origine : les Indiens issus de milieu dalit tendent en effet à se définircontre les castes dominantes en s’appuyant sur une idéologie contre-culturelle. En effet, dans cepays, la réussite professionnelle ne suffit pas à effacer le stigmate de la caste, ce qui rend parti-culièrement difficile de s’intégrer à un groupe majoritairement composé de membres des castessupérieures. En conséquence de cela, la réussite va s’accompagner d’une très grande solidarité àl’égard du groupe d’origine, avec un mot d’ordre clé : il faut « rembourser sa dette à la société »(Naudet, 2008). Beaucoup des interviewés ont ainsi monté des systèmes de micro-crédit, créé desbourses à destination d’étudiants pauvres, ouvert des écoles ou des bibliothèques dans leur villaged’origine, et la très grande majorité d’entre eux continuent à se définir autour de leur identité dalit(Naudet, 2012a, chap. 3).

À l’inverse, en France, on est loin d’observer une telle systématicité de ces pratiques desolidarité. Les récits des Francais sont davantage marqués par l’idée que le groupe d’origine etle groupe d’arrivée sont profondément différents, voire irréconciliables, et leurs récits font ainsi

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plus souvent mention d’un profond isolement, d’un sentiment de n’appartenir ni à un groupe nià un autre (Naudet, 2012a, chap. 5). On note également que la mobilité est tout particulièrementvécue sur le mode d’une quête de ce que beaucoup appellent « les codes » et les mentions del’importance des logiques de distinction (Bourdieu, 1979) sont très nombreuses. Il ressort deleurs discours l’idée d’une société francaise marquée par des frontières de classe très rigides, etle sentiment qu’il est extrêmement difficile d’acquérir les dispositions les plus légitimes, qui sontpourtant considérées comme le sésame pour se sentir à sa place au sein du nouveau groupe.

Les récits des Américains témoignent quant à eux d’une tendance forte à minimiser les dif-férences qui opposent leur groupe d’origine et leur groupe d’arrivée (Naudet, 2012a, chap. 4).Pour beaucoup d’entre eux, la réussite semble « aller de soi » et leurs récits sont marqués par unetendance à nier que la mobilité sociale implique une transformation de soi radicale. Ils semblentconvaincus qu’aux États-Unis les différences de statut sont avant tout économiques, mais qu’iln’existe pas de différences profondes dans les manières de penser d’un ouvrier et d’un cadredirigeant. Si l’on s’en remet aux discours des interviewés, ressort l’idée d’une société caractériséepar un continuum des positions plus que par des groupes fortement différenciés et séparés par desfrontières rigides. Il se dégage alors le sentiment d’une société sans classes, qui serait unie autourde valeurs communes, fortement intégratrices.

Ces observations vont dans le sens des représentations de ces trois systèmes de stratificationprésentées en introduction et confirment partiellement ce que suggère déjà la littérature sur cestrois pays. On observe ainsi en Inde, société marquée par le poids des castes et décrite parLouis Dumont comme s’opposant aux sociétés occidentales, que le phénomène hiérarchique estparticulièrement saillant (Dumont, 1979). Ces résultats vont également dans le sens des travauxcomparatifs de Michèle Lamont et de Laurent Thévenot ou de Marion Fourcade, qui ont misen évidence l’importance de la référence au marché dans les répertoires d’évaluation culturelsmobilisés par les Américains (Lamont et Thévenot, 2000, conclusion ; Fourcade, 2011). D’autrestravaux de M. Lamont (Lamont, 1995 ; Lamont et Mizrachi, 2012 ; Fleming et al., 2012) semblentégalement confirmer cette prédominance des logiques de compétition et de marché dans le contexteaméricain. Enfin, nos résultats vont également dans le sens des travaux comparatifs d’AlainEhrenberg qui, remarquant une injonction beaucoup plus forte à l’autonomie et à la responsabilitéindividuelle aux États-Unis, concluent à une plus forte institutionnalisation de l’individu en France(Ehrenberg, 2010).

3. L’identification de spécificités nationales est-elle nécessairement essentialiste ?

Quelle est la valeur de ces conclusions ? La comparaison internationale est en effet unexercice délicat, et le risque est toujours grand de glisser vers une interprétation abusive-ment culturaliste et essentialiste des faits observés. Les conclusions auxquelles nous sommesparvenus quant aux spécificités de chacun des trois pays sont avant tout le produit d’uneanalyse idéal-typique, insistant sur les différences les plus saillantes entre les pays étudiés3.Il ne s’agit cependant que de distinctions fluides4 qui aident à donner du sens à la réalité

3 Nous reprenons ici la définition de Max Weber : « On obtient un idéal-type en accentuant unilatéralement un ouplusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’ontrouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédentspoints de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène [einheitlich] » (Weber, 1959, p. 180–1).

4 L’expression de « distinction fluide » est également empruntée à M. Weber. Dans L’Éthique économique des religionsmondiales, il revient sur l’analyse typologique des éthiques économiques des religions qui « se doit d’accuser très fortement

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mais qui ne doivent pas faire oublier la complexité de chacune des sociétés étudiées. Les« cas » que nous étudions sont « des singularités historiques en tant que telles inépuisables »et le partage, dans une « infinité inépuisable de traits singuliers, entre les traits pertinents etceux qui ne le sont pas » ne peut s’opérer que « dans le déroulement d’une argumentationsingulière » (Passeron, 1996, p. 34–35).

3.1. Identifier des régularités dans les discours recueillis

Si nous avancons que les récits des Francais sont marqués par la prégnance des logiques dedistinction et que les discours des Américains révèlent une tendance plus prononcée à minimiserles différences entre groupes sociaux, nous ne défendons pas pour autant l’idée que la sociétéaméricaine serait exempte de toute logique de distinction et que tous les Américains seraientconvaincus de vivre dans une société sans classe. Les travaux de Thorstein Veblen sur la classe deloisir (Veblen, 1970) ou de Willian Lloyd Warner sur la ville de Yankee City (Warner et Lunt, 1963)ont au contraire bien mis en évidence l’importance des stratégies de distinction aux États-Unis.Le fait que les Francais mentionnent davantage les questions de distinction sociale et de légitimitéculturelle dans leurs discours doit plutôt être lu comme la conséquence de répertoires d’évaluationparticuliers. Ces répertoires correspondent à des représentations spécifiques de l’organisation dela société et conduisent donc les individus vivant dans ces pays à penser différemment la placequ’ils y occupent.

L’importance spécifiquement francaise des logiques de statut dans les récits de mobilité socialenous amène donc à émettre l’hypothèse qu’en France, les représentations de la société prennent uneforme particulière, marquée par une interdépendance plus forte des logiques de classe et de statut.À l’opposé, aux États-Unis, la question de la légitimité culturelle est beaucoup moins centraledans les récits de réussite, et cela laisse deviner des représentations de la société marquées par uneinfluence plus faible des logiques de prestige : pour les Américains, le statut social serait avant toutdonné par la possession de capital économique et émanerait donc plus directement de la positionde classe5. Enfin, nos travaux sur l’Inde révèlent de manière nette le caractère central de la castedans les représentations de la société ; le recours à une idéologie contre-culturelle permet ainsiaux personnes issues de castes dites « intouchables » de dégager leur émancipation économique etprofessionnelle de toute assimilation à un processus de « sanskritisation », c’est-à-dire d’imitationdes pratiques et modes de vie des castes supérieures.

3.2. Rendre compte des variations entre pays :les apports d’une perspective attentive aux singularités institutionnelles

Afin de rendre compte de ces variations, l’attention aux formes que prennent les institutionset les organisations dans chaque pays permet d’offrir des éléments précieux. Notre travail aainsi souligné l’importance extrêmement grande que jouent les institutions qui décident des tra-jectoires scolaire et professionnelle des individus en ascension sociale. Selon Pitirim Sorokin(1927), il existe des « agences de sélection, de distribution et d’évaluation » qui sont censées

les traits qui, appartenant en propre à une religion en particulier, opposent celle-ci à d’autres et qui en même temps sontimportants pour les connexions qui l’occupent » (Weber, 1996, Introduction p. 374, 365).

5 Cette hypothèse va dans le sens des travaux de M. Lamont (1995, chap. 3) qui remarque que les membres des professionslibérales et les cadres francais se soucient moins de la réussite matérielle que les Américains.

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évaluer, sélectionner et distribuer les talents et les compétences. Il est particulièrement impor-tant de comprendre comment celles-ci fonctionnent dans chaque pays afin d’identifier le poidsqu’elles auront dans l’expérience de la mobilité sociale. Nous avons ainsi pu identifier des spé-cificités du rôle de ces agences dans les trois pays étudiés, et plus particulièrement le rôle jouépar le système des réservations en Inde, la pluralité des voies d’accès à l’élite aux États-Uniset le monopole du système des grandes écoles pour accéder aux positions les plus presti-gieuses en France (Naudet, 2012a, chap. 3, 4 et 5). Pour illustrer les spécificités nationales deces agences de sélection, il est possible de prendre l’exemple de l’accès à la haute fonctionpublique.

En Inde, le système des réservations (politiques de quota dans l’enseignement supérieur et lafonction publique) joue un rôle clé. Si les interviewés travaillant dans la haute fonction publiquesont, pour la très grande majorité d’entre eux, toujours très solidaires de leur milieu d’origine,deux dimensions institutionnelles permettent d’en rendre compte. La première est le passagepar l’université, quasi obligé en Inde, pour accéder à la haute fonction publique. Par oppositionaux écoles d’ingénieurs et de commerce (IIT et IIM), les grandes universités indiennes font unelarge place aux groupes dalits et constituent donc un lieu de forte sensibilisation à leur cause, oude renforcement de cette sensibilité lorsque l’on est soi-même originaire de ce groupe. Or, lespersonnes interviewées sont généralement entrées à l’université grâce aux places qui leur étaientréservées en raison de leur appartenance de caste. La pression y est donc forte pour assumer ouver-tement son identité de « basse » caste. Le second argument est que la plupart des interviewés ontégalement bénéficié des politiques de réservation pour entrer cette fois dans la haute fonctionpublique et que cela constitue une information accessible à leurs collègues : il leur est donc néces-saire d’assumer cet aspect de leur identité. De plus, contrairement au secteur privé, il existe desassociations professionnelles réunissant des hauts fonctionnaires issus de castes répertoriées, cequi permet une relative institutionnalisation de l’identité dalit. Les spécificités de l’entrée dansla haute fonction publique lorsque l’on est originaire de castes répertoriées conduisent donc àassumer pleinement son identité de caste, et à réinvestir le discours de solidarité qui est au cœurde l’identité dalit. Cet aspect central des réservations dans l’expérience de la mobilité sociale seretrouve également chez ceux des interviewés qui ont fait leur carrière dans le privé ou dans larecherche.

Aux États-Unis, l’arrivée aux positions les plus prestigieuses de la haute fonction publiquene passe pas, comme en France et en Inde, par la réussite d’un concours très sélectif (Écolenationale d’administration ou Indian Administrative Service). Au contraire, les voies d’accès auxpositions les plus élevées révèlent une diversité des trajectoires possibles. Il n’existe pas en effet derégularité dans les trajectoires universitaires et professionnelles des hauts fonctionnaires. Certainsont commencé leur parcours dans le supérieur directement dans des universités de l’Ivy League,d’autres dans des community colleges. Certains ont réalisé tout leur parcours dans des universitésprestigieuses et d’autres ont obtenu tous leurs diplômes dans des universités peu cotées. D’autresont obtenu leurs diplômes à mesure qu’ils grimpaient dans la hiérarchie. Si avoir obtenu sondiplôme d’une université prestigieuse constitue un avantage évident pour trouver des emplois ausein de l’élite, cela ne constitue jamais, dans le contexte d’un système d’enseignement supérieurextrêmement diversifié, une condition sine qua non à l’entrée dans l’élite de la fonction publiquefédérale, contrairement à ce que l’on observe en France et en Inde où le concours est la norme.La pluralité irréductible des parcours d’accès aux positions de Senior Executive Officer de lafonction publique fédérale semble être la règle et vient ainsi renforcer la croyance en un systèmeméritocratique. Si le système de recrutement offre de multiples possibilités de réussite à ceux quiont du talent et qui sont laborieux, alors cela conduit à légitimer l’idée que l’échec est avant tout

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la conséquence de déficiences individuelles. L’ouverture affichée du recrutement participe ainsià la construction de l’illusion d’une société sans classes6.

De la même facon, les spécificités de l’École nationale d’administration (ENA) en Francepermettent de comprendre l’importance accordée aux stratégies de distinction dans les récitsde réussite. Beaucoup des interviewés font ainsi état du sentiment d’avoir pénétré « un mondeà part », un monde qui est celui de la grande bourgeoisie, des fils de grandes familles et des« fils d’archevêques ». Comme le rappelle Jean-Michel Eymeri, la scolarité à l’ENA, et plusparticulièrement les stages en ambassade et en préfecture, constituent une véritable « épreuve debourgeoisie » (Eymeri, 2001, p. 127)7, et beaucoup des interviewés confirment indirectement cetteanalyse en affirmant que ces stages ont constitué pour eux une épreuve sociale traumatisante, àl’occasion de laquelle ils ont pu prendre la mesure de leurs handicaps sociaux et de leur mauvaisemaîtrise des « codes ». Il en ressort ainsi l’idée selon laquelle la scolarité à l’ENA constitue unmoment pendant lequel est effectué un profond travail de réforme de ses dispositions afin de seconformer aux attentes. En cela, de tous les contextes sociaux évoqués par les interviewés destrois pays, la scolarité à l’ENA constitue le cadre qui contraint le plus à l’acquisition de manièresd’agir et de penser propres aux classes supérieures8.

4. Introduire différentes échelles d’analyse

S’il est important de s’interroger sur le poids du contexte national, aussi bien dans sa dimension« culturelle » que dans ses dimensions davantage institutionnelles, il ne faut pas perdre de vuel’importance d’autres échelles analyse. Les récits de réussite sociale sont en effet marqués parl’influence composite des répertoires culturels et des idéologies qui sont dominants au sein du pays,de la famille, du milieu professionnel, des établissements scolaires et universitaires fréquentés,de la génération, de la classe d’origine, du quartier et, le cas échéant, de la caste ou du groupeminoritaire auquel on appartient. Nous voudrions donc évoquer ici comment l’intériorisationde certaines idéologies, de certains répertoires culturels ou, pour le dire autrement, de certainsschèmes d’action et de perception à ces différents niveaux joue un rôle décisif dans l’expériencede la mobilité sociale.

4.1. Socialisation primaire et idéologie familiale

Un lien peut être établi entre ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Jean-Pierre Terrail (1984),« les mobilisations parentales9 » et la facon dont est ressentie la tension entre milieu d’origine etmilieu d’arrivée. Si pour J.-P. Terrail, la mobilisation parentale constitue essentiellement un facteurd’explication de la réussite, nous pensons que cette notion est surtout utile pour penser le rapportà la mobilité. En effet, l’intériorisation précoce de certaines idéologies familiales semble avoir un

6 Pour un développement plus conséquent de ce point, voir Naudet, 2012a (p. 134–40).7 Cette formule fait directement écho à celle d’E. Goblot qui, près de 75 ans plus tôt, décrivait le baccalauréat comme

un « brevet de bourgeoisie » : « Le baccalauréat, voilà la barrière sérieuse, la barrière officielle et garantie par l’État, quidéfend contre l’invasion. On devient bourgeois, c’est vrai ; mais pour cela, il faut d’abord devenir bachelier » (Goblot,1925).

8 Pour davantage de détails sur ce point, voir Naudet, 2012a (chap. 5).9 Dans son ouvrage 1 sur 500, J.-P. Laurens a discuté l’approche de Terrail (Laurens, 1992, chap. 8). Si nous reprenons

le terme de « mobilisation parentale », nous en élargissons cependant la définition. Il faut en effet noter, à la suite deJ.-P. Terrail (1984) et surtout de B. Lahire (1995), que les personnes en mobilité sociale ne sont pas nécessairement issuesde familles fortement mobilisées par le succès scolaire, et c’est en cela que nous préférons parler d’« idéologie familiale ».

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impact sur la facon dont les personnes en mobilité sociale décrivent la tension entre leur milieud’origine et leur milieu d’arrivée. Par idéologies familiales nous entendons les représentationsdominantes au sein de la famille quant à la facon dont s’organise la société et dont s’agencent lesgroupes sociaux entre eux.

Deux pôles structurent notamment l’idéologie familiale populaire. Il y a d’abord le pôle collectifou pôle relativiste, qui se caractérise par la conviction que la place occupée dans la société estavant tout donnée par l’appartenance à un groupe dominé porteur d’une histoire et d’une mémoirecollective forte. Dans cette perspective, la préservation du lien collectif est un impératif fort. Lesecond est le pôle individualiste ou pôle légitimiste, qui se caractérise par la conviction que laplace occupée dans la société est principalement la conséquence des efforts consentis. Dans cetteperspective, l’accent est donc mis sur les efforts de réussite individuelle ou familiale. Ces deuxpôles renvoient généralement à des convictions politiques, et parfois religieuses, très différentes10.Si les familles se rapprochant du pôle collectif sont le plus souvent marquées par des convictionspolitiques de gauche ou de gauche révolutionnaire, les familles se rapprochant du pôle légitimistesont généralement – mais pas systématiquement – caractérisées par des convictions politiquescentristes ou de droite, ainsi que par une pratique religieuse assez forte.

Il peut ainsi être avancé que plus « l’idéologie familiale » est éloignée du milieu d’arrivée,plus l’ajustement risque d’être difficile. Cette observation a d’ailleurs été, d’une certaine manière,confirmée par des travaux de psychologie sociale qui montrent que les personnes issues de milieusocial modeste s’adaptent mieux au changement brutal que représente l’arrivée à l’universitélorsqu’elles sont issues de familles qui témoignent de dispositions favorables à l’égard del’enseignement supérieur (Jetten et al., 2008 ; Iyer et al., 2008).

4.2. Socialisation secondaire et quartier

Les entretiens menés révèlent que le type de quartier dans lequel on a grandi influe sur la facondont sera ressentie la mobilité sociale. Le quartier, en ce qu’il incarne l’espace dans lequel secroise tout un réseau de relations sociales comprenant les amis du quartier, les amis d’école, lesamis des parents, les amis du club de sport, etc., constitue un lieu important à prendre comptepour comprendre l’expérience de la mobilité sociale.

L’inscription dans ce faisceau de relations sociales conduit bien souvent à intérioriser unrapport à l’altérité sociale propre à cet espace et l’expérience des différences de classe est, eneffet, fortement liée au type de quartier dans lequel on réside. Grandir dans un espace relative-ment bourgeois permet de se familiariser aux situations d’interaction avec des personnes issuesd’autres classes sociales et de développer des schèmes d’action et de perception permettant defaire face à la rencontre de l’altérité sociale. À l’inverse, la personne qui a grandi dans un quartierségrégé et majoritairement populaire sera amenée à voir différemment les classes supérieures aveclesquelles elle a très rarement eu l’occasion d’avoir des interactions : celles-ci demeurent davan-tage « mystérieuses », inconnues, objet de nombreuses interrogations. Cette méconnaissance des

10 Il existe certainement une homologie entre les deux pôles que nous distinguons et les deux pôles structurant les classespopulaires que distingue J. Rupp (1995), dans la continuité des travaux de P.B ourdieu. Pour J. Rupp, qui s’appuie sur lanotion d’investissement dans une forme de capital plutôt que sur le critère de volume de capital détenu, un premier pôledes classes populaires se caractériserait par des investissements tournés avant tout vers la culture et un second pôle tournéessentiellement vers l’économie. De la distinction de ces deux pôles, J. Rupp émet l’hypothèse de deux formes distinctesde l’habitus populaire.

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classes supérieures rend nettement plus probable le fait de vivre l’entrée dans l’élite comme unchoc.

Il faut également noter que, quand le choix des parents d’habiter dans un quartier non populairen’est pas la conséquence directe d’un « hasard » (mère gardienne d’immeuble, par exemple), ilest souvent le reflet de dispositions parentales bien particulières, et du choix délibéré de ceux-cid’inscrire leur famille dans une dynamique de mobilité sociale. Il est ainsi fréquent que certainesfamilles réalisent des efforts financiers conséquents pour « prendre de la distance » avec ce qu’ilsconsidèrent être la « mauvaise influence » de leurs pairs.

4.3. Socialisation secondaire et effet d’établissement

Le troisième niveau d’analyse que nous distinguons renvoie, lui, à un « effet d’établissement ».Cet effet est relativement complexe : d’un côté, les établissements fortement élitistes, en ce qu’ilssont très différents du milieu d’origine, peuvent rendre plus traumatisante l’arrivée dans le nouveaumonde ; mais, de l’autre côté, en ce qu’ils offrent le plus de garanties de débouchés professionnelset assurent une formation impliquant une forte socialisation anticipatrice à l’appartenance à l’élite,ils peuvent aussi favoriser la transition d’un monde à l’autre.

Quand la composition sociale de l’établissement est relativement variée (donc, la plupart dutemps, quand l’établissement est peu prestigieux socialement), la remise en cause des apparte-nances est susceptible d’être moins violente : il est ainsi plus facile d’échapper à une confrontationpermanente à l’altérité sociale, plus facile de se constituer un cercle d’amis exclusivement composéde personnes de la même origine sociale, et plus facile de perpétuer l’idée que l’on est encorepartie prenante de son groupe d’origine (même s’il n’en demeure pas moins que faire des étudessupérieures constitue une expérience étrangère au groupe d’origine).

Lorsque l’établissement fréquenté a pour vocation première la formation aux professions del’élite (comme les grandes écoles en France), l’effet sur la question des appartenances est beaucoupplus ambigu. Un établissement fortement élitiste dans son recrutement risque de renforcer lesentiment de « ne plus savoir où l’on est », en ce que la position radicalement minoritaire estsusceptible de produire une impression de déracinement. Ainsi, les travaux d’Elizabeth Aries etde Maynard Seider (2005) montrent, qu’aux États-Unis, les étudiants issus de milieu populairesont confrontés à davantage de problèmes d’ajustement quand ils étudient dans des établissementsdits d’élite que quand ils étudient dans des State colleges.

Cependant, de manière presque paradoxale, certains établissements d’élite, en ce qu’ils portentune attention forte à préparer leurs étudiants à accepter leur identité de membres de l’élite, peuventles aider à se préparer à cette nouvelle situation en leur fournissant une idée plus précise de ceque sera leur avenir, ainsi que les principes de justification de leur appartenance future à l’élite11.Earl Hopper (1981) montre qu’une personne issue de milieu populaire ayant fait ses études àCambridge sera moins soumise aux « aléas mentaux » de la mobilité qu’une personne ayant étudiéà Leicester : la première peut en effet s’appuyer sur la perspective de lendemains qui chantentquand la seconde doit fournir des efforts supplémentaires pour consolider sa réussite. L’intérêt dutravail d’E. Hopper est ainsi de montrer que la distance sociale entre milieu d’origine et milieud’arrivée n’est pas la seule cause des « désordres mentaux » liés à la mobilité : il s’agit avant toutd’observer quels sont les chemins empruntés pour atteindre la position finalement occupée.

11 M. Duru-Bellat et E. Tenret (2009) ont ainsi montré que les étudiants des classes préparatoires aux grandes écolespercoivent la société comme étant plus méritocratique que ne le font les étudiants des premiers cycles universitaires.

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4.4. Socialisation secondaire et milieu professionnel

Les entretiens menés dans le cadre de notre enquête révèlent que les personnes travaillantdans le secteur privé, et dans une moindre mesure les personnes travaillant dans la haute fonctionpublique, ont tendance à davantage privilégier des modes de description du milieu d’origine quiminimisent les différences entre le milieu d’origine et le milieu d’arrivée (ce qui va de pair avec unefaible insistance sur la tension entre les deux milieux), ou au contraire à insister fortement sur lesdifférences matérielles entre les deux milieux (ce qui permet de convertir plus facilement l’origineen ressource afin de procéder à un travail de « retournement du stigmate » de l’origine populaire).De la même manière nous avons pu noter que les universitaires définissent plus fréquemment leurgroupe d’origine en insistant sur son autonomie culturelle.

Ce lien entre mode de définition du groupe d’origine et secteur professionnel peut s’interpréterde deux manières. Dans une première hypothèse, ce sont les mêmes raisons qui ont poussél’individu à choisir son secteur d’activité et à décrire son milieu d’origine de cette facon : la visiondu milieu d’origine serait donc donnée dès le départ, notamment par l’idéologie et les dispositionsfamiliales. On choisirait de faire carrière dans le secteur privé parce qu’on a grandi dans un milieuqui valorisait directement ou indirectement ce type de carrière. Dans la seconde hypothèse, lavision du milieu d’origine est reconstruite a posteriori : c’est sous l’influence de la socialisationsecondaire et des répertoires prédominants au sein de son secteur d’activité que l’individu varedéfinir son milieu d’origine. Rien ne nous permet de trancher entre l’hypothèse de socialisationprimaire et l’hypothèse de réécriture de l’histoire personnelle, et il est probable que, selon les cas,les deux mécanismes peuvent fonctionner.

4.5. L’appartenance à une minorité : caste, race et migration

Katherine Neckerman, Prudence Carter et Jennifer Lee (1999) ont forgé le concept de minorityculture of mobility pour évoquer les spécificités de l’expérience de la mobilité par les membres degroupes minoritaires. Selon elles, les efforts d’acculturation au nouveau groupe sont profondémentaffectés par les spécificités culturelles de la minorité à laquelle appartiennent les personnes enascension sociale, rendant ainsi leur expérience de mobilité singulière au regard de celle depersonnes également originaires de milieu populaire mais appartenant à la majorité ethnique deleur pays. Les membres de minorités en ascension sociale seraient ainsi amenés à forger une« culture minoritaire de la mobilité » qui leur fournit un ensemble de symboles, de pratiques, derépertoires propres à leur groupe et sur lesquels ils pourraient s’appuyer pour faire face aux défisde la mobilité.

Notre travail nous a permis d’identifier différentes « cultures minoritaires de la mobilité »propres aux minorités de chacun des trois pays étudiés. La distinction opérée par John Ogbu(Ogbu et Simons, 1998) entre les « minorités volontaires », qui ont émigré dans le but d’améliorerleur situation économique, et les « minorités involontaires », qui doivent leur statut de mino-rité au fait que leurs ancêtres ont souffert de la colonisation ou de l’esclavage et qui n’ont puêtre véritablement assimilés, permet notamment de rendre compte des variations entre nos troisterrains.

Aux États-Unis, les Afro-américains que nous avons interviewés montrent clairement uneplus grande tendance à définir leur milieu d’origine en insistant sur le sentiment d’appartenirà un groupe fortement structuré autour d’une mémoire collective. Les personnes issues del’immigration sont, au contraire, beaucoup plus promptes à définir leur milieu d’origine surun mode légitimiste, et notamment en mettant en avant le fait que l’expérience migratoire

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de leur famille s’inscrit dans un projet de réussite sociale et économique. La condition de« minorité involontaire » des dalits en Inde semble également avoir un impact fort sur la défi-nition qu’ils donnent de leur groupe d’origine, qu’ils tendent à définir plus souvent sur le moded’une communauté de destin. En France, les personnes issues des « minorités volontaires »que nous avons interviewées (immigration polonaise, italienne et portugaise principalement)avaient également tendance à décrire leur groupe d’origine sur un mode légitimiste. Le statutde nos interviewés francais issus de l’immigration des anciennes colonies est plus diffi-cile à faire entrer dans la typologie proposée par J. Ogbu : cette minorité porte à la foisles caractéristiques des « minorités volontaires » (l’émigration–immigration) et des « minoritésinvolontaires » (le fait d’être issus d’une ancienne colonie francaise). Les entretiens réali-sés avec des personnes originaires d’anciennes colonies francaises laissent entrevoir un modede définition du groupe d’origine plus ambigu, marqué par l’influence de l’idéologie répu-blicaine de l’intégration qui les pousse à osciller entre une mise en avant des aspects lesplus légitimistes de leur communauté et une insistance sur l’appartenance à une communautéminoritaire.

4.6. Génération et âges de la vie

Enfin, la facon dont est ressentie la tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée, et doncla facon dont celle-ci est gérée, varie dans le temps. Ces variations temporelles peuvent dépendreà la fois de la génération à laquelle on appartient (Chauvel, 1998) et de l’âge de la vie auquel onse situe.

Notre travail a ainsi permis de mettre en évidence que, en France, le répertoire du républica-nisme était beaucoup plus fréquemment mobilisé par les universitaires et les haut-fonctionnairesles plus âgés et qu’il demeurait au contraire très peu mobilisé par les plus jeunes des inter-viewés (Naudet, 2012a, p. 221–31). Aux États-Unis, Jodi Vandenberg-Daves a, elle, cherché àmettre en évidence l’évolution entre les années 1950 et 1980 des récits de succès des femmesblanches issues des classes populaires. Elle remarque ainsi un déclin de l’influence desvaleurs patriarcales dans les récits de réussite : les structures narratives des récits des femmesles plus jeunes seraient ainsi très différentes de celles des plus âgées (Vandenberg-Daves,2002).

Par ailleurs, la mobilité sociale ne produit pas des effets qui perdurent de manière homo-gène dans le temps, et il est possible de distinguer, au cours d’une même vie, plusieurs étapesde l’expérience de la mobilité ascendante (Naudet, 2012d). La grande majorité des évocationsd’une expérience difficile du changement de classe est ainsi très marquée dans le déroulementde l’histoire de vie et la période autour des études supérieures condense toutes les contradictionsauxquelles doivent faire face ces personnes. Plus tard, les personnes en ascension prennent acte del’éloignement de leur milieu d’origine. Elles reconnaissent que leur nouveau statut social est pro-fondément différent de celui de leurs parents et ce constat froid et lucide appelle à la mise en placede stratégies d’ajustement au nouveau statut. C’est ainsi à partir du moment où le changement destatut est reconnu et acté que la personne va commencer à déployer un discours de justificationde la position qu’elle occupe. Tant que l’on a un pied dans chacun des deux mondes et que lesétudes n’ont pas encore été converties en un statut professionnel prestigieux, il est difficile des’investir dans un travail de stabilisation de son identité. L’enjeu est différent une fois le nouveaustatut social confirmé. Constatant l’éloignement de son milieu d’origine, la personne en mobilitédoit légitimer cette prise de distance ou, tout du moins, elle doit lui donner sens afin de ne pas enêtre victime.

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5. L’idéologie instituée : un concept pour articuler les différents niveaux d’analyse

S’il est important de s’interroger sur le poids du contexte national, il ne faut donc pas non plusperdre de vue l’importance d’autres échelles analyse. Nous proposons donc un concept qui noussemble être en mesure de permettre la réconciliation de ces différentes échelles : « l’idéologieinstituée ».

5.1. Vers une définition du concept d’idéologie instituée

Ce que nous appelons « idéologie instituée » renvoie au degré de congruence des idéologiesprésentes sur les diverses échelles d’analyse : plus l’idéologie dominante de l’un de ces seg-ments sociaux est également dominante dans les autres, plus il est facile pour l’individu enmobilité de déployer un récit insistant sur l’idée d’une permanence à soi-même. Une idéo-logie que l’on va retrouver sur l’ensemble des échelles est donc une « idéologie instituée ».La présence, sur des échelles sociales multiples, d’un même corpus idéologique permet eneffet d’asseoir sa légitimité et de renforcer la probabilité selon laquelle un individu s’enremettra de manière univoque à cette grille de perception et de compréhension du monde.L’individu en mobilité sociale aura ainsi à sa disposition une idéologie plus ou moins insti-tuée : plus une idéologie est dominante dans l’ensemble des segments sociaux qui ont laisséleurs empreintes sur un individu, plus celui-ci considérera que cette idéologie va de soi etlui suffit à comprendre le monde et la place qu’il y occupe. Ce concept rejoint donc l’idéedéfendue par M. Lamont selon laquelle l’identité est à la fois contrainte et produite par les réper-toires culturels auxquels ont accès les individus et par le « contexte structurel » dans lequel ilsvivent (Lamont, 2001, p. 171).

Le concept d’idéologie instituée que nous proposons s’appuie sur deux concepts majeurs dela sociologie, celui d’idéologie et celui d’institution, et entend faciliter la compréhension dela facon dont se construit l’identité narrative des personnes en forte mobilité sociale. L’enjeuest en effet de saisir pourquoi certaines personnes parviennent plus facilement que d’autres àdonner sens aux contradictions suscitées par la tension entre leur milieu d’origine et leur milieud’arrivée.

La définition de l’idéologie sur laquelle nous nous appuyons est celle, déjà évoquée plus haut,de C. Geertz : elle constitue une grille de perception et de compréhension du monde. L’idéologierenvoie donc ici à la dimension culturelle de l’identité narrative des personnes en mobilité, ausens où la culture peut-être comprise comme une « toile d’araignée » offrant des « réseaux designifiance » (Geertz, 1998).

La référence à l’institution insiste davantage sur les contraintes qui conditionnentl’intériorisation de certaines idéologies, inégalement accessibles en fonction des contextes cultu-rels et sociaux. Nous cherchons pour cela à concilier le sens qu’attribuent à ce concept MauriceMerleau-Ponty et Émile Durkheim. Pour M. Merleau-Ponty, une « institution » est un de « cesévénements d’une expérience qui la dotent de dimensions durables, par rapport auxquelles touteune série d’autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire, – ouencore les événements qui déposent en moi un sens, non pas au titre de survivance ou de résidu,mais comme appel à une suite, exigence d’un avenir » (Merleau-Ponty, 2003, p. 124). La défi-nition de M. Merleau-Ponty insiste donc sur le rôle de l’institution dans la formation du senset permet de comprendre comment celui-ci va être intériorisé par un individu. De son côté,dans une perspective davantage « holiste », É. Durkheim insiste sur la capacité de l’institution

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à imposer du sens aux membres d’une collectivité : « On peut [. . .] appeler institutions, toutesles croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité » (Durkheim, 1986, p.XXII).

La conciliation des deux définitions que nous proposons repose sur le fait que chaque indi-vidu intériorise certaines idéologies (qui vont ainsi être « instituées » au sens où l’entend M.Merleau-Ponty, c’est-à-dire devenir un évènement majeur de leur expérience), mais que les pro-babilités d’intériorisation de ces idéologies dépendent de leur force au sein des institutions (ausens où l’entend É. Durkheim) qu’incarnent la famille, le pays, le milieu professionnel, les éta-blissements scolaires et universitaires fréquentés, la génération, la classe d’origine, le quartier etéventuellement la caste ou le groupe minoritaire auquel on appartient.

Par ailleurs, si l’on suit toujours M. Merleau-Ponty, l’idée selon laquelle une institution consti-tue « une suite pensable ou une histoire – ou encore les événements qui déposent en moi unsens, non pas au titre de survivance ou de résidu, mais comme appel à une suite, exigence d’unavenir » permet de comprendre en quoi une idéologie peut être plus ou moins instituée. La défi-nition de l’institution insiste en effet sur sa dimension ouverte, non figée et adaptable : ce quiest institué risque toujours de s’éteindre, de se confiner et relèverait alors d’une « historicité demort » (Merleau-Ponty, 1960, p. 101)12. Le sens originaire de l’institution doit donc être sanscesse réactivé, réanimé.

Le concept d’idéologie instituée offre ainsi les moyens de mobiliser un grand nombre deniveaux d’analyse pour rendre compte des variations des parcours de réussite13.

5.2. Idéologie instituée et expérience de la mobilité sociale

Les analyses que nous avons menées montrent bien qu’il n’existe pas une facon de raconter saréussite propre à chaque pays. En revanche, il existe des homologies fortes entre les interviewsréalisées auprès de personnes résidant dans un même pays, travaillant dans un même secteurd’activité, appartenant à la même minorité, à la même caste ou à la même fraction de classe,et ces homologies nous amènent à distinguer différents niveaux d’analyse. La combinaison deces différentes caractéristiques permet de mieux comprendre la facon qu’ont les interviewés dedonner sens à la tension entre leur milieu d’origine et leur milieu d’arrivée.

Nous avons ainsi rencontré les cas d’institution d’une idéologie les plus forts chez certainsBlancs américains travaillant dans le secteur public ou dans le secteur privé : l’idéologie fami-liale était particulièrement légitimiste (Naudet, 2012a, chap. 4). Ces personnes sont dans uneconfiguration où, de l’idéologie nationale du rêve américain à l’idéologie familiale construiteautour d’un projet transgénérationnel de réussite sociale, en passant par un contexte professionnelvalorisant fortement la compétition, l’ensemble des idéologies et des répertoires culturels socia-lement valorisés entrent en résonance les uns avec les autres. En France, c’est certainement chezles hauts fonctionnaires les plus âgés, donc issus d’une génération encore fortement imprégnéedes principes du républicanisme, que nous avons rencontré les meilleurs exemples d’une idéo-logie instituée : ceux d’entre eux qui ont grandi dans une famille valorisant fortement la réussite

12 Sur ce point, voir aussi Vallier, 2005.13 Il pourrait être intéressant de rapprocher l’« idéologie instituée » de la notion d’« épistémè » proposée par

Michel Foucault (1966) dans Les Mots et les choses et qui, au travers d’une « archéologie du savoir », cherche à rendrecompte de ce qui détermine les facons de penser et les conceptions scientifiques à une période donnée de l’histoire. Sipour M. Merleau-Ponty, l’étude de l’institution constitue une sorte d’archéologie du présent, l’idéologie instituée, au sensoù nous l’entendons, constitue une sorte d’épistémè réduite à l’échelle de l’histoire d’un individu.

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scolaire, qui ont eu la chance d’étudier dans des établissements fréquentés par les classes supé-rieures, sont les Francais dont les récits de réussite mettent le plus en avant un sentiment decontinuité entre milieu d’origine et milieu d’arrivée. Ces personnes vont en effet avoir tendance àconstruire leurs récits de mobilité autour du thème de la méritocratie républicaine (Naudet, 2012c,chap. 5). En Inde, ce sont chez certains des hauts fonctionnaires et des universitaires dalits quel’on trouve les meilleurs exemples d’idéologie instituée. Lorsque ces personnes sont nées dansune famille sensibilisée aux luttes de B.R. Ambedkar, qu’elles ont étudié dans des universités oùil existe des réseaux de militants dalits fortement structurés, et qu’elles évoluent dans un milieuprofessionnel où il est légitime de revendiquer son identité dalit, leurs discours de réussite sontgénéralement marqués par ce que nous avons défini comme une « idéologie dalit de la mobilitésociale ». Ce corpus idéologique constitue ainsi le soubassement d’un récit d’une mobilité socialedans lequel la réussite n’implique aucune trahison et va de pair avec une forte solidarité avec lemilieu d’origine (Naudet, 2008, 2012a, chap. 3).

À l’opposé, plus les dissonances idéologiques sont importantes entre les différentes sphèressociales traversées, plus il sera difficile pour l’individu en mobilité sociale de donner sens auxdifférences sociologiques entre son milieu d’origine et son milieu d’arrivée. Ainsi, les Afro-américains, dont le sentiment d’appartenance à une minorité raciale va de pair avec une tendancenette à rejeter toute allégeance à l’idéologie du rêve américain, ont davantage tendance à déve-lopper un récit de réussite marqué par le sentiment d’une vive tension entre leur milieu d’origineet leur milieu d’arrivée. De même, les Francais issus de familles fortement imprégnées d’uneculture ouvrière et qui sont entrés tardivement dans des grandes écoles ont davantage tendanceà développer des récits marqués par un sentiment de n’appartenir ni à un groupe ni à un autre.Toujours selon le même principe, les Indiens issus de castes répertoriées qui ont fréquenté desétablissements d’élite et qui ont fait carrière dans le secteur privé développent des récits quitémoignent d’une grande difficulté à assumer leur identité de caste. Nos travaux montrent ainsique plus les dissonances idéologiques sont nombreuses entre les différentes sphères traverséespar un individu, moins il sera facile d’identifier une trame unique de récit de la réussite – et parconséquent un effet proprement « national » de la mobilité sociale – et plus la mise en récit de laréussite consistera en un bricolage à partir de différents répertoires, parfois contradictoires14.

6. Conclusion

La dimension nationale de l’analyse des récits de réussite ne prend toute son ampleur qu’auregard du concept d’« idéologie instituée ». L’analyse comparative permet en effet de donner àvoir un ensemble de configurations qui témoignent d’un agencement différent des congruencesou des dissonances idéologiques entre les différents segments sociaux qui laissent leur empreintesur l’individu en mobilité sociale15. Si l’analyse idéal-typique que nous avons réalisée permetde saisir les dynamiques principales qui sont à l’œuvre dans chaque société et qui permettent

14 La complexité de l’analyse qui découle de la faible institution d’une idéologie n’empêche cependant pas complètementl’identification d’effets « nationaux » de la mobilité : elle ne fait que la rendre plus difficile. Notre travail permet en effetde voir que les configurations qui créent de la dissonance sont propres à chaque pays. Dans chacun des pays étudiés,les segments sociaux vont peser différemment dans la création de discontinuités car ils sont légataires d’une historicitéparticulière qui conduit à faire varier leur dissonance ou leur assonance avec les autres segments.15 Une telle analyse comporte cependant des limites évidentes en ce qu’elle ne donne qu’un apercu, au moment t de

l’enquête, de configurations sociales qui sont le produit de l’histoire de chacun des segments sociaux composant cetteconfiguration.

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aux modalités de récit de trajectoires individuelles de prendre sens, elle montre en outre quel’approche en termes de « répertoires d’évaluation » nationaux (Lamont et Thévenot, 2000) nepeut fonctionner de manière purement autonome. L’échelle d’analyse nationale n’offre tout sonpotentiel heuristique que si elle est combinée à d’autres échelles d’analyse plus fines et si l’oncherche à mettre en évidence les modalités d’encastrement de toutes ces échelles. L’analyse de la« variable » nationale est primordiale mais ne peut se suffire à elle-même.

Aucun travail comparatif ayant pour ambition de comprendre le rôle des « répertoiresd’évaluation culturels nationaux », ou des idéologies nationales dans l’expérience de la mobi-lité sociale, ne peut faire l’économie d’une analyse des trajectoires individuelles. Pour pouvoir« monter en généralité » et comprendre les principales variations dans l’intériorisation de certainsschèmes culturels, il est nécessaire d’identifier les singularités des trajectoires ou des « voiesde mobilité » empruntées dans un pays donné et le rôle joué par les spécificités nationales des« agences de sélection » qui jalonnent ces voies de mobilité.

Cette attention aux trajectoires individuelles constitue un moyen de réconcilier une approchedite « culturaliste », c’est-à-dire attentive au rôle des représentations, à une approche davantageattentive au rôle des institutions propres à chaque pays. Il est en effet indispensable d’inclure dansl’analyse les spécificités du système éducatif, les spécificités des « agences de sélection » et desmodes de recrutement (comment entre-t-on dans la haute fonction publique ? comment accède-t-on aux positions les plus prestigieuses dans le secteur privé ?, etc.). C’est par cette attention auxdimensions institutionnelles que nous avons, par exemple, pu mettre en avant le rôle singulier desréservations en Inde, le rôle de l’architecture du système éducatif aux États-Unis, ou le poids dusystème des grandes écoles en France.

Affirmer que le travail de comparaison ne doit pas s’arrêter à l’échelle nationale mais sedécliner à toutes les échelles, c’est en revenir au mot d’ordre d’É. Durkheim cité en introductionà cet article : la comparaison, c’est la sociologie même.

La dimension nationale n’est qu’une des nombreuses échelles auxquelles doit se décliner letravail comparatif. S’il s’agit d’une dimension souvent négligée car très difficile à mettre enœuvre, son pouvoir heuristique est pourtant extrêmement puissant : la comparaison entre Étatspermet d’objectiver très rapidement des contrastes forts, et donc de mieux comprendre des phé-nomènes que la perspective d’une monographie nationale ne permettrait pas nécessairement defaire ressortir. En comparant la France, l’Inde et les États-Unis, nous avons pu identifier avecclarté des dimensions de l’expérience de la mobilité que d’autres focales ne nous auraient paspermis d’observer. À l’inverse, notre travail comparatif se serait trouvé considérablement affaiblis’il en était resté à un niveau uniquement « national ». Tout l’enjeu et toute la difficulté du travailde comparaison consistent donc à ne pas sacrifier la pluralité des niveaux d’analyse sur l’autel dela « spécificité nationale ».

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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