Paysage Urbain Premoderne g Chambon

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    Gilles Chambon

    RECONNAISSANCE ESTHETIQUE

    DU PAYSAGE URBAIN PREMODERNE

    ETUDE EFFECTUEE A PARTIR DES REPRESENTATIONS URBAINESDE TRADITION VEDUTISTE EN FRANCE AUX XVIII ET XIXS.

    Recherche D.E.A. : Directeur de recherche Franoise CHOAY

    UNIVERSITE DE PARIS VIIIDpartement dUrbanisme

    1986!version lectronique 2011 : Gilles Chambon

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    INTRODUCTION

    Nous n'avons pas encore acquis la sciencencessaire pour composer harmonieusement l'aide des moyens nouveaux, pour dgager ceux-ci et ordonner, en accord avec les conditions

    sociales et l'idologie de notre poque, lesformes architecturales qui en peuvent driver.

    Andr Lurat, FORMES, COMPOSITIONS, ETLOIS D'HARMONIE.

    Des maisons se dressaient alentour, puissantes,mais irrelles - et aucuneNe nous connut jamais. Qu'y avait-il de rel dans toutcela ?

    Rilke, LES SONNETS A ORPHEE, VIII .

    Il n'est pas nouveau de se lamenter sur l'aspect inesthtique de

    l'architecture et de l'urbanisme contemporains face aux multiples beauts

    receles par les villes anciennes. La rprobation des critiques, qu'ils soient

    ou non praticiens de l'architecture, l'encontre des amnagements

    urbains et du style dominant leur poque, s'est manifeste pour la

    premire fois de faon significative dans les villes d'Italie la

    Renaissance: au nom d'une architecture antique idalise, symbolise par

    les Dix Livres de Vitruve et par les nombreux vestiges romains encore

    debout au quattrocento, tout le cadre architectural et urbain de l'Europe

    mdivale fut rejet par les Alberti, Filarete, Martini, Serlio et quelques

    autres.

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    Dans la seconde moiti du XVIII sicle, la tendance tant la

    redcouverte archologique (fouilles de Pompi en 1748, publication dePiranse sur les antiquits de Rome en 1756, de Leroy -1756- puis de

    Stuart et Rewett -1762- sur les monuments d'Athnes, enfin de Soufflot

    sur Paestum en 1764) et l'exaltation de valeurs rationnelles, les

    esthticiens, derrire Winckelmann, vilipendent les affteries du style

    baroque qui envahit l'Europe, et appellent au Noclassicisme. Au XIXO

    sicle les Romantiques, Tieck en Allemagne, Mrime, Montalembert,

    Hugo,et Michelet en France, Ruskin en Angleterre, dnoncent les ravagesperptrs par les amnageurs contemporains et la mdiocrit de leurs

    ralisations compare aux subtilits de l'art du Moyen-ge. En 1889,

    Camillo Sitte reprend leur rquisitoire et constate "l'indigence des motifs

    et la banalit des amnagements urbains modernes". Une quarantaine

    d'annes plus tard, c'est Le Corbusier qui dnonce le couple omniprsent

    et malfaisant rue corridor/lot btir, et prconise la "ville verte" "sans

    barrire", avec des voies hirarchises indpendantes des btiments, eux-

    mmes "dcolls du sol". Vient enfin dans les annes 1970 une critique

    radicale de l'urbanisme et de l'architecture modernes, destructeurs des

    paysages urbains; Peter Blake s'exprime ainsi :

    "il faudrait tre fou pour payer un centime afin de visiterces "villes radieuses" dont le Mouvement Moderne nous

    a inonds, jusqu' en avoir la nause, d'Osaka Washington. Certains d'entre nous vivent dans ces "villesradieuses" aseptises parce que les prix y sontraisonnables et qu'en gnral les installations sanitairesy fonctionnent correctement. Mais chaque fois que nousen avons la possibilit, nous visitons ces charmantsvieux bourgs et ces merveilleuses vieilles citsconstruites l'chelle humaine. ( ... )ces villesappartiennent la catgorie que Le Corbusier appelaitparfois les "gots humains"." 1

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    Faut-il donc penser que cette remise en question de la valeur esthtique

    de l'environnement urbain, tant un phnomne cyclique de l'histoire,

    tient plus au caractre humain qui se plat renier ce qu'il a ador et qui

    aime avant tout le changement, qu' une vritable infriorit plastique de

    telles solutions formelles rejetes par rapport telles autres prconises?

    S'agit-il simplement d'un besoin naturel d'adapter priodiquement les

    paysages architecturaux au "kunstwollen", au vouloir artistique d'unepoque,parce que chaque grand courant stylistique, chaque grande

    priode d'amnagement finissent toujours au bout d'un temps plus ou

    moins long par perdre de leur puissance et se pervertir, devant alors tre

    relays par quelque chose de nouveau? Mais au-del de ces questions, il

    faut surtout se demander si toutes ces crises qui ont secou les pratiques

    artistiques depuis cinq sicles sont bien de mme nature. Or, rien n'est

    moins sr; malgr quelques apparences, l'histoire ne se rpte jamais.

    La premire tche de mon travail consistera justement montrer que s'il

    a bien exist au cours de l'histoire un mouvement de balancier faisant se

    succder de grands cycles d'expression artistique, dans un sens

    primitivisme-classicisme-manirisme, la crise qui s'est amorce au XIX

    sicle et qui marque le grand tournant technologique du XX sicle, celle

    qui a abouti aux ralisations architecturales et urbanistiques

    contemporaines, celle-l n'a rien de commun avec les prcdentes, sa

    teneur est toute autre. La distance qui s'tablit entre d'un ct les ultimes

    styles historico-figuratifs et les derniers avatars des embellissements

    urbains classiques ou pittoresques, et de l'autre les blocs austres ou

    tapageurs et les vastes espaces informels produits depuis unecinquantaine d'annes, cette distance semble immense, irrductible. Une

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    quantit de micro-quilibres se sont effondrs; ils taient lis auxsystmes de valeurs classiques des hommes de l'art, architectes et dans

    une moindre mesure ingnieurs, la pratique des artisans aussi, avec

    leurs traditions ancres dans un pass recul, ou encore la permanence

    des modles culturels qui rgissaient l'organisation spontane de l'espace

    et son appropriation, consistant en rparations ordinaires et en

    transformations capillaires du tissu urbain 2. Ces quilibres, une fois

    perturbs par l'acclration de l'histoire qui caractrise le passage lapriode contemporaine,n'ont pu tre remplacs -en particulier sur le plan

    de la cohrence des effets esthtiques - par les quelques professions de

    foi rationalistes des architectes des ClAM, et ils ne le seront certainement

    pas davantage par les prtentieux mais vains exercices de style du post-

    modernisme, dont un Venturi ou un Jencks dfendent une bien

    hypothtique pertinence socioculturelle.

    Une fois tay ce constat pralable, il s'agira de mettre en vidence et

    d'analyser les multiples qualits d'aspect qui caractrisent les paysages

    urbains prmodernes, et qui font si cruellement dfaut dans les parties de

    villes touches par des amnagements nouveaux ou dans les espaces

    prolifrants de nos banlieues et villes nouvelles. L'optique de mon projet

    rejoint le courant de rflexion sur l'esthtique urbaine inaugur par

    Camillo Sitte dans son "ART DE BATIR LES VILLES", poursuivi en

    Angleterre par Raymond Unwin et plus rcemment par Gordon Cullen et

    sa thorie du townscape; elle rejoint aussi les proccupations dveloppes

    par Andr Lurat dans son important essai intitul "FORMES,

    COMPOSITION, ET LOIS D'HARMONIE". Ces auteurs ont tent, desdegrs divers, en se fiant l'acuit de leur sensibilit, conforte par une

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    opinion gnrale accordant valeur de beaut particulire aux exemplesqu'ils avaient choisis, de dgager quelques lois ou principes rendant

    compte de l'effet esthtique. Leurs dmarches s'inscrivent en faux contre

    les esthtiques moralistes qui donnent peu d'autonomie au champ formel

    dans l'analyse du jugement de got. Elles se distinguent galement

    nettement des esthtiques exprimentalistes positivistes, issues de

    Fechner et dont le plus rcent dveloppement est d Abraham Moles

    avec sa "THEORIE DE L'INFORMATION ET PERCEPTION ESTHETIQUE",parce qu'elles s'attachent non pas comme ces dernires rduire la

    qualit esthtique quelques lments trop facilement quantifiables et

    finalement insipides3, mais au contraire ne rien laisser chapper de la

    complexit des configurations ressenties comme belles ou harmonieuses,

    quitte restreindre l'efficacit scientifique des analyses. Il s'agit plus pour

    eux de dcrire, de comprendre, et de justifier les qualits

    d'environnements architecturaux remarquables que de rechercher quelque

    formule miracle apte engendrer coup sr des formes belles!"L'oeuvre

    en tant qu' exprience individuelle est thorisable mais non mesurable", a

    dit justement Umberto Eco4.

    Il reste se demander s'il est possible aujourd'hui d'aller plus loin dans

    l'analyse de l'esthtique des ensembles urbains que ne sont alls Sitte,

    Unwin, ou Lurat, et quel peut tre l'apport spcifique de la recherche

    entreprise ici sur l'esthtique architecturale et urbaine prmoderne. A la

    premire question, je rpondrai par l'affirmative, car la grande avance,

    au cours de ces trente dernires annes, de la pense structuraliste et destudes smiotiques ralises dans de multiples domaines, a contribu

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    mettre la disposition des chercheurs une panoplie tendue de catgoriesconceptuelles ou mthodologiques qui, condition d'tre utilises bon

    escient et si l'on vite l'cueil d'une gymnastique intellectuelle creuse,

    peuvent affiner considrablement la description et la modlisation, donc la

    comprhension, de phnomnes rels rcalcitrants,comme ceux d'ordre

    esthtique. Quant l'apport spcifique de ma recherche, dont la

    "gnalogie culturelle" sera prsente dans le premier chapitre, il se

    voudrait double:

    1/ En choisissant de limiter mon corpus d'tude non un lieu

    gographique ou une poque prcise, mais un ensemble cohrent de

    documents iconographiques (ce seront des peintures, des estampes, et

    des photographies dont le choix sera discut au chapitre 2; annonons

    simplement pour l'instant qu'il s'agira de peintures et de gravures

    franaises de la fin du XVIII sicle, de lithographies de la priode

    romantique, et de photographies de la seconde moiti du XIX sicle, qui

    toutes s'inscrivent dans la tradition vdutiste) documents dont la finalit

    tait prcisment de restituer les caractres esthtiques d'un lieu, j'ai

    cherch me prmunir au mieux contre un travers frquent de l'analyse

    architecturale, qui consiste infrer d'un beau plan la beaut rellement

    ressentie d'un amnagement, ou luder le contexte environnemental

    d'un difice et l'angle sous lequel il est vu, comme si cela ne jouait pas un

    rle important dans l'impression esthtique produite. Le choix de garder

    constamment sous les yeux un tmoignage sensible capable de condenser

    et de cristalliser les effets plastiques d'un phnomne rel correspond la

    volont de ne jamais oublier l'motion esthtique elle-mme. Toutdiscours sur l'art est confront cette tentation de falsifier l'impression

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    premire pour naviguer plus facilement dans les considrations abstraiteset la construction de systmes. Je voudrais pour ma part attirer l'attention

    sur le fait que la teneur esthtique d'un paysage, si elle requiert du lieu

    considr certaines proprits structurelles faciles lire et schmatiser

    dans les grandes lignes (organisation des masses, ossature gomtrique),

    ne devient effective que lorsque le permet une expression particulire, qui

    porte sur mille dtails parfois trs tnus, tels le grain des matriaux ou la

    patine pour une architecture. Cela est comme pour l'analyse potiquelittraire: la comprhension et la description des mcanismes linguistiques

    sont importantes parce que la langue est une condition ncessaire la

    ralisation de toute posie, mais la potique se doit d'aller bien au-del

    d'une prsentation des spcificits grammaticales ou rhtoriques si elle

    veut rendre compte des subtiles effets d'une oeuvre crite.

    La dcision dapprocher l'esthtique urbaine prmoderne travers des

    images peut cependant prter quelques critiques : d'abord les images,

    mme judicieusement choisies, ne peuvent bien sr rendre compte

    totalement des phnomnes sensibles prouvs lors de la contemplation

    directe d'un paysage ; la dambulation, en particulier, avec tout ce qu'elle

    comporte d'impressions lies aux espaces et au rythme de leur

    succession, aux surprises ou aux crescendo qui accompagnent certains

    parcours, aux sensations kinesthsiques mme, reste difficilement

    traduisible par des images fixes. Mais de deux maux il faut choisir le

    moindre, et comme de toute faon l'analyse suppose un temps de latence

    et ne se fait qu' posteriori, en s'appuyant sur des souvenirs et desdocuments deux dimensions, il m'a sembl pertinent de considrer

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    certaines images comme les analogons les plus performants des paysagesrels. La notion mme de paysage, dont l'histoire est intimement lie

    la peinture, implique la contemplation, et donc l'arrt du regard, focalis

    dans une direction privilgie; Gilpin, fondateur de la thorie du

    pittoresque, refusait d'appeler paysage un lieu qui ne se prtait pas de

    telles focalisations. On peut ajouter cela qu'avec le dveloppement de

    "l'art moyen" qu'est la photographie, le type de sensibilit visuelle qui fut

    inaugure en ce qui concerne les espaces urbains par les peintresvdutistes au XVIII sicle, est aujourd'hui son apoge et n'a pas de

    raison de dcrotre dans un futur proche.

    L'autre critique possible tient au fait qu'en analysant l'esthtique d'un site

    travers une reprsentation de ce site, on risque de faire une confusion

    entre les effets harmonieux propres au paysage et ceux qui sont lis

    l'art de la reprsentation, son artifice. L encore, mais j'y reviendrai au

    chapitre II , il faut faire la part des choses : toute reprsentation, qu'elle

    soit dessin ou photographie, est toujours une trace incomplte du rel. Et

    on ne doit pas se masquer que les photographies, gnralement

    considres comme tmoignages objectifs parce qu'elles ne font intervenir

    que des processus optiques et chimiques, sont toujours largement

    interprtatives par rapport la ralit et que, surtout en matire

    d'esthtique, leur fidlit est parfois moindre que celle d'estampes ou de

    peintures ; celles-ci en effet disposent de moyens trs subtils pour rendre

    perceptible et juste ce qu'un clich homognise dans les lointains,

    occulte dans une ombre, ou dforme aux angles de l'image. Ainsi la

    condition de s'en tenir aux reprsentations offrant une garantie de

    ralisme, le recours des oeuvres picturales d'artistes, sensibles eux-mmes aux paysages qu'ils avaient transcrire, peut apparatre comme

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    un atout et non comme une gne. N'importe quelle analyse du rel estgalement interprtative parce qu'elle procde forcment par coupures,

    choix, et pondrations ; pourquoi alors, dans l'interprtation des

    phnomnes d'esthtique urbaine, se priverait-on du secours de la

    prcieuse 'sensibilit des peintres vdutistes, ainsi que de la garantie

    qu'ils offrent d'une large reconnaissance sociale?

    2/ La seconde spcificit du travail propos ici tient ce que je

    m'efforcerai de mettre en vidence dans le paysage architectural

    prmoderne des systmes de rgulation esthtique , plutt que des lois,

    des codes, des rgles, ou de simples facteurs d'harmonie. Si nous

    revenons aux auteurs prcdemment cits, nous constatons que C. Sitte

    et R. Unwin reprent d'abord la constance de certains facteurs dans

    l'organisation des lieux urbains jugs pittoresques ou harmonieux ; Sitte

    note la position des monuments sur les places, l'chelle et la proportion de

    celles-ci, leur degr de fermeture, la faon dont leur espace intrieur est

    organis, etc. ; il rige certains de ces facteurs en rgles (qui admettent

    cependant des exceptions car Sitte n'est jamais caricatural) : ainsi le

    dgagement du centre des places, ou encore l'inclusion des monuments

    dans le tissu construit. Unwin, qui reprend abondamment C. Sitte, fait

    dcouler la beaut d'une adaptation fine et d'une utilisation judicieuse des

    lments urbains aux contraintes du site et aux besoins humains, insistant

    sur l'intrt d'un jeu nuanc entre les deux conceptions artistiques

    auxquelles il ramne l'histoire de l'dification des villes: le pittoresque et

    le rgulier. Dans son ETUDE PRATIQUE DU PLAN DES VILLES, quelques

    grands facteurs garants de l'harmonie urbaine, tels le contraste ou lafocalisation, reviennent constamment : ils prfigurent le point de vue de

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    K. Lynch dans la mesure o ils ont trait principalement la lisibilitgnrale des agglomrations et la volont de spcifier au maximum

    chaque lment de repre comme les portes, les places, etc. Comme C.

    Sitte, et sans doute plus encore, Unwin, trs pragmatique, dsire faire un

    manuel directement utilisable par les urbanistes, et transcrit donc ses

    rflexions sur l'esthtique des villes par des rgles d'amnagement. Andr

    Lurat, par contre, dans son projet thorique, est beaucoup plus

    ambitieux; le titre qu'il donne son ouvrage est d'ailleurs explicite:FORMES, COMPOSITION, ET LOIS D'HARMONIE, et en sous-titre

    lments d'une science de lesthtique architecturale . Le fait quil

    tente une somme ntonnera pas si lon songe que dans le domaine de

    larchitecture, contrairement celui de lurbanisme, la rflexion sur

    l'harmonie des formes perptue une riche tradition qui na cess de se

    dvelopper en occident depuis la Renaissance. Cependant l'essai de Lurat

    est, ma connaissance, le premier trait d'architecture n'envisager que

    les problmes spcifiques de la forme. Il le fait d'ailleurs en dtail, avec

    beaucoup de systmatisme, passant successivement en revue les effets

    rsultant de procds constructifs, les formes abstraites, simples et

    complexes, les lments de dcoration et de matire, les lois

    d'organisation, la gomtrie des proportions, et mme les effets optiques;

    toujours, il s'appuie sur des exemples concrets pris dans l'ensemble des

    cultures architecturales du monde. Cependant, il illustre son propos plus

    qu'il n'analyse vraiment les btiments ou ensembles auxquels il fait

    rfrence (except pour la place St Marc o il devance les analyses

    squentielles de Lynch), et on peut lui reprocher de se maintenir un

    niveau de gnralits qui fait perdre de la force ses remarques. IL

    recherche des lois, mais il reste nanmoins prudent:

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    "une loi dans son intervention, peut apporter des rsultats soitpositifs soit ngatifs, tout dpend de son choix et de son

    appropriation qui, l'un et l'autre, sont fonction dans leurqualit tant de leur exactitude que de l'aisance avec laquelleils seront oprs par l'artiste, avec laquelle il les exploiteradans la diversit de leurs proprits. Il n'est donc pas possible,a priori, de dire dans quelle mesure et de quelle manire ceslois peuvent tre utilises, puisque tant de conditions, chaquefois diffrentes, en font varier chaque intervention et laqualit et le caractre. L'efficacit d'une loi est directementfonction de son appropriation son objet, et du talent de celuiqui l'exploite."5

    L'ambigut du propos montre bien que les lois qu'il recherche ne sont pas

    vraiment des lois, mais plutt des repres d'interprtation, des types de

    modlisation de phnomnes visuels harmonieux; et si Lurat insiste sur

    le fait que l'application d'une loi esthtique peut produire le meilleur

    comme le pire, c'est bien qu'il a conscience de la possibilit de contre

    exemples, et donc finalement du caractre ni ncessaire ni suffisant de

    ses modles. Ceux-ci n'indiquent plus alors des lois; on est plutt en face

    de simples proprits, peut-tre signifiantes statistiquement, mais dont le

    lien direct avec l'effet esthtique n'est pas toujours mis en vidence de

    faon convaincante.

    Je voudrais aussi dmarquer mon propos de celui des smioticiens de

    l'architecture, amateurs de codes; ils se sont d'ailleurs peu intresss au

    problme de l'expression esthtique comme valeur sensible, sans doute

    parce que le sens purement esthtique de l'architecture ne leur a pas

    sembl un niveau de signification pertinent, ou suffisamment autonome. Il

    est en gnral analys par eux soit en suivant la thorie de l'information,

    comme le rsultat d'un degr d'ambigut contenu dans le message (cf.

    Eco, LA STRUCTURE ABSENTE, pp 124 et sq) ,mais il parat bien simple de

    dire que tout message ambigu est esthtique; soit comme une banalecatgorie du discours architectural ou de la "textualisation" de la ville (A.

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    Renier), conduisant surtout tudier les procds rhtoriques; soit encorecomme la rsultante d'une bonne adquation des signes architecturaux

    l'idologie et la culture de leurs consommateurs CC. Jencks). Points de

    vue trs intellectuels et trs peu sensibles) donc, mon avis , trs ct

    des phnomnes esthtiques. Et cela vaut mieux, car il serait

    fondamentalement inadquat d'aborder la phnomnologie esthtique par

    une recherche de codes. Cependant, il est indniable que des codes

    ornementaux et une rhtorique de leurs figures existent en architecture,et peuvent intervenir, parmi d'autres, comme systmes de rgulation des

    phnomnes esthtiques de l'environnement construit; c'est en cela qu'on

    pourra tenir compte de l'apport smiotique.

    Si j'envisage d'analyser l'esthtique des paysages prmodernes en

    utilisant la notion de systmes rgulateurs, le but n'est pas, toutefois, de

    rechercher un modle cyberntique qui livrerait la clef d'une beaut

    conue comme celle d'un organisme. La beaut urbaine n'est pas

    analogue un systme, ni mme une entit. Il y a mille formes de

    beaut urbaine, toutes diffrentes, qui se superposent, s'entremlent, ou

    coexistent potentiellement sur chaque site particulier. Point de rgulation

    globale, car toute configuration urbaine harmonieuse peut tout moment

    tre modifie, dvie, et change peu peu en une autre galement

    harmonieuse et trs diffrente; l'histoire donne beaucoup d'exemples de

    ce genre; ainsi aux XVII et XVIII sicles, dans de nombreuses villes, les

    fortifications, dont la beaut apparat sur dessins et gravures de l'poque,

    sont remplaces par les "fosss", "cours", et "boulevards", qui tout en

    s'appuyant sur la mme structure topographique, produisent un paysage

    urbain nouveau, d'une esthtique diffrente. Il faut donc plutt voir dans

    l'impression de beaut qui se dgage d'un lieu urbain la rencontre -addition, superposition, intgration - de multiples sous-systmes

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    esthtiques, jouant diffrentes chelles et selon divers modes; et le

    niveau le plus lev, celui de la globalisation, celui de la composition dutableau urbain, qui rpartit plans, masses, et espaces, et qu'on pourrait

    appeler scnographie, ce niveau est sans doute le moins susceptible d'tre

    analys en termes de systmes de rgulation. Il faut ici remarquer que

    chez la plupart des thoriciens de l'apparence urbaine, c'est toujours le

    niveau global qui semble primordial, quand il n'est pas trait

    exclusivement. Or c'est peut-tre le moins important; non qu'il n'ait un

    grand rle dans la tenue esthtique d'un lieu urbain, mais ce rle est uncouronnement, une mise en valeur finale. Si ce qui est mis en scne

    manque de consistance plastique, quelle que soit la qualit

    scnographique, la beaut sera absente du rsultat; bien plus, l'emphase

    introduite par un agencement raffin risque de mettre davantage en

    vidence l'indigence des lments de base. C'est un peu comme ce qui se

    passe pour une reprsentation thtrale : de bons comdiens rattraperont

    toujours un scnario mdiocre ou une mise en scne vulgaire; mais en

    prsence de mauvais acteurs, mme le meilleur metteur en scne ne

    pourra sauver le spectacle.

    Rappelons-nous donc toujours que l'esthtique du paysage urbain, si elle

    peut tre affaire d'urbanistes, ne le sera vraiment que si en aval les

    architectes produisent des btiments harmonieux, ce qu'ils ne pourront

    faire sans s'appuyer sur la comptence des maons, charpentiers,ou

    autres corps de mtiers, elle-mme grandement tributaire de la qualit

    expressive; des matriaux disponibles et des standards de la mise en

    oeuvre. (Au Moyen Age, il n'y avait pas d'art urbain et pourtant les

    paysages, d'aprs ce qu'on peut en connatre par ce qui en reste, par les

    reprsentations jusqu' nous parvenues, ou encore par analogie avec les

    noyaux anciens de certaines villes du tiers-monde conservs l'cart del'influence de l'occident moderne, n'taient pas dpourvus d'attrait et

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    prsentaient une forte cohrence formelle. Par contre dans les modernesZUP et ZAC, o les urbanistes et architectes n'ont certes pas manqu,

    mais o les travailleurs qui ont particip la ralisation taient en

    majorit des ouvriers peu qualifis, et o les matriaux donnaient peu de

    prise une intervention artistique, l'esthtique du paysage reste

    dsesprment absente.)

    Ainsi la qualit esthtique de l'environnement urbain s'attache la

    convergence d'un grand nombre de mcanismes de toutes sortes, souvent

    indpendant de toute action consciente ou volontaire, et le design

    architectural et urbain, pour tre le dernier n et le plus sophistiqu de

    ces mcanismes, n'en est peut-tre pas le plus efficace. Soulignons

    d'ailleurs qu'une rgulation du paysage se fait d'autant mieux qu'elle met

    en jeu, en les juxtaposant, des dispositifs dont l'volution est lente dans le

    temps, mettant en relation l'intrieur de chaque tableau urbain des

    lments issus d'poques diffrentes et donc de proccupations parfois

    assez divergentes, et les cimentant comme se cimentent en une roche les

    sdiments successifs. Toute action rgulatrice doit composer avec le

    temps, compris comme lenteur, inertie, rmanence du pass; or depuis

    les bouleversements du dbut de ce sicle, tout parat s'acclrer et la

    rapidit devient souvent l'unique critre d'efficacit; rien d'tonnant alors

    si la drgulation s'empare des choses et des esprits, et si la ville devient

    une espce de monstre, comme se plat nous le montrer L. Krier dans

    ses petits croquis faussement nafs.

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    CHAPITRE l

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    CHAPITRE l

    CONSIDERATIONS THEORIQUES PRELIMINAIRES

    Villes ruines par le progrs et mutiles par lacivilisation actuelle ! ... Vous tes si majestueusesen votre vieillesse qu'il semble qu'une megigantesque, un Cid de rve, soutient vos pierreset vous aide affronter les dragons froces de ladestruction ... // Que vous diront-elles, lesgnrations futures ? Quel salut vous fera l'aurore

    sublime de l'avenir ? F . G. Lorca , IMPRESSIONS ET PAYSAGES.

    1/ LA DEREGULATION ESTHETIQUE DES VILLES MODERNES : CONSTAT

    ET HYPOTHESES

    Entre la fin du XIX sicle et la seconde guerre mondiale, les

    transformations sans prcdent qui soprent dans la socit occidentale,

    en particulier sur ses infrastructures, conduisent dans les domaines de

    l'architecture et de l'urbanisme aux bouleversements que l'on connat. Il

    semble alors que tous les systmes rgulateurs qui concouraient la

    cohrence esthtique des paysages urbains se trouvent mis en chec, ce

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    qui n'avait jamais t le cas pour les crises antrieures. Dans le pass, leschangements successifs qui avaient secou la ville, mme brutaux,

    n'avaient jamais remis en cause de faon globale les logiques qui

    donnaient cohsion, complexit, et harmonie aux paysages urbains; ces

    changements concernaient le vocabulaire, la rhtorique, ou mme parfois

    la forme gnrale du "discours" architectural et urbain - par exemple la

    variation stylistique des motifs sculpts, l'importance relative des

    diffrents lments de composition des faades, ou encore lesmodulations gomtriques et dimensionnelles dans le maillage urbain -

    mais jamais ses "lois grammaticales" fondamentales, qui n'avaient que

    peu vari - en architecture, notion de faade, de trave, ou de succession

    entre soubassement, colonne, chapiteau, et entablement... ; en

    urbanisme, rapport rue / parcelle / btiment, etc. Or, dater du

    dploiement du Mouvement Moderne, la morphologie gnrale de la

    langue (le terme est employ mtaphoriquement) architecturale et

    urbaine s'effondre, remplace seulement par une multiplicit d'idiolectes

    qui s'affrontent avec arrogance sans trouver le dialogue ni entre eux, ni

    avec l'hritage pass, comme on peut s'en convaincre en visitant les villes

    nouvelles ou en regardant les quelques oeuvres architecturales rcentes

    fiches en des sites historiques.

    J'essaierai de prciser quelles sont les modifications des structures

    culturelles et technologiques qui ont eu la plus grande responsabilit dans

    cet croulement de l'harmonie urbaine. Mais auparavant je commencerai

    par montrer comment trois phnomnes caractristiques de notre socit

    - l'ampleur du tourisme, le dsir de rhabiliter les tissus urbains anciens,

    et la faible consistance de notre architecture vernaculaire - confirmentl'hypothse d'une incapacit profonde de l'urbanisme et de l'architecture

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    actuels produire quoi que ce soit d'quivalent aux esthtiquesprmodernes.

    * C'est donc en premier lieu le phnomne du tourisme urbain, en

    constant essor, et dont les plus grands flux sont invariablement capts par

    les centres anciens des grandes cits historiques ou les bourgs ayant

    conserv leur architecture ancestrale, qui confirme; par comparaison, le

    peu d'attrait prsent par les paysages urbains modernes. On peut bien

    sr opposer quelques prestigieux contre-exemples, tel Beaubourg Parisdont les touristes semblent raffoler, mais il s'agit l de phnomnes trs

    ponctuels provoqus essentiellement par la publicit mdiatique, relevant

    souvent de la simple curiosit, et mon sens non significatifs en regard

    de ce qu'on pourrait nommer le tourisme de fond, qui s'attache, au cours

    des vacances estivales, dcouvrir les charmes prsents en chaque ville

    de province, mme petite, charmes souvent rpertoris par les prcieux

    guides Michelin, hritiers directs de la tradition romantique. On pourrait

    aussi objecter que le touriste ne recherche pas principalement dans les

    bourgs anciens le plaisir esthtique du paysage, mais plutt la

    consommation de signes historiques, videmment absents des ralisations

    rcentes; il dsirerait donc surtout voir des monuments anciens parce

    qu'ils sont porteurs de valeurs de remmoration 6. En ralit, les deux

    lments, esthtique du paysage et signification historique (ou plus

    gnralement exotique) d'un lieu, ont toujours agi de pair depuis l'origine

    du phnomne touristique moderne, qui remonte ce fameux Grand Tour

    qui, ds la fin du XVII sicle (aprs la paix de Ryswick) menait les

    gentilshommes anglais la dcouverte de l'Italie. L, et particulirement

    Rome, leur taient rvles la fois la culture antique travers les ruines

    monumentales, et la mystrieuse beaut des paysages mditerranens

    saturs de lumire, symbolise par les tableaux de Claude Gele et deSalvatore Rosa.

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    Au XVIII sicle, les grands chemins du tourisme passent dj par Venise;

    l'engouement des voyageurs europens pour les toiles et les gravures deCanaletto, Guardi ou Bellotto (la plupart de ces oeuvres taient vendues

    des trangers), ainsi que l'importante postrit du genre vdutiste au

    XIX sicle, en particulier chez les graveurs et lithographes qui illustreront

    alors les nombreux "Voyages pittoresques", montrent bien le lien troit

    qui unit au XVIII et durant tout le XIX sicle tourisme et esthtique du

    paysage urbain. Et rien d'tonnant que ce soient ces lieux

    particulirement marqus par l'histoire, Rome, Venise, Florence, Paris, ouAmsterdam, qui apparaissent la sensibilit touristique comme les plus

    esthtiques: en effet, l plus qu'ailleurs, de multiples reprises, les

    occasions se sont prsentes au savoir-faire des artistes et artisans de

    matrialiser telle volont, tel pouvoir symbolique ou rel, par toutes sortes

    d'oeuvres d'art et d'embellissements successifs; l plus qu'ailleurs ces

    mmes savoir-faire ont trouv un milieu favorable leur dveloppement,

    et leur diffusion vers les pratiques professionnelles les plus modestes; l

    plus qu'ailleurs, enfin, la nature offrait souvent les ressources d'un site

    complexe, propre susciter mille modulations des appropriations.

    Cependant, paralllement ce got gnralis pour l'harmonie et la

    richesse des lieux faonns par une longue histoire, il y avait toujours des

    prfrences nettement marques envers telle ou telle poque, en fonction

    des thories architecturales du moment. Ainsi, jusqu'au Romantisme, les

    sites mdivaux n'taient gure recherchs; on voit mme encore, en

    1836, Viollet-le-Duc hsiter clamer son admiration pour l'architecture

    mdivale italienne; de Livourne, il crit son pre :

    "Je t'avouerai tout bas, dans le tuyau de l'oreille, que lesmonuments du moyen ge de l'Italie me touchent infinimentplus que les monuments antiques. // "En tre arriv ce

    point de barbarie, de vandalisme, gothisme est... !" diraientcertaines personnes que je connais... aussi il ne faut pasrpandre cela; on en profite, soi, mais il est bon de crier

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    l'unisson avec tout le monde, car autrement ce n'est pas toutle monde qui chante faux, mais vous."7

    De mme, partir de l'poque noclassique, le style baroque tombe en

    disgrce; assimil au style jsuite (rappelons que l'ordre de Loyola fut

    supprim par le pape en 1776 sur la sollicitation de la plupart des princes

    de l'Europe, et que, rtabli en 1814, il fut de nouveau expuls de France

    en 1880), on lui reproche des formes triviales, un style indcis, et des

    dtails vicieux 8; les critiques d'art le bouderont, l'exception de

    Baudelaire, et il faudra attendre l'aube du XXsicle pour que Wolfflin lerhabilite.

    Mais malgr ces modes architecturales qui ne laissaient pas de se

    rpercuter sur le tourisme urbain, il ne faudrait pas conclure que l'objet

    tout entier de ce tourisme en tait dpendant: la sensibilit au paysage

    s'y est souvent inscrite en faux contre les thories dominantes, et on voitmaintes lithographies de "voyages pittoresques" du XIX sicle qui

    s'accommodent de la juxtaposition de btiments de styles divers, y

    compris baroque. Par contre, il est beaucoup plus rare que les

    photographies de nos guides touristiques actuels, lorsqu'elles montrent un

    bourg ancien, ne s'ingnient pas masquer les ventuelles ralisations

    contemporaines, parce que justement elles dtonnent, elles choquent

    notre sensibilit l'harmonie du paysage; et si cela induit une gne

    morale, et qu'alors on veuille navement faire preuve de progressisme en

    glorifiant le voisinage de l'ancien et du moderne, on recherche

    artificiellement un angle de vue qui accentue le contraste jusqu'au

    paradoxe, offrant ainsi bien plus une image-signe qu'un rel paysage

    ressenti de l'intrieur.

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    * Quittons maintenant le phnomne du tourisme pour nous pencher

    quelques instants sur notre pratique quotidienne de citadins; force est deconstater que pour la plupart d'entre nous, le meilleur de la vie urbaine se

    droule encore dans un cadre dont l'ossature formelle remonte au moins

    au XIX sicle, et comporte gnralement des lments beaucoup plus

    anciens. Chacun est mme d'apprcier cette qualit et il est significatif

    qu'on cherche aujourd'hui, avec le frquent soutien des associations

    d'habitants, rhabiliter ce cadre mme lorsqu'il n'a pas de valeur

    monumentale particulire, plutt que de lui substituer des amnagementsnouveaux plus pratiques. On prfre s'accommoder des inconvnients

    qu'il comporte: manque d'ensoleillement frquent, peu d'espace pour les

    enfants, accessibilit automobile difficile; et quand il le faut, on s'ingnie

    mme retrouver un usage aux btiments tombs en dsutude. On

    devine alors que par-del le souci de prserver un lien entre notre

    quotidiennet et un certain pass culturel, c'est aussi la consistance

    esthtique de notre environnement que nous cherchons maintenir, parce

    qu'elle s'effrite inexorablement quand l'espace moderne s'installe.

    Il est significatif aussi que le rinvestissement et la restauration des

    centres anciens soient une particularit contemporaine; de la Renaissance

    jusqu'au XIX sicle, le mouvement gnral avait plutt t inverse: les

    quartiers centraux taient abandonns successivement par les classes

    aises au profit des quartiers nouveaux priphriques, mieux amnags et

    plus sains. A Paris, les nobles dlaissrent le centre d'abord pour le

    Marais, puis ils se portrent au temps de Richelieu vers les Fosss Jaunes,

    et on sait que les plus riches ne cessrent ensuite de se dplacer vers

    l'Ouest9 . Et quand, aprs qu'ait t abondamment discut, entre

    1840 et 1850, le problme du "dplacement de Paris", Napolon IIIet Haussmann dcidrent de rquilibrer l'ensemble de la capitale en

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    perant les grands boulevards, ils les firent border d'immeubles neufs;leur volont tait, entre autres, de faire du coeur de Paris reconquis une

    cit illustre et attrayante pour la bourgeoisie et l'aristocratie, ce qu'ils

    russirent en multipliant le long des grand boulevards, sur une chelle

    sans prcdant historique, de luxueux immeubles en pierre de taille, et en

    crant au bout des alignements des monuments nouveaux riches en

    dcoration, tels l'opra, la bourse du commerce, ou St Augustin (tout ceci

    ne se fit pas videmment sans spolier le petit peuple de la capitale,souvent rejet en priphrie dans de mauvaises constructions). Tout le

    monde alors s'accordait penser que pour produire une plus-value

    esthtique sur la ville, il valait mieux construire des btiments neufs que

    de s'ingnier restaurer les maisons anciennes dgrades. Ainsi, jusqu'

    une poque assez rcente, les "rnovations" taient toujours prfres

    aux "rhabilitations", parce qu'elles semblaient marquer un progrs, une

    meilleure adaptation l'volution des conditions de vie, et de l'chelle de

    la cit; or, nous savons qu'aujourdhui l'inverse se produit parce qu'on

    s'est rendu compte que les grandes rnovations modernes ont t

    incapables d'apporter un "plus" esthtique. En tmoigne le nouveau forum

    des halles Paris: c'est un gigantesque fiasco esthtique, compar par

    exemple la rhabilitation du march de Covent Garden Londres.

    Il existe cependant encore un hrosme architectural vivace, exhibant les

    multiples technologies d'avant-garde comme autant de lgitimations; il se

    manifeste dans les grands projets type Villette ou Tte de Dfense. Mais

    on est en droit de se demander si le vritable renouvellement de l'art

    architectural et urbain ne sortira pas plutt, lentement et discrtement,

    des pratiques professionnelles requalifies par une confrontation

    permanente et difficile, travers la rhabilitation, avec la complexit

    architecturale de l'hritage prmoderne.

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    * Un lment encore vient conforter l'hypothse d'une incapacit de

    l'urbanisme et de l'architecture actuels produire quoi que ce soitd'quivalent aux esthtiques prmodernes: il s'agit de la comparaison des

    rapports qui relient l'architecture dominante -celle du prestige - avec les

    constructions les plus rpandues, appeles vernaculaires parce qu'elles se

    modifient au contact de chaque terroir. Or on est frapp de voir, comme

    l'avaient not Doyon et Hubrecht en 194110, quel point dans

    l'architecture sans architectes de nos bourgs et campagnes, les lments

    du vocabulaire classique taient interprts et remploys avec cohrenceet pertinence. Rudofsky galement montr11les surprenantes beauts et

    la grande diversit des architectures mineures traditionnelles, et leur

    faon frquente de former des ensembles harmonieux. Si l'on regarde par

    contre la production sans architecte de ce dernier demi-sicle, c'est dire

    essentiellement l'habitat pavillonnaire de nos banlieues, force est de

    constater la faiblesse et l'incohrence qu'y ont les retombes du langage

    plastique moderne; la belle fentre en largeur de L.C.a dgnr en de

    minables fentres de sous-sol ou de cuisines; la vrit d'expression de la

    fonction et la volont de supprimer l'ordonnancement symtrique n'ont

    conduit qu' une anarchie totale dans l'organisation des faades, morne

    reflet des alas de la distribution intrieure; les cubes blancs et purs, la

    surface lisse et aux arrtes vives, se sont enduits de crpis tyroliens,

    coiffs de frles toitures aux rminiscences rgionales, et couverts de

    contrevents et terrasses d'un style rustique de pacotille. De plus, malgr

    les quelques oripeaux no-rgionaux dont ils se parent, ces pavillons

    diffrent trs peu de Brest Marseille, tmoignant, par del une certaine

    homognisation des faons de vivre, d'une grande indigence des modles

    proposs12.

    _________________________________

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    Il semble donc bien qu'entre 1918 et 1960, se soit effectu dansl'engendrement du cadre urbain un bouleversement sans prcdent, qui

    s'tait prpar durant tout le XIX sicle. J'insiste encore sur le fait qu'il

    ne faut pas se contenter de voir, dans les modifications qui affectent alors

    l'environnement construit, une simple volution, le seul rajustement des

    formes aux nouveauts technologiques, comme cela s'est souvent produit

    au cours de l'histoire. On ne peut comprendre l'importance de ce dcalage

    entre la richesse des formes urbaines passes et la faiblesse desralisations contemporaines que si on le considre comme l'effet logique

    de la plus importante rvolution qu'ait connu l'environnement humain

    depuis le nolithique, c'est--dire depuis l'invention des villes: je veux

    parler du passage de l're de la traction animale l're de la traction

    motorise. Cette rvolution, qui est la consquence du remplacement d'un

    mode de production artisanal par un mode de production industriel et

    machiniste, a videmment t accompagne par d'importantes

    transformations structurelles. Trois d'entre elles me paraissent capitales

    par les rpercussions qu'elles ont eu sur la morphologie des villes ~ La

    premire est culturelle; elle consiste en un renversement du mode de

    lgitimation des savoirs: la "scientificit" s'y substitue peu peu aux

    prceptes de la tradition. La seconde touche le mode de transmission des

    savoirs, et en particulier des savoirs professionnels : l'cole remplace

    l'atelier. La troisime, d'ordre matriel, est un changement d'chelle dans

    les territoires urbains; elle est une consquence directe de la rapidit

    accrue des moyens de dplacement.

    En l'espace d'une cinquantaine d'annes, ces modifications structurelles

    sont venues bout de tous les"cosystmes esthtiques" qui, bon an mal

    an, avaient toujours fonctionn, et dont il est possible de suivre l'volution

    depuis l'poque gothique (ce que je m'efforcerai de montrer, en partie,dans ce travail).

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    Examinons plus en dtail ces transformations :- la premire (inversion des valeurs de lgitimation des savoirs) est sans

    doute la plus profonde, et celle qui s'est prpare du plus loin; on en

    trouve videmment les prmices dans le nouvel essor de la pense

    rationaliste ds la Renaissance; depuis surtout Copernic et Galile, l'esprit

    humain a eu de plus en plus de mal concilier dogmes traditionnels et

    interprtation scientifique de l'observation exprimentale; les valeurs

    institutionnelles s'en sont trouves secoues maintes reprises: droitdivin, ingalit de naissance, mais aussi tous les systmes d'explication du

    monde, fonds sur une parole ancestrale gnralement cautionne par

    l'glise: Aristote pour la connaissance de la nature, Hippocrate et surtout

    Galien pour la mdecine, et bien sr Vitruve pour l'art de btir. Mais avant

    le XIX sicle, ces crises, mme si elle ont srieusement relativis les

    croyances dominantes, n'ont pas rellement remis en question le principe

    selon lequel pour fonder la lgitimit d'un discours, il fallait se rfrer

    l'autorit13 tire de faits originels ou de personnage fondateurs, qu'ils

    soient mythiques, tel l'homme primitif rinvent au XVIII sicle, ou rels,

    tels les savants de l'antiquit ; ils servaient rendre crdibles les rgles

    par rapport auxquelles pouvaient se situer les pratiques. Le pas dfinitif

    n'est franchi qu'au cours de la seconde moiti du XIX sicle; alors, les

    discours de la connaissance se librent radicalement des vieilles traditions

    et les bafouent : Darwin remplace le couple biblique par des singes, Marx

    substitue l'avnement du proltariat au retour du Fils de l'Homme. Ces

    interprtations du rel, sans allgeance aux croyances ancestrales,

    s'laborent en suivant la logique implacable de l'observation et de la

    mthode scientifique -non contradiction, conomie des hypothses.

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    Des modles neufs sont matrialiss en prolongeant la courbe calculedes changements observs dans tel ou tel champ de la ralit, obissant

    ainsi cette nouvelle ncessit suprme qu'est l'Evolution, cette fatalit

    d'un changement irrversible, d'une fuite en avant rendue "naturelle" par

    l'nonciation du principe thermodynamique de Carnot14. C'est en quelque

    sorte la victoire des modles prvisionnels sur les modles culturels; de la

    raison sur la mmoire; du phantasme sur le mythe.

    Dans le domaine des thories architecturales et urbanistiques, le passagedes modles historiques aux modles rationnels s'initie - avec Boulle,

    Ledoux et Lequeu - ds la fin du XVlll s., et s'accomplit discrtement

    pendant tout le XIX s., tant les rationalistes sont encore empreints de

    rminiscences culturelles: Cerda n'a d'yeux que pour l'Empire Romain;

    quant Durand, Labrouste, et Viollet-le-Duc, ils restent bien attachs aux

    architectures historiques. Il faudra attendre les grands architectes des

    avant-gardes des annes 1920 pour que soit balay tout souvenir explicite

    du pass. Et ds lors, entre les architectures modernes et les architectures

    prmodernes, il n'y a plus grand chose voir; celles-ci peuvent tre

    compares aux langues traditionnelles, charriant les vestiges de leur

    pass et voluant lentement, vhiculant de nombreuses formes

    d'apparence illogique mais souvent d'une grande richesse expressive, et

    s'adaptant subtilement toutes les nuances de la pense; celles-l font

    davantage penser ces langages binaires d'ordinateurs tant la mode

    aujourd'hui, purement artificiels et utilitaires, aptes transcrire et non

    penser, codes plutt que langues. D'un ct les styles anciens semblent

    tats d'quilibre successifs, floraisons rptes d'une sorte de savoir

    collectif millnaire; de l'autre, le moderne design, fascin par la science,

    revendiquant "page blanche" ou "nappe blanche", semble une course

    perdue vers l'innovation: en substituant ce que les cybernticiens

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    appellent une rgulation en tendance, o s'engendre une instabilit

    croissante, une rgulation en constance, il disloque tous les quilibresantrieurs et va, tel une machine emballe, la catastrophe, moins

    qu'un regard en arrire ne lui permette de se stabiliser sur un autre

    pallier, et de retrouver une manire d'cosystme.

    - La seconde transformation radicale,qui va se rpercuter directement sur

    l'aspect de la ville, touche le domaine de la mise en oeuvre. Au XIX

    sicle, la premire vague d'industrialisation du btiment, celle de la fonteet du fer, n'avait pas perturb outre mesure l'organisation des entreprises

    artisanales qui conservaient leurs traditions, malgr la suppression des

    corporations qui avait eu lieu en 1791. La connaissance propre chaque

    mtier continuait de se transmettre dans l'atelier de matre apprenti, et

    travers le compagnonnage. Aprs la seconde guerre mondiale, par

    contre, la gnralisation de l'emploi du bton arm rend de plus en plus

    problmatique l'adaptation des usages professionnels anciens. Mais

    surtout l'institution en 1919 de l'enseignement professionnel* cre les

    conditions d'une dgradation rapide des savoir-faire artisanaux. Les

    mthodes d'apprentissage antrieures taient sans doute trop limites;

    elles procdaient par imitation, secrets, et recettes. Mais le propre d'une

    recette n'est-il pas justement d'tre indfiniment perfectible? C'est la

    libert d'interprtation qu'elle implique qui jadis garantissait cohrence et

    fcondit la cration artisanale. Avec l'enseignement professionnel

    l'cole, la norme vient se substituer l'imitation, et la thorie, hlas

    limite au contenu purement technique, remplace les vieilles recettes.

    Rsultat, les anciens savoir-faire sont relays par une comptence sans

    doute relle, mais sans paisseur, strotype, propre engendrer

    *La loi Astier, promulgue le 25 Juillet 1919, constitue la "Charte de l'Enseignementtechnique industriel et commercial"; son 50 titre, le plus important, a trait aux cours

    professionnels ou de perfectionnement organiss pour les apprentis, les ouvriers et lesemploys du commerce.

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    la banalit performante laquelle nous sommes maintenant accoutums.

    - La dernire transformation a trait l'chelle des interventions

    architecturales et urbaines; elle est rendue possible par la motorisation

    des moyens de dplacement, et par l'importance accrue des participations

    du capital financier (tatique et priv; aux oprations de promotion

    immobilire et d'infrastructure. Le mouvement s'est amorc au XIX

    sicle, alors que les villes industrielles taient malades de leursurpopulation ouvrire, comme en tmoignent les rapports mdicaux des

    Conseils de Salubrit, crs en 1802. C'est sous Napolon III que, grce

    aux travaux d'infrastructure routire et la cration des chemins de fer,

    leur dconcentration commence; elle s'accompagne gnralement d'une

    extension territoriale par annexion de quartiers limitrophes. Mais elle ne

    connat son vritable accomplissement qu'avec le dveloppement

    considrable des banlieues qu'entrane la dmocratisation de l'automobile,

    c'est--dire aprs la seconde guerre mondiale. Alors la rue devient

    nuisance, lieu de rejet plutt que lieu d'attraction; l'chelle accrue des

    agglomrations et les dplacements faciles en voiture conduisent un

    zonage des activits; et cette espce de gonflement lastique de toutes

    les orbes territoriales des pratiques urbaines se rpercute sur les emprises

    au sol, provoquant un desserrement gnral qui remet en question tous

    les systmes anciens de cohrence formelle. Le btiment isol, plant au

    beau milieu de sa parcelle, devient un modle dominant non seulement

    pour les ralisations pavillonnaires15, mais aussi pour les grandes

    oprations de logement collectif qui, bien que tributaires de la rente

    foncire, peuvent se permettre un beau gchis de surface au sol, dans la

    mesure ou l'ascenseur autorise l'empilement indfini des tages, et donc

    l'ajustement facile de la densit la rentabilit. On sait combien une telledilatation dimensionnelle de l'espace a dsarticul et dsarticule chaque

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    jour un peu plus les anciennes urbanits, et les villes nouvelles nous

    montrent quel point les techniciens de l'amnagement sont dmunis

    face ce problme. Peut-on alors, comme le prconise L.Krier, maintenirl'automobile en dehors des lieux de la vie urbaine, et "reconstruire la ville

    europenne"16 en revenant aux anciennes structures? Ou faut-il plutt

    croire les chantres de l'opration "Banlieue 89" qui proposent de bricoler

    une requalification de tous les lieux contrefaits des tendues suburbaines?

    Mais n'allons-nous pas de toute faon vers de nouvelles dceptions, dans

    un cas comme dans l'autre? Pourrons-nous, dans un avenir proche,chapper l'aspect grinant des paysages modernes, ou sont-ils une

    manation irrmissible de notre socit, laquelle nous sommes tenus de

    nous accoutumer, quitte mettre en sourdine notre sensibilit, et

    souscrire, vaille que vaille, aux explications logieuses que la presse

    spcialise ne manque jamais de donner des pires ralisations

    contemporaines? Il est vrai que dans un contexte o l'art tout entier a

    lev l'ancre vers des destinations inconnues et o beaucoup

    d'intellectuels, disciples de Nietzsche et de Heidegger17, veulent nous

    persuader de l'inanit de toute recherche d'une cohrence dans la

    reprsentation mentale du rel, la finalit d'un travail qui prtend

    redcouvrir le chemin d'une beaut urbaine quasi objective,

    comprhensible travers l'tude des paysages prmodernes, peut

    paratre singulirement anachronique. Mais il faut se rappeler qu'il existe

    actuellement, et peut-tre plus que jamais, un rel consensus dans

    l'apprciation des paysages offerts par les ensembles prmodernes de nos

    villes; et qu'un tel consensus n'existe pas concernant les formes urbaines

    contemporaines. Alors, est-ce nostalgie d'un monde jamais rvolu o il

    tait encore possible de faonner une figure urbaine sereine l'idal

    humaniste de la socit bourgeoise? Ou bien est-ce la manifestation d'une

    tendance transculturelle, profonde, propre la sensibilit humaniste (ausens large du mot), et qui permettrait d'apprcier certaines qualits de

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    l'environnement rel au-del de tout systme de signification

    conjoncturel, sa "finalit sans fin", pour reprendre la clbre formule de

    Kant? Cette seconde hypothse a l'avantage d'ouvrir le champ des formesrelles un projet thorique dans lequel l'apprciation sensible n'est pas

    rintroduite artificiellement, a posteriori, comme on peut le reprocher la

    critique dart moderne; elle analyse en effet trop souvent les formes en y

    recherchant exclusivement l'action d'un dterminisme extrieur:

    dterminisme idologique dans l'approche de Tafuri, dterminisme

    historico-culturel dans celle de Panofsky, social chez Bourdieu, ou encore

    navement psycho-physiologique dans les recherches de Moles, etc. Orlorsqu'on analyse trop froidement la forme d'un objet dont la valeur

    esthtique est par ailleurs reconnue, sans chercher prendre en

    considration le plaisir esthtique qu'on y prouve personnellement, on

    risque fort de rester en dehors du phnomne esthtique lui-mme.

    Pour aborder l'esthtique des villes prmodernes, j'essaierai donc en ce

    qui me concerne de maintenir les dveloppements analytiques sous le

    contrle constant de l'empirisme de la perception; je revendiquerai alors

    (modestement) l'hritage des Sensualistes anglais du XVIII s. - qui l'on

    doit d'ailleurs les premires thories critiques du paysage - ainsi que celui

    des phnomnologues, en particulier de Bachelard, dont les cinq livres sur

    l'imagination lmentaire me paraissent dmontrer l'efficience

    d'analyses o le raisonnement ne craint pas de se mettre en rsonance

    avec les complexes nuances de l'apprhension sensible.

    Mais je voudrais maintenant situer plus prcisment mon propos, par

    rapport aux principaux courants de rflexion esthtique, actuels et passs,

    sur l'architecture et le paysage urbain.

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    32

    2/ POINT DE VUE SUR LES PRINCIPAUX COURANTS DE PENSEE EN

    ESTHETIQUE URBAINE

    Pour ce qui est de l'Occident chrtien, on peut faire remonter le projet

    d'amliorer qualitativement le paysage urbain la Renaissance italienne.

    Au quattrocento, les lites urbaines furent amenes, dans le grandmouvement de la rflexion humaniste, penser la beaut des villes non

    plus simplement sous forme d'une manifestation brute de puissance

    militaire ou d'une accumulation dense de richesses, comme cela se passait

    au Moyen-ge, mais bien en termes de reprsentation organise de

    cette puissance ou de cette richesse, en une vritable mise en scne

    urbaine. Un vnement capital marque ce passage : cest la dcouverte,

    ou redcouverte, de la perspective ; elle est ressentie par les peintres et

    architectes comme la clef de l'organisation rationnelle de l'espace de

    reprsentation, et mme comme le symbole des facults rflexives de

    l'esprit18; elle va engendrer une vritable rvolution dans l'ensemble des

    arts, qui seront dsormais domins par son concept. L'art thtral en

    particulier enregistre un srieux bouleversement : on passe peu peu des

    mansions mdivales, qui apparaissaient comme une collection d'lments

    de dcor, investis de significations symboliques prcises et runis pour

    chaque reprsentation sur parvis ou places de la ville, la scne thtrale

    cubique, enclose l'intrieur d'un btiment spcialement affect au

    spectacle, et dont l'axe de fuite se confond avec celui d'un dcor fixe

    voquant de faon raliste, en perspective, non plus la ville relle, qui

    faisait un arrire-plan aux mansions, mais une ville idalise, formidable.

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    En tmoignent les tonnants panneaux reprsentant des villes idales

    (attribus Piero della Francesca et Luciano Laurana), qui constituaient la fois des dcors types des scnes de tragdie et de comdie 19et

    de puissantes prfigurations du paysage urbain natre. Ainsi, on le voit,

    espace urbain et thtralit vont dsormais avoir partie lie, alors mme

    que le lieu thtral proprement dit quitte progressivement le pav des

    villes.

    C'est dans ce contexte que se fonde une certaine ide de la beauturbaine qui dominera pendant presque quatre sicles, matrialise par les

    grands amnagements classiques, baroques, noclassiques, et

    haussmanniens. Elle est base pour l'art urbain sur la scnographie axiale,

    et pour l'architecture sur l'organisation savamment proportionne,

    "symtrise", et codifie du plan et de la faade (qui constitue un plan

    frontal sur-signifiant). La scnographie axiale, directement issue de la

    perspective linaire, impose aux rues mesure et rgularit, alignement et

    orthogonalit, afin que soient perues dans chaque enfilade les lois

    prcises de dcroissance de la pyramide visuelle. Mais elle permet

    galement de dvelopper une rhtorique spatiale grandiose et complexe,

    comme on le voit dans les grandes compositions baroques.

    L'ordonnancement des faades, s'il se relie aussi parfois la perspective

    lorsqu'il prend en compte un point d'observation privilgi et les

    dformations optiques qu'il implique, dpend essentiellement de l'autre

    composante fondamentale de l'esthtique de la Renaissance, lie la

    redcouverte de Platon et des noplatoniciens, et qui peut tre comprise

    comme une mystique de la proportion. On connat l'origine

    pythagoricienne de l'ide d'une harmonie cosmique rgie par les nombres

    et leurs rapports20 ; on sait galement que cette notion de proportion,

    accompagne de son symbolisme macrocosmique et/ou microcosmique seretrouve trs explicitement chez Vitruve21, et qu'elle est reste trs active

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    dans les loges des btisseurs gothiques, qui d'ailleurs connaissaient

    l'architecte romain. Mais alors qu' l'poque mdivale la proportion,

    mme investie d'un pouvoir symbolique, restait un secret professionnel,une sorte de recette technique qui rgissait les tracs rgulateurs mais qui

    ne devait jamais tre divulgue, et qui, de fait, ne pouvait constituer le

    thme manifeste de l'esthtique, l'ge humaniste, au contraire, les

    artistes philologues eurent bien le projet de manifester et mme de

    glorifier, travers une mise en scne esthtique, cette science divine du

    nombre dont on ne finissait pas de s'merveiller en dcouvrant ses

    origines philosophiques, et dont on voyait en l'antiquit une sorte d'ged'or. Les faades des difices affirment donc partir de cette poque la

    clart gomtrique et le rythme pur; elles se parent aussi du dcor des

    ordres antiques parce qu'ils semblent le paradigme de la mise en oeuvre

    du canon d'harmonie. La beaut reconnue est alors une beaut d'ordre et

    de raison, oppose aux charmes sensuels et fantasmatiques de l'art du

    Moyen-ge; elle s'affiche comme morale et normative, surtout partir

    de la seconde moiti du XVII sicle, o se constitue la doctrine

    classique qui va rcuprer au profit du pouvoir la thorie de l'art labore

    par les Italiens, et la transformer en une thorie de lOrdre sur laquelle

    repose une esthtique scientifique 22 ; les architectes lgitiment

    dailleurs leurs privilges face aux simples artisans btisseurs par leur

    science du juste emploi des rgles canoniques; cela n'exclut pas

    cependant les querelles d'interprtation, entre F. Blondel et C. Perrault,

    par exemple; les arguties sur le bon emploi des ordres font d'ailleurs

    perdre l'architecture cette espce de mysticisme spirituel que

    contenaient les oeuvres de la premire Renaissance italienne.

    L'architecture, aux XVII et XVIII s., est une architecture de la Raison,

    de l'Ordre, et de la Loi, tout imprgne de Descartes et de Newton; mais

    cela ne l'empche pas de connatre un grand raffinement, dans lequel

    faste et rigueur se dclinent et se combinent savamment au gr du codedes convenances.

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    Au XIX sicle, mme chez les rationalistes, le canon universel perd de

    son prestige; on peut y voir l'influence des ingnieurs des Ponts etChausses, mais aussi celle des progrs de la connaissance archologique

    qui entrane un certain relativisme des modles, ou encore celle de la

    diversification des programmes institutionnels qui stimule une recherche

    de varit. Quoi qu'il en soit, la mesure arithmtique, l'efficacit

    technique, et une sorte de typologie architecturale cultive remplacent

    peu peu les commandements de la symmetria vitruvienne, dnature en

    notre banale symtrie. Seule l'hermneutique esthtique a encore parfoisrecours la thorie de la proportion harmonique; ainsi l'Allemand August

    Thiersch qui consacre un ouvrage la proportion en architecture23, o il

    dclare avoir trouv en observant les oeuvres les plus russies de tous

    les temps, que dans chacune de ces oeuvres une forme fondamentale se

    rpte, et que les parties forment par leur composition et leur disposition

    des figures semblables .

    Au XX s., beaucoup d'historiens de l'architecture et d'esthticiens

    s'intressent nouveau au problme des proportions et du canon de

    beaut24. De 1920 1950, les travaux de l'architecte M.Borissavlivitch

    et surtout de l'historien de l'art M. Ghyka en France, ceux de J.Hambidge

    aux Etats-Unis, de l'archologue norvgien F.M. Lund, ou encore du Pr.

    Moessel en Allemagne, montrent l'intrt grandissant pour une esthtique

    gomtrique canonique caractre universel; ce regain d'intrt est en

    relation avec le dveloppement la mme poque de l'esthtique

    exprimentale dite "scientifique" issue de Fechner. En 1951, des

    Rencontres Internationales sur la Proportion sont organises, o Le

    Corbusier tient une place prpondrante (il vient d'crire LE MODULOR l

    en 1948). L. C. est sans doute l'architecte qui dvoile le mieux la

    fascination morale d'une grande partie du Mouvement Moderne pour une

    esthtique de l'Ordre, fonde sur des lois et des principes d'essence

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    mathmatique, simples et immuables; la "grille de proportions" que

    propose Le Corbusier met en correspondance l'architecture avec unhomme idal (valu 1,75 m pour le Franais, et 6 pieds pour l 'Anglo-

    Saxon) , comme l'avaient fait les matres de la Renaissance. Mais

    l'encontre de ceux-ci qui ralisrent toujours la mise en oeuvre du canon

    sur le substrat de langages architecturaux complexes parce que rsultant

    d'une longue volution (les ordres et figures stylistiques de l'antiquit

    romaine), Le Corbusier voulut partir d'un degr zro du langage; de

    surcrot, il s'tait galement priv de l'autre outil esthtique qu'avait misau point la Renaissance, la mise en scne axiale, et ne l'avait remplac

    par aucune autre approche scnographique spcifique; d'o mon avis le

    peu d'effets plastiques convaincants de son systme modulaire, et son

    abandon rapide dans la dcennie qui suivit son invention.

    A l'heure actuelle, l'ide d'un canon universel n'a plus cours; on voit par

    contre resurgir un certain noclassicisme architectural et urbain qui

    rintroduit la scnographie axiale ainsi que l'ordre hirarchis et

    symtrique des faades, et dans lequel le vocabulaire architectural

    traditionnel (fronton, colonne, etc.) fait une rapparition. Mais

    l'dulcoration des lments repris de la tradition, due leur frquente

    incompatibilit avec les systmes techniques employs pour leur

    ralisation, et l'absence de complexit et de cohrence globale dans les

    systmes d'expression, banalisent le plus souvent les effets esthtiques et

    les relguent au rang de simples anecdotes au sein des multiples

    contorsions de l'architecture post-moderne. Sur le plan de la thorie, le

    courant de pense de "l'architecture rationnelle", qui est l'origine du

    renouveau noclassique, reste trs peu explicite en matire d'esthtique,

    sans doute parce qu'il n'accorde aucune autonomie ce plan d'analyse

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    des formes architecturales et urbaines. Son projet de reconstruction de

    l'entit urbaine sur les bases des modles de vie collective dsirable 25

    que constituent les centres historiques dans leurs dimensions physique et

    sociale, exprime bien une sympathie pour les paysages urbains

    prmodernes, mais n'implique aucune proccupation intrinsquement

    esthtique (le travail typologique n'en est pas vraiment une) si ce n'est

    celle de tirer la leon politique des lments fixes de l'architecture 26

    (la colonne, le mur, le toit, etc.). Quant la faon de tirer cette leon, elle

    montre que l' architecture rationnelle ne se situe ni dans une pratiqueesthtique normative ou canonique, ni dans une esthtique de l'empirisme

    sensible (cf. paragraphe suivant), mais plutt dans une esthtique

    critique, en phase d'ailleurs avec d'autres domaines de l'art contemporain,

    et dont la principale opration consiste en un jeu mtalinguistique

    gnralement polmique, dans lequel l'architecture urbaine ne s'offre plus

    comme dcor, mais comme acteur (en effet il ne s'agit plus simplement

    de prsenter un paysage la contemplation, mais de raconter un scnario

    travers l'insertion urbaine d'une architecture).

    ____________________________

    L'autre grand courant historique de la pense esthtique sur

    l'environnement physique de l'homme, qui fondera le Romantisme, est n

    en Angleterre au XVIII sicle. Il s'oppose l'esthtique classique en ce

    qu'il se rapporte l'apprciation sensible des phnomnes, et en ce qu'il

    tourne le regard vers la nature sauvage plutt que vers la nature

    ordonne par des lois ou a forciori vers les villes qui, dans un premier

    temps, lui serviront d'ailleurs de repoussoir. Il y avait dj eu au XVIIe s.

    une pousse du subjectivisme et une sorte d'empirisme sensible dans l'art

    pictural: la reprsentation des paysages naturels avait mme atteint un

    niveau que l'impressionnisme seul galera : restitution savante de la

    luminosit et de la mobilit atmosphrique dans l'oeuvre des hollandaisSeghers, Ruysdel, koninck, Cuyp, Vermeer, et beaucoup d'autres;

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    loge lyrique d'une nature contraste, fortement vocatrice, chez S. Rosa

    et les Franais de l'Acadmie de Rome, Claude Gele et les Poussin enparticulier. Et c'est prcisment, au dbut du sicle suivant, la dcouverte

    Rome de l'oeuvre de ces artistes, qui catalysera la sensibilit

    prromantique de l'aristocratie anglaise; elle y retrouvait l'motion

    ressentie en traversant les Alpes, lors du Grand Tour. L'attirance vers une

    nature non pervertie, empreinte du souvenir de la puret originelle, avait

    t aussi conditionne en Angleterre par le prche d'un important

    mouvement du clerg anglican, anti-puritain, qui de 1670 1750 avaitappel un retour "la bont naturelle". C'est donc au sein de cette

    gentry britannique que natront dans la deuxime moiti du XVIII sicle

    les principales tentatives de thorisation de l'esthtique du paysage, dues

    William Gilpin (1724-1804), Uvedale Price (1747-1829), et Richard

    Payne Knight (1750-1824); elles feront amplement appel la notion trs

    en vogue de sublime, 28, qui permet notamment de magnifier certaines

    transgressions des rgles classiques senses garantir la beaut de toute

    oeuvre; elles s'appuieront aussi sur la philosophie de David Hume, qui

    fait des sentiments les fondements du jugement esthtique 29, et sur

    celle d'Edmund Burke, l'un des plus influents penseurs qui marquent en

    Angleterre l'esthtique nouvelle. Ce dernier voyait dans l'exprience

    sensible du "Beau" et du "Sublime", l'action au second degr de deux

    "passions" (instincts) primordiales lies l'une la conservation de soi

    et l'autre la socit des sexes (c'est dire l'amour comme fonction

    sociobiologique); il pensait que la nature, dans son apparence, tait

    porteuse d'une sorte d'expressivit objective propre toucher ces

    passions; ce faisant, il relativisait l'effet de la proportion et de la

    convenance, qui ne visaient selon lui que "approbation et l'assentiment de

    l'esprit, mais non l'amour, ni aucune passion de cette espce"30.

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    W. Gilpin, qui fut le vritable initiateur du tourisme intrieur en Grande-

    Bretagne, eu l'originalit de chercher rendre compte de la particularitdes dimensions esthtiques des paysages naturels, en constatant

    notamment que l'irrgularit en fait toujours partie intgrante. Il

    introduisit alors une catgorie esthtique spcifique, qui allait devenir un

    des concepts clef du romantisme: le "Pittoresque". Dans ses crits

    abondamment illustrs, il tente de mettre en vidence et d'analyser,

    partir des multiples sites de la campagne anglaise, telle la valle de la

    rivire Wye, la rgion des lacs, ou l'Ecosse, qu'il a parcourues le crayon la main, les diffrentes composantes scnographiques qui concourent

    l'esthtique des lieux; et il va dans cet exercice jusqu' corriger la nature

    lorsqu'elle n'est pas tout fait conforme ses critres de beaut

    pittoresque : je suis si attach mes rgles pittoresques, disait-il, que

    si la nature se trompe, je ne peux m'empcher de la redresser .

    Uvedale Price reprendra et approfondira les thories de Gilpin en essayant

    de montrer que le pittoresque est une proprit intrinsque des objets,

    une caractristique objective du rel 31. Son ami R. P. Knight, qui

    dveloppe le thme de la "perception cultive", est en dsaccord avec lui

    sur ce point: il voit dans le sublime et le pittoresque plus le rsultat des

    diverses dispositions d'esprit de celui qui regarde que l'effet des qualits

    relles de la forme (qu'il n'exclue cependant pas totalement); il accorde

    surtout de l'importance, dans la beaut des paysages comme dans celle

    des tableaux, aux associations d'ides qu'engendre la contemplation.

    Mais les uns et les autres inscrivent leurs rflexions sur le paysage dans le

    grand dbat autour de l'art des jardins qui anime l'Angleterre cette

    poque, et, s'ils effleurent parfois les problmes d'esthtique

    architecturale (cf ESSAY ON ARCHITECTURE AND BUILDINGS, de Uvedale

    Price) ce n'est que parce que l'architecture entre dans la composition des

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    paysages ruraux; le paysage urbain est toujours ddaign, parce qu'il est

    paradigme de la dchance morale de la socit: en sa qualit d'universartificiel, (la ville) ne peut prtendre au mieux qu' une beaut infrieure.

    Dans la mesure o elle reprsente une substitution de l'artificiel au

    naturel, on l'assimile couramment une souillure, une pollution, une

    dfiguration. L'urbanisation signifie donc un recul de la beaut en mme

    temps qu'un outrage la Nature 32. Voil bien en ce domaine l'antipode

    de l'humanisme des XV et XVI sicles.

    Cependant peu peu, le mme potentiel esthtique qu'on apprciait dans

    la nature sauvage et les jardins pittoresques sera dcouvert dans le

    paysage des villes; et l encore l'activit picturale a jou un rle

    prcurseur et rvlateur : pensons aux clbres peintures de Canaletto, et

    galement aux gravures de Piranse sur Rome, trs diffuses dans toute

    l'Europe. Mais le vritable essor de l'intrt port au paysage urbain

    pittoresque, sa prolifration travers toutes les couches de la bourgeoisie,

    ne s'est produit qu'aprs 1781, lorsque le peintre Philip James de

    Louthenbourg (1740-1812) eut invent et expos Londres

    l'Eidophusikon qui reconstituait les spectacles de la nature sur une

    scne de thtre, en une srie de tableaux anims, soumis des

    clairages changeants ...Parmi les oeuvres les plus remarques, figurait

    un vaste panorama de Londres peint Greenwich, au sommet de One

    Tree Hill 33. Le terme mme de "panorama" est forg ce moment par

    un autre peintre, Robert Barker, pour dsigner son vaste tableau semi-

    circulaire reprsentant la ville d'Edimbourg vue du haut de Calton hill 34.

    La mode des panoramas fut introduite Paris en 1799 par l'Amricain

    Robert Fulton qui cra le Passage des Panoramas ct de la rue

    Vivienne, o il prsentait le travail de plusieurs peintres.

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    L'attrait pour toutes les ressources qu'offre la peinture et la gravure le

    paysage urbain n'a cess alors de grandir, allant des vues panoramiquesjusqu'aux vues de dtail, passionnantes la fois dans leur souci

    topographique et dans leur grande qualit d'expression (je reviendrai sur

    ce sujet en prsentant mon corpus d'analyse, constitu de vues urbaines

    des XVIII et XIX sicles).

    Mais malgr cet engouement pour le paysage pittoresque des villes, la

    pntration d'une esthtique affrente dans les thories architecturales et

    dans la pratique de l'art urbain reste trs faible, parce qu'elles sont alorsdomines par le noclassicisme. L'esthtique pittoresque sera longtemps

    rserve aux styles "rustique" et "gardenesque", qui se sont forms en

    Angleterre ds les annes 179035; ils concernent essentiellement les villas

    et les "cottages"36qui participent plus du paysage rural ou priurbain que

    des "improvements" vraiment urbains. Cependant toute une tradition

    constructive de logements sociaux paysagers trouve ici son origine (les

    premiers exemples, comme BLAISE HAMLET de John Nash, remontent

    1810, et elle dbouchera au milieu du XIX sicle sur l'important courant

    du "domestic revival". Mais le genre gardenesque (thoris par John

    claudius Loudon dans son "encyclopdia of cottages architecture") vise

    une certaine dsurbanisation de la ville, et c'est pourquoi il ne trouvera un

    cho en Europe que dans l'amnagement des grands jardins publics,

    notamment ceux dessins par Alphand Paris, cependant que les

    crations de places, de rues, ou de boulevards, procderont toujours

    d'une prolongation plus ou moins rigoureuse, et souvent rductrice, des

    principes de composition classiques.

    Il faudra attendre la Vienne de la fin du XIX sicle, et camillo Sitte, pour

    que naisse rellement une esthtique pittoresque proprement urbaine.

    Dans son DER STATEBAU, ce dernier applique aux noyaux urbains une

    analyse esthtique base sur ce que les philosophes anglais du XVIII s. avaient appel l' internal sense , et met l'accent sur l'harmonie subtile

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    des formes urbaines prmodernes irrgulires, rhabilitant par la

    prsentation d'un grand nombre d'exemples concrets les espacesmdivaux des villes nordiques et mridionales, gothiques et romanes.

    Pour Sitte, n'est important pour l'art que ce qui peut tre vu et

    embrass du regard, c'est--dire chaque place ou chaque rue prise

    sparment 37; il parle ce propos de "tableaux urbains", "sublimes" ou

    "grandioses"; on reconnat l la terminologie romantique issue des

    esthticiens du XVlll s.; comme eux d'ailleurs il voyage et retient les

    exemples qui lui permettrons de poser les bases d'une thorie rationnellede l'esthtique visuelle urbaine : il faut absolument donner une

    formulation positive aux exigences de l'art, dit-il, car il est devenu

    impossible de se fier au sentiment gnral. Celui-ci n'existe plus dans le

    domaine de l'art. Il faut tout prix tudier les oeuvres du pass, et

    remplacer la tradition artistique perdue par la connaissance thorique des

    causes qui fondent la beaut des amnagements anciens 38.

    Le livre de Camillo Sitte eut un assez grand succs, et maints quartiers

    des grandes villes europennes raliss dans les deux premires

    dcennies du XX s. tmoignent de son influence, tels ceux crs par

    Unwin en Angleterre, ou ceux du Dr Stubben et de l'cole d'urbanisme

    pittoresque en Allemagne. Son trait a galement apport un soutien aux

    tenants de la prservation des sites urbains anciens, tel Ch. Buls

    Bruxelles. Cependant la dmarche initie par Sitte n'a pas eu ensuite tous

    les dveloppements qu'elle aurait mrits, et cela bien sr cause du ras

    de mare thorique et surtout polmique qu'apportrent les Avant-gardes

    artistiques dans les annes 20. Leurs conceptions en matire d'esthtique

    architecturale et urbaine, que ce soit celle de Gropius et du Bauhaus, celle

    de Le Corbusier, ou mme celle de dissidents comme F.L. Wright, se

    rejoignaient sur l'ide qu'il fallait se librer d'une faon ou d'une autre de

    tout le pass des villes europennes, peru seulement comme une

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    extraordinaire entrave l'avnement d'une esthtique industrielle

    moderne. Autant Sitte avait eu paradoxalement une approchepragmatique et rationnelle de l'esthtique des villes, dans la mesure o il

    acceptait la sensibilit aux configurations urbaines comme un fait, et o il

    tentait d'tudier ce fait en tant que tel, en l'isolant des autres critres de

    valorisation du cadre de vie qu'taient le fonctionnement, l'conomie, ou

    l'innovation sociale, autant les architectes thoriciens du Mouvement

    Moderne ont t incapables de penser ces problmes sparment, parce

    qu'ils s'enfermaient dans une vision manichenne et moralisatrice de laralit o lefficacit technique, l'efficacit sociale, et lefficacit esthtique

    apparaissaient comme les trois facettes indissociables d'un mme projet

    de transformation de la socit, et parce qu'il leur semblait aller de soi

    que la premire entranerait automatiquement les deux autres. Ce sont

    pourtant eux, dont les thories procdaient plus de l'exaltation mystique

    de la science que de la science elle-mme, qui considraient Sitte et ses

    mules comme de nostalgiques rveurs, irrmdiablement emptrs dans

    un pass rvolu. On sait que Le Corbusier s'en prit personnellement

    Sitte, en caricaturant ses points de vue : ... tout doucement, par

    lassitude, faiblesse, anarchie, par le systme des responsabilits

    "dmocratiques", l'touffement recommence. () Plus que cela, on le

    souhaite, on le ralise en vertu des lois de la beaut. On vient de crer la

    religion du chemin des nes. Le mouvement est parti d'Allemagne,

    consquence d'un ouvrage de Camillo Sitte sur l'urbanisme, ouvrage plein

    d'arbitraire; glorification de la ligne courbe et dmonstration spcieuse de

    ses beauts inconcurrenables () Or une ville moderne vit de droite,

    pratiquement : () la droite est dans toute l'histoire humaine, dans toute

    intention humaine, dans tout acte humain ()la rue courbe est le chemin

    des nes, la rue droite le chemin des hommes, 39. L. C. ne s'est jamais

    embarrass de nuances, et c'tait sans doute une de ses qualit; mais on

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    ne peut ici s'empcher de sourire, en pensant que les voies rectilignes de

    Chandigarh, l'unique ville dont il ait pu raliser le plan en applicationrigoureuse de ses principes, sont en dfinitive empruntes davantage par

    les nes que par les automobiles.

    Quoi qu'il en soit, aprs la seconde guerre mondiale, en raison de

    l'urgence des reconstructions, de l'acuit des problmes de logement, et

    de l'emprise croissante de l'automobile, on a vu les ides prnes par le

    Mouvement Moderne devenir les rgles gnrales des amnagements

    urbains nouveaux. Le mouvement des cits jardins, dont on enregistraitd'intressantes ralisations jusqu'en 1939 (pour la France, "le chemin

    vert" de Reims, les cits de Chatenay Malabry et Suresne en rgion

    parisienne), et qui avait mis profit, dans un cadre peu dense, les acquis

    thoriques de l'esthtique pittoresque, est stopp par la progression des

    cits de barres et de tours. Cependant, aprs la disparition en 56 des

    C.I.A.M., au moment mme o dbutent les plus vastes ralisations de

    l'urbanisme moderne, apparat au sein des architectes un courant critique

    dissident, qui se caractrise par la volont d'un regard plus scientifique et

    moins triomphaliste sur la constitution physique des villes 40; ce courant

    s'inscrit dans la mouvance de la pense structuraliste, qui commence alors

    se diffuser dans l'ensemble des sciences humaines. Il va dboucher sur

    une rhabilitation des formes urbaines prmodernes, dans lesquelles on

    redcouvre une complexit absente des ensembles modernes, et une

    adaptation fine aux multiples facettes de lorganisation microsociale.

    Les analyses qui sont proposes alors apportent un renouveau

    mthodologique et conceptuel considrable: qu'on pense aux applications

    de modles mathmatiques faites par C. Alexander41; aux approches

    typologiques si fcondes pour la comprhension de la formation

    morphologique des villes, menes d'abord en Italie par S. Muratori,

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    C. Aymonino et A. Rossi, et reprises par les Franais Ph. Panerai, J. Castex

    et J-Ch. Depaule42

    ; aux nombreux travaux caractre smiologique ousmiotique auxquels peuvent tre associs les noms de U. Eco, F. Choay,

    Ch. Jencks, A.J. Greimas, F. Boudon, A. Rnier, S. Ostrowetsky, etc.43;

    aux tudes tendance phnomnologique, comme celles de P. Sansot et

    de J-F. Augoyard44, celles de tendance anthropologique, que nous a

    livres E.T. Hall45, ou enfin aux plus traditionnels crits historico-critiques,

    renouvels par M. Tafuri, G.C. Argan, Ch. Norberg-Schulz, etc... Mais si

    tous se penchent avec enthousiasme sur les strates prmodernes de nosvilles, leur consistance esthtique visuelle, bien qu'elle soit la plupart du

    temps reconnue implicitement, reste en de des proccupations

    thoriques et de la nouvelle volont d'investigation rationnelle. Panerai,

    par exemple, tout en reconnaissant que l'analyse pittoresque ()a eu le

    mrite de replacer l'objet architectural dans un paysage global et de

    proposer des moyens pour l'tude systmatique, d'un domaine qui jusque

    l restait celui du seul sentiment 47, constate les insuffisances de cette

    approche , qui admettait implicitement que la reconstitution du dcor

    suffirait recrer les relations sociales , il semble bien l vacuer toute

    autonomie possible entre le champ de l'esthtique et le champ de

    l'efficience sociale, retombant d'une autre faon dans le travers

    prcdemment dnonc chez les architectes des Avant-gardes.

    Parmi les thoriciens contemporains, si l'on excepte K. Lynch48qui dans la

    perception visuelle de la ville s'attache rarement la consistance

    proprement esthtique, il n'y a gure que l'urbaniste et urbanologue

    anglais Gordon Cullen, alias Ivor de Wolfe, pour s'tre pench, dans la

    tradition de Sitte et d'Unwin, sur les qualits plastiques du paysage

    urbain. On regrettera toutefois qu'il n'intgre pas les concepts et

    mthodes nouvelles des sciences humaines et qu'en dfinitive, il

    n'effectue aucune avance substantielle par rapport ses prdcesseurs.

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    L'analyse esthtique du paysage urbain est-elle donc dfinitivement

    obsolte? Notre sensibilit s'est-elle ce point trompe, depuis les grands

    enthousiasmes romantiques, que nous ne puissions plus l