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1 L’ironie de l’impuissance dans Stupeur et tremblements : une satire de l’entreprise japonaise Katelyn Sylvester, Université d’Ottawa Monsieur Haneda était le supérieur de monsieur Omochi, qui était le supérieur de monsieur Saito, qui était le supérieur de mademoiselle Mori, qui était ma supérieure. Et moi, je n’étais la supérieure de personne. On pourrait dire les choses autrement. J’étais aux ordres de mademoiselle Mori, qui était aux ordres de monsieur Saito, et ainsi de suite, avec cette précision que les ordres pouvaient, en aval, sauter les échelons hiérarchiques. Donc, dans la compagnie Yumimoto, j’étais aux ordres de tout le monde 1 . Ce premier paragraphe de Stupeur et tremblements 2 , troisième roman autobiographique d’Amélie Nothomb, établit le ton du roman et présente au lecteur la structure hiérarchique de la compagnie Yumimoto, ainsi que la place du narrateur dans cette hiérarchie. Après avoir fini ses études en Europe, l’écrivaine belge de langue française retourne dans son pays de naissance pour travailler comme interprète. Grâce à sa connaissance de la langue japonaise, qu’elle maîtrise pour y avoir vécu jusqu’à l’âge de cinq ans, elle obtient un contrat d’un an dans une prestigieuse firme japonaise, la compagnie Yumimoto. Cependant, sa vision idéalisée du pays s’avère loin de la réalité et elle est confrontée tout de suite à la hiérarchie rigide de l’entreprise, ainsi qu’à l’autorité oppressive et souvent misogyne de ses supérieurs. En fin de compte, au lieu de monter les 1 Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements, Paris, Albin Michel, 1999, p. 7. 2 Dorénavant, les renvois à ce titre seront indiqués par le sigle ST suivi du numéro de la page.

une satire de l’entreprise japonaise Katelyn Sylvester ...artsites.uottawa.ca/luciejoubert/doc/Katelyn-Sylvester.pdf · généralement considérées comme extratextuelles dans le

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L’ironie de l’impuissance dans Stupeur et tremblements :

une satire de l’entreprise japonaise Katelyn Sylvester, Université d’Ottawa

Monsieur Haneda était le supérieur de monsieur Omochi, qui était le supérieur de monsieur Saito, qui était le supérieur de mademoiselle Mori, qui était ma supérieure. Et moi, je n’étais la supérieure de personne. On pourrait dire les choses autrement. J’étais aux ordres de mademoiselle Mori, qui était aux ordres de monsieur Saito, et ainsi de suite, avec cette précision que les ordres pouvaient, en aval, sauter les échelons hiérarchiques. Donc, dans la compagnie Yumimoto, j’étais aux ordres de tout le monde1.

Ce premier paragraphe de Stupeur et tremblements2, troisième roman

autobiographique d’Amélie Nothomb, établit le ton du roman et présente au lecteur la

structure hiérarchique de la compagnie Yumimoto, ainsi que la place du narrateur dans

cette hiérarchie. Après avoir fini ses études en Europe, l’écrivaine belge de langue

française retourne dans son pays de naissance pour travailler comme interprète. Grâce à

sa connaissance de la langue japonaise, qu’elle maîtrise pour y avoir vécu jusqu’à l’âge

de cinq ans, elle obtient un contrat d’un an dans une prestigieuse firme japonaise, la

compagnie Yumimoto. Cependant, sa vision idéalisée du pays s’avère loin de la réalité et

elle est confrontée tout de suite à la hiérarchie rigide de l’entreprise, ainsi qu’à l’autorité

oppressive et souvent misogyne de ses supérieurs. En fin de compte, au lieu de monter les

                                                                                                                         1 Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements, Paris, Albin Michel, 1999, p. 7. 2 Dorénavant, les renvois à ce titre seront indiqués par le sigle ST suivi du numéro de la page.

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échelons de la compagnie, elle les descend rapidement et finit par travailler non comme

traductrice, mais plutôt comme dame pipi dans les toilettes de l’immeuble Yumimoto.

Dès une première lecture, Stupeur et tremblements est à la fois l’histoire prévisible de

l’étranger qui ne réussit pas à s’intégrer dans une société dont les normes sociales et

culturelles sont très différentes de la sienne et celle de la quête identitaire du narrateur.

Toutefois, à un autre niveau, le roman peut se lire comme une satire de cette société et

plus particulièrement du monde du travail japonais, qui vise les hiérarchies sociales et les

rapports inégaux de pouvoir qui en résultent. En examinant les éléments satiriques du

roman, y compris l’ironie de l’impuissance, ainsi que les cibles de la satire (l’entreprise,

la Japonaise et les préjugés culturels), à l’aide des théories de Linda Hutcheon, de Beda

Alleman et de Sophie Duval et Marc Martinez, il est possible de voir comment, à travers

la satire, le narrateur (et l’auteure) réussit petit à petit à s’affirmer, ainsi qu’à renverser les

rapports inégaux de pouvoir dont elle se trouve « victime ». Ainsi, elle prend le contrôle

non seulement du récit (par le ton, le style et le langage qu’elle emploie), mais également

des événements de cette période de sa vie puisqu’elle raconte sa version de l’histoire.

Finalement, son style comique et plein d’esprit lui permet d’éviter l’autodénigrement,

ainsi que la sympathie du lecteur.

Satire de l’entreprise japonaise

Il est nécessaire, dans un premier temps, de définir la satire. Selon la théoricienne

Linda Hutcheon,

[l]a satire est la forme littéraire qui a pour but de corriger certains vices et inepties du comportement humain en les ridiculisant. Les inepties ainsi visées sont

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généralement considérées comme extratextuelles dans le sens où elles sont presque toujours morales ou sociales et non pas littéraires3.

Nothomb ne prend pas forcément position contre la société ou la culture japonaise en soi.

En fait, au début du roman, les noms des personnages – Saito, Omochi, Haneda, Fubuki –

sont les seuls indicateurs que l’histoire se déroule au Japon. L’accent est mis avant tout

sur la hiérarchie de la compagnie et les rapports entre personnages plutôt que sur les

tensions culturelles. Nothomb vise donc à corriger les inégalités et les abus de pouvoir en

les ridiculisant. En outre, selon les théoriciens Sophie Duval et Marc Martinez, « [l]a

satire prend nécessairement la réalité comme point de départ, puisque c’est là qu’elle

trouve ses cibles4 » et « repose sur une série de conventions d’authentification qui

permettent de situer la fiction dans le réel. Les lieux, les dates, les allusions à l’actualité

affectent de maintenir le contact avec la réalité extra-textuelle5 ». Dans Stupeur et

tremblements, Nothomb prend son expérience personnelle vécue dans la firme japonaise

comme point de départ. La base du roman est autobiographique et les nombreuses

références aux dates – « Le 8 janvier 1990, l’ascenseur me cracha au dernier étage de

l’immeuble Yumimoto6 »; « Le 14 janvier 1991, je commençai à écrire un manuscrit dont

le titre était Hygiène de l’assassin7 »; « En 1992, mon premier roman fut publié8 » – ainsi

que les allusions à l’actualité – « Le 15 janvier était la date de l’ultimatum américain

contre l’Irak. Le 17 janvier ce fut la guerre9 » – permettent au lecteur d’ancrer la fiction

dans le réel. De plus, l’histoire se déroule dans la vraie ville de Tokyo, la capitale du

Japon, et la compagnie Yumimoto pourrait être n’importe quelle grande entreprise de

                                                                                                                         3 Linda Hutcheon, « Ironie, satire, parodie : une approche pragmatique de l’ironie », Poétique, no46, avril 1981, p. 144. 4 Sophie Duval et Marc Martinez, La satire, Paris, Armand Colin, 2000, p. 190. 5 Ibid., p. 193. 6 ST, p. 7. 7 ST, p. 174.  8 Ibid. 9 Ibid.

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l’Orient. Finalement, sa critique est basée sur les réalités de l’entreprise japonaise,

traditionnellement fondée sur le modèle paternaliste et qui exige un fort respect de la

hiérarchie, de même qu’une loyauté envers les supérieurs. Les employés commencent

toujours au bas de l’échelle et l’individu se définit par l’entreprise, alors qu’à l’Occident

c’est l’individu qui compte. Ce modèle sert de cadre à de la satire de Nothomb.

Ensuite,

[l]e satiriste fait subir au réel tout un travail d’analyse, de décomposition, d’observation minutieuse et de grossissement ou de réduction. Sur le plan esthétique, la réalité, une fois passée par ce filtre, aboutit à une stylisation qui peut parcourir tous les degrés de la fictionnalité, de l’observation réaliste jusqu’à la fantaisie la plus débridée. […] Ces même principes de travail s’appliquent tant au personnage qu’au décor, aux actions, à l’imagerie et à tout l’univers de la fiction10.

En d’autres termes, le satiriste emploie certains tropes et figures de rhétorique afin de

peindre un tableau qui s’éloigne de réalité et qui approche de la fantaisie et de

l’imaginaire. Ainsi, le satiriste crée un écart entre apparence et réalité. Parmi ces

techniques se trouvent la caricature (une combinaison de réduction et de grossissement

des traits physiques afin de « déforme[r] l’individu en le limitant à quelques traits

hypertrophiés11 »), l’hyperbole (exagération dans le but de dénoncer en « amplifiant

toutes les vanités humaines12 »), la métaphore (qui « vise à dévaloriser le comparé par un

comparant toujours avilissant13 »), l’ironie (qui, dans sa forme antiphrasique, se définit

par une « opposition transparente entre ce qui est littéralement et ce qui est vraiment

dit14 »), ainsi qu’une dégradation du monde que les personnages représentent15. Nothomb

emploie ces techniques et notamment la caricature, l’hyperbole, la métaphore et l’ironie,                                                                                                                          10 Sophie Duval et Marc Martinez, op. cit., p. 190. 11 Ibid., p. 193. 12 Ibid., p. 196. 13 Ibid. 14 Beda Alleman, « De l’ironie en tant que principe littéraire », Poétique, no36, novembre 1978, p. 389. 15 Sophie Duval et Marc Martinez, op. cit., p. 198.

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afin de faire « basculer l’image du réel dans la fantaisie, l’extravagance et le

surnaturel16 ». Ses descriptions du lieu de travail, des personnages et des situations dans

lesquelles elle se trouve sont toutes satiriques.

Tout d’abord, le lieu de travail est exagéré : « Yumimoto était l’une des plus

grandes compagnies de l’univers. Monsieur Haneda en dirigeait la section Import-Export,

qui achetait et vendait tout ce qui existait à travers la planète entière17. » La compagnie se

transforme également en « lieu de torture18 » à plusieurs reprises, donnant au lecteur une

image hyperbolique des abus qui y ont lieu. Quant aux personnages, ils sont tous

présentés sous forme de caricature : Son responsable, monsieur Saito, est « un homme

d’une cinquantaine d’années, petit, maigre et laid19 » et monsieur Omochi, le supérieur de

monsieur Saito, est « un obèse colérique20 », « énorme et effrayant, ce qui prouvait qu’il

était le vice-président21 ». Quant au président, monsieur Haneda, « il ne fallait [même]

pas songer à le rencontrer22 ». Finalement, sa supérieure directe, et le seul personnage

féminin dans le roman à part Amélie elle-même, semble incarner l’image parfaite de la

beauté japonaise, beauté qu’Amélie idéalise et qu’évidemment elle n’atteindra jamais à

cause de ses origines européennes : Fubuki est « plus grande qu’un homme », « svelte et

gracieuse à ravir, malgré la raideur nippone à laquelle elle devait sacrifier » et a « le plus

beau nez du monde, le nez japonais, ce nez inimitable, aux narines délicates et

reconnaissables entre mille23 ». Il est intéressant de noter qu’Amélie ne se décrit jamais

dans le livre. Comme le lecteur, elle se situe en dehors du tableau satirique. Elle est donc

                                                                                                                         16 Ibid., p. 191.  17 ST, p. 15. 18 ST, p. 85.  19 ST, p. 8. 20 ST, p. 110. 21 ST, p. 9.  22 Ibid. 23 ST, p. 12-13.

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juge et non pas partie de ce tableau et elle invite le lecteur à juger avec elle. Mais en plus

d’être satiriste, elle joue le rôle de l’étrangère ou de l’Occidentale dans l’intrigue, et sert

ainsi à faire ressortir les différences et les préjugés culturels entre le Japon et l’Occident.

Cette notion des préjugés culturels sera abordée plus loin.

Nothomb emploie également plusieurs métaphores satiriques afin de dévaloriser

le comparé (les rapports inégaux de pouvoir et les assauts verbaux de ses supérieurs) par

un comparant avilissant (la guerre, les scènes de bataille et même l’abus sexuel, le viol et

le meurtre). Les cas d’abus verbal envers les personnages féminins sont décrits

métaphoriquement en termes de violence physique et sexuelle. Lorsque le vice-président

est en train d’hurler à Fubuki pour des raisons inconnues, Amélie croit « qu’Omochi

allait sortir un sabre caché entre deux bourrelets et lui trancher la tête24 ». Elle fut

« soudain frappée par l’idée [qu’elle] assistai[t] à un épisode de la vie sexuelle du vice-

président […] » et qu’« il était en train de violer mademoiselle Mori25 ». Quand elle se

trouve dans la même situation, elle imagine le vice-président en train de la violer et de

l’assassiner : « “Il va te violer et t’assassiner. Oui, mais dans quel ordre? Pourvu qu’il te

tue avant!”26 » En outre, à plusieurs reprises, ses supérieurs deviennent « tortionnaires »,

« ogres » et « monstres » alors qu’elle se décrit comme « martyre », « sacrifiée » et même

« prisonnière de guerre japonaise ». Le langage métaphorique sert à renforcer non

seulement l’écart entre le réel et l’imaginaire, mais également les échelons de la

hiérarchie et les rapports de pouvoir entre personnages. Ainsi, il est très facile de

distinguer entre les supérieurs et les subalternes, les dominants et les dominés. Afin de

                                                                                                                         24 ST, p. 108. 25 ST, p. 111.  26 ST, p. 141.

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sortir de sa position de domination et d’impuissance, Nothomb emploie l’ironie comme

stratégie rhétorique.

Ironie de l’impuissance

Selon Hutcheon, « [l]’ironie est essentielle au fonctionnement de la […] satire ».

Elle « est à la fois structure antiphrasique et stratégie évaluative » et cette évaluation est

« presque toujours péjorative27 ». De plus, le lecteur doit se placer au même niveau que

l’auteur et doit connaître le contexte, ainsi que certaines normes sociales et culturelles

afin de comprendre l’ironie de l’auteur. Chez Nothomb, l’ironie, de même que le

sarcasme et l’esprit, lui permet de s’affirmer malgré les situations oppressives et

contraignantes dans lesquelles elle se trouve, ainsi que de renverser les rapports de

pouvoir entre personnages. L’ironie ressort notamment quand elle décrit ses postes de

travail. Au cours du roman, plusieurs tâches, toutes humiliantes au point où elles sont

comiques, lui sont accordées : photocopieuse, serveuse de thé et de café, distributrice de

courrier, tourneuse de calendriers, et ainsi de suite. Finalement, elle est bannie aux

toilettes où elle doit finir son contrat comme dame pipi, responsable du remplacement des

rouleaux de tissu et du renouvellement des fournitures de papier-toilette au sein des

cabinets. Le lecteur est donc témoin de la « foudroyante chute sociale28 » du narrateur, de

sa descente des échelons de la compagnie – d’interprète jusqu’à « nettoyeuse de

chiottes29 ».

Or, malgré la réalité de la situation, sa façon de la décrire est toujours pleine

d’esprit et souvent ironique. Quand elle décide de distribuer le courrier, « sans demander

                                                                                                                         27 Linda Hutcheon, op. cit., p. 142. 28 ST, p. 123. 29 Ibid.

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l’avis de personne30 », elle s’est rendue « coupable du grave crime d’initiative31 ».

Lorsqu’elle décrit son poste de distributrice du courrier, elle déclare avec ironie :

« J’avais trouvé ma vocation. Mon esprit s’épanouissait dans ce travail simple, utile,

humain et propice à la contemplation. J’aurais aimé faire cela toute ma vie. » Ou encore

quand elle proclame qu’elle avait trouvé son métier comme « avanceuse-tourneuse de

calendriers32 ». Et finalement, après un incident où elle parle japonais aux hommes

d’affaires lors d’une réunion, son supérieur lui ordonne « de ne plus comprendre le

japonais » parce que cela risquait d’ébranler la confiance des partenaires « avec une

Blanche qui comprenait leur langue33 ». Cet ordre est non seulement raciste, mais aussi

complètement absurde puisqu’elle a été engagée justement à cause de sa connaissance de

la langue japonaise. Donc les tâches qui lui sont assignées servent uniquement à

l’humilier et à renforcer sa position au bas de l’échelle hiérarchique de la compagnie

Yumimoto. Pourtant, l’ironie et le sarcasme du narrateur ont pour effet de ridiculiser la

situation, ainsi que l’autorité de ses supérieurs. De plus, au lieu d’accepter la position de

victime ou de cible de l’humour, elle y participe avec ses collègues. Quand elle

commence à tourner les calendriers et les autres la taquinent, lui demandant « Ça va?

Vous ne vous fatiguez pas trop à cet épuisant exercice? », elle répond : « C’est terrible. Je

prends des vitamines34. » Ici, elle n’est plus dans une position d’infériorité puisqu’elle se

met au même niveau de ses collègues. Selon Nancy Walker, dans son étude de l’ironie

dans le roman contemporain des femmes, « the ironist, while pretending innocence,

actually adopts a stance of superiority to his or her immediate reality ». En plus, l’ironie

« requires an unsentimental intelligence and a courageous wit, qualities not easily

                                                                                                                         30 ST, p. 26. 31 ST, p. 28. 32 ST, p. 29. 33 ST, p. 19-20. 34 ST, p. 29.

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compatible with the traditional expectations for women35 ». En d’autres termes, au

premier regard, la narratrice se trouve dans une position de subordination mais grâce à

son ironie elle se révèle intelligente et pleine d’esprit et donc supérieure aux autres

personnages, ainsi qu’à sa situation.

L’ironie et l’esprit de l’auteure lui permettent également de détourner l’attention

du lecteur de la situation et de la diriger plutôt vers le langage lui-même, vers le style, qui

est à la fois divertissant et moqueur. Selon Shirley Ann Jordan, Nothomb vise à

impressionner le lecteur par ses dialogues pleins d’esprit au lieu de susciter sa sympathie.

Ainsi, le lecteur devient plutôt son allié et se situe, comme elle, en dehors du tableau

satirique. Selon Jordan, ce style est caractéristique de l’écriture nothombienne. Elle

examine plus particulièrement le rapport entre le langage et le pouvoir chez Nothomb :

« All the combatants in Nothomb’s dialogues are of course drawing from one repository

of erudition, wit and intellectual agility: the author herself, the holder of all the cards.

[…] Everything in her texts points us back to her own astonishing and precocious

cleverness […]36 ». Autrement dit, c’est à travers l’écriture même – le ton, le style et le

choix du langage – que l’auteure révèle son intelligence. L’écriture est donc une forme de

pouvoir pour Nothomb, comme elle l’est pour beaucoup d’autres écrivaines. Cela lui

permet non seulement de prendre le contrôle du récit, du lecteur et de sa situation, mais

aussi de critiquer la situation d’autres femmes, ainsi que la condition des femmes en

général.

La Japonaise

                                                                                                                         35 Nancy A. Walker, Feminist Alternatives : Irony and Fantasy in the Contemporary Novel by Women, Mississippi, University Press of Mississippi, 1990, p. 27. 36 Shirley Ann Jordan, « Amélie Nothomb’s combative dialogues: erudition, wit and weaponery », Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder (dir.), Amélie Nothomb: Authorship, Identity and Narrative Practice, New York, Peter Lang, 2003, p. 101.

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Une deuxième cible de la satire de Nothomb est celle de la Japonaise et plus

particulièrement la place des femmes dans l’entreprise et dans la société japonaise.

Fubuki est la seule femme dans le roman, à part Amélie elle-même. Le rapport entre les

deux femmes est particulier : d’une part, Amélie l’admire au point où elle la met sur un

piédestal, d’autre part elle la hait « au point de souhaiter sa mort37 » et elle l’appelle

régulièrement « son tortionnaire ». Mais ce qui relie les deux femmes sont les assauts

verbaux auxquels toutes les deux sont sujettes de la part de leurs supérieurs masculins.

Shirley Ann Jordan examine aussi la représentation des rapports homme-femme dans

l’œuvre de Nothomb. Selon elle, Nothomb : « bring[s] into play gender dynamics and

the questions of authority and power by pitting a young woman against a much older,

more experienced male figure38 ». Stupeur et tremblements n’y fait pas exception. Amélie

(et Fubuki) se trouve dans une position de subordonnée par rapport à ses supérieurs

masculins. Mais, à travers la satire, elle remet en cause le pouvoir et l’autorité de ces

derniers et critique ainsi la place des femmes et les abus de pouvoir dans des

établissements dominés par les hommes et notamment dans l’entreprise.

Tout d’abord, elle décrit les rapports homme-femme en termes de violence

physique et sexuelle en employant les métaphores du viol et du meurtre. Une scène en

particulier, dans laquelle Fubuki se trouve victime de la fureur du vice-président,

témoigne de cet abus de pouvoir. Toute la scène est décrite comme une agression

sexuelle : « Monsieur Omochi était le chef : il avait bien le droit, s’il le désirait, de

trouver un prétexte anodin pour venir passer ses appétits sadiques sur cette fille aux

allures de mannequin. Il n’avait pas à se justifier. » Amélie avait l’impression que Fubuki

                                                                                                                         37 ST, p. 143. 38 Ibid., p. 101.

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« subissait un assaut d’ordre sexuel39 ». En témoignant de cet assaut contre la pauvre

Fubuki, Amélie imagine ce qui se passe dans la tête du vice-président : « grâce à ma

masse je peux te renverser, t’écraser, et j’adore ça, surtout avec ces crétins qui nous

regardent. J’adore que tu souffres dans ton orgueil, j’adore que tu n’aies pas le droit de te

défendre, j’adore ce genre de viol!40 ». Puis « par le spectacle de sa propre rage sexuelle,

le vice-président devenait de plus en plus brutal, ses hurlements dégageaient de plus en

plus d’énergie dont l’impact physique terrassait de plus en plus la malheureuse. »

Finalement, « il y eut un moment particulièrement désarmant : comme c’est sans doute le

cas quand on subit un viol, il se révéla que Fubuki avait régressé41 ». Pendant cette scène,

le vice-président, l’homme, devient « tortionnaire », « monstre » et « père » alors que la

femme devient « victime », « femme violée » et « enfant », totalement impuissante face

aux agressions du vice-président. Grâce au langage métaphorique, Amélie réussit à

dépeindre une image qui suscite forcément une réaction du lecteur. En comparant les

assauts verbaux à l’abus physique et sexuel, l’auteur est en train de juger le traitement des

femmes, ainsi que les rapports inégaux de pouvoir, au sein de l’entreprise. De plus, en

réduisant la femme à « victime » et à « enfant », elle critique aussi la violence faite aux

femmes et surtout le discours qui l’entoure. Même de nos jours les femmes maltraitées

sont souvent classées comme victimes et dominées, leur enlevant leur agentivité, soit la

capacité de se positionner comme sujet et de contrôler leurs propres actions, ainsi que

leur individualité et en tant que femmes et êtres humains. C’est un discours qui ne tient

pas compte de la diversité des expériences des femmes et qui voit la femme en tant que

victime passive, voire en tant qu’objet. Nothomb remet en cause cette tendance à

étiqueter les femmes et surtout les femmes maltraitées.

                                                                                                                         39 ST, p. 111-12. 40 ST, p. 112. 41 ST, p. 114.  

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De plus, Nothomb met en question la condition des femmes dans la société

japonaise. Dans un monologue intérieur, elle prend d’abord le cas de Fubuki comme

contre-exemple de la femme japonaise, puisqu’elle « avait effectué une ascension

professionnelle rare pour un être du sexe féminin42 ». Physiquement, Nothomb idéalise

Fubuki, ainsi que toutes femmes japonaises, et admire leur beauté presque surnaturelle.

Elle fait ressortir le contraste entre la beauté et la condition sociale des femmes par une

série d’obstacles auxquels les Japonaises font face. Selon elle, la beauté japonaise est une

beauté qui approche l’œuvre d’art, parce que c’est une beauté « qui a résisté a tant de

corsets physiques et mentaux, à tant de contraintes, d’écrasements, d’interdits absurdes,

de dogmes, d’asphyxie, de désolations, de sadisme, de conspiration du silence et

d’humiliations – une telle beauté, donc, est un miracle d’héroïsme43. » Elle continue avec

une série d’exemples de « dogmes incongrus » et d’ « espoirs licites » qu’on peut

interpréter comme l’opinion publique – « l’attitude verbale normale d’un certain milieu

social à l’égard des êtres et des choses, le point de vue et le jugement courants44 » – afin

de dépeindre une image stéréotypée de la femme dans la société japonaise : « Si à vingt-

cinq ans tu n’es pas mariée, tu auras de bonnes raisons d’avoir honte »; « si tu ris, tu ne

seras pas distinguée »; « si ton visage exprime un sentiment, tu es vulgaire », etc. En plus,

si elle espère travailler, « [i]l y a peu de chances vu [s]on sexe […]45 ». Ce monologue est

ironique – il y a clairement une opposition entre ce qu’elle dit et ce qu’elle veut faire

entendre. Encore une fois, l’ironie et l’image hyperbolique du destin des femmes, lui

permettent de critiquer la condition de celles-ci, ainsi que l’opinion publique de la société

japonaise.

                                                                                                                         42 ST, p. 97. 43 ST, p. 87. 44 Mikhaïl Bakhtine, « Le plurilinguisme dans le roman », Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1978, p. 123. 45 ST, p. 87-88.  

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Suite à la publication du livre, plusieurs critiques ont conspiré sa vision

« ethnocentrique » du Japon et des Japonais. Certains ont décrit le livre comme

« stereotypical, caricatural or even ethnocentric46». Naturellement, « il y a eu des

réactions très négatives des chefs d’entreprises, mais aussi des réactions positives de

petits employées ou de gens comme ça47 ». Selon Nothomb, le conflit du roman n’est pas

autant un conflit culturel que celui d’une lutte pour le pouvoir dans un environnement

professionnel, peu importe le pays. Pourtant, même si les différences culturelles ne sont

pas la cible principale, certains préjugés culturels, ou plutôt des intolérances qu’ont les

Japonais envers les Occidentaux, font également l’objet de la satire.

Les préjugés culturels

Les malentendus fréquents entre la narratrice et ses supérieurs font ressortir des

stéréotypes et des clichés culturels. Toutes ses initiatives sont incomprises et sujettes

continuellement à des réprobations de ses supérieurs. Elle est accusée à plusieurs reprises

d’être une individualiste, ce qui est vu comme un trait occidental : « Vous vous conduisez

aussi bassement que les autres Occidentaux : vous placez votre vanité personnelle plus

haut que les intérêts de la compagnie48 » et on lui demande souvent si tous les Belges

sont aussi peu intelligents qu’elle. Quand elle se révèle « incapable » de recopier des

colonnes de chiffres par exemple, on lui dit qu’ « [a]u Japon, ce genre de personne

n’existe pas49 ». Ses incompétences sont souvent expliquées par « l’infériorité du cerveau

occidental par rapport au cerveau nippon50 ». D’une part, Nothomb se trouve l’objet des                                                                                                                          46 Guyot-Bender, Martine, « Coding Japan : Amelie Nothob’s and Alain Corneau’s Stupeur et tremblements», Contemporary French and Fracophone Studies, vol. 9, no4, 2005, p. 377, en italiques dans l’original. 47  Mark D. Lee et Amélie Nothomb, « Entretien avec Amélie Nothomb », The French Review, vol 17, no3, 2004, p. 271.  48 ST, p. 63. 49 ST, p. 64. 50 ST, 157.

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préjugés de ses collègues japonais. D’autre part, il est possible de constater qu’elle est

plutôt en train de montrer l’absurdité de ces préjugés, puisqu’elle ne se considère même

pas comme belge. Les préjugés sont ainsi fondés uniquement sur son apparence

(européen) et non pas sur sa nationalité ou sa culture d’origine. En fait, elle dit au début

du roman qu’elle se sent plus originaire du Japon que de la Belgique et lors d’un

entretien, Nothomb affirme : « Je ne me sens pas beaucoup de nationalité. Je ne suis

probablement pas française, pas belge non plus. Je ne me sens pas de nationalité, et c’est

très bien comme ça51. » Si elle n’est pas belge et peut-être même pas européenne, les

préjugés de ses collègues sont complètement sans fondement. Les jugements de la part de

ses supérieurs sont donc arbitraires, fondés uniquement sur son apparence européenne.

Ainsi, elle dévoile l’absurdité des stéréotypes et des préjugés culturels. Donc, grâce à

certaines tropes rhétoriques et notamment l’ironie, le narrateur réussit à s’affirmer et à

sortir de sa position d’infériorité. Mais il reste à examiner les passages du roman où elle

réussit également à renverser les rapports de pouvoir entre personnages, soit littéralement

par ses actions, soit par le langage.

Le carnavalesque

Le dernier composant de la satire qu’on voit chez Nothomb est celui du

carnavalesque, soit un renversement temporaire des hiérarchies et des valeurs. Duval et

Martinez décrivent la rhétorique du rabaissement, d’inversion et de confusion. Selon eux,

le satiriste « procède à un rabaissement et à des inversions systématiques qui mènent à un

nivellement par le bas et à une confusion généralisée des valeurs52 ». Ce « mouvement de

rabaissement, vers le matériel et l’absurde, aboutit à une mise à plat des significations et

des valeurs et à cette confusion générale qui caractérise le mode satirique à tous les                                                                                                                          51 Mark D. Lee et Amélie Nothomb, op. cit., p. 273. 52 Sophie Duval et Marc Martinez, op. cit., p. 198.

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niveaux53 ». Chez Nothomb, le rabaissement se fait de façon littérale, soit par ses actions,

ainsi que par le langage. Dans une telle inversion sociale, « le satiriste peut donner la

parole au bas pour dénoncer la corruption du haut54 ». Dans Stupeur et tremblements,

puisque le récit est autobiographique, c’est l’auteure qui se donne la parole. En prenant la

parole, elle renverse les rapports de pouvoir et, devenant supérieure à ses supérieurs,

dénonce la corruption de ces derniers.

Une scène en particulier témoigne de ce renversement. Avec le temps, Amélie

devient de plus en plus excentrique et à un moment donné elle commence à passer ses

nuits à l’entreprise. Une nuit en particulier, elle vit un changement, un renversement, et

elle devient (figurativement) Dieu pour la nuit. Toute seule au bureau, elle enlève ses

vêtements, saute de bureau en bureau, crie de joie et se retrouve finalement assise à la

place de Fubuki, sa supérieure directe : « Fubuki, je suis Dieu. Même si tu ne crois pas en

moi, je suis Dieu. Tu commandes, ce qui n’est pas grand-chose. Moi, je règne55. » Ici, on

voit une inversion totale des rapports de pouvoir entre les deux femmes (le dominé

devient dominant; l’inférieur devient supérieur). Plus tard la journée suivante, elle se voit

« la veille, nue, assise sur le clavier56 » de sa supérieure. Littéralement elle se met dans la

place de sa supérieure et le renversement survit dans son imagination. Il est également

possible de voir une inversion au niveau du langage.

Le pouvoir du langage

                                                                                                                         53 Ibid., p. 199. 54 Sophie Duval et Marc Martinez, op. cit., p. 203. 55 ST, p. 77. 56 ST, p. 82.

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Comme la plupart des satiristes, Nothomb possède une fascination pour le langage

et plus particulièrement pour le pouvoir qui accompagne le langage. Dans Stupeur et

tremblements, la dégradation du narrateur est accompagnée par une dégradation de la

langue. Plus la situation du narrateur s’aggrave, plus le langage ne tend vers le grotesque.

Le grotesque selon Bakhtine « s’intègre à la valorisation du bas corporel, de la difformité,

de la laideur mis en relation avec les fonctions vitales et suppose une subversion joyeuse

des valeurs dominantes, politiques et esthétiques57 ». Chez Nothomb, il est possible de

voir non seulement une valorisation du bas corporel, mais également une subversion des

valeurs dominantes.

Comme mentionné ci-dessus, au cours du roman le lecteur est témoigne de la

chute sociale progressive du narrateur, d’interprète jusqu’à dame pipi. Elle est

condamnée à passer les sept derniers mois de son contrat en travaillant comme

« nettoyeuse de chiottes58 » au quarante-quatrième étage de l’entreprise. Ce nouveau

poste est accompagné par un champ lexical du bas corporel : elle doit par exemple utiliser

« la brosse à chiottes » pour nettoyer la « cuvette souillé59 ». Donc le langage, comme le

narrateur, subit une dégradation. Au lieu de démissionner, le narrateur semble accepter

son destin afin de ne pas céder à ses supérieurs : « Or, démissionner, c’était perdre la

face. Nettoyer les chiottes, aux yeux d’un Japonais, ce n’était pas honorable, mais ce

n’était pas perdre la face60. » Elle trouve donc des stratégies, telles qu’une inversion de

valeurs dans sa tête, afin de supporter son nouveau poste :

pour supporter les sept mois que j’allais passer là, je devais changer de références, je devais inverser ce qui jusque-là m’avait tenu lieu de repères. Et par un processus salvateur de mes facultés immunitaires, ce retournement intérieur fut                                                                                                                          57 Sophie Duval et Marc Martinez, op. cit., p. 211. 58 ST, p. 123. 59 ST, p. 121-22.  60 ST, p. 124.

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immédiat. Aussitôt, dans ma tête, le sale devint le propre, la honte devint la gloire, le tortionnaire devint la victime et le sordide devint le comique61.

Ironiquement, c’est ici aux toilettes qu’elle ressent le plus de pouvoir, notamment

quand elle croise ses supérieurs aux toilettes masculines « parce qu’il était difficile

d’imaginer Dieu en cet endroit ». Quand elle croise le vice-président aux toilettes, c’est

lui qui « avait l’air très gêné62 » de la voir. Quand la même chose arrive avec monsieur

Saito, « un rictus nerveux s’emparait de sa figure malingre63 ». Petit à petit les hommes

commencent à « boycotter les commodités du quarante-quatrième étage64 ». Donc aux

toilettes, en dehors du contexte du bureau, les hommes se sentent vulnérables et gênés.

Ainsi, les rapports de pouvoir entre Amélie et ses supérieurs sont renversés. Chez les

femmes (il y a seulement Fubuki), « [i]l n’y eut pas de girlcott65 ». En fait, Fubuki

continuait de fréquenter les toilettes féminines plusieurs fois par jour. Mais même entre

les deux femmes un reversement du pouvoir se produit : « Ce comportement m’amusait.

Fubuki croyait me déranger alors qu’au contraire j’étais ravie d’avoir de si nombreuses

occasions d’admirer sa beauté orageuse en ce gynécée qui nous était particulier66 ».

Même si Fubuki n’en est pas au courant, le lecteur, qui se situe au même niveau du

satiriste, comprend l’inversion de pouvoir qui a lieu. Il est donc possible de constater que

la satire est dirigée vers le lecteur. L’auteure l’invite à voir la vérité et à la juger avec elle.

Dans une telle situation, de soumission et d’impuissance, l’écriture donne à

Nothomb l’occasion de reprendre le contrôle et de s’affranchir. Barbara Levy examine le

                                                                                                                         61 ST, p. 127. 62 ST, p. 129. 63 ST, p. 131. 64 ST, p. 132. 65 ST, p. 133. 66 ST, p. 134.  

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rapport entre langage, et plus particulièrement l’écriture pleine d’esprit67, et contrôle chez

les écrivaines. Selon Levy, le wit chez les écrivaines n’est pas désespéré mais plutôt

stratégique et manipulateur :

A witty writer learns to control her material with one main goal – to convince her reading audience that her viewpoint is a valid one. […] There is an added aggressive quality to the control of witty writers. This is partly due to the stance of feigned vulnerability they adopt. […] Ultimately they are going to emerge in the position of superiority68.

C’est le cas chez Nothomb. Au premier regard, le narrateur est dans une position

d’impuissance et d’infériorité, mais en réalité c’est elle qui contrôle le ton, le style, ainsi

que la version de l’histoire qu’elle raconte. De plus, son style comique et plein d’esprit

« [c]harms the reader and creates complicity into an agreeable frame of mind. Such

complicity and charm help to put her in control of our sympathy69 ». Autrement dit, grâce

à son style elle réussit à contrôler (et à éviter) la pitié du lecteur.

De plus, l’écriture permet à l’auteure de partager avec le lecteur des choses qu’elle

n’oserait pas dire à ses collègues. Elle peut faire savoir au lecteur, par exemple, qu’elle a

son diplôme de professeur et qu’elle est écrivaine. Elle montre également au cours du

roman des aperçus de son intelligence, tels que des références aux philosophes : « Il est

typique des êtres qui exercent un métier lamentable de se composer ce que Nietzsche

appelle un arrière-monde, […]70 », ainsi que de sa compréhension de ce système et de

cette culture : « Malgré sa relative ascension professionnelle, [monsieur Saito] était un

Nippon parmi des milliers, à la fois esclave et bourreau maladroit d’un système qu’il

n’aimait sûrement pas mais qu’il ne dénigrerait jamais, par faiblesse et manque

                                                                                                                         67 Esprit au sens de wit out witty en anglais. 68 Barbara Levy, Ladies Laughing: Wit as Control in Contemporary American Women Writers, Amsterdam, Gordan and Breach Publishers, 1997, p. 3. 69 Ibid., p. 37. 70 ST, p. 150.

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d’imagination71. » Donc même si, au cours du roman, sa situation peut sembler pitoyable,

elle finit dans une position de supériorité, tandis que les autres personnages, de même que

l’entreprise, finissent par être ridiculisés.

En guise de conclusion, ce roman autobiographique montre les nombreuses

couches que peuvent avoir des textes satiriques et ironiques. Ce qui, au premier regard,

pourrait ressembler à un récit humoristique des malentendus culturels dans une entreprise

japonaise est également une critique importante des hiérarchies sociales et des rapports

inégaux de pouvoir qui existent non seulement dans le monde de travail japonais, mais

dans la plupart des institutions du monde. La satire permet à l’auteure non seulement de

critiquer et ensuite de corriger certaines vices et inepties du comportement humain, soit

les rapports inégaux de pouvoir, la condition des femmes et les préjugés culturels, mais

également de s’affirmer face aux pouvoirs dominants et de prendre le contrôle d’une

situation dans laquelle elle se trouvait totalement impuissante. Ce faisant, elle réussit à

renverser la hiérarchie dont elle se trouve « victime », en tant qu’étrangère et femme.

Finalement, Nothomb démontre le rapport important entre langage et pouvoir chez les

écrivaines, rapport qui mérite d’être exploré davantage dans ses autres ouvrages et chez

d’autres écrivaines.

                                                                                                                         71 ST, p. 162.

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Bibliographie

Corpus

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