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Presses Universitaires du Mirail La paysannerie congédiée. Notes sur une telenovela colombienne Author(s): Jacques GILARD Source: Caravelle (1988-), No. 79, PAYSANNERIES LATINO-AMÉRICAINES : MYTHES ET RÉALITÉS: Hommage à Romain Gaignard (Décembre 2002), pp. 131-146 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40854000 . Accessed: 15/06/2014 07:46 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.158 on Sun, 15 Jun 2014 07:46:39 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Presses Universitaires du Mirail

La paysannerie congédiée. Notes sur une telenovela colombienneAuthor(s): Jacques GILARDSource: Caravelle (1988-), No. 79, PAYSANNERIES LATINO-AMÉRICAINES : MYTHES ETRÉALITÉS: Hommage à Romain Gaignard (Décembre 2002), pp. 131-146Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40854000 .

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CM.H.LB. Caravelle n° 79, p. 131-146, Toulouse, 2002

La paysannerie congédiée. Notes sur une telenovela colombienne

PAR

Jacques GILARD

IPEAL T, Université de Toulouse-Le Mirati

Le synopsis d'un feuilleton télévisé est un produit intermédiaire où les mots tiennent imparfaitement lieu d'images et de sons. Il sera question ici du seul synopsis d'une telenovela colombienne, un texte qui a néanmoins l'ampleur d'un roman et qui est bien un acceptable roman de gare. Très colombien à première vue, puisque l'histoire se situe dans l'univers du café, son thème pose la question de ce que la fiction télévisée peut faire d'une mythologie nationale, avec d'autant plus d'acuité que cette mythologie touche aussi une réalité sociale actuelle et changeante. Alors que des schémas tenaces continuent à réduire l'agriculture latino- américaine à un conflit entre latifundio et minifundio^ ce texte montre comment sont traitées mythologie et réalité et ce que devient, une fois passé au filtre de la télévision commerciale, l'acteur principal de la caféiculture colombienne : le petit paysan. A peu près oublié par la littérature du pays, mais toujours invoqué dans les éditoriaux de presse et présenté comme figure nationale (le café lié à la silhouette publicitaire de Juan Val dés), le caféiculteur allait-il se retrouver au premier plan sur le petit écran de ses compatriotes ? Entrepris en 1990, le synopsis de Café con aroma de mujer, de Fernando Gaitánl, semble avoir été conçu plutôt pour éluder une réalité pourtant évidente et particulièrement riche.

1 Fernando Gaitán, Café con aroma de mujer, Barcelona, Ediciones B, 1997, 269 p. Nous citons d'après cette édition (références entre parenthèses après chaque citation). Première édition : La Oveja Negra, Bogotá, 1995.

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Les feux de la passion

On ne saurait concevoir de telenovela sans les feux de la passion et Café con aroma de mujer est dans la norme. Et même si l'ambition affichée était de raconter à la Colombie une histoire liée à l'arbuste emblématique de la nationalité, cette histoire allait surtout être celle d'amours contrariées, triomphant après maintes péripéties douloureuses.

Dans Café con aroma de mujer, deux amants finissent donc par se rejoindre malgré les vilenies de ceux que les boléros appellent joliment «los enemigos». Sebastián Vallejo et Teresita Suárez, surnommée Gaviota, tombent dans les bras l'un de l'autre à la dernière page, comme il se doit, mais dans les circonstances insolites d'une espagnolade : elle est déguisée en manóla et le baiser final scelle publiquement le triomphe de l'amour, sur une arène et à proximité d'un taureau de combat. Le contingent des « ennemis » a été fourni par la parenté de Sebastián, une grande famille du café. Il est vrai que le destin avait choisi des conditions hostiles à l'amour, puisque Gaviota est issue du groupe le plus humble et instable du monde caféicole : la masse des cueilleurs qui, parcourant au gré des saisons et des productions la géographie colombienne, s'engagent en octobre dans la récolte des caféières :

Son colombianos con alma de gitanos: no pertenecen a ningún sitio, no tienen casa, tan sólo poseen lo que llevan puesto; vienen de recorrer diferentes partes del país; vienen de otra cosecha, vienen de donde se necesita una mano de obra temporal; vienen del Cesar de recoger algodón o del Tolima donde trabajan en las cosechas de sorgo, o del Chocó de donde regresan como siempre con la ilusión rota de no encontrar oro, o de cualquier otra parte del país donde puedan sobrevivir mientras llega la cosecha del café. (p. 15)

Les extrêmes de la chaîne sociale se rejoignent et le grand caféiculteur s'unit à la prolétaire nomade, comme le prince épouse la bergère dans les contes qui finissent bien. Les péripéties ne retiendront pas notre attention. Elles se déroulent en partie dans le terroir caféier de la Cordillère centrale, dans l'ancien département du Caldas (le « vieux » Caldas) aujourd'hui démembré, à Bogota, en Europe et aux États-Unis. Les rebondissements sont liés aux luttes internes de la famille, avec un bel étalage de méchancetés diverses et quelques éclats de sottise bourgeoise. Chez les Vallejo, Atrides des Andes, les haines s'entrecroisent, se heurtent ou se liguent, mais le débonnaire Sebastián se retrouve malgré tout à la tête de l'empire familial et dans les bras de son aimée.

Celle-ci n'en aura pas moins commis le péché de démesure, en visant et en parvenant plus haut que l'ordre social ne le permet. Son surnom de « mouette » dit peut-être sa condition de travailleuse itinérante, mais il indique aussi une aptitude à s'élever et à voir loin. Elle tranche sur son propre milieu par sa soif d'apprendre, qui la dote d'un modeste niveau

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primaire parmi des analphabètes inaptes à voir plus loin que la prochaine paie. Également par sa passion pour chansonnettes sentimentales et telenovelas - et elle vit jusqu'au happy end sa propre telenovela. Et surtout elle s'élève dans la hiérarchie sociale car, après un invraisemblable voyage européen (dans le circuit de la prostitution, mais sans jamais se vendre), elle s'insinue dans l'affaire des Vallejo, devient un cadre influent puis, malgré de durs revers, se fait une place dans le réseau extérieur de la Fédération nationale du café. Démesure proportionnelle à l'invraisemblance de ce destin... Mais ces deux traits, ressorts inséparables de toute littérature populaire et qu'il faut accepter comme tels, suggèrent aussi une autre lecture.

L'ascension de Gaviota suppose que la jeune femme se trouve assez vite au cœur du système, dans le lieu de richesse et de pouvoir qu'est la capitale du pays. Les perfidies feutrées des Vallejo, les intrigues qui se nouent autour de Sebastián et de son aimée, ne sont possibles que loin de la terre, dans des serres sociales où l'être humain est une plante cultivée hors sol - ce qui explique que Café con aroma de mujer puisse ne compter que quelques épisodes se déroulant au cœur du terroir caféier : sur un total de quinze chapitres (d'inégale longueur), on relève seulement une assez longue partie des chapitres 1 et 2, et un flash-back dans le chapitre 1 1 . Cette histoire de café a donc peu à voir avec les caféières. Pourtant, nouée en principe autour du produit national et dictée par les lois compensatoires du feuilleton populaire, cette union entre le bas et le haut avait besoin d'une présence de la terre. C'est la terre qu'est censée représenter Gaviota, alors que son surnom et son ascension la placent plutôt sous le signe de l'air. Les choix de l'auteur - et les attentes des programmateurs - sont très éloignés des réalités du terroir caféier.

L'histoire éludée

Cette pauvreté des coordonnées se répète pour l'élément historique. Au premier abord, la datation des épisodes semble devoir réunir en une seule trame l'anecdote fictionnelle et le devenir national. Le premier fragment du premier chapitre, situé le 7 septembre 1975, a pour accroche les gelées qui ravagent une partie des caféières brésiliennes, heureuse nouvelle pour la caféiculture colombienne et promesse d'années d'opulence. Le récit mentionne ensuite plus d'une fois la bonanza cafetera qui en découla. Mais ces gelées n'étaient pas un scoop le 7 septembre 1975, puisque c'était un mois et demi plus tôt, en juillet, que d'énormes titres les annonçaient en première page de tous les quotidiens. Petite inconséquence du scénariste, mais signe avant-coureur de sa désinvolture à l'égard des processus historiques. De fait, on ne trouve de données datées que jusqu'au chapitre 9 : un premier fragment situé le 24 décembre 1978, un deuxième le 15 janvier 1979 et deux autres

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vaguement situés en mars et mai 1979. Avec le chapitre 10 - qui s'ouvre par cette phrase : «El mundo se ha roto» (p. 213) - on entre dans la partie la plus intense du mélodrame, le calendrier est perdu de vue, et avec lui l'histoire colombienne. L'anecdote s'installe dans l'univers intemporel des passions. Les derniers mois de 1978 étaient pourtant ceux de l'instauration du « Statut de Sécurité » par le président Turbay et le début de 1979 voyait les premières protestations massives contre les violations des droits civiques et humains qui en avaient découlé. Le scénariste n'en a cure et ses personnages ignorent la péripétie collective.

Ainsi, pour les nombreux épisodes situés à Bogota, l'insécurité urbaine n'affecte aucun des personnages. La vie mondaine des épouses, les luttes d'influence dans les bureaux et les réunions de famille se déroulent sans qu'apparaisse jamais le souci de cette insécurité, alors que la Colombie était déjà considérée comme un pays des plus dangereux. L'industrie de l'enlèvement était en plein essor - peu mentionnée en 1975 mais intégrée par tous les esprits en 1978 -, et pourtant on n'en trouve pas trace dans le récit, pas plus qu'on ne voit de gardes du corps entourer les potentats du café ou les omniprésents celadores protéger résidences et bureaux.

Ces années de bonanza cafetera étaient aussi celles de la marihuana - on a parlé de bonanza marimbera - et voyaient l'essor de la coca, moins spectaculaire mais plus déstabilisateur. Bien moins présentes qu'aujourd'hui, mais présentes tout de même, les guérillas ne sont jamais mentionnées. Et la Violence, dont le souvenir pesait encore (l'histoire commence un an après le « démontage » du Front National), est évoquée seulement deux fois. Nous ne mentionnons pour l'instant que la seconde : dans le chapitre 1, alors que le patriarche fondateur du clan Vallejo est en train d'agoniser, sa femme revoit sa vie avec lui et se rappelle que «vivió con él el esplendor de las grandes fiestas y recepciones en la Bogotá anterior y posterior a la violencia» (p. 22). En d'autres termes, les personnages de cette telenovela ne sont pas impliqués dans, ni affectés par, les malheurs du pays. Sauf le passé du patriarche - il descend de colonisateurs antioqueños (p. 22), il a été commerçant (p. 21), il a décidé de cultiver le café puis de l'exporter {ibid) - et sauf un trait relatif au passé de la mère de Gaviota, que nous verrons plus loin, l'histoire ne pèse d'aucun poids dans Café con aroma de mujer.

Anticipant quelque peu sur la façon dont la telenovela voit l'univers du café, on remarque l'indifférence du scénariste à ce qui était pourtant, dans les années où se situe l'anecdote, une mutation majeure de la caféiculture, en Colombie comme ailleurs, et un thème de débat. Les paysages eux-mêmes s'en trouvaient modifiés. Le traditionnel caféier criollo cédait la place à de nouvelles variétés d'arabica, principalement le caturra. Alors que le criollo demandait la protection d'ombrages et se combinait à d'autres productions, le caturra pousse au soleil, entraînant la disparition des ombrages et permettant ou imposant une spécialisation

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plus grande, un changement des pratiques culturales et des comportements sociaux. Rien n'en est dit. Les feux de la passion se soucient peu d'éléments aussi importants, même si l'ambition existait de donner à voir l'univers du café.

La terre ne ment pas

Malgré la peu d'attention prêté au terroir, malgré l'indigence des données socio-historiques, malgré cette indifférence aux mutations de la caféiculture, on ne peut oublier que le café passe pour le produit national, que d'une certaine façon il est perçu comme l'expression même de la terre colombienne et qu'il est auréolé des valeurs positives du travail. Il fournissait une matière très consensuelle pour un feuilleton de grande consommation, et apte à réconforter tout un public dans un moment qui était de malheur national : au moment où commençait sa rédaction (1990), la guerre de la coca n'était pas surmontée. Même si l'essentiel était de proposer une histoire de passion imprégnée de larmes, le monde du café pouvait, dans un épanchement de sensiblerie, raviver une fierté face aux ravages du narcotrafic et à la dérive des guérillas : réunir la nationalité. Naguère central dans les récits des narrateurs « terrigénistes » adeptes du nationalisme littéraire, dans les années 1940 et 1950, le terroir pouvait être le lieu -lieu commun, lieu de la communauté - propice à d'apaisantes retrouvailles du pays avec lui- même.

Bien que la terre figure peu dans Café con aroma de mujer, elle n'en est pas moins le lieu et le vecteur du bien dans l'anecdote, le terrain des bons, l'espace des vertus laborieuses - et, bien entendu, de l'amour souverain. Gaviota a beau nous sembler, de par son invraisemblable ascension sociale, un personnage plus aérien que terrien, elle reste la travailleuse rurale, incarnation - conventionnelle, certes - des saines valeurs de la terre. Elle est honnête et chaste : malgré son périple européen, elle ne se donne qu'à un seul homme. Elle est instinctive comme sont censés l'être les ruraux : c'est son instinct, et non un talent d'intrigante, qui l'aide à progresser, sans formation adéquate, dans les hautes sphères de la caféiculture. Son appétit de savoir dément au préalable toute forme d'ambition perverse (sa mallette de nomade, chargée de manuels scolaires). Ses amours avec Sebastián Vallejo se situent sous le signe de la terre : c'est parmi les caféiers de la plantation qu'a lieu la première étreinte.

Enfant du fils cadet du patriarche - Rafael, «hombre manso (...) vinculado sentimentalmente a la tierra, al grano y a la cosecha» (p. 25) -, Sebastián lui-même est marqué par la terre, dont il incarne les vertus au sein du groupe familial. Celui-ci est d'ailleurs traversé par une fracture. Le fondateur de la prospérité familiale, également constructeur de la belle

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maison d'hacienda, avait eu très tôt la clairvoyance d'élargir son activité à l'exportation. A sa mort, survenue dans le premier chapitre, le testament répartit les fonctions tout en maintenant l'unité du groupe. Une branche se consacrera à la production et l'autre à l'exportation. Les producteurs sont les bons et les exportateurs les méchants. La coupure morale n'est pas aussi nettement marquée au début : ceux de la campagne sont simples et gauches, tandis que ceux de la ville sont vaniteux et avides (et leurs femmes superficielles et frivoles).

Mais la jeune génération, celle des petits-enfants du fondateur, présente des contrastes éthiques très forts. Les deux cousins Iván et Sebastián incarnent les pôles opposés. Iván, qui est un séducteur forcené - en quelque sorte celui qui disperse -, sera aussi l'exportateur entreprenant et audacieux, jamais embarrassé de scrupules, au point de se livrer à une escroquerie internationale, en parallèle avec de cyniques trahisons dans l'intrigue sentimentale :

Iván, al contrario de Sebastián, desprecia la tierra, la vida de las haciendas, y prefiere ver el café, no en su forma primitiva sino transformado, por la magia de la economía y de las transacciones ambiciosas, en acciones de la bolsa internacional. No se cansa ahora de vaticinarle a su primo, con cierta burla latente, que su delirio por el universo agrícola lo mantendrá aislado del mundo, de las grandes metrópolis y de sus mujeres, de las oficinas donde se maneja el negocio del café, de la bullente vida social de las ciudades, y que él (sic), por el contrario, se mantendrá marginado toda su vida, en una granja, alucinado por las «tontas» experiencias naturales, (p. 33)

Destiné à la gestion des nombreuses caféières des Vallejo, très attaché à l'hacienda qui en est le cœur, Sebastián est un provincial, mal à l'aise en milieu urbain (à Londres, où on le découvre au début, comme à Bogota). A l'opposé de son cousin, il est désarmé devant les femmes et, après maints échecs, ne peut vivre sa virilité qu'avec la rurale Gaviota. Alors que son cousin disperse, Sebastián concentre - et réunit, après la déroute d'Iván, les deux branches de l'activité familiale. Avec lui, la morale triomphe, ainsi que l'amour, et c'est aussi la terre qui triomphe.

Comme en littérature au temps du nationalisme littéraire, le cadre local reste donc attachant et rassurant, lié à des valeurs éthiques jugées sûres, celles dont le terroir est censé être porteur ; en premier lieu le travail fécond, notion indissociable de celle d'une caféiculture familiale (en fait, d'une autre caféiculture familiale - nous y reviendrons). Une

permanence paisible s'oppose avec succès à toutes les aventures ; c'est un inquiétant cosmopolitisme qui est finalement vaincu, une modernité synonyme de dérive morale. Malgré le déséquilibre du synopsis, malgré les pages interminables accordées aux intrigues urbaines, avec leurs ramifications internationales et leurs rebondissements mélodramatiques - feuilleton oblige -, le vieux cliché selon lequel la terre ne ment pas reste bien sous-jacent à cette histoire.

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L'univers du café ?

L'intention de donner à voir les deux extrémités de la chaîne pouvait, bien sûr, être légitime - mais la morale de l'histoire opère un repli très voyant sur des valeurs réputées terriennes. Cette intention était celle du scénariste et des programmateurs. Dans son introduction à l'édition du synopsis en livre de poche, Fernando Gaitán rappelle d'emblée :

En 1990 RCN Televisión me encomendó la tarea de escribir una historia que tuviera como trasfondo el universo cafetero colombiano. Para la programadora resultaba curioso que la televisión no se hubiera ocupado del tema hasta el momento; un tema vital para la economía y la cultura del país, y un tema que abarcaba a un porcentaje muy alto e importante de la población colombiana, (p. 7)

II s'agissait donc de restituer «el universo cafetero colombiano». Le scénariste, dans la recherche initiale de documentation, se tourne vers la littérature nationale. Bien que sa quête n'ait pas été très poussée (le roman qu'il mentionne n'est pas le seul titre existant), il constate une quasi absence du thème du café - un désintérêt ancien et bien réel2, préalable à celui que, dans son propre champ, la télévision cherchait maintenant à corriger. Le roman cité, La cosecha, de J. A. Osório Lizarazo3, lui donne, dit-il, «las primeras luces sobre un ambiente cafetero» (p. 7). Mais l'article indéfini traduit son insatisfaction : «... no reflejaba (esta novela) el universo que deseaba tocar en mi historia» (ibid). Le temps avait passé (le roman est de 1935) et la réalité n'était plus la même. «Por tanto habría que construir una nueva realidad» (¡bid).

La véracité documentaire que le scénariste attribue à la littérature est une illusion - et plus encore s'agissant de La cosecha, qu'imprègne un naturalisme anachronique. En outre, le jeu sur les articles défini et indéfini recouvre, sous l'apparente sincérité de la démarche, une stratégie qui est celle de la fabrication d'une histoire standard, telle que pouvait la réclamer une chaîne de télévision. Le scénariste d'un feuilleton n'est pas le romancier qui n'a de comptes à rendre qu'à son propre imaginaire. Et ce n'était pas «le» monde du café mais «un» monde, «nueva realidad» à construire, «el universo que deseaba tocar» : univers préconçu, nourri d'archétypes étrangers à tout contexte.

2 Sur la quasi invisibilité du café dans une littérature de l'Amérique hispanophone, voir Claire Pailler, « Le café et l'imaginaire costaricien », Caravelle, Toulouse, n° 61, p. 93- 1 02. Nous avons noté le même fait en Colombie : Jacques Gilard, « Le café : un inconnu dans le roman colombien ? », /»Jean-Christian Tulet & Jacques Gilard (coord.), La fleur du café. Caféiculteurs de l'Amérique hispanophone, Paris, Khartala, 2000, p. 301-342. 3 J. A. Osório Lizarazo, La cosecha, Manizales, Casa Editorial Arturo Zapata, 1935, 285 p.

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S'il est vrai que les mots ne sont pas les images, le paysage du café n'apparaît guère dans les scènes situées au cœur du terroir. On l'entrevoit dans le premier chapitre, lors de l'agonie du patriarche :

En la hacienda Casablanca, Octavio Vallejo ha pedido que le abran las cortinas de su habitación para contemplar, como si fuera por ultima vez, el paisaje ancestral: cientos de cafetos verdes, abarrotados de granos rojos, en medio de unas laderas turbias por la neblina mañanera, diáfanos y nítidos al mediodía, cálidos en la noche, (p. 21)

Par la suite, l'arbuste n'est plus nommé, et le mot cafetal n'apparaît que deux fois. D'abord dans le chapitre 2, quand Sebastián et Gaviota vont devenir amants («... irán juntos a observar el nacimiento del día, perdidos entre los cafetales», p. 66). Ensuite, lors du flash-back du chapitre 11, qui évoque les rencontres furtives du patriarche et de la mère de Gaviota, mention tardive qui fait passer dans l'histoire le frisson de l'inceste, aussitôt démenti : chaque soir, Octavio aimait «caminar por los cafetales» (p. 227) et y retrouver cette Scheherazade des caféières, dont les histoires lui faisaient oublier ses soucis.

Pour le reste, l'essentiel des épisodes du terroir se passe au centre de la propriété des Vallejo : la maison des maîtres, le cuartel des saisonniers, l'espace qui les sépare - le tournage s'y ferait sans problèmes. On entrevoit à peine un «ranchito en las afueras de la hacienda donde venden unos aguardientes enormes» (p. 53). En outre, une partie de ces épisodes se déroule à Pereira, où les cueilleurs vont dépenser leur paie en fin de semaine. Le scénario ne fait aucune place aux scènes de récolte, alors que l'héroïne est une cueilleuse et que le destin se noue en temps de récolte, et il n'est donc pas étonnant que rien ne soit dit non plus de l'élaboration du produit (quelle technique, quel personnel, quelles scènes ?) ni de l'entretien des plantations. Et on se rappelle que les querelles des Vallejo se jouent à huis clos, dans la capitale (pratiquement douze chapitres sur quinze). Étrange conception pour une «historia que tuviera como trasfondo el universo cafetero colombiano». Les a priori ne manquent pas.

La statistique et le pittoresque

L'a priori est une évidence pour ce qui est du lieu central, nombril de l'univers fictionnel de Café con aroma de mujer ' une hacienda. Tout ce

que l'on pouvait attendre des conflits archétypiques d'un feuilleton allait se trouver porté à son comble par les résonances que ce lieu seigneurial de

l'Amérique rurale pouvait éveiller chez les téléspectateurs. Il en découlait que la famille protagoniste serait une grande famille et que les émotions naîtraient de l'irruption d'un personnage venu du bas de l'échelle - ici, inévitablement, le groupe des cueilleurs. En dépit du projet initial et des

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ambitions du scénariste, ce n'était pas « l'univers du café ». Et ce n'était même pas conforme à ce que l'on pouvait voir de l'évolution de cet univers, sur les vingt ou trente dernières années, ni à ce que commençait à susciter la dérégulation du marché international. Au début des années 1990, la production du café était déjà, était de plus en plus, une affaire de paysans.

Le texte entérine partiellement cette évolution («... las haciendas ya habían decaído en el Viejo Caldas», p. 24), mais il n'en sera plus question parce que le récit se concentre sur l'intrigue amoureuse et sur les conflits des Vallejo, autrement dit sur une élite caféière d'un autre temps. Les chiffres mesurent la myopie du scénario : un million d'hectares de caféières dans la Colombie de 19904, 300 000 exploitations^ au bas mot, dont 40% de moins de deux ou trois hectares^, représentant 8,7% de la production^. Autrement dit, en comptant les familles impliquées dans la petite production paysanne, une population très importante qui est le véritable univers du café et que le scénario laisse de côté.

Le seul peuple du café retenu par le synopsis, ce sont les cueilleurs, auxquels il fait une large place. Une idée trop sélective de la Colombie profonde s'impose dans ce qui reste une conventionnelle histoire de grande famille. Dès les premières pages il est question de ces travailleurs

casi todos analfabetos, resignados a la pobreza, a su vida nómada, a despilfarrar cada domingo de pago el dinero en las cantinas, al lado de mujeres tan rotas y desesperanzadas como ellos mismos. Su horizonte es reducido. Saben que cualquier día morirán en una plantación o en cualquiera de las carreteras que transitan durante el año. No apuestan más que sus vidas. Nacen derrotados, (p. 19)

Le chapitre 2 dépeint la «jungla sabatina de los cafeteros» (p. 55) et on voit «los bares donde los trabajadores despilfarran ingenua y salvajemente el dinero de las cosechas cafeteras» (p. 56), «los bailaderos y las cantinas y los tenderetes» (p. 65). Un dimanche, Sebastián cherche Gaviota dont il vient de s'éprendre :

El capataz le responde que debe estar en Pereira, que los sábados en la noche y los domingos la mayoría de los recolectores los pasan en la ciudad, gastando su paga. Sebastián toma su carro y sale a toda velocidad. Llega a la cantina donde encontró la noche anterior a la Gaviota, pero se desanima al no verla allí. Sólo hay hombres que insisten en beber desde la noche anterior. Pregunta al administrador y éste le dice que los

4 Cf. Jaime Forero Alvarez, «La economía campesina colombiana 1990-2000», Cuadernos Tierra y Justicia, n° 2, Bogotá, Instituto Latinoamericano de Servicios Legales Alternativos, 2002, p. 20. 5 Cf. Jean-Christian Tulet, « Caféiculteurs latino-américains : les vignerons du tropique », Caravelle, Toulouse, n° 61, 1993, p. 13. 0 Id., p. 14. 7 Id, p. 15.

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domingos, por lo general, las mujeres van a las plazas, a los mercados a comprar cosas. Sebastián recorre Pereira de arriba abajo, se mete en los mercados, en las plazas, pero es inútil. Gaviota no está. Lo coge el atardecer, y luego el anochecer, y empieza un itinerario de cantinas. Finalmente regresa a la de la noche anterior, y su búsqueda y su anhelo terminan. Está allí, sentada a una mesa con su madre y otros trabajadores, mirando una gran cantidad de cachivaches comprados durante el día, midiéndose collares y pulseras baratas, que juegan con su vestido nuevo, (p. 62-63)

On aurait pu s'attendre à un retour du costumbrismo par le biais de la télévision, en un temps où la littérature a délaissé le tableau de moeurs. Mais les choix initiaux réduisent Tangle à un pittoresque superficiel, très voyant pour qui découvre une ville de la région caféière en fin de semaine au temps de la récolte. Le récit élude tout ce qui est le processus du café et la mutation de la caféiculture, et cette absence s'inscrit dans le cadre anachronique d'une hacienda, alors que la réalité du café est celle de centaines de milliers de familles paysannes au travail sur de petites fincas.

Pourtant, l'auteur du synopsis pense dire la vérité de ce monde après l'avoir parcouru et observé. Dans son introduction, il évoque la deuxième étape de son travail, celle du « terrain », qui devait le conduire à ce qu'il présente comme une osmose culturelle et affective :

Me puse en la tarea de realizar varios reportajes, de seguir los itinerarios de los personajes que participaban en la producción; estuve a su lado en los cultivos, en el pueblo, los vi en las cantinas, en las fuentes de soda, escuchando su música, bebiendo su aguardiente, encomendándome a sus santos; aprendí su mitología y creo que comprendí sus sueños, (p. 8)

Mais cette rencontre découle de l'omission préalable des paysans, principaux protagonistes du secteur - les chiffres le disent et l'auteur doit bien le savoir, qui parle de «un porcentaje muy alto e importante de la población colombiana» (p. 8).

La paysannerie congédiée

Fernando Gaitán sait qu'il y a une population paysanne à la base de la production du café. Quand il évoque son unique source littéraire, La cosecha, il montre que c'est de paysans et de caféiculture familiale que parle ce livre :

La novela se desarrollaba en una etapa muy oscura para el cafetero, era una novela de personajes pobres, desesperanzados, sometidos a la dictadura de tenderos y de comerciantes sin escrúpulos que recorrían la región comprando café. Sin embargo, había algo que me conmovió y donde entendí el sentido de la vida del cafetero; su existencia y la de su

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familia giraban alrededor del café y, sobre todo, de la ilusión de la cosecha, (p. 8)

Ce cafetero est bien le paysan qui travaille sa caféière en famille. Ce sont des paysans que montre le roman (en les noircissant à souhait) et ce sont apparemment des paysans que l'auteur du synopsis prétend comprendre. La suite semble corroborer momentanément cette perception des choses :

Me desplacé a la zona cafetera, en épocas de cosechas. Si bien no era el mundo de la opulencia, tampoco era el panorama negro de La cosecha. Había cambiado, {ibid)

Momentanément, parce que l'auteur ajoute qu'il allait devoir construire une autre réalité. Et il imagine ce qu'impose l'imaginaire stéréotypé de la telenovela : une histoire de l'élite sociale telle qu'on la rêve, avec irruption d'une bergère qui est ici une cueilleuse. Voilà donc la paysannerie congédiée. Présente dans l'introduction, incontestablement, et point de départ du processus, elle est ensuite absente du feuilleton, même si l'introduction annonce le contraire. Le lexique que l'on trouve dans le synopsis est révélateur.

Les mots les plus employés sont évidemment ceux qui désignent les travailleurs saisonniers : trabajadores^ recolectores et jornaleros (le singulier est rarissime). Les deux derniers mots vont presque toujours ensemble et on ne sait s'ils se différencient réellement. On peut émettre l'hypothèse, sans parvenir à la vérifier, que recolectores désignerait les itinérants, alors que jornaleros s'appliquerait aux employés occasionnels des alentours - à moins qu'il n'y ait une certaine confusion des mots, des trois mots, dans l'esprit ou la stratégie du scénariste. Mais le fait est que, si cette population flottante a son importance, parce que nécessaire autant sur les grandes et moyennes exploitations que sur les petites - mais non sur les plus minuscules -, elle sert à occulter ici la réalité démographique, économique et culturelle qu'est la population paysanne caféicole.

En marge ou presque, on ne peut que remarquer au passage l'absence d'un mot riche en résonances folkloriques et identitaires - chapolera - qui désigne la cueilleuse de café. Gaviota est une chapolera et l'emploi du terme à son propos aurait pu émouvoir la mémoire collective. Peut-être est-ce pour donner une image plus contemporaine de la caféiculture que l'auteur écarte du synopsis le terme et ses échos affectifs, mais une chanson a fait entrer le mot dans la telenovela. En effet, parmi les chansons qui l'émaillent (donnant lieu en Colombie à l'édition d'un double disque compact)8 et qui, n'ayant trait qu'à l'intrigue

8 L'illustration musicale, sans doute pour la vente à l'étranger, évite elle aussi le typique. On ne trouve qu'un bambuco (qui met en musique le poème le plus connu de l'Espagnol Bécquer). Le reste : trois rancheras, un corrido, quatre valses, trois boléros, quatre sones à la manière cubaine et quatre tangos.

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sentimentale, sont sans intérêt ici, celle qui porte le titre de «Chapolera» pourrait apparaître comme un bref retour - hors récit - à la caféiculture d'un aimable temps jadis. Par le biais de paroles qui renvoient à l'histoire de la mère de Gaviota, une curieuse touche de tellurisme marque fugitivement l'univers fictionnel («A mí me parió la tierra/ entre matas de café»). 9

Les plus révélateurs sont les éléments lexicaux désignant les sédentaires. Le terme de cafeteros que l'introduction applique aux paysans producteurs n'est guère utilisé dans le corps du récit, comme s'il s'agissait, avec le passage à la fiction, d'effacer ce qui allait d'abord de soi. Le plus souvent, le mot sert à évoquer les dirigeants de la Fédération nationale des producteurs, ceux qui font la politique caféière (par exemple, à propos de la promotion en Europe, p. 221). Octavio Vallejo, qui préside encore la Fédération au moment de sa mort, est désigné comme «patriarca cafetero» (p. 224). Curieusement, le mot désigne aussi une fois les travailleurs itinérants quand ils s'adonnent à leurs rudes distractions de fin de semaine («la jungla sabatina de los cafeteros», p. 55). Mais, sous ce vocable, de paysans point.

La quête lexicale connaît un meilleur sort si on s'intéresse au terme de caficultor - qui ne figure pas dans l'introduction. Néanmoins, dans Café con aroma de mujer, le caficultor est d'abord un grand ou moyen producteur, du même monde que les Vallejo - peut-être un peu plus bas dans la hiérarchie, puisque les Vallejo sont «una de las cuatro familias más poderosas en el mundo del café» (p. 15) et que le patriarche est «uno de los hombres más importantes del mundo en el café» (p. 23). Ainsi, à ses obsèques, outre les représentants des institutions et de la Fédération, on voit les «amigos caficultores de la zona» (p. 36). L'attention se concentre même brièvement sur

Marcos Trujillo, joven caficultor, amigo de Sebastián que, a diferencia de los Vallejo, prefirió quedarse en Pereira y no especializarse en el exterior, para estar al frente de su finca cafetera, y sobre todo, de la política, según él, su obsesión principal, (p. 39)

C'est un autre membre de l'élite qui, d'une certaine façon, s'enracine un peu plus dans le terroir avec cette passion politique dont on devine cependant qu'elle sépare ce garçon de l'honnête Sebastián (Marcos Trujillo n'apparaît plus ensuite).

Avant que caficultor ne l'identifie, nous trouvons enfin le paysan dans un recoin de l'image qui est proposée de l'univers du café. C'est une allusion - marquée d'esprit seigneurial - aux petites fincas> forcément caféicoles, qui entourent l'hacienda Casablanca :

9 «Chapolera», dans Café con aroma de mujer, CD n° 2, 01-0319-01982, Bogotá, RCN/Sonolux, 1998. Musique de Josefina Severino, pas de données sur le parolier.

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... el solo hecho de su existencia (de la hacienda), de estar levantada allí, en medio de pequeñas fincas, significaba para (don Octavio) que los Vallejo, como siempre, subsistían, y que sus símbolos eran vistos y reconocidos por todos, (p. 24)

Et le mot, adjectif puis substantif, renvoie ensuite clairement à la petite paysannerie, inférieure aux Vallejo et à leurs pairs, tellement inférieure - inexistante ? - qu'elle n'a droit qu'à des allusions passagères. D'abord quand le patriarche agonise :

Cientos de familias caficultoras, esparcidas a lo largo de las laderas, y que han escuchado el rumor, aguardan en sus casas, desde donde pueden ver la silueta de la gran finca, la noticia de la muerte, (p. 28)

Dans le moment qui précède les funérailles, alors que les visiteurs importants entrent pour présenter leurs condoléances, les humbles restent à l'extérieur de la demeure ; les petits caféiculteurs sont significativement mentionnés en dernier lieu, marginaux qu'ils sont dans l'univers du café tel que le conçoit Fernando Gaitán :

Y más allá de los linderos de la casa, jornaleros y recolectores, curiosos, pequeños caficultores, todos muy serios, todos luciendo sus trajes de ocasión importante, (p. 36)

Alors que venait de survenir le décès, sur les hauteurs entourant l'hacienda des Vallejo avait retenti le son de la corne

que tradicionalmente anuncia que alguien de la región ha fallecido, alguien conocido, significativo, importante: hoy se trata del patriarca lejano del que todos vivieron, del que todos hablaron, del que todos especularon, pero que muy pocos llegaron a conocer, (p. 28-29)

Peut-être parmi d'autres catégories sociales, il y a là, du moins, une allusion à ces familles paysannes, si peu considérées dans l'anecdote, présentées ici comme dépendantes du grand propriétaire et exportateur. Quoi qu'il en soit, au moment où le cortège funèbre se met en marche, les petits caféiculteurs ne sont plus mentionnés :

Adelante, el coche fúnebre, seguido por los carros de los familiares e invitados, y más atrás los carros de los empleados, y por último, a pie, los jornaleros y recolectores, y entre ellos Gaviota y su madre, (p. 40)

Et on ne les retrouve plus ensuite, sous quelque formulation que ce soit, alors qu'ils sont l'essentiel de la caféiculture colombienne, la trame du tissu social et culturel d'une des régions les plus peuplées du pays - toujours importante économiquement malgré le déclin de la part du café dans les exportations. Le type humain qui avait servi de prétexte initial à la telenovela se trouve expulsé du synopsis.

La notion de paysan - celui qui travaille sa terre en famille et veut transmettre le patrimoine, voire progresser - est devenue un

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anachronisme aux yeux du scénariste. Le mot campesino paraît même proscrit, ou peu s'en faut. Il ne figure pas dans l'introduction, mais on peut estimer qu'il y est fort bien remplacé par le terme de cafeteros. Il n'apparaît que deux fois dans le synopsis. La première fois est aussi la première où est mentionnée la Violence des années 40 et 50 ; la mère de Gaviota, est

Hija de campesinos desheredados de sus tierras por la violencia y que luego se vieron forzados a deambular por el país, detrás de una cosecha... (p. 19)

Jointe au fait que le pays semble n'avoir qu'une histoire révolue (on l'avait vu pour le patriarche et on le voit ici encore), la rareté de l'occurrence souligne combien la figure du paysan est rejetée dans le passé, alors que la paysannerie colombienne n'a cessé de croître en nombre dans les dernières décennies^. Il n'en reste (c'est la seconde et discutable utilisation du mot dans le texte) que le signe d'une aimable gaucherie, sauvée - le genre le permet - par la révélation amoureuse. Au milieu de la messe funèbre en la cathédrale de Manizales, Gaviota ose aller déposer une fleur sur le cercueil du patriarche, apparaissant ainsi pour la première fois à Sebastián :

... éste se pregunta quién es esa joven, ingenua muchacha, atrevida muchacha, inesperada muchacha con aire de campesina pero con apabullante aureola de ángel, (p. 41)

Cette auréole brille trop fort dans l'histoire et brouille définitivement l'univers du café, que la telenovela ambitionnait de donner à voir, congédiant le paysan et sa famille.

Une mythologie en déshérence

Comme le remarque l'auteur, la littérature colombienne n'a guère « vu » le café. Celui-ci donnait pourtant au pays des ressources importantes et lui renvoyait une image valorisante, aux couleurs d'un travail opiniâtre et justement rémunérateur. Mais, comme remarqué plus haut, Osório Lizarazo n'était pas le seul écrivain ayant évoqué cet univers. Nous avons traité ailleurs de cette littérature du café colombien11, et il importe seulement ici de souligner qu'elle avait fait une place au petit paysan producteur. Manuel Mejia Vallejo avait su dessiner une figure biblique dans El día señalado (1964)12. Deux romans de 1979 -une décennie avant le projet télévisuel - étaient centrés sur le monde des

10 Jaime Forero Alvarez, op. cit., p. 5. 1 1 Jacques Gilard, « Le café : un inconnu dans le roman colombien ? », op. cit. 12 Manuel Mejia Vallejo, El día señalado, Barcelona, Ediciones Destino, 1964, 259 p.

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petits caféiculteurs {Cuando pase el ánima sola, de Mario Escobar Velásquez^, et La leyenda de Juan Valdés, de Omar Adolfo Arangol4), démontrant que ceux-ci subsistaient bien comme possible motif du récit de fiction colombien - nouvelle, roman ou telenovela.

Certes, le paysan n'est plus un réfèrent de la littérature hispano- américaine. S'il peupla, en Colombie, le conte ou la nouvelle « terrigene » des années 40 et 50, servant de figure identitaire depuis cette littérature crispée sur des modèles venus du XIXe siècle et alors épuisés, la fiction la plus vivante prenait d'autres chemins. Malgré ce combat d'arrière-garde d'écrivains à l'imaginaire et au savoir-faire étriqués, qui s'opposaient vainement à l'urbanisation de la société et à l'ascension de nouvelles modalités de récit, le paysan est alors en général sorti du champ des représentations, mais le réfèrent restait disponible.

Alors que le costumbrismo a fini son temps en littérature, la télévision pouvait le réactiver sans tomber dans un folklore passéiste - auquel, malgré certains choix, Café con aroma de mujer n'échappe pas tout à fait. Elle pouvait donner à voir de multiples facettes de l'emblématique production caféière dans sa réalité et son devenir contemporains, en situant au premier plan ses vrais acteurs, les petits paysans - sans oblitérer les indispensables saisonniers. Mais d'autres schemes, sur un standard international, l'ont emporté. Malgré les ambitions affichées, ce que l'on a donné à voir aux Colombiens - puis à d'autres publics hispanophones - est d'une extrême pauvreté.

Alors que mémoire et présent pouvaient converger, alors qu'un retour sur la mythologie nationale pouvait se nourrir de l'approche sans parti pris d'une réalité vivante et changeante, la mémoire a été appauvrie et le présent faussé. Les valeurs attribuées au monde de la terre subsistent sous une forme platement moralisante mais, avec Café con aroma de mujer, un imaginaire de grande consommation a écarté des représentations nationales un paysan bien réel. Un paysan qui pouvait faire couler beaucoup de larmes avec des histoires tout aussi sentimentales que celle- ci, puisque la telenovela doit faire pleurer, et qui pouvait en même temps rénover un pan de la mythologie nationale avec un peu de l'eau lustrale du réel.

13 Mario Escobar Velasquez, Cuando pase el ánima sola, Bogotá, Plaza & Janes Editores Colombia, 1979,256 p. 14 Omar Adolfo Arango, La leyenda de Juan Valdés, Bogotá, Plaza &c Janes Editores Colombia, 1979, 178 p.

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RÉSUMÉ- Tout en préservant une morale conventionnelle inspirée de prétendues valeurs terriennes, la telenovela colombienne Café con aroma de mujer consacrée à l'univers du café fausse la réalité de la caféiculture et laisse la paysannerie hors de l'imaginaire national.

RESUMEN- Sin dejar de preservar una moral convencional inspirada en los supuestos valores de la tierra, la telenovela colombiana Café con aroma de mujer dedicada al universo cafetero falsifica la realidad de la caficultura y deja al campesinado fuera del imaginario nacional.

ABSTRACT- While trying to preserve a conventional moral inspired by the so- called land values, the Colombian telenovela, Café con aroma de mujer, dedicated to the coffee universe gives a false image of coffe production and leaves the peasants outside the national psyche.

MOTS-CLÉS: Colombie, XXe siècle. Paysannerie, Telenovela, Représentations.

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