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PASCAL Trois Discours sur la condition des grands mozambook opuscules

Pascal - Trois Discours Sur La Condition Des Grands

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Pascal - Trois Discours Sur La Condition Des Grands

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  • PASCAL

    Trois Discours

    sur la condition des grands

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  • TROIS DISCOURS SUR LA CONDITION DES GRANDS

  • PREMIER DISCOURS

    Pour entrer dans la vritable connaissance de votre condition, considrez-la dans cette image. Un homme est jet par la tempte dans une le inconnue, dont les habitants taient en peine de trouver leur roi, qui stait perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualit par tout ce peuple. Dabord il ne savait quel parti prendre ; mais il se rsolut enfin de se prter sa bonne fortune. Il reut tous les respects quon lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi. Mais, comme il ne pouvait oublier sa condition naturelIe, il songeait, en mme temps quil recevait ces respects, quil ntait pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pense : lune par laquelle il agissait en roi, lautre par laquelle il reconnaissait son tat vritable, et que ce ntait que le hasard qui lavait mis en place o il tait. Il cachait cette dernire pense, et il dcouvrait lautre. Ctait par la premire quil traitait avec le peuple, et par la dernire quil traitait avec soi-mme. Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possdez les richesses dont vous vous trouvez

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    matre, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous ny avez aucun droit de vous-mme et par votre nature, non plus que lui : et non seulement vous ne vous trouvez fils dun duc, mais vous ne vous trouvez au monde, que par une infinit de hasards. Votre naissance dpend dun ma-riage, ou plutt de tous les mariages de ceux dont vous des-cendez. Mais do ces mariages dpendent-ils ? Dune visite faite par rencontre, dun discours en lair, de mille occasions imprvues. Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos anctres ; mais nest-ce pas par mille hasards que vos anctres les ont acquises et quils les ont conserves ? Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens ont pass de vos anctres vous ? Cela nest pas vritable. Cet ordre nest fond que sur la seule volont des lgislateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune nest prise dun droit naturel que vous ayez sur ces choses. Sil leur avait plu dordonner que ces biens, aprs avoir t possds par les pres durant leur vie, retourneraient la rpublique aprs leur mort, vous nauriez aucun sujet de vous en plaindre. Ainsi tout le titre par lequel vous possdez votre bien nest pas un titre de nature, mais dun tablissement humain. Un autre tour dimagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre ; et ce nest que cette rencontre du hasard qui vous a fait natre, avec la fantaisie des lois favorables votre gard, qui vous met en possession de tous ces biens. Je ne veux pas dire quils ne vous appartiennent pas lgi-timement, et quil soit permis un autre de vous les ravir ; car Dieu, qui en est le matre, a permis aux socits de faire des lois pour les partager ; et quand ces lois sont une fois

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    tablies, il est injuste de les violer. Cest ce qui vous distin-gue un peu de cet homme qui ne possderait son royaume que par lerreur du peuple ; parce que Dieu nautoriserait pas cette possession et lobligerait y renoncer, au lieu quil autorise la vtre. Mais ce qui vous est entirement commun avec lui, cest que ce droit que vous y avez nest point fon-d, non plus que le sien, sur quelque qualit et sur quelque mrite qui soit en vous et qui vous en rende digne. Votre me et votre corps sont deux-mmes indiffrents ltat de batelier, ou celui de duc ; et il ny a nul lien naturel qui les attache une condition plutt qu une autre. Que sensuit-il de l ? que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parl, une double pense ; et que si vous agissez extrieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnatre, par une pense plus cache mais plus vritable, que vous navez rien naturellement au-dessus deux. Si la pense publique vous lve au-dessus du commun des hommes, que lautre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite galit avec tous les hommes ; car cest votre tat naturel. Le peuple qui vous admire ne connat pas peut-tre ce secret. Il croit que la noblesse est une grandeur relle et il considre presque les grands comme tant dune autre nature que les autres. Ne leur dcouvrez pas cette erreur, si vous voulez ; mais nabusez pas de cette lvation avec insolence, et surtout ne vous mconnaissez pas vous-mme en croyant que votre tre a quelque chose de plus lev que celui des autres. Que diriez-vous de cet homme qui aurait t fait roi par lerreur du peuple, sil venait oublier tellement sa condi-tion naturelle, quil simagint que ce royaume lui tait d, quil le mritait et quil lui appartenait de droit ? Vous admi-

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    reriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent dans un si trange oubli de leur tat naturel ? Que cet avis est important ! Car tous les emportements, toute la violence et toute la vanit des grands vient de ce quils ne connaissent point ce quils sont : tant difficile que ceux qui se regarderaient intrieurement comme gaux tous les hommes, et qui seraient bien persuads quils nont rien en eux qui mrite ces petits avantages que Dieu leur a donns au-dessus des autres, les traitassent avec insolence. Il faut soublier soi-mme pour cela, et croire quon a quelque excellence relle au-dessus deux ; en quoi consiste cette illusion que je tche de vous dcouvrir.

    SECOND DISCOURS Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que lon vous doit, afin que vous ne prtendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas d ; car cest une injustice visible : et cependant elle est fort commune ceux de votre condition, parce quils en ignorent la nature. Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs dtablissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs dtablissement dpendent de la volont des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains tats et y attacher certains respects. Les dignits et la no-blesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en lautre les roturiers ; en celui-ci les ans, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce quil a plu aux hommes. La chose tait indiffrente avant ltablissement : aprs

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    ltablissement elle devient juste, parce quil est injuste de la troubler. Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indpen-dantes de la fantaisie des hommes, parce quelles consistent dans des qualits relles et effectives de lme ou du corps, qui rendent lune ou lautre plus estimable, comme les sciences, la lumire de lesprit, la vertu, la sant, la force. Nous devons quelque chose lune et lautre de ces grandeurs ; mais comme elles sont dune nature diffrente, nous leur devons aussi diffrents respects. Aux grandeurs dtablissement, nous leur devons des respects dtablis-sement, cest--dire certaines crmonies extrieures qui doivent tre nanmoins accompagnes, selon la raison, dune reconnaissance intrieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualit relle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. Cest une sottise et une bassesse desprit que de leur refuser ces devoirs. Mais pour les respects naturels qui consistent dans lestime, nous ne les devons quaux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mpris et laversion aux qualits contraires ces grandeurs naturelles. Il nest pas ncessaire, parce que vous tes duc, que je vous estime ; mais il est n-cessaire que je vous salue. Si vous tes duc et honnte homme, je rendrai ce que je dois lune et lautre de ces qualits. Je ne vous refuserai point les crmonies que m-rite votre qualit de duc, ni lestime que mrite celle dhonnte homme. Mais si vous tiez duc sans tre honnte homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extrieurs que lordre des hommes a attachs votre naissance, je ne manquerais pas davoir pour vous le

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    mpris intrieur que mriterait la bassesse de votre esprit. Voil en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et linjustice consiste attacher les respects naturels aux grandeurs dtablissement, ou exiger les respects dtablissement pour les grandeurs naturelles. M. N... est un plus grand gomtre que moi ; en cette qualit il veut passer devant moi : je lui dirai quil ny entend rien. La gomtrie est une grandeur naturelle ; elle demande une prfrence destime ; mais les hommes ny ont attach aucune prfrence extrieure. Je passerai donc devant lui ; et lestimerai plus que moi, en qualit de gomtre. De mme si, tant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne dcouvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualits qui mritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurment vous ny russiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde.

    TROISIME DISCOURS Je veux vous faire connatre, Monsieur, votre condition v-ritable ; car cest la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Quest-ce, votre avis, dtre grand seigneur ? Cest tre matre de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux dsirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces dsirs qui les attirent auprs de vous, et qui font quils se soumettent vous : sans cela ils ne vous regarderaient

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    pas seulement ; mais ils esprent, par ces services et ces d-frences quils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens quils dsirent et dont ils voient que vous dis-posez. Dieu est environn de gens pleins de charit, qui lui demandent les biens de la charit qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charit. Vous tes de mme environn dun petit nombre de personnes, sur qui vous rgnez en votre manire. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; cest la concupiscence qui les attache vous. Vous tes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu dtendue ; mais vous tes gal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont comme vous des rois de concupiscence. Cest la concupiscence qui fait leur force, cest--dire la possession des choses que la cupidit des hommes dsire. Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens quelle vous donne, et ne prtendez pas rgner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce nest point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prtendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec duret. Contentez leurs justes dsirs ; soulagez leurs ncessits ; mettez votre plaisir tre bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence. Ce que je vous dis ne va pas bien loin ; et si vous en de-meurez l, vous ne laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnte homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par lavarice, par la bruta-lit, par les dbauches, par la violence, par les emporte-ments, par les blasphmes ! Le moyen que je vous ouvre est

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    sans doute plus honnte ; mais en vrit cest toujours une grande folie que de se damner ; et cest pourquoi il nen faut pas demeurer l. Il faut mpriser la concupiscence et son royaume, et aspirer ce royaume de charit o tous les su-jets ne respirent que la charit, et ne dsirent que les biens de la charit. Dautres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir dtourn de ces vies brutales o je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connatre ltat vritable de cette condition.