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5.2 Colloques internationaux CNRS n" SS8 1274 ANNÉE CHARNIÈRE - MUTATIO:-JS ET COSllSllll{-. LA SATIRE ANTICLÉRICALE DANS LES OEUVRES FRANÇAISES DE 1250 A 1300• Jean Charles PAYEN Le rapport qui suit est le fruit d'un travail d'équipe. Il me faut remercier tout d'abord Michel-Marie Dufeil. qui m'a fourni le schéma de la prc!scntc intervention ; Jean Batany et Pierre Badel. dont les précieuses remarques m'ont éclairé ; Omer Jodogne et Arieh Serper. dont les publications seront citées dans les notes du présent article ; et d'autres collègues et amis que je ne puis nommer tous : je mentionnerai seulement Jean Dufournet, spécia- liste éclairé du Jeu de la Feuillée. Je me permets d'évoquer aussi la mémoire de Jean Frappier. récemment disparu. et qui eût si volontiers partagé nos débats. Je dois avouer, avant de commencer ce rapport, que le x1ne s. est, en cc qui concerne la revendication d'une culture profane. moins exaltant que le xue, qui tente d'instituer un système de valeurs chevaleresques et cour- toises propre à une élite laïque certes consciente de son appartenance à la chrétienté. mais cependant réservée à l'égard du contemptus mrmdi qu'on lui enseigne. La littérature vernaculaire affirme le droit de l'individu à la passion et au bonheur : c'est le message des troubadours, celui des Tristan, celui aussi de Chrétien de Troyes qui tente de concilier à sa manière le christianisme· et l'humanisme courtois qui prend corps. Au x111e s., cette littérature a conquis ses lettres de noblesse ; elle s'autorise de références antiques pour définir un honnête homme médiéval : le preudo111. qui appar- tient à l'aristocratie et se distingue à la fois par sa largesse. par sa mesure et par sa science. C'est peut-être au nom de cet idéal que plus d'un poète prend parti contre les tendances que représentent les ordres mendiants. D'où le nouveau visage que revêt au x111e s. un anticléricalisme dont il nous appartient de déterminer les contours et l'évolution. Quand on parle de satire anticléricale au Moyen Age, il faut être attentif au sens des mots. La satire n'existe pas en tant que genre avant le xvrc s. 1 Quant à l'anticléricalisme. il n'a rien à voir avec le concept moderne, qui implique une lutte contre l'empire des clercs sur les esprits et sur le pouvoir. * Les notes sont à la page 274.

Payen, J.-ch.(1974) La Satire Anticlericale Dans Les Textes Vernaculaires Au XIIIe Siecle

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Jean-Charles Payen(1974) La Satire anticlericale dans les textes vernaculaires au XIIIe siecle

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  • 5.2

    Colloques internationaux CNRS n" SS8 1274 ANNE CHARNIRE - MUTATIO:-JS ET COSllSllll{-.

    LA SATIRE ANTICLRICALE DANS LES UVRES FRANAISES DE 1250 A 1300

    Jean Charles PAYEN

    Le rapport qui suit est le fruit d'un travail d'quipe. Il me faut remercier tout d'abord Michel-Marie Dufeil. qui m'a fourni le schma de la prc!scntc intervention ; Jean Batany et Pierre Badel. dont les prcieuses remarques m'ont clair ; Omer Jodogne et Arieh Serper. dont les publications seront cites dans les notes du prsent article ; et d'autres collgues et amis que je ne puis nommer tous : je mentionnerai seulement Jean Dufournet, spcia-liste clair du Jeu de la Feuille. Je me permets d'voquer aussi la mmoire de Jean Frappier. rcemment disparu. et qui et si volontiers partag nos dbats.

    Je dois avouer, avant de commencer ce rapport, que le x1ne s. est, en cc qui concerne la revendication d'une culture profane. moins exaltant que le xue, qui tente d'instituer un systme de valeurs chevaleresques et cour-toises propre une lite laque certes consciente de son appartenance la chrtient. mais cependant rserve l'gard du contemptus mrmdi qu'on lui enseigne. La littrature vernaculaire affirme le droit de l'individu la passion et au bonheur : c'est le message des troubadours, celui des Tristan, celui aussi de Chrtien de Troyes qui tente de concilier sa manire le christianisme et l'humanisme courtois qui prend corps. Au x111e s., cette littrature a conquis ses lettres de noblesse ; elle s'autorise de rfrences antiques pour dfinir un honnte homme mdival : le preudo111. qui appar-tient l'aristocratie et se distingue la fois par sa largesse. par sa mesure et par sa science. C'est peut-tre au nom de cet idal que plus d'un pote prend parti contre les tendances que reprsentent les ordres mendiants. D'o le nouveau visage que revt au x111e s. un anticlricalisme dont il nous appartient de dterminer les contours et l'volution.

    Quand on parle de satire anticlricale au Moyen Age, il faut tre attentif au sens des mots. La satire n'existe pas en tant que genre avant le xvrc s. 1 Quant l'anticlricalisme. il n'a rien voir avec le concept moderne, qui implique une lutte contre l'empire des clercs sur les esprits et sur le pouvoir.

    * Les notes sont la page 274.

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    Au xme s., la plupart des auteurs vernaculaires sont des clercs dont beau-coup rvent d'une socit gouverne par leur propre caste. D'autre part, l'Eglise assure un certain nombre de missions, parmi lesquelles l'ensei-gnement, dont personne ne lui conteste la charge. Les rapports entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel posent un faisceau de problmes souvent trs aigus, mais le principe mme de l'interfrence entre ces deux pouvoirs n'est pas en cause. Ce n'est donc pas sur ce terrain qu'il faut si tuer la recherche2

    II existe une posie forte, de protestation contre les abus de pouvoir exercs par l'autorit romaine : on rencontre une critique de ce type jusque dans des uvres difiantes comme les Vers de la mort d 'Hlinant (fin du :xue s.) o le nom de Rome est associ au verbe rongier et le terme cardinal chardon. On sait comment ce courant antiromain est illustr par nombre de pices goliardiques (comme l'Evangile selon le marc d'argent). Au xme s., il se renforce de toute une littrature occitane de combat, marque entre autres par Pere Cardenal et Guilhelm Figueira, dans un contexte de perscutions tragiques, hlas impulses par l'ordre de saint Dominique3 Malgr son caractre marginal, cette littrature est cruellement prsente dans le contexte du XIIIe s. : il n'est pas possible de ne pas en tenir compte.

    11 faut aussi voquer, dans cette description gnrale, un arrire-fond de satire traditionnelle, celle qui vise les prtres ignares ou les moines lubriques, celle des fabliaux ou du Roman de Renart (dont les continuations tardives offriront l'offensive contre les mendiants un cadre privilgi). Cette veine plaisante participe d'une raction saine contre la dpravation d'une socit religieuse qui a besoin d'tre priodiquement rappele ses devoirs. A ce harclement salutaire contribuent aussi d'autres uvres : textes didactiques comme le Livre de Philosophie d 'Alard de Cambrai, qui considre les couvents de bndictins comme le repaire de la /echerie ou attachement la chair4 ; sermons religieux comme Carit du Reclus de Molliens, qui dnonce la dcadence universelle des murs5 ; romans enfin et chansons de geste, dont l'audace anticlricale s'affirme travers maints passages, comme le prouvent entre autre l' Y der arthurien6 ou l'pope de Parise la Duchesse1

    Le fabliau lui-mme se fait parfois plus agressif au XIIIe s. : ainsi, aprs 1260, celui qui s'intitule De Dieu et du Pescour, et qu'crivit Gautier le Leu : Un pcheur refuse de vendre son poisson Judas, puis Pierre parce qu'il.s trahiront leur matre ; il s'obstine devant Jsus mme, parce

    qu~ le Chnst tolre l'injustice ; mais il consent cder sa pche la mort, qut ne respecte aucune condition. Et le pcheur dvoile son identit : il est Envie, et ~l est plus puissant que Dieu mme, puisqu'il suffit que deux personnes soient assembles pour qu'il participe, invisible mais efficace leur entretien8 '

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    Il y a une audace de la littrature vernaculaire qui n'est point si ton-nante si on la situe dans ce mouvement vers un humanisme lac qui se dessine ds le XIIe s. et dont j'ai parl au commencement de mon cxpos~. Cela va de l'affirmation cynique d'un droit au plaisir l'nonc d'une spiritualit propre l'ordo laicorum qui trouve un support dans l'exemplum. Des arts d'aimer la Vie des Pres ou plutt, chronologiquement, l'inverse. puisque les arts d'aimer datent de la fin du sicle et que la Vi

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    Les ordres mendiants sont difficiles classer. Ils ne sont ni rguliers ni sculiers. Ils ont une rgle, mais ils vivent dans le sicle ; or, au xme s., l'ambigut semble suspecte. Ceux qui n'entrent pas dans des catgories prcises jouent un double jeu. Les cordeliers et les jacobins sont donc assi-mils des hypocrites, au mme titre que les bguins, lacs vous la vie religieuse : Jean de Meung les enveloppe d'une gale rprobation travers le personnage de Faux-Semblant dans le Roman de la Rose14

    Les potes profanes sont dsormais des citadins, et la ville est envahie par les ordres. Le trouvre au service d'une aristocratie rurale cde peu peu la place ! 'auteur bourgeois, frais moulu de la Facult des Arts, et qui s'adresse un public souvent urbain. Mais les mendiants ont envahi les villes, o ils prchent la rigueur et l 'austrit15 D'o la fureur de Rutebeuf dans le Dit des Ordres ou dans les Ordres de Paris16

    Les mendiants sont bien en cour auprs du roi et des grands, un moment o la qute de mcnes est rendue difficile par une crise financire grave. Pour conomiser les fonds ncessaires la croisade, saint Louis dcide en 1261 d'interdire aux jongleurs et mnestrels l'accs la table royale. C'est de cette poque que date Renart le Bestourn, de Rutebeuf17 : on impute aux frres la responsabilit de ces mesures, qui exilent largesse en d'autres terres. Dans le Dit des jacopins et des frmeneurs, Jean de Cond se fait encore, au XIVe s. l'cho de cette accusation.

    Les potes appartiennent souvent la caste des clercs sculiers, dont ils partagent les revendications : ils s'inquitent non seulement de l'envahis-sement de l'Universit par les frres (nous y reviendrons), mais aussi de la concurrence qu'ils rencontrent en matire de donations. Les frres sont des confesseurs habiles et des directeurs de conscience efficaces. On s'adresse volontiers eux pour l'ensevelissement des dfunts. La mort prochaine d'un grand attise leur cupidit : il faut lire le Combat de saint Pol contre les Carmois (anonyme, dbut du x1ve s.)18, o l'on voit les jacobins et les carmes s'arracher le cadavre d'un seigneur de Berlaymont. Il en rsulte une opulence des communauts qui contraste singulirement avec la pauvret que proclame la rgle et que prchent les frres. L'cart entre la doctrine et la pratique est une occasion facile de satire indigne : elle se prolonge trs tard avec le Dit de l'ypocrisie aux jacopins, qui est d ce mme Jean de Cond dont nous avons dj voqu plusieurs reprises la figure.

    Les mendiants s'enrichissent d'un bien mal acquis. Ils sont valides et ils mendient : Guillaume de Saint-Amour dveloppe longuement ce point dans le De pericu/is, et Jean de Meung lui embote le pas19 Dans le monde mdival, la mendicit est une maldiction : il ne faut y consentir qu'en cas de ncessit absolue. D'ailleurs, l'exode rural a multipli la misre urbaine, et les vrais ncessiteux ne manquent pas, qui les frres arrachent le pain de la bouche ...

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    Ils ne travaillent pas : ce sont des parasites. Dans tous les sens du terme puisqu'ils savent se faire inviter par les riches. Il faut les voir manger avec

    fureur. Jean de Cond (encore lui) raille spirituellement leur Kloutonit.> dans son Dit des jacopins et frmeneurs. Ils ne donnent gure I 'cxcmplc du contemptus carnis.

    Tels sont quelques .. uns des griefs. Mais il en est d'autres, plus propre ment politiques, qui sont dvelopps en fonction de circonstances prcises. Il est bon maintenant de tracer l'histoire de la querelle, et de considrer les choses d'un point de vue volutif.

    J'ai discern grossirement trois priodes. La premire se situe autour des vnements universitaires de 1256. La seconde se droule de 1269 1280 (croisade de 1270, condamnations de 1270 et 1277, concile de Lyon, relance avec Grard d'Abbeville du dbat sur la pauvret). La troisi\!mc est postrieure 1280. C'est peut-tre celle qui, avec Renart le Nom,! de Jacquemart Giele, va le plus loin dans la subversion.

    Comment a dferl la premire vague ? Il faut tout d'abord noter qu'elle n'a peut-tre pas t provoque par la seule crise universitaire. Loin de Paris, et sans liaison aucune avec le mouvement intellectuel, le Couronm-ment de Renart, autour de 1260, tmoigne de l'hostilit latente contre les mendiants. Son auteur, d'origine :flamande, a t traumatis par l'assas-sinat de son protecteur, le comte Guillaume de Dampierre, par trois cheva-liers, le 6 juin 1256, au tournoi de Trzgnies. C'est alors que, pote en chmage, il a pris conscience de la renardie universelle. Il est le premier donner la fourbe dvote le cadre de l'aventure renardine allgorisczo. Il dnonce l'influence des jacobins et mineurs dans les cours royales et seigneuriales : n'exhortent-ils pas les grands bannir le luxe et pratiquer l'avarice ? Ils font triompher la papelardie o nagure s'panouissait la largesse. Ils prchent une austrit qu'ils n'adoptent point dans leur conduite. Renart lui-mme se fait la fois dominicain et franciscain, il prne la pauvret dans un long sermon qui lui vaut d'tre lu successeur de Lion. Il devient le conseiller personnel du Pape. Le ton est donn, mme si le pome ne semble pas avoir touch un vaste public : un seul manuscrit conserv ; pas d'imitateurs connus avant Jacquemart Gielc, dont l' uvre est de trente ans postrieure.

    A la mme poque, mais plus fracassante (encore qu'il soit difficile d'en apprcier l'audience), intervient la campagne que lance Rutebeuf ; et pourtant, au dbut de sa carrire, le pote est assez favorable aux fran-ciscains : peut-tre parce qu'il est proche des humbles, il est sensible la popularit des cordeliers, qui savent parler aux petites gens. Mais cette sympathie, qui s'exprime dans un texte important21, ne rsiste pas la crise universitaire. Rutebeuf met alors son talent au service de Guillaume de Saint-Amour. L'a-t-on pay pour cette tche de propagande ? Toujours

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    est-il qu'il exprime avec une probable sincrit l'indignation des sculiers et avant tout des artiens , et qu'il souffrira cruellement, s'il faut en croire M. M. Dufeil, de sa prise de position courageuse, puisqu'il restera longtemps dpourvu de commandes, jusqu' ce qu'il vienne rsipiscence, sans d'ailleurs jamais renier son admiration pour Guillaume. Le Miracle de Thophile marquerait ce retour la raison.

    Exposer les griefs de Rutebeuf contre les mendiants oblige reprendre un certain nombre de points qui ont t numrs tout l'heure. Certes, le pote est tout d'abord, dans les textes qu'il rdige au plus vif de la crise, l'avocat d'un matre qu'il admire et qu'il croit injustement perscut22 Mais il justifie son appui courageux en discrditant ses adversaires, qui prtendent cultiver l'humilit et la pauvret tout en accumulant les richesses et en s'acqurant de manire plus ou moins occulte un pouvoir considrable d la bienveillance du Pape et du roi de France.

    La rancur du pote augmente avec le temps. Son mariage accrot encore sa dtresse matrielle : or il concide avec la mesure de 1261 qui interdit la caro/e et ferme aux jongleurs l'accs de la cour. Renart le Bes-tourn marque cet gard un tournant : la polmique universitaire est bien oublie ; les arguments contre les frres changent de nature. Ce qui les rend insupportables, c'est qu'ils sont partout : d'o les pomes de 1263, cette Chanson des ordres et ces Ordres de Paris sur lesquels je ne reviendrai pas, sauf sur un point : si Papelart et Beguin ont le siecle honi , c'est aussi parce qu'ils ne permettent plus aux gens de goter les plaisirs du monde. Il n'y a plus de place en ville pour les trouvres : les mendiants leur ont alin tous les publics. Et les valeurs profanes s'en trouvent compromises ... Le triomphe de la dvotion feinte et de l'ennui dans Paris, nagure ouverte la largesse et la joie, c'est vraiment un monde qui meurt, et auquel dit adieu la laudatio temporis acti d'un auteur dsabus.

    Mais Rutebeuf n'est pas rduit au silence. Plus tard, sans doute, mais quand ? voici son Frre Denise, pamphlet qui remue la boue : un fran-ciscain avait sduit une jeune fille et l'avait introduite dans son couvent sous l'habit de son ordre. Ce thme de fabliau relate-t-il une histoire vcue ? Peu importe ... Mais l'occasion est belle, de pratiquer la gnralisation htive et de fustiger l'inconduite des mineurs 2a.

    Rutebeuf lgue ses successeurs tout un arsenal d'arguments et de figures : entre autres, celle de Faux-Semblant, qui apparat pour la premire fois dans la Complainte de Guillaume. On sait quel parti Jean de Meung va tirer de ce personnage, qui incarne d'ores et dj la papelardie et le barat, c'est--dire la ruse au service d'un arrivisme feutr. Tout est donc par pour une relance de } 'offensive, qui n'a besoin que de prtextes. Les vnements de la dcennie suivante vont fournir ces prtextes. D'o un nouveau dchanement.

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    Mais ici, le contexte est double : parisien et provincial. Ou plutt, puisque Arras est devenu le foyer d'une brillante littrature bourgeoise, les v-nements d'Arras acquirent a posteriori une sorte de porte nationale. Mais voyons tout d'abord le panorama gnral.

    Une croisade manque : celle de 1270. Une autre espre, qui ne se fera point : celle que prpare le concile de Lyon en 1274. Un nouveau dbat au sein de l'Eglise, et qui concerne les ordres mendiants : celui qui relance la question de la pauvret, partir des accusations formules par Grard d'Abbeville. Et surtout les condamnations d'Etienne Tcmpicr, contre l'averrosme en 1270, puis en 1277, contre toute une liste d'erreurs englo-bant celles de la secta go/iardorum et celles du De arte honc.ste ammuli d'Andr le Chapelain. Tel est le contexte dans lequel est crite la seconde partie du Roman de la Rose.

    A Arras s'ajoutent les effets d'une crise urbaine dont les manifestations sont multiples : une sombre histoire de fraude fiscale, l'affaire des parjures, a compromis le patriciat. Celui-ci, qui tend la noblesse et qui accapare les charges municipales, s'oppose dans la violence un parti du kcmun qui rassemble autour de dmagogues les petits bourgeois frustrs du pou-voir. En toile de fond, la cupidit des financiers s'adonnant l 'usurc, et les consquences de la rpression exerce contre les bigames . C'est en effet Arras que ce livre a t pour la premire fois soulev2".

    Beaucoup de bourgeois se fajsaient clercs pour chapper la taille : un artifice pour empcher cette pratique fut d'exclure de clergie les bigames, c'est--dire ceux qui avaient pous une veuve ou qui s'taient remaris. Ils se voyaient ainsi supprimer leurs privilges, au mme titre que les clercs exerant l'usure ou coupables de proxntisme. La sanction, malgr son arbitraire, n'tait pas dpourvue de motivations idologiques prcises. Elle rappelait l'enseignement traditionnel de l'Eglise qui considrait le clibat ou le veuvage comme des tats privilgis pour raliser son salut. Rutebeuf fut peut-tre un bigame , au mme titre que le Matteolus qui crivit aprs 1400 des Lamentations que devait traduire en franais Jean le Fvre : il est peu de textes plus violemment antifministes que ces imprcations inspires de Jrmie, qui considrent le mariage comme le purgatoire suprme et la femme comme l'ennemie invtre de l'homme25 Mais Matteolus, comme Jean de Cond, dborde le cadre chronologique que nous nous sommes imparti et appellerait une tude beaucoup trop vaste pour que nous l'entreprenions ici.

    L'affaire des bigames m'amne parler du Jeu de la Feuille, au prix d'une lgre entorse la chronologie : je me rallie en effet, pour ce texte, la date de 127626, alors que les Vers de la Mort de Robert, dont je ne parlerai qu'ensuite, sont parus en 1269.

    Dans le Jeu de la Feuille, Adam aborde le problme de la bigamie

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    par le truchement de son pre matre Henri. Locuteur disqualifi, dira-t-on, puisqu'il est prsent par le pote comme un avare et comme un ivrogne, mais tout personnage peut devenir l'poque un porte-parole, et le contenu du message prvaut toujours sur la personnalit de celui qui l'exprime. Certes, les compagnons d'Adam se moquent des vaines tentatives qu'orga-nisent les clercs exclus pour retrouver leur condition premire, et pourtant, matre Henri doit tre pris au srieux lorsqu'il oppose cette dchance le maintien leur poste de prlats qui vivent ouvertement avec une concu-bine. Ici raffieure un courant satirique permanent : celui qui vise la luxure des mauvais prtres et des mauvais vques. Adam renoue d'ailleurs avec d'autres traditions, et fait coup double lorsqu'il raille le moine qui vend les miracles de ses reliques : il critique la fois la cupidit monastique et la crdulit des donateurs ; mais son projet initial l'empche de prolonger l'assaut, tant il est lui-mme obsd par ses problmes psychologiques particuliers. Il est donc beaucoup moins hardi que beaucoup d'autres potes, et ses attaques ont une moindre porte que celles d'un Jean de Meung ; cet gard, on peut dire que Robert le Clerc est plus agressif que lui, puisqu'il s'en prend explicitement au comte d'Artois, au roi de France et mme la cour romaine. II est vrai qu'il y est encourag par 1 'exemple prestigieux de son devancier Hlinant. ..

    Robert le Clerc est un homme sincre et juste qui vit une foi exigeante et qui reste fondamentalement attach au Contemptus mundi. On connat maintenant, pour reprendre l'image de saint Paul, l'pine qui est plante dans sa chair : il est un poux domin par sa femme, puisque ses adver-saires font de lui le matre de la confrrie des Audouins ou maris battus29 Il a maille partir avec tout le monde : non seulement les dtenteurs du pouvoir temporel et spirituel, mais aussi ceux qui exercent la puissance conomique. Car sa bte noire est l'usure contre laquelle il s'acharne crier dans le dsert. L'argent domine le monde : il a mme pourri les fran-ciscains et les dominicains, qui jouissent d'immenses richesses, mais ne veulent pas bailler de fonds pour la croisade30 Il reprend ainsi un thme que Rutebeuf avait dj dvelopp dans sa Complainte de Constantinop/e31 : les fonds donns aux ordres mendiants seraient mieux employs s'ils taient investis dans la reconqute de la Terre Sainte, qui est une tche prioritaire.

    Les Vers de la Mort de Robert, comme ceux de son devancier Hlinant de Froidmont32, participent de la chanson de croisade, qui recourt volon-tiers, depuis le chant du La.vador de Marcabru, la crainte du jugement divin33 Confront au Christ juge, que dira celui qui n'a rien fait pour dli-vrer la Palestine menace ? Ne vaut-il pas mieux pratiquer ds ici-bas un sage renoncement qui permettra par surcrot la restauration des antiques vertus chevaleresques 'l

    Il n'est pas impossible que la hargne de Robert le Clerc contre les ordres mendiants procde d'une immense dception. II n'y a rien de commun

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    entre Adam de la Halle ou Jean de Meung et cet inspir qui tourne Je dos au bonheur et professe un prophtisme paradoxalement anachronique. 11 ne fustige les .cordeliers et les jacobins que parce qu'il voudrait qu'ils fussent plus exigeants envers eux-mmes et envers autrui : il ne dfend ni la culture profane, ni la douceur de vivre. Il exprime un sursaut de rigueur, prcurseur des dcisions du concile, qui renouvellera les prescriptions contre l'usure et tendra toute la chrtient les dispositions concernant les bigames.

    Tout donc, chez lui, contraste avec ce que proclame Jean de Meung, qui est un esprit fondamentalement profane34 Ce pote est plus encore : un provocateur qui affiche avec cynisme son attachement la chair et au monde. Mais c'est aussi un penseur qui lgitime sa doctrine par une philosophie dynamique de la nature et de la vie. Chez Jean de Meung, la procration est le devoir suprme, au nom duquel la chastet chrtienne est explicitement condamne diverses reprises35 La seconde partie du Roman de la Rose multiplie les rfrences la mythologie et la sagesse de l'antiquit paenne : elle dnonce l'austrit chrtienne la faon des Goliards, en se rfrant de faon parodique aux Ecritures36 ; elle s'achve en loge bouffon de la sexualit la plus militante. Il est donc normal que Jean de Meung s'en prenne avec une hargne particulire aux ordres mendiants, qui reprsentent l'autorit de l'Eglise. Il les accuse de tous les maux, et en particulier de barat, c'est--dire de fourbe au service d'un arrivisme sans scrupule. Faux-Semblant est prcisment le fils d 'Hypocrisie et de Barat, qui est d'autre part le responsable de la dcadence par laquelle fut aboli l'Age d'Or. Pour mieux discrditer ces ennemis, Jean de Meung s'inspire du De periculis de Guillaume de Saint-Amour, auquel il reprend mme ce qui est dsormais dpass : il ranime le dbat de l'Evangile Eternel, ce texte joachimiste condamn Rome ds 1255 et que mme la tendance franciscaine favorable son auteur Grard de San-Donino avait renonc dfendre. Il s'agit pour le pote de prouver que, malgr toutes leurs prtentions l'orthodoxie, les cordeliers ont au moins une fois favoris l'hrsie : ainsi peut tre dmontr un droit l'erreur qu'il est opportun de revendiquer avec prudence quand, en 1270, l'averrosme latin est condamn par l'vque de Paris Etienne Tempier. Non que Jean de Meung soit suspect de sympathie pour Siger de Brabant qu'il attaque avec vigueur dans son pome37 ; mais j'imagine qu'il s'inquitait d'une rpression virtuelle dont il craignait que l'extension ne ft trs large : prvoyait-il les sentences de 1277, tendant la rprobation piscopale la secta Goliardorum et l 'Ars amandi d'Andr le Chapelain ?

    Car je pense qu'il faut remettre en question la chronologie propose par Michel-Marie Dufeil. Le pome de Jean de Meung forme un tout dont les parties ne se comprennent que par la connaissance de l'ensemble : il n'est probablement pas compos de morceaux htroclites rdigs des poques

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    diffrentes. Des allusions prcises aux vnements d'Italie mridionale (mort de Conradin, accs de Charles d'Anjou une dignit impriale qu'il garda de 1268 1278) imposent de situer la rdaction du texte une priode situe entre ces deux dates38 Et si le dguisement de Faux-semblant en frre Saier signifie que le futur gorgeur de Male Bouche prend l'habit de l'ordre du Sac, dissous en 1274, le Roman de la Rose aurait t crit avant le concile de Lyon, auquel il et probablement fait allusion si sa rdaction lui avait t postrieure39

    Mais Jean de Meung est un cas limite. L'audace de ce pote est immense: elle ne recule pas devant la contestation radicale du pouvoir et de la socit. Elle sape les fondements mmes des structures fodales et rve d'un monde rigoureusement communautaire, celui de l'Age d'Or, o n'existaient ni proprit ni division en castes. Elle subvertit profondment l'ordre poli-tique en rduisant la police et l'arme une seule fonction : celle de dfendre une richesse acquise par la violence ou par la fourbe. Quant la chevalerie, le pome la prsente comme dfinitivement dchue et ce n'est pas d'elle qu'il faut attendre un renouveau : seuls les clercs, parce qu'ils dtiennent le savoir, peuvent aider l'humanit retrouver non point tant l'honneur ou la dignit (qui importent peu Jean de Meung), mais le bonheur, dont le pote se veut le champion40

    La profanit du Roman de la Rose a pour terme un naturalisme qui n'a plus grand-chose voir avec celui des philosophes chartrains du xue s. Ceux-ci maintenaient la supriorit de l'opus restaurationis sur l'opus creationis et concluaient, dans la ligne d'un noplatonisme orthodoxe, un contemptus carnis d'autant plus justifi qu'il se fondait sur la doctrine traditionnelle de la grce et du pch. Or Jean de Meung ne croit plus gure la chute originelle (l'abolition de l'Age d'Or est chez lui l'aboutis-sement d'un processus psychosociologique pour ainsi dire invitable), et il nonce une thorie de la justification qui se rvle fort proche du pla-gianisme : l'homme peut et doit se sauver par ses propres mrites ; quant la notion de grce lective, s'il fallait y croire, elle manifesterait l'injustice de Dieu41 Le rationalisme de Jean de Meung voque la philosophie du xv111e s. et va donc tout fait contre le transcendantalisme mdival. La critique de la religion est sans commune mesure avec celle que pratiquent ses contemporains. On peut bon droit se demander s'il ne s'agit pas plus d'un antichristianisme que d'un anticlricalisme. Comment Jean de Meung pourrait tre anticlrical, lui qui est clerc jusqu'au bout des ongles, et qui espre tant de la clergie ?

    Ici apparat une dviation grave de la pense clricale, qui, force de pratiquer une culture dj humaniste, finit par adhrer sans rserves une sagesse paenne dont les prceptes ne sont plus rfrs un contexte chr-tien. Le clerc est celui qui puise dans les livres des anciens les exemples de ce qu'il faut faire et de ce qu'il faut viter. Mais il oublie volontiers

  • JEAN CHARLES PAYEN 271

    l'enseignement de l'Evangile, et n'a plus gure souci de modeler sa conduite sur le modle christique. A cet gard, il est plus loign du christianisme que les dfenseurs de l'idologie courtoise et chevaleresque : ceux-ci avaient au moins la volont de sacraliser l'amour en calquant la dvotion la dame sur la vnration Dieu, et mettaient la prouesse hroque au service d'une relle charitas. Le Chevalier de la Charette tait en dfinitive beau-coup plus chrtien que le Roman de la Rose.

    Jean de Meung prfigure la fois Rabelais par son got des plaisirs faciles et Montaigne par sa dmarche volontiers digressivc qui dissimule la porte relle de son message sous la multiplication de parenthses souvent ironiques. Le caractre corrosif de sa philosophie peut ne pas apparaitre la premire lecture, et il est d'autant mieux dissimul qu'on se demande souvent s'il faut prendre ou non au srieux ce que le pote nonce en badinant et comme par jeu. Mais il y a dans le Roman de la Rose un ind-niable acharnement dtruire les systmes de valeurs qui prvalent l'poque. D'o la volont constante de dmythification ouvertement affiche par le pote. Celui-ci souffre d'avoir se masquer. L'exigence de franchise et de vrit qui l'anime s'exprime travers la nostalgie d'une innocence perdue. Il ne recommande qu' contre-cur de jouer le jeu ncessaire de la dissimulation et du mensonge. Or pour lui, les ordres mendiants sont l'incarnation mme de la fausset parce qu'il pressent leur puissance secrte dont il peroit mal les vritables motifs. Il ne veut pas comprendre qu'il ne s'agit pas d'un pouvoir occulte, et que le rayonnement des franciscains et des dominicains se fonde sur de tout autres motifs que ceux qu'il invoque. Il se bloque sur un certain nombre de prjugs tenaces. Il est irrmdiablement conditionn par son pass d'tudiant engag dans un militantisme actif au service d'une cause perdue.

    Et pourtant, il restera fidle aux options contestataires de sa jeunesse, s'il faut en croire son Testament (si ce texte est vraiment de sa main). Car le Testament contient un certain nombre de quatrains trs durs l'gard des mendiants, auxquels leur auteur reproche, une fois de plus, leur convoi-tise et leur hypocrisie42

    Le malentendu s'est donc prolong. Le concile de Lyon n'a pas calm les esprits. La guerre continue aprs 1274 malgr les concessions des pres conciliaires aux ennemis des mendiants. Les petits ordres ont dsormais disparu, mais il reste les principaux, et c'est contre eux que s'acharne une troisime vague offensive. Ici, la figure qui s'impose est celle du Lillois Jacquemart Giele, auteur de Renart le Nouvel.

    Il s'agit d'une continuation ajoute l'pope renardienne, mais la structure en branches relativement modestes fait place une construc-tion plus ambitieuse et moins disperse qui se dtourne de la fable animale pour verser dans l'allgorie.

  • 272 1274 - ANNE CHARNIRE

    Ce pome romanesque implique une vision dsabuse de l'Histoire. Jacquemart Giele, au contraire de Jean de Meung, dsespre de la dgra-dation universelle. Il n'y a plus chez lui aucune ouverture utopique. Le triomphe de la fourbe est sans limites. Renart le Nouvel prend acte d'une situation o toute lutte non seulement contre les mendiants, mais aussi contre le mensonge en gnral, s'avre inutile et perdue d'avance. Les mendiants eux-mmes ne recherchent plus leur propre suprmatie, mais se sont mis u service du goupil qui est devenu ce qu'il est grce l'appui vigilant de l'Eglise tout entire. Il a pris dans ses lacets les plus hauts digni taires de cette Eglise : de la nef qui se rend Maupertuis, l'amiral est le Pape, et les marins sont les cardinaux, prlats, abbs, prtres, clercs, moines, cordeliers et jacobins. C'est le Pape qui accorde en fief Renart Convoitise, en hritage Avarice et pour revenu Escarcet (amour de l'argent). En change, le goupil lui abandonne sa sur dame Ouille (tromperie), sa mule Fauvain (le roux est la couleur de la Fausset) et la personne d'Orgueilleux, le fils de Proserpine43 Puis il impose aux clercs le drap gris d'Hypocrisie. Pour vaincre les rticences des jacobins, il accepte que son fils Renardel revte l'habit de leur ordre, puis en devienne le grand matre et le provincial. Sous la direction de Renarde!, les jacobins acquirent d'immenses richesses. Puis ! 'autre fils de Renart, Roussel, se fait custode des franciscains : ainsi les mineurs monteront-ils en Haut Orgueil o ils rejoindront le reste du clerg. Mais encore faut-il modifier la rgle que saint Franois leur a donne : ils s'y emploient avec diligence. Un troisime fils de Renart, Souduians (celui qui ruse) dirige les Hospi-taliers et les Templiers ; il portera les habits des deux ordres : celui des Hospitaliers droite et celui des Templiers gauche, ce qui fait qu'il n'arborera de barbe qu' gauche de son visage. Ainsi Renart parvient-il bloquer la roue de Fortune alors qu'il s'est hiss son pinacle44.

    Jacquemart Giele met dans le mme sac tous les hommes d'Eglise. Il est beaucoup moins hargneux l'gard de la noblesse ou de la bourgeoisie. L'Empereur et le roi de France sont soumis Renart, mais ils ne font que suivre l'exemple des clercs et des moines, dont l'alliance est dterminante. Car s'il faut en croire notre pote, c'est la religion qui mne le monde et dcide de tout. La religion, c'est--dire non seulement la dvotion feinte, mais aussi 1 'appareil politique et administratif du haut clerg et des commu-nauts religieuses. D'une certaine manire, Renart le Nouvel tmoigne du redressement ecclsial aprs 1274. L'autorit spirituelle est entirement restaure ; le pouvoir temporel lui obit sans rticences. Faut-il ajouter que ce texte est devenu anachronique aprs 1300, lorsque Philippe le Bel, mri par l'exprience et sr de son autorit, s'affronte avec audace la Papaut ?

    Il Y aurait encore beaucoup dire sur la satire anticlricale la fin du XIIIe s. et au dbut du XIVe. Elle intervient chez beaucoup de petits potes

  • JEAN CHARLES PAYEN 273

    et dans des textes moins connus. Faute de temps, nous n'avons pas pu en faire l'inventaire. Ce qui nous importait tait de recenser les textes majeurs : parmi ceux-ci, the fast but not the least, le Roman de Fauve/, qui constitue notre point d'arrive.

    Ce pome a t compos en deux moments : une premire partie date de 1310 et une seconde de 1314. Il s'inspire de Renart le Nozoe/, mais en inverse les perspectives. Dsormais, c'est le pouvoir spirituel qui s'est trop aisment infod au pouvoir temporel. Et le pote vise beaucoup plus le Pape et son entourage que l'ensemble du monde clrical : il exprime Ja voix des clercs qui se jugent menacs dans leur statut par la politique auda-cieuse de Philippe le Bel45 Gervais du Bus, malgr sa violence, est tout Je contraire d'un auteur anticlrical. Il est vrai que le concile de 1274 est dsormais bien lointain ...

    Avec le Roman de Fauve!, nous voici au terme d'une volution qui apparat en dfinitive assez simple : la littrature vernaculaire, si agressive l'gard du clerg et surtout des moines jusque vers 1250, porte aprs cette date ses attaques contre l'ensemble des ordres mendiants ; elle prend alors en charge l'hostilit des clercs sculiers, et plus particulirement des universitaires, l'gard de ces nouveaux venus dont l 'inftuence apparat menaante. Il entre dans cette attitude un ensemble de motivations diverses : dfense des franchises universitaires, crainte de se voir dmunis de donations ou de gratifications dsormais captes par les frres, souci de dfendre une culture profane apparemment menace. Aprs 1274, l'apaisement des conflits internes l'Universit (et la rconciliation des traditionalistes et des aristotliciens) supprime un facteur important de discorde, mais te malentendu persiste dans la mesure o le nouvel essor de l'Eglise semble imposer une re de rpression dvote. Toutefois, les effets du concile sont de courte dure, car la politique de Philippe le Bel va bientt poser la chrtient des problmes d'une autre envergure. C'est dans ce contexte qu'il faut envisager l'impact des uvres profanes. L'influence trs relle de Jean de Meung s'est exerce ailleurs que dans le domaine politique ou religieux : on a surtout peru le Roman de la Rose comme un art potique ou comme un trait contre la femme, mais nul n'a suivi le polmiste de Faux-Semblant dans un combat devenu douteux : Jacquemart Giele s'en est tenu la dnonciation de l'hypocrisie sans ranimer les dbats dpasss sur l'Universit ou sur l'Evangile ternel. La littrature anticlricale n'est pas morte, ni non plus la satire des mendiants (le cordelier lubrique sera un personnage frquent de la nouvelle en prose) ; mais la satire a chang de cap : aprs Gervais du Bus, elle revient la veine traditionnelle, fina lement inoffensive, du fabliau.

  • 274 1274 - ANNE CHARNIRE

    NOTES

    1. C/Ch. LENIENT, La satire en France au Moyen Age, Paris (Hachette) 1883. 2. On trouvera des lments gnraux sur ce problme dans G. de LAGARDE, La

    naissance de l'esprit laque au dclin du Moyen Age, Louvain-Paris (Nauwelaerts) nouv. d. 1956-8, (2 vol.). Mais ce livre insiste surtout sur les XIVe et xvc s.

    3. V. les sirventes antiromains qui figurent dans P. DAIX, Ch. CAMPROUX et R. LAco-TE, Naissance de la posie franaise, Paris (Club du livre progressiste) 1959-60, (2 vol.). Consulter aussi Ch. CAMPROUX, Cardenal et Rutebeuf, potes satiriques dans R. Langues romanes 19 (1971) p. 5-28 (sur la diffrence de ton entre la satire dans le Midi et dans le Nord).

    4. V. J.Ch. PAYEN d., Alard de Cambrai, le Livre de philosophie et de moralit, Paris (Klincksieck) 1970, v. 1800s.

    5. Le pote se met en qute de Charit et ne la rencontre nulle part. V. l'd. A.G. VAN HAMEL, Paris 1885 (Bibliothques de l'EPHE, fasc. 61-62).

    6. V. l'd. GELZER, Dresde 1913, p. 105s, v. 3633s. Le hros rencontre une jeune femme auprs de son ami mort ; il s'est confess elle avant de mourir, et le hros affirme aussitt que cette confession est bien suprieure celle qu'il aurait pu faire un moine, car les moines ne songent qu' vivre en parasites.

    7. V. l'd. GUESNON, Anciens potes franais, 1860, p. 22 : l'hrone se confesse l'vque Beuvon, qui proclame aussitt, mensongrement, et sans tenir compte du se-cret de la pnitence, qu'elle vient d'avouer le crime dont on l'accuse. A noter que la satire anticlricale est frquente dans la chanson de geste ds le xnc s. : elle participe d'une re-vendication laque, au nom d'une caste chevaleresque qui tend imposer ses propres va-leurs. Cf le discours initial de Charlemagne dans Le Couronnement de Louis : si l'hritier de l'empire n'a pas l'toffe d'un roi, qu'on en fasse un moine. Cf encore Le Moniage Guillaume, o ce qui est en cause est le contemptus carnis. Mais plus gnralement, le d-bat du clerc et du chevalier pose de manire troite ce conflit de caste dans un cadre ido-logique auquel ses implications courtoises confrent une application dont la pertinence potique est considrable. V. Ch. OULMONT, Les dbats de clerc et du chevalier, Paris 1911, et Maurice DELBOUILLE, Le jugement d'amour ou Florence et Blanchef/or, Paris (SATF) 1937.

    8. V. Ch. H. LIVINGSTONE, Le jongleur Gautier Le Leu, Cambridge (U.S.A., Harvard University Press) 1951, et Flix LEcov, De Dieu et du Pescour dans Mlanges Maurice De/bouille, Gembloux (Duculot), p. 367 s.

    9. Ce conte relate comment un ermite vrifie que son pre, un rigoureux magistrat, est plus saint que lui malgr sa svrit. Une femme le tente plusieurs reprises, puis le repousse, afin qu'il comprenne les mrites de ceux qui sont rests dans le sicle. V. MEON, Nouveau recueil II p. 187 s., et J.Ch. PAYEN, Le motif du repentir ... p. 555 s.

    10. La femme infanticide est encore indite, mais l'adaptation de ce conte en quatrains dodcasyllabiques (XIVe s.) a t dite par L.F. FLUTRE, De la pcheresse qui trangla trois enfants dans Mlanges Ren Crozet, Poitiers (Socit d'tudes mdivales) 1966, p. 1293s. Une femme a eu trois enfants de son oncle, et elle les a tus ds la naissance. Prise de remords elle tente de se suicider, en avalant trois reprises une araigne de plus en plus grosse (la troisime lui est tendue par le diable). Puis elle se pend. Mais la Vierge la sauve, et elle expie ses crimes en se faisant religieuse.

    11. L'Ars d'amours de Jacques d'Amiens a t dit par D. TALSMA, Leyde 1925, et la Clef d'amour par A. DOUTREPONT, Halle 1890 (Bibliotheca normannica VI).

    12. V. OJga DOBIACHE-ROJDESVENSKI, La posie des Goliards, Paris 1931. 13. V. John RR, Les uvres de Guiot de Provins, Manchester 1915, et Flix LECOY

    La Bible au seigneur de Berz, Paris 1939 ; sur les Lamentationes de Gilles le Muisit v. I~ t. 1 de l'd. de ce pote par KERVYN de LETIENHOVE, l ouvain 1882 (2 vol.). '

    14. V. F. LECOY, Le Roman de la Rose, Paris (Champion, C.F.M.A) 1965-1970 (3 vol.), et plus particulirement le discours de Faux-Semblant dans let. II sur les bguins associs dans l'hypocrisie aux mendiants, lire particulirement les v. 119't4s. '

    . 15. Ce qui leur est encore reproch au XIVe s. par Jean de Cond dans le Dit desjaco-pzns et des /rmeneurs : v. l'd. J. R.IBARD (qui contient aussi la Messe des oiseaux) Gen-ve-Paris (Droz et Minard) 1970. '

  • JEAN CHARLES PAYEN 275

    16. V. Edmont FARAL et Julia BASTIN, Rutebeuf, Oeuvres compltes, Paris (Picard) 1959-1960(2 vol.), t. Ip. 318-329 (OrdresdeParis)et 330s (Chanson des ordres). Ces deux pomcs. dont l'argument est une promenade travers le Paris du XIIIe s. manifestent l"curcmcnt du pote devant l'invasion des mendiants qui se sont installs partout. O est la douceur de vivre de nagure, quand, comme 1e proclame le refrain de la Chanson des Ordrts.

    Papelart et bguin ont le sicle honi ?

    17. Ed. cit. I p. 532-544. La mesure a t prise le 4 avril 1261. 18. V. A. SCHELER, Trouvres belges ... Bruxelles 1876, p. 242-266. 19. Sur les emprunts de Jean de Meung au De periculis, v. les notes de F. LHoy dan._

    Jet. II de son dition, p. 281s. Ce texte, crit lors de la querelle de 1256, est videmment dpass quand Jean de Meung compose son pome, mais il a pu retrouver une nouvelle actualit autour de 1270, quand Grard d'Abbeville relance l'offensive contre les men-diants propos de la pauvret.

    20. V. I'd. Lucien FOULET, Princeton-Paris 1929. 21. Ed. cit. t. I p. 229-237. C'est le plus ancien texte conserv de ce pote ( 1249) ; il 1

    t crit l'occasion de l'tablissement des franciscains dans la ville de Troyes aprs un vif conflit de l'ordre avec le clerg sculier et l'abbaye de Notre Dame aux nonnains.

    22. Ce corpus a t dit par H. LUCAS, Rutebeuf: Pomes concernant r Unfrasit dt Paris, Manchester 1952. Voici l'numration chronologique de ces textes, non compris ceux dont j'ai dj parl, ni Frre Denise plus tardif (les rfrences sont celles de l'd. FARAL et BASTIN, t. 1) : Discorde de/' Universit et des Jacobins (1254, 238-241), Dit dt Guillaume de Saint-Amour (1257, 242-243), Complainte de Guillaume (1259, 256-266), Du Pharisien (1259, 249-255), Des rgles (fin 1259, 267s), Dit de SailZte Eglise (1259, 278) Dts Jacobins (1260, 313-317) ; Voie de Paradis (ap. 1261, 336-370). On consultera : Omer JoDOGNE, L'anticlricalisme de Rutebeuf dans Lettres romanes XXIII (1969) p. 219-244 et Arieh SERPER, Rutebeuf pote satirique, Paris (Klincksieck) 1969. V. aussi, du mme, La manire satirique de Rutebeuf. Le ton et le style, Liguori-Naples 1972.

    23. Ed. cit. t. Il p. 281-291. 24. Sur tous ces points, v. Marie UNGUREANU La bourgeoisie naissante. Socirc: cl

    littrature Arras aux Xllc et XIIIe sicles, Arras 1956 (Commission des archives dpar-tementales du Pas-de-Calais).

    25. A.G. VAN HAMEL, d. Les lamentations de Matteo/us et Le livre de Lecsre de Jean Le Fvre, Paris 1905 (Bibliothque de l'EPHE fasc. 95.96). Jean Le Fvre est, au XIXe s., le traducteur en franais de Matteolus, et il corrige l 'antif minisme de son mod-le en crivant Le livre de Leesce qui est un loge de la femme. Cf aussi ! 'analyse des La men~ rations par Ch. V. LANGLOIS dans La vie en France au Moyen Age, t. II, Les moralistC's. Paris 1926, p. 24ls.

    26. C'est la date qu'adoptent Norman C. CARTIER, Le bossu dsenchant, Genve (Droz), 1971, p. 152s et Jean DUFOURNET, Adam de la Halle la recherche de lui-mme o" le Jeu dramatique de la Feuille, Paris (S.E.D.E.S.) 1974, p. 56, citant Ren BERGER, Le ncrologe de la confrrie des jongleurs ... Il, Arras 1970 p. 106. Le Jeu de la Feuille, d. par E. LANGLOIS, Paris (Champion, C.F.M.A.) 1923, a t traduit par J. RoNY, Petits classiques Bordas 1969. V. enfin J.Ch. PAYEN, Les lments idologiques dans le Jeu de Saint-Nicolas dans Romania XCIV (1973) p. 484s, et plus particulirement p. 488, et dans l'appendice cet article : L'idologie du Jeu de la Feuille, p. 499s.

    27. Ed. cit. p. 18-19, v. 434s. 28. Cf Alfred ADLER, Sens et composition du Jeu de la Feuille , Ann Arbor (Uni-

    versity of Michigan Press) 1956, et les ouvrages cits n. 26. 29. V. N.C. CARTIER, op. cit. p. 91-92, et Jeu de la Feuille, v. 423-4. 30. Strophe 41 : Morz, jacobins et cordeliers Va prescier ... 31. Ed. cit. 1. p.419-430. Ecrite aprs la chute de Constantinople en 1261. C/les v. 49-52:

    Se li denier que l'on a mis En cels qu' Dieu se font amis Fussent mis en la teste sainte EIIe en est mains d 'anemis ..

  • 276 1274 - ANNE CHARNIRE

    et les vers 109-11 : ... que sont li deniers devenuz Qu'entre jacobins et menus Ont recez de testament !

    32. Ed. Fr. WULFF et E. WALBERG, Paris (S.A.T.F.) 1905. 33. V. F.M. WENTZLAFF-EGGEBERT, Kreugzugsdichtung des Mittelalters, Berlin (De

    Gruyter) 1960, et J.Ch. PAYEN : Le Dies irae dans la prdication par la crainte ... dans Romania LXXXVI (1965) p. 48s.

    34. Mais aussi un penseur qui proclame de la dignit d'une spiritualit laque : ainsi dans let. II de l'd. LEcoY, lorsque Faux-Semblant (dont le pote prend sans doute, au moins sur ce point, le discours son compte) affirme que bien des saints et surtout des saintes n'ont pas vtu les habits religieux (v. 11068s). Et il ajoute :

    ... Mes pres que trestoutes les saintes qui par iglises, sont priees, virges chastes, et maries qui mainz biaus enfanz enfanterent les robes du sicle portrent ... (11074s).

    35. Par ex. dans le discours de la Vieille, lorsqu'il est question de ceux qui prononcent imprudemment des vux trop prcoces et se retrouvent coincs comme le poisson dans la nasse (d. F. LECOY, II v. 13937s.) Cf aussi, III, 1953ls. - c'est Gnius qui parle des ap tres de la chastet :

    Bien dessent avoir grant honte, Cil desleal don je vos conte ...

    Faut-il rappeler que le paradis n'est promis par le mme Gnius qu' ceux qui se seront soumis la loi de la Nature ?

    36. Je pense ici la figure du Bon Pasteur telle que Gnius la dpeint lorsqu'il voque les verts paturages de ! 'Eternit. Les allusions parodiques sont diverses chez Jean de Meung : Cf. le Dies irae de Nature, v. 19214s, ou l'excommunication quivoque des ennemis

  • D 5.2 DISCUSSION

    M.J. BATANY - Il semble qu'il y ait un certain paralllisme, dans les thmes et dans la priodisation, entre la satire des ordres ns vers 11 OO et celle

  • 278 1274 - ANNE CHARNIRE

    est exactement ce naturalisme ? Ce n'est certainement plus celui des Chartrains ou d'Alain de Lille. Mais ne peut-on pas dire, d'une faon schmatique que cette nouvelle conception de la natura est lie la redcouverte de la physique et de l'thique aristotelicienne? Certes la vision thomiste n'est pas celle des averrostes latins (ou de ceux qu'on nomme ainsi) et ni l'une ni l'autre ne se confondent avec celle d'un Jean de Meung. Mais on comprend trs bien que ceux qui taient der-rire Tempier fissent une sorte d'amalgame de toutes ces nouveauts dangereuses. Et il se pourrait bien que ce nouveau naturalisme fftt en liaison avec cette volont de conqute du monde par le travail de l'homme, qui, du x111e au xve sicle, constitue, selon Chaunu, une prparation de la Renaissance et du monde moderne. A cet gard, bien que l'rotique du Roman de la Rose soit lie une sorte de mystique de la fcondit cosmico-biologique qui n'est gure aristotlicienne, Jean de Meung est bien un clerc form par le Stagirite.

    M.J.C. PAYEN - Ici nous entrons dans un trs vaste dbat. Nous pourrions videmment reprendre les choses en bloc. Mais je tiens au moins dire que l'an dernier, j'ai beaucoup rflchi sur Jean de Meung, je l'ai tudi de prs et fait sur lui l'bauche d'un livre. Or, j'ai remarqu que, chaque fois que Jean de Meung parle d'Aristote, il en parle avec une charge terrible d'ironie. En particulier lors-qu'il fait rfrence la logique aristotlicienne ; lorsqu'il est question du Rasoir d'Elenque, qui dsigne l'Elenchus Aristotelis.

    M.M. DE GANDILLAC - C'est beaucoup moins Aristote que du post-Aristote. M.J.C. PAYEN - C'est exact. M.M. DE GANDILLAC - Ce qui tait en cause n'tait pas, je crois, la logique,

    connue au moins en partie (et par Boce et Porphyre) depuis longtemps, c'tait surtout la physique, l'thique et la politique. On le voit bien dans le Banquet de Dante qui concilie la mystique rotique et le naturalisme presque averrosant.

    M. DEHAUSSY - Oui, les interprtations d'Aristote sont travers les sicles des choses assez diffrentes. Cela pourrait nous fournir quelques points de dis-cussion qui mriteraient de prendre place dans un autre colloque.

    M.Y. LEFVRE - Je tiens fliciter mon collque Payen de son expos, si dense et si complet, grce auquel il nous a fait saisir rapidement tout un ensemble important de la littrature d'ancien franais qu'il connat si bien. Nanmoins, la rapidit de son expos m'amne lui poser quelques questions sur plusieurs points qu'il n'a pas eu le loisir d'expliciter entirement, et d'abord sur le titre. Pourquoi parler de littrature anticlricale, alors qu'elle est souvent favorable aux clercs ?

    M.J.C. PAYEN - Exactement. M.Y. LEFVRE - Vous avez dit que la littrature appartenant ce genre

    s'attaque plus l'Eglise qu'aux clercs. Je dirai, l'oppos, que l'Eglise, non plus que les clercs, n'est pas en cause. Cette littrature s'attaque aux hommes.

    M.J.C. PAYEN - C'est a. Elle s'attaque eux en tant qu'hommes reprsen-tant une institution.

    M.Y. LEFVRE - Mme alors elle attaque seulement les hommes qui demeu-rent dans l'institution et qui la faussent parce qu'ils sont pcheurs. Je crois que

  • DISCUSSION 279

    c'est une vue trs chrtienne des choses. Ceci dit, le terme de cc clerc est trs ambigu : il faut avancer dans ce domaine avec beaucoup de prcaution. Cette cc littrature anticlricale est la suite d'une longue tradition. Sans doute, avant le xme sicle, il ne s'agit pas de textes intressant les ordres mendiants et nous sortons un peu du thme de notre Colloque. Pourtant il est important de noter que c'est dans la littrature mdivale de langue latine qu'apparat d'abord le thme anticlrical. La littrature anticlricale du XIIIe sicle n'est pas, loin de I~\. plus violente que celle du xne par exemple. Je pense, en particulier, aux pices satiriques de Gautier de Chtillon, qui sont d'une terrible virulence. Or Gautier est un clerc lui-mme, bien videmment. 11 ne s'attaque donc pas aux institutions, mais aux hommes d 'Eglise de son temps, leur got de la richesse, leur fourbe-rie. La littrature anticlricale a donc t d'abord une littrature de clercs. J 1 est intressant de remarquer que le genre anticlrical apparat dans la littrature d'expression franaise quand la littrature latine dcline ou, du moins, perd sa suprmatie intellectuelle : les clercs se mettent crire des uvres clricales en franais et certaines de ces uvres sont anticlricales, alors que le thme anti-clrical est absent de la littrature franaise du xne sicle, plus populaire ou plus laque. D'autre part, il faut penser ce qu'est un clerc dans la socit du XIIIe sicle : il n'a souvent rien d'ecclsiastique. Considrons la socit d'Arras que nous dpeint le Jeu de la Feuille. Le brave Henri le Bossu, le pre d'Adam de la Halle, est un bon bourgeois, un bon fonctionnaire ; or, il est clerc, et clerc bigame, qui plus est. Il est clerc parce qu'il a reu de l'instruction. Mais alors l'attaque contre les clercs bigames exempts de la taille n'a rien d'anticlrical, au sens o nous l'entendons de nos jours : il s'agit d'une affaire fiscale et de la dfense de certains privilges sociaux. Ni la religion, ni le clricalisme ne sont impliqus dans cette histoire. Il ne s'agit que d'galit devant l'impt.

    M.J.C. PAYEN - Il faut nuancer. Il y a anticlricalisme rel dans la mesure o la Feuille exprime une satire de la lubricit de certains prlats. Et Adam va trs loin lorsqu'il critique l'Eglise de tolrer le concubinage des vques tout en condamnant les clercs bigames. Mais j'admets que railler la luxure des prtres et des moines participe d'une attitude traditionnelle.

    M.Y. LEFVRE - Oui : il s'agit l d'une satire assez grosse et traditionnelle. - Pour aborder un point diffrent, je pense qu'il est difficile de savoir au juste ce que pensait Rutebeuf lorsqu'il crivait ses posies anticlricales pour employer ce terme. Il semble possible en effet que Rutebeuf ait d'abord t lui-mme franciscain Troyes. Il faut remarquer du reste qu'il garde une certaine sympa-thie en faveur des cordeliers, pour se dchaner contre les jacobins. Quand il attaque les mendiants, il est la solde de Guillaume de Saint-Amour. Rutebeuf est un journaliste du XIIIe sicle : il participe une campagne de presse contre les mendiants en dclamant debout sur une borne au coin d'une rue les vers d'un pome qui est l'quivalent d'un ditorial moderne. Ce qu'il crit n'est donc pas forcment une profession de foi personnelle, mais un article politique. De mme, quand il proteste contre l'exclusion des jongleurs de la table du roi, il le fait cer-tes parce que ce sont les mendiants qui ont conseill le roi dans cette affaire pour raliser les conomies ncessaires la Croisade ; il le fait aussi parce qu'il y voit pour lui-mme une perte srieuse de profits divers. Il est d'ailleurs amusant de constater qu'il est en contradiction avec ses propres opinions, puisque ailleurs il

  • 280 1274 - ANNE CHARNIRE

    prche, comme les Mendiants, en faveur de la croisade. Je crois que l'attitude de Rutebeuf est celle d'un polmiste, qui profite des vnements pour soutenir telle ou telle politique, sincrement ou non.

    M. DEHAussY - Je regrette que les Universits, notamment celles de Paris, ne puissent s'offrir un Rutebeuf pour soutenir leurs intrts.

    1. On trouvera le texte de cette interpolation - qui prouve combien les ouvrages satiriques du XIP sicle taient lus, rutiliss et complts au xne sicle - en appendice (p. 183-188) dans l'dition de J.H. Mozley et R.R. Raymo : Nigel de Longchamps, Spe-culum Stultorum, Univ. of Califomia Press, Berkeley and Los Angeles, 1960.