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96 Les Inrockuptibles numéro 734-735-736 / 23 décembre 2009 Paysage de crise Entre les restrictions budgétaires et les expositions blockbusters, le monde de l’art a fait le grand écart. Il a aussi vu la naissance d’un courant minimaliste, réponse adéquate aux temps difficiles. Par Jean-Max Colard, Judicaël Lavrador et Claire Moulène La faillite des utopies version minimale selon David Maljkovic, Retired Form Courtesy the artist, Sprüth Magers Berlin London/Metro Pictures, New York 08 BILAN ARTS 734 ok 17/12/09 12:56 Page 96

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96 Les Inrockuptibles numéro 734-735-736 / 23 décembre 2009

Paysage de criseEntre les restrictions budgétaires et les expositions blockbusters, le monde de l’art a fait le grandécart. Il a aussi vu la naissance d’un courant minimaliste, réponse adéquate aux temps difficiles.Par Jean-Max Colard, Judicaël Lavrador et Claire Moulène

La faillite des utopies version minimale selon David Maljkovic, Retired Form

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Alors le marché de l’art ? Criseencore, crise toujours, ou bienest-elle déjà derrière nous ?De l’automne 2008 à maidernier, l’ambiance fut gla-ciale sur les stands des foirescomme dans les galeries, et

l’on vit fondre les pages de publicité du ma-gazine Artforum. Mais depuis, le marché del’art a multiplié les doubles discours pourtenter de se convaincre qu’il était redevenucette bulle spéculative protégée des avaniesde l’économie mondiale. Ainsi, la foired’Abou Dhabi a-t-elle attiré les meilleuresgaleries du monde et sepose en nouvel eldorado dumarché de l’art : mais avecla famille royale comme seulvéritable acheteur, il faudraattendre encore un peu. Enfin, il y a quinze jours àMiami, à l’occasion de lafoire Art Basel, on donna le spectacle renou-velé du “Spring break de l’art contemporain”,selon le bon mot d’un galeriste parisien :champagne, yacht, people et chiffre d’affai-res. A croire que la crise économique était(enfin) passée. Ultime parade : l’idée que le marché de l’artserait devenu plus raisonnable, plus serein,assaini après ces années 2000 passées àacheter n’importe quoi à n’importe quel

prix, et que collectionneurs et galeries se re-trouveraient désormais autour de valeurssûres. Faux discours mais vraie propagandeultralibérale : comme si le marché de l’artétait capable de s’autoréguler. Comme s’il yavait une morale de l’argent.

Grèves maximalesCela dit, en France, l’économie de l’art asemblé plus épargnée qu’ailleurs par cettemauvaise conjoncture. Avec une Fiac enmeilleure forme que ses voisines de Lon-dres ou de New York, avec la vente de l’in-croyable collection Yves Saint Laurent, avec

des expositions blockbusterscomme Picasso et les Maîtresou Veilhan-Versailles. Et tandis que Richard Serradéployait sous la verrière duGrand Palais cinq énormesbarres de métal dressées àla verticale, symboles d’une

radicalité époustouflante, la crise est ve-nue d’ailleurs : de l’institution, du désenga-gement progressif de l’Etat, le gouverne-ment appliquant désormais à la culture lesrestrictions budgétaires systématiquesdéjà opérées dans l’Education nationale etailleurs. D’où la grève spectaculaire, en cette fin d’an-née, d’une trentaine d’établissements pu-blics dont le Louvre, le château de Versailles

ou le musée d’Orsay. C’est le Centre Pompi-dou qui a le premier déterré la hache deguerre pour dénoncer les réductions d’effec-tifs massifs et le non-remplacement d’un dé-part à la retraite sur deux. A l’approche desfêtes (qui s’apparentent généralement àune hausse de la fréquentation des muséesen raison de la venue de nombreux

BEST OF 2009 L’ANNÉE ART

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Propagandeultralibérale :

le marché seraitdevenu raisonnableet se tournerait versles valeurs sûres.

Jean-Max Colard

1 BIENNALE DE VENISE Bien meilleure que les éditionsprécédentes et que sa voisinede Lyon, plus esthétique tout simplement. Lion d’orrétrospectif aux pavillonsslovaque de Roman Ondak et mexicain de Teresa Margolles.

2 ULLA VONBRANDENBURGLa plus belle expo solo de l’année, au Plateau à Paris,et la révélation d’une artistemerveilleuse d’intelligence.

3 OSCAR TUAZON Minimalisme dur et retour de radicalité avec ce jeunesculpteur américain vivant à Paris : nécessaire.

4 DIANE ARBUS Une rétrospective de l’œuvre imprimée de la grandephotographe américaine à la Fondation Kadist, à Paris,réalisée à partir de magazines.

Loin des grosses machinesmuséales, le curateur PierreLeguillon a fait un concentréd’expo, brillante et économe.

5 VEILHAN/VERSAILLES Quand l’événement est roi : au château de Versailles, XavierVeilhan revisite la statuaire et la tradition avec son Gagarineet ses sculptures d’architectesposés dans les jardins de Le Nôtre. A coup sûr mieux que Murakami, invité en maiprochain.

Claire Moulène

1 LILI REYNAUD DEWARAu parc Saint-Léger, laplasticienne française donnaitun sérieux coup d’accélérateurà sa carrière avec uneexposition pensée comme le background d’un studio de cinéma ou la première d’unereprésentation excentrique,peuplée de ménestrels en toilede Jouy et autres jeunes fillesen bogolans africains.

2 JEAN-LUC MOULÈNEEn suivant le quadrillagealéatoire d’une grille imaginaireau Carré d’art de Nîmes l’hiverdernier, il semblait avoir trouvéchaussure à son pied. Une expomonographique qui fut en toutcas l’occasion de découvrirl’ampleur du travail proprementplastique et sculptural del’artiste en regard de son œuvrephotographique.

3 RYAN GANDER L’une des expos les plusjouissives de l’année : pensécomme une chasse au trésor surle thème “Quel rôle joue l’artisteet qu’est-ce qu’une œuvre d’art(finie) ?”, ce solo-show organisépar la Villa Arson offrait un échoimpeccable à la penséegigogne de l’artiste anglais.

4 VICTOR MAN Sur l’île de Vassivière, l’artisteroumain présentait une sériede “tableaux”. Soit la plupart de ses peintures à la palettesombre mais aussi unesuccession d’installationspensées comme des tableauxou des décors de théâtre.

5 PRINTEMPS DE SEPTEMBRE Le commissaire Christian Bernard y proposaitSept pièces faciles auxAbattoirs. Parmi ces exercicesd’accrochage virtuose, undisplay magistral composé des pop-up du Californien Jim Shaw et de deux rideaux de scène signés Dali et Picasso.

Judicaël Lavrador

1 OPÉRA ROCK Pour sa rétrospective au CAPC,le portraitiste glam Jean-LucBlanc a reçu le renfort d’AlexisVaillant ainsi que celui d’une meute de loups-garous et de vamps avançant masquéssous forme de sculpturesgothiques ou de boîtes à mascara. Beau et terrifiant.

2 JESSICA WARBOYS Ses toiles “contrôlées par les vagues” ou imprimées par les rayons lunaires,puis découpées aux formats de la galerie Gaudel de Stampa,soulèvent une vertigineuselame de fond naturaliste.

3 LES ANNÉES 80 Le deuxième volet de cette exposition plongeait au cœur des stratégiesd’appropriation déployées dans cette décennie. Mais de Jack Goldstein à Dokoupil en passant par Julia Watchel,on redécouvrait aussi une esthétique bigarrée du pataquès.

4 ULL HOHN A Between Bridges, à Londres,la présentation des peintureschampêtres de l’Allemand Ull Hohn, mort à 35 ansen 1995, compte parmi les trèsnombreuses expositionsd’artistes oubliés, remis en vue cette année. 2009 avec les vieux…

5 ED RUSCHALes peintures graphiques du Californien sosie de Sean Penn défilent sur les murs de la Tate Modernpour aboutir à cette toile au format Cinémascope où les mots “The End”sautillent et grésillent en noir et blanc.

FRANCIS DESCHODT, galerie Frontières à Hellemmes

Génial. Des totems gluants et sensuels,par moments kitsch, mais dans un sens

terriblement accrochant.”

JEAN-MARC DALLANEGRA, galerie W“Ses peintures de routes m’emmènent sur une autoroute, me rendent glaciale, trempéedans une mélancolie qui m’hypnotise par la sensation de vitesse et de solitude. Je rêveau volant, je m’endors par le froid, je n’existeque dans le mouvement et le paysage.”

LES AFFICHES DE CHRISTOPHE BLANC,Artsfactory/galerie Nomade,espace Beaurepaire“Un graphisme rouge vif et mat comme du sang fluo séché, un truc d’enfant, du bleu :des textures et des couleurs anti-déprime,des vitamines contre l’hiver.”* Musicienne.

les coups de cœur de

Brisa Roché *

top 5 des critiques

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touristes dans la capitale), ces grèveset fermetures font tache dans le paysageculturel français. Malgré cela, le ministre de la Culture, Fré-déric Mitterrand, toujours plus mutique de-puis la polémique déclenchée par le FN ausujet de son livre La Mauvaise Vie, s’est dit“déterminé” à réaliser l’objectif gouverne-mental. En réalité, c’est surtout un esthète(nommé cet été lors du dernier remanie-ment ministériel) qui tient aujourd’hui lesrênes du ministère et préfèredécerner le prix Raymond De-vos à l’humoriste François Rol-lin plutôt que de se coltiner lesnégociations sociales. Coïnci-dence ou pas, en interne aussiles tensions sont palpables avecla création en janvier 2009 d’unConseil pour la création artis-tique dirigé par Marin Karmitzet directement placé sous lehaut patronage de Sarkozy.Crise ministérielle.

Radicalité minimaleReste une certitude : c’est dansle paysage de l’art que la crisese fait le plus visible. Elle aurafavorisé, et peut-être mêmedonné raison à une mouvancerenouvelée d’artistes, de gale-ristes, de critiques d’art et decurateurs qui avaient commepressenti les temps durs à ve-nir et s’étaient d’eux-mêmesécartés depuis quelques annéesdéjà du spectaculaire et de lagrosse production pour en re-venir à une économie demoyens, à une échelle réduite, voire à un“arte povera”. D’où des œuvres volontiers“postconceptuelles”, faites d’images gri-sées, de photocopies noir et blanc, de pa-piers pliés, de micronarrations, de menuscollages, de matériaux précaires et desculptures décousues. Au risque, assumé, de l’opacité voire de laconfidentialité, avec un goût prononcé pourd’obscurs écrivains du passé, les artistesparviennent néanmoins à se dégager desthématiques tartes à la crème, utopies, géo-métrie ou héritages de la modernité, brico-lages et détournements pop, filons surexploi-tés ces dernières années. Eux joignent legeste à l’idée, œuvrent à la fois avec ce qu’ilsont sous la main et en tête, sans en passerpar les effets de manche. Résultat : c’est lapremière génération d’artistes à exploser, si-multanément, dès leurs débuts, en Franceet à l’étranger. Où on les considère, peut-être

un peu vite, comme la branche plastique dela French Theory.Autre formalisation de ce paysage en crise :la tentation du vide. Avec l’exposition Vides,une rétrospective conceptuelle à budget in-finiment réduit, le Centre Pompidou a ou-vert une dizaine de salles inoccupées enhommage notamment à l’exposition vided’Yves Klein montée en 1958, ou à RomanOndak, formidable artiste qui laissera àl’abandon son pavillon slovaque de la Bien-nale de Venise. Ces derniers mois, même le palais de Tokyose laissait aller à cette pente descendanteavec une suite d’expositions monotones etinfrabasses, à la limite du néant et de l’en-nui. Autant dire que sur le terrain de l’ex-trême contemporain, et selon le titre d’uneexposition actuelle au Grand Café de Saint-Nazaire, l’heure est tout simplement à la“radicalité minimale”.

Performances triomphalesDe même, la crise profite aux adeptes de laperformance : longtemps négligée, laisséeen marge, cette pratique trouve sa placedans l’espace-temps de l’exposition, se voitconsacrée par de “nouveaux festivals” àNew York ou Beaubourg, dialogue entre lavidéo et la sculpture chez le duo Prinz/Gho-lam, ou se combine chez Jimmy Robert auxarts du dessin ou du collage. Et ce sont encore des artistes qui cultiventl’art de l’éphémère qui se sont vus, cette an-née, récompensés : Richard Wright en An-gleterre, qui a reçu le Turner Prize pour safresque mordorée vouée à disparaître, etSâadane Afif en France, lauréat du prixMarcel Duchamp, avec ses œuvres penséescomme des partitions au propre comme aufiguré. Comme si, en ces temps de crise, ils’agissait avant tout de jouer la carte duprésent fugace. I

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1 ŒUVRES-DISPLAY : UN ARTDE L’AUTO-EXPOSITIONPeintures montées sur chevalet,œuvres-bibliothèques, sculptures-étagères, objets soclés oucompositions de vitrines… Cesdernières années, on a vu semultiplier des œuvres qui intègrentleur propre dispositif d’accrochageet de monstration. A l’image des

précieuses bibliothèquessavamment composées de livres etd’objets de l’artiste Carol Bove,lauréate du prix Lafayette 2009,remis à l’occasion de la Fiac.Un art du display dans lequell’Israélien Haim Steinbach s’estillustré dès la fin des années 80,et dont le retour a marqué cetteannée. Autonomes et délimitant

un environnement, ces petitesmachines célibataires ont assimiléla conscience aujourd’hui aiguëd’un “art de l’exposition”. Du coup,elles résistent aussi à l’expositioncollective et aux appropriationsdiverses que les commissairesd’exposition peuvent faire desœuvres. Dans le cercle restreint de l’art. Jmx

4 temps forts

Quand l’œuvre estune composition :

Carol Bove,Tantra Yoga

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