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Parcours 1 Les mémoires d’une âme En ce temps-là j'étais en mon adolescence J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais Déjà plus de mon enfance J'étais à seize mille lieues du lieu de ma naissance J'étais à Moscou, dans la ville des mille et trois Clochers et des sept gares Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours Car mon adolescence était si ardente et si folle que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple d' Éphèse 1 ou comme la Place Rouge 2 de Moscou quand le soleil se couche. Et mes yeux éclairaient des voies anciennes. Et j'étais déjà si mauvais poète que je ne savais pas aller jusqu'au bout. Le Kremlin 3 était comme un immense gâteau tartare croustillé d'or, avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches et l'or mielleux des cloches... Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, 1913. 1 Une des plus anciennes cités grecques d’Asie mineure. Le temple dédié à Artémis, qu’elle abritait, appartenait à ce que l’on nomme les « sept merveilles du monde ». Il a été détruit par un incendie, 2 Place de Moscou où se trouve le Kremlin, 3 Forteresse qui a été, successivement, la résidence officielle des tsars puis des dirigeants de l’Union soviétique et le centre politique de la Fédération de Russie.

Parcours 1 Les mémoires d’une âme

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Page 1: Parcours 1 Les mémoires d’une âme

Parcours 1 – Les mémoires d’une âme

En ce temps-là j'étais en mon adolescence

J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais

Déjà plus de mon enfance

J'étais à seize mille lieues du lieu de ma naissance

J'étais à Moscou, dans la ville des mille et trois

Clochers et des sept gares

Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille

et trois tours

Car mon adolescence était si ardente et si folle

que mon cœur, tour à tour, brûlait

comme le temple d' Éphèse1 ou comme la Place Rouge2

de Moscou quand le soleil se couche.

Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.

Et j'étais déjà si mauvais poète

que je ne savais pas aller jusqu'au bout.

Le Kremlin3 était comme un immense gâteau tartare

croustillé d'or, avec les grandes amandes

des cathédrales toutes blanches

et l'or mielleux des cloches...

Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, 1913.

1 Une des plus anciennes cités grecques d’Asie mineure. Le temple dédié à Artémis, qu’elle abritait, appartenait à ce que l’on nomme les « sept merveilles du monde ». Il a été détruit par un incendie, 2 Place de Moscou où se trouve le Kremlin, 3 Forteresse qui a été, successivement, la résidence officielle des tsars puis des dirigeants de l’Union soviétique et le centre politique de la Fédération de Russie.

Page 2: Parcours 1 Les mémoires d’une âme

VICTOR HUGO, Les Contemplations

La langue était l’Etat avant quatre-vingt-neuf1 ;

Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ;

Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes,

Les Méropes2, ayant le décorum3 pour loi,

Et montant à Versaille aux carrosses du roi ;

Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires4,

Habitant les patois5 ; quelques-uns aux galères

Dans l’argot ; dévoués à tous les genres bas,

Déchirés en haillons dans les halles ; sans bas,

Sans perruque ; créés pour la prose et la farce ;

Populace du style au fond de l’ombre éparse ;

Vilains, rustres, croquants6, que Vaugelas7 leur chef

Dans le bagne Lexique avait marqués d’une F8 ;

N’exprimant que la vie abjecte et familière,

Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pour Molière.

Racine regardait ces marauds9 de travers ;

Si Corneille en trouvait un blotti dans son vers,

Il le gardait, trop grand pour dire : Qu’il s’en aille ;

Et Voltaire criait : Corneille s’encanaille !

Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi10.

Alors, brigand, je vins ; je m’écriai : Pourquoi

Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ?

« Réponse à un acte d’accusation », v.41 – v.62, 1834.

1 1789 : date de la Révolution française. 2 Personnages de trois tragédies : Phèdre (Racine), Œdipe et Mérope (Voltaire). 3 Règles de bienséance. 4 Dignes de la potence. 5 Tout usage de la langue jugé comme inférieur par rapport à l’usage ordinaire. 6 Terme péjoratif désignant les paysans, les hommes rustres. 7 Grammairien du XVIIème siècle. 8 Comme « familier ». Les forçats étaient marqués au fer rouge de la lettre F. 9 Mendiants, filous. 10 Tranquille, silencieux.

Page 3: Parcours 1 Les mémoires d’une âme

VICTOR HUGO, Les Contemplations

J'ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs

Je marche, sans trouver de bras qui me secourent,

Puisque je ris à peine aux enfants qui m'entourent,

Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ;

Puisqu'au printemps, quand Dieu met la nature en fête,

J'assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour ;

Puisque je suis à l'heure où l'homme fuit le jour,

Hélas ! et sent de tout la tristesse secrète ;

Puisque l'espoir serein dans mon âme est vaincu ;

Puisqu'en cette saison des parfums et des roses,

Ô ma fille ! j'aspire à l'ombre où tu reposes,

Puisque mon coeur est mort, j'ai bien assez vécu.

Je n'ai pas refusé ma tâche sur la terre.

Mon sillon ? Le voilà. Ma gerbe ? La voici.

J'ai vécu souriant, toujours plus adouci,

Debout, mais incliné du côté du mystère.

J'ai fait ce que j'ai pu ; j'ai servi, j'ai veillé,

Et j'ai vu bien souvent qu'on riait de ma peine.

Je me suis étonné d'être un objet de haine,

Ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillé.

« Veni, Vidi, Vixi, »1 v. 1 – v. 20, 1848.

1 « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vécu », réécriture du mot de César : Veni, vidi, vici (je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu).

Page 4: Parcours 1 Les mémoires d’une âme

J.-L. LAGARCE, Juste la fin du monde

PROLOGUE

LOUIS- Plus tard‚ l’année d’après

– j’allais mourir à mon tour –

j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚

l’année d’après‚

de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚

de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚

l’année d’après‚

comme on ose bouger parfois‚

à peine‚

devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un

geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚

l’année d’après‚

malgré tout‚

la peur‚

prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚

malgré tout‚

l’année d’après‚

je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage‚

pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision […]

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1990.

Page 5: Parcours 1 Les mémoires d’une âme

J.-L. LAGARCE, Juste la fin du monde

PREMIERE PARTIE, scène 3

SUZANNE. - […]

Je ne pars pas, je reste,

je vis où j’ai toujours vécu mais je ne suis pas mal.

Peut-être

(est-ce qu’on peut deviner ces choses-là ?)

peut-être que ma vie sera toujours ainsi, on doit se résigner, bon,

il y a des gens et ils sont le plus grand nombre,

il y a des gens qui passent toute leur existence là où ils sont nés

et où sont nés avant eux leurs parents,

ils ne sont pas malheureux,

on doit se contenter,

ou du moins ils ne sont pas malheureux à cause de ça,

on ne peut pas le dire,

et c’est peut-être mon sort, ce mot-là, ma destinée, cette vie.

Je vis au second étage, j’ai ma chambre, je l’ai gardée,

et aussi la chambre d’Antoine

et la tienne encore si je veux,

mais celle-là, nous n’en faisons rien,

c’est comme un débarras, ce n’est pas méchanceté,

on y met les vieilleries qui ne servent plus mais qu’on n’ose pas jeter […]

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1990.

Page 6: Parcours 1 Les mémoires d’une âme

Parcours 2 – Crise personnelle, crise familiale

LA MÈRE. - Est-ce moi, Roberto, qui t'ai accouché ? Est-ce de moi que tu es sorti ? Si je

n'avais pas accouché de toi ici, si je ne t'avais pas vu sortir , et suivi des yeux jusqu'à ce

qu'on te pose dans ton berceau, mon regard sur toi sans te lâcher, et surveillé chaque

changement de ton corps au point que je n'ai pas vu les changements se faire et que je te

vois là, pareil à celui qui est sorti de moi dans ce lit, je croirais que ce n'est pas mon fils

que j'ai devant moi. Pourtant, je te reconnais, Roberto. Je reconnais la forme de ton corps,

ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur de tes yeux, la forme de tes mains ces

grandes mains fortes qui n'ont jamais servi qu'à caresser le cou de ta mère, qu'à serrer celui

de ton père, que tu as tué. Pourquoi cet enfant, si sage pendant vingt-quatre ans, est-il

devenu fou brusquement ? Comment as-tu quitté les rails, Roberto ? Qui a posé un tronc

d'arbre sur ce chemin si droit pour te faire tomber dans l'abîme ? Roberto, Roberto, une

voiture qui s'est écrasée au fond d'un ravin, on ne la répare pas. Un train qui a déraillé, on

n'essaie pas de le remettre sur ses rails. On l'abandonne, on l'oublie. Je t'oublie, Roberto, je

t'ai oublié.

ZUCCO. - Avant de m'oublier, dis-moi où est mon treillis.

LA MÈRE. - Il est là, dans le panier. Il est sale et tout froissé. (Zucco sort le treillis.) Et

maintenant va-t-en, tu me l'as juré.

ZUCCO. - Oui, je l'ai juré.

Il s'approche, la caresse, l'embrasse, la serre ; elle gémit.

Il la lâche et elle tombe, étranglée.

Zucco se déshabille, enfile son treillis et sort.

Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco, scène 2 (extrait), 1990.

Page 7: Parcours 1 Les mémoires d’une âme

MONTAIGNE, Essais

Je ne suis pas fâché que nous soulignions l’horreur barbare qu’il y a dans une telle

action, mais je le suis vraiment que, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles

sur les nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le

manger mort, à déchirer par des tortures et des supplices un corps ayant encore toute sa

sensibilité, à le faire rôtir par le menu, à le faire mordre et mettre à mort par les chiens et

les pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche date, non pas

entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et des concitoyens et, ce qui est pis, sous

prétexte de piété et de religion) que de le rôtir et de le manger après son trépas.

Chrysippe et Zénon, chefs de l’école stoïcienne, n’ont-ils pas pensé qu’il n’y avait

aucun mal à se servir de notre chair à quelque usage que ce fût pour notre besoin, et même

à en tirer de la nourriture ; ainsi de nos ancêtres qui, assiégés par César dans la ville

d’Alésia, se résolurent à lutter contre la faim entraînée par ce siège avec les corps des

vieillards, des femmes et d’autres personnes inutiles au combat.

Montaigne, Essais, « Des Cannibales », 1588.

Page 8: Parcours 1 Les mémoires d’une âme

MONTAIGNE, Essais

Je parlai à l’un d’eux très longtemps, mais j’avais un interprète qui me suivait si mal

et qui était si embarrassé à comprendre mes idées du fait de sa bêtise, que je ne pus guère y

prendre de plaisir. Lorsque je lui demandai quel fruit il recueillait de la prééminence qu’il

avait parmi les siens (car c’était un capitaine, et nos matelots le nommaient « roi »), il me

dit que c’était de marcher le premier à la guerre ; de combien d’hommes il était suivi, il me

délimita un espace, pour signifier que c’était autant qu’il pourrait y en avoir en un tel

espace : ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes, si, en dehors du temps de guerre,

toute son autorité disparaissait, il dit qu’il lui en restait ceci que, quand il visitait les

villages qui dépendaient de lui, on lui ménageait des sentiers au travers des haies de leurs

bois, par où il pût passer à son aise.

Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses !

Montaigne, Essais, « Des Cannibales », 1588.

Page 9: Parcours 1 Les mémoires d’une âme

Parcours 3 – Notre monde vient d’en trouver un autre

En avril 1768, le capitaine Bougainville trouve une baie où son navire peut-être en sécurité. Les

habitants de Tahiti se montrent fort amicaux et apportent à bord des cadeaux et des victuailles.

Le chef de ce canton1 nous conduisit dans sa maison et nous y introduisit. Il y avait dedans

cinq ou six femmes et un vieillard vénérable. Les femmes nous saluèrent en portant la main sur la

poitrine, en criant plusieurs fois tayo2. Le vieillard était père de notre hôte. Il n'avait du grand âge

que ce caractère respectable qu'impriment les ans sur une belle figure : sa tête ornée de cheveux

blancs et d'une longue barbe, tout son corps nerveux et rempli, ne montraient aucune ride, aucun

signe de décrépitude. Cet homme vénérable parut s'apercevoir à peine de notre arrivée ; il se retira

même sans répondre à nos caresses3, sans témoigner ni frayeur, ni étonnement, ni curiosité : fort

éloigné de prendre part à l'espèce d'extase que notre vue causait à tout ce peuple, son air rêveur et

soucieux semblait annoncer qu'il craignait que ces jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du

repos, ne fussent troublés par l'arrivée d'une nouvelle race.

On nous laissa la liberté de considérer l'intérieur de la maison. […] Nous y remarquâmes

un cylindre d'osier, long de trois ou quatre pieds et garni de plumes noires, lequel était suspendu

au toit, et deux figures de bois que nous prîmes pour des idoles4. L'une, c'était le dieu, était debout

contre un des piliers ; la déesse était vis-à-vis, inclinée le long du mur qu'elle surpassait en

hauteur, et attachée aux roseaux qui le forment. Ces figures mal faites et sans proportions avaient

environ trois pieds de haut, mais elles tenaient à un piédestal cylindrique, vidé dans l'intérieur et

sculpté à jour. Il était fait en forme de tour et pouvait avoir six à sept pieds5 de hauteur, sur

environ un pied de diamètre ; le tout était d'un bois noir fort dur.

Louis-Antoine Bougainville, Voyage autour du monde, 1771.

1 village 2 amis 3 Saluts, compliments 4 dieux 5 Un pied équivaut, à peu près, à 32 cm

Page 10: Parcours 1 Les mémoires d’une âme

MME DE LA FAYETTE, La Princesse de Clèves

Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire

que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était

si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de

Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait

laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le

mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs

années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à

l'éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa

beauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des

mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes

pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à

sa fille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader

plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux […]

Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, Première partie, 1678.

Page 11: Parcours 1 Les mémoires d’une âme

MME DE LA FAYETTE, La Princesse de Clèves

Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont d'une sorte que le public

n'aurait peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions

ensemble pour jamais. Mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces

engagements éternels ? Dois-je espérer un miracle en ma faveur et puis-je me mettre en

état de voir certainement finir cette passion dont je ferais toute ma félicité ? M. de Clèves

était peut-être l'unique homme du monde capable de conserver de l'amour dans le mariage.

Ma destinée n'a pas voulu que j'aie pu profiter de ce bonheur ; peut-être aussi que sa

passion n'avait subsisté que parce qu'il n'en aurait pas trouvé en moi. Mais je n'aurais pas

le même moyen de conserver la vôtre, je crois même que les obstacles ont fait votre

constance. Vous en avez assez trouvé pour vous animer à vaincre et mes actions

involontaires, ou les choses que le hasard vous a apprises, vous ont donné assez

d'espérance pour ne vous pas rebuter.

Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, Quatrième partie, 1678.

Page 12: Parcours 1 Les mémoires d’une âme

Parcours 2 – Individu, morale et société

Je suis plutôt King Kong que Kate Moss, comme fille. Je suis ce genre de femme

qu'on n'épouse pas, avec qui on ne fait pas d'enfant, je parle de ma place de femme

toujours trop tout ce qu'elle est, trop agressive, trop bruyante, trop grosse, trop brutale, trop

hirsute, toujours trop virile, me dit-on. Ce sont pourtant mes qualités viriles qui font de

moi autre chose qu'un cas social parmi les autres. Tout ce que j'aime de ma vie, tout ce qui

m'a sauvée, je le dois à ma virilité. C'est donc ici en tant que femme inapte à attirer

l'attention masculine, à satisfaire le désir masculin, et à me satisfaire d'une place à l'ombre

que j'écris. C'est d'ici que j'écris, en tant que femme non séduisante, mais ambitieuse,

attirée par l'argent que je gagne moi-même, attirée par le pouvoir, de faire et de refuser,

attirée par la ville plutôt que par l'intérieur, toujours excitée par les expériences et

incapable de me satisfaire du récit qu'on m'en fera. […] 1

Parce que l'idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais

pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais

pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les

chirurgiens de l'esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les

devoirs d'école, bonne maîtresse de maison mais pas bonniche traditionnelle, cultivée mais

moins qu'un homme, cette femme blanche heureuse qu'on nous brandit tout le temps sous

le nez, celle à laquelle on devrait faire l'effort de ressembler, à part qu'elle a l'air de

beaucoup s'emmerder pour pas grand-chose, de toutes façons je ne l'ai jamais croisée,

nulle part. Je crois bien qu'elle n'existe pas.

Virginie Despentes, King Kong Théorie, 2006