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Paulo Coelho - WeeblyPrésentation de l'éditeur Dans son roman le plus autobiographique, Paulo Coelho nous fait revivre le rêve transformateur et pacifiste de la génération hippie

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PauloCoelho

Hippie

Flammarion

Titreoriginal:HippieÉditeuroriginal:Paralela,unedivisiondeséditionsSchwarczS.A.ÉditionpubliéeenaccordavecSantJordiAsociados,Barcelone,Espagne.www.santjordi-asociados.com©PauloCoelho,2018.Tousdroitsréservés.http://paulocoelhoblog.comCouvertureréaliséeàpartirdel'illustrationbrésilienne:©AlceuNunesCarte:©ChristinaOiticica

Pourlatraductionfrançaise:

©Flammarion,2018.

ISBNEpub:9782081442436ISBNPDFWeb:9782081442443Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:9782081442429

OuvragecomposéetconvertiparPixellence(59100Roubaix)

Présentationdel'éditeurDans son roman le plus autobiographique, Paulo Coelho nous fait revivre lerêve transformateur et pacifiste de la génération hippie du début des années1970.Paulo est un jeune homme aux cheveux longs qui souhaite devenir écrivain.Fuyant la dictature militaire brésilienne, il part faire le tour du monde à larecherche de liberté et de spiritualité. À Amsterdam, il rencontre Karla, unejeune Hollandaise qui n’attendait que lui pour s’envoler vers la nouvelledestinationpharedumouvementhippie, leNépal, àborddu fameux«MagicBus».Cettetraverséedel’Europeseraledébutd’uneextraordinairehistoired’amouretd’unequêtedevéritésintérieuresquilesconduiront,euxetleurscompagnonsdevoyage,àadopterunnouveauregardsurlemonde.

Paulo Coelho est l’un des écrivains les plus lus aumonde. Depuis le succèsphénoménaldeL’Alchimiste,seslivresontététraduitsen81languesetpubliésdans170pays.En2007,ilaéténomméMessagerdelapaixdel’ONU.

Dumêmeauteur

L'Alchimiste,ÉditionsAnneCarrière,1994.Sur lebordde larivièrePiedra jemesuisassiseet j'aipleuré,ÉditionsAnneCarrière,1995.LePèlerindeCompostelle,ÉditionsAnneCarrière,1996.LaCinquièmeMontagne,ÉditionsAnneCarrière,1998.Manuelduguerrierdelalumière,ÉditionsAnneCarrière,1998.ConversationsavecPauloCoelho,ÉditionsAnneCarrière,1999.LeDémonetmademoisellePrym,ÉditionsAnneCarrière,2001.Onzeminutes,ÉditionsAnneCarrière,2003.Maktub,ÉditionsAnneCarrière,2004.LeZahir,Flammarion,2005.Commelefleuvequicoule:récits1998-2005,Flammarion,2006.Veronikadécidedemourir,Flammarion,2007.LaSorcièredePortobello,Flammarion,2007.LaSolitudeduvainqueur,Flammarion,2009.Brida,Flammarion,2010.Aleph,Flammarion,2011.LeManuscritretrouvé,Flammarion,2013.Amour:citationschoisies,Flammarion,2013.Adultère,Flammarion,2014.L'Espionne,Flammarion,2016.L'Alchimiste,Flammarion,2017(nouvelleéditionillustrée).

Hippie

“ÔMarieconçuesanspéché,priezpournousquiavonsrecoursàVous.”Amen.

On le lui fit savoir : « Ta mère et tes frères sont làdehors,quiveulenttevoir.»

Illeurrépondit:«MamèreetmesfrèressontceuxquiécoutentlaparoledeDieuetlamettentenpratique.»

Luc8,20:21

Je croyais que mon voyage touchait à sa fin, ayantatteint l'extrême limite de mon pouvoir, que le sentierdevant moi s'arrêtait, que mes provisions étaientépuisées et que le temps était venu de prendre retraitedansunesilencieuseobscurité.Maisjedécouvrequetavolonténeconnaîtpasdefinenmoi.Etquandlesvieillesparolesexpirentsurlalangue,denouvellesmélodies jaillissentdu cœur ; et làoù lesvieilles pistes sont perdues, une nouvelle contrée sedécouvreavecsesmerveilles.

RabindranathTagoreinL'Offrandelyrique,

traductiond'AndréGide,Gallimard

ÀKabîr,Rûmî,Tagore,PauldeTarse,Hafez,Quim'accompagnentdepuisquejelesaidécouverts,

QuiontécritunepartiedemavieQuejeracontedanscelivre–trèssouvent

avecleursmots.

Les histoires qui suivent proviennent de mon expérience personnelle. J'aicondenséquelquespassagesetparfoismodifiél'ordredesévénements,lesnomsdespersonnesoucertainsdétails,maistoutestvrai.J'aiprivilégiél'emploidelatroisièmepersonnedusingulierpourdonnerleurplaceàtouslespersonnagesetmieuxlesdécriredansleursviesrespectives.

Enseptembre1970,deuxplacessedisputaientleprivilèged'êtreconsidéréescomme lecentredumonde : celledePiccadillyCircus, àLondres, et celleduDam,àAmsterdam.Maistoutlemondenelesavaitpas:laplupartdesgens,sion leur avait posé la question, auraient répondu : « LaMaison Blanche, auxÉtats-Unis, et le Kremlin, en URSS. » Parce que ces gens tiraient leursinformations des journaux, de la télévision, de la radio – des moyens decommunication déjà complètement dépassés, qui ne retrouveraient jamais lapertinencedeleursdébuts.Enseptembre1970, lesbilletsd'avionétaienthorsdeprix,etseuleuneélite

pouvait sepermettredevoyager.Bon,pas toutà fait.Unemultitudede jeunesaussi, dont les vieux médias ne retenaient que l'apparence : ils avaient lescheveux longs, des vêtements bariolés, ne se lavaient pas – ce qui était faux,mais les plus jeunes ne lisaient pas les journaux, et les adultes croyaient enn'importequellenouvelleàmêmed'insulterceuxqu'onconsidéraitcommeune«menacepourlasociétéetlesbonnesmœurs».Etavecleursmauvaisexemplesde libertinage et d'« amour libre », comme on le disait avec mépris, ilsreprésentaient un risque pour toute une génération studieuse et désireuse deréussirdanslavie.Ehbiencettemultitudedejeuneschaquejourplusnombreusese faisait passer des informations par un système que personne, absolumentpersonne,n'arrivaitàdétecter.Mais attention, le « Courrier Invisible » se souciait peu de discourir sur la

dernière Volkswagen sortie ou sur les lessives en poudre à la mode dans lemondeentier.Lesnouvellesqu'ilvéhiculaitserésumaientàlaprochainegranderoutequ'allaientparcourircesjeunesinsolents,sales,quipratiquaientl'«amourlibre»ets'habillaientd'unefaçonchoquantepourlesgensdebongoût.Lesfillescouvraient de fleurs leurs cheveux tressés et portaient des jupes longues, desblousescolorées sans soutien-gorge,descolliersauxperlesetauxcouleurs lesplus diverses ; les garçons avaient la barbe et les cheveux longs, des jeans

délavésusésjusqu'àlacorde,carlesjeansétaientcherspartoutdanslemonde,saufauxÉtats-Unis–oùilsavaientquittélesghettosouvrierspourserépandredanslesgigantesquesconcertsdeSanFranciscoetsesalentours.Si le « Courrier Invisible » existait, c'était parce que ces jeunes étaient

toujoursfourrésdanslesconcerts,àéchangersurleslieuxoùilfallaitalleretsurlesfaçonsdedécouvrirlemondesansdevoirmonterdansuncardetourisme,oùunguidedécrivaitlespaysagespendantquelesplusjeuness'ennuyaientetquelesplusvieuxs'endormaient.Etainsi,par lebouche-à-oreille, ils savaient tousoùse tiendrait leprochainconcertouquelle serait laprochainegrande routeàparcourir.L'argentn'étaitunelimitepourpersonne,parcequel'auteurpréférédecettecommunautén'étaitniPlatonniAristote,nilesbandesdessinéesdesraresdessinateursàavoiraccédéaustatutdecélébrité.Non,lelivrequiaccompagnaitpresque chacun sur leVieuxContinent s'intitulaitL'Europe à cinq dollars parjourd'ArthurFrommer.Onpouvaitytrouveroùseloger,oùmanger,cequ'ilyavaitàvoir,oùse retrouveretoùécouterde lamusique live sanspresqueriendépenser.La seule erreur de Frommer était d'avoir limité son guide à l'Europe. N'y

avait-ilpasd'autresendroitsintéressants?Lesgensn'étaient-ilspasplusenclinsàallerenIndequ'àParis?Frommerallaitcomblercettelacunequelquesannéesplus tard. En attendant, c'était le « Courrier Invisible » qui se chargeait depromouvoir un parcours à travers l'Amérique du Sud jusqu'à l'ancienne citéperduedeMachuPicchu.Tout en recommandantdenepas tropenparler auxnon-initiés,souspeinedevoirlelieurapidementenvahipardesbarbaresmunisd'appareils photo et par des guides débitant d'interminables discours (viteoubliés), qui expliquaient comment un groupe d'Indiens avait créé une citécachée,indétectablehormisduciel–cequ'ilspensaientimpossible,puisqueleshommesnevolaientpas.Soyons précis : il existait en fait un second grand best-seller, pas aussi

populaire que le livre deFrommer,mais que dévoraient tous ceuxqui avaientdéjà eu leur période socialiste,marxiste, anarchiste – des périodes débouchanttoujourssuruneprofondedésillusiondecescourantsinventéspardesindividusqui proclamaient : « La prise de pouvoir des travailleurs du monde entierest inévitable»,ou:«Lareligionest l'opiumdupeuple»,unephraseabsurdeprouvantquesonauteurnecomprenaitrienaupeupleetencoremoinsàl'opium.Parce que ces jeunesmal habillés, entre autres choses, croyaient enDieu, auxdieux,auxdéesses,auxangesetauxchosesdecegenre.Leseulproblèmeétaitquecelivre-là,LeMatindesmagiciens,écritparleFrançaisLouisPauwelsetleRusse Jacques Bergier – scientifique de renom, ancien espion, chercheurinfatigable en occultisme –, disait exactement le contraire des ouvrages

politiques:lemondecomportaitdesmystèrespassionnants,desalchimistes,desmages,desCathares,desTempliers.Lecontenudecetouvrageet lesénigmesqu'ilmentionnaitl'empêchaientdedevenirungrandsuccèsdelibrairie,d'autantqu'unseulexemplaireétaitluparaumoinsdixpersonnesd'affilée,vusoncoûtexorbitant.Enfin,commeilparlaitaussideMachuPicchu,toutlemondevoulaitaller au Pérou. D'ailleurs, des jeunes du monde entier s'y retrouvaient (bon,n'exagérons rien, ceux qui vivaient en URSS ne pouvaient pas sortir sifacilementdeleurpays).

*

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Mais revenons à nosmoutons : des jeunes dumonde entier, qui avaient aumoinspuobtenircebieninestimableappelé«passeport»,serencontraientsurles fameuses « routes hippies ». Personne ne savait exactement ce que lemothippie signifiait, et ça n'avait aucune forme d'importance. Peut-être « grandetribusanschef»ou«marginauxpacifiques»,ouencoretouteslesdescriptionsfaitesenouverturedecechapitre.Les passeports, ces petits carnets fournis par le gouvernement et

soigneusement gardés, avec plus ou moins d'argent (peu importait) dans unepochette accrochée par un élastique à la ceinture, avaient deux finalités. Lapremière, comme nous le savons tous, était de permettre le passage desfrontières,dumomentque lesdouaniersnese laissaientpasembobinerpar lesjournauxetnerefoulaientpasleporteuràcausedecesvêtements,cescheveux,ces fleurs, ces colliers, ces perles et ces sourires qui semblaient dus à un étatd'extase constant – communément, mais injustement, attribué aux droguesdémoniaques que ces hurluberlus consommaient, selon la presse, en quantitésexponentielles.Lasecondefonctiondupasseportétaitdevenirausecoursdesondétenteuren

cas de situations extrêmes, quand il n'avait plus un sou et personne à quidemander de l'aide. Le fameux « Courrier Invisible » était toujours là pourindiquer les lieuxoù lepetitcarnetpouvaitêtrevendu.Leprixvariaitselon lepays : unpasseport deSuède,où tout lemondeétait grandet blondauxyeuxclairs,necoûtaitpasbiencher:ilnepouvaitêtrerevenduqu'àdesgrandsblonds

auxyeuxclairs,quiengénéraln'étaientpaslégion.Maisunpasseportbrésilienvalait une fortune au marché noir – puisque au Brésil, en plus de grands etblondsauxyeuxclairs,ilyavaitaussidesNoirsdetoutetailleauxyeuxmarron,desAsiatiquesauxyeuxbridés,desMétis,desIndiens,desArabes,desJuifs…Bref,cetimmensebouillondecultureexpliquaitquecedocumentd'identitésoitl'undesplusconvoitésdelaplanète.Unefoislepasseportvendu,sonpropriétaireinitialserendaitauconsulatde

sonpayset,feignantlaterreuret l'abattement,racontaitqu'onl'avaitagresséetqu'on lui avait tout volé : il se retrouvait sans argent et sans papiers. Lesconsulats des pays les plus riches offraient alors un passeport et un billet deretour gratuit, billet que le plaignant refusait aussitôt sous prétexte que«quelqu'unmedoitpasmald'argent,jedoislerécupéreravant».Quantàceuxdes pays pauvres, en général soumis à des gouvernements plus sévères, auxmains des militaires, ils menaient une véritable enquête pour savoir si ledemandeur ne figurait pas sur la liste des « terroristes » recherchés poursubversion.Aprèsavoirconstatéquelajeunefemmeoulejeunehommeavaituncasier judiciaire vierge, ils étaient obligés, bien malgré eux, de lui fournir lesésame.Enrevanche,cesconsulatsn'offraientaucunbilletderetour,nevoyantpas l'intérêt de renvoyer dans leur propre pays ces aberrations vivantes quirisquaientd'influencertouteunegénérationéduquéedanslerespectdeDieu,delafamilleetdelapropriété.

*

Pour en revenir aux destinations : après Machu Picchu, ce fut le tour deTiahuanaco,enBolivie.PuisdeLhassa,auTibet,oùilétaittrèsdifficiled'entrer,toujoursselonle«CourrierInvisible»,àcaused'unerévoltedesmoinescontreles gardes rouges chinois. L'existence de ces heurts paraissait peu probable,néanmoins personne n'allait risquer un si long voyage pour se retrouverprisonnier d'un camp ou d'un autre. Mais les philosophes de l'époque, lesBeatles, qui s'étaient justement séparés en avril de cette année-là, avaientannoncépeuavantquelagrandesagessedelaplanètesetrouvaitenInde.Iln'enfallut pas plus pour attirer là-bas des jeunes du monde entier, en quête desagesse,connaissance,gourous,vœuxdepauvreté,illumination,rencontreavecMySweetLord.Le«CourrierInvisible»,toutefois,annonçaquelegrandgouroudesBeatles,

MaharishiMaheshYogi, avait fait des avances àMia Farrow, une actrice quiavait connu des déceptions amoureuses. Elle s'était rendue en Inde sur

l'invitation du groupe, peut-être pour se guérir des traumatismes liés à ceshistoiresquisemblaientlapoursuivrecommeunmauvaiskarma.MaistoutindiquaitquelekarmadeMiaFarrowavaitluiaussivoyagéjusqu'à

cetendroit,avecJohn,Paul,GeorgeetRingo.D'aprèssesdires,elleétaitentraindeméditerdanslagrottedugrandgourouquandill'avaitattrapéeetavaitvoulula forcer à coucher avec lui. À cette époque, Ringo était déjà rentré enAngleterre,safemmedétestantlanourritureindienne,etPaulaussiavaitquittéleslieux,convaincuquecelanelemèneraitnullepart.SeulsGeorge et John étaient encore au temple deMaharishi quandMia les

rejoignit,enlarmes,etleurracontasamésaventure.Ilsfirentleursvalisessur-le-champ et quand l'Illuminé vint leur demander ce qui se passait, Lennon luiréponditsèchement:«Situessiilluminéqueça,tulesaistrèsbien,abruti!»

*

Mais en septembre 1970, les femmes dominaient le monde – ou plusexactement, les jeunesfemmeshippiesdominaient lemonde.Leshommesleurmangeaientdanslamainetsavaienttrèsbienquecen'étaitpaslamodequilesséduisait–ellesétaientbienmeilleuresqu'euxenlamatière–,alorsilsprirentlepartid'accepterunefoispourtoutesqu'ilsdépendaientd'ellesetadoptèrentunaird'abandonetdesuppliqueimplicite:«Protège-moi,jesuisseuletjen'arriveàrencontrerpersonne,jecroisquelemondem'aoubliéetquel'amourm'aquittépourtoujours.»Elleschoisissaientleursmâlessanspenseruneseulesecondeaumariage, juste à passer un bonmoment grâce à une partie de jambes en l'airintenseetcréative.Etellesavaient toujourslederniermot,aussibienpourdessujetsimportantsquepourdeschosesaccessoiresetsuperficielles.Alorsquandle « Courrier Invisible » répandit la nouvelle de l'agression sexuelle qu'avaitsubieMia Farrow et de la phrase lancée par Lennon, tout le monde changeaaussitôtdedestination.Une autre route hippie fut créée : Amsterdam (Pays-Bas) – Katmandou

(Népal),dansunbusdontlebilletcoûtaitmoinsde100dollarsetquitraversaitdes pays certainement très intéressants : la Turquie, le Liban, l'Iran, l'Irak,l'Afghanistan, le Pakistan et une partie de l'Inde (très loin du temple deMaharishi, soit dit au passage). Le voyage durait de longues semaines etparcouraitunequantitéincroyabledekilomètres.

Karla était assise place du Dam et se demandait quand l'individu quil'accompagneraitdanscetteaventuremagique (àsesyeux,biensûr)allaitbienpouvoirapparaître.ElleavaitquittésonemploiàRotterdam,quin'étaitqu'àuneheuredetrain,maisdésireused'économiserlemoindrecentimeelleétaitvenueenstop,cequiluiavaitprispresqueunejournée.Elleavaitdécouvertl'existenced'unbuspourleNépaldansundesnombreuxjournauxalternatifsquedesgensconvaincusd'avoirquelquechoseàdire aumonde fabriquaient avecbeaucoupdesueur,d'amouretdetravail,pourlesvendreensuiteàunprixdérisoire.Aubout d'une semaine d'attente, ses nerfs commencèrent à s'échauffer.Elle

avaitabordéunedizainedegarçonsvenusdumondeentier,quin'avaientd'autreambitionquederesterici,surcetteplacesanslemoindreattrait,misàpartunmonument en formedephallus qui aurait aumoins dû stimuler leur virilité etleurcourage.Maisnon:aucund'entreeuxn'étaitprêtàallerdansdesendroitsaussiinconnus.Cen'était pas une question de distance : la plupart venaient desÉtats-Unis,

d'Amérique latine, d'Australie ou d'autres pays lointains, ils avaient doncdépenséunesommed'argentconsidérablepourleursbilletsd'avionetdûpasserdenombreuxpostes-frontières,oùilspouvaientsefairerefouleretrenvoyerdansleurspaysd'originesansmêmeavoirconnul'unedesdeuxcapitalesdumonde.Ils débarquaient là, s'asseyaient sur cette place sans charme, fumaient de lamarijuana,seréjouissaientdepouvoirlefaireaunezetàlabarbedespoliciers,et se faisaient littéralement séquestrer par des sectes et des religions quiabondaient en ville. Ils oubliaient, pour un temps du moins, ce dont on leurrebattaitlesoreilles:«Fiston,tudoisalleràl'université,coupercescheveux;nefaispashonteàtesparentssinonlesautres(maisquelsautres?)vont raconterquenoust'avonsmalélevé;cequetuécoutescen'estpasdelamusique;ilesttempsquetutrouvesuntravail,regardetonfrère(outasœur)quiestplusjeuneetquipeutsefaireplaisiravecsonargentsansriennousdemander.»

Loindelasempiternellelitaniefamiliale,ilsétaientdevenuslibres,etl'Europeétait un lieu sûr – à condition bien entendu de ne pas s'aventurer au-delà dufameuxrideaudefer,cequirevenaità«envahir»unpayscommuniste.Et ilsétaientheureux,parcequelesvoyagesformentlajeunesse–maisl'expliqueràsesparentsétaituneautrepairedemanches.«Papa,jesaisquetuveuxquej'aieundiplôme,maisjepourraienavoirun

n'importequand,maintenantj'aibesoind'expérience.»Maisaucunpèrenepouvaitcomprendrecettelogique,etilnerestaitplusqu'à

rassembler un peu d'argent, vendre quelques affaires, et quitter la maisonpendantquetoutelafamilledormait.DoncKarlaétaitentouréed'êtreslibresetdéterminésàvivredeschosesquela

plupartdesgensn'avaientpaslecouragedevivre.Maisalors,pourquoinepasalleràKatmandouenbus?«Parce que ce n'est pas l'Europe, répondaient-ils.C'est l'inconnu total pour

nous.—Ouimaiss'ilarrivequelquechose,onpourratoujoursallerauconsulatet

demanderàêtrerapatriés.»Karlaneconnaissaitpersonnequiaitvécucetteaventure,maiscettelégende

courait,etunelégende,àforced'êtrerépétée,finitpardevenirréalité.Au bout de cinq jours à attendre celui qu'elle désignerait comme son

« compagnon de route », elle fut gagnée par le désespoir. Elle dépensait del'argentdansundortoir,alorsqu'elleauraitfacilementpudormirdansle«MagicBus»(c'étaitlenomofficieldel'autocarà100dollarsquiparcouraitdesmilliersdekilomètres).Elledécidad'entrerdanslecabinetd'unevoyantedevantlequelellepassaitchaquejourenallantplaceduDam.Lecabinet,commed'habitude,étaitvide–enseptembre1970 tout lemondeavaitdespouvoirsparanormaux,ouétaitentraindelesdévelopper.MaisKarlaétaitunefemmepratique;mêmesielleméditaittouslesjoursetétaitconvaincued'avoircommencéàdéveloppersontroisièmeœil–unpointinvisibleentrelesdeuxyeux–,ellen'avaitrencontréjusqu'à présent que des garçons qui n'étaient pas faits pour elle, quand bienmêmesonintuitionluigarantissaitquec'étaientlesbons.Elledécidadoncd'avoir recoursàcettevoyante,notammentparcequecette

attente sans fin (presque une semaine s'était déjà écoulée, une éternité !)l'amenait à envisager de partir avec une autre fille, ce qui pouvait être unsuicide : elles allaient traverser de nombreux pays où deux femmes seulesseraient au mieux mal vues, au pire, selon sa grand-mère, vendues comme«esclavesblanches»(sielletrouvaitl'expressionérotique,ellen'avaitpasenviedel'éprouverdanssachairpourautant).

La voyante, qui s'appelait Layla, était un peu plus âgée qu'elle et vêtue deblanc.Ellelareçutaveclesourirebéatdequivitencontactavecl'Êtresupérieur,etparunecourbette(ellesedisaitsûrement«jevaisenfingagnerassezpourleloyerdujour»),puiselleluidemandades'asseoir,cequeKarlafit,etlafélicitad'avoir choisi pile la zone de pouvoir de la pièce. Karla fit intérieurementsemblant de réussir à ouvrir son troisièmeœil,mais son subconscient l'avertitque Layla devait dire ça à tout lemonde – ou plutôt aux rares personnes quientraientchezelle.Maisrevenons-enànotreaffaire.Lavoyanteallumaunbâtonnetd'encens,en

précisantbien:«IlvientduNépal»,maisKarlasavaitqu'ilavaitétéfabriquétoutprès:l'encensfaisaitpartiedesgrandesindustrieshippies,aveclescolliers,leschemisesbatiketlesmotifsbrodéscommelesymboledelapaix,lesfleursoulesmotsFlowerPoweràapposersurseshabits.Laylasemitàbattreunjeude cartes, lui demanda de couper aumilieu, en retourna trois et se lança dansl'interprétationlaplustraditionnellequisoit.Karlal'interrompit.«Jenesuispasvenuepourça.Jeveuxjustesavoirsijevaistrouverquelqu'un

pourm'accompagneràl'endroitd'oùvousavezdit…–elleappuyabiensurcesderniersmots parce qu'elle ne voulait pas d'unmauvais karma : si elle s'étaitbornéeà«jeveuxalleraumêmeendroit»,elleseseraitpeut-êtreretrouvéedansuneusinedelabanlieued'Amsterdam–d'oùvousavezditquevenaitl'encens.»Layla sourit, même si sa vibration avait changé : en son for intérieur elle

bouillonnaitderaged'avoirétéinterrompuedansunmomentaussisolennel.«Oui,biensûrquevousalleztrouver.»Lesvoyantes et les cartomanciennesdoivent toujoursdire ceque les clients

veulententendre…«Etquand?—D'icidemainsoir.»Toutesdeuxfurentsaisiesdesurprise.Karla sentit pour la première fois que l'autre disait la vérité : elle venait de

parler d'un ton emphatique et positif, comme si sa voix émanait d'une autredimension.Poursapart,Laylasefitunefrayeur–cesmomentsd'extraluciditéétaientrares.Etquandilsseproduisaient,ellecraignaitd'êtrepuniepouravoirpénétré sans cérémonie dans ce monde qui semblait vrai et faux à la fois.Pourtant, elle s'en justifiait chaque nuit dans ses prières, arguant qu'elle secontentaitd'aiderlesautres,dedonnerdel'espoiràceuxquivoulaientycroire.Karla se leva aussitôt de la « zone de pouvoir », paya la moitié de la

consultationetsortitavantquesoncompagnondevoyagetantattendun'arrive.«D'icidemainsoir»c'étaitvague,çapouvaitaussibienêtreaujourd'hui.Quoiqu'ilensoit,ellesavaitquedésormaiselleattendaitquelqu'un.

ElleregagnasaplacesurleDam,ouvritlelivrequ'elleavaitcommencéàlireetquepeudegensconnaissaient,cequiàsesyeuxdonnaitunstatutd'«écrivainculte » à son auteur. C'était Le Seigneur des anneaux, de J.R.R. Tolkien, quiévoquait des lieux mythiques comme celui qu'elle rêvait de visiter. Elle fitsemblantdenepasentendrelesgarçonsquivenaientladérangertouteslescinqminutes avec une question idiote, un prétexte creux pour engager uneconversationencorepluscreuse.

Pauloetl'Argentin,quiavaientépuisétouslessujetsdediscussionpossibles,contemplaient àprésent ces terresplates.Avec euxvoyageaientdes souvenirs,desnoms,unecuriosité,etsurtoutuneénormepeurdecequilesattendaitàlafrontière hollandaise, qui n'était probablement plus qu'à une vingtaine deminutes.Pauloentrepritdecacherseslongscheveuxdanslecoldesaveste.«Tucroisque tuvas réussirà tromper lesdouaniersavecça? luidemanda

l'autre.Ilssonthabituésàtout,vraimentàtout.»Paulo renonça à son entreprise, puis demanda à son compagnon s'il était

inquiet.«Biensûrqueoui.J'aidéjàdeuxtamponsd'entréeauxPays-Bas.Ilsvontse

méfier, ils vont penser que je viens très souvent. Et ça, ça ne peut signifierqu'unechose.»Dutrafic.MaisdecequePauloensavait,ladrogueiciétaitlégale.«Bien sûrquenon.Lesopiacées font l'objetd'une répression sévère.Pareil

pour la cocaïne.Bon,pour leLSD iln'ya aucunmoyendecontrôle,puisqu'ilsuffitdemouillerunepagedelivreouunmorceaudetissudanslasolution,deledécouperetdelerevendreparpetitsbouts.Maistoutcequiestdétectablepeutmenertoutdroitenprison.»Paulo trouva préférable de ne pas poursuivre cette conversation. Il mourait

d'enviededemanderàl'Argentins'ilavaitquelquechosesurlui,maislesimplefaitdelesavoirlerendraitcompliced'uncrime.Ilavaitdéjàfaitdelaprisonunefois,bienquetotalementinnocent,dansunpaysquiaffichaitsurtouteslesportesdesesaéroports:«LeBrésil,tul'aimesoutulequittes.»Essayerdechasserlespenséesnégativesdesonespritproduitsouventl'effet

inverse : la négativité attire encore plus d'énergies diaboliques. Le simplesouvenirdecetévénementde1968accéléralebattementdesoncœuret luifitrevivredanssesmoindresdétailscesoir-là,dansunhôteldePontaGrossa,dans

le Paraná – un État brésilien connu pour fournir des passeports aux grandsblondsauxyeuxclairs.

Il revenait alors de son premier long voyage sur la route hippie à lamode,avecsapetiteamie.Plusâgéequeluideonzeans,elleétaitnéeetavaitgrandisouslerégimecommunisteenYougoslavie,dansunefamillenoblequiavaittoutperdu, mais lui avait donné une éducation grâce à laquelle elle parlait quatrelangues;elles'étaitenfuieauBrésil,mariéeavecunmillionnairesouslerégimedelacommunautédesbiens,etséparéedeluiendécouvrantqu'illaconsidéraitvieilleà trente-troisanset flirtaitavecune jeunettededix-neufans ;elleavaitprisunexcellentavocatquiluiavaitobtenuunepensionsuffisantepourneplustravailler un seul jour du reste de sa vie. Paulo et elle étaient partis àMachuPicchudanscequ'onsurnommaitleTraindelaMort,untrainbiendifférentdeceluiquicirculaitdésormais.« Pourquoi est-ce qu'on l'appelle Train de la Mort ? demanda-t-elle au

contrôleur.Onnepassepasbeaucoupdeprécipices.»Paulosefichaitpasmaldelaréponse,quitombatoutdemême.«Autrefois,onutilisaitceconvoi-làpourtransporterdeslépreux,desmalades

etlescorpsdesvictimesd'unegraveépidémiedefièvrejaunequis'étaitabattuesurlarégiondeSantaCruz.—Jesupposequeleswagonsontétésoigneusementdésinfectés.—Depuis cette époque, à l'exceptiond'unoudeuxmineurs qui avaient des

comptesàréglerentreeux,pluspersonnen'estmort.»Ilparlaitdeshommesqui travaillaientnuit et jourdans lesminesd'étainde

Bolivie, etnondesnatifsde l'ÉtatdeMinasGerais, auBrésil.Bon, ils étaientdansunmondecivilisé,ilfallaitespérerquepersonnen'aitdecomptesàréglerce jour-là.Mais ils pouvaient être tranquilles : la plupart despassagers étaientdespassagères,avecleurschapeauxmelonetleurshabitsbariolés.

*

IlsarrivèrentàLaPaz,lacapitale,à3640mètresd'altitude.Étantmontésentrain, ils ne sentirent pas vraiment l'effet du manque d'oxygène. Mais endescendantàlagare, ils tombèrentsurunjeuneassisparterreetàl'airunpeuperdu, dont la tenue indiquait la tribu à laquelle il appartenait. Ils luidemandèrentcequiluiarrivait:«J'aidumalàrespirer.»Unpassantluisuggérademâcherdesfeuillesdecoca–lacoutumelocalequiaidaitlesautochtonesàsupporterl'altitude–,quiétaientenventelibresurlesmarchés.Legarçon,quisesentait déjàmieux, lespriade le laisser seul : il partait pourMachuPicchu lejourmême.

*

La réceptionniste de l'hôtel qu'ils choisirent prit sa petite copine à part, luiglissa quelques mots puis leur fit remplir une fiche. Ils montèrent dans lachambreets'endormirentaussitôt,nonsansquePauloluiaitdemandécequelafemmeluiavaitconfié:«Pasdesexelesdeuxpremiersjours.»C'étaitclair.Detoutefaçon,iln'avaitenviederien.Ils passèrent leurs deux premiers jours à la Paz sans faire l'amour, et ne

ressentirentaucuneffetsecondairedûaumanqued'oxygène,lefameuxsoroche.Ils en attribuèrent la raison aux bienfaits thérapeutiques des feuilles de coca,maisilssetrompaient: lesorocheagitsurlesgensquiquittentleniveaudelameretmontentàdehautesaltitudesd'unseulcoup–autrementditenavion–sanslaisseràl'organismeletempsdes'habituer.OrilsavaientpasséseptlonguesjournéesàgrimperparleTraindelaMort.C'étaitbienmieuxpours'adapteraulieu,etbienplussûrquel'avion:Pauloavaitvuàl'aéroportdeSantaCruzdelaSierra un monument dédié « aux pilotes héroïques de la compagnie, qui ontsacrifiéleursviesenaccomplissantleurdevoir».Puis, ils rencontrèrent les premiers hippies, qui en tant que tribu mondiale

conscientedelaresponsabilitéetdelasolidaritémutuellesqueleursmembressedevaient,utilisaienttoujourslefameuxsymboledelarunevikinginversée.DanslecasdelaBolivie,unpaysoùtoutlemondeportaitdesponchos,desblousons,desvestesetdeschemisesmulticolores,illeurétaitquasimentimpossibledeserepérersansl'aidedelarunecousuesurlesmanteauxoulespantalons.

Ces premiers hippies étaient une Canadienne et deux Allemands. Ceux-ciinvitèrentd'embléesacopine,quiparlaitleurlangue,àfaireunebaladeenville,tandisquelaCanadienneetluirestaientlààseregarder,sanssavoiraujustequoise dire. Quand, une demi-heure plus tard, les trois autres revinrent de leurpromenade, ils décidèrent de partir sur-le-champ plutôt que de dépenser leurargentici:ilspoursuivraientjusqu'aulacTiticaca,l'étendued'eaudoucelaplushautedumonde,letraverseraientenbateau,débarqueraientsurlariveopposée,déjàsituéeauPérou,puisiraienttoutdroitversMachuPicchu.

Toutseseraitpassécommeprévusi,unefoissurlesbordsdulacTiticaca,ilsnes'étaientretrouvésdevantunmonumenttrèsancien,laPorteduSoleil.Assisen cercle autour de l'édifice, d'autres hippies, se tenant par la main,accomplissaientun rituelauquel ilsavaient trèsenviedeparticiper,maisqu'ilscraignaientd'interrompre.Mais une jeune femme leur adressa un signe de tête, et ils rejoignirent le

groupe.Ilétaitinutiled'expliquerlaraisondeleurprésenceici:laporteparlaitd'elle-

même.Misàpartlafissurequ'elleprésentaitaumilieudulinteau,causéeparunéclair peut-être, c'était une véritable splendeur, dont les bas-reliefs narraientl'histoired'untempsoublié,maisnéanmoinsbienprésent,quinedemandaitqu'àêtreremémoréetredécouvert.Elleavaitétésculptéedansunseulbloc,etsurlelinteau figuraient des anges, des seigneurs, des symboles qui, d'après lesautochtones,indiquaientcommentrécupérerlemondeaucasoùilseraitdétruitpar l'avidité humaine. Paulo, voyant le lac Titicaca à travers l'ouverture de laporte,semitàpleurer,commes'ilétaitentréencontactavecsesbâtisseurs–desgensquiavaientabandonnélelieuàlahâte,sansavoirachevéleurtravail,peut-êtreeffrayéspardesintrusouunphénomènequilesforçaientàs'enfuir.Lajeunefemme qui les avait invités à rejoindre le cercle, les yeux baignés de larmes,esquissa un sourire. Tous les autres, paupières closes, conversaient avec lesAnciens, cherchaient à savoir ce qui les avait conduits ici ou respectaient lemystère.Quiveutapprendrelamagiedoitcommencerparregarderautourdelui.Dieu

aplacéà lavuede l'êtrehumain toutcequ'ilavoulu luidire,c'est la fameuseTraditionduSoleil.La Tradition du Soleil est démocratique : elle n'est pas réservée aux

chercheurs universitaires ou religieux. Le pouvoir se trouve dans toutes les

petiteschosesquijalonnentlechemind'unHomme.Lemondeestunesalledeclasse.L'Amoursuprême,sachantquevousêtesvivant,vousenseignera.Ettousgardaientlesilence,attentifsàceprodigequ'ilsneparvenaientpasà

comprendre précisément, mais auquel ils croyaient. Une fille entonna unechansondansunelanguequePauloneconnaissaitpas.Ungarçon,l'aînédetouspeut-être,seleva,ouvritlesbras,etlançauneinvocation:PuisseDieut'accorderÀchaqueorage,unarc-en-ciel,Àchaquepleur,unsourire,Àchaquesouci,unepromesse,Unebénédictionpourchaqueépreuve,Unamipourchaqueinstantdesolitude,Etuneréponseàchaqueprière.

C'estalorsqu'unesirènedebateauretentit–unbateauconstruitpuisdémontéenAngleterre,transportéauChilietenfinapportéenpiècesdétachées,àdosdemulet,jusqu'aux3800mètresd'altitudedulac.Ilsembarquèrenttouspourl'anciennecitéperduedesIncas.Ils y passèrent des journées inoubliables – rares étaient les gens qui

atteignaient ce lieu, seuls y parvenaient les enfants de Dieu, ceux qui étaientlibresd'espritetprêtsàaffronterl'inconnusanspeur.Ilsvécurentlà,dormantdanslesmaisonsabandonnéesetdépourvuesdetoits,

contemplant lesétoiles, faisant l'amour,mangeant leursprovisions,sebaignanttouslesjoursnusdanslarivièrequicoulaitenbasdelamontagne,discutantdela possibilité que les dieux puissent vraiment être des astronautes arrivés surTerredanscetterégion.IlsavaienttouslulelivredeceSuissequiinterprétaitlesdessins incas comme des représentations des voyageurs des étoiles. Ils étaientaussi fervents des écrits de Lobsang Rampa, ce moine tibétain qui évoquaitl'ouverture du troisième œil – jusqu'à ce qu'un Anglais raconte à l'assembléeréuniesurlaplacecentraledeMachuPicchuquecefameuxmoines'appelaitenvérité Cyril Henry Hoskin et était à l'origine plombier dans la campagneanglaise. Son identité avait récemment été découverte et son authenticitédémentieparledalaï-lama.Tout le groupe s'en trouva déboussolé, d'autant plus que chacun, Paulo y

compris,étaitconvaincuqu'ilexistaitvraimentuneglandeentrelesdeuxyeux,laglandepinéale,dontlavéritablefonctionn'avaitpasencoreétémiseaujourparlesscientifiques.Donc,letroisièmeœilexistait–maispascommeLobsangCyrilRampaHoskinl'avaitdécrit.Lematin du troisième jour, sa petite amie décréta qu'elle voulait rentrer et

qu'ildevaitl'accompagner.Sansprendrecongéniregarderenarrière,ilspartirentavant le lever du soleil et passèrent deux jours à descendre la face est de la

cordillère dans un bus bondé de gens, d'animaux domestiques, de produitsalimentaires et d'artisanat. Paulo en profita pour acheter un sac bariolé, qu'ilpouvaitplieret rangerdanssonsacàdos.Ilsepromitaussideneplus jamaisfairedevoyageenbusd'uneduréesupérieureàunejournée.DeLima,ilspartirentenstoppourleChili : lemondeétaitsûret,malgréla

peurqu'inspiraitleuraccoutrement,lesconducteurss'arrêtaientpourlesprendre.À Santiago, après une bonne nuit de sommeil, ils prièrent quelqu'un de leurdessinerunplanpourarriverau tunnelqui, sous lacordillère, reliait leChiliàl'Argentine.PuisilspoursuivirentleurrouteversleBrésil,ànouveauenstop,carsapetiteamiearguaitquel'argentpouvaitleurservirencasd'urgencemédicale.Elle était toujours prudente, toujours plus sage, imprégnée de son éducationcommunistepratiquequil'empêchaitdesedétendretoutàfait.Une foisauParaná– l'Étatoù laplupartdesdétenteursdepasseport étaient

blondsauxyeuxbleus–,ellesuggéraunenouvelleescale.«OnvavisiterVilaVelha.Ilparaîtquec'estunendroitmagnifique.»Ilsnevirentpaslecauchemararriver.Ilsnepressentirentpasl'enfer.Ilsnepurentseprépareràcequilesattendait.Ilsétaientpassésparplusieursendroitsmagnifiques,uniques,dont labeauté

laissait présager leur destruction future par des hordes de touristes ne pensantqu'àacheteret toutcompareravec lesdélicesdechezeux.Le tonde sapetiteamieétaitsans réplique :ellen'avaitpasposéunequestion,c'était sa façondeparler.Biensûr,onvavisiterVilaVelha,c'estunendroitmagnifique.La municipalité la plus proche essayait à tout prix de promouvoir ce site

géologique aux sculptures naturelles impressionnantes, façonnées par le vent.Tout lemonde connaissait l'existence deVilaVelha, pourtant certains étourdisatterrissaientsuruneplagedumêmenomsituéedansunÉtatprochedeRiodeJaneiro,tandisqued'autrestrouvaientlesitetrèsintéressant,maistropdifficiled'accèspours'yrendre.

Pauloetsapetiteamieétaient lesseulsvisiteurset furent impressionnésparl'aptitude de la nature à créer des calices, des tortues, des chameaux, ou plusexactementparcelledel'êtrehumainàdonnerdesnomsàtout,carlechameauenquestionressemblaitplutôtàunegrenadepourelleetàuneorangepourlui.Enfin,àl'inversedecequ'ilsavaientvuàTiahuanaco,cessculpturesenarénitelaissaientlechamplibreàtoutessortesd'interprétations.PuisilsrepartirentenstopversPontaGrossa,lavillelaplusproche.Sachant

le termede leurvoyageproche,elledécréta–décidément iln'avait jamaissonmot à dire – qu'ils iraient ce soir-là, pour la première fois depuis de longuessemaines, dormir dans un bon hôtel et manger de la viande au dîner. De laviande ! C'était une des traditions de la région, et ils n'en avaient plus goûtédepuisleurdépartdeLaPaz,leprixleurparaissanttoujoursexorbitant.Ilsdescendirentdansunvraihôtel,prirentunedoucheetfirentl'amour,avant

d'alleràlaréceptionpourdemanderl'adressed'unbonrodízio,cesrestaurantsoùlaviandeestservieàvolonté.Alorsqu'ilsattendaientleréceptionniste,deuxhommess'approchèrentetleur

enjoignirentdelessuivredehors.Ilsgardaientlesmainsdanslespoches,commes'ilsdissimulaientunearmeettenaientàleleurmontrer.«Ducalme! leuradit sapetiteamie,convaincuequ'ils lesagressaient. J'ai

unebagueendiamantsdansnotrechambre.»

*

Mais ils les avaient déjà attrapés par le bras et poussés dehors, tout en leséloignantl'undel'autre.Deuxvoituresbanaliséesattendaientdanslaruedéserte,ainsiquedeuxautreshommes.L'und'euxpointaitsonarmesurlejeunecouple.«Nebougezpas, ne faitespas lemoindremouvement suspect.Nous allons

vousfouiller.»

Et ilssemirentà lespalpersansménagement.Elle tentadeprotester, tandisqu'ilentraitdansunesortedetranse,decrised'épouvante.Toutcequ'ilarrivaitàfaire,c'étaitregardersurlecôtépourvoirsiuntémoindelascèneallaitfinirparappelerlapolice.«Ferme-la,salepute»,luilançal'undeshommes.Ilsarrachèrentlespochettesqu'ilsportaientautourdelataille,contenantleur

passeportet leurargent,avantde lesenfourner l'unet l'autredansunvéhicule.Paulon'eutmêmepas le tempsdevoir cequi arrivait à sapetite amie,quineparvintpasnonplusàsavoircequ'ilsfaisaientdelui.Surlabanquettearrièresetrouvaitunautrehomme.«Metsça,luidit-ilenluitendantunecagoule.Etcouche-toiparterre.»Paulo obtempéra : son cerveau avait perdu toute capacité de réaction. La

voituredémarraentrombe.Ilauraitvouludirequesafamilleavaitde l'argent,qu'elle paierait n'importe quelle rançon,mais lesmots ne sortaient plus de sabouche.

Le train freina, ce qui indiquait peut-être que la frontière néerlandaise étaitproche.«Toutvabien,monpote?»luidemandal'Argentin.Paulohochalatête,toutencherchantunsujetdeconversationpourexorciser

sespensées.Plusd'uneannées'étaitécouléedepuissonpassageàVilaVelha,etlaplupartdutempsilarrivaitàcontrôlerlesdémonsdesonesprit.Maisdèsqu'ilvoyait l'inscriptionPOLICE,même sur l'uniformed'un simplegarde-frontière, lapaniquelereprenait.Cettefois-ciellenerevenaitpasseule,maisavectoutesonhistoire,qu'il avait racontéeàquelques amis avecuncertain recul, commes'ils'observait lui-même. Mais là, pour la première fois, c'était en lui qu'il laretraçait.—Cen'estpasgraves'ilsnousrefoulent,poursuivitl'autre.Onpasseraparla

Belgique.MaisPaulonevoulaitplusenparler–laparanoïaétaitderetour.Etsil'autre

faisaitvraimentdutraficdedroguesdures?Ets'ilsenconcluaientqu'ilétaitsoncomplice et décidaient de le jeter en prison jusqu'à avoir la preuve de soninnocence?Le train s'arrêta. Ce n'était pas encore la douane, mais une petite gare au

milieudenullepart,oùdeuxpersonnesmontèrentetcinqdescendirent.Voyantque Paulo n'avait pas très envie de parler, son compagnon le laissa dans sespensées,nonsanss'inquiéter:sonvisageavaitvraimentchangéd'expression.«Toutvabien,tuessûr?luiredemanda-t-ilunedernièrefois.—Jesuisentraind'exorciserquelquechose.»L'autrecompritetsetut.Paulosavaitqu'ici,enEurope,ceschoses-làn'arrivaientpas,ouplutôtqu'elles

relevaientdupassé.Etilsedemandaittoujourscommentlesgens,enmarchantversleschambresàgazdescampsdeconcentration,oualignésdevantunefossecommuneaprèsavoirvularangéededevantfusilléeparlepeloton,n'avaientpas

l'ébauche d'une réaction, n'essayaient pas de s'enfuir, n'attaquaient pas leursexécuteurs.Laréponseétaittrèssimple:lapaniqueestsigrandequel'onn'estpluslà.Le

cerveaubloquetout,iln'yaplusniterreurnipeur,justeuneétrangesoumissionaux événements. Les émotions disparaissent pour laisser place à une sorte delimbe, selonunmécanismeaujourd'huiencore inexpliquépar les scientifiques.Les médecins mettent en général sur ce phénomène une étiquette,«schizophrénietemporairecauséeparlestress»,sanssepréoccuperd'examineravecattentionleseffetsdecetteabsencetotaled'émotions,ouflataffect,commeilsl'appellent.Et,peut-êtrepourexpulsertotalementlesfantômesdupassé, ilseremémora

l'histoirejusqu'àlafin.

L'hommesurlabanquettearrièreavaitl'airplushumainquelesindividusquilesavaientaccostésàl'hôtel.«Net'inquiètepas,onnevapasvoustuer.Couche-toiparterre.»Mais il ne s'inquiétait pas du tout : sa tête avait tout bonnement cessé de

fonctionner. On aurait dit qu'il était entré dans une réalité parallèle, que soncerveau refusait d'accepter ce qui se passait. Il parvint seulement à poser unequestionbasique.«Jepeuxmeteniràvotrejambe?—Biensûr.»Paulo s'y accrocha très fort, peut-être plus fort que ce que l'autre avait

imaginé,peut-êtreluifaisait-ilmal,maisl'hommeneréagitpasetlelaissafaire– il pouvait certainement s'imaginer ce que son prisonnier ressentait, et il nedevaitpasêtreravidevoirunjeunehommepleindevieenpasserparlà.Maisilavaitreçudesordres.

*

La voiture roula un temps indéterminé, et plus elle roulait, plus Paulo étaitconvaincu qu'on l'emmenait pour l'exécuter. Il pensait comprendre un peu lasituation : il avait été enlevé par des paramilitaires et faisait désormaisofficiellementpartiedesdisparusdeladictature.Maisàquoicelal'avançait-il?Lavoitures'immobilisa.Onl'ensortitbrutalementpourlepousserdanscequi

semblaitêtreuncouloir.Toutàcoup,sonpiedbutasurunobstacle,unesortedebarre.«Doucement,s'ilvousplaît»,supplia-t-il.Etilreçutunpremiercoupdepoingenpleinetête.«Ferme-la,saleterroriste!»

Ils'écroula.Onluiordonnadesereleveretd'ôtertoussesvêtementsenfaisantattention à ne pas soulever la cagoule. Il obéit, et reçut aussitôt une volée decoups.Mais ignorant d'où ils pleuvaient, il ne pouvait s'y préparer, tendre sesmuscles, et la douleur était bien plus intense que toutes celles qu'il avait puressentirdansn'importequellebagarredesajeunesse.Ilretomba,etlescoupsdepoingsechangèrentencoupsdepied.Laracléedutdurerdixàquinzeminutes,jusqu'àcequ'unevoixenordonnel'arrêt.Ilétaitconscient,maisiln'auraitpudires'ilavaitquelquechosedecassé:il

avaitsimalqu'ilétaitincapabledebouger.Pourtant,lavoixquiavaitexigélafinde la première séance de torture lui demanda de se relever. Avant de lebombarderdequestionssur laguérilla,sursescomplices,surcequ'ilétaitalléfabriquerenBolivie.Était-ilencontactaveclescompagnonsdeCheGuevara?Oùétaientcachéeslesarmes?«Jet'arracheraiunœildèsqu'onserasûrdetonimplication dans le mouvement. » Une autre voix, celle du fameux « gentilpolicier », prit le contre-pied. Il valait mieux qu'il avoue le braquage d'unebanquedesalentours,commeçatoutseraitclair,ilseraitmisenprisonpoursescrimes,etaumoinsoncesseraitdelefrapper.C'est à cemoment-là, alors qu'il se levait à grand-peine, qu'il commença à

sortir de son état léthargique et à retrouver un réflexe qui faisait partie, à sesyeux,desqualitésdel'êtrehumain:l'instinctdesurvie.Ildevaitsetirerdecettesituation.Ildevaitclamersoninnocence.Ils lui demandèrent ce qu'il avait fait la semaine précédente. Il raconta tout

dans lesmoindres détails,même s'il se doutait qu'ils n'avaient jamais entenduparlerdeMachuPicchu.«Neperdspas ton tempsànousembobiner, rétorqua le“méchantpolicier”.

Onatrouvéleplandansvotrechambred'hôtel.Lablondeet toivousavezétévussurlelieudubraquage.»Maisquelplan?Par une fente de la cagoule, l'homme lui montra le croquis qui leur avait

permis,auChili,d'atteindreletunnelsouslacordillèredesAndes.« Les communistes croient qu'ils vont gagner les élections. Qu'Allende

utilisera l'or de Moscou pour acheter toute l'Amérique latine. Mais ils setrompentlourdement.Quelleest tapositionsurl'alliancequ'ilssontentraindeformer?EtquelssonttescontactsauBrésil?»Suppliant, il leur jura que tout cela était faux, qu'il était juste un jeune qui

voulait voyager et connaître le monde, et il en profita pour demander desnouvellesdesapetiteamie.« Celle qui a été envoyée de Yougoslavie, d'un pays communiste, pour

démolir la démocratie au Brésil ? Elle reçoit le traitement qu'elle mérite »,

réponditle«méchantpolicier».Laterreurmenaçadelereprendre,maisildevaitsecontrôler.Ildevaittrouver

commentsortirdececauchemar.Ildevaitseréveiller.

*

Quelqu'unposaunecaissemuniedefilsélectriquesetd'unemanivelleentresespieds.Unautreprécisaqu'ilsappelaientcelaun«téléphone»,qu'ilsuffisaitd'accrocher les pinces métalliques à la peau et de tourner la manivelle pourenvoyerunchoc:«Aucunmâlen'yrésiste.»Soudain,àcettedescription,Paulotrouvalaseuleissuepossible.Iloubliasa

soumissionethaussalavoix:«Vouscroyezquej'aipeurdevotremachine?Quej'aipeurdeladouleur?

Pas de souci, je vais me torturer moi-même ! J'ai déjà été interné en hôpitalpsychiatrique.Pasune fois,nideux,mais trois. J'aidéjà reçudes tasdechocsélectriques,jepeuxtrèsbienfaireletravailàvotreplace.Vousdevezlesavoir,jesupposequevousconnaisseztoutdemavie.»Et il semitàsegrifferpartout jusqu'ausang,enhurlantqu'ilssavaient tout,

qu'ils pouvaient bien le tuer, il s'en fichait complètement, il croyait en laréincarnationetilreviendraitleschercher,euxetleursfamilles,sitôtarrivédansl'autremonde.Quelqu'un s'approcha et lui attrapa les mains. Aucun d'eux n'avait rien dit,

maisPaulosentaitqu'ilsétaienttouseffrayés.«Arrête,Paulo,ditle“gentilpolicier”.Tupeuxm'expliquercequec'estque

ceplan?»Encriantcommeunfou,ilexpliquacomment,àleurpassageàSantiago,ils

avaienteubesoind'aidepourtrouverletunnelentreleChilietl'Argentine.«Etmacopine,oùestmacopine?»Ilhurlaitdeplusenplusfort,dansl'espoirqu'ellepuissel'entendre.Le«gentil

policier»s'efforçadelecalmer.Visiblement,audébutdesannéesdeplomb,larépressionn'avaitpasatteintsabrutalitémaximale.Il lui demanda d'arrêter de trembler, affirmaque s'il était innocent il n'avait

pas à s'inquiéter, mais qu'ils devaient d'abord vérifier, de leur côté, sesdéclarations.Enattendant,ildevraitresterlà.Lepolicierneprécisapascombiendetemps,maisilluioffritunecigarette.Pauloremarquaquedesgensquittaientlapièce,ilnedevaitplusavoirautantd'intérêtpoureux.«Quand jeserai sortietque laportesesera refermée, tupourrasenlever la

cagoule. Chaque fois que quelqu'un viendra ici, il toquera pour que tu laremettes.Dèsqu'onauratouteslesinformationsnécessaires,onterelâchera.

—Etmacopine?»Ilneméritaitpasça.Ilavaitbeauêtreunmauvaisfils,avoirdonnéquantitéde

mauxdetêteàsesparents,ilneméritaitpasça.Ilétaitinnocent,maiss'ilavaiteuunearmeàcemoment-là, ilauraitétécapabledeleurtirerdessusàtous.Iln'yapasdesensationplusterriblequecelled'êtrepunipourunechosequel'onn'apascommise.«Net'enfaispas.Nousnesommespasdesmonstresvioleurs.Nousvoulons

justeenfiniravecceuxquitententdedémolirnotrepays.»L'hommesortit,laportesereferma,etPauloôtalacagoule.Ilsetrouvaitdans

une pièce insonorisée, ce qui expliquait la présence de la barre sur laquelle ilavaittrébuchéenentrant.Lemurdedroiteétaitpercéd'unegrandevitreopaque,sansdoutepoursurveillerleprisonnier.Ilyavaitaussideuxoutroisimpactsdeballedanslemur,etuncheveusemblaitsortirdel'und'eux.Maisildevaitfairesemblantdesemoquerdetout.Ilexaminasapeau,lesgriffuresetlesangqu'ilavait fait couler lui-même, il inspecta chaque portion de son corps et constataqu'il n'avait rien de cassé : ils étaient maîtres dans l'art de ne laisser aucunemarquedurable, et c'était peut-être justementpour çaque sa réaction les avaiteffrayés.Ilsupposaquelaprochaineétapepoureuxseraitd'entrerencontactavecRio

deJaneiropourvérifiercettehistoired'internementsetdechocsélectriques,ainsiquesonitinéraireetceluidesapetiteamie,dontlepasseportétrangerpouvaitlaprotégercommelacondamner,puisqu'ellevenaitd'unpayscommuniste.S'ilavaitmenti, ilserait torturésansrelâchedurantplusieurs jours.S'ilavait

ditlavérité,ilsarriveraientpeut-êtreàlaconclusionqu'iln'étaitvraimentqu'unhippiedrogué,unfilsdebonnefamille,etilslerelâcheraient.Iln'avaitpasmentietilpriaitpourquelesautresledécouvrentvite.

Combien de temps resta-t-il dans cet endroit dépourvu de fenêtre, sous lalumière allumée en permanence, dans ce centre de torture ? Était-il dans unecaserne ? Dans un commissariat ? Il ne vit pour tout visage que celui duphotographe,quiluidemandad'ôtersacagouleetdesemettredeprofil,avantdeplacersonappareilàhauteurdesonvisagepourcacherqu'ilétaitnu,deprendreunephotopuisdesortirsanséchangerunmot.Mêmelescoupsfrappésàlaporten'obéissaientàaucunerègleluipermettant

dedéfiniruneroutine:lepetitdéjeunerétaitparfoissuividudéjeuneraprèsunminusculeintervalle,etledînervenaitdesheuresplustard.Quandildevaitalleraux toilettes, il enfilait la cagoule et toquait à la porte jusqu'à ce qu'ils endéduisent ce qu'il voulait à travers le miroir sans tain. Il tentait d'échangerquelquesmotsavecletypequileconduisaitauxsanitaires,envain.Toutn'étaitquesilence.Laplupart du temps, il dormait.Un jour (ouunenuit ?) il songea àutiliser

cetteexpériencepourméditerouseconcentrersurquelquechosedesupérieur:ilsesouvenaitquesaintJeandeLaCroixparlaitdelanuitsombredel'âme,quedesmoinespassaientdesannéesreclusdansdesgrottesenpleindésertoudanslesmontagnesde l'Himalaya. Ilpouvait suivre leurexemple,utilisercequi luiarrivaitpouressayerdedevenirmeilleur.Àforcederéfléchir,ilenconclutqueleréceptionnistedel'hôtel(sapetiteamieetluidevaientêtrelesseulsclients)lesavaitdénoncés.Parmoments,ilavaitenvie,sitôtsortidelà,deretournerletuer,et à d'autres il se disait que la meilleure manière de servir Dieu était de luipardonnerdufondducœur,carcethommenesavaitpascequ'ilfaisait.Mais le pardon est un art très difficile, et s'il cherchait un contact avec

l'Universdanstoussesvoyages,iln'étaitpaspourautantobligé,dumoinsàcestadede sa vie, de supporter les gens qui semoquaient tout le tempsde leurscheveux longs et qui leur criaient en pleine rue : «Depuis combien de tempsvousnevousêtespaslavés?»Niceuxqui,voyantdanssesvêtementsbariolés

unepreuvedesasexualitéincertaine,luidemandaientaveccombiend'hommesilavaitcouché.Niceuxquiluilançaient:«Allez,arrêtedefairelevagabondetdetedroguer,vachercheruntravaildécent,participeàl'effortcommunpoursortirtonpaysdelacrise!»Lahaine,lesentimentd'injustice,ledésirdevengeanceetl'absencedepardon

l'empêchaientdeseconcentrersuffisamment,etsaméditationétaitinterrompuepar des pensées sordides, tout à fait justifiées à ses yeux.Avaient-ils averti safamille?Ses parents ignoraient au juste la date de son retour, mais son absence

prolongéedevaitlesintriguer.Ilsmettaienttoutsurledosdesapetiteamiequi,étant plus âgée, essayait d'après eux de l'utiliser pour satisfaire ses désirsinavouables, pour casser sa routine d'aristo frustrée, d'étrangère dans un payshostile, de manipulatrice de jeunes hommes qui se cherchaient une mère desubstitutionplutôtqu'unecompagne.Oui,c'étaitcequ'ilspensaient,commetoussesamis,commetoussesennemis,commelerestedumondequiavançaitsanscauser de problèmes à personne, sans obliger sa famille à donner desexplications,sansfairepassersesparentspourdesgensincapablesd'éleverleursenfantscorrectement.LasœurdePaulosuivaitdesétudesd'ingénieurchimisteàl'universitéetpassaitpourl'unedesélèveslesplusbrillantesdesaclasse,maisellen'étaitpasunmotifdefiertépour leursparents : ilsétaientplusoccupésàtenterd'intégrerleurfilsàleurmonde.Finalement, au bout d'un certain temps, il se mit à penser qu'il méritait

exactementcequi luiarrivait.Certainsdesesamis,entrésdans la luttearmée,savaientcequi lesattendait.Lui, ilpayaitsimplement lesconséquencesdesesactes : cela devait être une punition du ciel, pas des hommes. Pour tous leschagrinsqu'ilavaitcausés,ilméritaitd'êtrenuàmêmelesold'unecelluledontunmurétaittrouédetroisimpactsdeballe(illesavaitcomptés),àregarderenluisansy trouveraucuneforce,aucunréconfortspirituel,aucunevoixpour luiparler–contrairementàcequis'étaitproduitàlaPorteduSoleil.Etilpassaitsontempsàdormir.Sanscesserdepenserqu'ilallaitseréveiller

d'uncauchemar,etseréveillanttoujoursaumêmeendroit,surlemêmesol.Sanscesser de se dire que le pire était passé, et se réveillant toujours en sueur,terroriséchaquefoisqu'ilentendaittoqueràlaporte–peut-êtren'avaient-ilsrientrouvédecequ'ilavaitracontéetlatorturereprendrait,encoreplusviolente.

Quelqu'unfrappaàlaporte.Paulovenaitdefinirdedîner,maisilsavaitqu'onallait peut-être lui servir àprésent lepetit déjeuner, pour ledésorienter encoreplus.Ilenfilalacagoule,ilentenditlaportes'ouvriretquelqu'unjeterunpaquetàterre.«Habille-toi.Etfaisattentionàlacagoule.»C'étaitlavoixdu«gentilpolicier»–oudu«gentilbourreau»–,commeil

préférait l'appeler en son for intérieur. Il attendit que Paulo soit habillé etchaussé. Puis il le prit par le bras en lui recommandant de prendre garde à labarreduseuildelaporte.Iléprouvaitsansdoutelebesoindedirequelquechosed'aimable,carPaulol'avaitfranchiedesdizainesdefoispourallerauxsanitaires.Puis il lui rappela qu'il était le seul responsable desmarques qu'il avait sur lecorps.Ilsmarchèrentenvirontroisminutesetuneautrevoixdéclara :«LaVariant

attenddanslacour.»Lavariante?Paulocompritplustardqu'ils'agissaitd'unmodèledevoiture,

maissurlemomentilcrutàuncodesecret,dugenre«Lepelotond'exécutionestprêt».Onl'emmenajusqu'auvéhiculeoùon luipassaunstyloetunpapiersous la

cagoule. Il ne comptait même pas le lire, il était prêt à signer tout ce qu'onvoulait, n'importe quel aveu quimettrait fin à cet isolement aliénant.Mais le« gentil bourreau » lui expliqua que c'était la liste de ses affaires trouvées àl'hôtel.Lessacsétaientdanslecoffre.Lessacs!Aupluriel.Ilétaitsiengourdiqu'ilneleremarquapastoutdesuite.Il obéit. La porte opposée s'ouvrit. Paulo épia par la fente de la cagoule et

reconnulesvêtements:c'étaitelle!Onluidemandaaussideparapherunpapiermais elle refusa, elle voulait d'abord lire ce qui était écrit. Le ton de sa voixmontraitqu'ellen'avaitpaniquéàaucunmoment,qu'elleavaitgardélecontrôle

de ses émotions. Le type accéda servilement à sa demande.Après avoir lu etfinalementsigné,elleposasamainsurcelledePaulo.«Aucuncontactphysiquen'estautorisé»,lançale«gentilbourreau».Elle ignora ses paroles, et l'espace d'un instant Paulo redouta qu'on les

reconduiseàl'intérieurpourlespunirdenepasavoirobéi.Iltentaderetirersamain,qu'elleserraplusfortpourl'enempêcher.Le«gentilbourreau»secontentadefermerlaportièreetdonnalesignaldu

départ. Lorsque Paulo demanda à sa petite amie comment elle allait, elleréponditparunediatribecontretoutcequis'étaitpassé.Surlabanquetteavantquelqu'un émit un rire, il la supplia de se taire pour l'amour de Dieu, ilspourraientenparlerentêteàtêteplustardouunautrejour,oubienlàoùonlesemmenait,peut-êtredansunevraieprison.«Onnenousauraitpasfaitsignerunpapierattestantquenosaffairesnousont

étérenduessicen'étaitpaspournouslibérer»,rétorqua-t-elle.Ilyeutunnouveaurireà l'avant–deux,en réalité.Lechauffeurn'étaitpas

seul.« J'ai toujours entendu dire que les femmes sont plus courageuses et plus

intelligentesqueleshommes,acommentél'undesdeux.Onl'abienvuaveccesdeux-là.»Mais l'autre lui intima de se taire. La voiture roula un certain temps, puis

s'arrêta.Celuiquioccupaitlesiègepassagerleurdemandaalorsd'enleverleurscagoules.C'étaitl'undeshommesquiavaientaccostélecoupleàl'hôtel,unAsiatique,à

présenttoutsourire.Ildescenditaveceux,allaouvrirlecoffre,ensortitlessacsetlesleurtendit,aulieudelesjeterparterre.« Vous pouvez y aller. Prenez à gauche au prochain carrefour, marchez

environvingtminutesetvoustomberezsurlagareroutière.»Il retourna à la voiture, qui démarra sans hâte, comme si tout ce qui venait

d'arriverétaitanodin.C'étaitlanouvelleréalitéduBrésil:ilsétaientaupouvoiretpersonnenepourraitjamaisseplaindreàvoixhaute.Pauloetsapetiteamiesedévisagèrent,avantdesejeterdanslesbrasl'unde

l'autre et de s'embrasser longuement. Puis ils semirent en route pour la gare.Pourlui,ilétaitdangereuxderesterlà.Maisellen'avaitpasl'aird'avoirchangédu tout,commesices jours–cessemaines,cesmois,cesannées?–n'étaientqu'une interruption dans un voyage de rêve, que les souvenirs positifsl'emportaient et ne pouvaient être ternis par cet incident. Il pressa le pas pouréviterdeluidirequec'étaitsafaute,qu'ilsn'auraientpasdûs'arrêteràVilaVelhapour voir des sculptures façonnéespar le vent, que s'ils avaient poursuivi leur

chemin,riendetoutçaneseraitarrivé,maisellen'étaitpasresponsable,nilui,nipersonnedeleurentouraged'ailleurs.Cequ'ilpouvaitêtreridiculeetfaible!Maistoutàcoupiléprouvaunviolent

maldetête,siintensequ'ill'empêchaitpresquedemarcher,deseréfugierdanssavillenatale,ouderetournerà laPorteduSoleilpourdemanderauxancienshabitants,oubliés,del'aideràcomprendre.Ils'appuyaaumuret laissasonsacglisseràterre.«Tusaiscequ'ilt'arrive?demanda-t-elleavantderépondreelle-même.Jele

sais parce que je l'ai vécu à l'époque des bombardements dans mon pays.Pendanttoutletempsquetuaspassélà-bas,tonactivitécérébrales'estréduite,lesangn'apasirriguétoncorpscommed'habitude.Çavatepasserd'icideuxoutroisheures,maisquandmêmeonachèteradesaspirinesàlagare.»Elle attrapa son sac, prit Paulo contre elle et le força àmarcher, lentement

d'abord,puisplusvite.Ah quelle femme, quelle femme ! Quelle peine il éprouva le jour où il lui

proposadepartirpourlesdeuxcentresdumonde–PiccadillyCircusetleDam–etqu'elleréponditqu'elleétaitfatiguéedevoyageretque,pourêtrehonnête,ellenel'aimaitplus…Chacundevaitsuivresonproprechemin.

Letrains'arrêtaetlapancarteécriteenplusieurslangues,siredoutée,apparutparlecôté:DOUANE.Quelquespoliciersmontèrentetsemirentàinspecterleswagons.Paulos'était

calmé, sa séance d'exorcisme terminée. Mais une phrase de la Bible, plusexactementdulivredeJob,s'étaitfichéedanssatête:«Cequejeredoutem'arrive.»Ilfallaitqu'ilsemaîtrise,carn'importequipeutflairerlapeur.Bon.Sisoncamaradeavaitditvrai,leseulrisquequ'ilscouraientétaitdese

fairerefouler,cequin'étaitpasunproblèmeensoi.Ilyavaitd'autresendroitsoùpasser la frontière. Et si les portes des Pays-Bas ne s'ouvraient nulle part, ilrestaittoujoursl'autrecentredumonde:PiccadillyCircus.Il éprouvait un immense calme après avoir revécu l'horreur qui lui était

tombéedessusunanetdemiplustôt.Commes'ilfallaittoutaffrontersanspeur,envisagerleschosescommedesimplesfaitsdelavie:nousnechoisissonspascequinousarrive,maisnouspouvonschoisirnotrefaçond'yréagir.Et il se rendait compte que jusqu'à présent le cancer de l'injustice, du

désespoir,de l'impuissance, avait commencéàdévelopperdesmétastasesdanstoutsoncorpsastral.Maismaintenantilétaitlibre.Etçarecommençait.Lesdouaniersentrèrentdanslecompartimentqu'iloccupaitavecl'Argentinet

quatre inconnus. Comme il s'y attendait, ils leur demandèrent à tous deux dedescendre. Dehors il faisait un peu froid, bien que la nuit ne soit pas encoretotalementtombée.Maislanatureobserveuncyclequisereflètedansl'âmedel'êtrehumain:la

planteproduitlafleurpourattirerlesabeillesgrâceauxquellesnaîtraunfruit.Lefruitproduitdesgraines,quià leur tourdeviennentdesplantes,quiànouveaufont éclore des fleurs, qui attirent des abeilles, qui fertilisent la plante quiproduiraainsidesfruitsetainsidesuitejusqu'àlafindel'éternité.Automne,sois

lebienvenu:lemomentarrivedelaisserpartirl'ancien,etlesterreursdupassé,pourpermettreaurenouveaud'apparaître.Unedizainedejeunesgensfurentemmenésàl'intérieurdupostededouane.

PersonnenedisaitmotetPaulosetintleplusloinpossibledesoncompagnon,qui le remarquaetn'essayapasde lui imposersaprésence,ni saconversation.Surlemoment,ildutpenserquecejeuneBrésilienlejugeait,qu'ilseméfiaitdelui, mais il avait aussi vu son visage s'assombrir terriblement puis briller ànouveau–«briller»étaitexagéré,maisaumoinsson intense tristessed'ilyapeuavait-elledisparu.

*

Ilsétaientappelésunparundansunesalle,etpersonnenesavaitcequ'ils'ydisait car la sortie s'effectuaitparuneautreporte.Paulo fut le troisièmeàêtreconvoqué.Undouanierenuniforme,assisderrièreunetable,luidemandasonpasseport

etsemitàfeuilleterungrandclasseurremplidenoms.«Undemesrêves,c'estdeconnaître…»,tentaPaulo,maisl'autreluifitsigne

denepasl'interrompre.Soncœurbattitplusviteetils'efforçadeluttercontrelui-même,decroireque

l'automneétaitarrivé,quelesfeuillesmortesavaientcommencéàtomber,qu'unnouvel homme surgissait peu à peu de ce qui n'avait été, jusqu'alors, qu'unchiffond'émotions.Lesvibrationsnégativesattirentd'autresvibrationsnégatives, aussi tenta-t-il

de se calmer, surtout après avoir remarqué que le douanier portait une boucled'oreille, chose impensable dans les pays qu'il avait traversés. Il essaya de sedistraireenseconcentrantsurlasallepleinedepapiers,surunephotodelareineet sur une affiche représentant un moulin à vent. L'homme abandonnarapidement sa liste et lui demanda non pas ce qu'il venait faire auxPays-Bas,maiss'ilavaitl'argentnécessairepourrentrerchezlui.Pauloréponditparl'affirmative.Ilsavaitdepuislongtempsquelebilletretour

était la principale condition pour pouvoir voyager en terre étrangère, aussi enavait-ilachetéunhorsdeprixaudépartdeRome,lavilleoùilavaitdébarquéenEurope, bien que la date de retour soit pour dans un an. Il porta lamain à lapochettequ'ilgardaitcachéedanssaceinture,disposéàprouversesdires,maisle fonctionnaire lui expliqua que ce n'était pas nécessaire, qu'il voulait justesavoircombiend'argentilavait.«Dans les 1600dollars.Unpeupluspeut-être, je ne sais pas combien j'ai

dépensédansletrain.»

IlavaitdébarquéenEuropeavec1700dollarssur lui,qu'ilavaitgagnésendonnantdescourspréparatoiresàl'écoledethéâtrequ'ilfréquentait.Lebilletlemoins cher était pour Rome. À son arrivée, il avait appris par le « CourrierInvisible»queleshippiesseréunissaienttoujourssurlaplaced'Espagne.Ilavaittrouvéunendroitoùdormirdansunjardinpublic,s'étaitnourridesandwichsetdeglacesetauraitputoutaussibienresterdanslacapitaleitalienne,oùilavaitrencontréuneGalicienneavecquiilavaitaussitôtsympathisé,avantdedevenirsonpetit ami. Il avait finiparacheter legrandbest-seller à lamode,qui allaitsansaucundoutechangersavie:L'Europeàcinqdollarsparjour.Lesjournéespasséessurlaplaced'Espagneluiapprirentquenonseulementleshippies,maisaussi les gens conventionnels, les « bourges» commeondisait, utilisaient cetouvrage qui, outre les sites touristiques importants, listait les hôtels et lesrestaurantslesmoinschersdechaqueville.Grâceàcelivre,ilneseraitpascomplètementperduenarrivantàAmsterdam.

QuandlaGalicienneluiannonçaqu'ellepartaitpourAthènes,enGrèce,ildécidade semettre en routepour sapremièredestination, la secondeétantPiccadillyCircus,commeiln'avaitdecessedeselerabâcher.

*

Il fitànouveauminedemontrersonargent,mais ledouanier tamponnasonpasseport et le lui rendit, avant de lui demander s'il avait des fruits ou desvégétauxsurlui.Pauloavaitdeuxpommesdanssonsac,quel'autreluidemandadejeterdansunepoubelleàcôtédelagare,ensortant.«Etmaintenant,commentjefaispouralleràAmsterdam?»On l'informaqu'il devrait prendreun train régional, qui passait là toutes les

demi-heures.SonbilletachetéàRomeétaitvalablejusqu'àsadestinationfinale.Surl'indicationdufonctionnaire,Paulosortitparuneautreporte,retrouval'air

libreetentrepritd'attendreleprochaintrain,àlafoissurprisetcontentqu'onl'aitcrusurparole.Vraiment,ilentraitdansunautremonde.

Karlan'avaitpasperdu sonaprès-midi à attendreauDam : comme il s'étaitmis à pleuvoir et que la voyante lui avait garanti l'arrivée de la personne tantattenduepour le lendemain, elle était alléeaucinémavoir2001 : l'odysséedel'espace. Elle n'était pas adepte des films de science-fiction, mais de l'avisgénéralc'étaitunvraichef-d'œuvre.Etc'étaitlecas.Nonseulementcefilml'avaitaidéeàtuerletemps,maislafin

démontraitcequ'ellepensaitsavoir:letempsestcirculaireetrevienttoujoursaumêmepoint.Laquestionn'estpasd'ycroireoupas,puisqu'ils'agitd'uneréalitéabsolue et incontestable. Nous sommes nés d'une graine, nous grandissons,vieillissons,mourons,retournonsàlaterreetredevenonsunegrainequi,tôtoutard, se réincarnera en une autre personne. Bien qu'issue d'une familleluthérienne, elle avait un temps flirté avec le catholicisme et récitait leCredochaquefoisqu'elleallaitàlamesse.Sonpassagepréféréétaitlesuivant:«Jecrois[…]àlarésurrectiondelachairetàlavieéternelle.Amen.»Larésurrectiondelachair:elleavaitunefoistentéd'évoquercepassageavec

un prêtre, de l'interroger sur la réincarnation, mais il avait affirmé qu'il étaitquestiond'autrechose.Dequoi?avait-elledemandé.Laréponseluiavaitparulecomble de l'idiotie : elle n'était pas assez mûre pour comprendre. C'est enconstatantqueleprêtrenonplusnesavaitpasdequoicettephrasetraitaitqu'elleavaitprissesdistancesaveclecatholicisme.Amen, répétait-elleàprésent en regagnant l'hôtel.Elle restait auxaguets, au

casoùDieudécideraitdeluiparler.Aprèss'êtreéloignéedel'Église,elles'étaitmise à chercher une formede réponse au sens de la vie dans l'hindouisme, letaoïsme, le bouddhisme, les cultes africains, les différents types de yoga. LepoèteKabîravaitditbiendessièclesplustôt:« Ta lumière emplit l'Univers ; elle est la lampe d'amour qui brûle sur le

plateaudelaconnaissance.»

Commel'amourétaitsicompliquépourelle,àtelpointqu'elleavaittoujoursévitéd'ypenser,elleavait finiparconclureque laConnaissancese trouvaitenelle,cequeprêchaientd'ailleurslesfondateursdecesreligions.Désormais,toutcequ'ellevoyaitluirappelaitlaDivinité,etelles'efforçaitdemanifesterjusquedanssesmoindresgestessagratituded'êtreenvie.Celaluisuffisait:lepiredescrimesestceluiquifinitpartuersaproprejoie

devivre.

*

Elleentradansuncoffee-shop,nonpaspouryacheterdelamarijuanaouduhaschisch,maissimplementpourboireuncaféaveclaserveuse,Wilma,quiétaitelleaussinéerlandaiseetavaitl'airdéphasé.Ellesdécidèrentd'allerauParadiso,puis changèrent d'avis, peut-être parce que l'endroit avait perdu l'attrait de lanouveauté,commelesdroguesvenduesdanslecaféoùWilmatravaillait.C'étaitbienbeaupourlestouristes,maissansintérêtpourceuxquilesavaienttoujourseuesàportéedemain.Unjour–unjourdansunfuturlointain–lesgouvernementsenviendraientà

la conclusion que lameilleure solution à ce qu'ils appelaient un « problème»seraitde légaliser.Unegrandepartiede lamystiqueduhaschischrésidaitdanssoncaractèreinterdit,etdoncconvoité.«Maisçan'intéressepersonne,réponditWilma.Ilsgagnentdesmillionsavec

la répression. Ils se croient supérieurs. Ils se prennent pour les sauveurs de lasociétéetdelafamille.Enfiniraveclesdrogues,c'estuneexcellentepromessedecampagne.Parquelleidéeveux-tuqu'ilslaremplacent?Ahoui,enfiniraveclapauvreté,maisçapluspersonnen'ycroit.»Elles se turent et restèrent unmoment à fixer leurs tasses.Karla pensait au

film, au Seigneur des anneaux et à sa vie. Elle n'avait jamais rien vécu devraimentintéressant.Elleétaitnéedansunefamillepuritaine,avaitétudiédansun collège luthérien, appris la Bible par cœur, perdu sa virginité encoreadolescenteavecuncompatriotetoutaussiviergequ'elle,voyagéquelquetempsà travers l'Europe, trouvé un travail à vingt ans (elle en avait à présent vingt-trois) ; les journées lui paraissaient longues et répétitives ; elle était devenuecatholique notamment pour contrarier sa famille, avait décidé de quitter lamaison pour vivre seule, eu une ribambelle de petits copains qui entraient etsortaientdesavieetdesoncorpsàunefréquencequiallaitdedeuxjoursàdeuxmois,etestimaitquetoutétaitlafautedeRotterdametdesesgrues,desesruesgrises,desonportoùaccostaientdeshistoiresbienpluspassionnantesquecellesdesesamis.

Elles'entendaitmieuxaveclesétrangers.Saroutinedelibertéabsoluen'avaitétécasséequ'unefois, lorsqu'elleavaiteulabonneidéedetomberéperdumentamoureused'unFrançaisdedixanssonaîné.Elles'étaitconvaincuetouteseulequ'ellearriveraità fairedecetamourdévastateurunsentimentpartagé, toutensachant pertinemment que cet homme voulait juste coucher avec elle, uneactivité dans laquelle elle excellait et cherchait toujours à s'améliorer. Unesemaine plus tard, elle l'avait largué à Paris, après avoir conclu qu'elle neparvenaitdécidémentpasàdécouvrir le rôlede l'amourdanssonexistence.Etc'étaitunesouffrance,parcequetoutessesconnaissancesfinissaienttôtoutardparévoquer l'importancedesemarier,d'avoirdesenfants,decuisinerdebonspetits plats, d'avoir un compagnon ou une compagne avec qui regarder latélévision,allerauthéâtre,voyagerdanslemondeentier,àquiapporterdepetitscadeaux surprises en rentrant à lamaison, à qui cacher qu'on a découvert sespetites trahisons. Quelqu'un avec qui fonder une famille, pour finalementproclamerque les enfants sont la seule raisondevivre, s'inquiéterde cequ'ilsvontmanger,deleuravenir,deleurréussiteàl'école,autravail,danslavieengénéral.Autrementdit,deprolongerainsipourquelquesannées leur sensationd'être

utile sur cette terre, jusqu'à ceque tôt ou tard les enfants s'en aillent.Alors lamaison paraîtrait vide et la seule chose réellement importante deviendrait ledéjeunerdudimanche,etlafamilleréunie,dontlesmembresfeindraientd'allertoujoursbien,deneconnaîtreaucunejalousieoucompétitionentreeux,quandbienmêmeilsselançaientdespoignardsinvisiblesdansl'air,parcequemoijegagneplusquetoi,parcequemafemmeestdiplôméeenarchitecture,parcequenousvenonsd'acheterunemaisondontvousn'avezmêmepas idée,etainsidesuite.Deuxansauparavant,elleavaitconcluquecontinueràvivredanscetteliberté

absoluen'avaitplusdesens.Elleavaitcommencéàpenseràlamort,puissongéà entrer dans un couvent, allant jusqu'à rendre visite à des Carmélites quivivaientpiedsnus,ettotalementcloîtrées.Elleavaitprétenduêtrebaptisée,avoirdécouvert leChristetvouloirêtresaFiancéepour le restantdeses jours.À lademande de la mère supérieure, elle avait pris un mois de réflexion pourconfirmersadécision,etpendantcemois-làelleavaitpuàloisirs'imaginerdansunecellule,obligéedeprierdumatin jusqu'ausoir,derépéter lesmêmesmotsjusqu'à ce qu'ils soient vidés de leur sens. Elle avait compris qu'elle étaitincapabledemenerunevieoùlaroutinerisquaitdelameneràlafolie.Lamèresupérieureavaitraison.Ellen'yretournajamais.Sonquotidiend'absoluelibertéavait beau être dur, elle aurait toujours des nouveautés plus intéressantes àdécouvriretàfaire.

Un marin de Bombay, en plus d'être un excellent amant – ceux-ci étaientplutôtrares– l'initiaaumysticismeoriental.Ellesemitalorsàpenserquesondestin,danscettevie-là,étaitdepartirtrèstrèsloin,devivredansunegrotteenHimalaya, en espérant que les dieux viendraient lui parler tôt ou tard, des'éloignerdesonenvironnementactuelqu'elletrouvaitd'unennuimortel.Sans rentrer dans les détails, elle demanda à Wilma ce qu'elle pensait

d'Amsterdam.«Ennuyeuxàmourir.»Exactement. Pas seulement Amsterdam,mais les Pays-Bas, où l'on naissait

souslaprotectiondugouvernementetoù,grâceauxhospices,auxpensionsderéversion et à la sécurité sociale gratuite ou presque, on vivait sans avoir àredouter une vieillesse démunie. Et où les rois les plus récents étaient depuisdeux générations des reines : la reine mère Wilhelmine et la reine actuelleJuliana, qui laisserait la place à la princesse héritière Beatrix. Pendant qu'auxÉtats-Unis les femmes réclamaient l'égalité et brûlaient leurs soutiens-gorges,Karla–quin'enportaitjamaismalgrésonjolitourdepoitrine–vivaitdansunendroit où cette égalité était déjà conquise depuis longtemps, sans bruit, sansexhibitionnisme, grâce à la logique ancestrale selon laquelle le pouvoirappartient aux femmes : en réalité ce sont elles qui gouvernent leursmaris etleursfils,leursprésidentsetleursrois,quideleurcôtés'efforcentdedonnerlechange en se faisant passer pour d'excellents généraux, chefs d'État, patronsd'entreprise.Leshommes…Ilspensentgouvernerlemondeetnebougentpaslepetitdoigt

sansdemanderleuravis,lesoirvenu,àleurcompagne,leurmaîtresse,leurpetiteamieouleurmère…Karlaavaitbesoinde franchir lepas,dedécouvrirunecontrée intérieureou

extérieurequin'avait encore jamais été explorée, de sortir de cet ennuimortelquisemblaitpompersonénergiedejourenjour.Elleespéraitquelacartomancienneavaitditvrai.Silapersonnepromisenese

montrait pas le lendemain elle partirait quandmême pour le Népal, seule, aurisque de terminer comme une « esclave blanche », vendue à un sultangrassouilletdansunpaysoùlesharemsexistaienttoujours,mêmesielledoutaitsérieusement que quiconque ose enlever une Néerlandaise capable de sedéfendremieuxqu'unhommeauregardmenaçantetausabretranchant.EllepritcongédeWilma,qu'elledevaitretrouverlelendemainauParadiso,et

sedirigeaversledortoiroùellepassaitsesnuitsmonotonesàAmsterdam,cettevilledonttantdegensrêvaientaupointdetraverserlemondepouryparvenir.Ellemarchadans les ruelles sans trottoirs, l'oreille toujours tendueaumoindresigne – elle ignorait lequel au juste,mais les signes sont ainsi, surprenants et

cachésdanslequotidien.Labruinequipicotaitsonvisagelaramenaàlaréalité,nonpasàcellequil'environnait,maisaufaitd'êtrevivante,demarcherentoutesécuritédansdesvenellesobscuresalorsqu'ellecroisaitdestrafiquantsvenusduSurinampour opérer ici dans l'ombre.Ceux-là étaient un vrai danger pour lesconsommateurs,oui,parcequ'ilsoffraientlesdroguesduDiable: lacocaïneetl'héroïne.Elletraversaencoreuneplace.Onauraitditquedanscetteville,àl'inversede

Rotterdam,ilyavaituneplaceàtouslescoinsderue.Lapluies'intensifiaetellese sentit pleine de gratitude d'avoir la force de sourire malgré les sombrespenséesquis'étaientemparéesd'elleaucoffee-shop.Elle marchait en silence tout en priant, sans paroles luthériennes ni

catholiques, remerciant la vie dont elle se plaignait quelques heures plus tôt,adorantlescieuxetlaterre,lesarbresetlesanimauxdontlasimplevuerésolvaitlescontradictionsdesonâmeetenveloppaittoutd'unepaixprofonde–nonpasde cette paix d'absence de défis,mais de celle qui la préparait à une aventurequ'elleavaitdécidédevivre,avecousanscompagnonderoute.Elle savait que les anges l'accompagnaient et lui chantaient des mélodies

inaudibles,quicependantlafaisaientvibreretlavaientsoncerveaudespenséesimpures,luipermettantdesereconnecteràsonâmeetdeluidire:«Jet'aime,mêmesi jen'aipasencoreconnu l'Amour. Jenem'enveuxpasd'avoireucespenséesnégativestoutàl'heure,peut-êtreàcausedufilmquejeviensdevoir,oudu livre que je lis…Etmême si c'est seulement dû àmon caractère et àmonincapacitéàvoirlabeautéquiexisteenmoi,jetedemandepardon,jet'aime,etjeteremerciedem'accompagner,toiquimebénisdetaprésenceetmedélivresdelatentationdesplaisirsetdelapeurdeladouleur.»Pourchanger,ellecommençaàsesentircoupabled'êtrequielleétait,d'habiter

le pays où se trouve la plus grande concentration de musées au monde, detraverseràcemomentprécisl'undesmilledeuxcentquatre-vingt-unpontsdelaville,d'avoirsouslesyeuxcesmaisonsauxtroisfenêtreshorizontales–enavoirdavantage était considéré commede l'ostentation et une tentatived'humilier levoisin –, d'être fière des lois qui gouvernaient son peuple et des navigateursqu'ilsavaientétéautrefois,mêmesil'HistoireavaitsurtoutretenulesEspagnolsetlesPortugais.Aucoursdeleurhistoire,ilsn'avaientfaitqu'unemauvaiseaffaire:échanger

l'îledeManhattanaveclesAnglais.Maispersonnen'estparfait.Legardiendenuitluiouvritlaportedudortoir,elleentraleplusdiscrètement

possibleetsongea,avantdes'endormir,àlaseulechosequesonpaysn'avaitpas.Desmontagnes.

Oui,ellepartiraitverslesmontagnes,loindecesplainesimmensesconquisessurlamerpardeshommesdéterminés,quiétaientparvenusàmaîtriserlanatureindomptable.

*

Ellepritladécisiondeseleverplustôt.Elleétaitdéjàhabilléeetprêteàsortirà 11 heures du matin, alors que son heure habituelle était plutôt 1 heure del'après-midi. C'était ce jour-là qu'elle devait rencontrer le compagnon qu'elleattendait,d'aprèslavoyante.Orcelle-cinepouvaitpassetromper:toutesdeuxétaiententréesdansunetransemystérieuse,horsdecontrôle–commelaplupartdes transes,d'ailleurs.Lesmotsqu'avaientprononcésLaylan'étaientpassortisde sa bouche, mais d'une âme plus grande, qui occupait tout l'espace de soncabinet.Il n'y avait pas encore grandmonde sur leDam, qui s'animait peu à peu à

partirdemidi.Maiselleremarqua–enfin!–unvisagenouveau.Descheveuxnormaux,unevestesanstropdemotifsappliqués(leplusgrosétaitundrapeauassortidumotBrésil)etunsacbarioléenbandoulière,probablementtricotéenAmériqueduSud:cessacs,aveclesponchoset lesbonnetspéruviens,étaienttrès prisés des jeunes qui parcouraient le monde. Il fumait une cigarette, unecigarettenormale,commeelleputlevérifierenpassantprèsdeluisansdétecterd'autreodeurquecelledutabac.Ilétaittrèsoccupéànerienfaire,àcontemplerl'immeubledel'autrecôtédela

place et les hippies autour. Il avait probablement envie de parler à quelqu'un,maissonregardrévélaitdelatimidité,unetimiditéexcessive.Elles'assitàunedistanceraisonnable,defaçonà lesurveilleretànepas le

laisserpartirsansavoiressayédeluiproposerunvoyageauNépal.S'ilavaitdéjàparcouruleBrésiletl'AmériqueduSud,commel'indiquaientsavesteetsonsac,peut-êtreaurait-ilenvied'allerplusloin?Ilsemblaitavoiràpeuprèssonâgeetpeu d'expérience, il ne serait sûrement pas difficile à convaincre. Peu luiimportaitqu'ilsoitbeauoulaid,grosoumaigre,petitougrand.Laseulechosequi l'intéressait, c'était de trouver un compagnon de route pour son aventurepersonnelle.

Paulo avait remarqué la belle hippie qui était passéeprès de lui, et il auraitpeut-êtreosé lui sourires'iln'avaitété tétaniséparsa timidité.Mais iln'eneutpas le courage : elle paraissait distante, peut-être attendait-elle quelqu'un ouvoulait-elle simplement contempler le matin grisâtre, mais dépourvu de toutemenacedepluie.Il reporta son attention sur l'édifice d'en face, une véritable merveille

d'architecture,queL'Europeàcinqdollarsparjourdécrivaitcommeunpalaceroyal,construitsur13659pilotis.Toujoursselonceguide,lavilleentièreétaitconstruitesurpilotis,bienquepersonnenes'enaperçoiveréellement.Iln'yavaitaucungardeàl'entréeetlestouristesentraientetsortaientparpaquets,àlaqueueleuleu.C'étaitlegenred'endroitqu'iln'iraitjamaisvisiter.Onsenttoujoursquandonestobservé,etPaulosavaitbienquelabellehippie,

assisehorsdesonchampdevision,avaitlesyeuxrivéssurlui.Ilputlevérifieren tournant la tête, mais elle se mit à lire au moment où leurs regards secroisèrent.Quefaire?Pendantprèsd'unedemi-heure,ilserépétaqu'ildevaitseleveret

aller s'asseoir à côté d'elle : c'était courant àAmsterdam, où on se rencontraitsansavoiràs'excuserniàdonnerd'explications,parsimpleenviedediscuteretd'évoquersesexpériences.Aprèss'êtreconvaincuqu'iln'avaitabsolumentrienàperdre,queceneseraitnilapremièreniladernièrefoisqu'ilseferaitjeter,ilselevapourallerverselle.Ellerestaplongéedanssonlivre.Karla vit qu'il s'approchait – ce qui était rare, car aux Pays-Bas chacun

respectait l'espace d'autrui. Il s'assit à côté d'elle et prononça le mot le plusabsurdequisoitdansunetellesituation:«Pardon.»Elle lui jeta un coup d'œil furtif, attendant le reste, qui ne vint pas. Cinq

minutesgênéess'écoulèrentavantqu'ellenedécidedeprendrel'initiative.«Pardondequoi,aujuste?

—Derien.»

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Cependant,àsaplusgrandejoie,ilévitalessempiternellesidioties:«J'espèrequejenetedérangepas?»,ou«C'estquoicetimmeubleenface?»,ou«Quetu es belle ! » (les étrangers adoraient cette phrase), ou bien « De quel paysviens-tu?»,ouencore«Oùas-tuachetécesfringues?»,etainsidesuite.Elledécidadeforcerunpeuleschoses,vuqu'elles'intéressaitbienplusàlui

qu'ilnepouvaitl'imaginer.«PourquoiledrapeauduBrésilsurtamanche?— Je suis brésilien. Je ne connais personne ici, alors si je croise d'autres

Brésiliensilspourrontm'aideràrencontrerdesgensintéressants.»Alorscegarçon,àl'airintelligent,auxyeuxnoirsbrillantd'uneénergieintense

etd'une fatigueplus intense encore, avait traversé l'Atlantiquepour rencontrerdescompatrioteshorsdesonpays?C'était le comble de l'absurde, mais elle choisit de lui accorder un peu de

crédit. Elle pouvait aborder le sujet du Népal tout de suite et poursuivre leurconversation,oubienleplanterlàetchangerdeplacesurleDam,enprétextantunrendez-vousoutoutsimplementsansexplication.Maisellechoisitdenepasbouger,deresterassiseàcôtédePaulo–c'étaitson

nom.Etcettedécisionallaittotalementchangerlecoursdesavie.Ilenestainsideshistoiresd'amour–mêmesisurlemomentelleétaitloinde

penseràcemotsecretetàsesdangers.Ilsétaientensemble,lavoyanteavaitditjuste,lemondeintérieuretlemondeextérieurserencontraientàtoutevitesse.Iléprouvaitpeut-êtrelamêmesensation,maisvisiblementilétaittroptimide.Oupeut-êtrevoulait-il justede lacompagniepourfumerun joint.Oubien,encorepire, il ne voyait en elle qu'une potentielle partenaire avec qui se rouler dansl'herbeduVondelparketqu'illaisseraittomberaprèsl'orgasme,commesiriennes'étaitpassé.Commentdéterminerlanatured'unêtreenquelquesminutesseulement?Bien

sûr, nous sentons si quelqu'un nous inspire de la répulsion, et nous nouséloignonsauplusvite,maislàcen'étaitpasdutoutlecas.Ilétaitmaigrecommeunclou,maissescheveuxparaissaientbiensoignés.Ilavaitdûprendreunbainlematinmême,ilsentaitencorelesavon.

À l'instant où il s'était assis à côté d'elle et avait prononcé l'absurde mot«pardon»,Karlaavaitéprouvéunimmensebien-être,commesiellen'étaitdéjàplus seule.Elle était avec lui, il était avecelle et ils le savaient tous lesdeux,même s'ils ne s'étaient rien dit et ignoraient ce qui se passait au juste. Lessentiments cachés, non verbalisés, étaient déjà présents, ils attendaientsimplementleurheurepoursemanifester.KarlaetPauloétaiententraindevivrecemomentoùbiendesrelationsquiauraientpuseterminerengrandamourseterminaient tout court – soit parce que les âmes, en se rencontrant sur terre,saventdéjàversoùelless'acheminentensembleetensonteffrayées,soitparcequenoussommessiconditionnésàcherchertoujours«mieux»quenousneleurlaissonspasletempsdeseconnaître,etnousperdonslachancedenotrevie.Karla laissait son âme se manifester. Parfois les paroles de l'âme nous

induisent en erreur, parce que l'âme ne nous est pas toujours très fidèle, elleacceptedessituationsquinenouscorrespondentenrien,elletentedeplaireaucerveauetignoreceversquoielletendchaquejourdavantage:laConnaissance.Le Moi visible, que l'on croit être soi, n'est qu'un espace limité, étranger auvéritableMoi.C'estpourquoitantdegensontdumalàécoutercequel'âmeleurmurmure : ils tentent de la contrôler pour qu'elle suive exactement ce qu'ilsplanifient,leursdésirs,leursespoirs,leuravenir,leurenvied'annoncerauxamis« J'ai enfin rencontré l'amour de ma vie », leur peur de finir seul dans unhospice.Karla ne se laissait plus induire en erreur. Ignorant ce qu'elle ressentait au

juste, elle s'efforça de lâcher prise, sans plus amples explications oujustifications.Elle savait qu'elledevait, enfin, lever levoilequi recouvrait soncœur,maiselle ignorait encorecommentetquandelle ledécouvrirait.En toutcas pasmaintenant, pas si vite. L'idéal était de tenir Paulo à une distance desécurité jusqu'à discerner comment ils allaient s'entendre dans les prochainesheures,ou journées,ouannées–non,ellenepensaitpasenannées,parcequeson destin était une grotte àKatmandou, où elle serait toute seule, en contactavecl'Univers.

Quant à Paulo, son âme ne s'était pas encore révélée à lui et il ne pouvaitdevinersicettefilleallaitdisparaîtred'uninstantàl'autre.Ilnesavaitplusquoidire, et elle gardait le silence, un silence qu'ils acceptaient tous deux. Ilsregardaientdroitdevanteux, lesyeuxperdusdans levague, lesémotionsdansuneautredimension,tandisquelespassantssedirigeaientverslessnacksetlesrestaurantsetquelestramwayscirculaient,bondés.«Tuveuxdéjeuner?»Paulopritsaquestionpouruneinvitation,quilesurpritetleravit.Iln'arrivait

pasàcomprendrequ'unefilleaussijolieluiproposededéjeuneravecelle.SonséjouràAmsterdamcommençaitplutôtbien.Iln'avaitrienimaginéàl'avance.Or,quandleschosesseproduisentdefaçon

imprévueouinespérée,ellesn'ensontqueplusagréablesetprofitables.Enoutre,parler avec une inconnue sans la moindre arrière-pensée romantique rendaitl'échangeplusfluideetnaturel.Était-elle seule ? Pendant combien de temps lui accorderait-elle de

l'attention?Quedevait-ilfairepourlagarderprèsdelui?Rien. Ce flot de questions idiotes s'évanouit dans l'espace et bien qu'il ait

mangépeuavant,ilréponditparl'affirmative.Ilespéraitjustequ'ellen'allaitpaschoisirunrestauranttropcher,carildevaitteniruneannéeavecseséconomies,jusqu'àladatedesonbilletretour.Pèlerin,tuesdistrait;calme-toi.Parcequetouslesappelésneserontpasélus.Iln'estpasdonnéàtoutlemondededormirlesourireauxlèvresEtdevoircequetuvois.

Bien sûr, nousdevonspartager.Même les informationsquenouspossédonstous.Nousdevonsàtoutprixnousgarderdecéderàlavolontéégoïsted'arriverseul à la fin du voyage, sous peine de découvrir un paradis vide, sans aucunintérêt,etdemourirbientôtd'ennui.

Il ne faut pas nous emparer des torches qui éclairent notre chemin et lesemporter avec nous : en agissant de la sorte, nous remplirions nos sacs delanternes, mais toute cette lumière emmagasinée ne saurait remplacer lacompagniedontnousmanquons.Alors,àquoicelanousavancerait-il?MaisPauloavaitdumalàrestercalme.Iléprouvaitlebesoindegraverdans

samémoiretoutcequ'ildécouvrait:unerévolutionsansarmes,uneroutesanscontrôle de passeport ni virage dangereux. Un monde qui tout à coup étaitdevenu jeune, indépendamment de l'âge des gens et de leurs convictionspolitiques ou religieuses. Le soleil avait surgi, comme pour dire qu'enfin laRenaissanceapprochait,changeantlesusetcoutumesdetous.Etunbeaujour,dans un futur très proche, on ne dépendrait plus de l'opinion des autresmaisuniquementdesaproprefaçondevoirlavie.Des gens vêtus d'orange qui dansaient et chantaient dans les rues, des

vêtements multicolores, une fille qui distribuait des roses aux passants, dessouriressurtoutesleslèvres…Oui,demainseraitmeilleur,malgrétoutcequisepassait en Amérique latine et ailleurs dans le monde. Demain serait meilleursimplementparcequ'iln'yavaitpaslechoix,onnepourraitreveniraupasséetlaisserlemoralisme,l'hypocrisieetlemensongereprendrepossessiondesjourset des nuits des habitants de cette Terre. Il se rappelait sa séance d'exorcismedans le train et lesmilliers de critiques qu'il recevait en permanence de tous,prochescommeinconnus.Ilserappelaitladouleurdesesparentsetavaitenviedeleurtéléphonersur-le-champpourleurdire:«Nevous inquiétezpas, jevaisbienetvouscomprendrezbientôtque jene

suispasnépouralleràl'université,obtenirundiplômeettrouveruntravail.Jesuis né pour être libre et je peux survivre, j'aurai toujours une activité, jetrouveraitoujoursunmoyendegagnerdel'argent,j'auraitoujourslapossibilitédememarieretdefonderunefamille,maispasaujourd'hui.Aujourd'hui,c'estlemomentderéussiràêtrejustedansleprésent,icietmaintenant,aveclajoiedesenfantsàquiJésusadestinéleRoyaumedesCieux.S'ilfautdevenirpaysanjeleferaisansproblème,carcelamepermettrad'êtreencontactaveclaterre,lesoleilet la pluie. S'il fautm'enfermer dans un bureau je le ferai sans problème, carj'auraiàmescôtésd'autrespersonnes,etnousfinironsparformerungroupe,ungroupe qui découvrira comme il est bon de s'asseoir autour d'une table et deparler,deprieretderireàlafindelajournée,pourselaverdutravailrépétitif.S'ilfautresterseul,jeresteraiseul;sijetombeamoureuxetdécidedememarierjememarierai,carjesuiscertainquemonépouse,l'amourdemavie,accepterama joie comme la plus grande bénédiction qu'un homme peut donner à unefemme.»

*

La jeune fille avecqui il allait déjeuner s'arrêta pour acheter des fleurs.Aulieu de les emporter, elle en fit deux petits bouquets et en piqua un dans sescheveuxàlui,puisl'autredanslessiens.Loindeparaîtreridicule,cegesteétaitunefaçondecélébrerlespetitesvictoiresdelavie,commelesGrecscélébraientilyaplusdedeuxmilleansleursvainqueurs,leurshérosetleurspoètes–avecpourtoutordescouronnesdelaurier,quiétaientéphémèrescertes,maislégères,et n'exigeaient pas une surveillance constante comme celles des rois et desreines. Paulo et Karla croisaient beaucoup de gens qui portaient ce typed'ornementdanslescheveux,ettoutsemblaitplusbeau.Ilyavaitdesjoueursdeflûte,deviolon,deguitare,decithare.Leursmélodies

formaientunebandesonoreconfuse,maisenharmonienaturelleaveccetteruesanstrottoirs,commelaplupartdesruesdelaville,etpleinedebicyclettes.Letempo ralentissait ou s'accélérait, et Paulo craignait que ces accélérations nel'emportent,entraînantlafindecerêve.Parcequ'àcemoment-làiln'étaitpasdansunerue,maisdansunsongedont

les personnages étaient de chair et d'os, s'exprimaient dans des languesdifférentes,regardaientlafemmeàsescôtésetsouriaientdesabeauté.Elleleurrendaitunsourireetlapointedejalousiequ'iléprouvaitétaitviteremplacéeparlafiertéqu'ellel'aitchoisipourcompagnon.On les accostait pour leur vendre de l'encens, des bracelets, des vestes

bariolées probablement confectionnées au Pérou ou enBolivie, et Paulo avaitenviedetoutacheterparcequecesgens-làrestaientsouriantsfaceàleursrefus,nesevexaientpas,n'insistaientpas,contrairementauxvendeursdesboutiques.S'illeuravaitachetéunebricole,illeurauraitpeut-êtrepermisdepasserunjourouunenuitdeplusdansceparadis,maisaufondilavait lacertitudequetoussavaients'ensortirdanscemonde.Ildevaitdépenserlemoinspossibleettrouverunmoyendevivredanscettevillejusqu'àcequesonbilletd'avioncommenceàpesertroplourddanslapochetteaccrochéeàsaceinture,soussonpantalon,luiindiquantquel'heureétaitvenuedequitterlerêvepourretourneràlaréalité.Cette réalité lui apparaissait d'ailleurs de temps à autre dans ces rues et ces

parcs, sur de petites tables surmontées de panneaux montrant les atrocitéscommisesauVietnam,commecettephotod'ungénéralexécutantunmembreduVietCongdesang-froid.Toutcequ'ondemandaitauxpassants,c'étaitdesignerunepétition,etpersonnenes'yrefusait.Ilétaitbienconscientqu'ilmanquaitencorebeaucoupdechosespourquela

Renaissance s'emparedumonde.Mais il était sûr qu'elle commençait, oui ellecommençait,etquechacundecesjeunes,danscetterue,serappelleraitcequ'il

étaitentraindevivreàcemoment-làetdeviendrait,àsonretourdanssonpays,unmissionnairedelapaixetdel'amour.Carunmondenouveauétaitpossible,unmonde enfin libéréde l'oppression, de la haine, desmaris qui battent leursfemmes, des tortionnaires qui suspendent les gens la tête en bas et les tuent àpetitfeuavec…… Il n'avait pas perdu son sens de la justice et l'injustice qui régnait le

scandalisait,maispourl'instantilavaitbesoindesereposeretdereprendredesforces.Ilavaitgâchéunepartiedesajeunesseàmourirdepeur,lemomentétaitvenu d'affronter la vie et le chemin inconnu sur lequel il s'engageait aveccourage.

*

Ilsentrèrentdansl'unedesdizainesdeboutiquesquivendaientdespipes,desfoulardscolorés,desimagesorientales,desmotifsàappliquersurlesvêtements.Pauloy trouvacequ'il cherchait :unpaquetdepetits clousen formed'étoilesdontilpiqueraitsavesteenrentrantaudortoir.Dans l'un des nombreux parcs de la ville, trois filles méditaient torse nu,

paupières closes, en posture de yoga, tournées vers un soleil qui se cacheraitpeut-être bientôt et mettrait deux saisons à revenir, avec le printemps. Entraversant les lieux, il prêta attention aux gens plus âgés qui se rendaient autravailouenrevenaient:ilsnesedonnaientmêmepaslapeinederegarderlestroisfilles.Icilanuditén'étaitpaspunieouréprimée,chacunétaitmaîtredesoncorpsetfaisaitcequebonluisemblait.Et les t-shirts : beaucoup véhiculaient tout un tas de messages, parfois

agrémentésdelaphotod'uneidole–JimiHendrix,JimMorrison,JanisJoplin–,maislaplupartprêchaientlaRenaissance:Aujourd'huiestlepremierjourdurestedetavie.Unsimplerêveestpluspuissantquemilleréalités.Chaquerêveabesoind'unrêveur.

Sonattentionfutparticulièrementattiréeparlaphrasesuivante:Lerêveestspontané,doncdangereuxpourceuxquin'ontpaslecouragede

rêver.C'était ça.C'était ça que le systèmene tolérait pas,mais le rêve finirait par

l'emporter,avantladéfaitedesAméricainsauVietnam.Il y croyait. Il avait choisi sa folie et avait à présent l'intention de la vivre

intensément,deresterlàjusqu'àentendrel'appelqu'onluiadresserait,unappelàagirpouraideràchanger lemonde.Sonrêveétaitdedevenirécrivain,mais ilétaittroptôtpourl'instant.Etpuisiln'étaitpassûrquedeslivrespuissentavoir

cepouvoirdechangement,maisilferaitdesonmieux,pourmontrercequelesautresnevoyaientpasencore.Il était sûr d'une chose : tout retour en arrière était impossible, il n'existait

désormaisquelechemindelalumière.

*

Ilrencontrauncouplebrésilien,TiagoetTabita,quiremarquèrentsonécussonetvinrentseprésenteràlui.«NoussommesdesEnfantsdeDieu»,luidirent-ilsavantdel'inviteràvisiter

leurlieudevie.MaistoutlemondeétaitunEnfantdeDieu,non?Oui,maiseuxpratiquaientuncultedontlefondateuravaiteuunerévélation.

N'avait-ilpasenvied'ensavoirunpeuplus?«Biensûrquesi»,assuraPaulo.QuandKarlalequitteraitenfindejournée,ilauraitdéjàdenouveauxamis.

*

Mais sitôt qu'ils se furent éloignés,Karla saisit l'écusson de sa veste et l'enarracha.«Tu as trouvé ceque tu cherchais à la boutique.Les étoiles sont bienplus

joliesquelesdrapeaux.Situveux,jet'aideraiàlesdisposerenformedecroixégyptienneoudePeaceandLove.— Tu n'aurais pas dû faire ça. Tu n'avais qu'àme poser la question etme

laisserdécidersijevoulaislegarderoul'enlever.J'aimeetjedétestemonpays,maisça, çame regarde.Cen'estpasparcequ'onvientde se rencontrerque jedépendsdetoi,laseulepersonnequejeconnaisseici.Situcroisquetupeuxmedicter ma conduite et me contrôler, autant nous séparer tout de suite. Je medébrouilleraitoutseulpourtrouverunrestaurantbonmarché.»Savoixs'étaitdurcieetKarla,surprise, jugeasaréactionpositive.Cen'était

pasun idiotquise laissaitmenerpar leboutdunez,quandbienmême ilétaitdansunevilleétrangère.Ilavaitdéjàdûvivreunpaquetdechoses.Elleluirenditl'écusson.« Alors mets-le ailleurs. C'est impoli de parler dans une langue que je ne

comprends pas et c'est un manque d'imagination d'être venu si loin pour lierconnaissanceavecdesgensquetupourraisrencontrercheztoi.Situteremetsàparlerportugais, jeparlerainéerlandaiset jecroisque ledialogueneserapluspossible.»

*

Lerestaurantn'étaitpasbonmarché:ilétaitGRATUIT,cemotmagiquequiengénéralrendtoutplussavoureux.«Quipayetoutça?Legouvernement?—Legouvernementnéerlandaisnepermetpasquesescitoyensconnaissent

lafaim.Maislà,enl'occurrence,l'argentvientdeGeorgeHarrison,quiaadopténotrereligion.»Karla assistait à la conversation avec un mélange d'intérêt feint et d'ennui

visible.Lefaitqu'iln'aitplusditunmotencheminavaitconfirmélesproposdelavoyante:cegarçonétaitlacompagnieidéalepoursonvoyageauNépal.Ilneparlait pas beaucoup, ne cherchait pas à imposer son avis, mais savaitparfaitement défendre ses droits, comme l'avait montré l'histoire de l'écusson.Ellen'avaitplusqu'àtrouverlebonmomentpouraborderlesujet.Ils allèrent jusqu'au buffet et se servirent de plusieurs plats végétariens

délicieux tout en écoutant un des individus vêtus d'orange expliquer qui ilsétaient aux nouveaux venus. Ces derniers étaient certainement nombreux, etconvertir les gens en cemoment devait être un jeu d'enfant : lesOccidentauxadoraienttoutcequivenaitdesterresexotiquesd'Orient.«Vousavezdûcroiserdesgensdenotregroupeenvenant ici,ditceluiqui

paraissait le plus vieux. Il arborait une barbe blanche et l'air béat de qui n'ajamaiscommisunpéchédetoutesavie.»Àl'origine,lenomdenotrereligionestassezcompliqué,alorsvouspouvez

nousappelersimplementHareKrishna.Onnousconnaîtdepuisdessièclessousce nom, puisque nous croyons que répéter sans cesse “Hare Krishna, HareRama”permetdefairelevidedansnotreespritetd'ylaisserpénétrerl'énergie.»Nouscroyonsque tout estun,quenotre âmeest communeetquechaque

goutte de lumière qui y pénètre finit par éclairer les coins sombres quil'entourent.»Voilà.Ceuxqui leveulentpeuventprendrelaBhagavad-Gîtâensortantet

remplirunefichepourdemanderofficiellementl'affiliation.Vousnemanquerezde rien,parceque leSeigneurBienheureux l'apromisavant lagrandebataille,quandl'undesguerrierss'estsenticoupabledeparticiperàuneguerrecivile.LeSeigneurBienheureuxluiaréponduquepersonnenetueetpersonnenemeurt,qu'il luiincombaitseulementd'accomplirsondevoiretdefairecequiluiavaitétéordonné.»Il prit un exemplaire du livre indiqué. Paulo fixait le gourou avec intérêt ;

KarlafixaitPauloavecintérêt:ellesedoutaitqu'iln'avaitjamaisentenduparlerdetoutça.

«Ô filsdeKuntî, soit tumourras sur lechampdebatailleet serasemmenéauxplanètesdansleciel,soittuvaincrastesennemisettuconquerrascedontturêves. Donc, au lieu de t'interroger sur le but de cette guerre, lève-toi etcombats…»Legourourefermalelivre.«Voilàcequenousdevonsfaire.Aulieudeperdrenotretempsàdire“C'est

bien”ou“C'estmal”,nousdevonsaccomplirnotredestinée.C'est ledestinquivousaconduit iciaujourd'hui.Ceuxqui lesouhaitentpeuventsortiravecnouspourdanseretchanterdanslarueaprèslerepas.»LesyeuxdePaulosefirentplusbrillantsetKarlan'eutpasbesoindeparoles;

elleavaitcompris.«Tun'aspasl'intentiond'yaller,si?—Si.Jen'aijamaischantéetdansédanslaruecommeça.—Tusaisqu'ilsn'autorisentlesexequ'aprèslemariage,etencore,seulement

pourprocréer,paspourleplaisir?Tucroisqu'ungroupequiseprétendilluminéestcapablederejeter,denier,decondamnerunsibelacte?—Jemefichepasmaldusexelà,jepensejusteàladanseetàlamusique.Ça

faitlongtempsquejen'aipasécoutédemusique,quejen'aipaschanté,etc'estuntrounoirdansmavie.—Cesoirjepeuxt'emmenerchanteretdanserquelquepart.»Pourquoi cette fille manifestait-elle tant d'intérêt pour lui ? Elle pouvait se

trouver l'homme qu'elle voulait, quand elle le voudrait. Il se souvint del'Argentin:peut-êtreavait-ellebesoindequelqu'unpourl'aiderdansuncertaintypedetravailquinel'intéressaitpaslemoinsdumonde.Ilentrepritdetâterleterrain:«TuconnaislaMaisonduSoleilLevant?»Saquestionpouvait être interprétéede troismanières : si elle connaissait la

chanson(TheHouseoftheRisingSun,quechantaientTheAnimals),d'abord.Sielleconnaissaitlesensdesparoles,ensuite.Sielleavaitenvied'yaller,enfin.«Arrêtetesconneries.»Cegarçon,qu'audépartelleavaitjugésiintelligent,charmant,taciturne,facile

à contrôler, semblait n'avoir rien compris. Et, pour incroyable que cela puisseparaître,elleavaitdavantagebesoindeluiqueluid'elle.«Trèsbien.Vas-y,moijevoussuisàdistance.Onseretrouveaprès.»Elleeutenvied'ajouter:«ÇafaitunbailquejesuissortiedemapériodeHare

Krishna,moi»,maiselleseretintpournepaseffrayersaproie.

Quelle joied'être lààbondir,àsauter,àchanteràpleinspoumons,aveccesinitiésvêtusd'orange,quijouaientdelaclochetteetsemblaientêtreenpaixaveclavie!Cinqnouveauxvenusavaientrejointlegroupeetlecortègegrossissaitàmesurequ'ilavançaitdans les rues.De tempsàautre,Paulose retournaitpourvoir si Karla le suivait toujours. Il ne voulait pas la perdre, ils s'étaientmystérieusement rapprochés l'unde l'autreetcemystèredevaitêtrepréservé– jamais compris peut-être, mais préservé. Oui, elle était là, à bonne distance,pouréviterd'êtreassimiléeàcesmoinesouapprentismoines,etilssesouriaientàchaqueregardéchangé.Unliensenouaitpeuàpeu,quigagnaitenforce.Ilserappelauncontedesonenfance,LeJoueurdeflûtedeHamelin,dontle

héros,poursevengerd'unevillequ'iladébarrasséedesesratsetquiamanquéàsapromessedelepayer,décided'envoûterlesenfantsetdelesentraînerauloingrâce au pouvoir de sa musique. Paulo était en train de vivre une chosesimilaire:ilétaitredevenuunenfantetdansaitaumilieudelarue,iln'avaitplusrienàvoiravecceluiquiavaitpassédesannéesplongédansleslivresdemagie,à pratiquer des rituels compliqués en pensant qu'il approchait ses véritablesavatars.Peut-êtreavait-ilvraimentchangé,ounon;quoiqu'ilensoit,danseretchanterl'aidaitàaccéderaumêmeétatd'esprit.Àforcederépéterlemantraetdebondir,ilcommençaàatteindreunétatoùla

pensée, la logiqueet les ruesde lavillen'avaientplusautantd'importance :satêteétaittotalementvideetilnerevenaitàlaréalitéquedetempsentemps,pourvérifierqueKarlalesuivaittoujours.Oui,elleétaitlà,etceseraitsibonqu'ellesoit encore là, dans sa vie, longtemps,même s'il ne la connaissait que depuistroisheures…Ilétaitsûrqu'elleéprouvaitlamêmechosedesoncôté,sinonellel'auraittout

bonnementquittéaurestaurant.

Il comprenait mieux les paroles de Krishna au guerrier Arjuna, avant labataille.Ellesn'étaientpasparfaitement identiquesàcellesdu livre,maisellesinspiraientsonâmedelamanièresuivante:

«Lutte,ilfautluttercartuesfaceàuncombat.Luttecartuesenharmonieavecl'Univers,aveclesplanètes,lessoleilsquiexplosentetlesétoilesquipâlissentets'éteignentpourtoujours.Luttepouraccomplirtondestin,sanspenserauxgainsouauxprofits,auxpertesouauxstratégies,auxvictoiresouauxdéfaites.N'essaiepasdeteremerciertoi-même,maisremerciel'AmourMajeurqui,n'offrantqu'unbrefcontactavecleCosmos,exigeunactededévotiontotale,sansquestionnements,sansdoute:aimerpouraimeretriend'autre.Unamourquinedoitrienàpersonne,quin'estobligéàrien,quiseréjouitsimplementd'existeretdepouvoirsemanifester.»

*

Lorsque le cortègeparvint auDamet commençaà faire le tourde laplace,Paulo en sortit pour laisser Karla le rejoindre. Elle paraissait différente, plusdétendue, plus à l'aise en sa présence. Le soleil n'était plus aussi chaud, il nedevaitplusyavoirdefillestorsenudanslesparcs.Maistoutsemblaitarriveràl'inversedecequ'ils'imaginait :surleurgauche, ilsremarquèrentdeslumièresintenseset,n'ayantabsolument rienà faire, ilsdécidèrentd'allervoircequisepassait.Les projecteurs éclairaient un mannequin complètement nu, qui tenait une

tulipedevantsonsexepourlecacher.Pileenarrière-plansedressaitl'obélisqueaucentreduDam.Karlademandaàl'undesassistantscequ'ilfaisaitlà.«UneaffichecommandéeparledépartementduTourisme.—EtcesontcesPays-Bas-làquevousvendezauxétrangers?Parcequeles

gensicisebaladentenvilleàpoil,peut-être?»L'assistant s'éloigna sans répondre. La séance s'interrompit, la maquilleuse

entraenscènepourretoucherleseindroitdumodèleetKarlaenprofitapoursetournerversunautreassistant.Elleluiposalamêmequestion.Legars,unpeustressé,lapriadenepasledéranger,maisKarlaétaitdéterminée.«Vousavezl'airtendu.Qu'est-cequivouscausedusouci?—Lalumière.Elletombeviteetd'icipeuleDamseradansl'ombre,répondit

l'assistant,désireuxdesedébarrasserd'elle.—Vousn'êtespasd'ici,pasvrai?Onestaudébutde l'automneet le soleil

brillejusqu'à7heuresdusoir.Etpuisj'ailepouvoird'arrêterlesoleil.»Letypelaregarda,surpris.Elleavaitréussiàattirersonattention.« Pourquoi faites-vous une affiche avec une femme nue tenant une tulipe

devant son sexe ?Ce sont ces Pays-Bas-là que vous voulez vendre aumonde

entier?»Laréponsefusad'unevoixirritée,maiscontenue:«QuelsPays-Bas?Quiaditqu'onétaitauxPays-Bas,oùlesmaisonsontdes

fenêtresbassesetdesrideauxajouréspourquetoutlemondepuissevoircequ'ils'ypasseetvérifierquepersonnen'estentraindepécher,quelaviedechaquefamilleestunlivreouvert?C'estçalesPays-Basmapetite:unpaysdominéparlecalvinisme,où tout lemondepèche jusqu'àpreuveducontraire,où lepéchéestlogédanslecœur,dansl'esprit,danslecorps,danslesémotions.EtoùseulelagrâcedeDieupeutensauverquelques-uns,maispastous,justelesélus.Vousêtesd'icietvousnel'avezpasencorecompris?»Il alluma une cigarette et continua à fixer la jeune fille, tout à l'heure si

arrogante,àprésentintimidée.«Mais icionn'estpasauxPays-Bas, fillette,onestàAmsterdam,avecdes

prostituées en vitrine et des drogues dans les rues. Amsterdam, entourée d'uncordon sanitaire invisible. Et gare à ceux qui oseraient émettre de telles idéeshorsdelaville.Ilsseraientnonseulementmalaccueillis,maisenplusrefoulésdelamoindrechambred'hôtels'ilsnesontpashabillésbonchicbongenre.Vousle savez, non ? Alors s'il vous plaît, écartez-vous et laissez-nous faire notretravail.»Ce fut lui qui s'éloigna, laissant Karla abasourdie, comme si elle venait de

recevoirunegrandeclaque.Pauloessayadelaconsoler,maisellemurmurapourelle-même:«C'estvrai.Ilaraison,c'estvrai.»Commentça?Mêmeledouanieràlafrontièreportaituneboucled'oreille!«Ilyaunmurinvisibleautourdecetteville,répondit-elle.Vousvoulezfaire

des folies ?Alorsnousallons trouverunendroitoùchacunpeut fairepresquetoutcequ'ilveut,maisnedépassezpascettefrontière,ouvousserezarrêtéspourtraficdedrogue,mêmesivousnefaitesqu'enconsommer,oubienpourattentatà la pudeur, parce qu'il faut porter un soutien-gorge, préserver la pudeur et lamorale,pourquecepayspuisseallerdel'avant.»Pauloétaitunpeusurpris.Toutens'éloignant,elleluilança:«Rendez-vousicicesoirà9heures.J'aipromisde t'emmenerécouterdela

vraiemusiqueetdanser.—Maistun'espasobligée…—Biensûrquesi.Etnemefaispasfauxbond,jamaisunhommenem'aposé

unlapin.»Karlas'inquiétait.Elleregrettaitdenepasavoirparticipéàcettedanseetàces

chantsdanslarue,celaluiauraitpermisdeserapprocherdelui.Maisenfin,toutcoupleavaitbesoindecourirdesrisques.

Uncouple?«Jecroistoujoursàtoutcequelesgensmedisentetjefinistoujoursparêtre

déçue,entendait-ellesouvent.Çanet'arrivejamais?»Bien sûr que si,mais à vingt-trois ans elle avait appris à se défendre.Et la

seuleoption,misàpartfaireconfianceauxgens,c'étaitd'êtreenpermanencesurla défensive, de ne plus être capable d'aimer et de prendre des décisions, detoujoursrejeterlafautesurlesautres.Quelintérêtyavait-ilàvivreainsi?Quand on a confiance en soi, on fait confiance aux autres. Parce qu'on sait

intimementquelejouroùonseratrahi–etcelaarrivera,c'estdanslanaturedumonde–,onaura lesmoyensdesedéfendre.Courirdesrisquesfaitpartiedeschosesquidonnentduselàlavie.

LaboîteoùKarlal'avaitinvitéportaitlenomévocateurdeParadisoetétaitenvérité…uneéglise.UneégliseduXIXesiècle,construiteà l'originepourabriterun groupe d'adeptes d'une religion locale qui, dès lemilieu des années 1950,avaient constaté qu'ils n'arrivaient plus à attirer grand monde, même s'ilsprônaientunesortederéformedelaRéformeluthérienne.Eten1965,enraisondes coûtsd'entretien, lesderniers fidèles avaient décidéd'abandonner l'édifice,que les hippies avaient investi deux ans plus tard, trouvant la nef principaleparfaitepourorganiserdesdébats,desconférences,desconcertsetdesactivitéspolitiques.Peuaprès, lapolice les enexpulsa,mais le lieudemeuravideet leshippies

revinrent enmasse,ne laissant auxautoritésqu'une solution : les chasser avecperteetfracasouleslaissers'installer.Unerencontreentrelesreprésentantsdesdépravés chevelus et la municipalité tirée à quatre épingles permit laconstructiond'unescèneàlaplacedel'ancienautel,dumomentqu'ilspayaientunetaxesurchaquebilletvenduetprenaientsoindesvitraux.La taxe, bien entendu, ne fut jamais payée.Les hippies alléguaient toujours

quelesactivitésculturellesétaientdéficitaires,etpersonneneparuts'ensoucierouenvisagerunenouvelleexpulsion.Enmêmetemps,lagloireetlabeautéduRoi des Rois restaient visibles : ils nettoyaient régulièrement les vitraux etréparaientlamoindrefissureàl'aidedeplombetdeverrecoloré.Quandonleurdemandait pourquoi ils s'en occupaient avec tant de soin, les responsablesrépondaient:« Parce qu'ils sont beaux. Et qu'il a fallu beaucoup de travail pour les

concevoir, les dessiner, les poser.Nous sommes ici pourmontrer notre art, etnousrespectonsl'artdeceuxquinousontprécédés.»

*

LorsquePauloetKarlaentrèrent,lesgensdansaientsurundesclassiquesdumoment. Le plafond très haut ne favorisait pas une bonne acoustique, maisquelleimportance?Est-cequePauloavaitpenséàl'acoustiquequandilchantaitHare Krishna dans les rues ? Le plus important, c'était que tous souriaient,s'amusaient, fumaient, échangeaient des regards de séduction ou de simpleadmiration.Àcetteépoque-là,iln'yavaitplusd'entréeoudetaxeàpayerpourpersonne:nonseulementlamairies'étaitchargéed'éviterqu'ilsnetransgressentlaloi,maisenpluselleleuroctroyaitunesubventionpourl'entretiendeslieux.Au-delà de la femme nue à la tulipe sur le sexe, le but des édiles était

manifestementdefaired'Amsterdamlacapitaled'uncertaingenredeculture.Etpourcause,leshippiesavaientressuscitélavilleetd'aprèsKarlalafréquentationhôtelièreavaitaugmenté:toutlemondevoulaitvoircettetribusanschefoùlesfilles,soi-disant,étaienttoujoursprêtesàfairel'amouraveclepremiervenu,cequiétaitfaux,bienentendu.«LesNéerlandaissontintelligents.—Évidemment.Parlepassé,nousavonsconquislemondeentier,ycompris

leBrésil.»Ilsmontèrentàl'undesbalconsquientouraientlanefprincipale.Parmiracle,

l'acoustiqueyétaitinexistante,desortequ'ilspouvaientdiscuterunpeusansêtregênésparlamusiquetonitruanted'enbas.MaisniPauloniKarlan'avaientenviedeparler,etilssepenchèrentàlabalustradedeboispourobserverlesdanseurs.Ellesuggéradedescendrelesrejoindre,maisil luiavouaquelaseulemusiquesur laquelle il savait vraiment danser était Hare Krishna Hare Rama. Ilséclatèrentderire,allumèrentunecigarettequ'ilspartagèrent,puisKarlafitsigneàquelqu'un;àtraverslafumée,ilparvintàdistinguerunefille.«Wilma,dit-ellepourseprésenter.—OnpartpourleNépal.»L'annoncedeKarlaprovoquaunrirechezPaulo,quicrutàuneblague.Wilmamarquasasurpriseparuncommentaire,maisnemontrapasdavantage

d'émoi.KarlademandaàPaulosiellepouvaitparlerunpeuavecsonamieennéerlandais,etilseremitàregarderlesdanseurs.LeNépal?Alorscettefillequ'ilvenaitderencontreretquisemblaitapprécier

sa compagnie allait bientôt partir ? Elle avait dit « on », comme si quelqu'unl'accompagnaitdanscetteaventure.Pourallersiloin?Etlebilletdevaitcoûterunefortune…IlavaitcomprispourquoiilappréciaittantAmsterdam:iln'yétaitpasseul.Il

n'étaitpasobligéd'accosterquiquecesoit ;dèssonarrivée, ilavait rencontréquelqu'unavecqui il aimaitnaviguerpartout.Considérerqu'il étaiten trainde

tomber amoureux était exagéré ; cependant, Karla avait un tempérament qu'iladorait:ellesavaitexactementoùelleallait.Maissevoyait-il,lui,allerauNépal?Avecunefillequ'ilsesentiraitobligé,

qu'il leveuilleounon,de surveilleretdeprotéger, ainsiquesesparents le luiavaient enseigné?C'était au-dessusde sesmoyens. Il savaitque tôtou tard ildevrait quitter cette ville enchanteresse et que sa prochaine destination – si ladouane anglaise le permettait – serait Piccadilly Circus où les gens affluaientaussidumondeentier.Karla parlait toujours avec son amie et Paulo feignait de s'intéresser aux

chansons qui passaient – celles deSimon&Garfunkel, desBeatles, de JamesTaylor, Santana, Carly Simon, Joe Cocker, B.B. King, Creedence ClearwaterRevival –, bref, une liste impressionnante qui s'agrandissait de jour en jour,d'heureenheure.Ilyavaitbienlecouplebrésilienrencontrél'après-midi,quiluiouvrirait sansdouted'autresportes,maispouvait-il laisserpartir cette fillequivenaitjusted'arriverdanssavie?IlentenditlesaccordsfamiliersdesAnimalsetsesouvintd'avoirdemandéà

Karladel'emmenerdansuneMaisonduSoleilLevant.Lafindelachansonétaiteffrayante,ilcomprenaitbienlesensdesparoles,néanmoinsledangerl'attiraitetlefascinait.OhmothertellyourchildrenNottodowhatIhavedoneSpendyourlivesinsinandmiseryIntheHouseoftheRisingSun

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Karlasentitl'inspirationmonterd'uncoup:elledevaittoutexpliqueràWilma.«Heureusementquetuasréussiàtecontrôler.Tuauraisputoutfairerater.—PourleNépal?—Oui.Parcequetuvois,unjouroul'autrejeseraipeut-êtrevieille,grosse,

affublée d'un mari jaloux, d'enfants qui m'empêcheront de m'occuper de moi,d'untravaildebureauoùjeferai lamêmechosetouslesjours,et jefiniraiparm'yhabituer,àcetteroutine,auconfort,aulieuoùjevivrai.JepourraitoujoursrentreràRotterdamunjouroul'autre.Jepourraitoujoursprofiterdesavantagesde l'assurance chômage ou de la sécurité sociale dont nous bénéficions. Jepourrais même devenir présidente de Shell ou de Philips ou de United Fruit,parce que je suis néerlandaise et qu'ils ne font confiance qu'aux Néerlandais.MaisleNépal,c'estmaintenantoujamais:jesuisdéjàentraindevieillir.—Àvingt-troisans?— Les années passent plus vite que tu ne le crois, Wilma. J'ai décidé de

prendredesrisquesmaintenant,tantquej'enaiencorelasantéetlecourage,etjete conseille d'en faire autant.On est d'accord sur le fait qu'Amsterdam est un

endroitennuyeuxàmourir,maisc'estparcequ'ons'yesthabituées.Aujourd'hui,quandj'aivuceBrésilienetsesyeuxsibrillants,j'aidécouvertquec'estmoiquiétaisennuyeuseàmourir.Quejenevoyaispluslabeautédelaliberté,carjem'yétaishabituée.»Elle jeta un coup d'œil à Paulo et vit qu'il écoutait Stand byMe, les yeux

fermés.Ellepoursuivit:«Jedoisredécouvrirlabeauté,justelabeauté.Nepasoublierquemêmesije

rentreunjour,ilyauraencorebeaucoupàvoiretàvivre.Oùiramoncœur,sijene connais pas encore ses multiples chemins ? Quelle sera ma prochainedestination, si je ne suis pas partie d'ici comme je devais le faire ? Quellescollinesfinirai-jepargravir,sijenevoisaucunecordeoùmetenir?»Je suis venue deRotterdamdans ce but, j'ai essayé de proposer à plusieurs

hommesdeprendredesroutesinexistantes,desbateauxquin'arriventjamaisauport,des'éleverjusqu'aucielsanslimites,maistousontrefusé,tousonteupeurde moi ou de l'inconnu. Jusqu'à cet après-midi où j'ai rencontré ce Brésilien.Sans tenircomptedemonopinion, ilasuivi lesHareKrishnadans larue, ilachantéetdanséaveceux.J'avaisenviedel'accompagner,maismonsoucid'êtreunefemmeforteàsesyeuxm'enaempêchée.Maintenantjenedouteraiplus.WilmanecomprenaittoujourspaspourquoileNépal,nienquoiPaulol'avait

aidée.«Quand tuesarrivéeetque je t'aiditpour leNépal, j'ai sentiquec'était la

choseàfaire.Parcequeenmêmetempsj'airemarquéqu'ilétaitnonseulementsurpris,maisaussieffrayé.C'estlaDéessequiadûm'inspirercesmots.Jesuismoinsangoisséequecematin,ouquelasemainedernière,quandjemesuismiseàdouterdemacapacitéàréalisermonrêve.—Tuenrêvesdepuislongtemps?—Non.Çaacommencéparuneannonceque j'aidécoupéedansun journal

alternatif.Depuisçanemesortplusdelatête.»Wilmaallaitluidemandersielleavaitfumébeaucoupdehaschischcejour-là,

maisPaulovenaitdes'approcher.«Onvadanser?»demanda-t-il.Karlalepritparlamainetilsregagnèrentlanefcentrale.Wilmarestaplantée

là, sans savoir que faire.Mais cela ne durerait pas longtemps : sitôt qu'on laverrait seule, quelqu'un s'approcherait pour engager la conversation. Tout lemondeparlaitàtoutlemonde.

Quandilssortirentdanslesilenceetlapluiefine,leursoreillesbourdonnaientàcausedelamusique.Ilsétaientobligésdecrierpourseparler.«Tuesdanslesparagesdemain?—Jeserailàoùtum'asvuepourlapremièrefois.Ensuiteilfaudraquej'aille

àl'agencedesbuspourleNépal.»EncorecettehistoiredeNépaletdebus?«Viensavecmoisituveux,ajouta-t-ellecommesielleluifaisaitunegrande

faveur.Maisavantj'aimeraist'emmenerfaireunebaladehorsd'Amsterdam.Tuasdéjàvuunmoulinàvent?»Elleritdesaproprequestion.C'étaitcommeçaquelemondeentierimaginait

sonpays:dessabots,desmoulinsàvent,desvaches,desprostituéesenvitrine.«Rendez-vousaumêmeendroit»,réponditPaulo.Ilétaitàlafoisanxieuxetcontentparcequecettefille,cemodèledebeauté,

auxcheveuxbiencoiffésetpiquésdefleurs,àlajupelongue,augiletbrodédepetitsmiroirs,auparfumdepatchouli,cettemerveille,avaitenviedelerevoir.«J'yseraivers1heuredel'après-midi.J'aibesoindedormirunpeu.Maison

nedevaitpasallerdansuneMaisonduSoleilLevant?—J'aiditquejet'enmontreraisune.Pasquej'iraisavectoi.»Ilsparcoururentmoinsdedeuxcentsmètresetparvinrentàunevenelle,oùils

s'arrêtèrentdevantuneportequin'avaitpasd'enseigneetd'oùnesortaitaucunemusique.«Envoilàune.J'aimeraistefairedeuxsuggestions.»Elle avait pensé au mot « conseil », mais cela aurait été le pire choix du

monde.Ellepoursuivit:«Faisattentionànerienavoirsurtoiensortant:onnevoitpaslespoliciers,

mais ils doivent être derrière unede ces fenêtres, à surveiller les visiteurs.Engénéral,ilsfouillentlesgensàlasortie.Etceuxquisortentavecquelquechosesureuxvontdirectenprison.»

Paulohochalatête,etdemandaquelleétaitlasecondesuggestion.«Netoucheàrien.»Puis elle lui donna un baiser sur les lèvres, un baiser chaste qui promettait

beaucoup,maisnelivraitrien,fitvolte-faceetpartitverssondortoir.Paulo,restéseul, se demanda s'il devait ou non passer le seuil. Peut-être valait-il mieuxrentreretcommenceràposersursaveste lesétoilesdemétalachetées l'après-midi.Néanmoins,lacuriositél'emporta,etilsetournaverslaporte.

Lecouloirétaitétroit,basetmaléclairé.Auboutunhommeaucrânerasé,quisemblait expert en méthodes policières, le regarda de haut en bas : c'était lafameuse« lecturecorporelle»,quipermetd'évaluer les intentions, ledegrédenervosité, la situation financière et la profession de la personne en face. Il luidemandas'ilavaitdel'argentàdépenser.Oui,ilenavait,maisilnecomptaitpas,comme à la douane, faire mine de le montrer. L'homme resta suspicieux uneseconde,maislelaissapasser:çanedevaitpasêtreuntouriste,lestouristesnes'intéressaientpasàça.Quelques personnes étaient allongées sur des matelas éparpillés au sol,

d'autres assises contre les murs peints en rouge. Pourquoi était-il ici ? Poursatisfaireunecuriositémorbide?Aucune conversation, aucune musique dans la pièce. Sa curiosité morbide

étaitlimitéeàcequ'ilvoyait:lemêmeéclat,ouplutôtl'absenced'éclat,danslesyeuxdetous.Ilessayad'échangerquelquesmotsavecungarçondesonâge,aucorpsémacié, sanschemise,à lapeaumarquéedeplusieurs taches rouges,quiressemblaientàdespiqûresd'insectegrattéesjusqu'àl'inflammation.Un gars entra : il paraissait dix ans plus vieux que la plupart des jeunes

hippiesdehors,maisenvérité ildevait avoir àpeuprès leurâge.C'était,pourl'instantdumoins, leseulàêtresobre.Maisd'icipeuilauraitpénétréunautreunivers, alors Paulo s'approcha de lui pour voir s'il pouvait en tirer quelquechose, ne serait-ce qu'une simple phrase pour un livre qu'il comptait écrire unjour.Sonrêveétaitd'êtreécrivain,et ilavaitpayéassezcherpouravoirchoisicettevoiemarginale,entrelesinternementsenhôpitalpsychiatrique,lesséjoursenprisonetlatorture,l'impossibilité,aulycée,devoirsonamoureuse–lamèrede l'adolescente avait interdit à sa fille de l'approcher – et le mépris de sescamaradesquandils'étaitmisàporterdesvêtementsoriginaux.Depuis, il avait pris sa revanche : tout lemonde l'avait enviéquand il avait

rencontré sa première petite amie, belle et riche, et commencé à parcourir le

monde.Mais pourquoi pensait-il à sa vie dans une ambiance aussi décadente ? Il

éprouvait le besoin de parler à quelqu'un. Il s'assit à côté du jeune vieux quivenaitd'entrer. Il levitsortirunecuillèreaumanche torduetuneseringuequiparaissaitbienusagée.«J'aimerais…»L'autreselevapourchangerdeplace,maisils'arrêtanetlorsquePaulosortit

l'équivalentde3ou4dollarsdesapocheetlesposaparterreprèsdelacuillère.Illeregardaavecsurprise.«Vousêtespolicier?—Non, je ne suis pas policier, je ne suismêmepas néerlandais. J'aimerais

juste…—Journalistealors?—Non.Jesuisécrivain.C'estpourçaquejesuisici.—Vousavezécritquelslivres?—Aucun.D'abordjedoisfairedesrecherches.»Lejunkyregardal'argentparterre,puisPaulo.Visiblement,ilavaitdumalà

croire qu'un garçon si jeune puisse écrire quoi que ce soit, excepté pour lesjournaux qui faisaient partie du « Courrier Invisible ». Il tendit sa main versl'argent,maisPaulol'interrompit.«Cinqminutes,c'esttout.Pasplusdecinqminutes.»L'autreacquiesça.Pluspersonneneluiavaitdonnéuncentimeenéchangede

son temps depuis qu'il avait quitté son emploi de cadre prometteur dans unegrandebanqueinternationale,aprèsavoiressayépourlapremièrefois«lebaiserdel'aiguille».«Lebaiserdel'aiguille?— Exactement. Nous nous piquons plusieurs fois avant de nous injecter

l'héroïne : ce que vous appelez “douleur” est pour nous le préambule d'unerencontreavecquelquechosequevousnepourrezjamaiscomprendre.»Ilschuchotaientpournepasattirerl'attention,maisPaulosavaitquemêmesi

une bombe atomique était larguée ici, personne ne se donnerait la peine des'enfuir.« Je m'appelle Ted, mais ne cite pas mon nom », ajouta-t-il avant de

poursuivre.Les cinq minutes allaient vite passer. Heureusement, car Paulo sentait la

présencedudémondanscetendroit.«Etalors?C'estquoicettesensation?—Etalorsc'est indescriptible, ilfaut l'essayer.Oucroireàladescriptionde

LouReedetduVelvetUnderground.

CauseitmakesmefeellikeI'mamanWhenIputaspikeintomyveinAndItellyouthingsaren'tquitethesameWhenI'mrushingonmyrunAndIfeeljustlikeJesus'son

PauloavaitdéjàécoutéLouReed.Çan'étaitpassuffisant.«Essaiededécrire,s'ilteplaît.Letempspasse.»Legarspritunegrandeinspiration.IlgardaitunœilsurPauloetunautresur

la seringue. Il devait répondre auplusvite à cet« écrivain» impertinentpours'endébarrasseravantqu'onlemetteàlaporteavecsonargent.«Jesupposequetuasunpeud'expérienceenmatièrededrogues.Moijesais

ceque lehaschisch et lamarijuanaprocurent : de lapaix, de l'euphorie, de laconfianceensoi,l'enviedemangeretdefairel'amour.Jemefichedetoutça,çafaitpartied'uneviequ'onnousaapprisàvivre.Tufumesduhaschischettutedis:«Lemondeestbeau,jevoisenfinleschoses,vraiment!»,maisselonladose,tufinisparfairedesvoyagesquitemènentenenfer.TuprendsduLSDettutedis:“Ouah,commentj'aifaitpournepasremarquertoutçaavant,voirquelaterrerespireetquelescouleurschangentàchaqueinstant?”C'estçaquetuveuxsavoir?»C'étaitça.Maisillaissal'autrecontinuer.«Avecl'héroïnec'estcomplètementdifférent:tugardeslecontrôle–deton

corps, de ton esprit, de ton art. Et une félicité immense, indescriptible, emplitl'Univers tout entier. Jésus sur terre. Krishna dans tes veines. Bouddha qui tesouritdepuisleciel.Aucunehallucination,toutçac'estlaréalité,lapureréalité.Tumecrois?»Non.Maisiln'enditrienetsecontentadehocherlatête.« Le lendemain, aucune gueule de bois, juste le sentiment d'être allé au

paradisetd'êtrerevenuàcettesaloperiedemonde.Alorstuvasautravailettuterendscomptequetoutestunmensonge:lesgensveulentparaîtreimportants,ilsessaientdedonnerunsensàleurvieetcompliquentcelledesautrespouravoirunesensationd'autorité,depouvoir.»Alors tune supportesplus toutecettehypocrisie et tudécidesde revenir au

paradis, mais le paradis c'est cher, la porte en est étroite. Celui qui y entredécouvre que la vie est belle, que le soleil peut effectivement se diviser enrayons, ce n'est plus cette boule ronde, monotone, qu'on ne peut même pasregarderenface.Lelendemain,turentresdutravaildansuntrainbondédegensauregardvide,plusvidequelesyeuxdeceuxquisontici.Toutlemondepenseàrentrerchezsoi,préparerledîner,allumerlatélévision,oublierlaréalité.Oh,mec,laréalitéc'estcettepoudreblanche,paslatélévision!

PlusTedparlait,plusPaulosesentaittentéd'essayerunefois,justeunefois.Etl'autrelesavaitbien.«Aveclehaschisch,jesaisqu'ilexisteunmondeauqueljen'appartienspas.

Pareil avec leLSD.Mais l'héroïne,mec, l'héroïne c'estmoi.C'est grâce à ellequelavievautlapeined'êtrevécue,indépendammentdecequiseditdehors.Iln'yaqu'unproblème…Heureusement il y a un problème. Paulo voulait le connaître tout de suite,

parce qu'il n'était qu'à quelques centimètres de la pointe de l'aiguille et de sapremièreexpérience.«…c'estque l'organismedevientdeplusenplus tolérant. J'aicommencéà

consommer5dollarsparjour,aujourd'huij'aibesoinde20dollarspouratteindreleparadis.J'aidéjàvendutoutcequej'avais,laprochaineétapeserademendier,etaprèsavoirmendiéjeseraiforcédevolerparcequeledémonn'aimepasquelesgensconnaissentleparadis.Jesaiscequivam'arriver,parcequec'estarrivéàtousceuxquisonticiaujourd'hui.Maisjem'enfiche.»Commec'étaitcurieux.Chacunavaitsapropreidéeducôtédelaporteoùse

trouvaitleparadis,etelleétaittrèsdifférente…«Ilmesemblequelescinqminutessontécoulées.—Oui,tum'astrèsbienexpliquéetjet'enremercie.—Quandtuécriras là-dessus,nefaispascommelesautresquipassent leur

temps à condamner ce qu'ils ne comprennent pas. Sois honnête. Comble lesvidesavectonimagination.»Laconversationachevée,Paulonebougeapasd'unpouce.Tedn'enparutpas

gêné etmit l'argent dans sa poche : puisque l'autre avait payé, il avait bien ledroitdevoir.Ilversaunpeudepoudreblancheetd'eaudanslacuillèreaumanchetorduet

la chauffa à la flamme d'un briquet. Peu à peu, lamixture semit à frémir etdevinthomogène.IldemandaàPaulodel'aideràplacersongarrotpourquelaveineressortemieux.«Certainsn'ontplusdeplacesurlebras,alorsilssepiquentaupiedousurle

dosdelamain.Maismoi,grâceàDieu,j'aiencoreunlongchemindevantmoi.»Il remplit la seringue et, comme il l'avait expliqué au début, il enfonça

l'aiguilleplusieursfois,anticipantlemomentd'ouvrirlafameuseporte.Enfin,ildesserra legarrotets'injecta ladose.L'anxiétéfitplaceà labéatitudedanssesyeux,qui auboutdecinqàdixminutes avaientperdu toute lumière. Il semitalors à fixer un mystérieux point dans l'air où flottaient, selon lui, Bouddha,KrishnaetJésus.Paulo se leva et se dirigea vers la sortie, enjambant le plus discrètement

possiblelesjeunesaffaléssurlesmatelassales.Maislevigileaucrânerasélui

barralepassage.«Iln'yapaslongtempsquetuesrentré.Tusorsdéjà?—Oui,jen'aipasd'argent.— C'est faux. Quelqu'un t'a vu glisser quelques billets à Ted. Tu es venu

chercherdenouveauxclients?— Pas du tout. Je n'ai parlé qu'avec lui, et vous pourrez lui demander de

quoi.»Ànouveau,iltentadepasser,maislegéantl'enempêcha.Ilavaitpeur,même

s'ilsavaitqueriendemalnepouvaitluiarriver:Karlaluiavaitditquedehors,auxfenêtres,lespolicierssurveillaientleslieux.«Unamiàmoivoudraitteparler»,ajoutalegrosbrasendésignantuneporte

aufonddusalon.Sontonnelaissaitpasdedoute:Paulonepouvaitqu'obéir.L'histoire des policiers était peut-être une invention de Karla pour le

protéger…Voyantqu'iln'avaitpasvraimentlechoix,ilsedirigeaverslaporteindiquée.

Avantmêmequ'ilnel'aitatteinte,elles'ouvritsurunhommeàlatenuediscrète,auxcheveuxetauxpattesàlaElvisPresley,quilepriaaimablementd'entreretluioffritunechaise.Le bureau n'avait rien à voir avec ce à quoi le cinéma l'avait habitué : des

femmessensuelles,duchampagne,deshommesportantdes lunettes fuméesetune arme de gros calibre. Au contraire, la pièce était sobre : quelquesreproductionsbonmarchéauxmurspeintsenblanc,etjusteuntéléphonesurlebureau–unmeubleancien,maisenexcellentétat.Derrière,unephotoimmense.«LatourdeBelém,ditPaulo,sansserendrecomptequ'ils'étaitexprimédans

salanguematernelle.—Toutàfait,réponditl'homme,enportugaiségalement.C'estdelàquenous

sommespartispourconquérirlemonde.Voulez-vousboirequelquechose?»Non,rien.Soncœurnes'étaitpasencorecalmé.«Bien,jesupposequevousêtesquelqu'und'occupé…»Cettephraseétaithorscontexte,maisn'enrévélaitpasmoinsdelagentillesse.«Nousavonsvuquevousétiezentrépuisressortidusalon,aprèsavoirparlé

avecunseuldenosclients.Vousn'avezpasl'aird'unpolicierencivil,maisd'unvoyageurqui,autermedebeaucoupd'efforts,apuarriverdanscettevillepourprofiterdetoutcequ'elleoffre.»Paulorestamuet.« Vous ne vous êtes pas non plus intéressé au matériel excellent que nous

proposonsici.Celavousdérangeraitdememontrervotrepasseport?»

Biensûrqueçaledérangeait,maiscommentrefuser?Ilglissalamaindanslapochette attachée à sa ceinture, en sortit le petit carnet et le tendit à soninterlocuteur,avantdeleregretteraussitôt:etsil'autreneleluirendaitpas?Mais l'autre jeta un bref coup d'œil à l'intérieur et sourit avant de le lui

remettre.«Iln'yapasbeaucoupdepays:c'estparfait.Pérou,Bolivie,Chili,Argentine

etItalie.EtPays-Basbiensûr.Vousavezdûpasserlafrontièresansproblème.»Sansaucunproblème.«Etoùallez-vousmaintenant?—EnAngleterre.»Ce fut la seule réponsequi luivint, bienqu'il n'ait pas lamoindre intention

d'indiqueràcethommesonitinéraireprécis.«J'aiunepropositionàvousfaire.Jedoisacheminerdelamarchandise–vous

imaginez laquelle – jusqu'à Düsseldorf, en Allemagne. Juste deux kilos, quipeuventfacilementsecachersousvotrechemise.Nousvousachèteronsunpull-overplusgrand,bienentendu;toutlemondeporteunpull-overetunmanteauen hiver. D'ailleurs, votre veste ne va pas vous servir longtemps : l'automnearrive.»Paulo,muet,secontentad'attendrelaproposition.«Nousvouspaierons5000dollars : deux et demid'avance, ici, et deux et

demiunefoisquevousaurezlivrélematérielànotrefournisseurenAllemagne.Vousn'aurezqu'unefrontièreàpasser,riendeplus.EtvotreséjourenAngleterren'enseraqueplusconfortable,sansaucundoute.Là-basladouaneestengénéraltrèssévère:enprincipe,elledemandeàvoircombiend'argentle“touriste”asurlui.»Iln'encroyaitpassesoreilles.C'était troptentant.Cettequantitéd'argentlui

permettraitdevoyagerencorependantaumoinsdeuxans.«Simplement,ilmefaudraitvotreréponseleplustôtpossible.L'idéalserait

demain.Appelezcenumérodecabinetéléphoniqueà16heures,s'ilvousplaît.»Paulopritlacartequ'illuitendait.Lenuméroquiyfiguraitétaitimprimé:ils

avaientpeut-êtrebeaucoupdemarchandiseà livrerencemoment,oualors ilscraignaientqueleurécriturenesoitanalysée.«Jevouspriedebienvouloirm'excuser,maisjedoismeremettreautravail.

Merci beaucoup d'être venu jusqu'àmonmodeste bureau. Tout ce que je fais,c'estpermettreauxgensd'êtreheureux.»Puis il se leva pour lui ouvrir la porte. Paulo dut retraverser la salle et

enjamberànouveaulesjunkiesassisoucouchéssurlesmatelas.Ilpassadevantlevigilequicettefoissebornaàluiadresserunsourirecomplice.

Etilsortitsouslapluiefine,enpriantDieudel'aider,del'éclairer,denepaslelaisserseulencetinstant.Il était dans un quartier de la ville qu'il ne connaissait pas, il ne savait pas

commentretourneraucentre,iln'avaitpasdeplan.Lasolutiond'urgence,bienentendu,étaitdeprendreuntaxi,maisiléprouvaitlebesoindemarchersouscecrachin,quisechangeatrèsviteenunevéritablepluiepourtantincapablederienlaver,nil'airautourdelui,nisonespritobsédéparles5000dollars.Il demandait aux gens où se trouvait le Dam et ceux-ci poursuivaient leur

cheminsansluirépondre,sedisantprobablement:«Encoreunhippietimbréquiestarrivéjusqu'icietn'estmêmepasfichuderetrouversespetitscopains…»Iltomba enfin sur une âme charitable : un homme, qui rangeait les journaux dulendemaindansunkiosque,luivenditunecarteetluiindiqualecheminàsuivre.

*

Lorsqu'il arriva au dortoir, le concierge de nuit alluma sa lumière spécialepourvérifierqu'ilavaitpayélajournée:leshôtesrecevaienttoujoursuntamponsurlapeau,àl'encreinvisible,avantdesortir.Orlesienavaitdisparu;ilvenaitdepasservingt-quatreheuresdehors,quiluiavaientparusansfin.Ildutréglerunjourdeplus,«maiss'ilvousplaît,nememettezpasletamponmaintenant,jevaisprendreunedouche,j'aibesoindemelaver,jesuissaledanstouslessensduterme».L'hommeacceptaà laconditionqu'il revienneaumaximumunedemi-heure

plus tard, car ensuite il débauchait. Paulo entra d'abord dans la salle de bainsmixte, entendit des gens parler à voix haute, puis retourna au dortoir sur uneimpulsion. Il saisit la carte portant le numérode téléphone et retournadans lasalled'eaudéjànu,lepapieràlamain.Sapremièreactionfutdeledéchirerentoutpetitsmorceaux,qu'ildétrempapourneplusjamaisparveniràreconstituerl'ensemble,avantdelesjeterparterre.Quelqu'unprotesta:çanesefaisaitpas,ily avait des poubelles sous les lavabos. D'autres s'arrêtèrent pour dévisager cemalélevéincapablederespecterl'espacepartagé.Paulo,sansregarderpersonne,sans chercher à s'expliquer, se contenta d'obéir, lui qui n'obéissait plus àpersonnedepuisbienlongtemps.Puisilretournasousladoucheetsentitqu'àprésent,enfin,ilétaitlibéré.Bien

sûr,ilpouvaittoujoursretourneràcette«MaisonduSoleilLevant»,maisilenseraitrefoulé.Ilavaiteusachanceetnel'avaitpassaisie.Etcelalemettaitdetrèsbonnehumeur.Ilsecoucha.Lesdémonsétaientpartisàprésent,ilenétaitsûretcertain.Les

démonsquiattendaientqu'ilacceptecetteoffrepourattirerdenouveauxsujets

dans leur royaume. Il trouvait ridicule de penser de la sorte, car les droguesétaient déjà bien assez diabolisées comme ça, mais dans ce cas précis il serangeait à l'avis général. C'était surtout ridicule venant de lui, qui les avaittoujoursdéfenduescommedessortesd'amplificateursdeconscience.Et ilétaitlà, maintenant, à souhaiter que la police néerlandaise cesse de tolérer cesétablissements,qu'elleenarrêtetouslesgérantsetlesenvoiebienloindeceuxquidésiraientlapaixetl'amourdanslemonde.Netrouvantpaslesommeil,ilsemitàconverseravecDieu,ouavecunange.

Il alla jusqu'auplacardoùétaient sesaffaires,ôta lacléqu'ilportait autourducou et prit un carnet dans lequel il aimait consigner quelques pensées etexpériences.Néanmoins,iln'avaitpasl'intentiondetranscriretoutcequeTedluiavait raconté : il aurait du mal à écrire sur ce sujet à l'avenir. Il griffonnaquelquesmotsqueDieu,s'imaginait-il,luiavaitdictés:Iln'yaaucunedifférenceentrelameretlesvaguesQuandlavagueseforme,elleestfaited'eauEtquandellesebrisesurlesable,elleestfaitedelamêmeeau.Dis-moiSeigneur:pourquoicesdeuxchosessont-elleségales?Oùsontlemystèreetlalimite?LeSeigneurrépond:toutesleschosesettouslesgenssontégaux.Voilàlemystèreetlalimite.

LorsqueKarlaarriva,Pauloétaitdéjàlà.Ilavaitdescernesprofonds,commes'ilavaitpasséunenuitblanche,ousi…ellepréféranepaspenseràlasecondeéventualité,quisignifieraitqu'ellenepourraitplusjamaisluifaireconfiance.Or,elles'étaitdéjàhabituéeàsaprésenceetàsonodeur…«Alors,onvavoirundesemblèmesdesPays-Basaujourd'hui,unmoulinà

vent?»Maussade,ilselevaet lasuivitensilence.Ilsprirentunautobusetsortirent

d'Amsterdam.Karlaluiconseillad'acheterunticketàlamachineinstalléedansle véhicule,mais il l'ignora ; il avaitmal dormi, il était lassé de tout, il avaitbesoinderécupérer.Peuàpeu,ilretrouvaquelquesforces.Lepaysageétaituniforme:desplainesimmenses,entrecoupéesdedigues,de

ponts levants sur des canaux où passaient des barges transportant desmarchandises.Aucunmoulinàventenvue,maisilfaisaitjouretlesoleilétaitde retour, un fait rare que Karla ne put s'empêcher de relever : il pleuvaittoujoursauxPays-Bas.«Hiersoirj'aiécritquelquechose»,déclaraPauloentirantsoncarnetdesa

poche.Illutàvoixhautepuis,voyantqu'ellenefaisaitaucuncommentaire,changea

desujet.«Oùestlamer?—Parlà.Unvieuxproverbedit:“DieuafaitlemondeetlesHollandaisont

faitlaHollande.”Elleestloin,onnepeutpasvoirlemoulinàventetlamerlemêmejour.—Non,jeneveuxpasvoirlamer.Nilemoulinàventd'ailleurs.Jesuppose

quec'estuntrucquienchantelestouristes,maismoijenevoyagepaspourça,tudoist'endouter.—Et pourquoi ne pasme l'avoir dit tout à l'heure ? J'en aimarre de faire

toujourslemêmetrajetpourmontreràmesamisétrangersuntrucquin'amême

plussafonctiond'origine.Onauraitpuresterenville…»…etallerdirectementaupointdeventedesbilletsdebus,songea-t-elle.Mais

ellegardacettepenséepourelle,ilfallaitferrerlepoissonaubonmoment.«Sijen'airienditsurlemomentc'estque…»…Etmalgréluiildéballatoutel'histoiredelaMaisonduSoleilLevant.Karla l'écoutait, soulagée et anxieuse à la fois. Sa réaction n'était-elle pas

extrême?Était-ildecesgensquipassentde l'euphorieà ladépressionetviceversa?Quandileutterminé,ilsesentitmieux.Ellel'avaitécoutéensilenceetsansle

juger.Visiblement,ellenetrouvaitpasqu'ilavaitjeté5000dollarsàlapoubelle.Niqu'ilétaitfaible–etàcetteseulepenséeilsesentitplusfort.Ilsarrivèrentenfindevantlemoulinàvent,oùungroupedetouristesécoutait

unguide:«Leplusvieuxsetrouveà–nomimprononçable–,leplushautestà– nom imprononçable. L'énergie de cesmoulins servait àmoudre lemaïs, lesgrainsdecafé,lesfèvesdecacao,àproduiredel'huile,àtransformerdegrandesplanchesdeboispourconstruiredesnaviresgrâceauxquelsnosnavigateurssontalléstrèsloinetontagrandil'Empire…»Pauloentenditlebusredémarrer,pritKarlaparlamainetdemandaàrentrer

toutdesuiteenville.Dansdeuxjours,niluinilestouristesnesesouviendraientde ce à quoi servait unmoulin à vent. Il ne voyageait pas pour apprendre cegenredechoses.Surlecheminduretour,àl'undesarrêts,unefemmemonta,enfilaunbrassard

indiquant«Contrôle»etcommençaàvérifierlesticketsdespassagers.QuandletourdePauloarriva,Karlatournalatêteàl'opposé.«Jen'enaipas,dit-il.Jepensaisquec'étaitgratuit.»Lafemmedevaitavoirentenducegenred'excusessouvent.Sa réponsebien

rodée ressemblait à une réplique apprise par cœur : les Pays-Bas étaient trèsgénéreux,certes,maisseulsdesgensauquotientintellectueltrèsbaspouvaientpenserquelestransportsyétaientgratuits.«Vousavezdéjàvuçaquelquepartdanslemonde?»Biensûrquenon,maisiln'avaitjamaisvunonplus…uncoupdepieddiscret

deKarlalefittaire.Ilpayadoncsonamende,d'unmontantvingtfoissupérieurau prix du ticket, sans rechigner, sous les regards accusateurs des autrespassagers, calvinistes, honnêtes, respectueux de l'ordre et qui n'avaient pas dutoutl'airdefréquenterleDamnisesalentours.Quand ils descendirent de l'autobus, Paulo se sentitmal à l'aise : était-il en

train d'imposer sa présence à cette fille toujours aussi gentille, bien quedéterminéeàobtenircequ'ellevoulait?N'était-cepaslemomentdeluidireaurevoiretdelalaissersuivresonchemin?Ilsseconnaissaientàpeineetavaient

déjàpasséplusdevingt-quatreheuresensemble,collésl'unàl'autre,commesic'étaitnormal.Karla dut lire dans ses pensées, car elle l'invita à l'accompagner jusqu'à

l'agenceoùelleachèteraitsonbilletdebuspourleNépal.Debus!C'étaitdeloinl'idéelaplusfollequ'ilpuisseimaginer.L'agence en question était un bureau minuscule, où travaillait un seul

employé, qui se présenta comme Lars Quelque Chose, un de ces nomsimpossiblesàretenir.KarlaluidemandaquandpartaitleprochainMagicBus.«Demain.Ilnerestequedeuxplacesetellesserontsansdouteprises.Dansle

cascontraire,quelqu'unnousarrêterasurlaroutepourembarqueravecnous.»Bon,ilallaitbienfalloirqu'ellearrêtedetournerautourdupot…«Etcen'estpasdangereuxdevoyagerseule,entantquefemme?— Je ne pense pas que vous resterez seule plus d'une journée. Bien avant

d'arriveràKatmandou,vousaurezfaittournerlestêtesdetouslespassagersdesexemasculin.Vousainsiquelesautresfemmesquivoyagentseules.»Curieusement,Karlan'avaitjamaispenséàcetteéventualité.Elleavaitperdu

beaucoup de temps à chercher de la compagnie auprès d'une série de garçonslâchesquin'étaientprêtsàdécouvrirquecequ'ilsconnaissaientdéjàetpourquimême l'Amérique latine devait représenter une menace. En fin de compte laliberté, pour eux, c'était d'être à une distance raisonnable des jupons de leurmère. Elle perçut avec satisfaction que Paulo s'efforçait de dissimuler sonagitation.«Jevoudraisunbilletaller.Jepenseraiauretourplustard.—Jusqu'àKatmandou?»Eneffet, leMagicBusmarquaitplusieursarrêtspourprendreou laisserdes

passagers :Munich,Belgrade,Athènes, Istanbul, et enfinTéhéran ouBagdad,selonlaroutequiétaitouverte.«Jusqu'àKatmandou.—Vousn'avezpasenviededécouvrirl'Inde?»PauloremarquaqueKarlaetLarssefaisaientlesyeuxdoux.Etaprès?Elle

n'étaitpassapetiteamie, justeunenouvelleconnaissance,gentillecertes,maisdistante.«Non.CombiencoûtelebilletpourleNépal?—70dollars.»Soixante-dixdollars,pouralleràl'autreboutdumonde?Maisdequelgenre

debuss'agissait-il?Paulonecroyaitpasunmotdecetteconversation.

Karlasortitl'argentdesaceintureetleremità«l'agentdevoyages».LeLarsen question remplit un reçu identique à ceux des restaurants, sans autreidentification que le nom de la personne, le numéro de son passeport et sadestination finale. Puis il apposa sur la feuille des tampons qui ne voulaientabsolumentriendire,maisquidonnaientaubilletunairrespectable.Enfin,illeremitàKarlaavecunecartedutrajet.

«Iln'yapasderemboursementencasdefrontièresfermées,decatastrophesnaturelles,deconflitsarméssurlecheminetautresincidentsdecetype.»Ellecomprenaitparfaitement.« Et quand part le prochain Magic Bus ? intervint Paulo, sortant de son

mutismeetoubliantsamauvaisehumeur.—Çadépend.Nousnesommespasunelignerégulièredetransport,comme

vouspouvezl'imaginer.»LavoixdeLarsétaitlégèrementhostile,illetraitaitcommeunimbécile.«Jesaisbien,maisvousn'avezpasréponduàmaquestion.

— En principe, si tout se passe bien, Cortez doit arriver ici dans deuxsemainesavecsonautocar.Letempsdesereposer,etilreprendralarouteavantlafindumois.Maisjenepeuxpaslegarantir.Cortez,commeplusieursdenoschauffeurs…»Sa façon de dire « nos » laissait entendre qu'il s'agissait d'une grande

compagnie,chosequ'ilavaitniéedeuxminutesplustôt.«…selassentdefairetoujourslemêmetrajet,etcommeilssontmaîtresde

leursvéhicules,CortezpeutchoisirderepartirpourMarrakech,parexemple.OupourKaboul.Ilm'enparletoutletemps.»Karlapritcongé,nonsanslancerauparavantunebelleœilladeauSuédois.«Sijen'étaispassioccupé,jemeseraisproposécommechauffeur!lançace

dernierpourrépondreausalutsilencieuxdeKarla.Commeça,onauraitpufaireconnaissance…»Ilétaitévidentquepourlui,l'hommequiaccompagnaitKarlan'existaitpas.«Nousauronsd'autresoccasions.Àmonretour,onpourraprendreuncaféet

voircommentçaévolueentrenous.»Quittant son ton arrogant de maître du monde, Lars ajouta, en guise de

réponse,uneprécisionquilessurprittouslesdeux.«Sivousrevenez…Ceuxquipartent là-bas finissentpary rester,dumoins

pourdeuxoutroisans.Entoutcas,c'estcequeracontentleschauffeurs.—Àcausedesenlèvements?Desagressions?—Pasdutout.OnsurnommeKatmandou“Shangri-la”,lavalléeduparadis.

Àpartir dumomentoùon s'habitue à l'altitude, ony trouve tout cedonton abesoindanslavie.Etl'enviederevenirvivreenvillepassetrèsvite.»Illuiremituneautrecarteindiquantlesarrêts.«Demainà11heurespile,ici.Lesretardatairesrestentsurlecarreau.—Maiscen'estpasunpeutôt?—Vousaureztoutletempsdedormirdanslebus.»

Karla, qui était obstinée et déterminée, avait décidé la veille, en retrouvantPaulo sur leDamet lors des balades suivantes, qu'il devait venir avec elle auNépal. Elle aimait sa compagnie, bien qu'ils n'aient passé qu'un peu plus devingt-quatreheuresensemble.Ellesecomplaisaitdansl'idéequejamaisellenetomberaitamoureusedeceBrésilien :elleéprouvaitdéjàuneétrangeattirancepourluietdevaits'endétacherauplustôt.Orelleconsidéraitqu'iln'yavaitriende mieux que de partager le quotidien d'un être qui nous plaît pour que sescharmessedissipentenmoinsd'unesemaine.SiellepartaitseuleetlaissaitàAmsterdamcethommequ'elletrouvaitidéal,

le voyage serait complètement gâché par son souvenir constant. Et si ellecontinuait à laissergrandirdans sa tête l'imagedecethomme idéal, elle feraitdemi-touràmi-cheminetfiniraitparl'épouser,cequin'étaitpasdutoutdanssesprojetspourcetteincarnation-là.Oualorsils'enretourneraitàsaterrelointaine,exotique, pleine d'Indiens et de serpents dans les rues des grandes villes – enréalité elle tenait cette dernière partie pour une légende, de l'acabit desnombreuseshistoiresquicirculaientsursonproprepays.Donc, pour elle, Paulo était juste le bon compagnon au bon moment. Elle

n'avaitpaslamoindreintentiondefairedesonvoyageauNépaluncauchemar,niderefuserlespropositionsdesunsetdesautres.Elleétaitdéterminéeàpartir:c'étaituneaventuredesplusfolles,bienau-delàdeseslimites,pourellequiavaitétéélevéepresquesansaucunelimite.Jamais elle ne suivrait les Hare Krishna dans les rues, jamais elle ne se

laisserait mener par le bout du nez par les gourous indiens qu'elle avaitrencontrés, et qui ne savaient qu'enseigner à « faire le vide dans son esprit ».Comme si un esprit vide, complètement vide, permettait de se rapprocher deDieu.Depuis sespremièresexpériences (frustrées) ence sens, ellepréférait sepasser d'intermédiaire dans sa relation avec la Divinité, qu'elle craignait etadoraitàlafois.Toutcequil'intéressaitétaitlasolitudeetlabeauté,lecontact

direct avec Dieu, et surtout une distance de sécurité entre elle et un mondequ'elleavaitbienconnuetquinel'intéressaitplus.N'était-elle pas un peu jeune pour agir et penser de la sorte ? Elle pourrait

toujourschangerd'idéeplustard,maiscommeellel'avaitditàWilmaaucoffee-shop, le paradis – tel que le concevaient les Occidentaux – était sans intérêt,répétitifetennuyeuxàmourir.

*

PauloetKarlas'assirentàlaterrassed'unbarquineservaitqueducaféetdesbiscuits, à ladifférencedescoffee-shops. Ils tournèrent levisagevers le soleil(encoreunebellejournéeaprèslapluiedelanuitdernière),conscientsquecettebénédictionpouvaitdisparaîtred'uninstantàl'autre.Ilsn'avaientpaséchangéunmot depuis la sortie de l'« agence de voyages », ce bureau dont la taille avaitaussisurprisKarla,quis'attendaitàtrouverdeslocauxplusprofessionnels.«Alors…—…alors,complétaPaulo,c'estpeut-être ledernier jourquenouspassons

ensemble.Toituvasversl'estetmoiversl'ouest…—Oui,àPiccadillyCircus,oùtutrouverasunecopiedetoutcequetuasvu

ici, avec pour seule différence le centre de la place. Bon, mais la statue deMercuredoitêtrebeaucoupplusbellequelesymbolephalliqueduDam,non?»Karlal'ignorait,maisdepuisleurpassageàl'«agence»,Paulomouraitd'envie

de l'accompagner, ou plus exactement de découvrir des lieux que l'on ne voitqu'unefoisdanssavie, le toutpourseulement70dollars. Il refusaitd'accepterl'idée qu'il était en train de tomber amoureux de la jeune femme, simplementparce que ce n'était pas une véritable idée, juste une possibilité. Jamais il nes'éprendraitdequelqu'unquinemanifestaitaucundésirdeluirendresonamour.Il semit à étudier la carte : ils traverseraient lesAlpes,puisaumoinsdeux

payscommunistes,avantd'arriveraupremierpaysmusulmanqu'ilvisiteraitdesavie,laTurquie.Unecontréesurlaquelleilavaitlutantdechosesaucoursdeses recherches sur les derviches qui tournaient et dansaient et recevaient lesesprits.Ilavaitmêmeassistéauspectacled'ungroupeentournéeauBrésil,dansle théâtre lepluschicde laville.Toutesces informations issuesdes livres,quin'avaientjamaisquittélecadredespages,pourraientdevenirréalité.Pour 70 dollars. En compagnie de gens qui avaient eux aussi le goût de

l'aventure.Oui, Piccadilly Circus n'était qu'une place circulaire bondée de gens aux

tenuesmulticolores,dansunpaysoù lespoliciersneportaientpasd'armes,où

les bars fermaient à 11 heures du soir, et dont l'intérêt se limitait à quelquesbaladesjusqu'àdesmonumentshistoriquesouautresattractions.Auboutdequelquesminutes,ilavaitprissadécision:uneaventureestbien

plus intéressante qu'une place. Selon les anciens, les changements sontpermanentsetconstants,parcequelavieestcourteetqueletempspassevite.Sitoutétaitimmuable,iln'yauraitpasd'univers.Pouvait-onchangerd'avisaussivite?Nombreusessontlesémotionsquimeuventlecœurhumainquandilchoisitle

chemin de la spiritualité. Son motif peut être noble : la foi, l'amour de sonprochainoulacharité.Oubienilpeutserésumeràuncaprice,à lapeurde lasolitude,àlacuriositéouàl'envied'êtreaimé.Mais riende toutcelan'ad'importance.Lavéritablevoiespirituelleestplus

fortequelesraisonsquinousontconduitsàelle.Peuàpeuelles'impose,avecamour,disciplineetdignité.Ilarriveunmomentoùl'onregardeenarrièreetoùl'on se rappelle le début de son voyage : alors on rit de soi-même. On a étécapable de grandir, même si on a parcouru tout ce chemin pour des raisonsjugées importantes,maisenréalité trèsfutiles.Onaétécapabledechangerderouteaumomentoùc'étaitessentiel.L'amour de Dieu est plus fort que les raisons qui nous ont conduits à Lui.

Pauloycroyaitdetoutelaforcedesonâme.LepouvoirdeDieuestavecnousàchaqueinstant.Ilfautducouragepourlelaissersemanifesterdansnotreesprit,nossens,notresouffle;ilfautducouragepourchangerd'avisquandonserendcompte que l'on n'est qu'un simple instrument de Sa volonté, et que c'est Savolontéqu'ilfautsuivre.

*

« Je suppose que tu veux que je te réponde non, vu que depuis hier, auParadiso,tumetendsunpiège.—Tuesfou!—Toujours.»Oui,elleavaittrèsenviequ'ill'accompagne,maisconnaissantbienlafaçonde

penserdeshommes,ellenepouvaitriendire.Sielleacquiesçait,ilsesentiraitenpositionde forceoupire,de faiblesse. Ilavaitàprésentcompris toutsonpetitjeu,qu'ilvenaitd'appeler«piège».«Répondsàmaquestion:tuveuxquejevienne?—Peum'importe.»S'il te plaît, viens ! Pas parce que tu es un garçon particulièrement

intéressant, à mon avis le Suédois de tout à l'heure était bien plus ferme et

déterminé.Maisparcequeavectoijemesensmieux.Etj'aiététrèsfièredetoiquandtuassuivimonconseiletsauvéungrandnombred'âmesendécidantdenepasconvoyerl'héroïnejusqu'enAllemagne.«Peut'importe?Çaveutdirequeçat'estégal?—Exactement.—Etdanscecas,sijemelèved'icidanslaminutepourretourneràl'agence

etacheterledernierbillet,çaneteferapasplusoumoinsplaisir?»Elle le regarda dans les yeux et lui sourit. Elle espérait que son sourire

avouerait tout : qu'elle était très contente qu'il devienne son compagnon devoyage,maisqu'ellenepouvaitnineparvenaitàl'exprimerpardesmots.«C'est toiquipaieslescafés,déclara-t-ilenselevant.J'aidéjàdépenséune

fortuneavecl'amendedansl'autobus.»Paulo avait lu son sourire. Désireuse de cacher sa joie, elle rétorqua la

premièrechosequiluipassaitparlatête:« Ici les femmes partagent toujours la note. Nous n'avons pas été élevées

commedesobjets sexuels.Et tu as pris une amendeparceque tunem'aspasécoutée.MaisOK,jeneveuxpasquetum'écoutesetaujourd'huic'estmoiquipaiel'addition.»Paulo pesta intérieurement.Quelle femme pénible ! Elle a des idées toutes

faitessurtout…Pourêtrefranc,iladoraitsafaçond'affirmersonindépendanceàlamoindreoccasion.Tandis qu'ils retournaient à l'agence, il lui demanda si elle croyait vraiment

possibled'allerjusqu'auNépal,unpayssilointain,avecunbilletsibonmarché.«Ilyaquelquesmoisj'avaisdesdoutes,mêmeaprèsavoirvul'annoncedes

bus pour l'Inde, le Népal ou l'Afghanistan, qui coûtaient toujours entre 70 et100dollars.Etpuisj'ailudansl'Ark,unjournalalternatif,lerécitdequelqu'unqui est parti et revenu comme ça, et depuis jemeurs d'envie de faire commelui.»Ellesegardabiend'ajouterqu'ellepensaitseulementàpartir,pournerevenir

que dans de nombreuses années. Paulo risquait de ne pas apprécier l'idée deparcourirseullesmilliersdekilomètresdutrajetderetour.Maisildevraits'adapter–vivre,c'ests'adapter.

LefameuxMagicBusn'avaitriendemagiqueetnecorrespondaitenrienauxaffiches de l'agence, qui représentaient une carrosserie bariolée, recouverte dedessinsetdebellesphrases.Cen'étaitqu'unanciencardetransportscolaire,auxsiègesnoninclinablesetmunid'unegaleriesurletoit,oùétaientaccrochésdesbidonsd'essenceetdesrouesdesecours.Lechauffeur réunit lespassagers : ils étaientpeut-êtreunevingtaineet tous

semblaientsortirdumêmefilm,malgrédesâgesvariables,allantdeprobablesmineuresenfugue(c'étaitlecasdedeuxjeunesfilles,etaucunpapierd'identiténe leur fut demandé) à un homme d'âge mûr qui maintenait son regard surl'horizon, comme s'il avait déjà atteint l'illumination tant espérée et avait àprésentdécidédefaireunepromenade,unelonguepromenade.Ilyavaitdeuxchauffeurs:unquiparlaitavecunaccentanglaisetl'autrequi

avaitl'aird'unIndienoupeut-êtred'unArabe.«Bienquejedétestelesrègles,nousallonsdevoirnousplieràquelques-unes.

Lapremière:pasdedroguesdanslebusaprèslepassagedelafrontière.Danscertainspays,çaéquivautàlaprison,maisdansd'autres,commeenAfrique,çapeut vouloir dire la mort par décapitation. J'espère que le message est bienreçu.»Lechauffeurs'interrompitpourlevérifier.Cettefois,lespassagersavaientbel

etbienl'airdes'êtreréveillés.«Enbas,danslasoute,j'aidesbidonsd'eauetdesrationsdel'armée.Chaque

rationcomprenddelaviandeenpurée,desbiscuits,desbarresdecéréalesauxfruits, une barre de chocolat avec des noix ou du caramel, du jus d'orange enpoudre,dusucre,dusel.Préparez-vousàmangerfroidpendantunebonnepartieduvoyage,aprèslatraverséedelaTurquie.»«Lesvisassontdélivrésauxfrontières:cesontdesvisasdetransit.Ilssont

payants, mais en général pas très chers. Dans certains pays, il est interdit de

sortir dubus, commeenBulgarie, qui est un régimecommuniste.Alors faitesvosbesoinsavantlafrontière,jenem'arrêteraipas.»Lechauffeurconsultasamontre.«C'estl'heure.Prenezvotrebagageàl'intérieur,avecvous.J'espèrequevous

avezdessacsdecouchage.Nousnousarrêtonsdenuit,parfoisdansdesstations-servicesquejeconnais,laplupartdutempsdanslacampagne,prèsdelaroute.Quand c'est impossible, comme à Istanbul, en Turquie, nous descendons dansdeshôtelsbonmarché.—Est-cequ'onpeutmettrenossacssurletoitpouravoirplusd'espacepour

nosjambes?—Biensûr.Maisnevousétonnezpass'ilsdisparaissentlorsd'unepause-café.

Au fond du bus, il y a de la place pour les bagages. Un seul par personned'ailleurs,c'estécritauversodelacarte.Etl'eaupotablen'estpascomprisedansleprixdubillet,alors j'espèrequechacunaapportésabouteille.Vouspourreztoujourslaremplirauxstations-services.—Ets'ilarrivequelquechose?—Commentça?—Siquelqu'untombemalade,parexemple.—J'aiunkitdepremierssecours.Maiscommesonnoml'indique,cesontdes

premierssecours.Leminimumpourparveniràunevilleetylaisserlemalade.Doncprenezsoin,biensoin,devotrecorps,autantquevouscroyezlefaireavecvotreâme.Jesupposequetoutlemondeestvaccinécontrelafièvrejauneetlavariole.»Paulo avait le premier vaccin : tous les Brésiliens devaient l'avoir pour

pouvoirquitterlepays,lesétrangerslescroyaientsansdouteinfectésparuntasdemaladies.Maisiln'étaitpasvaccinécontrelavariole:chezlui,onprétendaitquesionavaiteularougeole,unemaladieplutôtinfantile,onétaitimmunisé.Quoiqu'ilensoit, lechauffeurnedemandadecertificatmédicalàpersonne.

Les voyageurs montèrent et s'installèrent. Plus d'un posa son sac sur le siègevoisin,maislechauffeurleconfisquaaussitôtpourlejeteraufonddubus.«D'autrespassagersvontembarquerenchemin,banded'égoïstes.»Lesfillesquisemblaientmineuresetavaientprobablementdefauxpasseports

s'assirent côte à côte. Paulo et Karla se mirent ensemble et organisèrentrapidementunsystèmederotationpourêtreducôtédelafenêtre.Elleproposad'échanger toutes les trois heures et de rester près de la fenêtre durant la nuit,s'ilsarrivaientàbiendormir.Iltrouvasapropositionimmoraleetinjuste,parcequ'elle aurait un endroit où appuyer sa tête, elle. Ils décidèrent finalement d'ypasserlanuitàtourderôle.

Ledépart futdonnéet lebus scolaire, transforméenunautocar romantiquepar la grâce d'un simple nom, Magic Bus, entama son voyage de plusieursmilliersdekilomètresquiallaitlesmeneràl'autreboutdumonde.«Pendantquelechauffeurparlait,jen'avaispasdutoutl'impressiondepartir

àl'aventure,maisauservicemilitaireobligatoireauBrésil»,confiaPauloàsacompagne.Ilsesouvintalorsdelapromessequ'ils'étaitfaiteendescendantlesAndesen

bus,etdesnombreusesfoisoùilnel'avaitpasrespectée.Cette remarque agaçaKarla,mais elle ne pouvait ni se disputer avec lui ni

changerdeplaceauboutdecinqminutesdevoyage.Ellesortitsonlivredesonsacàmainetplongealenezdedans.«Alors,tuescontentedepartirlàoùtuavaistellementenvied'aller?Aufait,

letypedel'agencenousamenti,ilyaencoredesplaceslibres.—Ilnenousapasmenti:tul'asbienentendu,d'autrespassagersvontmonter

enchemin.Etjenevaispaslàoùj'avaistellementenvied'aller:j'yretourne.»Paulonecompritpassaréponse,qu'ellen'expliquapasdavantage,etildécida

de la laisser tranquille et de se concentrer sur l'immense plaine alentour,entrecoupéedecanauxdanstouslessens.PourquoiDieua-t-ilfaitlemondeetlesHollandaisont-ilsfaitlaHollande?

N'ya-t-ilpasassezd'autresterreshabitablessurcetteplanète?

*

Deuxheuresplustard,ilsavaientdéjàtoussympathisé,oudumoinss'étaientprésentéslesunsauxautres,puisqu'ungrouped'Australiens,bienqu'avenantsetsouriants, n'avait visiblement pas très envie de discuter. Karla non plus ; ellefaisaitsemblantdelirecelivredontelleavaitdéjàoubliélenom,etpensaitenréalitéàsadestination,àl'arrivéedansl'Himalaya,alorsqu'ilyavaitencoredesmilliersdekilomètresàparcourir.Pauloconnaissaitparexpériencel'impatienceque l'on peut éprouver dans un tel cas, mais il ne dit rien : tant qu'elle nedéchargeait pas sa mauvaise humeur sur lui, tout allait bien. Dans le cascontraire,ilchangeraitdeplace.Derrière eux étaient assis deux Français, un père et sa fille, qui semblait

névrosée mais enthousiaste. À côté, un couple d'Irlandais. Le garçon s'étaitprésenté tout de suite et en avait profité pour leur apprendre que c'était sonsecondvoyage,etquecettefois ilemmenaitsonamoureuseparceque,d'aprèslui,Katmandou,«sinousyarrivons,biensûr»,étaitunlieuoùilfallaitresteraumoinsdeuxans. Ilenétait rentréplus tôtàcausedeson travail,maiscettefois-ciilavaittoutlâché,vendusacollectiondevoituresminiatures,empochéun

bonpaquetd'argent(Tiens,unecollectiondevoituresminiaturesvautvraimentde l'argent ? s'interrogea Paulo), rendu son appartement et exigé de sa petiteamiequ'ellel'accompagne.Ilarboraitunlargesourire.Karlaentendit«unlieuoùilfaudraitresteraumoinsdeuxans»etinterrompit

sonsimulacredelecturepourdemanderpourquelleraison.Ryan,c'étaitsonnom,expliquaqu'auNépalils'étaitsentihorsdutemps,dans

uneréalitéparallèle,oùtoutétaitpossible.Mirthe,sapetiteamie,quin'étaitnisympathique ni antipathique, n'avait pas l'air convaincue que ce pays soitl'endroitoùelledevraitvivrecesprochainesannées.Maisl'amour,àl'évidence,étaitleplusfort.«Queveux-tudireparréalitéparallèle?—Cetétatd'espritquipossèdetoncorpsettonâmequandtutesensheureux,

lecœurpleind'amour.Soudain,toutcequifaitpartiedetonquotidienprendunsensdifférent,lescouleursdeviennentplusbrillantes,etcequit'embêtaitavant–commelefroid,lapluie,lasolitude,lesétudes,letravail–,toutparaîtnouveau.Parcequeenunefractiondeseconde,tuesentrédansl'âmedel'universettut'esrégalédunectardesdieux.»L'Irlandaissemblaitcontentd'avoiràexpliquerpardesmotscequinepouvait

êtreéprouvéqu'enlevivant.Sacompagnen'avaitpasl'airdebeaucoupappréciersaconversationaveclabelleKarla:elleentraitencemomentdansuneréalitéparallèle opposée, celle qui fait que tout, d'un instant à l'autre, paraît laid etoppressant.«Ilyal'autrefaceaussi,quanddepetitsdétailsduquotidiensechangenten

de grands problèmes inexistants, poursuivit Ryan comme s'il n'avait pasremarqué la jalousie de sa petite amie. Il n'y a pas une, mais de nombreusesréalitésparallèles.Onestdanscebusparcequ'onl'achoisi,onadesmilliersdekilomètres devant nous et on peut décider comment on va voyager : en quêted'un rêve qui semblait impossible jusque-là, ou en se focalisant sur les siègesinconfortables et les passagers qui nous déplaisent. Tout ce qu'on imagineramaintenantsemanifesterapendantleresteduvoyage.»Mirthefitsemblantdenepasavoircomprislemessage.«Quandj'étaisauNépalpourlapremièrefois,j'avaisl'impressiond'avoirun

accordavecl'Irlande,unaccordquin'avaitpasétérompu.J'entendaissanscesseunevoixme répéter : “Vis ce que tu as à vivremaintenant, profite de chaquesecondeparcequetuvasbientôtrentrercheztoi.Etn'oubliepasdeprendredesphotospourmontreràtesamisquetuasétébraveetcourageux,quetuasvécudesexpériencesqu'ilsaimeraientvivre,s'ilsenavaientlecourage.”» Jusqu'à ce qu'un jour, j'aille visiter une grotte dans l'Himalaya avec un

groupe. À notre plus grande surprise, dans un lieu où pratiquement rien ne

pousse, ilyavaitunepetite fleur,de la tailled'undemi-doigt environ.Nousyavonsvuunmiracle,unsigne,etpourmarquernotrerespectnousnoussommesdonné lamainetnousavonsrécitéunmantra.Enquelquessecondes, lagrottes'est mise à vibrer, nous ne sentions plus le froid, les montagnes lointainess'étaientrapprochées.Pourquoi?Parcequelesgensquiavaientvéculàavaientlaissé une vibration d'amour presque palpable, capable d'atteindre tout être outoute chose qui y entrerait. Comme cette graine de fleur que le vent avaitapportée.Commesil'envie,l'immenseenviequenousavionsdevoirlemondedevenirmeilleurprenaitformeetatteignaittout.»Mirthe devait avoir entendu cette histoire souvent, mais Paulo et Karla

suivaientlesparolesdeRyanavecfascination.« Je ne sais pas combien de temps ça a duré, mais quand nous sommes

retournésaumonastèreoùnous logions,nousavons raconténotreaventureet,d'aprèslesmoines,unhommequ'onconsidéraitcommeunsaintavaitvécudanscettegrotte.Ilsontajoutéquelemondeétaitentraindechangeretquetouteslespassions,quellesqu'ellessoient,allaients'intensifier.Lahaineseraitplusforteetplusdestructrice,etl'amoursemontreraitpluséclatant.»Lechauffeurl'interrompit: ilsétaientcensésroulerversleLuxembourgety

passerlanuit,maiscommeilsupposaitquepersonnen'avaitlegrand-duchépourbut,ilproposaitdecontinuerlevoyage,dedormirplustarddanslaroséedusoir,prèsdeDortmund,enAllemagne.«Onva faire une halte d'ici peupourmanger unmorceau et téléphoner au

bureau, pour qu'ils disent aux prochains passagers de se préparer à embarquerdans l'heure. Si personne ne va au Luxembourg, on économisera de précieuxkilomètres.»Ilfutlargementapplaudi.MirtheetRyanallaientregagnerleursplacesquand

Karlalesarrêta:«Maistunepourraispasatteindreuneréalitéparallèlejusteenméditanteten

livranttoncœuràlaDivinité?—C'estceque je fais tous les jours.Mais jepenseaussi tous les joursà la

grotte. À l'Himalaya. Aux moines. Je crois que mon passage dans ce qu'onappellela“civilisationoccidentale”estterminé.Jechercheunevienouvelle.»Enplus,maintenantque lemondeest effectivementen traindechanger, les

émotionspositivescommenégativesvontjailliravecbeaucoupplusdeforceetmoi, nous tous, d'ailleurs, nous ne sommes pas prêts à affronter les mauvaiscôtésdelavie.«Riennenousyoblige»,intervintMirthe.Elleprenaitpartàlaconversationpourlapremièrefois,prouvantqu'elleavait

réussiàdépasserlepoisondelajalousieenpeudetemps.

Paulo, quelque part, savait tout cela. Il avait déjà vécu des situationssimilaires : le plus souvent, quand il avait pu choisir entre la vengeance etl'amour,ilavaitoptépourl'amour.Celan'avaitpastoujoursétélebonchoix,onl'avaitparfoisprispourunlâche;ils'étaitlui-mêmesenti,àcertainsmoments,davantage motivé par la peur que par l'envie sincère d'améliorer le monde.C'étaitunêtrehumainavectoutessesfragilités.Ilnecomprenaitpastoutcequiluiarrivaitdanslavie,maisilavaittrèsenviedecroirequ'ilcherchaitlalumière.Pour la première fois depuis le départ, il comprit que c'était écrit. Il devait

faire ce voyage, rencontrer ces gens, faire quelque chose qu'il avait pourhabitude de prêcher,mais pas toujours le courage de réaliser : s'abandonner àl'Univers.

*

Peuàpeu,lesgroupesseformèrent,parfoisenraisond'unelanguecommuneou d'autres intérêts, l'attirance physique, par exemple. Tous apprenaient à seconnaître et échangeaient sur leurs expériences respectives. Les cinq premiersjourspassèrentdoncvite, saufpour lesdeux jeunes fillesquiavaientpeut-êtrequelque chose à se reprocher et se montraient indifférentes à tout et à tousprécisémentparcequ'ellescroyaient(àtort)êtrelecentredel'attentiongénérale.La monotonie n'avait ainsi pas le temps de s'installer à bord, d'autant que lequotidienétait rythmépar leshaltesdans les stations-servicespour remplir lesréservoirsdubuset lesbouteillesd'eau,acheterunsandwichouunsoda,alleraux toilettes. Les voyageurs passaient le reste du temps à bavarder, encore etencore.Ils dormaient à la belle étoile, souffrant du froid la plupart du temps,mais

heureux de pouvoir contempler le ciel tout en conversant avec le silence, dedormir en compagnie d'anges presque visibles, de cesser d'exister pendantquelques instants,même si ce n'était quedes fractionsde seconde, pour sentirl'éternitéetl'infiniautourd'eux.PauloetKarlas'étaientrapprochésdeRyanetMirthe–àcontrecœur,dansle

cas de cette dernière, car elle avait déjà entendu cette histoire de réalitésparallèles des dizaines de fois. Sa présence se résumait donc à exercer unesurveillance permanente sur son compagnon pour ne pas avoir à rebrousserchemin àmi-parcours, faute d'avoir réussi une chose très simple : continuer àl'intéresser,mêmeaprèsquasimentdeuxanspassésaveclui.Pauloaussiavait remarqué l'intérêtde l'Irlandais,quià lapremièreoccasion

lesinterrogeasurlanaturedeleurrelation.Karlaréponditd'untrait:«Aucune.

—Bonsamis?—Mêmepas.Justecompagnonsdevoyage.»Et après, était-ce faux ? Paulo décida d'accepter les choses telles qu'elles

étaientetdemettredecôtéunromantismeassurémenthorsdepropos.Ilsétaientcomme deuxmarins naviguant vers quelque pays ; bien qu'occupant lamêmecabine,l'undormaitsurlacouchetteduhautetl'autresurcelledubas.PlusRyan s'intéressait àKarla, plusMirthe devenait agitée, furieuse – sans

rienenmontrer,biensûr,carcelaauraitétéunsigneinacceptabledesoumission.EtelleserapprochaitdePaulo,s'asseyantàcôtéde luiquandilsdiscutaientetposantparfoissatêtesursonépaule,tandisqueRyanracontaittoutcequ'ilavaitapprisdepuissonretourdeKatmandou.

«Quec'estbeau!»Auboutdesix joursdevoyage, le tempss'étiraet l'animation laissaplaceà

l'ennui,s'emparantdubustoutentier.Maintenantquelesvoyageurss'étaienttoutraconté,ilnesepassaitpresqueplusrienàleursyeux.Lequotidienserésumaitàmanger,dormiràlabelleétoile,chercherunepositionplusconfortablesursonsiège, ouvrir et fermer les vitres pour chasser la fumée des cigarettes, ets'ennuyer de ses propres histoires et de celles des autres – qui ne perdaientjamaisuneoccasiondelancerunepetitepiqueicioulà,commelefonttoujours,du reste, les êtres humains réunis en troupeau,mêmequand il s'agit d'unpetittroupeaudébordantdebonnesintentionscommecelui-ci.

*

Jusqu'àcequ'apparaissentlesmontagnes.Etlavallée.Etlarivièrequicoulaitaufonddudéfilé.Àlaquestiondel'und'eux,lechauffeurindienréponditqu'ilsvenaientd'entrerenAutriche.«Onvadescendreets'arrêterprèsdelarivière,poursebaigner.Riendetel

quel'eauglacéepourrappelerauxgensqu'ilsontdusangdanslesveinesetdesidéesbonnespourlapoubelle.»La perspective de la nudité complète, de la liberté absolue, du contact sans

intermédiaireaveclanature,remittoutlemondedebonnehumeur.Lebuss'engageasuruneroutepierreuseetcommençaàtanguer,provoquant

descrisdepeurchezcertainspassagersquicraignaientqu'ilneserenverse,etlesriresduchauffeur.Ilsparvinrentenfinauborddelarivière,ouplutôtd'unbrasde la rivière qui sortait de son lit, décrivait une petite courbe aux eaux pluscalmesetretournaitdanslecourantprincipal.«Vousavezunedemi-heure.Profitez-enpourlavervosaffaires.»

Tout lemonde se précipita sur son sac. Tous avaient dans leur bagage unepetiteserviettedetoilette,unebrosseàdentsetdesmorceauxdesavon,vuqu'ilsfinissaienttoujoursparcamperaulieud'alleràl'hôtel.«C'estdrôlecettelégendequiracontequeleshippiesneselaventpas.Onest

peut-êtrebienpluspropresquelaplupartdesbourgeoisquinousaccusent.—Quinousaccuse?Maisqu'est-cequeçapeutbien faire?Lesimple fait

d'admettrelescritiquesdonnedupouvoiràceluiquileslance.»L'auteur de cette remarque sentit les regards furieux se braquer sur lui : ils

n'avaientjamaisprêtélamoindreattentionàcequelesautresdisaient.C'étaitàdemi vrai, car ils aimaient se distinguer par leurs tenues et leurs fleurs, leursensualité provocatrice et affichée à chaque pas, les décolletés des filles quisuggéraientdesseinssanssoutien-gorge,etainsidesuite.Et les jupes longuesaussi,quiétaientplussensuellesetplusélégantes–c'étaitdumoinscequelesstylistes collectifs, dont personne ne connaissait le nom, avaient décrété. Pourelles d'ailleurs, l'impudeur n'était pas unmoyen d'attirer les hommes,mais demontreràtousqu'ellesétaientfièresdeleurcorps.Ceuxquin'avaientpasdeservietteprirentunt-shirt,unechemise,unsweat-

shirt,bref,toutepiècedetissupermettantdes'essuyer.Puisilsdescendirentetsedéshabillèrent complètement enmarchant vers l'eau – sauf, bien sûr, les deuxtrèsjeunesfilles,quigardèrentleurpetiteculotteetleursoutien-gorge.Le vent s'engouffrait dans le défilé et le chauffeur précisa qu'à cet endroit,

grâceaucourantd'air,toutsécheraitplusvite.«C'estpourçaquej'aichoisidefairehalteici.»Depuislaroute,personnenepouvaitvoircequisepassaitencontrebas.Les

montagnesbarraientlesoleil,maisl'endroitétaitsibeau–desrochersdepartetd'autre, des pins s'y accrochant, des pierres polies par des siècles d'érosion –qu'ils se jetèrent d'emblée dans l'eau froide, sans réfléchir, en criant et ens'éclaboussant. Ce moment de communion entre les différents groupes quis'étaientforméssemblaitsignifier:«Nousappartenonsàunmondequidétesteêtreàl'arrêtetc'estpourquoinousvivonssurlesroutes.»« Si nous nous taisons tous pendant une heure, nous allons commencer à

entendreDieu,seditalorsPaulo.Maissinouscrionsde joie, Ilnousentendraaussietviendranousbénir.»Lesdeuxchauffeurs,quidevaientavoirl'habitudedevoirlescorpsdévêtusde

jeunesdépourvusdetoutepudeur,laissèrentlegroupesebaigneretentreprirentdevérifierlapressiondespneusetlesniveaux.C'étaitlapremièrefoisquePaulovoyaitKarlanueetildutsecontrôlerpour

nepasavoirunaccèsdejalousie.Elleavaitunepoitrinemagnifique,commele

mannequindelaséancephotosurleDam–enfinnon,elleétaitplusbelle,bienplusbelle.Mais la vraie reine, c'étaitMirthe, avec ses longues jambes, ses proportions

parfaites, une déesse tombée dans une vallée quelconque au beau milieu desAlpesautrichiennes.Elle souritàPauloen remarquantqu'il l'observaitet il luirenditsonsourire,toutensachantpertinemmentquecen'étaitqu'unjeudestinéàprovoquer la jalousiedeRyanetà l'éloignerde la tentationnéerlandaise.Maisc'estbienconnu:unjeusansarrière-penséepeutdevenirréalité.EtPaulosepritàenrêveretdécidademiserdavantage,dorénavant,surcettefemmequi,desonproprechef,serapprochaitpeuàpeudelui.Lesvoyageurs lavaient leurshabits.Lesdeuxjeunesfilles,quifeignaientde

nepasvoirlavingtainedepersonnesnuesàcôtéd'elles,semblèrenttoutàcoupavoir trouvé un sujet de conversation passionnant. Paulo lava et essora sachemiseet sonslip, il songeaà laveraussi sonpantalonetàenfilerceluiqu'ilavait dans son sac, avant de remettre ça au prochain bain collectif – les jeansc'étaitbonpourtout,saufpourséchervite.Il remarqua ce qui paraissait être une petite chapelle sur l'un des sommets

environnants,ainsiquedessillonsdans lavégétation,certainementcreuséspardescoursd'eausaisonniersquicoulaientauprintemps,àlafontedesneiges.Cen'étaient pour l'instant que des traits de sable qui couraient depuis la ligne decrête.Le reste était un chaos absolu, un chaos de pierres noiresmêlées à d'autres

pierres, sans aucun ordre, sans aucune esthétique, ce qui les rendaitparticulièrementbelles.Ellesnetentaientrien,pasmêmedes'organiseroudesedisposer de façon àmieux résister aux attaques constantes de la nature. Ellespouvaient être là depuis desmillions d'années comme depuis seulement deuxsemaines. Des panneaux sur la route demandaient aux conducteurs de faireattention aux chutes de pierres. Ainsi, ces montagnes étaient encore enconstruction,ellesétaientvivantes;lespierressecherchaientlesuneslesautresàlamanièredesêtreshumains.Et ce chaos si beau, source de vie, ressemblait à l'image qu'il se faisait de

l'Univers, et des tréfonds de son âme. Cette beauté n'émanait pas decomparaisons, de prières ou de désirs, elle consistait simplement à vivre salongueviesouslaformedepierresoud'arbres.Desarbresquimenaçaientdesedétacher et de dégringoler, quand bien même ils étaient là depuis des tempsimmémoriaux,ayantpousséaumilieudesrochesquilesaccueillaient.«Ilyauneégliseouunechapellelà-haut»,fitremarquerquelqu'un.Oui,ilsl'avaienttousvue;etchacuns'apercevaitàprésentqu'iln'étaitpasle

seul à l'avoir découverte et se demandait en silence si elle était habitée ou

abandonnéedepuislongtemps,etpourquoisesmursétaientpeintsdeblancalorsquelesrochesalentourétaientnoires,etcommentonavaitréussiàatteindrecenidd'aigleetàybâtirunédifice.Enfindecompte,cettechapelledétonnaitdanslechaosoriginel.Etilsrestèrentplantéslààregarderlespinsetlesrochers,àchercherleplus

haut sommet de ces montagnes qui les entouraient, avant d'enfiler leursvêtementspropresetdeconstater,unefoisdeplus,quelebainpeutsoignerbiendesdouleursquipersistentàstagnerdansnotreesprit.Etpuisleklaxonretentit.C'était l'heuredereprendrelevoyage–uneréalité

quelasplendeurdeslieuxleuravaitfaitoublier.

Visiblement,Karlaétaitobsédéeparcertainssujets.« Mais qu'entends-tu par “réalité parallèle” ? C'est une chose d'avoir une

illuminationouunerévélationdansunegrotte,c'enestuneautredeparcourirdesmilliersdekilomètrespouryretourner.Onpeutfairedesexpériencesspirituellesn'importeoù,puisqueDieuestpartout!— Oui, Dieu est partout. Il m'accompagne quand je me promène dans la

campagne autour de Dooradoyle, le berceau de ma famille depuis plusieurssiècles,ouquandjevaisvoirlameràLimerick.»Ilsétaientdansunrestaurantauborddelarouteprochedelafrontièreavecla

Yougoslavie, où était né et avait grandi un grand amour de Paulo. Jusque-làpersonne,pasmêmelui,n'avaiteudeproblèmedevisa.Maiscommeilsallaientbientôtentrerdansunpayscommuniste,ilétaitinquiet,bienquelechauffeuraittenté de les rassurer : la Yougoslavie, contrairement à la Bulgarie, n'était pasderrièrelerideaudefer.Mirtheétaitassiseàcôtédelui,KarlaprèsdeRyan,ettousquatreaffichaientunairdétachéalorsqu'ilssedoutaientqu'unchangementde couple était en vue. Mirthe avait précisé qu'elle n'avait pas l'intention des'éterniserauNépal,etKarlaavaitdéclaréqu'ellen'enreviendraitpeut-êtrepas.Ryanpoursuivit:«QuandjevivaisàDooradoyle,uncoinquevousdevriezdécouvrirunjour

mêmes'ilypleuttoutletemps,jemecroyaisdestinéàypasserlerestantdemavie,commemesparentsquin'étaientmêmepasallésvisiterDublin,lacapitaledeleurproprepays.Oumesgrands-parentsquihabitaientàlacampagne,etquin'avaient jamais vu la mer et trouvaient que Limerick était une ville “tropgrande”. Pendant des années, j'ai suivi la voie qu'ilsm'avaient tracée : l'école,travaillerdansuneépicerie,l'école,lerugby–nousavionsuneéquipelocalequi,malgrésesefforts,n'ajamaisréussiàpasserenpremièredivision–,fréquenterl'églisecatholiquecommemesparentset tous les IrlandaisduSud,alorsqu'enIrlandeduNordlasituationestpluscomplexe.

» Jen'étaispasmécontentdemon sort : jepartaisvoir lamer leweek-end,avant même d'avoir l'âge légal je buvais ma pinte de bière parce que jeconnaissais le patron du pub, et je me conditionnais à accepter les côtésdéprimantsdemaviepaisible et routinière, à avoir toujours sous lesyeuxcesrangéesdemaisonsidentiques,commesiellesavaienttoutesétédessinéesparlemêmearchitecte, sortir de temps en temps avecune filleque j'emmenaisdansune grange en dehors du village, et découvrir le sexe sans joie, enfin, pasvraimentlesexe,plutôtlesorgasmes,mêmesij'avaispeurd'enpénétreruneetd'êtrepuniparmesparentsouparDieu.»Danslesromansd'aventures,lepersonnageprincipalpartàlapoursuitede

ses rêves dans des endroits invraisemblables, vit desmoments difficiles,maisrevient toujours en vainqueur pour raconter ses histoires de batailles sur lesmarchés,danslesthéâtresoudanslesfilms–bref,partoutoùiltrouveunpublicpourl'écouter.Onlitlelivreetonsedit:moiaussi,j'auraiunjourcedestin.Jefiniraiparconquérir lemonde, je serai riche, je rentrerai chezmoienhérosettoutlemondem'envieraetmerespecterapourmaréussite.Lesfemmessourirontà mon passage, les hommes soulèveront leur chapeau en me priant de leurraconterpourlamillièmefoiscequim'estarrivédanstelleoutellesituation,etcomment j'ai pu saisir cette occasion unique quim'a rapporté desmillions dedollars.Maistoutça,çan'arrivequedansleslivres…»L'Indienquifaisaitofficedesecondchauffeurvints'asseoiràleurtable.Ryan

continuasonhistoire.« Un jour, comme la plupart des garçons de chez moi, je suis parti pour

l'armée.Quelâgeas-tu,Paulo?—Vingt-trois ans.Mais j'ai été dispensé de servicemilitaire : mon père a

obtenu que je sois placé dans ce que nous appelons “la troisième catégorie”,c'est-à-direlaréservedesréservistes,et j'aipupassermontempsàvoyager.JecroisqueçafaitdeuxcentsansqueleBrésilnes'estpasengagédansuneguerre.— Moi, j'ai fait l'armée, intervint l'Indien. Depuis que nous avons obtenu

l'indépendance,mon pays est sans cesse en guerre – non déclarée – avec sonvoisin.ToutçaàcausedesAnglais.—C'esttoujoursàcausedesAnglais,renchéritRyan.Ilsoccupentencorela

partienorddemonpays,et l'annéedernière,alorsquejerentraisdeceparadisqu'estleNépal,lestensionsontencoreaugmenté.Maintenant,l'Irlandeestsurlepieddeguerredepuisqu'ilyaeudesheurtsentrecatholiquesetprotestants.LesAnglaisyenvoientdestroupes.—Continuetonhistoireàtoi,l'interrompitKarla.Commentt'es-tufinalement

retrouvéauNépal?—Demauvaisesinfluences»,lançaMirtheenriant.

Ryanritluiaussi.« Tu as raison. Les gens dema génération grandissaient etmes camarades

d'écolesemettaientàémigrerenAmérique,oùlacommunautéirlandaiseesttrèsimportante et où tout lemondeaunami, unoncleoud'autresmembresde safamille.—Nemedispasquec'estaussilafautedesAnglais!—Et pourtant si…, intervintMirthe. Ils ont essayé deux fois de nous faire

mourirde faim.Lorsde la seconde,auXIXe siècle,alorsque lemildioufaisaitdesravagesdanslesculturesdepommesdeterre,notrealimentdebase,ilsnousont obligés à maintenir nos exportations vers l'Angleterre. On estime qu'unhuitième de la population est mort de faim. De faim ! Et que deux millionsd'Irlandais ont dû émigrer pour survivre. Grâce à Dieu, une fois de plus,l'Amériquenousareçusàbrasouverts.»Cettefillequiavaitl'aird'unedivavenued'uneautreplanètesemitàdisserter

sur ces deux famines dont Paulo n'avait jamais entendu parler. La populationdécimée,lepeupleabandonnéàsontristesort,desluttesd'indépendance,etainsidesuite.«Jesuisdiplôméeenhistoire»,expliqua-t-elle.Karlatentaderamenerlaconversationsurlesujetquil'intéressait,leNépalet

laréalitéparallèle,maisMirthefut intarissable jusqu'àcequ'elleaitapprisauxautres tout ce que l'Irlande avait enduré, combien de centaines demilliers degens avaient péri, comment deux grands leaders révolutionnaires avaient étéfusillés chacun lors d'une tentative de soulèvement, et enfin la façon dont unAméricain (parfaitement, un Américain !) avait obtenu un traité de paix pourmettrefinàcetteguerreinterminable.« Mais ça ne se reproduira plus jamais. Plus jamais. La résistance s'est

renforcée.Nousavonsl'IRAetnousporteronsnotreguerrechezeux,aumoyende bombes, d'assassinats, de tout ce qui est possible. Et tôt ou tard, dès qu'ilsauront trouvéunbonprétexte, ilsdevrontôter leursbottes immondesdenotreîle.»Ellesetournaversl'Indien.«Commeilsl'ontfaitdechezvous.»Rahul s'apprêtait à narrer ce qui s'était passé en Inde,mais cette foisKarla

intervintd'untonplusautoritaire.«Onnepeutpasécouterlafindel'histoiredeRyan?—Mirthearaison:cesontdemauvaisesinfluencesquim'ontpousséàpartir

pour leNépal.Quand je faisaismonserviceàLimerick, je fréquentaisunpubvoisindelacaserne.Onyjouaitauxfléchettes,aubillard,aubrasdefer,chacunvoulaitprouveràl'autrequ'ilétaitviriletprêtàrelevertouslesdéfis.Ilyavait

unhabitué,unOriental taciturne,quisebornaitàboiredeuxoutroispintesdeGuinnessbrune,notreorgueilnational,etpartaitsansattendrequelepatronagitelaclocheannonçantladernièretournéeavantlafermetureà11heures.—LafauteauxAnglais.»Eneffet,laloidelafermeturedespubsà11heuresavaitétéinstauréeparles

Anglaisaudébutde laSecondeGuerremondiale,pourque lespilotesaient letemps de récupérer de leur cuite avant de partir au combat et que les soldatsindisciplinés ne portent pas atteinte aumoral des troupes en traînant au lit lematin.«Unsoiroùj'enavaismarred'entendredesrécitsdedépartsimminentspour

l'Amérique,jemesuisassisàlatabledel'Orientalaprèsluienavoirdemandélapermission.Nousavonsdûrestermuetsunedemi-heure ;dansmonidée, ilneparlaitpasanglais,etjenevoulaispaslemettremalàl'aise.Pourtant,avantdes'enaller,ilaprononcéunephrasequim'estrestéedanslatête:“Tuesicimaistonâmeestailleurs,dansmonpays.Vaàlarencontredetonâme.”» J'ai approuvé de la tête et levé mon verre en signe de salutation. Je ne

voulais pas faire d'histoires :mon éducation catholique strictem'empêchait deconcevoirautrechosequ'uncorpsetuneâmeunisquirencontrerontensembleleChrist après la mort. Je me suis dit que les Orientaux avaient des croyancesfarfelues.—C'estbienvrai!»lançal'Indien.Serendantcomptequ'ilavaitgaffé,Ryantentadeserattraper.«Nouslescatholiques,nousenavonsuneencoreplusfarfelue,puisquenous

croyonsquelecorpsduChristsenichedansunpain.Nesoispasfâché.»Rahul eut un geste de la main signifiant que ça n'avait pas la moindre

importance, etRyan put enfin terminer une partie de son histoire – une partieseulement,parcequelesforcesdumalallaientbientôtlesinterrompre.« Bref, j'étais prêt à rentrer chez moi pour reprendre l'affaire familiale, la

laiterie demon père, alors quemes amis allaient traverser l'Atlantique et êtreaccueillisparlastatuedelaLiberté.Pourtant,cettenuit-là,lesmotsdel'Orientaltournaientenboucledansmonesprit.Parcequeenfait,j'avaisbeaumedirequemaviemeconvenait,qu'un jour jememarieraiset j'auraisdesenfants, etquenous irions vivre loin de la pollution et des fumées de Dooradoyle, je neconnaissais aucuneautrevillequemonpatelin familial etLimerick. Jen'avaisjamais eu la curiosité de m'arrêter en chemin pour me promener dans lesvillages,ouplutôtleshameaux,quisetrouvaiententrelesdeux.»J'estimaissuffisant,plussûretmoinscherdevoyagerdansleslivresoudans

lesfilms,etj'étaispersuadéquepersonneaumonden'avaitlachanced'admirerunecampagneaussibellequecellequim'entourait.Malgrétout,jesuisretourné

aupublelendemain,jemesuisassisàlatabledel'Orientaletjeluiaidemandé– conscient qu'on prend parfois un risque énorme en cherchant à éclaircircertainesquestions–cequ'ilavaitvouludirelaveilleetlenomdesonpays.»LeNépal.«Commetoutlemonde,j'avaisapprisaucollègequ'ilexistaitunpaysnommé

Népal,mais j'avaisoublié lenomde sa capitale.Levague souvenirqu'ilm'enrestait,c'étaitqu'ilétaittrèsloin.Peut-êtreenAmériqueduSud,enAustralie,enAfrique, en Asie, en tout cas pas en Europe, sinon j'aurais déjà rencontréquelqu'unquivenaitdelà-bas,ouj'auraisvuunfilmouluunlivrequienparlait.»Concernantsaphrasedelaveille,ilneserappelaitplustrop,ilm'apriédela

luirépéter.Avantderépondre,ilestrestéunlongmomentàfixersaGuinnessensilence.»“Sij'aiditça,c'estpeut-êtrequetudevraisallerauNépal.»—Etcommentyva-t-on?»—Commej'ensuisvenu:enautocar.”»Et ilestparti.Le lendemain,quand j'aivoulum'asseoiràsa tablepouren

savoirplussurcettehistoired'âmequim'attendaitauloin,ilm'afaitcomprendrequ'ilpréféraitêtreseul,commeill'étaitd'ailleurstouslessoirs.»Maispuisqu'ilexistaitdesautocarsàdestinationduNépal,sijetrouvaisune

compagniequiproposaitcevoyage,quisaitsijenefiniraispasparlevisiterunjour?»C'estàcemoment-làquej'airencontréMirthe,àLimerick.Elleétaitassise

justeàl'endroitd'oùjecontemplaislamerd'habitude.Nousavonstrèsvitenouécontact, et j'ai aussitôt pensé qu'elle ne s'intéresserait pas à un mec de lacampagne dont la destination n'était pas le Trinity College deDublin, où elleterminaitsesétudes,maislalaiterieO'ConnelldeDooradoyle.Pendantl'unedenosconversations,jeluiaiparlédecetypeénigmatiqueetdecequ'ilm'avaitditsurmoi-mêmeetsurleNépal,toutensongeantquej'allaisbientôtrentrerchezmoietquecettepériodedemavie,Mirthe,lepub,lescopainsderégiment,neserait qu'une étape sur mon parcours. Mais la tendresse que Mirthe metémoignait, son intelligence et – pourquoi ne pas le dire – sa beauté, m'ontcharmé,etlefaitqu'ellemejugedignedesacompagniearenforcémaconfianceenmoi.»Profitantdulongweek-endquiprécédaitmadernièresemaineàlacaserne,

elle m'a emmené à Dublin. Elle m'a montré la maison où avait vécu BramStoker, l'auteur deDracula, et son Trinity College, un ensemble de bâtimentsplusvastequetoutcequej'auraispuimaginer.Dansunpubprèsdel'université,nous avons discuté et bu jusqu'à la fermeture, tout en observant au mur lesphotosdesécrivainsquiavaientfait l'histoiredel'Irlande:JamesJoyce,Oscar

Wilde,JonathanSwift,SamuelBeckett,BernardShaw.Àlafin,ellem'atenduunprospectusquiindiquaitcommentserendreàKatmandou:unautocarpartaittouslesquinzejoursdeLondres,delastationdemétroTotteridge&Whetstone.» J'ai cru qu'elle voulait se débarrasser demoi,m'envoyer loin, le plus loin

possible,etj'aiprisledépliantsanslamoindreintentiond'alleràLondres.»

*

C'est alors qu'ils entendirent des ronflements de moteurs, de motos qu'onaccélérait à fond au point mort. Un groupe de motards arrivait…D'où ils setrouvaient, il était impossible de voir combien ils étaient, mais ce vacarmesemblait agressif et déplacé. L'employé du restaurant s'approcha pour lesprévenirqu'ils'apprêtaitàfermer,maisauxautrestablespersonnenebougea.Ryanfitcommes'iln'avaitpasentenduetpoursuivit.«MaisMirthe a ajouté, àma grande surprise : “Sans compter le temps du

trajet,quejenepréciseraipasmaintenantpournepastedécourager,jeveuxquetureviennesaprèsavoirpasséexactementdeuxsemaineslà-bas.Jet'attendrai.Situn'arrivespasàladateprévue,tunemereverrasplus.”»Mirthesemitàrire.Ellen'avaitpastoutàfaitemployécesmots,c'étaitplutôt

dustyle:«Vacherchertonâme,moij'aidéjàtrouvélamienne.»Etcequ'ellen'avaitpasdit ce soir-làetn'avoueraitpasplusàprésent, c'était :«Monâme,c'esttoi.Jeprieraitouteslesnuitspourqueturentressansencombre,quenousnous retrouvions et que tun'aies plus jamais enviede t'éloignerdemoi, parcequetumeméritesetquejetemérite.»« J'étais ébahi. Elle m'attendrait ? Moi, le futur patron de la laiterie

O'Connell?Qu'est-cequ'ellepouvaitbientrouveràuntypesipeucultivé,sipeuexpérimenté?Etpourquoiétait-cesiimportantpourellequejesuiveleconseild'unétrangeindividurencontrédansunpub?»Pourtant,ellesavaitcequ'ellefaisait.Parcequedèsquej'aimislepieddans

cetautocar,aprèsavoirlutoutcequej'avaisputrouversurleNépaletmentiàmesparentsendisantquel'arméem'avaitcollédurabdeservicepourmauvaiseconduiteetqu'ellem'envoyaitdansunebasereculéedansl'Himalaya,jen'aiplusété le même. Et quand je suis rentré, j'étais un homme. Mirthe m'attendaitcommeconvenu,ellem'aemmenédormirchezelleetnousnenoussommesplusquittésdepuis.—C'estbienleproblème!lançal'intéressée,quetoutlemondesavaitsincère.

Naturellement,jenevoulaispasd'unidiot,maisjenem'attendaispasàcequ'ilmerenvoielaballeenmedemandantdel'accompagneràsonsecondvoyage!»Elleritencore.

«Etlepire,c'estquej'aiaccepté!»Paulo se sentait mal à l'aise d'être assis à côté d'elle, que leurs jambes se

touchentetqu'elleluicaresselamaindetempsàautre.Karla,poursapart,avaitchangéderegard.Visiblement,iln'étaitpasl'hommequ'ellecherchait…«Etmaintenant,sinousparlionsréalitésparallèles?»Entre-temps, cinq personnages en blouson noir, têtes rasées, chaînes à la

ceinture, tatoués d'épées et d'étoiles ninja, avaient fait irruption dans lerestaurant,s'étaientapprochésdeleurtableetlesavaientencerclésensilence.«Votreaddition,ditl'employéenposantlepapiersurlatable.— Mais nous n'avons pas fini de manger ! protesta Ryan. Encore moins

réclamélanote!—C'estmoiquil'aidemandée.»C'était l'un des motards. L'Indien fit mine de se lever, mais un autre le

repoussasursachaise.« Avant que vous ne partiez, Adolf veut avoir l'assurance que vous ne

remettrezpluslespiedsici.Nousavonshorreurdesva-nu-pieds.Notrepeuple,c'est l'ordreet la loi.L'ordreet la loi.Lesétrangersnesontpas lesbienvenus.Rentrezchezvous,avecvosdroguesetvosmœursdissolues!»Étrangers?Drogue?Mœursdissolues?«Nouspartironsquandnousauronsterminénotrerepas!»rétorquaKarla.Paulo se sentit furieux : pourquoi provoquer davantage ? Ils se savaient

entourés de gens qui détestaient tout ce qu'ils représentaient, et qui lesmenaçaient, avec leurs chaînes pendues à la ceinture et leurs gants dont lesclous,contrairementauxdécorationsqu'ilavaitachetéesàAmsterdam,étaientdevéritables pointes destinées à intimider, à entailler, voire à blesser grièvementlorsquecestypesusaientdeleurspoings.Ryansetournaversceluiquisemblaitêtrelechef,visiblementplusâgéque

lesautres,levisagemarqué,quiavaitassistéàlascènesanspipermot.«Nousappartenonsàdestribusdifférentes,maisnotrecombatest lemême.

Nousnesommespasdesennemis.Nousallonsterminernotrerepasetpartir.»Lechef,quiavaitmanifestementunproblèmedecordesvocales,seplaquaun

amplificateursurlecou.«Nous ne sommes d'aucune tribu, dit-il d'une voixmétallique.Vous sortez

toutdesuite.»Il y eut un silence qui s'éternisa. Karla etMirthe soutenaient le regard des

inconnus, les hommes évaluaient leurs chances de l'emporter, et les motardsattendaient.Enfin,l'und'euxsetournaverslepatrondurestaurant.«Etdésinfectez-moiceschaisesquandilsserontpartis ! luicria-t-il.Onn'a

pas envie d'attraper la peste, des maladies vénériennes, et allez savoir quoi

d'autre!»Lesquelquesautresclientsn'avaientpasl'airdes'émouvoirdelascène.Peut-

êtreétait-cel'und'euxquiavaitappelélegroupe,quelqu'unquiprenaitpouruneoffensepersonnellelesimplefaitqu'ilexistedesgenslibresdanslemonde.«Tirez-vousd'ici,bandedelavettes!»C'étaitunautremotard,aublousondecuirnoirornéd'uncrâne.« En filant tout droit, à moins de un kilomètre, vous trouverez un pays

communisteoùonvousaccueillerabien.Nevenezpasiciinfluencerenmalnossœursetnosfamilles.Icinousavonsdesvaleurschrétiennes,ungouvernementquinetolèrepasledésordre,etnousrespectonslesautres.Alorsmettezlaqueueentrelesjambesetsortez!»Ryanétaitécarlate.L'Indienrestait impassible.Peut-êtreavait-ildéjàsubice

genred'algarade…OualorsilsuivaitlepréceptedeKrishnaselonlequelonnetournepasledosàlaluttesurlechampdebataille.Karladévisageaitlescrânesrasés,enparticulierceluiàquielleavait réponduaudébut.Maintenantqu'elleavaitconstatéquelevoyageétaitmoinspassionnantqueprévu,elledevaitêtreassoifféedesang…Mirthe bougea la première : elle saisit son sac, compta ce qu'elle devait et

posa l'argent sur la table sans hâte avant de se diriger vers la porte. L'un desmotardsluibarra lepassage;encoreuneprovocation,quepersonnedugroupenevoulait voir tourner à la bagarre…Mais elle se borna à l'écarter, poliment,sanspeur,etpoursuivitsonchemin.Lesautresselevèrent,payèrentleurpartets'apprêtèrentàobtempérer.Cequi

enthéorieprouvaitqu'ilsétaientbiendeslâches,capablesd'entreprendreunlongvoyagejusqu'auNépalmaissedéfilantàlapremièremenaceconcrète.Leseulquisemblaitdisposéàaffronterlesmotards,c'étaitRyan,maisRahullepritparlebrasetl'entraîna,tandisquel'unedestêtesraséesjouaitàfairesortiretrentrerlalamedesoncrand'arrêt.LesFrançais,pèreetfille,leuremboîtèrentlepas.«Vous,vouspouvezrester,lançalechefdesavoixmétallique.—Pasquestion.Jevoyageaveceux.Cequivientdesepasserestunehonte.

Ici, dans un pays libre, aux paysagesmagnifiques !Les dernières impressionsquenousemporteronsdel'Autricheseronttoujourscetterivièredansundéfilé,les Alpes, la beauté de Vienne, le splendide ensemble de l'abbaye de Melk.Quantàvotrebandedevoyous…»Safilleletiraparlebras,maisiln'entintpascompte.«…quinereprésententpascepays,nousl'oublieronsvite.Nousnesommes

pasvenusdeFrancepourvoirça.»

L'undesmotardss'approchapar-derrièreetlefrappadansledos.Lechauffeuranglais s'interposa, fixant le chef sans rien dire d'un regard d'acier ; lesmotsétaientinutiles,àcetinstantsasimpleprésenceenimposait.LafilleduFrançaissemitàcrier.Ceuxquiétaientdéjàsurleseuilfirentminederevenirenarrière,maisl'Indienlesarrêta:labatailleétaitperdued'avance.Il revint sur ses pas, saisit le père et la fille par le bras, poussa le reste du

groupe dehors et l'entraîna vers l'autocar. Michael, le chauffeur, toujoursimperturbable,futledernieràsortirsansquitterdesyeuxlechefdelabande.«Éloignons-nousd'ici.Nousallonsrebrousserchemindequelqueskilomètres

etdormirdanslapetitevillequenousavonstraverséetoutàl'heure.—Alorsnousfuyons?C'estpourçaquenousvoyageonssi loin,pournous

enfuiràlapremièrebagarre?»C'était le Français qui venait de parler. Les filles semblaient à présent

effrayées.«C'estça,ditlechauffeurendémarrant.Nousenfuir.Lesraresfoisoùj'aifait

ce trajet, j'ai fuipasmaldechoses, et jen'yvois aucunehumiliation.Çavautmieux que de nous retrouver avec tous les pneus crevés, incapables depoursuivrelevoyageparcequejen'aiquedeuxrouesdesecours.»

Ils entrèrent dans la bourgade et se garèrent dans une rue qui paraissaittranquille. Tous étaient tendus et inquiets après l'incident du restaurant ; àprésent, ils formaient un groupe capable de résister à toute agression, maismalgrétout,ilsdécidèrentdedormirdansl'autocar.Ils eurent du mal à trouver le sommeil et furent réveillés en sursaut, deux

heuresplustard,pardeuxpharespuissantsquiéclairaientl'intérieurduvéhicule.«POLIZEI.»L'undespoliciersouvritlaporteetparlaenallemand.Karla,quicomprenait

cettelangue,expliquaqu'illeurdemandaitàtousdesortirensous-vêtements.Àcetteheuredelanuit,l'airétaitglacial,maislespoliciers–hommesetfemmes–leur interdirent de prendre quoi que ce soit avec eux. Ils ne semblaient pass'émouvoirquetoutlemondetrembledefroidetdepeur.Montés à bord de l'autocar, ils ouvrirent tous les sacs et en renversèrent le

contenusurlesol.Ilsdécouvrirentunepipeàeau,qu'onutiliseenprincipepourfumerduhaschisch.Ilslaconfisquèrent.Ils réclamèrent tous les papiers et les examinèrent l'un après l'autre à la

lumièredeleurtorche,vérifiantletampond'entrée,épluchantchaquepageàlarecherche de falsifications, éclairant chaque visage pour voir si la photo dupasseport correspondait. Quand ils arrivèrent à ceux des filles soi-disant majeures, une policière alla jusqu'à la voiture communiquer par radio,attenditunpeu,fitunsignedetêteetrevintverselles.Karlaservaittoujoursd'interprète.

*

«Nousdevonsvousconduirechezlejugedesmineurs.Vosparentsviendrontvous chercher bientôt ; enfin d'ici deux jours ou une semaine, tout dépend du

moyendetransportqu'ilschoisiront.»Lesfillesavaientl'airenétatdechoc.L'unesemitàpleurer,maislafemme

poursuivitdesontonmonocorde.« J'ignore où vous comptiez aller et ça m'est égal, mais votre voyage se

termine ici. Je m'étonne que vous ayez traversé tant de frontières sans quepersonnenes'aperçoivequevousaviezfugué.»Ellesetournaverslechauffeur.« Je pourrais confisquer votre autocar pour stationnement interdit, mais je

préfèrequevousfiliezd'icileplustôtetleplusloinpossible.Vousn'aviezpasvuquecesfillesétaientmineures?—J'aivuleurspasseports,ilssemblaientenrègle…»La policière faillit développer, rétorquer que les documents avaient été

falsifiés,quel'âgedecesfillesétaitvisible,qu'ellesavaientfuguéparcequel'uned'elles avait décrété qu'auNépal le haschisch étaitmeilleur qu'en Écosse, queleurs parents étaient désespérés… Et que tout ça était inscrit dans le dossierqu'ilsavaientaucommissariat.Maiselledécidad'abandonnerlesjustifications:aprèstout,ellen'endevaitqu'àsessupérieurs.

*

Elle garda les passeports des deux fugueuses et leur demanda de la suivre,sans tenir compte de leurs protestations, d'autant qu'elles ne parlaient pasallemand et que les policiers, qui devaient connaître l'anglais, refusaient deparleruneautrelanguequelaleur.Ellelesfitmonterdansl'autocar,lesysuivitetleurordonnaderécupérerleurs

affaires.Aveclechaosquirégnaitàl'intérieur,l'opérationparutbienlongueauxautresquigelaientdehors.Enfin,ellesressortirentetlesfillesfurentembarquéesdansunevoituredepolice.«Maintenant,filez!ditlelieutenantquiaccompagnaitlegroupe.— Puisque vous n'avez rien trouvé, pourquoi devons-nous partir ? protesta

Michael. Existe-t-il un endroit où il soit permis de stationner sans risquer denousfaireconfisquerlevéhicule?—Ilyaunparkingdanslacampagne,avantl'entréedelaville.Vouspouvez

ydormir,maisàconditionderepartirauleverdujour.Lavuedesgenscommevousnousdérange.»Chacun reprit sonpasseport à tourde rôleet remontadans levéhicule, sauf

MichaeletRahulquin'avaientpasbougé.« Quel crime avons-nous commis ? Pourquoi n'avons-nous pas le droit de

resterpluslongtemps?

—Riennem'obligeàvousrépondre.Sivouspréférezquejevousembarquetousaucommissariat,oùnousdevronsentrerencontactavecvospaysrespectifspendant que vous attendrez dans une cellule sans chauffage, ça ne nous poseaucun problème. En tant que conducteur, vous risquez d'être accuséd'enlèvementdemineur.»Lavoiturequiemportaitlesfillesdémarra,etaucundesautrespassagersn'en

sutjamaisdavantagesurelles.Le lieutenant regardait Michael, Michael regardait le lieutenant, l'Indien

regardaitlesdeux.Enfinlechauffeurcéda,grimpadanslevéhiculeetlemitenmarche.L'officier leurjetaunregardironique:ceshippiesquisillonnaientlemonde

enrépandantlegermedelarébellionneméritaientmêmepasd'êtrelibres.Lesévénements de Mai 68 en France avaient suffi, il fallait à tout prix éviter lapropagationdelacontestation.Certes,Mai68n'avaitrienàvoiravecleshippiesetleurssemblables,maisles

gensrisquaientdeconfondreetdevouloirtoutrenversersurlaplanèteentière.En aucune façon il n'aimerait se joindre à eux : il avait une famille, une

maison,desenfants,dequoimanger,desamisauseindelapolice.C'étaitdéjàbienassezpénibled'êtreauxportesd'unpayscommuniste.Quelqu'unavaitécritdansunjournalquelesSoviétiquesavaientchangédetactique:ilsinfluençaientles gens pour corrompre leurs mœurs et les retourner contre leur propregouvernement. Pour lui, c'était une rumeur idiote, mais mieux valait ne pasprendrederisques.

Tousdiscutèrentdel'épisodeabsurdequ'ilsvenaientdevivre,saufPauloquiavaitmanifestement perdu l'usagede la parole et changéde couleur.Karla luidemandas'ilallaitbien.Çadevaitluidéplairequesoncompagnonsemontresilâcheaupremierincidentaveclesautorités…Illuiréponditqueoui,qu'ilavaitjusteunpeu tropbuetqu'il se sentaitpatraque.Quand l'autocar s'arrêta sur leparking qu'on leur avait indiqué, il sauta dehors et vomit au bord de la route,discrètement,sansqu'onlevoie:iln'avaitparléàpersonnedel'histoiredePontaGrossa,decequ'ilavaitenduré,del'épouvantequilesaisissaitàchaquepassagede frontière. Et pire, du désespoir de savoir que toute sa vie, le mot POLICEempliraitsoncorpsetsonâmed'uneterreursansnom,qu'ilnesesentiraitjamaisensécurité.Quandonl'avaitjetéenprisonettorturé,ilétaitinnocent.Iln'avaitjamais commis un seul crime de sa vie sauf, peut-être, celui de fumer de ladroguedetempsàautre.Maisiln'engardaitjamaissurlui,mêmeàAmsterdamoùcecin'auraiteuabsolumentaucuneconséquence.Enbref,si laprisonet latortureavaientdisparudesaréalitéphysique,elles

étaient toujours présentes dans la réalité parallèle, dans l'une des diversesexistencesqu'ilvivaitsimultanément.

*

N'aspirant qu'au silence et à la solitude, il s'assit loin des autres. Rahuls'approcha avec une tasse pleine d'une sorte de thé blanc et froid. Il avala laboisson,quiavaitlegoûtduyaourtpérimé.«D'icipeu tuvas te sentirmieux.Ne tecouchepas,n'essaiepasdedormir

maintenant. Et ne cherche pas à te justifier. Certains organismes sont plussensiblesqued'autres.»Ils restèrent silencieux. Le breuvage commença à faire effet, et un quart

d'heureplustardilsesentaitmieux.Sescompagnonsdevoyageavaientallumé

unfeuetdansaientausondelaradioduvéhicule.Ilsdansaientpourexorciserlesdémons,pourmontrerqu'ilsétaientlesplusforts,qu'onleveuilleounon.Ilselevapoursejoindreàeux.«Resteencoreunpeuaucalme,insistaRahul.Nousdevrionspeut-êtreprier

ensemble,maintenant.—C'étaitjusteuneintoxicationalimentaire,c'estpassé.»Auregarddel'Indien,ilcompritquecelui-cin'ycroyaitpasuneseconde.Ilse

rassitdonc,etl'autresecampadevantlui.«Disons que tu es un guerrier sur le front d'une bataille et que soudain le

SeigneurBienheureuxvientassisteraucombat.Disonsquetut'appellesArjunaetqu'iltedemandedenepasêtrelâche,d'avancerdroitdevanttoietd'accomplirtondestin,carpersonnenepeutmourirnitueretqueletempsestéternel.Ilsetrouvequetueshumain,quetuasdéjàtraverséuneépreuvesemblabledansl'undescyclesdecetempscirculaireetquetuvoislasituationserépéter.Mêmesielleestdifférente,lesémotionssontlesmêmes.Commenttut'appelles,déjà?—Paulo.—AlorsPaulo, tu n'es pasArjuna, le général tout-puissant qui craignait de

blesser ses ennemis parce qu'il se croyait bon. Pour Krishna, c'était unprésomptueux,quis'attribuaitunpouvoirqu'iln'avaitpas.Toi,tuesPaulo,tuesné loin d'ici, tu as comme chacun de nous tes moments de courage et tesmomentsdelâcheté.Etdanscesmoments-là,tuespossédéparlapeur.»Orlapeur,aucontrairedecequ'oncroitengénéral,prendsesracinesdans

notrepassé.Certainsgourousdemonpaysdisent:“Quandtuirasdel'avant,tuauraspeurdecequit'attend.”Maiscommentpuis-jeredoutercequim'attendsijen'aijamaisfaitl'expériencedeladouleur,delaséparation,delatorturemoraleouphysique?»Tutesouviensde tonpremieramour?Ilestentréparuneportepleinede

lumière et tu l'as laissé prendre toute la place, illuminer ta vie, enchanter tesrêves,etunbeaujour,commec'esttoujourslecasavecunpremieramour,ilestparti.Tudevaisavoirseptouhuitans,tuaimaisunejoliepetitefilledetonâge.Ellea trouvéunamoureuxplusgrandet tuesresté lààsouffrir,à jurerquetun'aimeraisjamaispluspersonnedetavieparcequeaimer,c'estperdre.»Pourtant tu as aiméànouveau, car il est impossiblede concevoir unevie

sansamour.Et tuascontinuéàaimeretàperdre, jusqu'àceque tu rencontresquelqu'un…»Paulosongeaqu'ilsentreraient le lendemaindans lepaysd'origined'unedes

femmesàquiilavaitouvertsoncœur,dontilétaittombéamoureuxetqu'ilavaitperdue,nonsansqu'elleluiaitenseignétantdechosesimportantes,ycomprisàfeindrelecouragedanslesmomentsdedésespoir.Eneffet,larouedelafortune

tournaitdansl'espacecirculaire,ôtantdesjoiesetrendantdespeines,ôtantdespeinesetrendantdesjoies.Karlalesregardaitparlertoutenveillantducoindel'œilàcequeMirthene

s'approche pas d'eux. C'était bien long ! Pourquoi Paulo ne venait-il pas sejoindreàeux,pourévacuerunebonnefoispourtouteslamauvaisevibrationquis'étaitinstalléeaurestaurantetpoursuiviedanslavilleoùilsvoulaients'arrêterpourlanuit?Enfin, elle se lassa de cette surveillance et retourna danser autour du foyer

tandisquelesflammècheséclairaientlecielsansétoiles.

*

Lechauffeurmontaleson.Ilavaitunpeudemalàseremettredesincidentsde la soirée, même s'il en avait vu d'autres. Plus la musique était forte etrythmée,mieuxc'était.Uninstant,ilcraignitquelapolicenereviennepourleschasser,maisildécidadesedétendre.Iln'allaitpasselaisserimpressionnerpardes gens qui s'estimaient garants de l'autorité – et par conséquent maîtres dumonde –, et qui avaient voulu lui gâcher un jour de sa vie. Un seul jour, çaparaissaitdérisoire,etpourtantc'était lebien leplusprécieuxquisoit.Unseuljour, celuique samèreavait suppliéqu'on lui accorde sur son lit demort.UnseuljourvalaitdavantagequetouslesroyaumesdelaTerre.

Troisansplustôt,Michaelavaitsurpristoutlemonde.SesparentsluiavaientoffertleurvieilleVolkswagenquandilavaitobtenusondiplômedemédecine.Etau lieu d'aller se pavaner avec devant les filles ou de la montrer à ses amisd'Édimbourg,ilavaitprislarouteunesemaineplustardpourl'AfriqueduSud.En travaillant comme interne dans des cliniques privées, il avait économisél'argentnécessaireàtroismoisdevoyage.Etàprésentqu'ilconnaissaitbienlecorpshumainetsafragilité,ilrêvaitdedécouvrirlemonde.

*

Après un nombre incalculable de jours, où il avait traversé les anciennescolonies françaises et anglaises en s'efforçant de soigner les malades et deconsoler les affligés, l'idée de la mort toujours proche lui était devenuefamilière ; il se jura que jamais il ne laisserait les pauvres sans soins ni leslaissés-pour-compte sans réconfort. Il put ainsi constater que la bonté avait uneffetrédempteuretprotecteur:àaucunmomentilnerencontradedifficultés,àaucunmoment il n'eut faim. Et avec saVolkswagen vieille de douze ans, quin'avait pas été conçue pour ce genre d'épreuves, il n'eut à déplorer qu'unecrevaison en traversant ces pays en guerre permanente. En outre, le bien qu'ilprodiguaitcommençaàleprécéderàsoninsu,etpartoutoùils'arrêtait, ilétaitaccueillicommeunsauveur.Parl'undeceshasardsqueréserveledestin,iltombasurunpostedelaCroix-

Rougedansun jolivillageprèsd'un lac,auCongo.Commesa réputationétaitparvenue jusque-là, on lui fournit des vaccins contre la fièvre jaune, desmédicaments et quelques instruments chirurgicaux, en le priant instamment denes'engagerdansaucunconflit,deseborneràtraiterlesblessésdesdeuxcôtés.«C'estnotreobjectif, lui expliquaun jeunehommeduposte.Prodiguerdes

soinsàtoussansjamaisprendreparti.»

LevoyagequeMichaelavaitprévud'effectuerendeuxmoisfinitpardurerunan.Plusilavançaitdanssonparcours–enprenantlaplupartdutempsdanssavoituredesfemmesépuisées,incapablesdecontinueràpiedaprèstantdejourssur la route à fuir la violence –, plus il voyait les guerres tribales se répandredans toutes les régions. Malgré tout, il subissait un nombre incalculable decontrôles, comme s'il jouissait d'une protection. Dès qu'on avait regardé sonpasseport, on le laissait entrer, peut-être parcequ'il avait guéri le frère, le fils,l'amidequelqu'un…Cela l'impressionnabeaucoup. Il fitunvœuetpriaDieude luipermettrede

vivrechaque jourpourservir.Un jouraprès l'autre.Unseul jour, à l'imageduChrist pour qui il avait une immense dévotion. Il songeait à devenir prêtre autermedesonvoyage,auboutducontinentafricain.Lorsqu'il arriva auCap, il décida de se reposer avant de semettre en quête

d'unordrereligieuxoùseproposercommenovice.SonidoleétaitSaintIgnacedeLoyola,quiavaitcommeluiparcourulemondeavantd'allerétudieràParisetdefonderl'ordredesJésuites.Il dénicha un hôtel modeste et bon marché et résolut de se détendre une

semaineafinque toute l'adrénaline s'éliminede soncorpspour laisserplace, ànouveau,àlapaix.Ils'efforçaitdenepluspenserauxhorreursqu'ilavaitvues:retournerenarrièren'avanceàrien,àpartsemettredeschaînesimaginairesauxpiedsets'ôtertoutvestiged'espoirenl'humanité.Il regardait donc vers l'avenir, réfléchissait aumeilleurmoyen de vendre sa

voitureetcontemplaitlamerdumatinausoirdepuissafenêtre.Ilobservaitlesvariationsdecouleurdusoleiletdel'eauselonl'heure,etenbassurlefrontdemer, les Blancs qui se promenaient avec leurs chapeaux d'explorateur, leurspipes,etleursfemmeshabilléescommeàlaCourdeLondres.AucunNoirsurleboulevard qui longeait la plage. Il n'aurait pas cru s'affliger autant de cetteségrégation qu'il savait officielle dans le pays…Mais pour l'instant, aumoinspourl'instant,ilnepouvaitrienfairequeprier.Ilpriaitdumatinausoirpourdemanderl'inspirationets'apprêtaitàexécuter

pourladixièmefoislesexercicesspirituels.Ilvoulaitêtreprêtlemomentvenu.Letroisièmejour,alorsqu'ilbuvaitsoncafé,deuxhommesencostumeclair

s'approchèrentdesatable.«Vousêtesdoncceluiquiahonorélenomdel'Empirebritannique!»L'Empire britannique ? Il n'existait plus, il avait été remplacé par le

Commonwealth!Quevoulaientdireceshommes?«Toutceque j'aihonoré,c'est“unseul jourà la fois”», répondit-il sansse

soucierdufaitqu'ilsnecomprendraientpas.

Eneffet, ils n'avaient rien compris, et la conversationprit un tour bien troppérilleuxàsongoût.«Partoutoùvouspassez,vousêtesaccueillietrespecté.Nousavonsbesoinde

genscommevouspourtravailleravecnous,augouvernementbritannique.»Si l'autre n'avait pas ajouté « au gouvernement britannique », il aurait pu

croirequ'onluiproposaituneplacedansunemine,uneplantationouuneusinede transformation deminéraux, en qualité de contremaître, voire demédecin.Maisenl'occurrence,ilnes'agissaitpasdutoutdeça.OrsiMichaelétaitbon,iln'étaitpasnaïf.«Merci,çanem'intéressepas.J'aid'autresprojets.—Pardon?—Jeveuxdevenirprêtre.ServirDieu.—EtvousnepensezpasquevousserviriezDieuenservantvotrepays?»Alors,ilcompritqu'ilnepouvaitresterpluslongtempsdanscetteAfriquedu

Sudqu'il avaitmis si longtempsàatteindre. Il était forcéde regagner l'Écosseparlepremiervoldisponible.Heureusement,ilavaitdequoipayersonbillet.Ilselevasansleurlaisserunechancedepoursuivre.Ilsavaitqu'ilvenaitd'être

aimablement«convoqué»pourfairedel'espionnage.Ilavaitdebonnesrelationsaveclesarméestribales,ilavaitconnubeaucoup

degens,etc'étaithorsdequestionpourluidetrahirceuxquiluiavaientaccordéleurconfiance.Aprèsavoirrassemblésesaffaires,expliquéaugérantqu'ilvoulaitvendresa

voitureetluiavoirlaissél'adressed'unamiàquienvoyerl'argent,ilfiladroitàl'aéroport.Onzeheuresplustard,ildébarquaitàHeathrow.EnattendantletrainpourLondres,illutlepanneaudespetitesannoncesetenrepéraune,noyéeaumilieudesdemandesdefemmesdeménage,decolocataires,degarçonsdecafé,de fillesqui souhaitaient travaillerdansuncabaret :«Recherchonschauffeursd'autocarpourl'Asie.»Ils'emparadupapieret,oubliantlecentre-ville,serenditdirectement à l'adresse indiquée. C'était un modeste bureau dont la plaqueannonçait:«BudgetBus.»«Laplaceestdéjàprise,luiréponditungarsauxcheveuxlongsenouvrantla

fenêtrepourévacuerunpeul'odeurdehaschischquiflottaitdanslapièce.Maisj'aientendudirequ'àAmsterdam, ilscherchaientdesgensqualifiés.Vousavezdel'expérience?—Pasmal,oui.—Alorsallez-y.Ditesquec'estdelapartdeTed,ilsmeconnaissent.»Il lui tenditundépliant à l'enseignedu«MagicBus»,unnomencoreplus

surréalistequeceluide la compagnie londonienne.«Visitezdespaysoùvousn'auriezjamaisimaginépouvoirmettrelespieds.Prixdubillet :70dollarspar

personne,voyageseul.Apportezleresteavecvous.Maispasdedrogues,souspeined'ylaisservotretêteavantd'arriverenSyrie.»Le prospectus arborait la photo d'un autocar bariolé devant lequel plusieurs

personnes faisaient le salut de la paix, si semblable au signe de la victoire deChurchill. À Amsterdam, il fut aussitôt accepté ; à l'évidence, la demandeexcédaitl'offre.Ilenétaitmaintenantàsontroisièmevoyageetilneselassaitpasdetraverser

les défilés de l'Asie. Il changea la cassette. La voix qui s'éleva était celle deDalida, uneÉgyptienne qui vivait enFrance et qui rencontrait du succès dansl'Europetoutentière.Lesdanseurss'animèrentdeplusbelle:lecauchemarétaitfini.

*

RahulcompritqueleBrésilienétaittotalementremis.«Paulo,j'aivuquecettebandedeblousonsnoirsnet'impressionnaitpas,tout

àl'heure,quetuétaisprêtpourlacastagne.Maisçaseseraitmalterminépournous.Noussommesdespèlerins,paslesmaîtresdelaterre.Nousdépendonsdel'hospitalitédesautres.»Paulofitunsigned'assentiment.«Pourtant, après, quand la police est arrivée, tu t'es pétrifié.Tu as quelque

choseàtereprocher?Tuastuéquelqu'un?— Jamais,mais…Si j'avais pu, il y a quelques années, je l'aurais fait sans

hésiter.Leproblème,c'estquejen'avaisjamaisvulevisagedemesbourreaux.»Àtraitsrapidespouréviterquel'autrenelesoupçonnedementir,illuiraconta

l'épisodedePontaGrossa.Rahulnemanifestapasd'intérêtspécial.«Jecomprends.Donc,tapeurestplusbanalequejenecroyais:tuaspeurde

la police. Tout le monde a peur de la police, même ceux qui n'ont jamaistransgressélaloi.»CesparolesréconfortèrentPaulo,quis'aperçutqueKarlas'étaitapprochée.« Pourquoi restez-vous à l'écart ?Maintenant que les gamines sont parties,

vousavezdécidédeprendreleurplace?—Nousnouspréparonsàprier,c'esttout.—Jepeuxparticiper?—Danserestaussiunemanièrede louerDieu.Continuededanseravec les

autres.»MaisKarla, la deuxième plus jolie fille du voyage, ne s'avoua pas vaincue.

EllevoulaitpriercommelesBrésiliens.QuantauxIndiens,ellelesavaitsouvent

vusàAmsterdam,avecleursposturesbizarres,leurpeintureaumilieudufrontetleregardfixésurl'infini…Paulo suggéra qu'ils se donnent la main, et au moment où il s'apprêtait à

réciterlepremierversdelaprière,Rahull'interrompit.«Enfindecompte, laissons lesmotspourplus tard.Lemieux,aujourd'hui,

c'estdeprieravecnoscorps.»Ils'avançaverslefeuetPauloetKarlalesuivirent,cartousvoyaientdansla

danseet lamusiqueunemanièredeselibérer.Desedire:«Noussommesicicettenuitensemble,heureux,malgrél'énergiedumalquiatentédenousséparer.Noussommesiciensembleetnousleresteronssurlecheminquinousattend,endépitdesforcesdes ténèbresquiontvoulunousempêcherdepoursuivrenotrevoyage.»Noussommes iciensembleetun jour, tôtou tard,nousdevronsnousdire

adieu.Mêmesinousnenousconnaissonspasbien,mêmesinousn'avonspaséchangé autant de paroles que nous ne l'aurions souhaité, nous sommes iciensemble pour l'une de ces raisons mystérieuses qui nous échappent. C'est lapremière fois que nous dansons ensemble autour d'un feu, comme les anciensdansaientpourcélébrer lavie,euxqui,plusprochesde l'Univers, lisaientdanslesétoilesdelanuit,danslesnuagesetlestempêtes,danslefeuetlevent,unmouvementetuneharmonie.»Ladansetransformetout,exigetoutdel'êtreetnejugepersonne.Quandon

estlibre,onpeutdansermêmedansunecelluleousurunfauteuilroulant,parcequ'ilne s'agitpasquede répétercertainsgestes,maisdeconverseravecCeluiqui est plus grand et plus puissant que tout et tous, de parler un langage quidépassel'égoïsmeetlapeur.»Et là, dans cette nuit de septembre 1970, après avoir été expulsés d'un

restaurant et humiliés par la police, ils dansaient et remerciaientDieu de leuraccorderuneviesipassionnante,sipleinedenouveautésetdedéfis.

Ils traversèrentsansgrandproblèmetoutes lesRépubliquesquiconstituaientle pays appeléYougoslavie (où ils prirent deux passagers supplémentaires, unbergeretunmusicien).EnarrivantàBelgrade,lacapitale,Paulosesouvintavectendresse,quoiquesansnostalgie,desonex-amoureuse,avecquiilavaitquittéleBrésilpourlapremièrefois,quiluiavaitapprisàconduire,àparleranglais,àfairel'amour.Selaissantemporterparsonimagination,ilselafiguraàcôtédesasœur, en train de courir dans les rues de la ville, ou de s'abriter desbombardementsdurantlaSecondeGuerremondiale.«Dèsquelessirènessonnaient,ondescendaitàlacave.Mamèrenousprenait

toutes lesdeuxsursesgenoux,ellenousdemandaitd'ouvrir laboucheetnouscouvraitdesoncorps.—Pourquoi,d'ouvrirlabouche?—Pourquelebruitnenousfassepasexploserlestympans,pournouséviter

dedevenirsourdespourlerestantdenotrevie.»

*

EnBulgarie,parunaccordpasséentrelesautoritésetlechauffeur,ilsfurenten permanence suivis par une voiture à bord de laquelle se trouvaient quatretypes à la mine sinistre. Après l'explosion de joie collective à la frontièreautrichienne, levoyageétaitdevenumonotone. Ilsavaientprévudefaireétapeune semaine à Istanbul, mais ils n'y étaient pas tout à fait : il leur restaitexactementcentquatre-vingt-dixkilomètres,unebagatelleencomparaisondestroismillequ'ilsavaientdéjàparcourus.

*

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Deux heures plus tard, Paulo vit se dresser les minarets de deux grandesmosquées.Istanbul!Ilsarrivaient!Ilavaitplanifiéendétailsonemploidutempsdanscetteville.Ilsesouvenait

du spectacle auquel il avait assisté au Brésil, de ces derviches aux jupestournoyantesquipivotaientsureux-mêmescommesurunaxe.Fasciné,ilavaitdécidéd'apprendrecettedanse,jusqu'àcequ'ilcomprennequec'étaitplusqu'unesimple danse : c'était unmoyend'entrer en contact avecDieu.Leurs disciplesétaient les soufis, et tout ce qu'il avait lu sur cette philosophie l'avaitenthousiasmé davantage encore. Il comptait aller un jour en Turquie pourapprendreleurart,maispourluiceprojetsesituaitdansunavenirlointain…Etvoilàqu'ilyétait!Lestoursserapprochaient,letraficétaitdeplusenplus

dense…Unembouteillage,encoredelapatience,encoredel'attente,maisavantleleverdujourilseraitàleurpied.«Comptezuneheureencorepouratteindrelecentre,annonçaMichael.Nous

devons rester une semaine, et paspour faire du tourisme, je nevous apprendsrien.AvantdequitterAmsterdam…»Amsterdam!Ils'étaitécoulédessiècles,depuis!«…onnousaavertisqu'audébutdumois,àcaused'unetentatived'assassinat

surleroideJordanie,desheurtsviolentsavaientlieudansunerégionquenousdevonstraverser.J'aiessayédesuivrelesévénements,ondiraitquelasituationestpluscalme,maisnousavonspourprincipedenejamaisprendrederisques.»Nousrespecteronsdoncnotreplan,d'autantqueRahuletmoi,nousenavons

unpeumarredeconduire.Nousvoulonsmanger,boireetnousdétendre.Icitoutestbonmarché,pourainsidiredonné;lesTurcssontdesgensextraordinairesetl'État,malgrécequevousverrezdanslesrues,n'estpasmusulman,maislaïque.Jesuggèrequandmêmeànosbeautésd'éviter les tenues tropdécouvertesetànos mecs adorés de ne pas provoquer de bagarres sous prétexte qu'on s'estmoquédeleurscheveuxlongs.»Lemessageétaitclair.« Autre chose : quand j'ai téléphoné de Belgrade pour donner de nos

nouvelles,j'aiapprisqu'oncherchaitànousinterviewerpouravoirdesprécisionssurlephénomènehippie.Monchefyvoyaitunebonneoccasiondefairedelapublicitéàlacompagnie,etsurlemomentjen'aipaseulaprésenced'espritdeledétromper.

»Donc,ilavaitindiquéàcereporterl'endroitoùnousirionsmangeretfaireleplein, et en effet le type m'attendait là-bas. Il m'a bombardé de questionsauxquelles je n'ai pas su répondre, jeme suis contenté de répéter ce quevousdites,quevousêteslibrescommel'airdecorpsetd'âme.Commeiltravaillepourune grande agence française, l'AFP, il m'a demandé s'il pouvait envoyerquelqu'undeleurantenneàIstanbulpourrencontrerdirectement l'undevous;j'ai répondu que je l'ignorais, mais je lui ai donné le nom de l'hôtel où nousserons tous, le moins cher que nous ayons trouvé, où on peut prendre unechambrepourquatre…—Jeveuxbienpayerplus,sic'estpossible,coupaleFrançais.Marieetmoi,

nousaimerionsunechambrepourdeux.—MêmechosepourMirtheetmoi»,ditRyan.PaulojetaunregardinterrogateuràKarla,quiparuthésiter.«Nousaussi»,dit-elleenfin.Ladeuxièmemusedugroupeaimaitmontrerque leBrésilienétait sous son

joug…Jusque-là,ilsavaientdépensébeaucoupmoinsd'argentqueprévu,carlaplupartdutemps,ilssenourrissaientdesandwichsetdormaientdanslevéhicule.Quelques jours plus tôt, Paulo avait compté sa fortune : après de longuessemaines de voyage, il lui restait 821 dollars. Karla s'était tant ennuyée cesderniersjoursqu'elles'étaitunpeuradoucie.Ilyavaitentreeuxplusdecontactsphysiques,l'undormaitsurl'épauledel'autreetilleurarrivaitdesetenirparlamain.C'était une sensation très agréable, très tendre, bien qu'ils n'aient jamaisenvisagédes'embrasser,etencoremoinsd'allerplusloin.«Donc,attendez-vousàvoirdébarquerunjournaliste.Siçanevousplaîtpas,

vousn'êtespasobligésdeluiparler.Jenefaisquetransmettrel'information.»L'autocaravançadequelquesmètres.« J'ai oublié un truc important, poursuivit Michael à qui Rahul venait de

chuchoterquelquesmotsàl'oreille.IlestaussifaciledetrouverdeladrogueàIstanbulqu'àAmsterdam,Paris,MadridouStuttgart.Saufquesivousêtespris,personne, vraiment personne, ne pourra vous tirer de prison à temps pourcontinuer le voyage. Je viens de vous donner un conseil, j'espère qu'il seraentenduetcompris.»Michael se posait des questions : il surveillait étroitement chacun de ses

passagersàleurinsu,etdepuisleurdéparttroissemainesauparavant,personnen'avaitfaituneallusionquelconqueàladrogue,niparuressentirlemanquedecequ'ilconsommaittouslesjoursàAmsterdamouailleurs.Par conséquent, pourquoi s'obstinait-on à affirmer qu'elle provoquait une

accoutumance?Entantquemédecin,lorsdesonséjourenAfrique,ilavaittestéplusieursplanteshallucinogènessur lui-mêmepourvoirs'ilpouvaitounonles

utiliser sur sespatients ; il savait que seuls les dérivésde l'opiumentraînaientuneaddiction.Ah,etaussi lacocaïne,qu'ontrouvaitrarementenEuropepuisquelesÉtats-

UnisconsommaientpratiquementtoutelaproductiondesAndes.Pourtant,lesgouvernementsdépensaientdesfortunesenpublicitéantidrogue,

alorsqueletabacet l'alcoolétaientenventelibrepartout.C'étaitpeut-êtreunequestiond'argent,lavéritableraisonsetrouvaitpeut-êtrelà:danslespots-de-vinentrepuissants,l'argentengrangégrâceàlapublicité,deschosesdecegenre.

*

IlsavaitquelajolieNéerlandaiseavaittrempéunepagedesonlivredansunesolutiondeLSD,puisqu'elleenavaitparléauxautres.Icitoutlemondeétaitaucourantdetout,le«CourrierInvisible»fonctionnaitdansl'autocar.Quandellelevoudrait,elleendéchireraitunbout,lemâcheraitetl'avaleraitpouravoirleshallucinationssouhaitées.Maiscen'étaitpassonproblème.Mêmesil'acidelysergique,cettesubstance

découverte enSuisseparAlbertHofmannet répanduedans le restedumondepar Timothy Leary, un professeur de Harvard, était désormais interdit à laconsommation,ilétaittoujoursindétectable.

Paulos'éveilla,lebrasdeKarlaentraversdesontorse.Commeelledormaitencore profondément, il réfléchit au meilleur moyen de se dégager sans laréveiller.Ils étaient rentrés assez tôt à l'hôtel après avoir tous dîné dans le même

restaurant.Lechauffeuravait raison,c'était trèsbonmarché…Enentrantdansleur chambre, ils avaient découvert qu'elle était prévue pour un couple. Sansfaire de commentaires, ils avaient pris une douche, lavé leurs vêtements qu'ilsavaientétendussurleborddelabaignoire,etépuisés,ilss'étaientécrouléssurlelitàdeuxplaces.Tousdeuxn'aspiraientqu'àdormirpourlapremièrefoisdepuisdes semaines dans des conditions décentes, mais leurs deux corps nus qui setouchaient ne l'entendaient pas de cette manière : avant même de s'en rendrecompte,ilss'embrassaient.PauloeutbeaucoupdepeineàavoiruneérectionetKarlanel'aidapas;ellese

bornaàluimontrerques'illadésirait,elleétaitprête.C'étaitlapremièrefoisqueleurintimitédépassaitlesbaisersetlesmainsquisetiennent;ilavaitàcôtédeluiunejoliefemme,maisétait-ilobligépourautantdeluidonnerduplaisir?Sesentirait-ellemoinsbelleetmoinsdésirable,sinon?Karla,elle,pensait :Qu'ilsouffreunpeu,qu'ilaitpeurdemecontrariers'il

merepousse.Sijevoisqueleschosespiétinent,jeferailenécessaire,maispourl'instant,attendons.Enfinilsentitsonsexedurciretlapénétra,maismalgrésesefforts,l'orgasme

arrivaplusvitequ'ilnel'imaginait.Aprèstout,celafaisaitlongtempsqu'iln'avaitpaseudefemmedanssonlit…Karla,quin'avaitbienentendupasjoui,luidonnaunetapeaffectueusesurla

tête, comme unemère à son fils, se tourna sur le côté et comprit qu'elle étaitlessivée. Elle s'endormit sans penser à ce qui l'aidait à trouver le sommeild'habitude,etluiaussi.

*

Au réveil, donc, le souvenir de cequi s'était passé lui revint et il décidades'esquiveravantd'êtreforcéd'enparler.Avecmilleprécautions,ilécartalebrasdeKarla,passalepantalonproprequ'ilavaitdanssonsac,sechaussa,enfilasonblousonetposalamainsurlapoignéedelaporte…«Oùvas-tu?Tunemedismêmepasbonjour?—Bonjour.»Istanbuldoitêtreunevilletrèsintéressante,jesuissûrqu'ellevateplaire.«Pourquoitunem'aspasréveillée?»ParcequejepensequelesommeilestunmoyendecommuniqueravecDieu

par le biais des rêves. C'est ce que j'ai appris au début de mes étudesd'occultisme.«Jenesaispas,parcequetuétaispeut-êtreentraindefaireunbeaurêveou

quetuétaisfatiguée.»Desmots,encoredesmots.Quin'étaientbonsqu'àcompliquerleschoses…«Tuterappellescequis'estpasséhiersoir?»Nousavonsfaitl'amour.Sanstropl'avoircherché,parcequenousétionsnus

danslemêmelit.«Oui.Etj'aimeraisquetum'excuses.Jesaisquetuasétédéçue.—Jen'attendaisrien.TuvasretrouverRyan?»Enfait,sedit-il,lavraiequestionétait:«TuvasretrouverRyanetMirthe?»«Non.—Tusaisoùtuvas?—Jesaiscequejeveuxtrouver,maisjenesaispasoù.Jecomptedemanderà

laréception,ilsdevraientpouvoirmerenseigner.»Ilespéraitqu'elleavaitterminésoninterrogatoire,qu'ellenel'obligeraitpasà

luiendireplus:ilcherchaitunlieuoùilpourraitrencontrerdesgensquiétaientencontactaveclesdervichestourneurs.«Jevoudraisassisteràunecérémoniereligieuseenrapportavecladanse.—Tu vas passer ta première journée dans une ville si extraordinaire et un

pays si particulier en faisant lamêmechosequ'àAmsterdam?Tun'en as pasassez des Hare Krishna ? La nuit autour du feu avant la frontière ne t'a passuffi?»Non…Maisparcequ'elle l'avaitmisencolère,parenviede laprovoquer, il

lui parla des derviches tourneurs turcs qu'il avait vus au Brésil. Des hommescoiffés d'un petit chapeau, aux jupes d'un blanc immaculé, qui semettaient àtournersureux-mêmescommelaTerreouuneplanètesursonaxe.Auboutd'uncertaintemps,cemouvementfinissaitparlesentraînerdansunesortedetranse.

Ilsappartenaientàunordrespécial,tantôtreconnuettantôtabominéparl'Islamd'oùvenaitleurinspirationpremière:lesoufisme,fondéparRûmî,unpoèteduXIIIesièclenéenPerseetmortenTurquie.«Vois-tu,lesoufismen'admetqu'unevérité:riennepeutêtredivisé,levisible

et l'invisiblemarchent ensemble, lesgensne sontquedes illusionsdechair etd'os. Voilà pourquoi je ne me suis pas trop intéressé à la discussion sur lesréalitésparallèles…»Noussommestoutettousenmêmetemps,untempsqui,soitditenpassant,

n'existe pas non plus. Nous l'oublions parce que les journaux, la radio et latélévision nous bombardent sans cesse d'informations,mais si nous admettonsl'Unité, nous n'avons plus besoin de rien d'autre. Nous connaîtrons un brefinstant le sensde lavie, et cebref instantnousdonnera la forced'atteindreceque nous appelons la mort, et qui est en vérité un passage vers le tempscirculaire.Tuascompris?— Parfaitement. Moi, de mon côté, je vais chercher le souk principal, je

suppose qu'il y en a un, où des gens qui travaillent sans relâche tentent demontrerauxrarestouristesquiarriventjusqu'icil'expressionlapluspuredeleurcœur, l'artisanat. Je ne compte rien acheter, tu t'en doutes, et ce n'est pas unequestion d'argent, plutôt de manque de place dans mes bagages. Mais jem'efforcerai autant que possible de leur communiquermon admiration etmonrespectpourleurtravail.Parcequepourmoi,malgrélaleçondephilosophiequetuviensdemedonner,lelangageunique,c'estceluidelabeauté.»Elle alla à la fenêtre et sa nudité se découpa contre le soleil. Même s'il

cherchait à l'agacer, il éprouvait pour elleunprofond respect.En sortant, il sedemandas'iln'auraitpasmieuxfaitd'alleravecelle:bienqu'ilsesoitdocumentésur le soufisme, il lui serait sans doute difficile de pénétrer dans ce mondefermé…Karla le regarda partir depuis la fenêtre. Pourquoi ne l'avait-il pas invitée à

l'accompagner?Aprèstout,illeurrestaitencoresixjoursàpasserici,lemarchén'allait pas fermer ses portes… Et ce devait être une expérience inoubliabled'approcherdeplusprèsunetelletradition.Une foisdeplus, ils avaient beau avoir tentéde se retrouver l'un l'autre, ils

avaientprisdescheminsopposés…

Karlaretrouvalaplupartdesautresenbasetchacunl'invitaàunepromenadeparticulière, la Mosquée bleue, Sainte-Sophie, le musée archéologique… LessitesuniquesnemanquaientpasàIstanbul;onpouvaitparexemplevisiteruneciternegigantesquemuniededouzerangéesdecolonnes(troiscenttrente-sixautotal, précisa quelqu'un) qui servait autrefois à stocker l'eau destinée auxempereurs byzantins. Elle s'excusa en arguant qu'elle avait d'autres projets etpersonneneluiposadequestionssursonprogramme,nisurlefaitqu'elleavaitpartagé la chambre du Brésilien. Après un petit déjeuner pris en commun,chaquegroupepartitverssadestination.CelledeKarlaavaitpeudechancedefigurerdanslesguidestouristiques.Elle

descendit jusqu'auborddudétroitduBosphoreetcontempla lepont rougequiséparait l'Europe de l'Asie. Un pont qui reliait deux continents si divers et siéloignés l'un de l'autre ! Elle fuma deux ou trois cigarettes, ouvrit un peul'encolureduchemisierdiscretqu'elleavaitchoisietprofitauninstantdusoleil,jusqu'à ce que deux ou trois hommes l'abordent et tentent d'engager laconversation. Elle fut vite obligée de refermer son décolleté et de changer deplace.Depuis que le voyage était devenu monotone, elle s'était mise à faire de

l'introspection, à tenter de répondre à son interrogation favorite : Qu'est-cequimemotiveàallerauNépal?Monéducationluthérienneestplusfortequel'encens, les mantras, les postures, la contemplation, les livres sacrés et lessectes ésotériques. Je n'ai jamais cru à ces choses-là. Elle n'avait pas besoind'alleràKatmandoupourtrouverdesréponses,ellelesconnaissaitdéjà,elleétaitlassededevoir toujoursprouversaforce,soncourage, lassedesonagressivitéconstante,de sonesprit de compétition incontrôlable.Tout cequ'elle avait faitdanssavieavaiteupourbutdedépasserlesautres,etellen'avaitjamaisréussiàsedépasserelle-même.Etbienqu'ellesoitencoretrèsjeunepourenarriverlà,

elles'étaitaccommodéed'êtrecequ'elleétait.Ellevoulaitquetoutchange,alorsqu'elleétaitincapabledesechangerelle-même…ElleauraitaiméendiredavantageàPaulo,luifairecomprendrequ'ilprenait

deplusenplusdeplacedanssonexistence.Ellepensaitavecunplaisirmorbidequ'alorsqu'il sesentaitcoupabledesonéchecde laveille,ellen'avait rienfaitpourledétromper–ellen'avaitpasdit:«Monamour(monamour),cen'estpasgrave,c'est toujourscommeça lapremière fois,nousnousdécouvrironspeuàpeu.»Mais son caractère l'empêchait de s'approcher davantage de lui, comme

d'ailleursde tout autre.Soitparcequ'ellemanquaitdepatience, soitparcequesespartenairesnecollaboraientpasbeaucoup,n'essayaientpasdel'acceptertellequ'elleétait…Engénéralilss'éloignaientvite,incapablesdumoindreeffortpourbriserlemurdeglacederrièrelequelelles'abritait.

*

Elle se sentait encore capable d'aimer, sans rien attendre en retour, nirécompenses,nichangements,niremerciements.Dureste,elleavaitaimésouventaucoursdesavie.Etàchaquefois,l'énergie

de l'amour transformait son univers. Mais cela ne durait pas, car elle nesupportaitpasd'aimerlongtemps.ElleauraitvouluêtreunvaseoùleGrandAmourviendraitdéposersesfleurs

etsesfruits,etoùl'eauvivelesconserveraitaussifraisques'ilsvenaientd'êtrecueillis,pourêtreoffertsàceluiquiauraitlecourage,ouic'étaitlemotjuste,lecourage, de les récolter. Mais personne ne venait jamais, ou plutôt ceux quivenaient repartaient terrifiés : elle n'était pas un réceptacle,mais une tempêtepleine d'éclairs, de vent et de tonnerre, une force de la nature impossible àdompter, qu'on pouvait à la rigueur diriger pour faire tourner les moulins,éclairerdesvillesourépandrel'effroi.Elleauraitvouluqueleshommespuissentdéceler labeautéenelle,maisils

nevoyaientquel'ouraganetnetentaientmêmepasdes'enabriter.Ilspréféraients'enfuirenlieusûrpourdebon.Ellerepensaàsafamille.Àcescroyantspratiquantsquin'avaientcependant

jamaisessayéde lui imposerquoiquecesoit.Biensûr,quandelleétaitpetite,uneoudeuxfois,commetouslesenfantsdesonentourage,elleavaitreçuunegifle,cequ'ellejugeaitnormaletquinel'avaitpastraumatisée.Elle était douée pour les études, brillante en sport, plus jolie que ses

camaradesdeclasse(etellelesavait),ellen'avaitjamaiseudemalàsetrouverunpetitami,etmalgrétoutellepréféraitêtreseule.

Être seule. Son grand plaisir, et la cause de son envie d'aller au Népal, des'installerdansunegrotteetd'yrester jusqu'àcequesescheveuxblanchissent,que sesdents tombent, que les villageois de l'endroit cessent de lui apporter àmangeretqu'ellecontemplesonultimecoucherdesoleilsurlaneige,voilàtoutcequ'ellesouhaitait.Seule.Sescamaradesd'écoleenviaientsonaisancevis-à-visdesgarçons,sesamisde

l'université admiraient le fait qu'elle soit indépendante et qu'elle sacheexactement ce qu'elle voulait, ses collègues de travail étaient ébahis par sacréativité…Bref,elleétaitunefemmeparfaite,lareinedelamontagne,lalionnede la jungle, la sauveuse des âmes errantes. À partir de ses dix-huit ans, deshommes trèsdifférents l'avaientdemandéeenmariage.Trèsdifférents,mais leplus souvent très riches, qui assortissaient leur proposition de cadeaux, debijoux, par exemple (deux bagues serties de diamants, parmi celles qu'ellepossédait, avaient suffi àpayer levoyage,et il lui restait encoredequoivivrelongtemps).Chaque foisqu'on lui offrait unprésent coûteux, elleprévenait qu'ellene le

rendrait pas en cas de séparation. Ses prétendants riaient, parce que ayant étédéfiéstouteleurviepardeshommesplusfortsqu'eux,ilsnelaprenaientpasausérieux.Ilsfinissaientpartomberdansl'abîmequ'elleavaitcreuséautourd'elleetprendreconsciencequ'enréalité,aulieud'approchercettefillefascinante,ilsétaientrestéssurunpontfragilefaitdebarbelés,quinesupportaitpaslepoidsde la banalité et de la répétition. Quand survenait la rupture, au bout d'unesemaineoud'unmois,ellen'avaitaucunbesoindese justifier,car ilsn'avaientmêmepaslecouraged'exigerqu'elleleurrendeleurbien.Jusqu'à ce que l'un d'eux, au troisième jour de leur liaison, alors qu'ils

prenaientleurpetitdéjeuneraulitdansunhôtelluxueuxdeParis,oùilsétaientallésassisteràlapromotiond'unlivre(unvoyageàParisneserefusepas,c'étaitl'undesesprincipes),prononcedesparolesqu'ellen'oublieraitjamais:«Tufaisunedépression.»Elles'étaitesclaffée.Ilsseconnaissaientàpeine,ilsavaientdînélaveilledans

unexcellentrestaurant,bulemeilleurvinet lemeilleurchampagne,etce typelançaitunetelleaffirmation?«Nerispas.Tusouffresdedépression,oud'angoisse,oudesdeux.Maisilest

sûr qu'avec l'âge, tu t'engageras sur une voie sans retour. Mieux vaut que tucommencesàt'ypréparer.»Ellefaillitprotesterqu'elleétaitprivilégiée,qu'elleavaitunefamilleadorable,

unmétierpassionnantetl'admirationdesautres,maiscenefutpascequisortitdesabouche.

«Qu'est-cequitepermetd'affirmerunechosepareille?»Elleluijetaunregardméprisant.L'homme,dontellemitunpointd'honneurà

oublierlenoml'après-midimême,réponditqu'ilpréféraitnepasentrerdanslesdétails,qu'ilétaitpsychiatremaisn'étaitpaslàentantquetel.Pourtant, elle insista. Et peut-être aurait-il fini par parler, parce qu'à ce

moment-là,elleavaitl'impressionqu'ilrêvaitdepasserlerestantdesavieavecelle.«Commentpeux-tuaffirmerque je suisdépressivealorsque tumeconnais

depuissipeudetemps?—Parcequeenquarante-huitheures,j'aieuleloisirdet'observer.Pendantla

séancedesignatures,mardisoir,ethieraudîner.Est-cequ'ilt'estarrivéd'aimerquelqu'un?—Oui,souvent.»C'étaitunmensonge.«Etqu'est-cequetuentendsparaimer?»Cettequestionl'effrayatantqu'elletâchad'yrépondreenusantaumaximum

desoninventivité.« C'est tout autoriser. Cesser de penser au lever du soleil ou aux forêts

enchantées,nepasluttercontrelecourant,selaisserposséderparlajoie.Voilà,pourmoi,c'estça,dit-ellecalmementetàprésentsanspeur.—Continue.—C'estêtretoujourslibre,defaçonquelapersonnequiestavecnousnese

sente jamais prisonnière. C'est un sentiment tranquille, serein, je diraismêmesolitaire.C'estaimerpouraimer,pasdanslebutdesemarier,d'avoirdesenfants,denemanquerderien,ouautre.— Ce sont de belles paroles. Mais puisque nous sommes ensemble, je te

suggèrederéfléchiràcequetuviensdedire.Negâchonspasnotreséjourdanscette ville unique,moi en t'obligeant à t'interroger sur toi-même, et toi enmefaisanttravailler.»Très bien, tu as raison.Mais qu'est-ce qui te permet de diagnostiquer chez

moiladépressionoul'angoisse?Pourquoit'intéresses-tusipeuàcequej'aiàdire?«Etquelleseraitlacausedecettedépression?—Unedesréponsespossibles,ceseraitquetun'asencorejamaisaimépour

debon.Maisàcestadeelleestdéjàinutile.Jeconnaispasmaldegensdéprimésquimeconsultentjustementpour,disons,unexcèsd'amouretdeconfiance.Enfait – c'est mon avis et je ne devrais pas te le donner –, ta dépression a uneoriginephysique,tonorganismedoitmanquerd'unesubstancequelconque,peut-

être la sérotonine, la dopamine… Dans ton cas, certainement pas lanoradrénaline.—Doncladépressionestd'originechimique?— Bien sûr que non. Il existe une infinité de facteurs. Mais si nous nous

habillionsplutôtpourallernouspromenerauborddelaSeine?—D'accord,quandtuaurasterminétonraisonnement.Quelsfacteurs?—Selontoi,l'amourpeutêtrevécudanslasolitude.Sansaucundoute,mais

seulement par des gens qui ont décidé de consacrer leur vie àDieu ou à leurprochain.Des saints, des visionnaires, des révolutionnaires.Moi, je parle d'unamourplushumain,quineserévèlequ'enprésencedel'êtreaimé.Quiprovoqueuneimmensesouffrancequandnousnepouvonsl'exprimer,niêtreremarquéparl'objetdenotreamour.Jesuiscertainquetuesdépriméeparcequetun'esjamaisprésente.Tesyeuxvontd'unpointàunautre,ilsnebrillentpas,ilsnereflètentquede l'ennui.Pendant laprésentationdu livre, j'ai remarquéque tu faisaisuneffort surhumainpour communiquer avec les autres : tous devaient te semblerfades,ordinaires,inférieurs.»Ils'étaitlevédulit.«Bon,çasuffit.Jeprendsmonbaintoutdesuiteoutuveuxyallerd'abord?—Commence, toi. Jevaismettrede l'ordredansmesbagages.Ne tepresse

pas, j'ai besoin de rester un peu seule pour digérer ce que j'ai entendu. Ilmefaudraitaumoinsunedemi-heure.»Ileutunrire ironique,quisignifiait :«Qu'est-cequeje t'avaisdit?»avant

d'entrerdanslasalledebains.Encinqminuteselles'étaithabilléeetavaitbouclésavalise.Elleouvritetrefermalaportesansbruit.Elletraversalehall,salualesemployésquilaregardaientd'unairsurpris.Enprincipe,elleauraitdûexpliquerpourquoiellesortaitavecsesbagagessansavoir réglésanote,maiscommelasuiteluxueusen'étaitpasàsonnom,personneneluiposadequestions.Elle s'arrêta pour demander au réceptionniste quand partait le prochain vol

pour les Pays-Bas. « Quelle ville ? — N'importe, c'est mon pays, je ne meperdraipas.»Leprochainavionpartaità14h15.«Voulez-vousquej'achètelebilletetquejel'ajouteàvotrenoted'hôtel?»Elle hésita, pensa qu'elle devrait peut-être se venger de ce type qui avait lu

danssonâmesanssapermissionetquipar-dessuslemarchéavaitpusetromper.Mais elle finit par répondre : «Non,merci, j'ai de l'argent surmoi. » Elle

s'arrangeait toujours, où qu'elle voyage, pour ne pas dépendre des hommesqu'ellechoisissaitdetempsàautrepourqu'ilsluitiennentcompagnie.

*

Ellerevintauprésentetregardadenouveaulepontrouge,passaenrevuetoutcequ'elleavaitlusurladépression–serappelaaussitoutcequ'ellen'avaitpasluparcequ'ellecommençaitàêtreépouvantée–,etdécidaqu'àpartirdumomentoù elle aurait traversé ce pont, elle serait une autre femme. Elle cesserait detomber amoureuse de types qui n'étaient pas pour elle, comme ce Paulo quivenaitdel'autreboutdumonde.Ilallaitluimanqueretsoitelleferaittoutpourl'accompagner,soitelleresteraitàméditerensesouvenantdesonvisagedanslagrotte qu'elle aurait trouvée au Népal. De toute façon, elle ne pouvait pluscontinueràmenercettevie,àtoutavoiretàneprofiterderien.

Paulosetrouvaitdevantuneportedépourvuedeplaqueoud'indication,dansune rueétroitebordéedemaisonsquisemblaientà l'abandon.Aprèsbeaucoupd'effortsetdequestions, ilavaitréussiàdécouvriruncentredesoufisme,bienqu'ilnesoitpascertaind'ytrouverdesdervichestourneurs.Pouratteindrecebut,il était d'abord allé auGrandBazar (où il espérait rencontrerKarla,mais sonespoir avait étévain), et s'étaitmis àmimer ladanse sacréedansuneallée enarticulantaussiclairementquepossiblelemot«derviche».Beaucoupdegensriaient,d'autress'écartaientdelui,parcequ'ilsleprenaientpourunfou,oupouréviterd'êtresurlatrajectoiredesesbrasouverts.Ilnesedécourageapas,carplusieursétalagesexposaientdesbonnetsrouges

etconiquesqu'onassociaitengénéralauxTurcs. Ilenachetaun,s'encoiffaetrepritsonmanège,répétant«derviche»etdemandantparsignesoùilpourraitrencontrerdesgensquiselivraientàcetexercice.Cettefoispersonnenerit,lesgenssemirentàparlerentreeuxen le regardantd'unairgrave. Ilnes'avouaitpas vaincu, mais il commençait à être las de jouer les mimes. Il pouvaitpoursuivresesrecherchesunautrejouretvisiterleBazarunpeuplusendétail…Àcemoment-là,unhommeauxcheveuxblancss'approchadelui.Ilavaitl'air

d'avoircompris,carilluidemandad'untonsurpris:«Darwesh?»Oui, ce devait être lamême chose en turc…Bien sûr, il prononçaitmal le

mot!Commepourleconfirmer,levieillardimitaàsontourlesmouvementsdesdervichestourneurs,avantdes'arrêternetetdeleregarderd'unairchoqué.«Youmuslim?»Ilfitsignequenon.«No!ditalorsl'hommeensecouantlatête.OnlyIslam!»Paulosecampadevantlui.«PoetRûmî!Darwesh!Soufi!»

LenomdeRûmîetlemotpoètedurentattendrirlecœurduvieillard,cartoutenfeignantlacolèreetlamauvaisevolonté,illepritparlebras,l'entraînahorsduBazaretl'amenajusqu'àlabâtissequasienruinedevantlaquelleilsetrouvaitàprésent…Etoùilsedemandaitquefaireàpartfrapperàlaporte.Aprèsl'avoirfaitplusieursfoissanssuccès,ilposalamainsurlapoignéeet

constataquelebattantn'offraitaucunerésistance.Pouvait-ilentrer?Nerisquait-il pasd'être accuséd'effraction?Et sionavaitmisdes chiens férocesdans lebâtimentabandonnépourempêcherlesmendiantsdes'yinstaller,commeonleracontait?Il entrouvrit, mais au lieu des aboiements attendus, ce fut une voix qu'il

entendit.Uneseule,distante,quiparlaitdansunelanguequ'il reconnutcommedel'anglaisbienqu'ilnecomprennepaslesensdesparoles;enmêmetemps,ilperçutunsignequinetrompaitpas:l'odeurd'encens.Il tendit l'oreille pour tenter de distinguer ce que disait la voix grave.

Impossible, il fallait qu'il entre. Qu'avait-il à perdre ? Le pire qui puisse luiarriver,c'étaitqu'onlejettedehors.Orilétaitàdeuxdoigtsderéaliserundesesrêves,etdefaçoninattendue:entrerencontactaveclesdervichestourneurs.Ildevaitprendrelerisque.Ils'avançaetrefermalaportederrièrelui.Lorsquesesyeuxfurenthabituésà

la pénombre, il vit qu'il se trouvait dans une sorte d'ancien entrepôt vide, unespace beaucoup plus vaste qu'on ne l'aurait supposé de l'extérieur, auxmurspeintsenvertetauplanchervermoulu;lepeudelumièrequelaissaientpénétrercertainesvitrescasséesluipermitderepérerdansuncoinunvieillardassissurunechaiseenplastique,quicessabrusquementsalitaniequandilpritconsciencequ'ilavaitunvisiteur.Il prononça quelquesmots en turc, et Paulo secoua la tête.Le vieil homme

l'imitad'unairrageur,manifestantsacontrariétéd'avoirétéinterrompudansunrituelimportant.«Quevoulez-vous?»demanda-t-ildansunanglaismâtinéd'accentfrançais.Querépondre,sinonlavérité?Rencontrerlesdervichestourneurs.L'autreéclataderire.«Parfait!Vousêtesicipourlamêmeraisonquemoi:jesuispartideTarbes,

unepetitevilleperduedanslesmontagnesfrançaises,enquêtedeconnaissanceetdesagesse.C'estbiencequevousvoulez,non?Faitescommemoiquandj'enai rencontréun :étudiez lepoètependantmilleetun jours,apprenezparcœurtoutcequ'ilaécrit,répondezàn'importequellequestionden'importequisurlasagessedesespoèmes,etensuitevotreentraînementpourracommencer.Parcequevotrevoixseconfondraaveccellede l'Illuminéetdesesversécrits ilyahuitcentsans.

—Rûmî?»À l'énoncé de ce nom, le vieillard fit une révérence. Paulo s'assit sur le

plancher.«Commentpuis-jeapprendre?J'aidéjàlupasmaldesespoésies,maissans

comprendrecommentillesmettaitenpratique.—L'êtreenquêtedespiritualitéignorebeaucoupdechoses,parcequ'illiten

cherchantàemmagasinercequ'iljugesagedanssonintellect.Vendezvoslivres,achetezlafolieetl'émerveillement,etvousvousapprocherezunpeu.Leslivresnous apportent des opinions et des études, des analyses et des comparaisons,alorsquelaflammesacréedelafolienousconduitàlavérité.—Jenesuispaschargédelivres.J'aimeraisfaireuneexpérience,danscecas

celledeladanse.—Cen'est pasunedanse,mais la recherchede la connaissance.La raison,

c'est l'ombred'Allah.Quelpouvoira l'ombrefaceausoleil?Aucun.Sortezdel'ombre,allezjusqu'ausoleiletacceptezquesesrayonsvousinspirent,aulieudecomptersurdesparolesdesagesse.»Levieillarddésignaunefenteparoùpénétraitunraidelumière,àunedizaine

demètresdesachaise.Paulos'enapprocha.« Faites une révérence au soleil. Laissez-le inonder votre âme. La

connaissanceestuneillusion,l'extaseestlaréalité.Lapremièrenousemplitdeculpabilité, la secondenous fait communier avecCelui qui est l'Univers avantsonexistenceetaprèssadestruction.Posséderlaconnaissance,c'esttenterdeselaveravecdusablealorsqu'ilexisteunpuitsd'eauclaireàcôté.»Àcemomentprécis,leshaut-parleursdesminaretssemirentàpsalmodierdes

parolesetleursonemplitlavilleentière:c'étaitl'heuredelaprière.Pauloavaitoffert sonvisageausoleil, lapoussièredansaitdans le rayonet il compritauxbruitsdans sondosque levieillardvenaitde se tournerversLaMecqueetdes'agenouillerpourprier.Ils'efforçadefairelevidedanssonesprit,cequin'étaitpasdifficiledanscelieudépourvudetoutornement;onn'yvoyaitpasmêmedeces phrases du Coran calligraphiées qui ressemblaient à des tableaux. Il étaitdanslenéanttotal,loindesonpaysetdesesamis,decequ'ilavaitappris,decequ'ilvoulaitapprendre, ilétaitau-delàdubienetdumal.Ilétait ici,seulementicietmaintenant.Il fit une révérence, releva la tête, rouvrit les yeux et sut que le soleil lui

parlait,nonpourluienseignerquoiquecesoit,simplementenlaissantsonéclatinondertoutautourdelui.

Monaimé,malumière,quetonâmesoittoujoursenadoration.Tôtoutardtudevrasquittercelieupourretournerverslestiens,carletempsn'estpasvenupourtoiderenonceràtout.MaisleMaîtreSuprême,

quiapournomAmour,s'arrangerapourquetusoisl'instrumentdeMesparoles,cellesquetuentendssansquejelesprononce.Si tu t'abandonnesauGrandSilence, tuapprendrasde lui. Ilpeutêtre traduitenparoles,carc'estsondestin, mais quand il le sera, n'essaie pas d'expliquer le Mystère et fais en sorte que les gens lerespectent.TuveuxêtreunpèlerinsurlechemindelaLumière?Apprendsàmarcherdansledésert.Parleavectoncœur, lesmotsnesontquefortuits,etbienqu'ils tesoientutilespourcommuniqueravecautrui,ne telaissepas trahirpar les significationset les explications.Lesgensn'entendentquecequ'ilsont envied'entendre.Ne tente jamaisdeconvaincrepersonne, limite-toiàsuivre tondestinsanspeur,oumêmeavecpeur,maispoursuistonchemin.Tu veux atteindre le ciel et arriver jusqu'à moi ? Apprends à voler avec deux ailes, discipline etmiséricorde.Les temples, les églises et les mosquées sont pleins de gens qui ont peur du dehors et se laissentendoctrinerpardesparolesmortes.Montemple,c'est lemonde,nesorspasdemontemple.Restes-y,mêmesic'estdifficile,mêmesilesautresrientdetoi.Parleetnetentepasdeconvaincre.N'acceptejamaisdedisciples,nidegensquicroiententesparoles,parcequealorsilsnecroirontpluscequeleurditleurcœur,cequiconstitueenvéritél'uniquediscoursqu'ilsdoiventécouter.Cheminezensemble,buvezetréjouissez-vous,maismaintenezladistancepournepasêtreforcédevoussoutenirlesunslesautres:lachutefaitpartieduvoyageetchacundoitapprendreàsereleverseul.

Leshaut-parleursdesminarets s'étaient tus.Avait-ilparlé longtempsavec lesoleil ?Le rayon éclairait à présent un endroit distant de lui. Il se retourna ets'aperçutquelevieillard,cethommequiavaitfaittoutcecheminpourcherchercequ'ilauraitputrouverdanslesmontagnesdesarégion,n'étaitpluslà.Ilétaitseul.Ilétaittempsderentreràl'hôtel,carilsentaitqu'ilselaissaitposséderpeuà

peupar la flammesacréede laFolie. Inutiledeconfieràquiconqueoù ilétaitallé;ilsentaitsesyeuxbrillerd'unnouveléclat,etespéraitquecechangementpasseraitinaperçu.Après avoir allumé le dernier bâtonnet d'encens, qu'il trouva au pied de la

chaise,ilsortitetfermalaportederrièrelui.Ilsavaitmaintenantquelesportessont toujoursouvertespourceuxquiessaientd'en franchir le seuil. Il suffitdetournerlapoignée.

Lajournalistedel'AFPétaitoutréequ'onl'aitenvoyéeinterviewerdeshippies(deshippies!)aubeaumilieude laTurquie.Rencontrercesgensquipartaientpour l'Asieenautocar,commelesnombreux immigrantsquiarrivaientensensinverse,attiréparlesrichessesetparlesopportunitésfourniesparl'Europe.Ellen'avaitdepréjugésnienverslesunsnienverslesautres,maisàprésentquedesconflitsavaientéclatéauMoyen-Orient–letélexnecessaitdevomirdesinfosalarmantes, il y avait des rumeurs de bataillons en Yougoslavie qui s'entre-tuaient, la Grèce était sur le pied de guerre contre les Turcs, les Kurdesréclamaient leurautonomie, lePrésidentne savait tropque faire, Istanbul étaitdevenuunnidd'espionsoùcohabitaientdesagentsduKGBetdelaCIA,leroide Jordanie avait écrasé une rébellion et les Palestiniens promettaient de sevenger,qu'est-cequ'ellefaisaitdoncdanscethôteldetroisièmecatégorie?Elle obéissait aux ordres, voilà tout. Elle avait reçu l'appel téléphonique du

chauffeurdece«MagicBus»,unBritanniquesympathiquequisemblaitavoirbeaucoup bourlingué et l'attendait au salon de l'hôtel. Visiblement, il necomprenaitpasplusqu'ellel'intérêtdelapresseétrangèrepourlesujet,maisilétaitrésoluàcollaborerdumieuxpossible.Aucun hippie n'était en vue dans le salon, sauf un individu aux allures de

Raspoutine et un homme d'une cinquantaine d'années à la tenue relativementdiscrète,accompagnéd'unejeunefille.«C'estluiquirépondraàvosquestions,annonçalechauffeur.Ilestfrançais.»À la bonne heure, songea la journaliste. L'interview serait simple et rapide.

Ellecommençaparprendresescoordonnées. (Nom:Jacques /âge :quarante-septans/néà:Amiens,France/étatcivil:divorcé/profession:ex-directeurmarketingdelaplusgrosseentreprisefrançaisedecosmétiques)«Commeonadûvouseninformer,jeprépareunreportagepourl'AFPsurce

mouvementquid'aprèscequej'aipulireaprisnaissanceauxÉtats-Unis…(Elle

seretintd'ajouter:«chezlesfilsàpapaquin'ontriendemieuxàfaire»)…etquis'estrépanducommeunetraînéedepoudreàlasurfaceduglobe.»Jacques approuvade la tête, tandis qu'elle poursuivaitmentalement : «Plus

exactement,dansleszoneshabitéesparlesnantis.»«Quevoulez-voussavoirexactement,Madame?»Ilserepentaitdéjàd'avoiracceptéderépondreaulieudevisiterlavilleetde

sedistraireaveclesautres.« En bref, nous savons que c'est un mouvement sans préjugés, dont les

principauxintérêtssont ladrogue, lamusique, lesfestivalsenpleinairoù toutestpermis,lesvoyages,etlemépristotaletabsoludetousceuxquiluttentencemomentpourunidéal,unesociétépluslibreetplusjuste…—C'est-à-dire?— Ceux qui tentent de libérer les peuples opprimés, de dénoncer les

injustices,departiciperàlanécessaireluttedesclassesoùl'onpaiedesonsangoudesaviepourqueleseulavenirdel'humanité,lesocialisme,cessed'êtreuneutopieetdeviennebientôtuneréalité.»Jacquesapprouvadelatête.Inutilederépondreauxprovocationsdecegenre

s'il ne voulait pas perdre sa première journée à Istanbul, si précieuse. Il sepréparaàécouterlasuite.« Ces gens paraissent avoir une notion de l'amour beaucoup plus libre, je

diraisplus libertine,danslaquelledeshommesd'âgemûrnesontpasgênésdes'exhiberencompagniedefillesquiontl'âged'êtrelesleurs…»Ilauraitbienlaissépasseraussicettepiqueimbécile,maisquelqu'unrépliqua

àsaplace.« La fille qui a l'âge d'être la sienne, j'imagine que vous parlez de moi,

Madame, est bel et bien sa fille. Mais nous n'avons pas été présentées : jem'appelle Marie, j'ai vingt ans et je suis née à Lisieux. Je suis étudiante ensciencespolitiquesetadmiratricedeCamusetdeSimonedeBeauvoir.J'écouteDave Brubeck, Grateful Dead et Ravi Shankar. En ce moment, je rédige unethèse sur la façon dont le paradis socialiste pour lequel des gens donnent leurvie, appelé également Union soviétique, est devenu aussi oppressif que lesdictatures imposées au tiers-monde par les pays capitalistes comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Belgique ou la France. Voulez-vous que j'ajoutequelquechose?»Lajournalistedéglutit,laremercia,sedemandauninstantsicettefillepouvait

mentir,etconclutquenon.Elles'efforçadedissimulersoneffarementetcompritqu'elleavaitsansdoutetrouvéletondesonarticle:l'histoired'unhomme,ex-directeurmarketingd'unegrandeentreprisefrançaisequienunmomentdecriseexistentielle décide de tout lâcher et d'emmener sa fille en voyage autour du

monde sansprendre en considération les risquesqu'il fait courir à cettepetite,disonsàcettejeunefille.Unpeutropmûrepoursonâge,àenjugerparsafaçonde parler.Mal à l'aise de s'être faitmoucher, la journaliste tenta de reprendrel'initiative.«Vousavezdéjàprisdesdrogues?—Bienentendu:marijuana,décoctiondechampignonshallucinogènes,plus

quelques trucschimiquesque jen'aipassupportés.Enrevanche, jen'ai jamaistouchéàl'héroïne,niàlacocaïne,niàl'opium.»Lafemmejetaunregardencoulisseaupère,quiécoutaitd'unairimpassible.«Vousestimezaussiqu'onestlibredecoucheravecn'importequi?—Depuisquenousdisposonsdelapiluleanticonceptionnelle,jenevoispas

deraisondepenserlecontraire.—Vouspratiquezl'amourlibrevous-même?—Ça,çanevousregardepas.»Voyant que la conversation risquait de mal tourner, Jacques entreprit de

changerdesujet.«Nousétionsbien icipourparlerdeshippies,n'est-cepas?Vousavez très

biendéfininotrephilosophie.Quevoulez-voussavoirdeplus?»«Notrephilosophie?»Lajournalisteétaitestomaquée.C'étaitunhommede

prèsdecinquanteansquiemployaitcestermes?«Parexemple,pourquoivousvousrendezauNépalenautocar.Ilmesemble

deviner, à votre allure et à certains détails vestimentaires, que vous auriez lesmoyensdeprendrel'avion.— Parce que le plus important, c'est le voyage. J'ai envie de rencontrer

d'autres gens que ceux que je côtoyais sur Air France en première classe, oùpersonnen'adresselaparoleàsonvoisinmêmesilevolduredouzeheures.—Jecomprends,maisilexiste…— Hum, des autocars plus confortables que ce bus scolaire recyclé aux

suspensionsfatiguéesetauxsiègesbienraides,jesupposequec'estcequevousvoulez dire ? Il se trouve que dansmon incarnation précédente, à savoirmontravail de directeur de marketing, j'ai fréquenté tous les gens que je devaisconnaître. Pour être franc, chacun était la copie conforme des autres :mêmesrivalités, mêmes intérêts, même recherche d'ostentation… Un milieuradicalementdifférentdeceluidemonenfance,oùjetravaillaisavecmonpèredansdeschampsprèsd'Amiens.»Lajournaliste,conscientequ'elleavaitperdul'avantage,semitàfeuilleterses

notes.Ilsétaientcoriaces,touslesdeux.«Quecherchez-vous,Madame?—Cequej'avaisnotésurleshippies.

—Maisvousaveztrèsbienrésumé:sexe,drogue,voyageetrock'n'roll.»Cethommel'énervaitprodigieusement…«C'estpeut-êtrel'idéequevousenavez,Monsieur,maisenréalitéc'estbien

autrechose.—Ahbon,etquoi?J'aimeraisquevousmel'appreniez,parcequeavantque

Marie,quimesavaittrèsmalheureux,m'aitinvitéàpartiravecelle,jen'aiguèreeuletempsdemerenseignerendétail.»Lajournalisteesquivalaquestion.Elledéclaraquec'étaitparfait,qu'elleavait

obtenulesréponsesqu'ellesouhaitait, toutensongeantqu'ellepouvait inventercequ'ellevoulaitàpartirdecetteinterviewsansquepersonnenes'enaperçoive.MaisJacquesinsista.«Voulez-vousuncafé,unthé?»J'enaimarredecethésucréàlamenthe…«Uncafé.—Turcouexpresso?»Turc,naturellement,puisquejesuisenTurquie!Quelleidéedepasserlecafé

avantquelapoudreaiteuletempsd'infuser!«Turc,jevousprie.—D'accord.Jepensequemafilleetmoi,nousavonsméritéd'ensavoirun

peuplus.Nousignorons,parexemple,d'oùvientlemot“hippie”.»Ellefeignitdenepasavoirremarquél'ironieévidenteetdécidadepoursuivre.

Elleavaitvraimentenvied'uncafé.« Personne ne le sait. Mais si, en bons Français que nous sommes, nous

voulonsdéfinirl'originedetout,jediraisquenepasmangerdeviande,pratiquerl'amourlibreetvivreencommunautésontdespréceptesapparusenPerse,dansun culte fondé par un certainMazdak dont il ne nous reste pas grand-chose.Toutefois, comme nous sommes forcés de nous intéresser de plus en plus aumouvement, des journalistes ont découvert des principes semblables chez desphilosophesgrecs,lescyniques.—Lescyniques?—Oui. Rien à voir avec le sensmoderne dumot. Le plus connu de leurs

émulesaétéDiogène.Selonlui,noussommestouséduquésàposséderplusquele nécessaire ; nous devons tous oublier la société qu'on nous impose pourrevenirauxvaleursprimitives:vivreenaccordaveclesloisdelanature,nouscontenterdepeu,nousréjouirdechaquenouvellejournéeetrenonceràtoutcequ'onnous a inculqué, pouvoir, appâtdugain, avarice, etc.Pour les cyniques,l'uniquebutdel'existenceétaitdeselibérerdusuperflu,detrouverdelajoieàchaqueinstant,àchaquerespiration.D'ailleurs,selonlalégende,Diogènevivaitdansuntonneau.»

Lechauffeurs'approcha.LehippieàtêtedeRaspoutinedevaitparlerfrançais,parce qu'il s'assit par terre près d'eux pour écouter. Le café arriva, ce quiencouragea la journaliste àpoursuivre son coursmagistral.L'hostilité généraleavaitsoudaindisparu,etelleétaitàprésentlecentredel'attention.«Cettephilosophies'estrépanduedurantlechristianisme,lorsquelesmoines

allaient chercher la paix au désert pour communiquer avec Dieu. Et elle seperpétue jusqu'aujourd'hui par le biais de philosophes connus commel'AméricainThoreauou le libérateurde l'Inde,Gandhi.Simplifiez,disaient-ils,simplifiezetvousserezheureux.—Mais comment s'est-elle transformée en une espèce demode impliquant

unemanièredes'habilleretuncertaincynisme,ausensactuelduterme,puisqueleshippiesméprisentladroitecommelagauche,parexemple?—Ça, je l'ignore. Il semblerait qu'on le doive aux grands festivals de rock

commeWoodstock, ou à certainsmusiciens comme JerryGarcia, lesGratefulDead,FrankZappa, lesMothersof Invention,quiontcommencéàdonnerdesspectacles gratuits à San Francisco.Mais rien n'est sûr, et c'est la raison pourlaquellejesuisvenuevousinterroger.»Elleconsultasamontreetseleva.«Pardon,maisilesttempsquejeparte,j'aiencoredeuxinterviewsàréaliser

aujourd'hui.»Ellerassemblasespapiersetlissasesvêtements.«Jevousraccompagnejusqu'àlaporte»,proposaJacques.Sonanimositéenverslajournalisteavaitdisparu,illavoyaitàprésentcomme

une professionnelle qui faisait son travail de son mieux et non comme uneennemiearrivéeavecunevisionnégatived'eux.«Inutile,merci.Etnevoussentezsurtoutpasgênédecequ'aditvotrefille.—Nediscutezpas,detoutefaçonjedoissortir.»Ilsfranchirentleseuilensemble.Jacquesluidemandaoùsetrouvaitlemarché

auxépices,nonqu'ilaitenvied'enacheter,maisparcequ'ilvoulaitsavourerdesarômesdeplantesetd'herbesqu'ilnesentiraitpeut-êtrejamaisplusdesavie.Lajournalisteluiindiqualecheminavantdes'éloigneràpaspressésdansla

directionopposée.

Tout en déambulant dans leBazar aux épices, Jacques, dont lemétier avaitlongtempsconsistéàvendreauxgensdesproduitsdontilsn'avaientpasbesoin,et donc à créer tous les six mois une nouvelle campagne de publicité pourinformer les consommateurs de « la dernière innovation » lancée par la boîte,regrettaquel'officedutourismed'Istanbulnesoitpasplusperformant : ilétaitfasciné par les ruelles, les échoppes devant lesquelles il passait, les cafés quiparaissaientarrêtésdansletemps,lesdécorations,lestenuesvestimentaires,lesmoustaches… D'ailleurs, pourquoi la majorité des Turcs portaient-ils lamoustache?Ilendécouvritlaraisonparhasard,enentrantauCafédelaPaix,unbarqui

avait dû connaître des joursmeilleurs et dont l'intérieurArt nouveau rappelaitcertains lieux cachés et sophistiquésdeParis. Il décidadeprendre son secondcafé turc de la journée, poudre et eau mélangées, servi dans une sorte decafetière en cuivre munie d'un manche sur le côté, un ustensile qu'il n'avaitjamais vu ailleurs. Il espéra que d'ici le soir les effets stimulants du breuvageauraient été éliminés de son organisme et ne l'empêcheraient pas de dormir.Commeilyavaitpeudemouvement–unseulclientàpartlui–,lepatron,ayantcomprisqu'ilétaitétranger,engagealaconversation.Il l'interrogea sur la France, l'Angleterre et l'Espagne, lui conta l'histoire de

soncommerce,voulutsavoircequ'ilpensaitd'Istanbul(«Jeviensd'arriver,maiscettevillemeparaîtmériterd'êtreplusconnue»),desgrandesmosquéesetduGrand Bazar (« Je ne les ai pas encore visités, je suis là depuis hier »), puiscommençaàvanterlesméritesdel'excellentcaféqu'ilpréparait jusqu'àcequeJacquesl'interrompe.«Unechosem'intrigue : si jeneme trompepas,aumoinsdanscequartier,

tous les hommes, y compris vous, portent lamoustache. C'est une tradition ?Vousn'êtespasobligéderépondresimaquestionvousennuie.»Maisl'homme,aucontraire,parutenchanté.

« Je suis heureux que vous l'ayez remarqué. Je crois d'ailleurs que c'est lapremière fois qu'un étrangermepose cette question. Pourtant,mon café est siréputé que les grands hôtels m'envoient souvent les touristes qui visitent laville.»D'autorité,ils'assitàsatableetpriasonemployé,ungarçonàpeinepubèreau

visageimberbe,deluiapporterunthéàlamenthe.Jacquessefitlaréflexionquelecaféetlethéàlamenthesemblaientêtreles

deuxseulesboissonsqu'onconsommaitdanscepays…«C'estenrapportaveclareligion?demanda-t-il.—Pardon?—Lamoustache.—Pasdutout!C'estpourmontrerquenoussommesdeshommes.Question

d'honneuretdedignité.J'aiapprisçaavecmonpère,quiportaitunemoustachetrès soignéeetme répétaitqu'un jour, j'aurais lamême. Ilm'aexpliquéqu'à lagénérationdemesbisaïeuls,quandcesmauditsAnglaiset–désolé–Françaisontcommencéànouspousserverslamer,lesgensontdûdéfinirquelpartiilsallaientchoisir.Etcommeilyavaitunnidd'espionsdanschaquebataillon, ilsontdécidédefairedelamoustacheunsignal:saformeindiqueraitsil'hommequi la portait était contre ou en faveur des réformes que les Anglais et lesFrançais,désoléencore,voulaientnousimposer.Cen'étaitpasvraimentuncodesecret,bienentendu,plutôtunedéclarationdeprincipes.»Parconséquent,nouslaportonsdepuislafinduglorieuxEmpireottoman,à

l'époque où nous devions décider de notre avenir. Les partisans des réformesportaientunemoustacheenM,etlesadversaireslalaissaientpousserbassurlescôtéspourformerunesortedeUàl'envers.—Etceuxquin'avaientpasd'opinion?—Ceux-là se rasaient totalement.Mais c'était une honte pour leur famille,

parcequ'ilsressemblaientàunefemme.—C'esttoujoursvalableaujourd'hui?—LepèredetouslesTurcs,KemalAtatürk,quiaenfinréussiàchasserles

voleursquelespuissanceseuropéennesavaientinstalléssurletrône,serasaitlamoustachedetempsentempspourembrouillertoutlemondeetmontrerqueçan'avaitpasd'importance.Maisunefoisinstallées,lestraditionssonttenaces.Enplusdeça,pouren reveniràcequenousdisionsaudébut,quelmalya-t-il àvouloirmanifestersavirilitéparcesymbole?Lesanimauxontbiendespoilsoudesplumes…»L'Atatürk,pensaJacques…Ce courageux général qui avait combattu pendant la Première Guerre

mondiale,arrêtéuneinvasion,abolilesultanat,signélafindel'Empireottoman

etdécrétélaséparationdelareligionetdel'État(chosequebeaucoupcroyaientimpossible)… Et, plus important encore pour « ces maudits Anglais etFrançais»,ilavaitrefusédesignerunepaixhumilianteaveclesAlliés.Àl'instardel'Allemagne,quiavaitsanslevouloirseméainsilesgermesdunazisme…Dutempsoùl'entreprisepourlaquelleiltravaillaitpensaitàreconquérircetempireenusantdeséductionetderuse,Jacquesavaitvuplusieursphotosdel'icônedela Turquie moderne, mais il n'avait pas remarqué qu'il apparaissaitalternativement avec ou sans moustache. Il se souvenait seulement que cettemoustachen'étaitnienUnienM,maisplutôtàlamodeeuropéenne,lespoilscoupésdroitau-dessusdelalèvresupérieure.Bonsang,ilenavaitapprisaujourd'huisurlesmoustachesetleursignification

secrète!Ildemandacombienildevaitpourlecafé,maislepatronrefusadeluirépondre:ilpaieraitlaprochainefois.«Denombreux cheiks arabes viennent ici pour des implants demoustache,

conclut-il.Noussommeslesmeilleursdumondeencedomaine.»

*

Ilspoursuivirentunmomentlaconversation,maislepatrons'excusabientôt:ses clients arrivaient pour le déjeuner. Jacques quitta l'établissement enremerciantmentalementsafillequil'avaitlittéralementtraînéjusqu'àlaportedesortie de son emploi, non sans une indemnité de départ très importante. Ils'imagina rentrant de « vacances » et racontant à ses collègues de travaill'histoiredelamoustachedesTurcs.Ilslatrouveraientcurieuse,exotique,maissansplus…Ilpoursuivitsoncheminverslebazarauxépicesensedemandantpourquoiil

n'avaitpasinsistédavantageauprèsdesesparentspourqu'ilsabandonnentleurschampsdetempsentempspourpartirenvoyage.Audébut, leprétexte,c'étaitqu'ils avaient besoin d'argent pour que leur fils unique reçoive une bonneéducation.Mais après l'obtention de son diplôme demarketing, unematière àlaquelle ils ne comprenaient rien, ils avaient allégué que peut-être auxprochaines vacances, ou aux suivantes, ou peut-être même à celles d'après…Alors que, comme tout paysan, ils savaient bien que le cycle de la nature estimmuable:letravaildeschampsconsisteendespériodesd'excèsdesueur–lessemailles,lataille,lesrécoltes–,quialternentavecd'autresdeprofondennuioùl'onattenddepouvoirrecommencer.En réalité, ils n'osaient pas s'aventurer hors de la seule région qu'ils

connaissaientbien,commesilerestedumondeétaitunlieumenaçantoùilsseperdraient dans des rues inconnues, des villes qui leur étaient étrangères,

peuplées de vaniteux qui auraient remarqué tout de suite leur accent paysan.Poureux,c'étaitpareilpartout,àchacunétaitdestinéunlieuetilfallaitrespectercetteassignation.Cet immobilisme avait désespéré Jacques durant son enfance et son

adolescence, mais il n'y pouvait rien, à part mener sa vie comme il l'avaitdécidé:trouverunbonemploi(ill'avaiteu),rencontrerunefemmeetl'épouser(ilavaitalorsvingt-quatreans),gravirleséchelons,connaîtrelemonde(ill'avaitconnu et s'était lassé de vivre dans les aéroports, les hôtels et les restaurants,pendantquesafemmel'attendaitàlamaisonens'efforçantdedonnerunsensàsa vie tout en élevant leur fille), terminer sa carrière en tant que directeur,prendresaretraite,retourneràlacampagneetfinirsesjoursàl'endroitoùilétaitné.Avec le recul, il se dit qu'il aurait pu supprimer les stades intermédiaires…

Maissonâmeetsonimmensecuriositél'avaientpousséenavant,versdesheuresinterminables d'un travail qui lui plaisait au commencement, mais qu'il s'étaitmisàdétesterdèsqu'ilavaitétépromu.Il pouvait patienter un peu et partir au moment opportun. Il montait

rapidementdanslahiérarchiedugroupe,gagnaittroisfoisplusd'argentqu'àsesdébuts.Safille,dontilavaitsuivi lacroissanceparétapesentredeuxvoyages,était entrée àSciencesPo.Quand elle s'était trouvé unpetit ami chez qui elles'étaitinstallée,safemmeavaitfinipardivorcer,lasséedevivreuneviesolitaireetinutileàlamaison.Laplupartdesestrouvaillesenmarketing(unmotetuneprofessionalorsàla

mode) étaient acceptées,même s'il arrivait que certaines soient contestées pardesstagiairesdésireuxd'attirerl'attention,maisilnesedémontaitpasetcoupaitaussitôt les ailes à ces arrivistes. Sa prime de fin d'année, calculée sur lesbénéficesdel'entreprise,augmentaitsanscesse.Unefoissoncélibatretrouvé,ilsemitàsortirdavantageetrencontradesfemmesintéressantes–etintéressées.Lorsquesesconquêtes,pourquisamarquedecosmétiquesétaituneréférence,insinuaientqu'ellesaimeraientfigurersurlesaffichesdecertainsproduits,ilnerépondaitniouininon,letempspassait,lesfemmesintéresséeslequittaient;lescompagnessincèresauraientaiméqu'illesépouse,maisilavaitbienplanifiésonavenir : encore dix ans de travail, et il partirait dans la pleine force de samaturité, riche d'argent et de possibilités. Il se remettrait à voyager, cette foisversl'Asiequ'ilconnaissaittrèsmal,entâchantd'observeravecattentioncequesafille,quiseraitdevenuesameilleureamie,voudraitluimontrer.Ils'imaginaitavecelleaubordduGangeoudansl'Himalaya,danslesAndes,àUshuaiaprèsdu Pôle Sud… Quand il serait à la retraite et quand elle aurait obtenu sondiplôme,bienentendu.

C'étaitcomptersanslesévénementsquiallaientchamboulersonexistence…

Le premier se produisit le 3 mai 1968 : sa journée de travail terminée, ilattendaitsafilleaubureaupourprendrelemétroavecelleetrentrerchezeux.Ilprit soudain conscience qu'elle aurait dû arriver depuis au moins une heure.Après luiavoir laisséunmotà laréceptiondel'immeuble,situéprèsdeSaint-Sulpice (l'entreprise en possédait plusieurs et celui-ci n'était pas le moinsluxueux),ilsedirigeaverslastationdemétro.Chemin faisant, il s'aperçut que Paris était en flammes : une fumée noire

emplissait l'air, des sirènes hurlaient de tous côtés…La première idée qui luivintàl'esprit,cefutquelesRussesavaientbombardélaville!Bientôt il fut bousculé, poussé contre le mur par un groupe de jeunes qui

couraientdanslarue,laboucheetlenezcouvertsdelingesmouillés,encriant«Àbas la dictature ! » et autres slogansqu'il avait oubliés.Derrière eux, desCRSarmésjusqu'auxdentstiraientdesgrenadeslacrymogènes.Lesmanifestantsquitrébuchaientets'étalaientsurlesolétaientaussitôtmatraqués.Jacquescommençaà ressentir les effetsdugaz.Sesyeux lepiquaient, il ne

comprenait rien à ce qui se passait, mais il fallait absolument qu'il retrouveMarie.Oùpouvait-ellebienêtre?IltentadefilerverslaSorbonne,maislesruesétaientbouchéespardesbataillesrangéesentrelesforces«del'ordre»etcequiluisemblaitunebanded'anarchisteséchappésd'unfilmd'épouvante.Despneusbrûlaient, des pavés volaient en direction des CRS ainsi que des cocktailsMolotov, lesmoyensde transport avaient cesséde fonctionner, encoredesgazlacrymogènes, des cris, des hurlements de sirènes, des pavés arrachés de lachaussée,desjeunestabassés,maisoùétaitsafille?Oùestmafille?Ceseraituneerreur,pournepasdiredu suicide,de s'approcherdu lieudes

confrontations. Mieux valait tenter de rentrer chez lui où Marie l'appelleraitsûrement,etattendrelafindesémeutes,sansdouteaupetitmatin.

Il n'avait jamais participé lui-même à une manifestation étudiante, il avaitd'autresbutsdanslavie,maisaucunedecellesauxquellesilavaitassistén'avaitduréplusdequelquesheures. Il n'avait plusqu'à espérerque sa fille l'appelle,c'était tout ce qu'il demandait à Dieu en ce moment. Il vivait dans un paysprivilégiéoù les jeunesavaient toutcequ'ilsdésiraient,où lesadultessavaientqu'entravaillantdurilstoucheraientunebonneretraiteetpourraientcontinueràboire le meilleur vin et à déguster la meilleure cuisine du monde. Et à sepromenersanspeurd'êtreagressédanslaplusbellevilledumonde.Marie téléphonavers 2 heures dumatin. Il avait allumé la télévisionoù les

deux chaînes nationales retransmettaient et analysaient en boucle lesévénements.«Net'inquiètepas,papa,jevaisbien.Jet'expliqueraiplustard,jedoispasser

letéléphoneàquelqu'un.»Ilouvritlabouchepourposerunequestion,maiselleavaitdéjàraccroché.Ilpassaunenuitblanche.Lesmanifestationsduraientpluslongtempsqu'ilne

l'avaitprévu.Lescommentateursàlatélévision,quisemblaientaussisurprisqueluidecemouvementquiavaitexploséd'uneheureàl'autre,sanssignesavant-coureurs, s'efforçaient pourtant de se montrer calmes, d'expliquer lesconfrontations entre policiers et étudiants en usant du jargon des sociologues,despoliticiens,desanalystes,dequelquespoliciers,deraresétudiants,etc.Enfin,l'adrénalinerefluaetils'affalasurlecanapé,épuisé.Quandilouvritles

yeux,lejourétaitlevé,c'étaitl'heuredepartirtravailler…Maisàlatélévision,quiétaitrestéeallumée,quelqu'unconseillaitdenepassortirdechezsoiparceque les « anarchistes » occupaient les facultés et les stations de métro, etbloquaient les rues pour empêcher les voitures de circuler. Ce qui allait àl'encontredudroitfondamentaldetous,disaitcemêmequelqu'un.Ilappelasonbureau,personnenerépondit.Ilessayadetéléphonerausiège,et

l'employéequ'ileutauboutdufil–habitantenbanlieue,ellen'avaitpurentrerchez elle et avait passé la nuit sur place –, l'informa qu'il était inutile qu'il sedéplace,quelesrarespersonnesquiavaientpuparvenirjusque-làétaientcellesquihabitaienttoutprès.«Çanevapasdurer»,conclutl'employéeanonyme.Ildemandaàparleràsonchef,etappritquecelui-cifiguraitparmilesabsents.Mais l'agitation et les bagarres ne s'étaient pas calmées comme on s'y

attendait,aucontraire,lasituations'étaitaggravée,àcausedutraitementquelapoliceréservaitauxétudiants.La Sorbonne, symbole de la culture française, venait d'être occupée et les

professeurs avaient eu le choix entre se joindre aux manifestants ou êtreexpulsés.Plusieurscomitéss'étaientcréés,porteursdepropositionsvariéesqui

seraientaussitôtmisesenpratiqueouécartées,disaitlatélédontletons'étaitfaitunpeumoinshostileauxétudiants.Lesmagasinsdesonquartierétaientfermés,saufun,tenuparunIndien;une

file importante s'était formée devant la porte. Il prit place dans la queue etentenditlescommentairesdesunsetdesautres:«Pourquoilegouvernementnefaitrien?»«Aveclesimpôtsquenouspayons,lapolicepourraitaumoinsagirdansdesmomentspareils !»«Toutça,c'est la fauteduParticommuniste !»«Voilàlerésultatdel'éducationquenousdonnonsànosenfants:ilss'arrogentledroitdeseretournercontrecequ'onleuraappris.»La seule chose que personne ne pouvait expliquer, c'était ce qui avait

provoquécesévénements.«Nousn'ensavonsrien.»Lepremierjourpassa.Puisledeuxième.Lapremièresemaines'acheva.Etlasituationnefaisaitqu'empirer.L'appartementde Jacques était situé surunepetite collinedeMontmartre, à

trois stationsdemétrode sonbureau.De sa fenêtre, il entendait les sirènes etvoyaitlafuméedespneusbrûlés.Ilguettaitsanscesselarueenbasdansl'espoirdevoirapparaîtreMarie.Ellearrivatroisjoursplustard,pritunedoucherapide,rassemblaquelquesvêtementsde rechange, grignotaquelque chose et ressortitenrépétant:«Jet'expliqueraiplustard.»Etcequ'ilcroyaitêtreunévénementpassager,unefuriecontrôlée,finitparse

répandredanslaFranceentière:lesemployésséquestraientleurspatronsetunegrève générale fut décrétée.Les ouvriers occupèrent à leur tour la plupart desusines,àl'instardesétudiantsquiavaientoccupélesfacsunesemaineplustôt.La France fut paralysée. Et le problème ne se limita plus aux étudiants qui

semblaient avoir changé de revendications et brandissaient à présent desbanderolesoùl'onpouvaitlire«Vivel'amourlibre»,«Àbaslecapitalisme»,«Ouverturedesfrontièresàtous»,ou«Bourgeois,vousnecomprenezrien!».Maintenant,leproblème,c'étaitlagrèvegénérale.

*

Latélévisionétaitsonseulmoyend'information.Àsagrandesurpriseetàsagrande honte, il y vit le président de laRépublique, le général deGaulle, quiavait résisté aux nazis puis mis fin à la guerre d'Algérie, que tout le mondeadmirait, s'adresser enfin à ses concitoyens après vingt jours d'enfer pourannoncerqu'ilallaitorganiserunréférendum,proposerdesréformesculturelles,socialesetéconomiques.Etquesilenonl'emportait,ilseretirerait.

Cependant, les ouvriers, qui s'intéressaient peu à l'amour libre ou aux payssansfrontières,necomprirentrienàcespropositions.Ilsneréclamaientqu'unechose,uneaugmentationdesalairesignificative.GeorgesPompidou,lePremierministre, rencontra les dirigeants syndicaux, les trotskistes, les anarchistes, lessocialistes, et enfin la contestation commença à reculer :mis en présence, lesmanifestantsn'étaientpasd'accordsurlesrevendications.Or,diviserpourmieuxrégner,c'estladevisedetoutgouvernement.JacquesdécidadeparticiperàunemarchedesoutienàdeGaulle.LaFrance

entière était atterrée par les événements. La manifestation, qui eut lieupratiquement dans toutes les villes, rassembla des foules énormes, et ceuxquiavaientmislefeuauxpoudres,queJacquesappelaittoujours«lesanarchistes»,reculèrent. De nouveaux contrats de travail furent signés. Les étudiants, quin'avaient plus rien à revendiquer, retournèrent peu à peu en cours, persuadésqu'ilsavaientgagné,alorsquecettevictoirenesignifiaitrien.Finmai ou début juin, il ne se souvenait plus trop, sa fille rentra enfin en

disantqu'ilsavaientobtenutoutcequ'ilssouhaitaient.Ilneluidemandapascequ'ils souhaitaient et elle ne le précisa pas. Elle avait l'air épuisée, déçue,frustrée. Comme les restaurants rouvraient peu à peu, ils sortirent dîner auxchandellesetévitèrentlesujet.Jacquesn'avoueraitjamaisqu'ilavaitparticipéàunemanifestationenfaveurdugouvernement,etlaseulephrasedesafillequ'ilpritausérieuxfut:«J'enaiassezd'ici.Jevaispartirenvoyageetm'installertrèsloin.»Finalement, elle décida de différer ce projet, arguant qu'elle devait d'abord

«terminersesétudes»,etilcompritquelespartisansd'uneFranceprospèreetcompétitiveavaientgagnélapartie:lesvraisrévolutionnairesnes'inquiètentpaslemoinsdumonded'obtenirundiplôme.Depuis, il avait lu des milliers de pages d'analyse et d'explication des

événements, écrites par des philosophes, des hommes politiques, des éditeurs,desjournalistes,etainsidesuite.Commedéclencheurprobabledumouvement,on mentionnait la fermeture de l'université de Nanterre décrétée au début dumois,maisçanejustifiaitpaslafuriedontilavaitétéletémoinlesraresfoisoùilétaitsortidechezlui.Etilnelutjamaisunelignequieûtpul'ameneràaffirmerquec'étaitbience

décretquil'avaitprovoquée.

*

Lesecondmomentdesa transformation,définitifcelui-ci, intervint lorsd'undînerdansl'undesplusluxueuxrestaurantsdeParisoùilemmenaitsesclients

spéciaux,desacheteurspotentielspour leursvillesou leurspays respectifs.LaragedeMai68étaitpassée,bienquelefeusesoitpropagéàd'autresendroitsdumonde,etpersonnenevoulaitplusypenser.Siunclientétrangeravaitl'audacedel'interroger,Jacqueschangeaitdesujetavecdiplomatieenexpliquantquelesjournauxexagéraienttoujoursleschoses.Etlaconversations'arrêtaitlà.Comme il était intime avec le patron du lieu, celui-ci l'appelait par son

prénom,cequiimpressionnaitsesinvités;c'étaitd'ailleurslebutrecherché.Dèsqu'ilentrait,ungarçonaccouraitpourleguidervers«sa»table(quichangeaitchaquefoisenfonctiondel'affluence,maisseshôtesl'ignoraient),etaussitôtonleur servait un verre de champagne à chacun, on leur remettait le menu, onprenaitleurcommande,sansoublierlevincoûteux–«Lemêmequed'habitude,monsieur,n'est-cepas?»demandait leserveur,et ilapprouvaitde la tête.Lesconversationsnevariaientpasbeaucoup,lesnouveauxvenusvoulaientsavoirs'illeur conseillait plutôt le Lido, le Crazy Horse ou le Moulin-Rouge…(« Incroyable comme Paris est réduit à ça à l'étranger », songeait-il). On neparlaitpasboutiquependantunrepasd'affaires,saufàlafin,aprèsunexcellentcigarecubainoffert àchacun,où lesderniersdétailsétaient« réglés»pardesgensquisejugeaienttrèsimportants–alorsqu'enréalitéleServicedesVentesavait toutprévuet qu'il nemanquait plusque leurs signatures, ceque Jacquesfinissaittoujoursparobtenir.Cettefois-là,alorsqu'ilprenaitlescommandes,legarçonsetournaverslui.«Lamêmechosequed'habitude?»À savoir, des huîtres en entrée. Il précisait toujours qu'elles devaient être

serviesvivantes,cequihorrifiaitengénéralsesclients,pourlaplupartétrangers.En principe, il commandait ensuite des escargots, puis un plat de cuisses degrenouilles.Decettefaçon,personnen'osait lesuivre,etc'était lebut:celafaisaitpartie

dumarketing.Lesentréesfurentserviesenmêmetemps,maistouslesregardssebraquèrent

surlui.Ilpressaunpeudecitronsurlapremièrehuître,quibougea,surprenantetépouvantantsesspectateurs.Puisillaportaàsabouche,lalaissaglisserdanssonestomacetdégustal'eausaléequ'ilrestaitdanslacoquille.Deuxsecondesplustard,ilneparvenaitplusàrespirer.Ils'efforçadegarder

contenance,sanssuccès.Ils'affalasurlesoletcompritqu'ilallaitmourirlà,lesyeux fixés au plafond sur les lustres en cristal authentique qui venaient sansdoutetoutdroitdeBohême.Lescouleurssemirentàchanger,ilnevoyaitplusquedunoiretdurouge.Il

essaya de s'asseoir : il avait déjàmangé des dizaines, des centaines, voire des

milliers d'huîtres dans sa vie ! Mais son corps ne lui obéissait plus. Il tentad'inspirer,envain.L'airrefusaitdepénétrerdanssespoumons.Ileutunbrefmomentd'angoisse,etilmourut.Soudain, il s'aperçut qu'il flottait au niveau du plafond. Des gens s'étaient

rassemblésautourdesoncorps,d'autrestentaientdelesécarterpourluidonnerde l'air, etunserveurmarocain seprécipitait à lacuisine.Lavisionn'étaitpastoutàfaitnette,c'étaitcommes'ilyavaitentreluietlascènequisedéroulaitendessousdeluiunepelliculetransparente,ouunesortedevoiled'eaucourante.Iln'éprouvaitpaslamoindrepeur,uneimmensepaixinondaittoutautourdelui,etletemps–quiexistaitencore–n'étaitpluslemême:enbas,lesgenssemblaientsemouvoirauralenti,ouplutôtcommesurdesphotogrammes,unclichéaprèsl'autre.Legarçonrevintdelacuisineetlesimagesdisparurent:ilnerestaquelevide total,blancetpresquepalpable.Aucontrairedecequeracontentpresquetousceuxquiontfaitcetteexpérience,ilnevitaucuntunnelnoir;ilsesentaitentouré d'une énergie d'amour, un amour qu'il n'avait plus éprouvé depuislongtemps,commes'ilétaitretournédansleventredesamère.Etilnevoulaitplusensortir.Soudain, il se sentit agrippéparunemainqui le tiraitvers lebas. Il résista,

absorbédans ce qu'il avait rêvéd'avoir toute sa vie, la tranquillité, l'amour, lamusique,l'amour,latranquillité.Maislaforcedubrasquil'entraînaitverslesolétaittellequ'ilfutincapabledelutter.Lapremièrechosequ'ilvitenouvrantlesyeux,cefutlevisagedupatrondu

restaurant,hésitantentrel'inquiétudeet lesoulagement.Soncœurbattaitàtoutrompre,ilavaitlanausée,enviedevomir,maisilsemaîtrisa.Voyantsansdoutequ'ilavaitdessueursfroides,ungarçonapportaunenappeetl'encouvrit.« Où as-tu trouvé ce fond de teint gris et ce beau rouge à lèvres bleu ? »

demandasonami.Sesconvives,accroupisparterreautourdelui,semblaienteuxaussiterrorisés

etrassurésenmêmetemps.Ilvoulutselever,maislepatronl'arrêta.«Repose-toi.Cen'estpas lapremièrefoisqueçaarriveetceneserapas la

dernière,j'imagine.C'estàcaused'incidentsdecegenrequelesrestaurantssontobligés de disposer d'un kit de premiers secours, d'un défibrillateur, et,providentieldanstoncas,d'unEpipend'adrénalinequenousvenonsdet'injecter.Tuasletéléphoned'unproche?Tueshorsdedanger,maisnousavonsappelélessecours.Ils tedemanderont lenumérodelapersonneàprévenir,maissi tun'enaspasjesupposequel'undetesinvitéspeutt'accompagner.—L'huîtreétaitavariée?s'enquit-il.—Biensûrquenon,nosproduitssontdepremièrequalité !Maiscomment

savoir ce que cette bestiole avait mangé ? Visiblement, celle-ci, au lieu de

fabriqueruneperle,avaitdécidédet'empoisonner.—Qu'est-cequec'était,alors?»À ce moment-là, les pompiers arrivèrent et voulurent l'allonger sur un

brancard;ilprotesta,affirmaqu'ilsesentaitbien.Ildevaitycroire.Ilseredressanon sans peine, mais les secouristes le rallongèrent derechef et il renonça àdiscuter.Quandilsluidemandèrents'ilavaitquelqu'unàprévenir,ildonnasanshésiter le numéro de sa fille, ce qui le rassura, car c'était la preuve qu'il avaitrecouvrétoutesalucidité.À l'hôpital, les médecins prirent sa tension, lui demandèrent de suivre un

rayonlumineuxdesyeux,deposerundoigtdesamaindroitesurleboutdesonnez, et il obéit à tout, mourant d'envie de sortir de là. Il n'avait pas besoind'hôpital,mêmes'ilpayaitune fortuneen impôtsetcotisationspourbénéficierd'unservicedesantéexcellentetgratuit.«Nousvousgardonsenobservationcettenuit.»Ilsuivitlesmédecinsduregardjusqu'auseuil,autourduquels'étaitforméun

groupedepatients,espérant toujoursvoirquelqu'undeplusmaladequ'eux.Lacuriositémorbidedeshumainsn'apasdelimites…Surletrajetdel'hôpital,danslefourgonquin'avaitpasactionnésasirène–ce

qui l'avait réconforté –, il avait demandé aux secouristes si c'était à cause del'huître et ils avaient confirmé la réponse du patron du restaurant : uneintoxication par une huître avariée aurait mis beaucoup plus de temps à semanifester.Desheures.«Etalors?—C'estuneallergie.»Il réclama de plus amples explications. Selon le patron, c'était dû à une

substancequel'huîtreavaitabsorbée,etilsenfurentd'accord:ils'agissaitd'un«chocanaphylactique».Onignoraitcommentetdansquellescirconstancesilseproduisait,maisonsavaitlesoigner.Sansvouloirl'effrayer,l'undessecouristesexpliquaquelesallergiespeuventsurgirsanscriergare.« Par exemple, on a beau avoir mangé des grenades depuis sa plus tendre

enfance, un jour l'une d'elles peut vous tuer en un clin d'œil, parce quel'organisme a soudain une réponse qu'on ne parvient pas à expliquer. Autreexemple, on passe des années à s'occuper de son jardin, les herbes sont lesmêmes,lanaturedupollenn'apaschangé,etunbeaujouronsemetàtousser,onamalàlagorge,puisaucou,onpensequ'onaprisfroidetqu'ondoitrentrer,mais impossible de marcher. Ce n'était pas un mal de gorge, mais unrétrécissement de la trachée.Trop tard.Et ça arrive avecdes choses quenousavonstouchées,mangéesourespiréestoutenotrevie.

—Les insectes aussi peuvent êtredangereux,maisnousn'allonspaspassernotreexistenceàcraindrelesabeilles,non?—Maisnevousinquiétezpas.Lesallergiess'attaquentàtouslesâgesetne

sontpasgraves.Cequil'est,c'estlechocanaphylactiquequevousavezsubi.Lereste, ce sont des nez qui coulent, des plaques rouges, des démangeaisons etautresmanifestationscutanées.»

*

À leur arrivée à l'hôpital, sa fille l'attendait à la réception. Elle savait qu'ilavaiteuunchocallergique,quipeutêtrefatalsil'onn'estpassecouruàtemps,maisquec'étaitplutôtrare.MarieavaitdéjàfournilenumérodeSécuritésocialedesonpère,etileutdroitàunechambreprivée.Danssahâte,safilleavaitoubliédeluiapporterunpyjama;ilenfiladoncla

tuniquefournieparl'hôpital.Unmédecinentra,pritsonpouls,quiétaitrevenuàlanormale.Satensionétaitencoreunpeuélevée,maisl'hommedel'artattribuacelaaustressqu'ilvenaitdesubir.IlpriaMariedenepastrops'attarderpournepas fatiguer son père, et assura à Jacques qu'il pourrait rentrer chez lui lelendemain.Marie tira une chaise près du lit et lui prit les mains. Soudain, il se mit à

pleurer.Au début, ce n'étaient que des larmes qui coulaient sur son visage ensilence,mais bientôt ce furent de gros sanglots qui augmentaient peu à peu…Conscientd'avoirbesoindes'épancher,illaissalibrecoursàsonchagrin.Mariesebornaitàluicaresserlesmains,unpeueffrayéedevoirpourlapremièrefoissonpèreenlarmes.Il ne savait pas combien de temps il avait pleuré. Il se calma peu à peu,

commesiunpoidsluiavaitétéôtédesépaules,delapoitrine,delatête,delavie.Safille,pensantqu'elleferaitmieuxdelelaisserdormir,fitminederetirersamain,maisillaretint.«Net'envapas,ilfautquejeteracontequelquechose.»Elleposa la têtesursesgenouxcommeelle le faisaitpetitepourécouter les

histoires.Illuicaressalescheveux.«Papa,tusaisquetuesrétablietquetupeuxallertravaillerdemain,n'est-ce

pas?»Oui,illesavait.Etlelendemainiliraitautravail,nonpasdansl'immeubleoù

ilavaitsonbureau,maisausiège.Ledirecteuractuel,avecquiilavaitgravileséchelonsdansl'entreprise,luiavaitenvoyéunmessagedemandantàlevoir.«Marie, il fautque je te raconte : j'ai cessédevivrequelques secondes,ou

quelquesminutes,ouuneéternité, jen'aipaslanotiondutemps, toutétait très

lent.Ettoutàcoupjemesuisretrouvéentouréparuneénergied'amourquejen'avaisjamaisexpérimentée.J'avaislasensationd'être…enprésence…»Sa voix se mit à trembler, comme quand on se retient de pleurer, mais il

poursuivit.«…d'êtreenprésencedelaDivinité.Ortusaistrèsbienquejen'yaijamais

cru.Jet'aiinscritedansuneécoleprivéeparcequ'elleétaitprochedecheznouset que l'enseignement y était excellent, mais je m'ennuyais beaucoup auxcérémonies religieuses auxquelles j'étais obligé d'assister,même si tamère enétaittrèsfièreetquetescamaradesetleursparentsmeconsidéraientcommel'undesleurs.Enréalité,cen'étaitqu'unsacrificequejefaisaispourvousdeux.»IlcaressaencorelescheveuxdeMarie.Iln'avaitjamaissongéàluidemander

siellecroyaitenDieu,etcen'étaitpaslemoment.Ilétaitmanifestequ'ellenerespectaitpluslespréceptesstrictsducatholicismequ'onluiavaitenseignés.Elleportait des tenues exotiques, elle fréquentait des amis aux cheveux longs, elleécoutaitd'autreschansonsquecellesdeDalidaoud'ÉdithPiaf.« Vois-tu, j'ai toujours été doué pour planifier, et pour exécutermes plans.

Selon mon calendrier, je n'avais plus beaucoup de temps à attendre avant departiràlaretraiteavecdequoimenerunevieconfortableetsatisfairetoutesmesenvies.Maistoutçaachangédurantcesquelquesminutes,secondesouannéesoùDieum'atenulamain.J'aicomprisdèsquejemesuisretrouvéparterreaurestaurant, devant le visage inquiet du patron qui feignait le calme, que je nerevivraisplusjamaiscetteexpérience.—Maistuaimestontravail!— Je l'aimais tellement que j'étais le meilleur dans ma branche. Mais

maintenantjeveuxlequitter,etdèsdemain,enemportantdebonssouvenirs.Etjesouhaiteraisquetum'accordesunefaveur.— Pas de problème. Tu m'as toujours appris les choses davantage par

l'exemplequepardesmots.—C'est justement ce que je veux te demander. Je t'ai éduquée pendant des

années,etmaintenantj'aimeraisquetum'éduques.Jevoudraisvoyageravectoidans lemonde, le voir d'unœil neuf, accorder plus d'attention à la nuit et aumatin.Démissionnedetonemploietaccompagne-moi.Prietonpetitamid'êtretolérantetd'attendrepatiemmenttonretour,etviensavecmoi.»J'aibesoindemeplongercorpsetâmedansdesfleuvesinconnus,degoûter

desboissonsnouvelles,deregarderdeprèslesmontagnesquejenevoisqu'àlatélévision, de permettre à l'amour que j'ai vécu hier soir de semanifester, neserait-cequ'uneminuteparan.Jeveuxquetumeguidesdanstonmonde.Jeneseraipasunfardeau,etquandtuestimerasquejedeviensimportun,ilsuffiraquetumeledisesetjem'éloignerai.Etquandtujugerasquejepeuxmerapprocher,

jereviendraietnousferonsunpasdeplusensemble.Jetelerépète,jeveuxquetumeguides.»Marienebougeaitpas.Nonseulementsonpèrevenaitderegagnerlemonde

des vivants, mais il avait découvert une porte ou une fenêtre ouverte sur sonmondeàelle,qu'ellen'avaitjamaisosépartageraveclui.Ils avaient tous deux soif d'Infini. Et il était facile d'étancher cette soif, il

suffisaitquel'Infinisemanifeste.Pourcela,nulbesoindelieuparticulierautrequeleurcœuretlafoiquiexiste,uneforcesansformequipénètretoutetporteensoicequelesalchimistesappellent:«AnimaMundi.»

*

Jacquesarrivadevantlemarchéoùentraientplusdefemmesqued'hommes,plusd'enfantsqued'adultes,moinsdemoustachusetplusdetêtescoifféesd'unfoulard.D'où il se trouvait, il humait unparfum intense, unmélanged'arômesqui s'unifiaient pour monter jusqu'aux cieux et redescendre sur la terre,apportant,avecl'aversesoudaine,l'arc-en-cieletlabénédiction.

Paulo trouva la voix de Karla radoucie quand ils se retrouvèrent dans lachambrepoursechangeravantledîner.«Oùas-tupassélajournée?»C'étaitlapremièrefoisqu'elleluiposaitcettequestion…Àsonsens,c'étaitle

genredequestionsquesamèreauraitpuposerà sonpère,unequestionqu'unadulteadresseàsacompagneousoncompagnon.Iln'eutpasenviederépondre,ellen'insistapasetsemitàrire.«JesupposequetuesalléauGrandBazarpourmechercher!—J'enaiprisladirection,maisj'aichangéd'idéeetrebrousséchemin.—Paulo, j'ai une proposition à te faire que tu ne peux pas refuser : allons

dînerenAsie.»Inutiled'êtredevinpourcomprendre:ellevoulaittraverserlepontquireliait

les deux continents. Mais puisque le Magic Bus le ferait bientôt, pourquoiprécipiterleschoses?«Pourpouvoirraconterplus tarduneanecdotequepersonnenecroira :que

j'aiprisuncaféenEuropeetquevingtminutesaprès,j'entraisdansunrestaurantd'Asie,prêteàgoûteràtoutcequececontinentoffrededélices.»C'étaitunebonneidée,enfindecompte.Luiaussipourrait leraconteràses

amis. Ils penseraient qu'il était devenu fou, que la drogue avait affecté soncerveau,maisquelleimportance?Enfait,ilexistaitbeletbienunedroguequicommençait à faire effet lentement, depuis sa rencontre avec le vieillard, cetaprès-midi,danscecentredesoufismevideauxmurspeintsenvert.Karla avait dû acheter des produits demaquillage, parce qu'elle sortit de la

salledebainslesyeuxentourésdenoir,lescilsallongésaurimmel,commeilnel'avaitencorejamaisvue.Cequiétaitnouveauaussi,c'étaitqu'ellesouriaittoutletemps.Ilsongeaàseraser;paslebouc,quiétaitunmoyendedissimulersonmenton saillant,mais le reste du visage, ce qu'il faisait dès que possible pouréchapperàseshorriblessouvenirsdeprison.Leproblème,c'étaitqu'iln'avaitpas

pensé à acheter des rasoirs jetables, il avait jeté le dernier du paquet avantd'entrerenYougoslavie. IlpassaunsweaterachetéenBolivie, sonblousondejeanauxétoilesappliquées,etilsdescendirentensemble.Ilsnereconnurentpersonnedugroupedanslesalon,oùseullechauffeurlisait

le journal.Paulo luidemandacomment ilspouvaient traverser lepont jusqu'enAsie,etMichaelsourit.«Jevouscomprends,jel'aifaitàmonpremiervoyage.»Il leur indiqua comment prendre l'autobus (selon lui, il était impossible de

traverseràpied)etsereprochad'avoiroubliélenomdurestaurantdélicieuxoùilavaitdéjeunésurl'autreriveduBosphore.Karladésignalejournaldelatête.«Quellesnouvelles?»PauloremarquaqueMichaelétaitaussiétonnéqueluidelavoirmaquilléeet

souriante.Quelquechoseavaitchangé…«Rienàsignalerdepuisunesemaine.ConcernantlesPalestiniens,quid'après

l'articlesontenmajoritédanslepaysetpréparentuncoupd'État,onretiendralenomde“SeptembreNoir”,c'estainsiqu'ilssesontbaptisés.Maisàpartça,ondevraitpouvoirvoyagersansencombre,bienqu'onm'aitconseilléautéléphoned'attendrelesinstructionsici.—Génial!Onn'estpaspressés,etIstanbulestunmondeàdécouvrir.—L'Anatolieaussiestunerégionquivautlapeined'êtrevisitée.—Oui,maischaquechoseensontemps.»Tandisqu'ilssedirigeaientversl'arrêtd'autobus,Paulos'aperçutqueKarlalui

tenait la main comme s'ils étaient en couple. Ils s'en tinrent à des banalités,trouvant fantastiqueque la lune soitpleine,qu'iln'yaitpasdevent etqu'ilnepleuvepas:c'étaitletempsidéalpourleurescapade.« C'est moi qui paie, aujourd'hui, annonça Karla. J'ai une envie folle de

boire.»Le bus s'engagea sur le pont et ils traversèrent leBosphore dans un silence

respectueux,commes'ilsvivaientuneexpériencereligieuse.Ilssautèrentdehorsau premier arrêt et longèrent la rive asiatique où cinq ou six restaurants auxtables recouvertes de nappes en plastique accueillaient les clients. Ilss'installèrentdanslepremier,faceaufleuve,etcontemplèrentlavuemagnifiquequi s'offrait à eux : lesmonuments n'étaient pas éclairés, au contraire de ceuxd'Europe, mais la lune se chargeait de jeter la plus belle des lumières surIstanbul.Legarçons'approcha,s'enquitdecequ'ilsdésiraient,ettousdeuxleprièrent

de choisir pour eux ce qu'il y avait de meilleur dans la cuisine typique.Visiblement,leserveurn'avaitpasl'habitudedecegenrederequête.

« C'est impossible, je dois savoir ce que vous voulez, en principe tout lemondeasonidée…—Lemeilleur,cen'estpassuffisantcommeréponse?»Certainement:leserveurn'insistapasetacceptaquececoupled'étrangerslui

fasseconfiance.C'étaitpourluiuneénormeresponsabilité,maisenmêmetempsuneimmensejoie.«Etquevoulez-vousboire?—Lemeilleurvinde la région.Rienquivienned'Europe,noussommesen

Asie!»C'étaitvrai,etpourlapremièrefoisdeleurvie!« Désolé, mais nous ne servons pas d'alcool. Les règles strictes de la

religion…—PourtantlaTurquieestunpayslaïque,non?»Bien sûr, mais le patron était croyant. S'ils le souhaitaient, ils pouvaient

choisir un autre restaurant ; à quelques pas de là, ils trouveraient ce qu'ilscherchaient.Ils boiraient du vin, mais ils perdraient la vue époustouflante sur la ville

illuminéeparleclairdelune…Karlasedemandasielleréussiraitàseconfiersansêtreunpeuivre.Paulo,quantàlui,n'eutpasl'ombred'unehésitation:ilsepasseraitvolontiersdevin.Leserveurapportaunebougierougedansunelanterneenmétaletl'allumaau

centre de la table. Ils observèrent ses gestes en silence, absorbant la beauté,s'enivrantd'elle.«Finissonsdenous raconternotre journée.Si j'aibiencompris, tuasvoulu

allerauGrandBazar,maischangéd'idéeenchemin?Tuasbienfait,jen'yétaispas.Nousironsensembledemain.»Karlaavait complètementchangéd'attitude, elleétait étrangementdouce, ce

qui était loin d'être sa caractéristique principale. Peut-être avait-elle rencontréquelqu'unetavait-ellebesoindepartagersonémotion?«Maisdis-moi, tuessortiendisantque tuvoulaisassisteràunecérémonie

religieuse.Tuastrouvé?—Pasexactementcequejecherchais,maisoui.»

« Je savaisquevous alliez revenir, dit le vieillard envoyant entrer le jeunehommeauxvêtementsbigarrés.Jesupposequevousavezvécuuneexpérienceintensedanscelieuimprégnédel'énergiedesdervichestourneurs.Toutefois,jemepermetsdesoulignerquelaprésencedeDieuestpartout,entousleslieuxdela terreet jusquedansseséléments lesplus infimes, les insectes, lesgrainsdesable…—Jeveuxapprendrelesoufisme.Ilmefautunmaître.—Alors,cherchezlaVérité.Efforcez-vousd'êtreenpermanenceàsescôtés,

mêmesiellevous fait souffrir, si elle reste longtempsmuetteouneditpascequevousvoulezentendre.C'estça,lesoufisme.Lereste,cesontdescérémoniessacrées qui n'ont pour effet que d'amplifier l'extase. Pour y participer, vousdevrezvousconvertiràl'islam,cequefranchementjenevousconseillepas;iln'estpasnécessaired'adhéreràunereligionsimplementpoursesrituels.—J'aitoutdemêmebesoindequelqu'unquimeguidesurlavoiedelaVérité.—Cen'estpasleproposdusoufisme.Onadéjàécritdesmilliersdelivressur

lavoiedelaVérité,etaucunn'expliqueexactementdequoiils'agit.Aunomdela “Vérité”, la race humaine a commis les pires crimes. Des hommes et desfemmes ont été brûlés vifs et des civilisations entières ont vu leur cultureanéantie;ensonnom,onaostraciséceuxquicommettaientlepéchédechairetmarginaliséceuxquicherchaientunevoiedifférente.»L'und'entreeuxamêmeétécrucifié.Maisavantdemourir,ilnousalaissé

lagrandedéfinitiondelaVérité:cen'estpascequinousfournitdescertitudes,ni ce qui nous donne de la profondeur, ni ce qui nous rendmeilleurs que lesautres, et encoremoins ce qui nousmaintient dans la prison des préjugés. LaVérité, c'est ce qui nous rend libre. “Connaissez la Vérité et la Vérité vouslibérera”,aditJésus.»Levieillardfitunepause.

«Lesoufismen'estautreque l'analysedesoi-même, la reprogrammationdeson propre esprit, l'aptitude à comprendre que les mots ne suffisent pas pourdécrirel'Absolu,oul'Infini.»

Leursplatsarrivèrent.KarlasavaitexactementdequoiparlaitPaulo,ettoutcequ'ellediraitlorsquesontourseraitvenusefonderaitsurcesmêmesconcepts.«Onmangeensilence?»Unefoisdeplus,ils'étonnadesonattitude.D'habitude,elleauraitplutôtdit:

«Onmangeensilence!»suruntonsansréplique,avecunpointd'exclamationàlafin.Et ilsmangèrent en silence.En admirant le ciel, la lune ronde, les eaux du

fleuveoùsereflètesalumière,enobservantlesvisageséclairésparlaflammedelabougie,enpercevantcettesensationquelecœurexplosequanddeuxétrangersse rencontrent et partent ensemble vers une autre dimension. Plus nous nousautoriseronsàrecevoirlemonde,plusnousrecevrons,quecesoitdel'amouroudelahaine.Mais à ce moment-là, Paulo n'éprouvait ni amour ni haine. Il ne cherchait

aucune révélation,ne respectait aucune tradition, il avait toutoubliédecequedisaientlestextessacrés,lalogique,laphilosophie…Ilétaitdanslenéant,unnéantqui,paradoxalement,emplissaittout.

*

Ils ne demandèrent pas ce qu'on leur avait servi, de nombreuses petitesportionsdansdesassiettesdifférentes.Commeilsnevoulaientpasserisqueràboirel'eaudel'endroit,ilscommandèrentdessodas.C'étaitmoinstypique,maisplussûr.Très intrigué par le changement radical de sa compagne, Paulo osa faire la

réflexionquiluibrûlaitleslèvres,quitteàgâcherlasoirée.«Tu es totalement différente, ce soir.Comme si tu venais de rencontrer un

hommedonttuétaistombéeamoureuse.Celadit,riennet'obligeàm'expliquer.

—C'estvrai,j'airencontréunhommedontjesuistombéeamoureuse,maisilnelesaitpas.— C'est l'expérience que tu as faite aujourd'hui et que tu as envie de me

raconter?— Oui, quand tu auras fini de me raconter la tienne. Ou est-elle déjà

terminée?—Non,ilresteunépisode.Maisjenepeuxpasallerjusqu'auboutpuisqueje

n'aipasencorevéculafin.—Tantpis,j'aimeraisquandmêmeentendrelasuite!»Visiblement, la remarque qu'il avait faite sur son changement ne l'avait pas

contrariée…Il seconcentrasurcequ'ilmangeait.Comme tous leshommes, iln'avait guère envie d'en savoir plus sur les amours de sa compagne. Il voulaitqu'ellesoitlàtoutentière,àsavourercemoment,leurdîneràlachandelleetlalumièredelalunequibrillaitsurlefleuveetsurlaville.Ilgoûtaunpeudechaqueplat:despâtesfarciesàlaviandequiévoquaientles

raviolis,dessortesdepetitscigaresenfeuillesdevignefourrésderiz,duyaourt,despainsazymesencorechauds,desharicots,desbrochettesdeviande,ungenrede petites pizzas en forme de barque, garnies d'olives et d'épices… Ce dînerallait durer une éternité ! Pourtant, à leur grande surprise, tous les metsdisparaissaientdelatablecommeparenchantement:ilsétaienttropsucculentspourqu'ilsleslaissentrefroidiretperdreleursaveur.Le garçon revint, ramassa les assiettes en plastique et demanda s'il pouvait

servirleplatprincipal.«Pasquestion!Noussommesrepus!—Maisonleprépareencuisine,c'esttroptardpourdécommander!—Nous lepaierons,maiss'ilvousplaît n'apportezplus rien, sinonnousne

pourronsplusmarcherensortant.»Leserveurs'esclaffaetilssejoignirentàlui.Unventvenud'ailleurssoufflait,

quileurapportaitdesimpressionsnouvelles,emplissantleurssensdesaveursetdecouleursinconnues.Lanourrituren'yétaitpourrien,nilalune,nileBosphore,nilepont:cequi

avaittoutchangé,c'étaitlajournéequ'ilsvenaientdevivre.«Tupeuxterminer,maintenant?demandaKarlaenallumantdeuxcigarettes

dont une qu'elle lui tendit. J'ai très envie de te raconter ma journée et marencontreavecmoi-même.»Àl'évidence,elleavait rencontrésonâmesœur.Envérité,Paulon'étaitplus

intéresséparsonhistoire,maiscommeill'avaitdemandée,ill'écouteraitjusqu'aubout.

Paulo retourna en pensée dans la salle verte aux poutres vermoulues et auxfenêtres abîmées qui avaient dû être autrefois de véritables œuvres d'art. Lesoleilétaitdéjàbas,lasalleplongéedanslapénombre…Toutensedisantquec'étaitl'heurederentreràl'hôtel,ilinsistaauprèsdel'hommesansnom.«Vousavezpourtantbiendûavoirunmaître?—J'enaieutrois,dontaucunn'étaitliéàl'Islamnineconnaissaitlespoèmes

deRûmî.Durantmonapprentissage,moncœurdemandaitauSeigneur:“Suis-jesurlabonnevoie?”Ilrépondait:“Oui.”Jevoulaisensavoirdavantage:“Etquiêtes-vous?”Ilrépondait:“Toi.”—Maisquiétaientvosmaîtres?»Le vieillard sourit, alluma le narguilé bleu posé près de lui, tira quelques

bouffées,letenditàPauloquis'assitsurleplancheravantdel'imiter.«Lepremier étaitunvoleur.Une foisoù jem'étaisperdudans ledésert, je

suisarrivéchezmoi très tarddans lanuit. J'avaisbien laissémacléauvoisin,mais jen'osaispas leréveilleràcetteheure indue.Enfin,uninconnuestpasséparlà,jeluiaidemandédel'aideetilaouvertmaserrureenunclind'œil.»J'aiététrèsimpressionné,jel'aisuppliédem'apprendresonart.Ilm'aavoué

qu'ilvivaitdelarcins,maisjeluiétaistellementreconnaissantquejel'aiinvitéàpasserlanuitchezmoi.»Ilestrestéunmois.Touteslesnuits,ilsortaitendisant:“Jevaistravailler,

poursuivezvotreméditation,priezbien.”Àsonretour,jeluidemandaistoujourss'il avait trouvé quelque chose, et il me répondait invariablement : ”Pas cettenuit.MaissiDieuleveut,jeréessayeraidemain.”»C'était un homme heureux. Je ne l'ai jamais vu désespéré par ses échecs.

Durantlamajeurepartiedemavie,quandjeméditaislongtempssansqu'ilnesepasse rien, sans réussir à communiquer avec Dieu, je me souvenais de sesparoles : “SiDieu le veut, je réessayerai demain.” J'y ai puiséma force pourcontinuer.

—Etlesecond?—C'étaitunchien.Jem'approchaisd'unfleuvepourboireunpeud'eauquand

ilestapparu.Luiaussiavaitsoif,maisquandilaatteintlebordilavudansl'eauunautrechien,quin'étaitautrequesonreflet.»Ilaprispeur,ils'estécartéenaboyantdansl'intentiondemettrel'autreen

fuite. Peine perdue. Finalement, sa soif était telle qu'il a décidé d'affronter lasituation,etils'estjetédanslefleuve:àcemoment-là,l'imageadisparu.»Levieillardsansnomfitunepauseavantdepoursuivre.«Enfin,mon troisièmemaîtreétaitunenfant. Ilmarchait endirectionde la

mosquée proche du village où je vivais, une bougie allumée à la main. J'aidemandé : “C'est toiqui as allumécettebougie ?” Il a réponduqueoui.Maiscommejesuistoujoursinquietquandlesenfantsjouentaveclefeu,j'aiinsisté:“Petit,ilyaforcémenteuunmomentoùcettebougieétaitéteinte.Tupourraismedire d'où est venu le feu qui l'a allumée ?”Le gamin a éclaté de rire, il asoufflésurlaflammepourl'éteindreetm'ademandé:“Etvous,vouspouvezmedireoùestpartilefeuquiétaitici?”» C'est là que j'ai compris à quel point j'avais été stupide. Qui allume la

flamme de la sagesse ? Où va-t-elle ? J'ai pris conscience que, pareil à cettebougie, l'hommeporte le feusacréensoncœuràcertainsmoments,maissansjamaissavoird'où ilestvenu.Àpartirde là, j'aicommencéà faireattentionàtout ce qui m'entourait, les nuages, les arbres, les fleuves et les forêts, leshommesetlesfemmes.Ettoutcequej'observaism'enseignaitcequejevoulaisapprendresur lemoment,et les leçonsdisparaissaientdèsqu'ellesnem'étaientplus nécessaires. En réalité, j'ai eu des milliers de maîtres au cours de monexistence.»J'aifiniparavoirlacertitudequelaflammebrûleraittoujoursquandj'aurais

besoin d'elle. J'ai été un disciple de la vie et je le suis toujours. J'ai réussi ànourrir mon esprit des choses les plus simples et les plus inattendues, parexempledeshistoiresquelesparentsracontentàleursenfants.»C'estainsi : laquasi-totalitéde lasagessesoufienese trouvepasdans les

textessacrés,maisdanslescontes,lesprières,lesdansesetlacontemplation.»Denouveau,leshaut-parleursdesmosquéesdiffusèrentlesvoixdesmuezzins

qui appelaient les fidèles à la dernière prière du jour. L'homme sans noms'agenouilla, tourné vers LaMecque, et pria. Quand il eut terminé, Paulo luidemandas'ilpouvaitrevenirlelendemain.«Biensûr!Maisvousn'apprendrezriendeplusquecequevotrecœurvoudra

bien vous enseigner. Parce que tout ce que j'ai à vous proposer, ce sont deshistoiresetunlieudontvouspouvezprofiterquandvousavezbesoindesilenceetqu'iln'estpasutilisépourlesdansessacrées.»

PaulosetournaversKarla.«Maintenant,c'estàtontour.»Oui,ellelesavait.Elleréglal'additionetilss'approchèrentduborddudétroit.

Onentendaitlesvoituresetlesklaxonssurlepont,maiscelanegâchaitenrienlabeautédelalune,del'eau,delavued'Istanbul.«Aujourd'huijemesuisassisesurlarived'enfaceetj'aipassédesheuresà

regarderl'eaucouler.Jemesuisremémorélafaçondontj'avaisvécujusque-là,les hommes que j'avais connus et mon comportement qui semblait ne jamaispouvoirchanger.J'étaislassedemoi-même.» Je me suis demandé pourquoi je fonctionnais ainsi. Étais-je la seule, ou

existait-ild'autresêtres incapablesd'aimer?J'ai rencontrébeaucoupd'hommesquiétaientprêtsàtoutsacrifierpourmoi,etjenesuisjamaistombéeamoureused'un seul. Il m'arrivait de penser que j'avais enfin rencontré mon princecharmant, mais ce sentiment ne durait pas longtemps, et très vite, je nesupportaisplussacompagnie,mêmes'ilétait tendre,attentionné,amoureux.Jen'avaispasbesoindedonnerdesexplicationsdétaillées,ilmesuffisaitd'avouerlavérité.Toustentaientdemereconquériràtoutprix,maisc'étaitpeineperdue.Quand ilsprotestaientencherchantàm'attireràeux, le simplecontactde leurmainsurmonbrasmerépugnait.»Ilyenamêmeunquiamenacédesesuicider,maisparchance,iln'estpas

passé à l'acte. Je n'ai jamais éprouvé la jalousie. À un moment, quand j'aidépassé la barrière des vingt ans, j'ai pensé que je n'étais pas normale. Je n'aijamaisétéfidèle.Je trouvais toujoursdenouveauxamants,mêmequandj'étaisavecunhommequi se seraitdamnépourmoi. J'aiconnuunpsychiatre,ouunpsychanalyste,jenesaispastrop,quim'aemmenéeàParis.Çaaétélepremieràfaireuneremarquesurmoncomportement.Ilestarrivéavecsesphrasestoutesfaites,adécrétéquej'avaisbesoindeconsulterunmédecin,quemonorganisme

manquait d'une substance quelconque. Et au lieu de lui demander une aidemédicale,j'aiprislepremieravionpourAmsterdam.»Ilnem'estpasdifficiledeséduire,commetuasdûleconstater,maisdèsque

c'estfait,çanem'intéresseplus.C'estcequim'apousséeàpartirpourleNépal:j'envisageais de ne jamais en revenir, d'y vieillir en tâchant de découvrirmonamourpourDieu…Jusque-là,jel'avoue,jemesuiscontentéedem'imaginerquej'aimaisDieu,sansenêtretrèsconvaincue.»Lefaitestque,puisquejenetrouvaisaucuneexplicationàcetteanormalité

etquejerefusaisdem'adresseràunmédecin,jevoulaissimplementdisparaîtredu monde et consacrer mon existence à la contemplation. C'était pour moil'uniquesolution.»Caruneviesansamournevautpaslapeined'êtrevécue.Vivresansamour,

c'estêtreunarbrequinedonnepasdefruits,c'estdormirsansrêver,etparfoismêmene plus pouvoir dormir.C'est vivre jour après jour dans l'attente que lesoleilpénètredansunechambrepeinte ennoir et ferméeàdouble tour, savoirqu'ilexisteuneclémaisnepasavoirenvied'ouvrirlaporteetd'ensortir.»Sa voix commençait à trembler, comme si elle allait pleurer. Il s'approcha

d'elleettentadel'entourerdesesbras,maisellesedégagea.«Jen'aipas terminé. J'ai toujoursétédouéepourmanipuler lesautresetça

m'adonnéunetelleconfianceenmoi,enmasupériorité,qu'inconsciemmentjedevaismedire:“Jenemelivreraitoutentièrequ'àceluiquiseracapabledemedompter.”Etjusque-là,personnen'estvenu.»Ellesetournaverslui.Sesyeuxtoutàl'heureembuésdelarmeslançaientdes

étincelles.« Pourquoi es-tu ici, Paulo, dans ce lieu de rêve ? Parce que je l'ai voulu.

J'avaisbesoindecompagnieetj'aipenséquelatienneseraitidéale,mêmeaprèsavoir décelé tes failles, après t'avoir vudanser derrière lesHareKrishna en teprenantpourunhommelibreetentrerdanscetteMaisonduSoleilLevantpourprouvertoncourage,alorsquec'étaitridicule.Tuasacceptédevisiterunmoulin–unmoulin!–commesitupartaisexplorerlaplanèteMars.—C'esttoiquiasinsisté!»En réalité, songea-t-elle, elle s'était bornée à le lui proposer, mais

apparemmentsespropositionsétaientperçuescommedesordres…Maisc'étaitinutiledeleluipréciser.«Etc'estcejour-là,quandànotreretourenvillenousavonsacheténosbillets

d'autocarpourleNépal–cequiétaitmonobjectifàmoi–quej'aicomprisquej'étais amoureuse. Sansmotif particulier, puisque rien n'avait changé depuis laveille, que tu n'avais rien dit ni rien fait de plus. J'étais amoureuse. Tout en

sachantquecommelesautresfois,çanedureraitpas,quetun'étaispasl'hommequ'ilmefallait.»J'aiattenduquecesentimentpasse,etiln'estpaspassé.Quandnousavons

commencéànouslierdavantageavecRyanetMirthe,jesuisdevenuejalouse.Jeconnaissaisdéjàl'envie,larage,l'insécurité,maislajalousienefaisaitpaspartiedemonunivers.J'estimaisquevousdeviezm'accorderplusd'attention,àmoiquisuis si jolie et indépendante, si intelligente et volontaire. J'en ai déduit que jen'étais pas vraiment jalouse d'une autre femme, mais plutôt du fait que jen'attiraisplustouslesregards.»Elleluipritlamain.«Etcematin,pendantquejeregardaislefleuveenrepensantàlanuitoùnous

avionsdanséautourdu feu, j'ai comprisqueceque j'éprouvaispour toin'étaitpasdelapassion,maisdel'amour.Mêmeaprèscemomentd'intimitéd'hiersoiroùtun'aspasétéàlahauteur,jen'aipascessédet'aimer.Jesaisquejet'aimeetquetum'aimes.Etquenouspouvonspasser lerestedenotrevieensemble,auNépal,àRioousuruneîledéserte.Jet'aimeetj'aibesoindetoi.»Neme demande pas pourquoi je te l'avoue, c'est la première fois que ça

m'arrive. Mais sache que je suis sincère : je t'aime, je ne cherche pasd'explicationàmessentiments.»Elletournalevisageversluidansl'espoirqu'ill'embrasse.Bizarrement,ille

fit,avantdesuggérerqu'ilvalaitpeut-êtremieuxrentrerenEurope,àl'hôtel;lajournéeavaitétéfertileenévénements,enémotionsfortesetendécouvertes.Karlaeutpeur.Et Paulo encore plus, parce qu'il devait admettre qu'il avait vécu une belle

aventure avec elle, desmoments de passion où il désirait qu'elle soit toujoursprèsdelui,maisàprésent,c'étaitfini.Non,ilnel'aimaitpas.

Lorsqu'ils se retrouvèrent tous au petit déjeuner pour se raconter leursexpériencesetéchangerdessuggestions,Karlaétait seule.Sion luidemandaitoù était Paulo, elle expliquait qu'il voulait profiter de chaque seconde pourmieux comprendre les fameux « derviches tourneurs » et qu'il irait tous lesmatinsretrouverquelqu'unquil'éclairaitsurlesujet.« Selon lui, les monuments, les mosquées, les citernes, les merveilles

d'Istanbul peuvent attendre, ils seront toujours là. Mais ce qu'il est en traind'apprendrepeutdisparaîtred'uneheureàl'autre.»Lesautrescomprenaienttrèsbien.Aprèstout,àleurconnaissance,iln'existait

pasderelationplusintimeentreelleetPaulo,bienqu'ilsaientprisunechambreencommun.

*

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La veille au soir, quand ils étaient rentrés d'Asie aussitôt après le dîner, ilsavaient fait l'amourmerveilleusement. Elle s'était retrouvée trempée de sueur,elles'étaitdonnéetoutentièreetsentiecomblée.Pourtant,ilparlaitdemoinsenmoins.Elleavaitlacertitudequ'ill'aimait,maisnesesentaitpasautoriséeàluiposer

laquestionpourautant.EllevoulaitoubliersonpropreégoïsmeetlelaisserallerrejoindrechaquejourceFrançaisquiluienseignaitlesoufisme,conscientequec'était pour lui une occasion unique. Lorsque le gars qui ressemblaità Raspoutine l'invita à visiter avec lui lemusée Topkapi, elle refusa. Ryan et

MirtheluiproposèrentdelesaccompagnerauGrandBazar,enexpliquantqu'ilss'étaient tellement passionnés pour les monuments qu'ils avaient oublié leprincipal : comment vivaient les gens de la ville ? Que mangeaient-ils ?Qu'achetaient-ils?Elleacceptaetilsprirentrendez-vouspourlejoursuivant.Michael intervint pour leur annoncer que c'était aujourd'hui ou jamais :

puisqueleconflitdeJordanieétaitmaîtrisé,ilsrepartaientdemain.IlpriaKarlad'enavertirPaulo,commesielleétaitsapetiteamie,samaîtresse,safemme.«Biensûr.»Autrefois,elleauraitrépliquévertement,commeCaïnavaitrétorquéàDieuau

sujetd'Abel:«Est-cequejesuis,moi,legardiendemonfrère?»…Lesautresprotestèrent:enprincipe,ilsdevaientpasserunesemaineentièreà

Istanbul,etcen'étaitqueleurtroisièmejour!Etencore,lepremiernecomptaitpas,puisqu'ilsl'avaientconsacréàseremettredelafatigueduvoyage.Lechauffeurfutinflexible.«Nousnoussommesarrêtésiciparcequenousétionsobligés,maisl'objectif

de départ était, et ça n'a pas changé, d'aller au Népal. Et nous devons nousdépêcher, parce que selon les journaux et la compagnie qui m'emploie, lestroubles risquentde reprendre.Deplus, n'oublionspasqu'àKatmandou, il y adesgensquiattendentl'autocarpourlevoyagederetour.»Sadécisionétaitsansappel.Ceuxquin'étaientpasprêtsàpartirlelendemain

à 11 heures du matin, ajouta-t-il, devraient attendre le prochain autocar, quipasseraitàIstanbulquinzejoursplustard.Karla,RyanetMirthedécidèrentdoncdevisiterleGrandBazaraujourd'hui,

et Jacques etMarie se joignirent à eux.Bien qu'aucun n'ose le formuler, tousremarquèrentqueKarlan'étaitpluslamême,qu'elleparaissaitpluslégère,pluslumineuse. Cette fille, toujours si sûre d'elle et de ses décisions, devait êtreamoureusedeceBrésilienmaigrichonquiportaitlebouc.Karla,quantàelle,songeait:«Lesautresontdûs'apercevoirquej'aichangé.

Ilsignorentpourquoi,maisilslevoient.»C'était si bon de pouvoir aimer ! À présent, elle savait pourquoi c'était si

important pour la plupart des gens. Pour tout le monde, en fait. Elle pritconscience, lecœurserré,qu'elleavaitdûcauserpasmaldesouffranceautourd'elle,maisquefaire?C'étaitça,l'amour.C'est lui qui nous permet de comprendre notre mission sur terre, notre but

dans l'existence. Si on admet ce principe, on sera protégé par une aurabienveillante et on trouvera le calme dans lesmoments difficiles.On donnerasansrienexigerenretour,hormislaprésenceàsescôtésdel'êtreaimé,quiestleréceptacledelalumière,lacoupedefertilité,latorchequiéclairelechemin.

S'ilenétaitainsi,songeait-elle,lemondeseraitdeplusenplusgénéreuxavecceux qui aiment, le mal se changerait en bien, le mensonge en vérité et laviolenceenpaix.Car l'amour décourage l'oppresseur par sa délicatesse et étanche la soif de

celuiquicherchel'eauvivedelatendresse;ilmaintientlesportesouvertespourlaisserpénétrerlalumièreetlapluie.Etc'estaussigrâceàlui,conclutKarlaenpensée,queletempss'écouletantôt

lentement tantôt vite, et pas comme autrefois, toujours au même rythme,lancinant,d'uneinsupportablemonotonie.Oui,elledevenaituneautre.Peuàpeu,parceque leschangementsprennent

dutemps.Maisellechangeait.

*

Avantqu'ilssortenttous,Maries'approchadeKarla.«SelonlesIrlandais,tuasapportéduLSD,c'estvrai?»En effet. Elle avait plongé une page du Seigneur des anneaux dans une

solution d'acide lysergique. Une feuille de papier qui avait séché au vent desPays-Bas,etquin'étaitdenouveauplusqu'unpassaged'unchapitredulivredeTolkien.« J'aimerais vraiment en faire l'expérience aujourd'hui. Je suis fascinée par

cetteville,j'aibesoindelavoiravecd'autresyeux.C'estbiencequisepasse?—Oui.»Oui,maislapremièrefois,çapouvaitêtreleciel,ouaucontrairel'enfer…«Voilàmonplan,ilestsimple:quandonarriveauBazar,jeme“perds”etje

prendsl'acideloindesautres,sansdérangerpersonne.»Cettefillen'avaitaucuneidéedecedontelleparlait,songeaKarla.Prendreun

premiertriptouteseule,«sansdérangerpersonne»?Audébut,elleregrettaamèrementd'avoirconfiécesecretauxautres.SiMarie

avaitmentionné le livre, elle aurait pu lui répondre qu'elle avaitmal compris,qu'il avait simplement été question des personnages du roman… MaisvisiblementelleignoraitsousquelleformeseprésentaitleLSD.Pourquoinepasluidirequ'ellenetenaitpasàinitierquiquecesoitàunedroguequelconque,etencoremoinsunêtreaussijeune,parcequeçacréaitunkarmanégatif?Surtoutàunmomentoùsavievenaitdechangeràjamais,cardèsqu'onaimequelqu'un,onsemetàaimertoutlemonde.Elle observa cette fille un peu moins âgée qu'elle qui avait l'audace des

véritables guerrières, des Amazones : elle semblait prête à se mesurer àl'inconnu, au danger, à la différence, bref, à ce qu'elle affrontait elle-même.

C'était à la fois bon et effrayant, autant que de se découvrir vivante et d'êtrecapabledevivrechaqueminute sanspenserqu'auboutducheminon trouveraquelquechosequ'onappellelamort.«Viens,montonsdansmachambre.Maisavant,jeveuxquetumefassesune

promesse.—Toutcequetuvoudras.— Jure-moi que tu ne t'éloigneras pas de moi une seule seconde. Il y a

plusieurstypesdeLSD,etcelui-ciestlepluspuissant.Autantl'expériencepeutserévélermerveilleuse,autantellepeutêtreterrifiante.»Marieéclataderire.Karlan'avaitaucuneidéedequielleétait,decequ'elle

avaitdéjàexpérimentédanssavie…«Promets-le.—D'accord,jetelepromets.»Comme lesautres s'apprêtaientà sortir, elle invoqua l'excusesipratiquedes

«problèmesféminins»enprécisantqu'ellesn'enavaientquepourdixminutes.Une fois à l'étage, elle se sentit fière de faire découvrir sa chambre :Marie

voyaitbienlesvêtementsquiséchaient,lafenêtreouvertepouraérer,etl'uniquegrand litpourvudedeuxoreillers,auxdrapsenbataille,commesiunouraganétaitpasséparlà.C'étaitd'ailleurslecas.Uncyclonequiavaitbalayépasmaldechosesanciennesetenavaitapportédenouvelles.Elleouvritsonsac,ensortitlelivreetcherchalapage155.Puis,àl'aidedes

petits ciseaux dont elle ne se séparait jamais, elle découpa dans le papier unebanded'environundemi-centimètrecarré.ElleletenditàMarieenluirecommandantdebienlemâcher.«C'esttout?—Pourêtrefranche,jecomptaisnet'endonnerquelamoitié,maisjen'étais

passûrequeçatefassedel'effet.Ça,c'estladosenormale,cellequejeprenaismoi.»C'était un mensonge, le rectangle représentait une demi-dose ; suivant la

réaction et la tolérancedeMarie, il lui procurerait lamêmeexpériencequ'unedoseentière,maisauboutd'untempspluslong.«Tuasbienremarquéquej'avaisdit:“quejeprenais”?Jen'yaiplustouché

depuis plus d'un an et je ne sais pas si j'en reprendrai un jour. Il existe desmoyens plus efficaces pour parvenir aumême résultat,même si je n'ai pas lapatiencedelesessayer.—Quoi,parexemple?»Marie avait déjà mis le buvard sur sa langue, il était trop tard pour faire

machinearrière.

«Laméditation,leyoga,unamourpassionné,cegenredechoses.Toutcequinousamèneàvoirlemondeavecdesyeuxneufs.—Combiendetempsfaut-ilpourqueçafasseeffet?—Jel'ignore,çadépenddesgens.»Karlarefermalelivreet lerangeadanssonsac.Ellesdescendirentretrouver

lesautres,etilssemirentenroutepourleGrandBazar.

Àlaréceptiondel'hôtel,MirtheavaitprisundépliantsurleGrandBazar:celieuoùaffluaientlesmarchandisesavaitétécrééen1455parunsultanquiavaitréussi à reprendre Constantinople au Pape. Au temps où l'Empire ottomandominaitlemonde,c'étaitleprincipalmarchécouvert,etilavaitprisdepuisunetelleampleurqu'onavaitdûagrandirmaintesfoislesstructuresdutoit.Ces renseignements ne suffirent pourtant pas à les préparer à ce qui les

attendait : des milliers de personnes déambulaient dans les allées entre desétalagesbienachalandés,desfontaines,desrestaurants,deslieuxdeprière,descafés, bref, absolument tout ce qu'on aurait pu trouver dans le plus grandmagasindeFrance:bijouxd'orfinementciselés,vêtementsdetouteslesformeset de toutes les couleurs, chaussures, tapis de toutes factures ; sauf qu'ici, desartisanstravaillaientsurplace,indifférentsàlafoulequidéfilait.L'un des marchands leur demanda s'ils s'intéressaient aux antiquités : leur

statutdetouristesnefaisaitaucundoute,rienqu'àleurfaçonderegarderentoussens.«Combienya-t-ildeboutiques,ici?s'enquitJacques.—Troismille.Plusdeuxmosquées,denombreusesfontaines,etdescentaines

d'endroits où vous pouvez goûter au meilleur de la cuisine turque. Mais j'aiquelquesicônesreligieusesquevousnetrouvereznullepartailleurs.»Jacques le remerciaendisantqu'il repasserait ; lemarchand,qui savaitqu'il

mentait, insista encore un instant,mais constata vite que c'était inutile et leursouhaitaàtousunebonnejournée.«VoussaviezqueMarkTwainétaitvenuici?»demandaMirthe.Elleétaitcouvertedesueur,etunpeueffrayéeparcegrouillement:ets'ily

avaitunincendie,paroùsortiraient-ils,dansquelledirectionsetrouvaitlaporteminusculeparlaquelleilsétaiententrés?Etcommentmaintenirlacohésiondugroupesichacunvoulaitpartirdansunsensdifférent?«Etqu'est-cequ'ilenadit?

—Quecequ'ilavaitvuétaitimpossibleàdécrire,maisqueladécouverteduBazaravaitétéuneexpériencebienplusintenseetplusimportantequecelledela ville elle-même. Il parle de l'immense variété des couleurs, des tapis, desgroupesdegensquidiscutent,decechaosapparentoùtoutsemblerespecterunordreinexplicable.“Pouracheterdeschaussures,écrit-il,nulbesoindeparcourirlesalléesencomparantlesmodèlesetlesprix,ilsuffitdetrouverlequartierdesfabricants : des enfilades d'étalages identiques, où il n'existe pas la moindreconcurrenceetoùpersonnenes'énerve.Toutdépenddelacapacitédumarchandàbonimenter.”»Elle se garda d'ajouter que le Bazar avait déjà subi quatre incendies et un

tremblement de terre ; combien de victimes avaient fait ces catastrophes,mystère,carbienentenduledépliantdel'hôtelneleprécisaitpas.Karla s'aperçut que la fille de Jacques, les yeux au plafond, admirait les

poutres et les voûtes arrondies avec un sourire béat, visiblement incapable deprononcerd'autresmotsque:«Quellemerveille!Quellemerveille!»Ilsprogressaientàenvironunkilomètreàl'heure.Lorsquel'und'euxs'arrêtait,

tout le monde l'attendait. Mais à présent, Karla avait besoin de s'isoler avecMarie.« Si nous continuons comme ça, nous n'allons même pas atteindre le

croisement quimène au quartier suivant.Désolée de vous le rappeler, et je leregrette autant que vous, mais nous partons demain. Nous devons donc enprofiteraumaximumaujourd'hui.Pourquoinepasnoussépareretnousretrouveràl'hôtel?»Sasuggestionobtintl'approbationdetous.Jacquess'approchadeMariedans

l'intentiondel'emmener,maisKarlal'enempêcha.«Jen'aimepasresterseule.Laissez-nouspartirtouteslesdeuxàladécouverte

decemondeextraordinaire.»VoyantqueMarie–qui répétait toujours«Quellemerveille !»en fixant le

plafond–,ne leregardaitmêmepas,Jacquess'inquiétaunpeu :aurait-elleparhasardrencontréquelqu'unquiluiavaitproposéduhaschisch?Detoutefaçon,elleétaitassezgrandepours'occuperd'elle-même.Il la laissaavecKarla,cettefille toujours à l'avant-garde, toujours prête à prouver qu'elle était plusintelligente et plus cultivée que les autres. Il lui semblait pourtant que, depuisleurarrivéeàIstanbul,elleétaitdevenueplusaimable,enfin,justeunpeu.Ilpoursuivitsoncheminetseperditdanslafoule.Dèsqu'ileutdisparu,Karla

saisitMarieparlebras.«Sortonsd'icitoutdesuite.— Quoi ? Oh, non, c'est tellement beau ! Tu as vu ces couleurs ? Quelle

merveille!»

MaisKarla ne suggérait pas, elle donnait un ordre. Elle semit à l'entraînergentimentverslasortie.Lasortie?Maisoùétait-elle?Marieétaitdeplusenplusextatique,etcomplètementpassive.Karlatentade

demanderàplusieurspersonnesladirectiondelasortielaplusproche,maiselleobtenait chaque fois des indications différentes. Elle commença à se sentirnerveuse:leurvainetentativedesortirdecelabyrintheétaitensoiuntripaussipuissantqueceluiduLSD,etsilesdeuxeffetssecombinaient,quisaitdansquelétatfiniraitMarie?Elle retrouva son attitude agressive et dominatrice. Elle se mit à aller d'un

côté,del'autre,sansparveniràretrouverlaporteparlaquelleilsétaiententrés.Nonquecesoit importantderessortirpar lamême,maischaquesecondeétaitprécieuse,l'airétaitlourd,lesgenstranspiraient,etpersonnenefaisaitattentionàriend'autrequecequ'ilachetait,vendaitoumarchandait.Enfin elle eut une idée : au lieu de continuer à chercher en tous sens, elle

devait s'en tenir à une direction etmarcher droit devant elle. Tôt ou tard, ellefinirait par tomber sur le mur d'enceinte du plus grand temple de laconsommationqu'elleait jamaisvu.ElletraçamentalementunelignedroiteenpriantDieu(Dieu?)quecesoitlapluscourteetsemitenroute.Surletrajet,ellefutarrêtéedesdizainesdefoispardesmarchandsquifaisaientl'articlepourleursproduits, mais elle les écartait sans ménagement, sans considérer qu'ilspourraientsefâcher.Enfin,ellerepéradanslafouleunadolescentdontlamoustachecommençaità

pousser : il venait certainement d'entrer, parce qu'il avait l'air de chercherquelque chose. Usant de son charme, de sa séduction et de sa force deconviction,ellelepriadelesraccompagnerjusqu'àlasortieenprétextantquesasœuravaitunecrisededélire.Le garçon observa un instant ladite sœur et dut voir qu'elle était vraiment

ailleurs,ettrèsloin.Iltentad'engagerlaconversation,d'expliquerqu'ilavaitunoncleiciquipourraitlesaider,maisellelesupplia,prétenditqu'elleconnaissaitlessymptômesetquesasœuravaitsurtoutbesoind'air.Unpeuàcontrecœur,sachantqu'ilallaitperdredevuepourtoujourscesdeux

jolies filles, il les accompagna jusqu'à une porte, qui finalement se trouvait àmoinsdevingtmètresdel'endroitoùellessetrouvaient.

*

Au moment où elle mit le pied à l'extérieur du Bazar, Marie se jurad'abandonner solennellement tous ses rêves de révolution. Elle n'affirmerait

jamaisplusqu'elleétaitcommunisteetqu'elleluttaitpourlibérerlestravailleursopprimésparlespatrons.Oui, elle avait adopté lamodevestimentaire hippie parce que c'était parfois

agréabled'êtreàlamode.Oui,elleavaitcomprisquesonpères'eninquiétaitetqu'ils'étaitmisàchercherfébrilementunsensàcettelubie.Oui,ilsallaientauNépal,maispaspourméditerdansdesgrottesou fréquenterdes temples ; sonobjectif était d'entrer en contact avec les maoïstes qui préparaient uneinsurrection contre ce qu'ils jugeaient être unemonarchie dépassée, gouvernéeparunroityranniqueindifférentauxsouffrancesdesonpeuple.À l'université, elle avait pris contact avec un Népalais, un exilé volontaire

venu en France dans le but d'attirer l'attention sur les quelques dizaines deguérillérosquisefaisaientmassacrerdanssonpays.Désormais, tout ça n'avait plus d'importance.Ellemarchait avecKarla dans

uneruebanale,sansaucunattrait,ettoutluisemblaitavoirunesignificationplusgrande,dépassait lesmursdécrépitset lespassantsquiallaient têtebasse,sansregarderautourd'eux.«Tucroisqu'ilsremarquentquelquechose?—Riendutout,àparttonsourirelumineux.L'aciden'estpasunedroguequi

attirel'attention.»Poursapart,Marieavaitbiensentiquesacompagneétaitnerveuse.Nonàce

qu'elle disait, nimême au ton de sa voix,mais à la « vibration » qui émanaitd'elle.Unmotqu'elleavaittoujoursdétestécarellenecroyaitpasàcegenredephénomènes,maismaintenant,elleétaitforcéedeconstaterquecelaexistait.«Pourquoisommes-noussortiesdecetemple?»Karlaluijetaunétrangeregard.«Jesaisbienquecen'étaitpasun temple,c'est justeune image.Jeconnais

monnom,letien,celuidelavilledanslaquellenoussommesetjesaisoùnousallons,maistoutparaîtdifférent,commesi…»Ellecherchasesmotsuninstant.«Commesij'avaisfranchiuneporteettoutlaisséderrièremoi,ycomprisles

angoisses,lesdépressionsetlesdoutes.Laviemeparaîtàlafoisplussimpleetplusriche,plusjoyeuse.Jemesenslibre.»Karlasedétenditunpeu.« Je vois des couleurs que je n'avais jamais vues, le ciel paraît vivant, les

nuagesdessinentdessignesquimesontencoreincompréhensibles,maisjesuiscertaine que ce sont des messages qui me sont destinés, pour me guider àl'avenir. Je suis en paix avec moi-même et je n'observe plus le monde del'extérieur,parcequejesuislemonde.Jepossèdelasagessedetousceuxquiontvécuavantmoietl'ontlaisséedansmesgênes.Jesuismesrêves.»

Ellespassèrentdevantuncafé semblableauxcentainesd'autrescafésqui setrouvaient dans le quartier. CommeMarie s'était remise àmurmurer «Quellemerveille!»,Karlaluidemandadesetaire:ellesallaiententrerdansunendroitrelativementinterdit,uncaféqueseulsleshommesfréquentaient.« Je suppose qu'ils verront au premier coup d'œil que nous sommes des

touristes. J'espère qu'ils ne réagiront pas mal et qu'ils ne nous mettront pasdehors.Maiss'ilteplaît,tiens-toicorrectement.»Elle avait bien deviné, car personne ne protesta quand elles entrèrent et

choisirentunetabledansuncoin.Leshommesleurjetèrentdesregardssurpris,letempsdes'apercevoirquecesdeuxfillesneconnaissaientpaslescoutumesdeleurpays,puislesconversationsreprirent.Karlacommandaunthéàlamenthebiensucré.Lesucreétaitréputépouratténuerlaforcedeshallucinations…CarMarieétait totalementhallucinée :elleparlaitd'auras lumineusesautour

desgens,affirmaitqu'elleétaitcapablederemonterdansletemps,quequelquesminutesplustôtelleavaitconverséavecl'âmed'unchrétienmortaucombaticimême, à l'endroit où se trouvait ce café.Cet homme, qui avait trouvé la paixabsolue au paradis, avait été heureux d'entrer de nouveau en contact avec unhabitantde laTerre. Il comptait laprierdeporterunmessageà samère,maisquand il avait compris que plusieurs siècles s'étaient écoulés depuis samort – c'était elle qui le lui avait dit –, il avait renoncé, l'avait remerciée, et s'étaitaussitôtévanouidansl'espace.Elle but son thé comme si elle découvrait ce breuvage. Elle commença à

manifester par des soupirs et des gestes le plaisir qu'elle éprouvait à le boire,mais Karla lui redemanda de bien se tenir, et de nouveau Marie sentit la« vibration» qui entourait sa compagne, dont l'aura présentait plusieurs trous.Unsignenégatif?Non,ilssemblaientcorrespondreàd'anciennesblessuresquisecicatrisaientrapidement.Ellevoulutlarassurer,ellepouvaitlefaire,engagern'importequelleconversationsanscesserd'êtreentranse.«TucroisquetuesamoureuseduBrésilien?»Karlaneréponditpas.L'undestrousparutdiminuerunpeu,etMariechangea

desujet.«Quiainventéceproduit?Etpourquoionneledistribuepasgratuitementà

tousceuxquicherchentàs'uniràl'invisible,alorsquec'esttellementnécessairepourchangernotreperceptiondumonde?»KarlaexpliquaqueleLSDavaitétédécouvertparhasard,danslepaysleplus

improbable:laSuisse.«LaSuisse?Cepaysqu'onconnaîtpoursesbanques,sesmontres,sesvaches

etsonchocolat?

—Et ses laboratoires, ajouta Karla. À l'origine, ils cherchaient un remèdepour une maladie précise, je ne me souviens pas laquelle. Jusqu'à ce que ledécouvreur, ou disons l'inventeur, décide des années plus tard de goûter ceproduit qui rapportait déjà des millions aux compagnies pharmaceutiques dumondeentier.Ilenaavaléunequantitéminusculejusteavantderentrerchezluià bicyclette – ça se passait en pleine guerre et même dans ce pays neutrel'essenceétaitrationnée–ets'estaperçuqu'ilvoyaittoutdifféremment.»L'enthousiasmedeMariecommençaitàretomber,ilfallaitluioccuperl'esprit.« Tu vas me demander comment je connais cette histoire, en fait j'ai lu

récemmentungrandarticledessusdansunerevue,à labibliothèque.Donc,cechercheuranonseulementcomprisquesavisiondeschosesavaitchangé,maisaussi qu'il était incapable demonter à bicyclette. Il a prié son assistante de leraccompagnerchez lui,puis il s'estditqu'ilvalaitpeut-êtremieuxallerdroitàl'hôpitalparcequ'ilcraignaitdefaireuninfarctus.Maissoudain,etcesontsespropresparoles,enfinàpeuprèsparcequejenemesouviensplusexactement:»“Jemesuismisàvoirdescouleursetdesformesinsolitesquisubsistaient

derrière mes yeux fermés. J'avais l'impression de regarder un immensekaléidoscopequis'ouvraitetserefermaitencerclesetenspirales,jaillissantenfontainesde couleursqui semêlaient enun flot constant, commeun fleuvedejoie.”»Tum'écoutes,Marie?— Plus ou moins. Je me demande si j'arrive à suivre, je reçois beaucoup

d'informations, la Suisse, à bicyclette, la guerre, un kaléidoscope… Tu nepourraispassimplifier?»C'était bien ce qu'elle craignait…Sa sirène d'alarme intérieure retentit. Elle

commandaunautrethé.«Faisuneffort,Marie.Regarde-moietécoutecequejeteraconte.Concentre-

toi.Cettesensationdemalaisevapasser.Ilfautquejet'avoueunechose,jenet'aidonnéquelamoitiédeladosehabituelle.»CesmotsparurentsoulagerMarie.Dèsqueleserveureutapportélethé,Karla

l'obligeaàleboire,puiselleallapayeretellesressortirentàl'airfrais.«EtleSuisse,alors?»Trèsbien,seditKarla,ellen'avaitpasperdulefildeleurconversation.C'était

bonsigne.Peut-êtrepourrait-elleluiacheteruncalmantpuissant,aucasoùsonétats'aggraveraitetoùlesportesdel'enferneremplaceraintcellesduciel…«L'acidelysergiqueaétéenventelibrependantplusdequinzeansdansles

pharmaciesdesÉtats-Unis, et tu saispourtant combien ils sont rigoureuxaveclesdrogues.CeproduitamêmefaitlacouverturedumagazineTime,grâceàsesbienfaitsdanslestraitementspsychiatriquesetdansceluidel'alcoolisme.S'ila

finalementétéinterdit,c'estparcequedetempsentemps,ilprovoquaitdeseffetsinattendus.—Parexemple?—Nousenparleronsplustard.Maintenant,efforce-toidefermerlaportede

l'enferquisetrouvedevanttoi,etouvrecelleduciel.Profites-en,n'aiepaspeur,je suis avec toi et je sais dequoi je parle.Cet état devrait durer aumaximumdeuxheures.—Jevaisfermerlaportedel'enferetouvrircelleduciel,répétaMarie.Mais

je sais que si je peuxmaîtriserma peur, toi tu ne parviens pas àmaîtriser latienne.Jevoistonaura,jelisdanstespensées.— Tu as raison. Dans ce cas, tu dois y lire aussi que tu ne cours pas le

moindredanger,saufs'ilteprenaitl'enviedegrimpersurletoitd'unimmeubleetdetejeterdanslevidepourvérifierquetupeuxvoler.—Jecomprends.Enfait,jepensequel'effetcommenceàs'atténuer.»Convaincuequ'ellen'enmourraitpas,qu'ellenesejetteraitjamaisdutoitd'un

immeuble,Mariesentitlesbattementsdesoncœurs'apaiseretdécidadeprofiteraumaximumdecesfameusesdeuxheures.Toussessens,letoucher,lavue,l'ouïe,l'odorat,legoût,s'unirentenunseul,

comme si elle pouvait tout ressentir à la fois. Bien que la lumière du dehorscommence àperdrede son intensité, elle voyait toujours les aurasdesgens etsavaitquisouffrait,quiétaitheureux,quiallaitmourirbientôt.Toutétaitnouveau.Passeulementparcequ'elleétaitàIstanbul:elleétaitdans

lapeaud'uneMariedifférente,beaucoupplusancienneetsubstantiellequecellequ'elleconnaissait.Lecielétaitdeplusenpluschargé,lesnuagesnoirsannonçaientpeut-êtreun

orageetleursformessedéfaisaient,perdantpeuàpeuleursensquiauparavantsemblaitsiclair.Maiselleétaitcertainequelesnuagesontleurproprecodepourparler aux humains et que si elle observait avec attention le ciel dans lesprochainsjours,ellefiniraitparcomprendreleurmessage.Devrait-elleexpliqueràsonpèrepourquoielleavaitchoisid'allerauNépal?

Malgré tout, ce serait idiot de ne pas continuer leur voyage,maintenant qu'ilss'étaientrendussiloin.Detoutefaçon,ilsallaientdécouvrirdeschosesqueplustard,avecl'âge,ilsn'auraientpluslapossibilitédevoir.Pourquoi se connaissait-elle si peu ? Elle se souvenait de certaines

expériences qui lui avaient paru désagréables dans son enfance et qui l'étaientmoinsmaintenant, qui ne lui semblaient plus être quede simples expériences.Pourquoileuravait-elleaccordétantd'importancejusque-là?Detoutefaçon,àquoibontrouverlesréponsesàcesquestions?Ellesentait

queleschosesserésoudraientd'elles-mêmes.Detempsàautre,enregardantce

qu'ellesefiguraitêtredesespritsquil'entouraient,ellevoyaitpasserdevantellelaportedel'enfer,maiselleétaitdécidéeànejamaislarouvrir.Encemoment,elleprofitaitd'unmondesansquestionsetsansréponses,sans

doutes ni certitudes, auquel elle appartenait totalement.Unmonde intemporel,oùlepasséetlefuturseréduisaientauprésent.Sonespritétaittouràtourceluid'un être très ancien ou celui d'un enfant émerveillé par la nouveauté, quiobservelesdoigtsdesamainenremarquantqu'ilsbougentséparément.ElleseréjouissaitdevoirKarlaplussereine:sonauraavaitretrouvétoutesalumière,elleétaitvraimentamoureuse.Laquestionqu'elle luiavaitposée toutà l'heureétaitidiote:onsaittoujoursquandonestamoureux.Prèsdedeuxheuresplustard,lorsqu'ellesfurentenfinàl'entréedel'hôtel,elle

compritqueKarlaavaitpréférélafairemarcheràtraverslavillejusqu'àcequel'effetdeladroguesesoitdissipéavantderetrouverlesautres.Enentendantlepremiercoupdetonnerre,ellesutquec'étaitDieuquiluidemandaitdereveniraumonde,parcequ'ilsavaientencorepasmalde travailà faireensemble.Ellecompritqu'elledevraitaiderdavantagesonpère,qui rêvaitdedevenirécrivainmaisn'avaitjamaisécritunseulmotsinonpourdesprésentations,desétudesoudesarticles.Ilfallaitqu'ellel'aidecommeill'avaitaidée,c'étaitd'ailleurscequ'illuiavait

demandé. Il avait encore de longues années devant lui et un beau jour elle semarierait…Jusque-là,ellen'yavaitjamaissongé,elleconsidéraitcetteéchéancecommelafindesonexistencesanscontraintesnilimites.Unjour,donc,ellesemarierait,etilfaudraitqu'àcemoment-làsonpèresoit

satisfaitdesaproprevie,qu'ilaitenfinréalisésonrêve.Etmêmesielleaimaitbeaucoup sa mère, à qui elle n'en voulait pas d'avoir divorcé, elle souhaitaitsincèrementquesonpèrerencontrequelqu'unavecquipartagersespassurcetteterresacrée.Elle comprenait à présent pourquoi l'acide lysergique était interdit : si

n'importe qui y avait accès, le monde cesserait de fonctionner. Les gensn'entreraient plus en contact qu'avec eux-mêmes, ils seraient semblables à desmilliers de moines méditant en même temps dans leur grotte intérieure,indifférentsàlabonnecommeàlamauvaisefortunedesautres.Lesvoituresnerouleraientplus,lesavionsnedécolleraientplus,iln'yauraitplusdesemaillesnide récoltes, tout ne serait qu'illumination et extase… Et en peu de tempsl'humanitéseraitbalayéedelasurfacedelaterreparcequiauraitdûêtreunventpurificateur,maisdeviendraitfinalementunetempêtequianéantiraittout.Elleétaitaumonde,elleluiappartenait,elledevaitobéiràl'ordrequeDieului

avait donné de sa voix de tonnerre : travailler dans lemonde, aider son père,

lutter contre ce qui lui paraissait mal, s'engager dans les luttes du quotidiencommelesautres.Voilàquelleétaitsamission,etellel'accompliraitjusqu'aubout.Ellevenaitde

vivre son premier et dernier trip de LSD et elle était heureuse qu'il se soitterminé.

Ce soir-là, tout le groupe se réunit et décidade fêter cette dernière soirée àIstanbulparundînerdansunrestaurantquiservaitdel'alcool,oùilspourraients'enivrer ensemble tout en se régalant et en partageant leurs expériences de lajournée.MichaeletRahul,aprèsavoirprotestéquelerèglementdelacompagnieleleurinterdisait,avaientacceptédelesaccompagnersanstropderésistance.«D'accord,maisnemedemandezpasderesterunjourdeplus.Sijamaisje

cédais,jeperdraismonboulot.»Ils ne demanderaient rien. Ils avaient encore un bonmorceau de Turquie à

visiter, notamment l'Anatolie dont on disait que les paysages étaientmagnifiques.Enfait,leschangementsconstantsdedécorleurmanquaient…Paulovenaitderentrerdesamystérieusedestination,ils'étaithabillé,ilsavait

qu'ilspartaientlelendemain.Ils'excusaetexpliquaqu'ilaimeraitdînerentêteàtêteavecKarla.Touslesautrescomprirentetseréjouirentdiscrètementdecette«amitié».Deux femmes, dans le groupe, avaient les yeux brillants : Marie et Karla.

Personneneleurdemandad'explicationsetellesn'endonnèrentpasnonplus.

«Comments'estpasséetajournée?»PauloetKarlaavaienteuxaussichoisiunrestaurantquiservaitdel'alcool,et

ilsvenaientdeterminerleurpremierverredevin.Il suggéra de passer commande avant de répondre à sa question, et elle

approuva.Maintenant qu'elle était une vraie femme, capable d'aimer de toutesses forces sans l'aide d'aucune drogue, le vin n'était plus à ses yeux qu'unsymboledefête.Ellesavaitcequil'attendait,cequ'ilallaitluidire.Elleenavaiteul'intuitionla

veilleau restaurant, sur l'autre rive,oùquandelle lui avait enfinavouéqu'ellel'aimait,sesyeuxn'avaientpasbrillécommeelles'yattendait.Etcela luiavaitétéconfirméplustard,quandilsavaientsimerveilleusementfaitl'amour.Surlemoment,elleavaitfaillipleurer,puiselleavaitacceptésondestin,commesitoutavait été écrit. Elle n'avait jamais désiré autre chose dans la vie qu'un cœurbrûlant d'amour, et l'homme qui était en elle à cet instant-là lui avait fait cecadeau.Elleétait loind'êtrenaïve,maiselleestimaitavoirobtenucequ'elledésirait

par-dessustoutdelavie.Ellenesesentaitpasperduedansledésert:ellecoulaitcomme les eaux du Bosphore, vers une immense mer dans laquelle tous lesfleuves se rencontraient. Elle n'oublierait jamais Istanbul, le Brésilien et sesconversations qu'elle ne parvenait pas toujours à suivre. Il avait réalisé unmiracle,mais il n'avait pas besoin de le savoir. Inutile de le culpabiliser, celarisqueraitdelefairechangerd'avis.Ilfitsigneauserveurdeleurapporterunesecondebouteilleavantdesemettre

àparler.«L'hommesansnométaitdanslasallequandjesuisarrivé.Jel'aisalué,mais

ilnem'apasrépondu.Ilgardaitlesyeuxfixéssurunpoint,commes'ilétaitentranse. Jeme suis agenouillé, j'ai cherchéà faire levidedansmonesprit pourentrerencontactaveclesâmesquiontdansé,chantéetcélébrélavieencelieu.

Comme je savais qu'à un moment ou à un autre, il sortirait de cet état, j'aiattendu. En réalité, pas au sens littéral du terme, disons plutôt que jeme suislivréaumomentprésentsansrienattendredutout.»Leshaut-parleursontappeléàlaprière,l'hommeestsortidesatransepour

accomplirl'undescinqrituelsdelajournée.Cen'estqu'ensuitequ'ilaremarquéma présence et m'a demandé pourquoi j'étais revenu. Je lui ai expliqué quej'avaispassélanuitàréfléchirànotrerencontreetquej'aimeraismevouercorpsetâmeausoufisme.» J'avais très envie de lui raconter que j'avais vraiment fait l'amour pour la

première fois dema vie, parce que hier soir avec toi, quand j'étais en toi, j'airéellementeulasensationdesortirdemoi-même.Jen'avaisjamaisrienvécudetel.Maisj'aijugéquecen'étaitpasopportunetj'aiattendusaréponse:“Lisezlespoètes,çasuffit.”»Pourmoiçanesuffisaitpas,j'aibesoindediscipline,derigueur,d'unlieuoù

je puisse servirDieu pour être plus près dumonde.Avantma première visitedans ce centre de soufisme, j'étais fasciné par les derviches tourneurs quientraient en transe, pour ainsi dire, en dansant.Maintenant, j'avais besoin quemonâmedanseavecmoi.»Jedevaisattendremilleetunjourspourça?Parfait,j'attendrais.Jusque-là

j'avaisassezvécu,peut-être ledoubledecequ'avaientvécumescamaradesdelycée.Jepouvaisyconsacrertroisansdemavie,siauboutdecetempsonmepermettaitdetenterd'atteindrel'étatdetransedesdervichestourneurs.»“Monami,unsoufiesttoujoursdanslemomentprésent.Demainnefaitpas

partiedenotrevocabulaire.”»Oui, je le savais.Ceque jemedemandais, c'était si je serais forcédeme

convertiràl'islampouravancerdansmonapprentissage.»“Non.Ilvoussuffitdefaireuneuniquepromesse,celledevoussoumettreà

la voie deDieu. De voir Sa face chaque fois que vous buvez un verre d'eau.D'entendreSavoixchaque foisqu'unmendiantpassedans la rue.C'estcequeprêchenttouteslesreligionsetc'estleseulsermentquevousdevezfaire.»—Jen'aipasencoreacquisladisciplinesuffisante,ai-jerépondu,maisavec

votreaidejepourraiatteindrel'endroitoùlecielrencontrelaterre,c'est-à-direlecœurdel'homme.”»Ilm'aalorsdéclaréqu'ilétaitprêtàm'yaider,àconditionquejelaissema

vie entièrederrièremoi et que j'exécute tous lesordresqu'ilmedonnerait : jedevraisapprendreàdemanderl'aumônequandjen'auraisplusd'argent,àjeûnerquandceseraitlemoment,àservirleslépreux,àlaverlesplaiesdesblessés.Àpasserdesjournéesànerienfaired'autrequeregarderunpointfixeenrécitantsanscesselamêmeprière,lamêmephrase,lemêmemot.

»“Vendezvotre sagesseetachetezunespacedevotreâmepour lecomblerd'absolu.Parceque ceque les humains appellent sagesse, c'est de la folie auxyeuxdeDieu.”»Là,jemesuisdemandésij'enétaiscapable;peut-êtreétait-ilentraindeme

tester pour voir si je lui obéirais aveuglément ? Mais je n'ai pas perçud'hésitation dans sa voix, et j'ai eu la certitude qu'il était sérieux. Etmême sij'étais à l'intérieur de cette salle peinte en vert à moitié en ruine, aux vitrescassées,encoreplussombrecejour-làqued'habitude,j'aisuqu'unetempêtesepréparait.»Carsimoncorpsétaitentré,monâmeétaitrestéedehors,curieusedevoirce

qu'iladviendraitdecettehistoire.Elleattendaitque,parunesimplecoïncidence,j'entreunbeaujourdanslasallepourytrouverdeshommesquipivotaientsureux-mêmessansyvoirautrechosequ'unballetbienstructuré.Jesavaisquecen'étaitpascequejecherchais.» Mais je savais également que si je n'acceptais pas les conditions qu'il

m'imposait,laprochainefois,mêmes'ilcontinueraitdemelaisserentreretsortiràmaguisecommelorsdemapremièrevisite,laportemeseraitfermée.» Ce vieillard lisait dans mon âme, il percevait mes contradictions et mes

doutes, et il ne s'était jamais montré si inflexible : c'était tout ou rien. Il aannoncéqu'ildevaitreprendresaméditationetjel'aipriéderépondreaumoinsàtroisquestions:»“M'acceptez-vouscommedisciple?»—Jenepeuxqu'acceptertoncœurcommedisciple,parcequesijerefusais,

mavien'auraitplusaucuneutilité.J'aideuxfaçonsdeprouvermonamourpourDieu:lapremière,c'estdeL'adorerjouretnuit,danslasolitudedecettesalle,mais çaneLui sert à rien, et àmoinonplus.La seconde, c'estde chanter, dedanseretdemontrerSafaceàtousàtraversmajoie.»—M'acceptez-vouscommedisciple?ai-jedemandépourlasecondefois.»—Demême qu'un oiseau ne peut voler d'une seule aile, unmaître soufi

n'estriens'ilnepeuttransmettresonexpérienceàpersonne.»—M'acceptez-vous comme disciple ? ai-je demandé pour la troisième et

dernièrefois.»—Sidemainvouspassezcetteportecommecesdeuxderniersjours,jevous

acceptecommedisciple.Maisjesuissûrquevousvousenrepentirez.”»

*

Karlaremplitleursverres,luientenditunetlevalesien.

«Monvoyagesetermineici,précisa-t-ilcommes'ilcraignaitqu'ellen'aitpascompriscequ'impliquaitsonrécit.Jen'airienàfaireauNépal.»Il s'apprêta à affronter pleurs, colère, désespoir, chantage émotionnel, toutes

lesréactionspossiblesdelafemmequiluiavaitdit«jet'aime»laveille.Àsagrandesurprise,ellesecontentadesourire.

*

IlsvidèrentleurverreetKarlalesremplitànouveau.Ensuiteseulement,elleplongealesyeuxdanslessiens.«Jen'aurais jamaiscrupouvoiraimerquelqu'unautantqueje t'aime,Paulo.

Moncœurétaitfermé,maiscen'étaitpaspourdesraisonspsychologiquesniparmanqued'unesubstancechimiquequelconque.Ettoutàcoup,ils'estouvert,jenesauraisdirequandexactement,jenepourraijamaisélucidercemystère…Etje t'aimerai jusqu'à la fin demes jours.Quand je serai auNépal, je t'aimerai.Quand je rentrerai à Amsterdam, je t'aimerai. Et quand enfin je tomberaiamoureuse d'un autre, je continuerai de t'aimer, bien que d'un amour différentd'aujourd'hui.»Dieu–j'ignores'ilexiste,maisj'espèrequ'ilesticiànoscôtésetqu'ilentend

mes paroles – veut que je ne m'estime plus jamais satisfaite de ma proprecompagnie.Que je ne redoute plus d'avoir besoindequelqu'un, ni de souffrir,parcequ'iln'estdepiresouffrancequedesentirsoncœurcommeunesallegriseetobscureoùladouleurnepeutentrer.»Etquecetamourdontonparletant,quetantpartagentetdonttantsouffrent,

me conduise à cette part de moi qui m'était inconnue et qui vient de m'êtrerévélée.Commel'aditunpoèteunjour,qu'ilm'emmènedanslepaysoùonneconnaîtnisoleil,nilune,niétoiles,niterre,nigoûtduvindanslabouche,maisseulementl'Autre,celuiquejerencontreraiparcequetuasouvertlavoie.»Etoùjepuissecheminersansmeservirdemespieds,voirsanslesecoursde

mesyeux,volersansdemanderqu'ilmepoussedesailes.»

*

Paulo était aussi heureux que surpris. Tous deux entraient dans une contréeinconnuepleinedeterreursetdemerveilles.IciàIstanbul,oùaulieudevisitertouslessitesqu'onleuravaitsuggérés,ilsavaientchoisidevisiterleurâme.Etiln'yavaitriendemeilleur,deplusréconfortantaumonde.Ilseleva,fitletourdelatableetl'embrassa,conscientqu'ilallaitàl'encontre

desmœurslocalesetquelesautresclientspouvaientsesentiroffensés;maisil

l'embrassa quandmême, avec amourmais sans sensualité, avec envie et sansculpabilité,sachantquec'étaitleurdernierbaiser.

*

Bien qu'il ne veuille pas gâcher lamagie de l'instant, il fallait qu'il pose laquestionquiluibrûlaitleslèvres.«Tut'yattendais?Tut'yétaispréparée?»Elle sebornaà sourire sans répondre. Il ne connaîtrait jamais la réponse, et

c'étaitça,levéritableamour:unequestionsansréponse.

Paulomitunpointd'honneuràl'accompagneràlaportedel'autocar.Ilavaitaverti le chauffeur qu'il resterait ici pour apprendre ce qu'il avait besoind'apprendre.Unbref instant, il eutenviedeciter lacélèbredernièrephrasedeCasablanca:«NousauronstoujoursParis.»Maisc'étaituneânerie,etildevaitsehâterderetournerverslasalleverteetsonmaîtresansnom.Les passagers feignirent de ne rien voir, et personne ne lui dit adieu ;

personne,saufMichael,nesavaitqu'ilétaitparvenuautermedesonvoyage.Karlal'embrassasansunmot,maisilpercevaitsonamourcommeunechose

quasi physique, une lumière qui prenait deplus enplus d'intensité, commeunsoleilmatinal qui éclaire d'abord lesmontagnes, puis les villes, les plaines, etenfinlamer.Laportesefermaetl'autocardémarra.Ilentenditencoredesvoixàl'intérieur

quicriaient:«Hé!LeBrésilienn'estpasmonté!»Maislevéhiculeétaitdéjàparti.Un jour, il retrouverait Karla et il saurait comment s'était passée la fin du

voyage.

Épilogue

Enfévrier2005,alorsqu'ilétaitdéjàunécrivainconnudanslemondeentier,Paulo alla donner une grande conférence à Amsterdam. Le matin, desjournalistes de l'une des principales émissions de la télévision l'interviewèrentdansl'anciendortoir,àprésenttransforméenhôtelnon-fumeursdeluxeetenunrestaurantdedimensionsmodestes,maisbiencoté.Il n'avait plus jamais eu de nouvelles de Karla. Le guide L'Europe à

cinq dollars par jour était devenu L'Europe à trente dollars par jour. LeParadisoétaitfermé(ilrouvriraitquelquesannéesplustard,toujoursentantquesalle de concert). Le Dam était désert, ce n'était qu'une place au centre delaquellesedressaitcetobélisquemystérieuxdontiln'avaitjamaissu–etdontilaimeraitcontinuerànepassavoir–cequ'ilfaisaitlà.Ilfuttentédeparcourirlesruesqu'ilavaitempruntéesautrefoispourserendre

au restaurant où l'on mangeait gratuitement, mais étant en compagnie del'organisateurdelaconférence,ilseditqu'ilvalaitmieuxrentreràsonhôtelpourpréparersondiscoursdusoir.Ilcaressait le légerespoirqueKarla, lesachantenville,vienneassisteràsa

conférencepourleretrouver.Ilsupposaitqu'ellen'étaitpasrestéelongtempsauNépal,delamêmefaçonqu'ilavaitabandonnél'idéededevenirsoufi,bienqu'ilaittenuprèsd'unanetapprisdeschosesquiallaientl'accompagnerjusqu'àlafindesavie.Durantlaconférence,ilracontaunepartiedel'histoirenarréedanscelivre.Et

àuncertainmoment,ilneputs'empêcherdedemander:«Karla,tueslà?»Personnenelevalamain.Ilsepouvaitqu'ellen'aitmêmepasentenduparler

desonséjour ici,ousielleétait là,qu'ellepréfèrenepasse replongerdans lepassé…C'étaitmieuxainsi.

Genève,le3février2018

Touslespersonnagesdecelivresontréelsmais,àl'exceptiondedeuxd'entreeux,leursnomsontétéchangéspourqu'ilnesoitpaspossibledelesreconnaître(jeneconnaissaisqueleursprénoms).J'ai relaté l'épisodedemon incarcérationàPontaGrossa(1968)enrajoutant

desdétailsdesdeuxautresséjoursenprisonquem'avalusladictaturemilitaire(enmai1974,quandjecomposaisdesparolesdechansons).Je remercie mon éditeur, Matinas Suzuki Jr, mon agente et amie, Monica

Antunes, et ma femme, l'artiste plastique Christina Oiticica, qui a dessiné letrajet complet du Magic Bus. Quand j'écris un livre, je reste enfermé sanspratiquementadresserlaparoleàpersonneetjen'aimepasparlerdemontravailencours;Christinafeintdel'ignorer,etjefeinsdecroirequ'ellel'ignore.

Flammarion

Notes

1.«Ohmèredisàtesenfants/Denepasfairecequej'aifait/Passerleurviedanslepéchéetlamisère/DanslaMaisonduSoleilLevant.»(N.d.T.)

▲Retourautexte

1.Carj'ail'impressiond'êtreunhomme/Quandj'enfonceuneaiguilledansmaveine/Etjevousassurequeleschosesnesontpluslesmêmes/Quandjesuisenpleinemontée/JemeprendspourlefilsdeJésus.(N.d.T.)

▲Retourautexte