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PAR-DELÀ PERMANENCES ET ÉVOLUTIONS. À PROPOS DES NOUVEAUX REGARDS SUR LE BRÉSIL Dominique Vidal Editions Choiseul | Problèmes d'Amérique latine 2010/4 - N° 78 pages 13 à 27 ISSN 0765-1333 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2010-4-page-13.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Vidal Dominique, « Par-delà permanences et évolutions. À propos des nouveaux regards sur le Brésil », Problèmes d'Amérique latine, 2010/4 N° 78, p. 13-27. DOI : 10.3917/pal.078.0013 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Choiseul. © Editions Choiseul. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.27.178 - 14/05/2013 23h25. © Editions Choiseul Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.27.178 - 14/05/2013 23h25. © Editions Choiseul

Par-delà permanences et évolutions. À propos des nouveaux regards sur le Brésil

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PAR-DELÀ PERMANENCES ET ÉVOLUTIONS. À PROPOS DESNOUVEAUX REGARDS SUR LE BRÉSIL Dominique Vidal Editions Choiseul | Problèmes d'Amérique latine 2010/4 - N° 78pages 13 à 27

ISSN 0765-1333

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2010-4-page-13.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Vidal Dominique, « Par-delà permanences et évolutions. À propos des nouveaux regards sur le Brésil »,

Problèmes d'Amérique latine, 2010/4 N° 78, p. 13-27. DOI : 10.3917/pal.078.0013

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Par-DeLà PermanenceS et éVoLutionS. à ProPoS DeS nouVeaux regarDS

Sur Le BréSiL

Dominique Vidal *

Les huit années passées par Lula à la tête du Brésil ont-elles changé le pays ? Cette question que se posent aujourd’hui les observateurs de la politique brésilienne ne reçoit pas de réponse facile, tant il est toujours délicat de séparer ce qui revient à une personnalité de ce qui a précédé son arrivée au pouvoir et des dynamiques plus générales qui ont pesé sur le cours de son action. Faire le bilan d’un président sur le point de quitter le pouvoir est du reste en soi chose impossible, sauf à indiquer d’emblée un parti pris d’analyse. Car si l’on juge ses résultats à l’aune de son programme électoral, on ne peut en règle générale que constater l’écart important entre les desseins du candidat et les résultats de l’élu. Ce dernier – et Lula agit de façon très ordinaire en la matière – ne manque alors pas de minimiser le constat pour insister sur ses réalisations et attribuer ses revers à une conjoncture extérieure défavorable ou aux ralentissements provoqués par l’opposition. Le discours de ses adversaires n’obéit pas à une logique foncièrement différente. Ceux-ci minorent ou taisent ses succès pour insister lourdement sur ses échecs, et, au Brésil comme ailleurs, quand force leur est faite de constater une amélioration, ils n’y voient qu’une conséquence directe du contexte favorable qu’ils avaient su créer quand ils étaient aux affaires.

Ce qui est certain toutefois est que, à l’approche du terme du second mandat de Lula, les discours sur le Brésil ont radicalement changé de perspective. Après dix-huit premiers mois particulièrement difficiles, une

* Dominique Vidal est professeur de sociologie à l’université Paris Diderot (Paris VII) et chercheur à l’uRMIS.

Problèmes d’Amérique latine, N° 78, Automne 2010

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forte croissance économique – interrompue seulement en 2009 par la crise économique internationale déclenchée par la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 – a permis un accroissement des capacités d’intervention des pouvoirs publics, une réduction des inégalités et une baisse sensible de la pauvreté. Il en est résulté un autre regard du monde sur le Brésil, désormais perçu comme un acteur appelé à jouer sur la scène internationale le rôle majeur qui, jusque-là, semblait sans cesse se dérober quand il s’en approchait 1. En ce qui concerne les avis sur sa vie politique, on n’entend de même plus guère dans les pays anciennement industrialisés les propos à tonalité paternaliste sur la « maturité » des dirigeants brésiliens et la « consolidation de la démocratie ». En peu de temps, puissance économique s’affirmant, le Brésil a cessé d’être cet élève prometteur auquel on distribuait des bons points quand on ne le tançait pas pour ses errements dans le domaine de la gestion économique. Il est dorénavant un partenaire avec lequel ceux qui le jugeaient hier ont dû s’habituer, volens nolens, à traiter comme on traite avec un égal. En même temps, le regard du Brésil sur le monde a lui-même considérablement changé. Les tentations protectionnistes, sans avoir disparu, apparaissent d’un autre temps, et l’ouverture économique est de plus en plus vue comme une condition nécessaire à la croissance. Après avoir connu pendant plus de deux décennies des doutes récurrents sur l’avenir, les Brésiliens se sont progressivement remis à croire, au cours des années 2000, à la destinée exceptionnelle de leur pays. La popularité du président, qui n’a jamais été aussi élevée depuis son élection, exprime cette croyance retrouvée en l’avenir et contraste avec les chroniques d’un fracas annoncé que faisait la majorité des analystes quand il fit son entrée au palais du Planalto.

L’objet de cet article n’est donc pas de dresser un bilan des années Lula compartiment par compartiment, mais de réfléchir sur ce que révèlent les évolutions qu’elles ont enregistrées au point de modifier les regards sur le Brésil. On mettra à ce propos en évidence la continuité et la discontinuité avec la fin du régime militaire. On reviendra ainsi, dans un premier temps, sur certains effets de la Constitution fédérale de 1988 et sur le fonctionnement politique. On évoquera ensuite le retour de l’État comme acteur majeur dans la vie économique et plusieurs conséquences de l’action publique dans une configuration marquée par la référence aux principes démocratiques. Puis on replacera enfin quelques caractéristiques de la société brésilienne contemporaine dans le contexte plus général de l’histoire sociopolitique du pays.

La fin Du récit De La DémocratiSation

Depuis la fin des années 1970, quand le régime militaire commença son ouverture lente et progressive, le thème de la démocratisation commandait quantité d’analyses sur l’évolution du Brésil. L’apparition de mouvements

1. Sur ce point, voir l’article de J. Daudelin, « Le Brésil comme puissance : portée et paradoxes », publié dans ce numéro.

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revendicatifs dans les couches populaires, la fondation du Parti des travailleurs (PT) en 1980, l’arrivée au pouvoir d’un civil cinq ans plus tard, la promulgation d’une nouvelle Constitution en 1988, amenaient à voir le pays engagé dans un processus au terme duquel il serait enfin démocratique. Selon la conjoncture ou l’interprétation d’un événement, nombre d’observateurs parlaient alors de l’avancée ou des limites de la démocratisation. Raisonner en ces termes conduisait cependant à ne plus considérer la démocratie brésilienne qu’au travers du seul constat des différences qui la séparaient d’un idéal normatif. Or, comme l’a fait remarquer Daniel Pécaut à propos de l’Amérique latine en général, il est un moment où il faut accepter que, aussi imparfaite et décevante soit-elle par rapport à ce que les opposants à l’autoritarisme en avaient espéré, la démocratie est un fait et qu’il convient de l’étudier telle qu’elle est plutôt que de s’inscrire dans une visée téléologique en la comparant à ce qu’elle devrait être 2.

C’est justement là une idée qui – sans être nécessairement explicitement formulée comme telle – a gagné un terrain considérable ces dernières années, à la faveur non seulement de la stabilité politique, mais, aussi et surtout, des conséquences positives de la croissance économique sur les conditions de vie des Brésiliens.

Une nouvelle lecture de la Constitution fédérale de 1988

Adoptée en 1988 après dix-huit mois de délibérations, la Constitution fédérale du Brésil entend sceller à jamais la fin des pratiques d’exception du régime militaire (1964-1985) et créer les conditions nécessaires à l’installation de la démocratie. Outre l’affirmation des droits civils et politiques et des mesures institutionnelles organisant la séparation des pouvoirs, elle comporte tout un ensemble de mesures à caractère social – formulées souvent sous forme de droits – qui traduisent l’action de nombreux groupes de pression sur les constituants. Chaque catégorie professionnelle, chaque segment identifié du social (« peuples indigènes », « Noirs », « paysans », « femmes », « personnes âgées », etc.), se voient ainsi reconnus comme susceptibles d’être pris en compte par l’action publique, et la référence au texte constitutionnel sera d’ailleurs ensuite largement utilisée pour revendiquer auprès des autorités. Beaucoup ont justement vu dans le contenu de cette Charte la permanence du vieux projet de maîtrise et d’organisation du social par le haut qui, sous l’influence du positivisme, parcourt l’histoire politique du pays et a trouvé une traduction politico-juridique après l’arrivée au pouvoir de Getúlio Vargas en 1930. Vingt ans plus tard, et bien que l’état des finances publiques et les rapports de force sociopolitiques aient rendu lettre morte une partie des dispositions de cette Constitution, celle-ci apparaît néanmoins de plus en plus comme ayant constitué un moment essentiel dans la dynamique politique du Brésil.

2. D. Pécaut, « La question de la démocratie », Quel avenir pour la démocratie en Amérique latine ?, Paris, éditions du CNRS, 1989.

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Dans un premier temps célébrée pour sa politique de décentralisation, la Constitution de 1988 a en réalité permis un renforcement de l’État fédéral, en lui donnant la possibilité de légiférer sur l’action des pouvoirs régionaux et municipaux et de les rendre responsables de la mise en œuvre de ses politiques publiques 3. Cette capacité d’action de l’institution étatique a néanmoins tardé à être perçue comme telle, car, jusqu’en 1995, les gouvernements brésiliens n’étaient pas parvenus à s’en saisir. Et c’est seulement avec l’arrivée à la présidence de Fernando Henrique Cardoso – qui, lorsqu’il était encore sénateur, avait déjà présenté un projet de loi qui entendait limiter la possibilité des pouvoirs locaux d’attribuer des services publics – que cette régulation par le pouvoir central s’est véritablement manifestée. Le contrôle du prélèvement des impôts locaux, les limites imposées aux dépenses des États fédérés et des communes, ainsi que le cadrage de l’action des gouvernements municipaux après l’approbation du Statut de la ville, en sont les principaux effets 4. Cette Constitution, qui semblait peu efficace pour ne résulter que de compromis et de rapports de force entre intérêts divers et parfois opposés, en vient ainsi aujourd’hui à être analysée comme le résultat d’un travail intentionnel des Constituants 5. En permettant sa transformation par amendements, ces derniers auraient ainsi préparé l’adaptation du texte aux changements de la société brésilienne et à la nécessité de son adaptation aux mutations de l’environnement international. Cette analyse a sans doute quelque chose de forcé, l’intentionnalité du dessein de la Constituante ayant même tout d’une reconstruction a posteriori que, en son temps, rien de tangible ne laissait imaginer tel quel. Force est toutefois de reconnaître que le Brésil d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’il est sans ce cadre qui a permis, grâce à sa malléabilité, l’action du pouvoir central et, ce faisant, contrecarrer la gabegie des États de la Fédération et des municipalités. Outre ses conséquences vertueuses sur l’assainissement des finances publiques et la stabilisation de l’économie, la Charte brésilienne portait du reste également en elle certains des grands principes de la politique sociale des gouvernements Cardoso et Lula 6. Et, dans d’autres logiques, elle a encore servi de points d’appui à des actions collectives et individuelles qui, entre autres, ont abouti à l’attribution de terres à des populations rurales reconnues descendre de quilombos, ces regroupements d’esclaves fugitifs à l’époque de la servitude 7 et à une modification des relations

3. M. Arretche, « Continuidades e descontinuidades da federação », Dados, vol. 52, n° 2, 2009, pp. 377-423.

4. ibid.5. C. Souza, « Regras e contexto : as reformas da Constituição de 1988 », Dados,

vol. 51, nº 4, 2008, pp. 791-823.6. B. Lautier, « Les politiques sociales au Brésil durant le gouvernement Lula : aumône

d’État ou droits sociaux ? », Problèmes d’Amérique latine, n° 63, hiver 2006-2007, pp. 51-76.

7. J.-F. Véran, L’esclavage en héritage (Brésil). Le droit à la terre des descendants de marrons, Paris, Karthala, 2003.

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ancillaires entraînée par un plus large accès des travailleuses domestiques au droit social 8.

Tout en permettant la perpétuation sans heurts d’un style politique – né au XIXe siècle – fait de la recherche constante d’équilibres entre pouvoir central et pouvoirs locaux, la Constitution de 1988 a ainsi été en définitive un support majeur de la démocratie, contrairement à ce qu’en disaient ceux qui la voyaient entériner un ordre sociopolitique inégalitaire et autoritaire.

La lente transformation du fonctionnement politique

L’arrivée de Lula à la présidence de la République avait été largement saluée comme l’amorce d’un processus de rénovation de la vie politique. En octobre 2002, les couches populaires qui, jusque-là, doutaient largement de la capacité à changer leur sort d’un homme issu de leurs rangs avait massivement voté pour lui, et une bonne part des classes moyennes lui avaient également accordé ses suffrages. De ce fait, son élection représentait, aux yeux de certains, le signe que les Brésiliens pouvaient s’accorder sur un dénominateur commun, en dépit des inégalités socio-économiques qui les séparaient. Et l’appel à l’unité nationale du nouveau président semblait alors pouvoir coïncider avec la rhétorique interclassiste par laquelle son parti avait jusque-là répondu à cette question. On attendait d’ailleurs également de Lula qu’il incarne au plus haut niveau de l’État les valeurs dont le Parti des travailleurs (PT) se réclamait, notamment « l’éthique dans la politique », et qu’il mette en œuvre le « mode pétiste de gouverner » qui, selon ses zélateurs, caractérisait sa gestion de nombreux gouvernements d’États fédérés et de municipalités.

Au terme de huit années au pouvoir, il est peu dire que ces espérances ont été déçues. une forte croissance économique a assurément entraîné une amélioration des conditions de vie de la plupart des Brésiliens et permis une reprise de l’action publique, longtemps entravée par l’endettement. Mais, sur le plan de la morale publique, l’action gouvernementale a plus que juré avec les attentes initiales. un des grands tournants des années Lula, le scandale du mensalão révèle, en 2005, un système très organisé de pots-de-vin pour acheter les voix de parlementaires, sans le soutien desquels l’exécutif ne peut mener sa politique. Menacé un temps d’une procédure d’impeachment, le président parvient à surmonter la crise après que beaucoup de ses plus proches fidèles ont renoncé à leurs fonctions et grâce à l’effet anesthésiant de l’essor économique sur la majorité de la population. Pour beaucoup d’électeurs du PT, les dégâts sont toutefois irrémédiables. Lula et les cercles dirigeants du PT apparaissent désormais aussi sordides que les gouvernants dont ils dénonçaient les pratiques de corruption lorsqu’ils

8. D. Vidal, Les bonnes de Rio. Emploi domestique et société démocratique au Brésil, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2007.

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étaient dans l’opposition 9. Et de vieilles affaires de corruption dans lesquelles des responsables pétistes avaient trempé deviennent rétrospectivement des signes annonciateurs des pratiques du gouvernement Lula 10.

L’incapacité manifeste de cette nouvelle administration à engendrer des changements majeurs du fonctionnement politique ne saurait pour autant conduire à affirmer que celui-ci n’a connu aucune altération 11. Les marchandages entre, d’un côté, l’exécutif, et, de l’autre, les parlementaires, les gouverneurs et les maires des grandes villes, occupent certes toujours une partie importante de l’activité politique. Que le PT le dénie ou s’y résigne en n’en retenant que les résultats positifs, Lula s’est vite accommodé pour gouverner aux règles du jeu politique brésilien qui repose sur la constitution d’alliances sans lesquelles, aussi bien à l’échelon fédéral qu’à celui des États fédérés et des municipalités, l’occupant de l’exécutif, généralement sans majorité stable dans les instances législatives, ne peut avancer 12.

Deux changements notables témoignent toutefois d’une transformation lente du fonctionnement politique. Le premier réside dans l’accroissement progressif de la discipline partisane à la Chambre des députés et au Sénat. Loin d’être devenus des formations cohérentes à la ligne d’action suivie de tous ses élus, les partis brésiliens sont de moins en moins ces groupements

9. Le PT et ses militants ressortent du reste transformés de ces deux présidences Lula, sans cependant que l’on sache encore précisément quelles en seront les conséquences sur la durée. Sur la question, voir l’article de M.-H. Sa Vilas Boas, « Le Parti des travailleurs sous les gouvernements Lula : entre « normalisation » et réaffirmation de l’identité partisane », publié dans ce numéro.

10. Considéré d’abord comme un crime politique qui illustrait, à quelques mois de l’élection présidentielle, les menaces qui pesaient sur ceux qui entendaient changer les règles d’attribution des marchés publics, l’assassinat en 2002 de Celso Daniel, maire PT de Santo André, est ainsi maintenant expliqué comme étant possiblement l’élimination par son parti d’un homme qui en savait trop.

11. Ni Fernando Henrique Cardoso ni Lula ne seront parvenus à véritablement avancer sur la « réforme politique » dont la nécessité fait pourtant l’objet d’un accord généralisé chez la quasi-totalité des analystes et des acteurs majeurs de la politique brésilienne. Outre des mesures relatives au financement des activités politiques et à l’accès aux médias, ce terme désigne un ensemble de changements législatifs qui réduirait le nombre de formations siégeant dans les assemblées et limiterait la capacité de jeu stratégique des élus qui, depuis toujours, mine la cohésion des partis.

12. La dernière illustration majeure des contraintes – et des accrocs à l’idée d’une pratique éthique de la politique – qu’impose ce type de relations intéressées a été, en août 2009, l’imposition faite par Lula aux sénateurs du PT d’abandonner la procédure susceptible d’entraîner la cassation pour corruption de José Sarney, le président de la Chambre haute. Après avoir pensé laisser la procédure aller à son terme, le gouvernement, toute honte bue, dut se raviser, choisissant d’avaliser le poids de cet ancien président du Brésil (1985-1990) et homme clé du Parti du mouvement pour la démocratie brésilienne (PMDB), sans l’appui duquel aucun gouvernement n’a pu fonctionner depuis la fin de la dictature.

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de circonstance abritant des stratégies individuelles. Cette évolution facilite la gouvernabilité du pays, en simplifiant les coûts de transaction entre l’exécutif et le législatif. Le second changement tient au renforcement de l’institution présidentielle déjà observé lors des deux mandats de Fernando Henrique Cardoso 13. Les présidences de Lula ont autant bénéficié de ce processus qu’elles ont contribué à le renforcer. C’est ainsi en particulier que la tonalité fréquemment jugée – non sans quelque raison – « populiste » du discours présidentiel ne saurait être appréciée que dans ce cadre plus général d’une affirmation croissante de l’exécutif dans la démocratie brésilienne.

Le retour De L’état

La croissance économique retrouvée s’est, entre autres, traduite par une restauration des capacités d’intervention de l’État. Alors que les analyses du Brésil depuis la fin des années 1980 étaient très largement dominées par le thème d’un affaiblissement de l’institution étatique provoqué par un ensemble de politiques dites néolibérales, ce retour de l’État dans le fonctionnement socio-économique ne fait pas l’objet d’une lecture univoque. Pour les partisans de Fernando Henrique Cardoso, il s’agit là de la réalisation en actes du projet de l’ancien président. La politique de ce dernier reposait en effet sur l’idée que l’État ne pouvait financer à lui seul le processus de développement et que, par conséquent, le pays devait s’ouvrir à la concurrence internationale et aux capitaux étrangers. « Le Brésil, aimait-il répéter, n’est pas un pays sous-développé, mais un pays injuste. » Or, selon lui, l’État ne pouvait jouer un rôle actif dans la production d’un sentiment de justice et l’intégration sociale de tous les Brésiliens qu’en retrouvant des marges de manœuvre pour réaliser des travaux d’infrastructure et améliorer la qualité des services publics. Pour d’autres, l’administration Lula ne s’est pas contentée de suivre le chemin tracé sous la présidence Cardoso et a su faire preuve d’inventivité par rapport à ce projet, au point de le redéfinir en profondeur 14.

De notre point de vue, l’essentiel est cependant ailleurs. Il se trouve, d’une part, dans la compréhension rétrospective de la place centrale de l’État jusque dans les moments de crise les plus intenses et, d’autre part, dans la large dénégation par le PT de la nécessité des réformes entreprises depuis le début des années 1990. À la différence d’autres pays du continent, à commencer sans doute par l’Argentine, le Brésil a effectivement toujours pu compter sur des structures étatiques suffisamment solides pour éviter de s’effondrer. Et son essor actuel ne peut être de même compris sans prendre en compte la force de cet appareil d’État qui s’est mis en place à partir des années 1930. Néanmoins, et bien qu’il n’ait pas de véritables conséquences sur la conduite de l’économie, le refus du PT d’accepter l’héritage Cardoso – en revanche revendiqué par José Serra, un de ses anciens ministres, candidat du Parti de

13. C. Goirand, « Le Brésil de F. H. Cardoso : entre crises et réformes », Problèmes d’Amérique latine, n° 45, printemps 2002, pp. 7-30.

14. On trouve une réflexion qui va en ce sens dans l’article de P. Salama, « Brésil, bilan économique, succès et limites », publié dans ce numéro.

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la social-démocratie brésilienne (PSDB) à l’élection présidentielle – l’empêche aujourd’hui de formuler un projet politique original.

L’action politique du gouvernement Lula repose en effet bien plus sur l’usage des ressources d’intervention que procure l’essor économique que sur des idées nouvelles. Sans capacité d’action lors de ses deux premières années, il put ensuite améliorer la situation sociale du plus grand nombre sans gérer de turbulences, ni mettre en œuvre une nouvelle conception du fonctionnement de la société, de l’économie et du développement. Le Pacte d’accélération de la croissance (PAC), lancé en janvier 2007 et dont une nouvelle version a été présentée en mars 2010, en est probablement la manifestation la plus évidente. Ce programme fédéral qui se décompose en une série de politiques publiques sectorielles (assainissement des eaux usées, logement social, transports publics, électrification, soutien à la consommation, etc.) entend apporter une solution aux problèmes que rencontrent quotidiennement une majorité de Brésiliens, et les perspectives de vie meilleure que ces mesures entraînent ne peuvent que soutenir la popularité du président. Toutefois, plus que les possibilités d’usage clientéliste et de corruption que la gestion de ses ressources permet, c’est la permanence implicite d’une conception de la transformation sociale par la croissance économique qui mérite avant tout de retenir l’attention. Dans le Brésil de Lula comme dans celui des années 1950, la question de la justice sociale n’est envisagée qu’en supposant préalablement que l’économie pourra donner aux plus démunis une plus grosse part. Ou, pour reprendre une expression courante sur la nécessité d’« augmenter le gâteau » (« fazer o bolo crescer »), c’est à la poursuite de la croissance qu’on s’en remet plutôt qu’à une réflexion de fond sur les inégalités, leurs causes et leurs conséquences.

Il serait néanmoins erroné de penser que rien ne change en matière d’action publique. Citons-en quelques exemples. Bien que les résultats puissent globalement être jugés très insuffisants, les programmes de lutte contre la criminalité et pour la défense des droits humains aboutissent souvent, à l’échelon local, à une réduction du taux d’homicides et à la mise en examen d’agents des forces de l’ordre. Que l’on pense ainsi à l’action du gouvernement de l’État de São Paulo ou au déploiement d’une police de proximité dans plusieurs favelas cariocas. De même, l’insuffisance des effectifs de l’inspection du travail n’empêche pas que son action se traduise, ici et là, par une meilleure observation du droit par les employeurs, que ce soit au terme d’une action répressive ou de la mise en place de programmes d’accompagnement 15. L’interdiction de fumer dans les lieux publics et le contrôle de l’alcoolémie des conducteurs représentent de même l’entrée du droit dans des sphères d’action qui, il y a peu encore, paraissaient devoir durablement lui échapper. Et que la loi soit loin d’être respectée

15. R. Rocha, C. Pires, « Estilos de implementação e resultados de políticas públicas : Fiscais do trabalho e o cumprimento da lei trabalhista no Brasil », Dados, vol. 52, n° 3, 2009, pp. 735-769.

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ne doit pas faire oublier qu’elle est un horizon qui gagne en visibilité. En attestent les nombreux recours au judiciaire de femmes, de mineurs et de consommateurs. Dans le domaine de l’environnement encore, l’action conjointe des pouvoirs publics et des organisations non gouvernementales ont parfois limité les dégâts d’acteurs économiques peu sensibles à cette dimension.

Quelles que soient ses limites, l’État brésilien n’est donc pas absent, comme on l’a souvent dit paresseusement. L’histoire du Brésil démocratique traduit même plutôt sa présence croissante dans la vie des individus.

ancienneS et nouVeLLeS queStionS SociaLeS

Au cours des deux dernières décennies, le retour à la démocratie a fourni un cadre où les questions politiques et sociales pouvaient être exprimées comme jamais, et, depuis plus récemment, l’essor économique a permis aux gouvernants brésiliens d’apporter des réponses partielles – mais suffisantes pour être largement appréciées – aux difficultés de la majorité de la population.

Il n’empêche. Quelle que soit la portée des changements intervenus sous Lula, le Brésil reste un pays d’inégalités et d’injustices. Selon, là encore, le point de vue choisi, il est possible d’insister sur les continuités et les discontinuités, et, à condition toutefois d’être un tant soit peu pondéré, chacune de ces deux lectures est recevable. Faute de réponses assurées, on se gardera par conséquent de trancher. Dans une autre perspective, on cherchera plutôt à mettre en évidence certains aspects de la dynamique sociopolitique du Brésil contemporain.

La lancinante question des inégalités

En dépit de la réduction sensible du taux de pauvreté, la société brésilienne se caractérise toujours par des inégalités colossales. Et si les transferts de revenus et la croissance soulagent les plus démunis et permettent un accès considérablement élargi à la consommation, les Brésiliens demeurent toujours placés dans des situations radicalement différentes pour tout ce qui concerne le logement, la santé et l’éducation.

Les politiques publiques urbaines ne répondent qu’insuffisamment aux problèmes liés aux conditions de vie en ville. Nombre de citadins consacrent une partie très importante de leur budget à payer un loyer ou à financer l’achat d’un logement. Principale solution pour pallier le déficit habitationnel, la construction de grands ensembles – sans parler des difficultés liées à ce type d’urbanisme – reste de même loin de répondre à une demande croissante, et une majorité de Brésiliens vivent entassés sous un même toit. On ne saurait bien sûr nier l’importance des efforts dans ce domaine. Le financement du système de transport par certaines municipalités a diminué son coût pour l’usager et le temps passé entre les lieux de résidence et de travail. Les travaux d’infrastructure (asphaltage de rues, assainissement des eaux usées, mise

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en place de système d’écoulement, construction de murs de soutènement, etc.) ont également réduit les risques dans de nombreuses zones d’habitat d’informel. Mais ceux-ci peuvent néanmoins toujours avoir des conséquences tragiques, comme l’ont rappelé les plus de 250 victimes des pluies des 5 et 6 avril 2010 dans l’État de Rio de Janeiro.

Les Brésiliens se plaignent toutefois considérablement plus de l’insuffisance de l’action publique dans le domaine de la santé que dans celui du logement. un nombre de changements notables a pourtant eu lieu depuis le retour du pays à la démocratie. La mise en place du système unique de santé (SuS) a permis à plus de 90 % de la population de recevoir des soins gratuits dans des structures publiques. une amélioration de nombreux indicateurs (en particulier ceux concernant la mortalité de l’enfant et de la mère, l’espérance de vie et les maladies infectieuses et contagieuses) a également été enregistrée bien avant l’arrivée de Lula au pouvoir 16. Le Brésil a de même retenu l’attention internationale pour sa politique de prévention des maladies sexuellement transmissibles qui a contenu l’expansion du virus HIV. La qualité des soins reçus dans le SuS et leur coût dans les établissements privés font cependant l’objet de nombreuses réclamations. Car, à l’épreuve de la maladie ou de l’accident, s’ajoute celle de devoir attendre longtemps avant d’être reçu à la va-vite par des médecins souvent hautains ou d’engager des dépenses qui déséquilibrent le budget familial. L’accroissement des capacités d’intervention des acteurs publics au cours des dernières années s’est cependant traduit par des améliorations notables pour les couches défavorisées. En dépit d’importantes campagnes de communication, le gouvernement Lula ne parvient cependant pas à faire oublier l’action de l’ancien ministre de la Santé de José Serra, le principal concurrent de la candidate du PT à l’élection présidentielle. L’image de ce dernier reste en effet solidement attachée à ses réalisations à ce poste où il permit, entre autres, une large diffusion des médicaments génériques, mit en place une politique de traitement de la cataracte et renforça la prévention et le dépistage.

Dans un contexte de concurrence internationale où la formation de la main-d’œuvre est un facteur essentiel de compétitivité, l’action des pouvoirs publics dans le domaine éducatif demeure très en deçà tant des exigences de l’économie que des attentes des Brésiliens. Ces vingt-cinq dernières années, le nombre d’établissements scolaires a certes constamment augmenté, des programmes de formation des enseignants ont été mis en œuvre et le nombre d’années passées à l’école augmente chez les jeunes générations, où l’analphabétisme a pratiquement disparu. Le Brésil a pourtant dans ce secteur des indicateurs qui le place très loin des pays de sa catégorie. Il en résulte son incapacité à fournir une main-d’œuvre suffisamment qualifiée au marché du travail, ce qui, d’une part, condamne l’essentiel des jeunes à des emplois peu qualifiés et mal rémunérés et, d’autre part, porte préjudice à

16. A. Singer, « Saúde », dans B. Lamounier, R. Figueiredo (dir.), A era FHC. Um balanço, São Paulo, Cultura Editores Associados, 2002, pp. 501-536.

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l’adaptation de sa structure productive à l’internationalisation de l’économie. La majorité des Brésiliens paient là cher le peu d’intérêt des gouvernants en la matière, et, notamment, la priorité donnée au développement de l’enseignement supérieur public qui accueille gratuitement des étudiants ayant souvent préparé leurs concours d’entrée dans des établissements privés coûteux. Les bourses accordées depuis quelques années pour étudier dans des universités privées ne répondent que très partiellement à une demande d’enseignement en augmentation constante et, à quelques exceptions près, ne financent que des formations de moindre qualité à celles proposées par le secteur public. De ce fait, l’enseignement secondaire public qui prépare si peu aux études supérieures apparaît plus que jamais comme le maillon faible d’un ensemble qu’on peine encore à désigner comme un système éducatif. Sa transformation requiert en premier lieu un effort budgétaire colossal sur la durée et, bien qu’elle ait augmenté, l’action de la puissance publique ne suffit pas. Elle suppose aussi un changement dans la conception même de l’enseignement dans ces établissements où, jusqu’à présent, au nom de la rhétorique de l’accès à la citoyenneté qui caractérisa les deux décennies qui suivirent la fin du régime militaire, la pédagogie a été davantage orientée vers l’apprentissage du vivre ensemble que vers l’acquisition de connaissances. Loin d’aller vers une quelconque égalité des chances (un horizon qui n’est d’ailleurs jamais érigé en objectif) et de former des jeunes capables de s’employer dans une économie requérant des travailleurs qualifiés, l’école publique brésilienne fournit avant tout une forme d’intégration subalterne qui ne parvient cependant pas à se substituer à la tutelle paternaliste qui assurait l’encadrement des pauvres dans les zones rurales 17.

Les tensions nées d’une société plus fluide

Avec le retour d’une croissance soutenue, les Brésiliens ont retrouvé l’espoir dans le futur qui les avait abandonnés pendant plus de vingt ans. Comme notamment au temps des décennies placées sous le signe du développement (1950-1970), le Brésil est redevenu dans la représentation collective ce « pays de l’avenir » au potentiel sans pareil pourvu qu’on sache en tirer parti.

Certains phénomènes ont, il est vrai, de quoi alimenter l’optimisme du plus grand nombre. En ville, l’augmentation du pouvoir d’achat des couches défavorisées nourrit un sentiment de plus grande proximité sociale. L’expansion de l’enseignement supérieur privé suscite un espoir de promotion chez tous ceux qui consentent de gros sacrifices en temps et en argent pour suivre des cours du soir. Quantité de biens autrefois inaccessibles (machine à laver le linge, four à micro-ondes, couches jetables bon marché, soupes instantanées, etc.) permettent aux femmes des milieux populaires de gagner du temps et de se consacrer davantage à elles. Le développement considérable de l’industrie du

17. C. Brochier, Les Collégiens des favelas. Vie de quartier et quotidien scolaire à Rio de Janeiro, Paris, éditions de l’IHEAL, 2009.

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vêtement fournit une illustration remarquable de cette société qui se plaît à se présenter comme de plus en plus fluide. Toutes couches sociales confondues, un nombre croissant de citadins cherchent à suivre ce qui commence en général à São Paulo et à Rio de Janeiro, rappelant au passage la justesse des analyses classiques de la mode comme phénomène animé par un double processus d’imitation et de distinction. La différence de qualité des vêtements portés rappelle bien sûr les inégalités qui les séparent, mais le souci de participer à un même mouvement est, en la matière, la tendance qui se dégage. Dans un autre registre, la hausse du nombre de véhicules en circulation a aussi eu pour conséquence de modifier les déplacements de ceux qui dépendaient auparavant des transports publics. Il n’est de ce fait plus rare de rencontrer des familles de milieux populaires sur des plages fréquentées auparavant seulement par les classes moyennes et supérieures.

La baisse de la pauvreté et des inégalités économiques ne se traduit pas cependant nécessairement par une réduction des distances sociales 18. Dans les villes, l’urbanisme sécuritaire témoigne toujours d’un goût installé pour l’entre-soi. L’accès de jeunes de milieux populaires à l’enseignement supérieur ne semble pas pour l’instant remettre fondamentalement en cause des hiérarchies bien établies, les meilleures positions restant essentiellement réservées aux enfants des couches supérieures. À de rares exceptions, les logiques de différenciation et de mise à distance de l’altérité sociale l’emportent toujours dans les lieux de loisir et de consommation. C’est toutefois dans le domaine de la sociabilité que certains changements des dernières décennies apparaissent avec plus de netteté, bien que difficiles à interpréter de façon unilatérale. Entre 1960 et 2000, les mariages entre individus de couleurs différentes et avec des niveaux d’études distincts ont par exemple sensiblement augmenté, ce qui paraît indiquer une diminution de ces barrières 19. Pourtant, ce changement ne résulte pas seulement d’un accès croissant des femmes, des métis et des noirs à l’enseignement supérieur, mais traduit aussi une plus grande acceptation des individus de couleur et avec un moindre niveau de formation. Mais, en même temps, ces barrières conservent toujours une force notable, comme le montre la propension des couples constitués de parents métis et noirs – notamment quand ils sont diplômés de l’enseignement supérieur – à classer leurs enfants « blancs » lorsqu’ils doivent indiquer leur couleur à l’agent du recensement. Cela même s’il semble que les appels à la discrimination positive (ação afirmativa) aient rendu plus facile l’autoclassement dans les catégories preto (noir) et pardo (littéralement « gris », mais dans les faits « métis ») 20.

18. Voir à ce propos l’article de R. de Almeida, T. d’Andrea, D. de Lucca, « Situações periféricas. Etnografia de três bairros pobres », Novos Estudos Cebrap, n° 82, 2008, pp. 109-130.

19. C. A. Costa Ribeiro, N. do Valle Silva, « Cor, educação e casamento : tendências da seletividade marital no Brasil, 1960 a 2000 », Dados, 52 (1), 2009, pp. 7-31.

20. L. Farah Schwartzmann, “Does Money Whiten? Intergenerational Changes in Racial Classification in Brazil”, American Sociological Review, vol. 72, décembre 2007, pp. 940-963.

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Manifeste depuis la fin de l’instabilité économique, la fluidification de la société brésilienne doit cependant être replacée dans la durée. Elle procède en effet à la fois de processus de longue durée largement liés à l’urbanisation depuis plus d’un demi-siècle et de l’essor économique récent du pays. S’il est par conséquent impossible d’en dater précisément le début, on peut néanmoins dire qu’elle est très progressivement apparue dans les années 1950 avant de s’imposer aujourd’hui comme évidente, d’abord sous Fernando Henrique Cardoso, puis durant les présidences de Lula.

Cette fluidité croissante participe par ailleurs aux transformations plus générales du Brésil susceptibles d’engendrer à terme de nouveaux déséquilibres aux effets non moins saillants que ceux que l’on voit actuellement diminuer. Car l’essor économique du pays a jusqu’à présent permis une amélioration généralisée des conditions de vie sans que s’engage un véritable débat sur le modèle sociopolitique du pays. Il s’agit, d’une part, les économistes le soulignent abondamment, de l’incapacité des acteurs politiques et économiques à s’accorder sur une modification de la structure productive. En dépit de l’importance de son marché intérieur, la croissance du Brésil est étroitement liée à ses exportations de produits agricoles et de matières premières et, en même temps, des pans entiers de son industrie perdent des parts de marché sous la concurrence des pays asiatiques. L’action publique n’apporte, d’autre part, on l’a vu, que des réponses partielles aux attentes de la majorité des Brésiliens qui se sentent délaissés par l’État et éprouvent des attentes d’autant plus fortes que la croissance semble permettre plus que jamais que leurs demandes soient entendues. Dans le contexte actuel de prospérité retrouvée, la résolution des problèmes sociaux apparaît souvent ne tenir qu’au temps et à la seule action des gouvernants 21.

Plusieurs tensions traversent pourtant la société brésilienne et ne paraissent pas trouver de solutions. On en évoquera ici trois.

La première, la plus connue, concerne l’insécurité et la criminalité homicidaire sur lesquelles les autorités ne sont jusqu’ici parvenues à apporter que des réponses ponctuelles et localisées. Autour de 50 000 homicides sont ainsi commis chaque année, et la plupart restent impunis, ce qui alimente le discrédit de la justice pénale, le développement des milices d’autodéfense et les vengeances privées. Lors d’un référendum en 2005, les électeurs ont ainsi très largement mis en doute la capacité des pouvoirs publics à endiguer ce qu’ils vivent comme un fléau, en votant très majoritairement contre le projet du gouvernement qui entendait limiter la commercialisation des armes à feu. Le trafic de stupéfiants qui est à l’origine, directe ou indirecte, de beaucoup d’actes criminels paraît par ailleurs échapper à tout contrôle, se propageant parfois par capillarité jusque dans les endroits reculés du

21. Comme le montre P. Cary dans son article « Réflexions sur la “société de consommation” brésilienne », publié dans ce numéro : l’essor de la consommation alimente une « théologie de la prospérité » qui a tout pour devenir une « religion officielle ».

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territoire national. Or, comme l’a montré la sociologie de la délinquance, les périodes de croissance économique s’avèrent propices au développement de la criminalité, les laissés-pour-compte de la prospérité trouvant dans des activités déviantes un moyen d’accéder à des revenus nécessaires à des biens auxquels ils ne pourraient autrement accéder. Dans les villes brésiliennes, l’incapacité de beaucoup de jeunes hommes à accéder au marché du travail ou à des emplois correctement rémunérés stimule de ce fait la tentation d’entrer dans une carrière délinquante. Les gangs qui agissent dans les espaces déshérités offrent effectivement des possibilités de gains rapides et doivent sans cesse recruter pour pallier la perte de membres emprisonnés ou tombés sous les balles de la police et de groupes rivaux.

La deuxième tension provoquée par la fluidité croissante de la société brésilienne se traduit par l’accroissement du sentiment de privation relative au sein des classes moyennes qui voient se réduire les distances qui les séparaient des secteurs populaires 22. En plus de les voir accéder à des formes de consommation similaires qui les en différenciaient jusque-là, elles se trouvent de plus en plus concurrencées par des membres des milieux défavorisés sur le marché du travail et lors des concours d’entrée aux universités publiques. Il en est né une forte animosité dans ces milieux qui partage une vision naturalisée de la société où la situation des plus pauvres ne suscite guère d’intérêt. Le ressentiment qui s’exprime à l’occasion prend fréquemment pour cible le gouvernement Lula, accusé de privilégier les plus pauvres. Et s’il est encore prématuré de dire quelles seront les conséquences politiques sur le long terme de ces transformations sociales, on peut néanmoins d’ores et déjà constater que la réduction des écarts dans une société historiquement structurée par l’inégalité ne peut que remettre profondément en question la façon dont sont pensées la justice sociale et la conflictualité politique.

une dernière tension majeure reste à venir, mais apparaît inexorable. Dans les décennies qui viennent, il se pourrait en effet que les tensions sociales se dessinent également de plus en plus autour des disparités entre générations. Ce sont alors de nouvelles rigidités sociales, plutôt que de la fluidité, qui résulteraient des changements en cours. Car la réforme des retraites commencée sous Fernando Henrique Cardoso et poursuivie par Lula n’a que momentanément soulagé les finances publiques, et il faudra la revoir tôt ou tard pour assurer les vieux jours d’une population vieillissante. La question des solidarités intergénérationnelles se posera alors radicalement, tant le Brésil a une démographie qui ne laisse que peu de marges de manœuvre. Selon l’Institut brésilien de géographie et de statistiques (IBGE), il y avait, en 2000, 51 millions de Brésiliens entre 0 et 14 ans et 14 millions âgés d’au moins 60 ans. Selon ses projections, en 2050, la population jeune va diminuer, en termes absolus, de 51 à 28 millions, et les plus de 60 ans constituer une

22. A. Cardoso, A construção da sociedade do trabalho no Brasil, Rio de Janeiro, Editora FGV, 2010.

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population de 64 millions d’individus 23. Cette évolution démographique amènera le Brésil à compter dans cinquante ans trois fois plus de personnes âgées par rapport à la population économiquement active en âge de financer les retraites. Or ce vieillissement programmé de la population, phénomène universel mais qui sera plus accentué dans cet ancien « pays jeune » qu’est le Brésil, n’a jusqu’à présent pas été véritablement pris en considération par les principaux acteurs politiques qui paraissent penser que la solution réside, en la matière comme ailleurs, dans une croissance soutenue.

note finaLe

Bien que la portée des changements que connaît le Brésil ne puisse encore être parfaitement établie, il est néanmoins largement admis qu’aucun des candidats à la prochaine élection présidentielle n’est porteur d’un projet politique qui considère véritablement l’ampleur des évolutions à l’œuvre. Selon des déclinaisons peu différentes pour les deux principaux d’entre eux, Dilma Rousseff (PT) et José Serra (PSDB), tout semble dépendre de la poursuite d’une forte croissance, bien qu’aucun n’ignore sa fragilité sur la durée. Et, comme aux précédentes époques d’essor soutenu (que ce soit celles, selon des déclinaisons différentes, des années 1930, 1950 ou 1970), la question de la démocratie apparaît toujours découler de la poursuite du développement économique.

La démocratie brésilienne n’en est cependant ni plus ni moins avancée que celles des autres pays qui s’en réclament, quand bien même certains de ces derniers se posent en modèle à imiter. Elle n’est, au Brésil comme ailleurs, jamais un idéal réalisé, mais, fondamentalement, une expérience et un processus faits de doutes et de questionnements complexes et à l’issue incertaine 24. Quels qu’aient pu être leurs heurts et les doutes qui les ont accompagnées, les deux dernières décennies qui ont suivi la fin du régime militaire ont donc été – on s’en rend compte peu à peu désormais – celle d’une expérience somme toute réussie de la démocratie. La capacité de l’État à mettre en forme le social participe de ce processus. Si son importance tient pour beaucoup à son rôle d’organisateur né dans un contexte autoritaire, son action est maintenant aussi guidée par des principes démocratiques, portée par une fonction publique en renouvellement et par de nombreux acteurs non étatiques attentifs au travail des gouvernants. La qualité de la démocratie au Brésil résulte de ce fait plus que jamais de la formulation de projets politiques qui ne reposent pas uniquement sur les ressources de la croissance, faute de quoi son processus pourrait de nouveau pâtir d’incertitudes économiques toujours présentes.

23. F. Giambiagi, P. Tafner, Demografia. A ameaça invisível, Rio de Janeiro, Editora Campus, 2010.

24. P. Rosanvallon, « L’universalisme démocratique : histoire et problèmes », Esprit, janvier 2008, pp. 104-120.

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