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    Cornelius CASTORIADIS (1922 - 1997)

    SOCIALISME ET SOCIT AUTONOME

    Avril-mai 1979

    Introduction

    au livreLecontenu du Socialisme ,ed. 10 / 18, 1979, pp. 11 - 46

    Suivi de

    LE PROJET DAUTONOMIEA-T-IL UN AVENIR ?

    Confrence prononce Porto Alegre en 1991 (indit)

    Brochure n4 Fvrier 2009

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    Jai conserv, pour intituler ce livre, le titre des deux textes principaux quilcontient 1. Mais il est vident que les termes de socialisme et de communismesont dsormais abandonner. Certes, la signification attache tout mot de lalangue est, thoriquement et au dpart, conventionnelle et arbitraire. Mais cestprcisment ce qui fait, aussi, quelle nest finalement que ce quelle est deve-

    nue dans son usage historique effectif. Rendre un sens plus pur aux mots de latribu est peut-tre la tche du pote ou du philosophe, ce nest certainement pasla tche du politique. Quon le dplore ou. non, socialisme signifie aujourdhuipour lcrasante majorit des gens le rgime instaur en Russie et dans les payssimilaires - le socialisme rellement existant , comme la si bien dit M.Brejnev : un rgime qui ralise lexploitation, loppression, la terreur totalitaireet la crtinisation culturelle une chelle inconnue dans lhistoire delhumanit. Ou alors, sont socialistes les partis dirigs par MM. Mitterrand,

    Callaghan, Schmidt et alii ; savoir, des rouages politiques de lordre tablidans les pays occidentaux. Ces ralits massives ne se laissent pas combattrepar des distinctions tymologiques et smantiques. Autant vouloir combattre labureaucratie de lglise, en rappelant quglise, ecclsia, signifie originaire-ment lassemble du peuple - ici, des fidles - et que relativement ce sens ori-ginaire, la ralitdu Pape, du Vatican, de la Secrtairerie dEtat, des cardinauxetc. reprsente une usurpation.

    Faut-il mme, du reste, dans le cas discut, dplorer le destin de ces mots ?Que leur utilisation par les bureaucraties lnino-staliniennes et rformistes aitt un des instruments de la plus grande mystification de lhistoire, cest cer-tain. Mais cela est dj fait, et nous ny pouvons rien. Pour le reste, il fautconstater que les termes taient, ds le dpart, mauvais - autant quun motpeut ltre. Ou bien ils sont tautologiques, ou bien ils sont dangereusement am-bigus. Quest-ce que cela veut dire, tre socialiste , ou mme communiste ? Etre partisan de la socit, de la socialit (ou de la commu-naut) - et contre quoi ? Toute socit a toujours t, et sera toujours, socialiste . Comme dirait M. de la Palice, toute socit est sociale ou nestpas socit. La socit est toujours socialiste parce quelle est toujoursagence en vue de son maintien comme socit institue, et institue de tellefaon donne, et quelle subordonne tout ce maintien - sa prservation,conservation, affirmation et reproduction comme telle socit. La socit laplus sauvagement individualiste est encore socialiste au sens quelle af-firme et impose cette signification. cette fabrication, cette valeur sociale (ninaturelle. ni rationnelle, ni transcendante) quest lindividu. Ce qui, chez ltrehumain, nest pas individu socialement fabriqu (et la reprsentation dicible : je

    1 Sur le contenu du socialisme, I, 1955, et Sur le contenu du socialisme, II, 1957,in Lecontenu du Socialisme , 10 / 18, 1979

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    suis un. individu, et tel individu, fait videmment partie de cette fabrication, estun de ses rsultats) cest la monade psychique, la limite du connaissable et delaccessible, qui est comme telle radicalement inapte la vie. Non pas la vieen socit : la vie tout court. Car la monade psychique comme telle est radi-calement folle - a-rationnelle, a-fonctionnelle. Ce fait lmentaire, mme sil a

    t plac au centre de notre rflexion sur le sujet partir de Freud et grce lui,est connu depuis toujours et a t formul par des penseurs aussi diffrents quePlaton, Aristote ou Diderot. Ce nest que moyennant son occultation que, de-puis dix ans, ont pu fleurir de nouvelles varits de confusion et de mystifica-tion - la glorification du dsir et de la libido , la dcouverte dun dsir mimtique , et la dernire camelote lance par la publicit de lindustrie desides sur le march : le no-libralisme pseudo- religieux . Tous tant quilssont, et quoiquils disent les uns des autres, partagent le mme incroyable pos-

    tulat : la fiction dun individu qui viendrait au monde pleinement achev etdtermin quant lessentiel, et que la socit - la socialit comme telle - cor-romprait, opprimerait, asservirait.

    Ou bien alors le terme socialisme est gros dune dangereuse ambigut. Ilsemble opposer une primaut matrielle, substantive, de valeur , de la so-cit lindividu - comme sil pouvait y avoir des choix , des options pour la socit et contre lindividu. Au plan thorique, des ides et des con-cepts, une telle opposition est, je viens de le dire, un non-sens. Elle est aussifallacieuse, et mystificatrice, au plan pratique. Elle reste prise dans la philoso-phie et lidologie bourgeoise, dans la fausse problmatique cre par celle-ci.Elle devient finalement une couverture idologique du totalitarisme, commeelle nourrit, par opposition, un pseudo- individualisme , ou libralisme .

    La socit victorienne, plus gnralement celle du capitalisme classique et libral , est individualiste ; du moins, le proclame-t-elle. Quest-ce quecela veut dire ? Quelle permet une petite minorit des individus quellefabrique dopprimer et dexploiter la grande majorit des autres individus .Elle fonctionne contre lindividu dans 90% des cas. Et que signifie le faitque la socit russe aujourdhui est une socit dexploitation et doppression ?Est-ce que chaque individu y est opprim et exploit au bnfice de la collecti-vit, cest--dire au bnfice de tous les autres (et donc, aussi, de lui-mme) ?Certainement pas ; chacun des individus qui composent le peuple russe nestpas opprim et exploit par le peuple russe, mais par la bureaucratie commu-niste - cest--dire par un regroupement sociologique particulier dindividus. Lasocit russe est une socit authentiquement individualiste - pour 10 % desindividus qui la composent.

    Les socits qui fabriquent des individus serfs - cest--dire peu prs tou-tes les socits connues, part la cit dmocratique grecque et ses hritagesmodernes - ne les asservissent pas la collectivit, ce qui, encore une fois,

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    naurait aucun sens. Ils les asservissent linstitution donne de la socit, cequi est tout fait autre chose. Le sauvage nest pas asservi la tribu commecollectivit effective ; lui et la collectivit sont asservis aux rgles tablies parles anctres . Le juif, le chrtien, le musulman ne sont pas asservis la col-lectivit juive, chrtienne, ou musulmane ; ils sont esclaves de linstitution

    donne de leur socit. dune Loi immuable et intangible, puisque son origineestimpute une source transcendante, Dieu 2. En Grce mme, Sparte, leSpartiate nest pas asservi aux Spartiates, mais Sparte et ce qui fait queSparte est Sparte : non pas sa localisation gographique, mais ses lois, posescomme intangibles et attribues, pour lessentiel, un fondateur mythique oumythifi, Lucurgue. Lorigine mythique de la loi, comme la donation des Ta-bles de la Loi par Dieu Mose, comme la rvlation chrtienne ou le proph-tisme musulman, ont la mme signification et la mme fonction : assurer la

    conservation dune institution htronome de la socit en incorporant danscette institution la reprsentation dune origine extra-sociale de la loi, qui estainsi pose comme par dfinition et par essence soustraite lactivit insti-tuante des humains.

    En revanche, l o il y a eu rupture de lhtronomie institue apparaissentsimultanment - cest un truisme - individu autonome et collectivit autonome.Plus exactement, apparaissent lide politique et la question politique delautonomie de lindividu et de la collectivit qui ne sont possibles et nont desens que chacune par lautre. Lindividu, tel que nous le connaissons sur quel-ques exemples et tel que nous le voulons pour tous ; lindividu autonome, qui -tout en se sachant pris dans un ordre / dsordre a-sens du monde - se veut et sefait responsable de ce quil est, de ce quil dit, de ce quil fait, nat en mmetemps et du mme mouvement qumerge la cit, lapolis, comme collectivitautonome, cest--dire qui ne reoit pas ses lois dune instance qui lui seraitextrieure et suprieure, mais les pose elle-mme pour elle-mme. La rupturede lhtronomie mythique ou religieuse, la contestation des significationsimaginaires sociales institues, la reconnaissance du caractre historiquementcrde linstitution - de la loi, du nomos - est, un degr aveuglant, inspara-ble de la naissance de la philosophie, de linterrogation illimite et qui ne con-nat dautoritni intra-, ni extra-mondaine - comme la naissance de la philoso-phie est impossible et inconcevable en dehors de la dmocratie.

    ** *

    2 Voir l'institution imaginaire de la socit, p. 148-150, 293. 296. 496-498

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    La dmocratie sappelait aussi en Grce, au dpart, lisonomie - lgalit dela loi pour tous.

    Mais quest-ce que la loi ? La loi nest pas seulement la loi formelle ,dans les socits modernes crite, la loi au sens troit. La loi, cest linstitutionde la socit. Lgalit, et la libert - je reviendrai sur le rapport de ces deux

    ides - ne peuvent pas tre limites certains domaines seulement, garantissantpar exemple les droits gaux de la dfense de tous les individus devant les tri-bunaux, et ignorant le fonctionnement effectifde ces mmes tribunaux quipourrait faire - et fait en ralit aujourdhui, mme dans les socits dites dmocratiques - de cette galit le masque dune ingalit. Lgalit et la li-bert ne peuvent pas tre la libert et lgalit de tous de fonder, par exemple,une entreprise individuelle - cependant quen mme temps, linstitution ef-fective de la socit fait de ce droit une sinistre moquerie pour les quatre cin-

    quime des individus. Je ne sais plus quel socialiste dautrefois (Bellamy, jecrois) constatait cette vidence : la loi interdit avec la mme rigueur aux richeset aux pauvres de coucher sous les ponts. On ressort aujourdhui (bien entendu,sans mention dorigine et en les prsentant comme nouveaux) les arguments deHayek, Schumpeter, Popper etc. sur la proprit prive et la libertdentreprise comme fondements de la dmocratie et de la libert - et loncontinue descamoter le fait que, telles quelles fonctionnent dans les condi-tions du monde moderne, et ncessairement, proprit prive et libertdentreprise ne sont que le masque institutionnel de la domination effectivedune petite minorit.

    Ce nest pas le fait que quelques-uns dcouvrent ou font mine de dcouvriraujourdhui - avec, selon les cas et les histoires individuelles, tel ou tel nombrede dcennies en retard - les horreurs du totalitarisme stalinien et maoste quipourrait avaliser et justifier lingalit et la servitude, lexploitation etloppression qui caractrisent les socits capitalistes occidentales. Ce nest pasla reconnaissance du fait que les droits individuels arrachs au capitalismepar les luttes du peuple dans les pays occidentaux ne sont pas formels quiannule la critique de la manire effective dont ils fonctionnent dans des socitsdomines par une minorit. Ces droits nont jamais t formels (au sens devides) : mais ils ont toujours tpartiels, inachevs - et le restent. Ils le reste-ront, ncessairement, tautologiquement, tant que la socit sera divise asym-triquement et antagoniquement entre dirigeants et excutants, dominants etdomins.

    Ce que lon a vis par le terme socit socialiste, nous lappelons dsormais

    socit autonome. Une socit autonome implique des individus autonomes -et rciproquement. Socit autonome, individus autonomes : socit libre, in-dividus libres. La libert - mais quest-ce que la libert ? Et quelle libert ? Il ne

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    sagit pas ici de libert philosophique ou mtaphysique : celle-ci est ou nestpas, mais si elle est, alors elle est aussi bien absolue et inentamable chez Des-cartes rflchissant dans son pole, que chez le prisonnier battu ou tortur parla Gestapo, le K.G.B. ou la police argentine. Il ne sagit pas dune libert int-rieure, mais de la libert effective, sociale, concrte : savoir, sous un premier

    aspect, de lespace de mouvement et dactivit le plus large possible assur lindividu par linstitution de la socit. Cette libert ne peut tre que commedimension et mode de linstitution de la socit. Et linstitution de la socit estce que vise la politique au sens authentique du terme. Seul un dbile, ou uncharlatan (notre poque fournit un chantillonnage riche de ces deux varitsdans leurs combinaisons apparemment paradoxales) peut prtendre sintresser la libert, et se dsintresser de la question de l Etat , de la question de lapolitique.

    Or la libert, en ce sens, implique lgalit effective - et rciproquement.Lgalit conue aussi, certes, au sens social, institu : non pas galit mta-physique ou naturelle , mais galit de droits et des devoirs, de tous les droitset de tous les devoirs, et de toutes lespossibilits effectives de faire quidpen-dent, pour chacun. de linstitution de la socit. Car, par exemple, lingalit(sociale) est toujours aussi ingalit depouvoir : elle devient aussitt ingalitde participation au pouvoir institu. Comment donc pouvez-vous tre libre siles autres ont plus depouvoir que vous ? Pouvoir, au sens social et effectif,cest amener quelquun ou quelques-uns faire ce quils nauraient pas voulu,en connaissance de cause, faire autrement. Or, comme lide dune socit sansaucun pouvoir est une fiction incohrente, la premire partie de la rponse laquestion de la libert, cest lgalit de la participation de tous au pouvoir. Unesocit libre, est une socit o le pouvoir est effectivement exerc par la col-lectivit, par une collectivit laquelle tous participent effectivement danslgalit. Et cette galit de participation effective, comme fin atteindre, nedoit pas rester rgle purement formelle ; elle doit tre assure, tant que faire sepeut, par des institutions effectives.

    Ouvrons ici une parenthse. Jai dj dit que lide dune socit sans aucunpouvoir est une fiction incohrente. On serait tent de dire quune socit auto-nome viserait simplement limiter le plus possible le champ qui relve dunpouvoir collectif, pour largir au maximum le champ de lautonomie indivi-duelle effective. Mais cela nest qu moiti vrai. Il est certain quelhtronomie de la socit contemporaine (mme dans ses formes les plus dmocratiques ) implique beaucoup plus quune limitation indue, injustifie,non ncessaire, elle implique une mutilation de lautonomie individuelle - du

    champ de mouvement et dactivit des individus, comme du reste des diversescollectivits particulires qui composent la socit. Mais il nen dcoule nulle-ment quune socit autonome doit viser, comme une fin en soi, la disparition

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    de tout pouvoir collectif. Ce nest que pour ces fragments dtre humain quesont les intellectuels pseudo-individualistes contemporains que la collectivitest le mal. La libert est libert de faire - et faire est aussi bien pouvoir fairetout seul, que pouvoir faire avec les autres. Faire avec les autres, cest partici-per, sengager, se lier dans une activit commune - et accepter une coexistence

    organise et des entreprises collectives dans lesquelles les dcisions sont prisesen commun et excutes par tous ceux qui ont particip leur formation.La confusion sur le rapport de la libert et de lgalit vient de loin. Elle

    existe chez un penseur aussi profond que Tocqueville 3. Marx na rien fait pourla dissiper, dans son mpris naf de la question politique, qui formait lenversde sa croyance nave en la solution, plutt la dissolution de toutes les questionsune fois opre la transformation des rapports de production. Cette confusionnest possible que si lon en reste aux acceptions les plus superficielles, les plus

    lgres, les plus formelles prcisment des termes libert et galit. Ds quonleur accorde leur poids plein, ds -que lon les leste de leffectivit sociale ins-titue, ils apparaissent indissociables. Seuls des hommes gaux peuvent tre li-bres, et seuls des hommes libres peuvent tre gaux. Puisquil y a ncessaire-mentpouvoirdans la socit, ceux qui ne participent pas ce pouvoir sur unpied dgalit sont sous la domination de ceux qui y participent et lexercent,ne sont donc pas libres - mme sils ont lillusion idiote de ltre parce quilsauraient dcid de vivre et de mourir idiots, cest--dire comme simples indivi-dus privs (idioteuein). Et cette participation - cest videmment un des pointssur lesquels le mouvement ouvrier moderne est all plus loin que la dmocratiegrecque - ne peut tre gale que si sont gales les conditions sociales effectives,et non seulement juridiques, qui sont faites tous. Quinversement, dans unesocit o les hommes ne sont pas libres, il ne peut pas y avoir dgalit, napas besoin dargumentation ; sur ces hommes non libres, dautres hommes

    3 Je ne connais quun passage o Tocqueville pense clairement lidentit entre galit

    et libert : On peut imaginer un point extrme o la libert et lgalit se touchent et seconfondent. Je suppose que tous les citoyens qui concourent au gouvernement aient undroit gal dy concourir. Nul ne diffrant alors de ses semblables, personne ne pourraexercer un pouvoir tyrannique, les hommes seront parfaitement libres, parce quils seronttous entirement gaux, et ils seront tous parfaitement gaux parce quils seront entire-ment libres. (De la dmocratie en Amrique, Tome 1. vol. 1, p. 101.) Mais mme dansce passage, Tocqueville parle de droit gal de concourir au gouvernement - et ignore laquestion de lgalit effective des conditions dexercice de ce droit par chacun. Voir surles difficults de la pense de Tocqueville cet gard Claude Lefort, De l galit la li-

    bert , Libre n 3, Paris, Payot, 1978, p. 211-246 [aujourdhui dans Essais sur le politi-que, XIXe - XXe sicles, Seuil, 1986, pp. 237 - 271]; et Franois Furet, Tocqueville et leproblme de la Rvolution franaise , Mlanges R. Aron, vol. 1, repris maintenant inPenser la Rvolution franaise, Paris, Gallimard, 1978, p. 173-211.

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    exercent toutes sortes de pouvoirs et entre les premiers et les seconds, une in-galit essentielle est instaure.

    Il est affligeant de constater quaujourdhui encore on puisse laisser enten-dre que le socialisme ralise lgalit, mais au dtriment de la libert, quil fau-drait donc opter pour les rgimes qui prservent la libert quitte sacrifier

    lgalit. Passons sur le sous-entendu tacite, que les rgimes du capitalisme bu-reaucratique total et totalitaire seraient des rgimes socialistes . Lorsque londiscute de questions aussi srieuses, on ne peut pas se borner avaliser socio-logiquement et politiquement la dnomination quun rgime se donne soi-mme (et si on le fait, on na alors qu accepter aussi laffirmation stalinienneque la constitution russe est la plus dmocratique du monde - et largumenttombe de lui-mme). Mais o a-t-on vu que les rgimes qui seproclament socialistes ralisent lgalit ? Quelle galit, conomique, sociale, politi-

    que, y a-t-il entre la caste bureaucratique dominante en Russie ou en Chine, labureaucratie moyenne, et les masses des ouvriers, des paysans, des travailleursde services, des petits employs et fonctionnaires subalternes ? Les rgimes quiont usurp le terme de socialisme ne sont pas seulement moins libraux (sinistre litote) que les autres. Ils sont certes aussi beaucoup plus fortement in-galitaires, et ce, de tous les points de vue (y compris du point de vue cono-mique effectif). Mais laissons de ct les autres points de vue, pour viter desarguties secondaires : comment peut-on dire que lgalit est ralise dans unesocit o les uns peuvent mettre les autres en camp de concentration ? Quelleest cette trange ccit (pseudomarxiste) qui identifie lgalit en gnral, etmme lgalit conomique, avec llimination des propritaires privs desmoyens de production (et leur remplacement par une bureaucratie dominante,privilgie, inamovible, autocoopte, autoperptue), et ne peut pas voir queseule laforme de lingalit est ainsi change ?

    Etrange amnsie aussi, effaant deux sicles, au moins, de critique sociale etdanalyse sociologique qui ont montr le caractre partiel, tronqu, dtourn etdtournable, et si souvent vraiment fictif et illusoire, des liberts et de la libertsous la rpublique capitaliste. Encore une fois, quentend-on par libert ? Lessocits capitalistes auraient-elles cess dtre des socits de domination ? Sila majorit de la socit est domine par une minorit, peut-elle tre appele li-bre ?

    On ne peut pas prtendre sintresser la libert , et rduire celle-ci unaspect limit, et essentiellement passif , celui des droits individuels ; pasplus quon ne peut rduire les droits individuels la sphre juridico-politique troite dans laquelle ils sont confins dans les pays dits

    dmocratiques . La libert exige dabord llimination de la domination ins-titue de tout groupe particulier dans la socit. Linstitution de cette domina-tion nest pas formellement crite dans les constitutions modernes. Pas plus

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    que la constitution russe ne dit explicitement que la socit est domine par labureaucratie du Parti/Etat, pas davantage les constitutions occidentales ne por-tent que la socitest domine par les groupes de capitalistes et de grands bu-reaucrates. Que dans le deuxime cas, aussi bien les droits individuels que lergime politique au sens troit, comme aussi dautres facteurs, limitent cette

    domination, permettent parfois de la contrebalancer ou de sy opposer de faonefficace, aucun doute 4. Mais ce nest pas le sujet de cette discussion.Tout se passe comme si la soudaine dcouverte du totalitarisme russe

    par quelques adolescents attards et autres melons mrs et quelque peu passsfonctionnait pour jeter un nouveau voile mystificateur sur les profondeurs de laquestion sociale et politique. Et ici encore, dtranges complicits objectives senouent. Le peuple russe est atrocement opprim. Mais il nest pas quopprim.Il est aussi exploit, commepeu dautres le sont. L-dessus, pas plus les nou-

    veaux et confortables champions occidentaux des droits de lhomme queles staliniens, les trotskistes, les crsiens et les socialistes ne soufflent mot.Or, exploits, les autres peuples le sont aussi. Accordons, pour abrger la dis-cussion, que la lutte pour les droits politiques au sens troit prcde les au-tres ; et supposons que, par un miracle quelconque, la bureaucratie russe soitamene dmocratiser sa domination. Cela voudrait-il dire que la questionsociale et politique de la Russie serait rgle pour autant ? Est-ce que la ques-tion sociale et politique en France aujourdhui serait rsolue par lliminationdes bavures policires et judiciaires ?

    Vive la libert. Mais, attention : il faut que la libert sarrte aux portes delentreprise. Pas question dtre libre dans son travail. (Pas question que ceuxqui travaillent effectivement le soient ; car lintellectuel qui disserte sur cesquestions est, lui, libre dans son travail , pour autant que sa constitutionmentale le lui permet.) On continue les litanies psittaciques sur Marx fourrierdu totalitarisme, etc. Mais on demeure esclave de son postulat (capitaliste) fon-damental : le travail, cest le royaume de la ncessit. Autant dire, delesclavage. A part cela, on raconte que lautogestion est une forme du totalita-risme. Comment douter, en effet, quune chane de montage soit la forme laplus acheve de la rpublique monothiste et le terrain dlection de la vraie li-bert spirituelle ? On ne peut rien y faire dautre, mentalement, quessayer decommuniquer avec une transcendance introuvable.

    Des hommes qui sont esclaves dans leur travail, la plus grande partie de leurvie veille, et qui sendorment puiss le soir devant une tlvision abrutis-sante et manipulatrice ne sont ni ne peuvent tre libres. La suppression de

    4 Jai insist sur ce point trop souvent pour avoir y revenir. Voir en dernier lieu, Le r-gime social de la Russie ,Esprit,juillet-aot 1978. p. 8-9. [aujourdhui dans Domainesde lhomme ; Les carrefours du Labyrinthe II, Seuil, 1986, pp. 175 - 200]

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    lhtronomie est aussi bien la suppression de la domination de groupes so-ciaux particuliers sur lensemble de la socit, que la modification du rapportde la socit institue son institution, la rupture de lasservissement de la so-cit lgard de son institution. Les deux aspects apparaissent avec une clartaveuglante dans le cas de la production et du travail. La domination dun

    groupe particulier sur la socit ne saurait tre abolie, sans labolition de ladomination de groupes particuliers sur le processus de production et du travail -sans labolition de la hirarchie bureaucratique dans lentreprise, comme par-tout ailleurs. Ds lors, le seul mode dorganisation concevable de la productionet du travail est sa gestion collective par tous les participants, comme je naicess de le dire depuis 1947 5; ce que lon a appel, par la suite, autogestion -la plupart du temps, pour en faire un cosmtique rformiste de ltat des chosesexistant ou un terrain dexprimentation et en se taisant soigneusement sur

    les implications colossales, en amont et en aval, de lide dautogestion. De cesimplications, je ne mentionnerai ici que deux, explicites dj en 1955-1957dans les deux textes Sur le contenu du socialisme 6. Une vritable gestioncollective, une participation active de tous aux affaires communes, est prati-quement inconcevable si la diffrenciation des rmunrations tait maintenue(maintien que, par ailleurs, strictement rien, aucun gard, ne pourrait justi-fier). Lautogestion implique lgalit de tous les salaires, revenus, etc. Dautrepart, lautogestion seffondrerait rapidement de lintrieur, sil sagissait seule-ment d autogrer lamoncellement dexcrments existant. Lautogestion nepourrait saffermir et se dvelopper que si elle entranait, aussitt, une trans-formation consciente de la technologie existante - de la technologie institue -pour ladapter aux besoins, aux souhaits, aux volonts des humains aussi biencomme producteurs que comme consommateurs. Or cette transformation,non seulement on ne voit pas comment on fixerait a priori des limites : il estvidentquelle ne pourrait pas avoir des limites. On peut, si lon veut, appelerlautogestion auto-organisation ; mais auto-organisation de quoi ? Lauto-organisation est aussi auto-organisation des conditions (socialement et histori-quement hrites) dans lesquelles elle se droule. Et ces conditions, conditionsinstitues, embrassent tout : les machines, les outils et les instruments du tra-vail, mais tout aussi bien ses produits ; son cadre, mais aussi bien les lieux devie, savoir lhabitat, et le rapport des deux ; et bien entendu, aussi et surtout,ses sujets prsents et futurs, les tres humains, leur formation sociale, leur du-cation au sens le plus profond du terme - leur paideia. Autogestion et auto-organisation, ou bien sont des vocables pour amuser le peuple - ou bien signi-

    5 Voir les textes de 1947-1949 dans La Socit bureaucratique, l : Capitalisme moderneet rvolution, 1 [Red. Christian Bourgeois, 1990] ; et la Socit franaise , Ed. 10/186 Voir note 1

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    fient exactement cela : lauto-institution explicite (se sachant telle, lucide tantque faire se peut) de la socit. Cest la conclusion laquelle on aboutit, quelon prenne la question par le bout le plus concret, le plus quotidien (comme jele fais ici, et dans les textes contenus dans ce volume) ; ou quon la prenne parle bout le plus abstrait, le plus philosophique (comme je lai fait dans

    lInstitution imaginaire de la socit).La libert na pas que laspect passif ou ngatif , de la protectiondune sphre dexistence de lindividu o son pouvoir-faire autonome serait re-connu et garanti par la loi. Encore plus important est son aspect actif et positifdont dpend, du reste, long et mme court terme, la prservation du pre-mier. Toutes les lois sont des chiffons de papier sans lactivit des citoyens ;juges et tribunaux ne peuvent pas rester impartiaux et incorruptibles dans unesocit de moutons individualistes qui se dsintresseraient de ce que fait le

    pouvoir. La libert, lautonomie, implique ncessairement la participation ac-tive et galitaire tout pouvoir social qui dcide des affaires communes.Lintellectuel libral idiotique, peut, sil est suffisamment stupide, se croire li-bre en jouissant des privilges que lui confre lordre social institu, et en ou-bliant quil na rien dcid ni quant aux camelotes quon lui vend, ni quant auxnouvelles quon lui prsente, ni quant la qualit de lair quil respire ; et ilpeut rester dans cette idiotie jusquau jour o il recevra librement sur la tte unebombe H dont lenvoi aura t librement dcid par dautres. Mais pouvoir d-cider nest pas seulement pouvoir dcider des affaires courantes , participer la gestion dun tat de choses considr comme intangible. Autonome signi-fie : celui qui se donne soi-mme sa loi. Et nous parlons ici des lois commu-nes, formelles et informelles - savoir, des institutions. Participer aupouvoir, cest participer aupouvoir instituant. Cest appartenir, en galit avecles autres, une collectivit qui sautoinstitue explicitement.

    La libert dans une socit autonome sexprime par ces deux lois fonda-mentales : pas dexcution, sans participation galitaire la prise de dcisions.Pas de loi sans participation galitaire la position de la loi. Une collectivitautonome a pour devise et pour autodfinition : nous sommes ceux qui avonspour loi de nous donner nos propres lois.

    Cet aspect actif et positif de la libert, de lautonomie de la socit, est in-dissociablement li la question de lautonomie de lindividu. Une socit au-tonome implique des individus autonomes - et de tels individus ne peuventpleinement exister que dans une socit autonome. Or, ce que chacun fait, aussibien lgard de la collectivit qu lgard de soi-mme, dpend un degrdcisif de sa fabrication sociale comme individu. La libert intrieure elle-

    mme, non pas seulement au sens de la libert effective de penser, mais mmeau sens dun libre arbitre , dpend de linstitution de la socit et de ce quecelle-ci produit comme individu. Le libre arbitre ne peut jamais sexercer

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    quentre des ventualits qui sont effectivement donnes lindividu et lui ap-paraissent commepossibles. Aucun libre arbitre ne permettra jamais au su-jet dun despote oriental de penser que, peut-tre, le Dieu-Roi est simplementfou, ou dbile. Aucun juif de la priode classique nest libre de penser quepeut-tre tout ce que raconte la Gense nest quun mythe. Avant la Grce, au-

    cun membre daucune socit na jamais eu, que lon sache, la possibilit depenser : nos lois sont peut-tre mauvaises, nos dieux sont peut-tre des fauxdieux, notre reprsentation du monde est peut tre purement conventionnelle.Hegel se trompait lourdement, lorsquil disait que le monde asiatique connais-sait la libert dun seul, le monde grco-romain la libert de quelques-uns.L un seul asiatique - le monarque - nest pas libre , il ne peut penser quece que linstitution de la socit lui impose de penser. Et, si la Grce inaugurela libert en un sens profond, malgr lesclavage et la condition des femmes,

    cest que tous peuvent penser autrement. Pour que lindividu puisse penser librement , mme en son for intrieur, il faut que la socit llve etlduque, le fabrique, comme individu pouvant penser librement, ce que trspeu de socits ont fait dans lhistoire. Cela exige, dabord, la cration,linstitution, dun espace public de pense ouverte linterrogation ; ce qui ex-clut immdiatement, de toute vidence, la position de la loi - de linstitution -comme immuable, de mme que cela exclut radicalement lide dune sourcetranscendante de linstitution, dune loi donne par Dieu ou par les dieux, par laNature ou mme par la Raison, si du moins par Raison on entend un ensemblede dterminations exhaustives, catgoriques et a-temporelles, si on entend parl autre chose que le mouvement mme de la pense humaine. En mme tempset corrlativement, cela implique une ducation au sens le plus profond, unepaideia formant des individus qui ont la possibilit effective de penser par eux-mmes - ce qui, encore une fois, est la dernire chose au monde que ltre hu-main possderait de naissance ou par dotation divine. Ajoutons que penser parsoi-mme est impossible, psychiquement, non seulement si quelquun dautreet de nommment dsign (ici-bas ou dans le Ciel) est pos comme source dela vrit ; mais aussi, si ce que lon pense ou quon ne pense pas importe peu etne fait pas de diffrence - autrement dit, si lon ne se tient pas pour responsa-ble, non pas de ses phantasmes, mais de ses actes et de ses paroles (cest lamme chose).

    ** *

    La mise en question radicale de limaginaire institu, et la vise dmocrati-

    que qui taient nes dans et par la cit antique sont reprises, lpoque mo-derne, par le mouvement intellectuel et politique qui connat une premireculmination avec la philosophie des Lumires et les rvolutions amricaine et

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    franaise du XVIIIe sicle (anticipes, en partie, par la rvolution anglaise duXVIIe). Ds le dbut du XIXe sicle, un demi-sicle avant quil ne soit questionde Marx, le mouvement ouvrier naissant les adopte son tour et les largit con-sidrablement. Cet largissement se traduit par le dpassement - non pas loubli- du champ politique troit. Le mouvement ouvrier tend, ds son origine,

    la signification et la vise de dmocratie moyennant lide de la Rpubliquesociale . La critique de lordre institu et la revendication dmocratiquesattaquent non seulement au rgime politique au sens troit, mais aussibien lorganisation conomique, lducation ou la famille. Cela se manifestetrs nettement dans losmose qui sopre entre le mouvement ouvrier et les dif-frents courants de socialisme utopique pendant toute la premire moiti duXIXe sicle et mme aprs - aussi longtemps que le carcan marxiste naura pasrtrci et finalement touff la crativit sociale du mouvement.

    Au dpart, et parfois aussi par la suite, Marx sinspire du meilleur de cettecration historique. Mais ds le dpart aussi se fait jour chez lui la tendance ra-tionaliste, scientiste, thoriciste qui prendra rapidement le dessus et craserapratiquement lautre. Tendance qui lui fait chercher une explication globale etacheve de la socit et de lhistoire, croire quil la trouve dans le rle dterminant de la production et riger finalement le dveloppement decelle-ci en cl universelle de comprhension de lhistoire et en point archim-dien de la transformation de la socit. Par l mme, Marx est amen en fait -et quoi quil puisse continuer par moments penser et dire - rtrcir nor-mment le champ des proccupations et des vises du mouvement, tout con-centrer sur les questions de la production, de lconomie, des classes (dfinies partir de la production et de lconomie) ; et, tout naturellement, ignorer ou minorer tout le reste, en disant ou en laissant entendre que la solu-tion de tous les autres problmes dcoulera par surcrot de lexpropriation descapitalistes. La question politique au sens large - question de linstitution glo-bale de la socit - autant que la question politique au sens troit - le pouvoir,sa nature, son organisation, la possibilit de son exercice effectif par la collecti-vit et les problmes que cet exercice soulve - sont ignores ou, au mieux, en-visages comme des corollaires qui seront acquis ds que le thorme principalsera dmontr dans la pratique de la rvolution.

    Qu partir de l, Marx et le marxisme aient pu exercer une influence pr-pondrante (et en vrit catastrophique) sur le mouvement ouvrier de nom-breux pays nest pas leffet simplement du gnie de Marx - et encore moins deson satanisme. Le caractre central et souverain de la production et delconomie (et la rduction correspondante de toute la problmatique sociale et

    politique) ne sont rien dautre que les thmes organisateurs de limaginaire

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    dominant de lpoque (et de la ntre) : limaginaire capitaliste. Comme jai es-say de le montrer depuis 1955 7, la rception , la pntration du marxismedans le mouvement ouvrier a t, en fait, la rintroduction (ou la rsurgence)dans ce mouvement des principales significations imaginaires sociales du ca-pitalisme dont il avait essay de se dgager dans la priode prcdente.

    La confusion et le brouillage ainsi introduits par Marx et le marxisme dansles ides, les catgories de pense et les objectifs du mouvement ouvrier socia-liste ont t normes dans tous les domaines (on en paye encore les consquen-ces - ne serait-ce que chaque fois que quelquun vous dit : oui, mais en Russiecest le socialisme puisquil ny a plus de capitalistes). Mais nulle part elle nat plus pernicieuse que dans le champ politique proprement dit. Je tcherai delillustrer ici sur un point, particulirement riche : lide de dictature duproltariat . Nud de mystifications presque impossible dmler, devenu

    farce sinistre et macabre depuis 1917, dont jai comment ailleurs un des der-niers pisodes : l abandon de la dictature du proltariat par le P.C.F 8.Marx considrait comme un de ses apports originaux lide quentre le ca-

    pitalisme et le communisme sinsre une phase historique, caractrise par la dictature du proltariat 9. Pendant longtemps, ce terme a signifi chez luilutilisation dictatoriale du pouvoir et de lappareil dEtat existants par le proltariat , aux fins de la transformation de la socit. En cela, Marx restaiten de de lexprience historique quil avait sous les yeux. Il se montrait inca-pable de tirer la conclusion de la grande Rvolution franaise - qui, pourtant,serait tout fait conforme sa propre thorie de lhistoire - savoir, que laRvolution navait pas et naurait pas pu simplement utiliser ses fins lancien appareil dEtat , quelle avait d le bouleverser de fond en comble, quelleavait t marque, dans ce domaine comme dans tous les autres, par une acti-vit instituante extraordinaire et profondment novatrice de 1789 jusquThermidor au moins. Telle est la marche de crabe mme des penseurs les plusgniaux.

    Il faudra attendre la Commune de 1871, la cration par les ouvriers et lepeuple de Paris dune nouvelle forme institutionnelle, pour que Marx y voie la

    7 dans Le contenu du socialisme I et II (Op. Cit), dans Proltariat et organisation [dans Lexprience du mouvement ouvrier, Vol. 2 , 1979, 10 / 18], dans Le mouve-ment rvolutionnaire sous le capitalisme moderne [dans Capitalisme moderne et r-volution, Vol. 2 ], dans 1Introduction au vol. I de La socit bureaucratique (Op.Cit), dans La question de lhistoire du mouvement ouvrier [dans Lexprience du

    mouvement ouvrier, Vol. 1 , 1979, 10 / 18.]8 Voir Lvolution du P.C.F. Esprit, dcembre 1978 (repris dans La socitFranaise,ed. 10 / 18, p.259-294).9 Lettre Wedermeyer du 5 mars 1852.

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    forme enfin trouve de la dictature du proltariat , et en tire la leon, audemeurant vidente : que la Rvolution socialiste ne peut pas simplement seservir de lancien appareil dEtat, quelle doit le dtruire et crer sa place unpouvoir qui nest plus un Etat au sens propre du terme , parce quil nest riendautre que le peuple organis, quil est caractris par llection et la rvoca-

    bilit permanente de tous ceux qui exercent des fonctions publiques, parlabolition des privilges des fonctionnaires, etc. Et cest cette conception, on lesait, quedfendra Lnine en 1917 avantOctobre, dans lEtat et la rvolution.Ni Marx, ni Engels, ni Lnine ne parlent une seule seconde du Parti comme organe (encore moins organe dirigeant ) de la dictature du proltariat .On peut leur reprocher, prcisment, dignorerle problme du parti et des par-tis - savoir, des divisions politiques possibles et mme invitables lintrieurdu proltariat . Mais non pas davoir, dans ces crits, identifile

    pouvoir du proltariat et le pouvoir de son parti.Le changement est radical chez Lnine - et Trotsky - aprs Octobre. DanslEtat et la rvolution, Lnine expliquait que le pouvoir du proltariat nest riendautre que le pouvoir des organismes de masse, que tout appareil dEtat spa-rde la population doit disparatre, etc. Le terme mme de Parti nexistepas dans lEtat et la rvolution comme concept politique. Or, ds la prise dupouvoir , la pratique de Lnine, de Trotsky, du parti bolchevique na stricte-ment rien voir avec cette conception : ce qui sinstalle et se consolide rapide-ment, cest le pouvoir duparti unique. Il est inutile dinsister ici sur les argutiesavec lesquelles Lnine et surtout Trotsky ont essay par la suite de justifiercette pratique. Dire que le parti bolchevique a t oblig, son corps dfendant,dassumer seul le pouvoir parce que tous les autres partis trahissaient ou com-battaient la rvolution est un pur et simple mensonge : ni les anarchistes, ni latotalit des socialistes-rvolutionnaires, ou mme des menchviques nesopposaient la rvolution, ils sopposaient la politique des bolchviques.En vrit, la justification du pouvoir du parti unique sera donne clairementpar Lnine deux ou trois ans plus tard, dans la Maladie infantile avec les m-mes gros sabots que ceux de Matrialisme et Empiriocriticisme : dans la so-cit il y a des classes, les classes sont reprsentes par des partis, les partissont dirigs par des dirigeants. Un point cest tout. A toute classe correspond( vraiment ) un et un seul parti, tout parti une et une seule ligne politiquepossible - donc aussi, une et une seule quipe dirigeante exprimant, dfendant,reprsentant cette ligne.

    Comment donc cette position - qui prise en elle mme tmoignerait soitdune ignorance, soit dune btise illimites, qui ne pourraient certes pas tre

    imputes ni Lnine ni Trotsky - pourrait-elle tre jamais rendue plausible ?Il ny a que deux manires possibles pour ce faire ; les deux sont ancres auplus profond du systme marxien, et illustrent une fois de plus lantinomie qui

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    oppose ce systme aux germes rvolutionnaires de la pense de Marx qui semanifestaient encore dans sa reconnaissance du caractre novateur de la Com-mune de Paris.

    Ou bien, le proltariat arrive la rvolution parfaitement homognis, etce, non seulement du point de vue de sa position dans les rapports de pro-

    duction et de ses intrts , mais aussi et surtout quant la reprsentationquil se fait de cette position, de ses intrts, de ses aspirations, etc., cette ho-mognisation comprenant aussi et ncessairement laccord automatique oupresque quant aux moyens utiliser pour instaurer la nouvelle socit. Cela son tour impliquerait, a)que lvolution de lconomie et de la socit capita-listes ralise effectivementcette homognisation quant lessentiel (et cela, entoute rigueur, lchelle mondiale).Acet gard, on peut noter le clivage de lapense non seulement des marxistes, mais de Marx et de Lnine eux-mmes :

    dune part, ils doivent insister sur une thorie de lconomie et de la socit ca-pitalistes qui garantira cette homognisation (en gros, la chimie sociale duvolume 1 du Capital, qui dpose constamment le capital lanode et le prolta-riat la cathode). Dautre part, ils savent pertinemment que cette image estfausse (cf. les dicta du vieux Marx et dEngels sur la classe ouvrire anglaise,ou de Lnine, dans lImprialisme, sur 1 aristocratie ouvrire ). Nous sa-vons, bien entendu, quune telle homognisation nexiste pas et ne pourraitpas exister. -Mais aussi, la condition prcdente ntant pas suffisante, b) qucette homognisation de l existence relle correspond automatiquementune conscience unifie et adquate. Lhomognisation relle ne servirait rien, en effet, si des illusions et des reprsentations fausses persistaient.Autrement dit : il faut avoir recours la version la plus grossire, la plus mca-nique, de la thorie du reflet (telle, par exemple, que la pratiquait M. Ga-raudy avant davoir dcouvert la lumire du Christ).

    Ou bien, labsurdit flagrante et la futilit pratique de ces fables tant impli-citement reconnues, devant un proltariat non homognis effectivement etconservant des illusions , des reprsentations fausses , ou, tout simple-ment, cette tonnante et insupportable facult humaine de la diversit des opi-nions, doit se dresser une fraction, un Parti, qui, lui, na ni illusions ni repr-sentations fausses, ni opinions, car il possde la vrit, la vraie thorie. Il peutainsi distinguer les ouvriers qui pensent et agissent daprs lessence de leurtre , et les autres qui ne sont ouvriers quempiriquement et phnomnale-ment, et comme tels peuvent et doivent tre rduits au silence (au mieux, pa-ternellement duqus , au pire, qualifis de faux ouvriers et envoys en camp de rducation ou fusills). Etant vraie - cest--dire, daprs la con-

    ception marxienne, correspondant aux intrts et au rle historique de la classeproltarienne - la thorie (et le Parti qui lincarne) peut passer par-dessus la tteet les cadavres des ouvriers empiriques pour rejoindre lessence dun proltariat

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    mtaphysique.Les diffrentes positions des marxistes contemporains sur cette question

    sont faites dune salade dialectique de ces deux conceptions radicalementincompatibles, salade dont le liant principal est la duplicit et la mauvaise foi.

    Mais considrons la chose en elle-mme. Postulons (pure hypothse)

    lexistence dun marxiste qui reconnat la ralit, qui donc admet que le proltariat nest pas effectivement homognis, que, homognis ou pas,il peut contenir, et contient effectivement, des courants dopinion diffrents, etque la possession daucune thorie ne permet (ni nautorise) de trancher entreces opinions et de dcider la place du proltariat et pour lui ce qui est faireet ne pas faire. (Tel serait, par exemple, un conseilliste ou un luxembour-giste : Les erreurs dun authentique mouvement des masses sont historique-ment infiniment plus fcondes que linfaillibilit du meilleur Comit central ,

    qui se serait dbarrass du mcanicisme conomique de Rosa et aurait les yeuxouverts devant le monde contemporain tel quil est.) Est-ce quun tel marxistepourrait encore parler, en restant cohrent et honnte, de la dictature du pro-ltariat , en entendant vraiment par l la dictature des organismes collectifsautonomes duproltariat ?

    Certainement pas. Et cela pour plusieurs raisons.Dabord, parce que le concept mme de proltariat est devenu totale-

    ment inadquat. Il pouvait y avoir un sens parler du proltariat comme sujet de la rvolution socialiste lorsquon. pensait pouvoir faire correspon-dre une ralit sociale massive et nette un concept qui ntait pas une pas-soire : les ouvriers manuels (ou, comme je lai fait pendant toute la premirepriode de Socialisme ou Barbarie, les travailleurs salaris, manuels ou non,rduits des rles de simple excution). Mais aujourdhui, dans les pays de ca-pitalisme moderne, presque tout le monde est salari. Travailleurs manuelsaussi bien que purs excutants sont devenus minoritaires dans la popula-tion. Si lon pense ces derniers, impossible de parler de la dictature delimmense majorit sur une infime minorit (Lnine). Si lont parle des salaris en gnral, on aboutit des absurdits : grands ingnieurs, bureau-crates, etc., seraient compris dans le proltariat , petits paysans ou artisans enseraient exclus. Il ne sagit pas dune discussion sociologique, mais politique.Ou bien la dictature du proltariat ne signifie rien, ou bien elle signifie, en-tre autres, que les couches qui nappartiennent pas au proltariat nont pas desdroits politiques, ou nont que les droits limits que le proltariat veut bienleur accorder. Les partisans actuels de la dictature du proltariat devraientavoir le courage dexpliquer quils sont, en principe, pour la suppression des

    droits politiques des paysans, des artisans, des masseurs-kinsithrapeutes domicile etc. ; aussi, que la parution dune revue mdicale, littraire, philoso-phique etc. dpendrait dautorisations ad hoc donner par les ouvriers .

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    Et qui donc est proltaire ? Et qui dfinitquiest proltaire et qui nelest pas ? Les auteurs des textes sur la distinction entre travail productif et tra-vail improductif dans le Capital ? Les prostitues exerant en maison closepour un (ex-) patron appartiennent au proltariat (selon le critre de Marx dans

    les Grundrisse : elles produisent de la plus-value), celles qui travaillent leurcompte, non. Les premires auraient donc des droits politiques, les autres non.Mais hlas, sur la question prcisment du travail productif et du travail impro-ductif Marx se contredit, et les exgtes ne parviennent pas se mettredaccord. Faudra-t-il attendre que le Comit central tranche cette question, etquelques autres ?

    En ralit, ce qui est en jeu ici est quelque chose de beaucoup plus profondque le terme de dictature du proltariat ou mme de proltariat . Cest

    toute la thorie des classes , toute la souverainet impute lconomie parlimaginaire capitaliste et intgralement hrite par Marx, enfin toute la con-ception de la transformation de la socit. (On en retrouve aujourdhui la ver-sion grotesque dans les litanies psalmodies par le C.E.R.E.S. et autres sur le front de classe . Quel front , et quelle classe ?) La transformation so-ciale, linstauration dune socit autonome concerne aujourdhui je mensuis expliqu depuis longtemps 10 - en fait et en droit la presque totalit de lapopulation (moins 5 ou 10 % peut-tre). Elle est son affaire - et ne pourra treque si la population, dans cette proportion, en fait son affaire. Mai 1968 en afourni lillustration clatante, positivement aussi bien que ngativement (otait donc le front de classe en Mai 1968 ?). Cela nest pas seulement unequestion darithmtique, ni relatif aux attitudes conjoncturelles de telle ou tellecouche sociale. La prparation historique, la gestation culturelle et anthropolo-gique de la transformation sociale ne peut et ne pourra pas tre luvre duproltariat, ni titre exclusif, ni titre privilgi. Il nest pas questiondaccorder une catgorie sociale particulire, quelle quelle soit, une positionsouveraine ou hgmonique . Pas plus que lon ne peut hirarchiser les ap-ports des diverses couches de la socit cette transformation et les subordon-ner lun quelconque dentre eux. Les changements profonds introduits dans lavie sociale contemporaine par des mouvements qui nont ni ne peuvent avoir nidfinition ni fondement de classe - comme ceux des femmes ou des jeunes- sont tout aussi importants et germinaux pour la reconstruction de la socit

    10 Voir entre autres Le mouvement rvolutionnaire sous le capitalisme moderne, S. ou B.

    n31, 32, 33 (1960-1961), maintenant dans Capitalisme moderne et rvolution, 2, p. 47-258, et Recommencer la rvolution. S. ou B. n 35 (janvier 1964), maintenant dansLexprience du mouvement ouvrier, 2, p. 307-365. Aussi : La question de lhistoire dumouvement ouvrier, dansLexprience du mouvement ouvrier, I, p. 11-120

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    que ceux introduits par le mouvement ouvrier. Sur ce point encore on peut ob-server ce qui est devenu le caractre profondment ractionnaire de la concep-tion marxiste. Si les marxistes de tous les bords - staliniens, trotskistes, maos-tes, socialistes, etc. - ont commenc par ignorer, puis ensuite combattre pour fi-nalement essayer de rcuprer en les vidant de leur contenu les mouvements

    des femmes ou des jeunes, ce nest ni seulement par myopie, ni seulement parimbcillit. Ici, pour une fois, ils taient cohrents avec lesprit profond de laconception dont ils se rclament - non pas certes par un amour soudain et im-modr de la cohrence, ce nest pas ce qui les touffe, mais parce que leurexistence politico-idologique en dpend : ils existent en tant que dirigeants ou porte-parole du proltariat . Un marxiste est oblig daffirmer quetous ces mouvements sont mineurs et secondaires - ou il doit cesser dtre mar-xiste. Car sa thorie affirme que tout est subordonn aux rapports de produc-

    tion et aux classes sociales que ceux-ci dfinissent ; comment quoi que cesoit de vraiment important pourrait-il procder dune autre source ? Or, en fait,ce qui a t mis en cause par le mouvement des femmes et des jeunes, parlimmense mutation anthropologique quils ont dclenche, qui est en cours etdont il est impossible de prvoir le cours et les effets, est sociologiquement toutaussi important que ce que le mouvement ouvrier a mis en cause ; en un sensmme, davantage, car les structures de domination auxquelles ces mouvementsse sont attaqus - la domination des mles sur les femelles, lasservissementdes jeunes gnrations - prcdent historiquement, daprs tout ce que nous sa-vons, linstauration dune division de la socit en classes et senracinenttrs probablement dans des couches anthropologiquement plus profondes quela domination des uns sur le travail des autres.

    La transformation de la socit, linstauration dune socit autonome im-plique un processus de mutation anthropologique qui de toute vidence nepouvait pas et ne peut pas saccomplir ni uniquement, ni centralement dans leprocessus de production. Ou bien lide dune transformation de la socit estune fiction sans intrt. Ou bien la contestation de lordre tabli, la lutte pourlautonomie, la cration de nouvelles formes de vie individuelle et collectiveenvahissent et envahiront (conflictuellement et contradictoirement) toutes lessphres de la vie sociale. Et parmi ces sphres, il ny en a aucune qui joue unrle dterminant , ft-ce en dernire instance . Lide mme dune telle dtermination est un non-sens.

    Enfin et surtout, si le terme et lide de proltariat sont devenus fumeux,le terme et lide de dictature ne le sont nullement et ne lont jamais t. Ce quidistingue, bien videmment, Lnine ou Trotsky des althussers, balibars et au-

    tres elleinsteins, cest quils ne se payaient pas de mots. Il y a une existence po-litique de lhomme dEtat vritable - ft-il totalitaire - impossible confondreavec linexistence politique des fonctionnaires idologiques ncessiteux. Elle

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    est du mme ordre que la diffrence entre Ava Gardner et la vieille fille disgra-cieuse qui se consume en rveries o elle est Ava Gardner. Lnine savait ceque dictature a toujours voulu dire et veut toujours dire, et la admirablementexprim : Pareil un petit chien aveugle qui, au hasard, donne du nez de-cide-l, Kautsky, sans le faire exprs, est tomb ici sur une ide juste, savoir que

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    dictature est un pouvoir qui nest li par aucune loi

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    . Cest en effet lesens originaire et vritable du terme dictature. Celui qui exerce le pouvoir dictece qui est faire et nest li par rien. Non seulement il nest pas li par des lois morales , des lois fondamentales ou constitutionnelles , des principes gnraux (comme par exemple, la non-rtroactivit des lois -quune dictature peut toujours ignorer). Mais par rien absolument :pas mmepar ce quil a lui-mme dict la veille. La dictature signifie que le pouvoir peutaujourdhui fusiller des gensparce quils se sont conforms aux lois quil a lui-

    mme dictes hier.Dire que ce serait l de la part du pouvoir un comportement absurde et con-tre-productif de son propre point de vue ne sert rien. Staline a pass unebonne partie de sa vie faire exactement cela. Il ne sagit pas de savoir si ledictateur (individuel ou collectif) pourrait juger, dans ses propres intrts, quilvaudrait mieux viter larbitraire. Il sagit de comprendre que parler de dicta-ture signifie abolir toute limite larbitraire du pouvoir.

    Lide quun pouvoir - de Staline, de Mao, du proltariat ou de Dieu le Pre- qui ne serait li par aucune loi pourrait conduire autre chose qu la tyrannietotale est absurde. La dictature du proltariat impliquerait que les organesdu proltariat pourraient changer, en fonction et en vue de tel cas particulier,aussi bien la dfinition des crimes et des peines que les rgles de procdure etles juges. Serait-il exerc par saint Franois dAssise, nous avons lutter mort contre un tel type de pouvoir.

    Il ne sagit pas, dans tout cela, darguties et de subtilits. Nous avons la d-monstration du contraire aux deux extrmits de lventail humain, la mons-trueuse certes, mais aussi la sublime. Lide dun pouvoir qui ne serait pas lipar la loi - loi crite , positive - a t, comme on sait, dfendue par Platonet cela, dans une problmatique qui ne saurait nullement tre purement et sim-plement carte. Ce que dit Platon dans le Politique, cest qu la loi qui estcomme un homme arrogant et ignare , ne pouvant tenir compte ni des chan-gements des circonstances, ni des cas individuels, soppose idalementl homme royal qui sait chaque fois dicter et dicter ce qui est juste et ce quine lest pas, dcider sur le cas despce sans lcraser dans la rgle universelleabstraite. En ce sens, et strictement parler, la loi nest, pour Platon, quun pis-

    11 La Rvolution proltarienne et le rengat Kautsky, uvres choisies, Moscou. 1948,Volume II, p. 431. Soulign par moi.

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    aller oblig par les dfectuosits de la nature humaine et en particulier parlimprobabilit de l homme royal (ou du roi philosophe , comme il critailleurs). Mais Platon est, en mme temps, assez raliste pour crire, deuxfois, les lois de la cit qui, ses yeux, seraient justes.

    Que la discussion de la loi dans le Politique ne saurait tre sous-estime ni

    pour ce qui est de sa profondeur, ni pour ce qui est de son actualit, on peut lemontrer facilement. Dabord, cest cette discussion qui ouvre la question delquit, la fois justice et meilleure que la justice , comme la dit profon-dment Aristote ; quit qui ne sauraitjamais, par dfinition, tre assure par laloi 12. La question de lquit est la question de laccomplissement de lgalitsociale effective - mme dans un cadre social statique - entre individus tou-jours ingaux et dissemblables. Ensuite, et surtout : pour les raisons mmesquindiquait Platon, jamais, absolument jamais, la question de la justice ne

    pourrait tre rgle simplementpar la loi, et infiniment moins encore par uneloi donne une fois pour toutes. La question pose par Platon - au-del de tousles expdients empiriques que lon pourrait imaginer pour y rpondre -, faitvoir la profondeur du problme politique substantif. Dune part, la socit nepeut pas tre sans la loi. Dautre part, la loi, aucune loi, npuise et npuiserajamais la question de lajustice. On peut mme dire plus : en un sens, la loi - ledroit - est le contraire de la justice ; mais sans cecontraire, il ne peut pas yavoir de justice. La socit, une fois sortie de lhtronomie religieuse, tradi-tionnelle ou autre, la socit autonome, ne pourra vivre que dans et par cetcart ineffaable, qui louvre sa propre question, la question de la justice.Une socit juste nest pas une socit qui a adopt, une fois pour toutes, deslois justes. Une socit juste est une socit o la question de la justice resteconstammentouverte -autrement dit, o il y a toujours possibilit socialementeffective dinterrogation sur la loi et sur le fondement de la loi. Cest l une au-tre manire de dire quelle est constamment dans le mouvement de son auto-institution explicite.

    Ici encore, Marx reste beaucoup plus platonicien quil ne le croit, aussi bienlorsquil met en avant la dictature du proltariat , que lorsquil laisse enten-dre que pendant la phase suprieure de la socit communiste le droit ( parnature ingal , dit-il) disparatrait, parce quil y aurait panouissement uni-versel des individus : 1 homme total a simplement pris la place del homme royal .

    Platon, comme Marx, relativisent la loi donne - en quoi ils ont raison. Ilsrelativisent cependant aussi la loi comme telle - et cest l que sopre le glis-

    12 Voir Valeur, galit, justice, politique : de Marx Aristote et dAristote nous ,Textures n12-13 (1975), repris maintenant dans les Carrefours du labyrinthe, Le Seuil,Paris, 1978,p. 287-290.

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    sement. De la constatation vidente et profonde que toute loi est toujours d-fectueuse et inadquate, de par son universalit abstraite, Platon tire la conclu-sion idale , que le seul pouvoir juste serait celui de 1 homme royal oudu philosophe-roi ; et la conclusion relle , quil faut arrter le mouve-ment, mouler la collectivit une fois pour toutes dans un moule calcul de telle

    manire que lcart, par principe inabolissable, entre la matire effective dela cit et la loi soit rduit autant que faire se peut. Marx tire la conclusion quilfaudra en finir avec le droit et la loi, en parvenant une socit de spontanitsrgles, soit que labolition de lalination ferait resurgir une bonne nature ori-ginaire de lhomme, soit que conditions sociales objectives et dressage dessujets permettraient une rsorption intgrale de linstitution, des rgles, parlorganisation psycho-sociale de lindividu. Dans les deux cas - comme dureste dans toute la philosophie politique ce jour - est mconnue lessence du

    social-historique, et de linstitution, le rapport entre socit instituante et so-cit institue, la relation entre la collectivit, la loi et la question de la loi.Platon mconnat la capacit de la collectivit de crer sa propre rgulation.Marx rve un tat o cette rgulation deviendrait compltement spontane ;mais lide dune socit faite de spontanits rgles est simplement incoh-rente : Aristote lui rappellerait avec raison quelle ne vaudrait que pour des b-tes sauvages, ou des dieux. Et si lon disait que dans la phase suprieure ducommunisme telle que la rvait Marx le droit et la loi seraient superflus parceque les rgles de coexistence sociale auraient t compltement intriorisespar les individus, incorpores leur structure, il faudrait combattre mort unetelle ide. Une institution totalement intriorise quivaudrait la tyrannie laplus absolue, en mme temps qu larrt de lhistoire. Aucune distance lgard de linstitution ne serait plus possible, pas plus quun changement delinstitution ne serait concevable. Nous ne pouvons juger et changer la rgleque si nous ne sommes pas la rgle, si lcart subsiste, si une extriorit estmaintenue - si la loi est pose enface de nous. Cest la condition mme per-mettant que nous la rvoquions en doute, que nous puissions penser autrement.

    Abolir lhtronomie ne signifie pas abolir la diffrence entre socit insti-tuante et socit institue - ce qui serait, de toute faon, impossible - mais abo-lir lasservissement de la premire la seconde. La collectivit se donnera sesrgles, sachant quelle se les donne, quelles sont ou deviendront toujours,quelque part, inadquates, quelle peut les changer - et quelles la lient aussilongtemps quelle ne les a pas rgulirementchanges.

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    Le projet dautonomie a-t-il un avenir ?

    Confrence prononce Porto Alegre en 1991Transcrit en aot 2008 par MG - Les intertitres ont t rajouts.

    Lauteur de ces propos nayant pu relire ce texte,

    celui-ci est soumis aux rserves dusage

    Nous vivons des annes de bouleversements assez considrables en particulierleffondrement des rgimes communistes comme pouvoir et la pulvrisation dumarxisme-lninisme comme idologie. Les gens sont dsorients, ils se deman-dent si cest le triomphe du capitalisme, si cest la fin de ce quon appelait le so-cialisme et l commencent des discussions scolastiques (pour utiliser lexpressionla moins mchante) si la Russie ctait le socialisme rel ou irrel et si les mons-truosits quon a constates en Russie sont dues des fautes, des dviations, la personnalit de Staline ou lencerclement capitaliste. On ressort toutes lesvieilleries cules qui ont t discutes, et que moi jesprais rfutes, dans lemouvement de gauche et dans le mouvement rvolutionnaire depuis quaranteans.

    Comme toujours dans cet exercice, les trotskistes se distinguent par leur origi-nalit. Ils dcouvrent maintenant que la Russie navait rien de socialiste mais ilfallait que 1991 arrive pour quils le dcouvrent. Pendant soixante ans, ils ontsoutenu que les bases du rgime en Russie taient socialistes et que la Russie taitun tat ouvrier mme sil tait dgnr. Et pourquoi ? Parce que soi-disant lanationalisation et la planification taient la base du socialisme. Je crois avoir r-fut ces sophismes depuis trs longtemps mais ce qui mrite rflexion pour unmoment cest : pourquoi diable les trotskistes dcouvrent a aujourdhui ? Onna rien appris de nouveau sur la Russie, tout cela on le savait il y a 5 ans, 10 ans,20 ans, 50 ans. Quest ce qui sest donc pass ? Quest ce quils ont appris denouveau ? Et bien je crois que linterprtation est trs simple : ce quil y a de

    nouveau cest que le pouvoir sest effondr. Et cest a qui importe le trotskiste,aussi longtemps quil y eut le pouvoir, cest dire que le GPU fonctionnait, il yavait des bases socialistes en Russie...

    Je voulais dire que pour moi le terme socialisme devrait tre abandonn. Jelai abandonn depuis 1979 et je parle depuis de socit autonome. Un mouve-ment politique nest pas une acadmie qui essaie de maintenir le sens des motsdu langage, quon le veuille ou non dsormais socialisme et communisme signi-

    fient le GPU et les camps de concentration et nous rendons trs difficile notre t-che, beaucoup plus difficile quelle ne devrait ltre, en continuant utiliser ceterme (le terme pas les ides) que lhistoire a irrmdiablement compromis. Je di-

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    rais de plus, et ce nest pas un luxe, que le terme tait mauvais intrinsquement.Pourquoi socialisme ? Est-ce que cest la socit contre les individus ? Mais celaest faux ou mme priv de sens. Dabord une socit autonome exige des indivi-dus autonomes et un sens une socit autonome serait plus individualiste que lasocit actuelle et dun autre ct dire que nous sommes pour le socialisme, cest

    dire pour la socit contre lindividu, ce serait comme si nous acceptions que lergime actuel est individualiste, ce qui est faux. Le rgime actuel est au mieux in-dividualiste pour 5 % de la population et mme ces 5% cest pas des individus,ce sont des marionnettes qui ont t dresses par le systme faire ce quils font.Nous voulons une socit autonome faite par des individus autonomes - quand jedis nous voulons ce nest pas seulement notre arbitraire personnel, cest le sensdes mouvements dmancipation qui parcourent lhistoire de loccident depuis aumoins Athnes et qui ont t repris et amplifi en Europe occidentale avec la lutte

    pour les liberts communales contre les rois, les nobles et lglise, par les rvolu-tions du 17me et du 18me sicle, par le mouvement ouvrier, le mouvement desfemmes, des jeunes, des diffrentes minorits.

    Une socit autonome a veut dire une socit vraiment dmocratique, o lepeuple fait lui-mme ses institutions et ses lois et o tous les individus sont libreset gaux. Egaux a ne veut pas dire que la socit sengage rendre tout lemonde capable de courir le 100 mtres en 9 secondes 9 centimes, ni rendretous les individus capables de composer la passionata. Egaux a veut dire quetous ont la mme possibilit effective de participer au pouvoir politique et il y aaussi un contenu subjectif cette autonomie : les individus autonomes sont desindividus responsables qui peuvent rflchir, dlibrer et dcider. La Russie najamais t cela ni de prs, ni de loin. Elle na jamais tendu le devenir. Fvrier 17tait une rvolution populaire - octobre 17 tait un putsch du parti bolcheviqueconduit par Lnine et Trotski. Ds le dbut le caractre totalitaire du parti bolche-vique est apparu. La Tchka et les camps de concentration ne sont pas des cra-tions de Staline : la Tchka tait en place ds 1918 et les premiers camps de con-centration sont en 1919 avec la pleine approbation et linitiative de Lnine et deTrotski qui ont aussi pris linitiative dcraser la commune de Cronstadt en 1921.Ds le dbut, toute opposition et toute opinion diffrente taient crases, et rapi-dement une nouvelle classe dominante et exploiteuse, la bureaucratie, sest cons-titue autour du parti comme noyau. Lindustrialisation de la Russie a t laconstruction dusines sur le mode et le modle capitaliste o la situation des ou-vriers tait infiniment pire que sous le capitalisme car ils navaient mme pas lapossibilit de lutter. Les grves taient interdites et les syndicats taient de sim-

    ples instruments du parti. Les paysans ont t expropris de force puis dcimsou exils en Sibrie. Les consommateurs, en tant que consommateurs, ont t as-servis, le peu quils pouvaient acheter, ils ne le dcidaient pas eux-mmes, ctait

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    dcid par ce quon appel par antiphrase leplan, cest dire des directives irra-tionnelles et absurdes et tout le monde devait penser ce que pensait le parti, cest dire son chef. La Russie a t toujours, depuis la prise du pouvoir par le partibolchevique et linstallation de la bureaucratie, un capitalisme bureaucratique to-tal et totalitaire. Le vritable crateur du totalitarisme est Lnine. Dj avec la

    cration du parti bolchevique qui est par nature totalitaire ds 1903 et ensuiteavec le nouvel tat quil a mis en place. Cet homme qui crivait lEtat et la rvo-lution o il parlait de la disparition de lEtat - jusquau 24 octobre il crivait ce li-vre -, partir du 26 il na eu de cesse que de constituer un nouvel tat plus fortque ltat tsariste.

    Marxisme et totalitarisme

    On nous parle aujourdhui de retourner Marx ; mais Marx nest pas tranger cette volution. Certainement Marx ntait pas totalitaire et comme on la ditprobablement sil vivait sous la Russie de Staline il aurait t excut. Moi je di-rais mme que sil vivait sous la Russie de Lnine, il aurait t excut. Mais il ya dans le Marxisme des germes qui ont permis ou facilit lclosion du totalita-risme.

    Le premier de ces germes cest lide dorthodoxie, ide monstrueuse qui

    navait jamais exist dans le mouvement ouvrier et qui a t introduite par Marxet le marxisme. Lide dorthodoxie contient en germe, sinon le totalitarisme, dumoins lide de sainte inquisition, parce que si vous avez une orthodoxie vousavez un texte o est inscrit cette orthodoxie, mais les textes ne parlent pas deux-mmes, il faut les interprter ; alors les uns les interprtent ainsi, les autres les in-terprtent comme a et sil y a une interprtation autorise, cest encore un texteet il faut linterprter - et on en finit pas. Et pourtant on en finit. Comment ? Il secre une institution - qui est lglise dans le cas du christianisme - qui possde la

    seule vraie interprtation des textes sacrs, et ceux qui ne sont pas daccord aveclglise sont des hrtiques, des suppts du diable, donc ils doivent tre condam-ns, excuts, brls. Et bien ceux qui ne sont pas daccord avec lglise mar-xiste-lniniste sont videmment des instruments du capitalisme, de la gestapo etde la CIA, donc si on peut les excuter, on les excute.

    Deuximement Marx participe limaginaire social du capitalisme ; cest dire que comme le capitalisme, et cest le premier rgime qui pose a danslhistoire, il pense que la production est centrale dans la socit. Que tout dpenddu dveloppement des forces productives et que la politique et donc la dmocra-tie est un piphnomne de la superstructure. Quand les forces productives seront

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    assez dveloppes la dmocratie viendra automatiquement comme viendra aussila solution du problme fminin, du problme des minorits, etc, etc. Donc enattendant taisez vous et dveloppez les forces productives.

    Et troisimement il y a le messianisme de Marx qui est un germe du totalita-risme parce que, au nom du rgne final du communisme, du saut du royaume de

    la ncessit dans le royaume de la libert, tout est permis ceux qui savent et toutdoit tre accept par les autres. Il faut en finir avec lillusion apocalyptique, il nyaura jamais le paradis sur terre, il ny aura jamais de socit transparente, il nyaura jamais une garantie politique du bonheur universel. Lobjet de la politiquenest pas le bonheur cest la libertet cest dans cette libert que chacun peutfaire son bonheur. Il ny aura jamais de socit sans institutions - la socit com-muniste de Marx est un mythe incohrent. Il y aura toujours un pouvoir politique,cela ne veut pas dire quil y aura un Etat au sens o il y a un tat aujourdhui,

    cest dire un appareil de domination spar de la socit mais il y aura un pou-voir politique parce quil y a des dcisions qui doivent tre prises collectivement,appliques et sanctionnes.

    Toute la question cest que ces institutions soient dcides par tous et que tousparticipent au pouvoir politique, et pour quils puissent participer il faut changerla socit telle quelle est aujourdhui et il faut aussi videmment que les indivi-dus deviennent capable de dvelopper et de raliser leur libert. Il faut en finiraussi avec lide dorthodoxie, avec lide dun seul savoir scientifique ou politi-que. Cette imbcile de Simone de Beauvoir crivait en 1955 je crois, quil est tout fait normal que le Parti Communiste naccepte quune vrit et que chez ladroite il y ait le pluralisme des opinions parce que la vrit est une et que les er-reurs sont multiples... Je parie que cette dame ne savait mme pas que cet argu-ment tait celui de Saint-Augustin contre les hrtiques et pour lunit delEglise. Il ny a pas de science de la socit et de lhistoire au nom de laquelle onpourrait imposer une vrit ; dailleurs mme dans le domaine des sciences sivous imposez une vrit, vous tuez les sciences. Cela ne veut pas dire que noussommes aveugles, il y a une lucidation mais cette lucidation est toujours ou-verte et soumise discussion.

    Deuximement la politique cest le domaine de lopinion, de la doxa commedisaient les grecs. Ce nest pas le domaine de lpistm, de la science.

    Et troisimement, et surtout, cette ide de lorthodoxie chtre et striliselactivit cratrice du peuple. Sil y a une transformation sociale, il y aura uneimmense cration, des formes nouvelles et ces formes sont imprvisibles par unethorie quelconque. A preuve ni Marx na prvu la commune, ni Lnine les so-

    viets.

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    Il faut aussi en finir avec la centralit de la production et de lconomie. Cestune chose de dire que nous devons manger, nous habiller, nous loger, etc... Cestune vidence ; [Cen est] une autre de participer limaginaire de la matrise, delexpansion illimite de la production et de la consommation et la folie de laprtendue matrise de la nature qui conduit la destruction de la nature. Les pays

    riches ont aujourdhui un niveau de vie moyen dont Marx naurait probablementmme pas pu rver. Aucun problme nest rsolu pour autant ; Les gens ny sontpas plus libres et ils ne sont pas plus rvolutionnaires non plus. Le but dune so-cit autonome ne sera pas de dvelopper les forces productives mais de crer destres humains libres, et autant que possibles, sages.

    Socit autonome, comme le socialisme tel quon lentendait dans le temps,ce nest rien dautre que lide de la dmocratie pense jusquau bout. Quest ce

    que a veut dire dmocratie ? Deux mots grecs ;Demos /Cratos ; peuple / pou-voir ; pouvoir du peuple. Mais le peuple est fait dindividus, donc les individusdoivent aussi avoir le pouvoir en tant que membres du peuple et a veut dire aussique le peuple aussi bien que les individus doivent tre libres. Maintenant parlerde pouvoir du peuple ne peut se raliser que dans le cas dune dmocratie directe,cest--dire par des dcisions que prend la collectivit elle-mme et non pas desreprsentants irrvocables. La reprsentation comme elle existe aujourdhui cestdabord une alination du pouvoir des reprsents vers les reprsentants et enmme temps une division du travail politique structurelle et institue entre diri-geants et dirigs. Cette division du travail doit tre abolie. Cest a que veut direabolir la domination dune couche sur les autres. Division du travail nest pas lamme chose que division des tches, nest-ce pas ? les tches doivent tre rpar-ties, tout le monde ne peut pas faire la mme chose en mme temps. Ce qui doittre supprim, cest lexistence dune catgorie sociale dont le rle est de dirigerles autres. Cela ne veut pas dire non plus quil ne peut pas y avoir des individusqui pendant une priode ou pendant longtemps jouent un rle plus important queles autres ; la question cest que ces individus ne cristallisent pas institutionnel-lement leurs position pour toujours.

    Dmocratie et socit moderne

    Alors comment raliser la dmocratie moderne dans les conditions des soci-ts modernes, de grandes socits ? Je ne veux pas bien entendu dvelopper iciune utopie, ni au mauvais ni au bon sens du terme. Je vais simplement exprimerun certain nombre dides - qui dailleurs pour lessentiel ne me sont pas person-

    nelles, qui sont le fruit de lexprience aussi bien du mouvement ouvrier, que delantiquit grecque et de lexprience ngative aussi bien de la socit capitalisteque de la socit bureaucratique russe.

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    Le premier point cest quil faut quil existe dans la socit, ou plutt que lasocit soit forme par, des units qui sont suffisamment petites pour pouvoirsautogouverner compltement. Cela implique la ncessit dune dcentralisationtrs importante. On peut remarquer que la centralisation actuelle est un des as-pects des absurdits du rgime qui ne fait rien dautre que de reflter la tendance

    des couches dominantes de tout essayer de contrler par un centre. Il faut doncdes units, qui peuvent tre des entreprises ou des units territoriales qui com-portent par exemple entre 10.000 et 30.000 citoyens et qui sont souveraines pourtout ce qui les concerne essentiellement et directement. Comment ces units - ap-pelons les communes si vous voulez - exercent leur souverainet ? Les dcisionsdoivent tre prises autant que possible par des assembles gnrales ou par unvote gnral. Et dun autre ct, comme les assembles gnrales ne peuvent pastre runies vingt quatre heures sur vingt quatre, ni mme sept jours par semaine,

    les tches de prparation des assembles gnrales, dexcution de leurs dci-sions et de permanence comme on dit (quil y ait toujours quelquun pour rpon-dre au tlphone) doivent tre exerces par des conseils sur le modle des con-seils ouvriers qui ont exist, cest dire par des dlgus lus et rvocables, res-ponsables devant lassemble gnrale et lui rendant compte de ce quils font.Cest dj ce qua essay de faire la Commune, ou les soviets russes ou les con-seils ouvriers en Italie en 1919 ou en Hongrie en 1956. Ce sont l des crationsspontanes des travailleurs et du peuple qui contiennent lessentiel de cetteforme. Sans doute sil y a de nouveau un grand mouvement populaire dautresformes pourront tre cres.

    Deuximement, videmment ces units de base doivent tre coordonnes et lencore cette coordination doit tre faite par des conseils de dlgus lus et rvo-cables. Je pense que toute dcision essentielle qui affecte plusieurs units de baseou toutes les units de base doit tre prise par vote gnral, rfrendum si vousvoulez ou plbiscite, aprs videmment une discussion pleinement informe etsuffisante. Ce qui implique un autre point : que contrairement ce qui se passeaujourdhui toutes les informations ncessaires et pertinentes pour la prise desdcisions doivent tre mises la disposition de la population. Aujourdhui toutesles dcisions sont prises en secret, mme dans les tats les plus soi-disant dmo-cratiques. Elles ne sont mme pas prises dans les parlements ou les soi-disantparlements ; elles sont prises dans les coulisses - et mme pas dans les coulissesdu parlement ; dans la coulisse de la direction du parti majoritaire. Et l une dci-sion est prise, et on dit aux dputs de ce parti - qui sont les soi disant reprsen-tants du peuple : Vous voterez cela ou autrement vous tes exclus du parti, onne vous prsente pas aux prochaines lections , etc. Cest a la dmocratie re-

    prsentative : cest le pouvoir des partis, du sommet des partis.Je disais tout lheure que lessentiel, cest dabolir la division entre dominants et domins ou,on peut le dire aussi, la division entre dirigeants et excutants. Il y a donc un prin-

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    cipe suprme que moi jaimerais inscrire sur le fronton des difices publics decette socit : pas dexcution de dcisions sans participation la prise des dci-sions.

    En bref ces ides on peut les rsumer comme a : que ce quon appelle lasphre publique doit devenir vraiment publique. Publique non seulement quant

    son objet mais publique quant son sujet. La libert des individus et des groupesou des associations volontaires doit videmment tre garantie et tendue danstoutes les mesures du possible. Si les individus ne sont pas libres, la socit nepeut pas ltre non plus. Mais lattitude dune socit dmocratique, dune socitautonome, lgard de la libert des individus ne peut pas tre comme au-jourdhui seulement passive, ngative ou dfensive. Elle doit tre positive et ac-tive : cest dire que la loi ne doit pas simplement protger la libert des indivi-dus dans leur sphre prive, la loi doit aider activement les individus devenir li-

    bres, autonomes et cela implique au moins deux choses :Dabord que lducation au sens le plus large - cest dire pas seulement

    linstruction des enfants mais ce que les grecs appelaient lapaideia, la formationde lindividu par la socit, qui a lieu tout le temps, qui lieu ce soir ici mais quia lieu aussi dans les foyers qui regardent la tlvision en ce moment, o ce nestpas une formation mais une dformation - cette formation, cettepaideia, doit de-venir une proccupation essentielle de la cit.

    Deuximement que les individus soient effectivement gaux au sens o je laidit tout lheure : cest dire quils aient les mmes possibilits effectives departiciper tout pouvoir qui existe dans la socit. Cest en exerant le pouvoirquon sassure quon peut lexercer et quon devient vraiment libre, et cest enparticipant la formation de la loi quon acquiert la certitude que cest aussi votreloi et non pas comme aujourdhui leur loi. Ils ont encore vot des impts ,cest pas Nous avons vot des impts : ils les ont vot, comme le pouvoir estaussi leur pouvoir.

    Production et conomie

    Cela nous conduit aussi au domaine de la production et de lconomie, etdabord dun point de vue ngatif, si je peux dire.

    Nous savons par la logique - mais aussi, sil le fallait, par lexprience trsample de la socit contemporaine - que les ingalits conomiques conduisentinvitablement des ingalits politiques : autrement dit que le pouvoir cono-mique se traduit aussitt en pouvoir politique. Si vous avez 100 millions de dol-

    lars, ou 500 je ne sais pas, vous achetez une chane de tlvision et vous aveztous les politiciens - ou pas tous mais beaucoup - votre botte. Alors cest souscet angle aussi quil faut voir la question de la proprit.

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    La question de la proprit nest pas mtaphysique. Les individus ne naissentpas avec attach leur cou un papier qui dit : jai le droit dtre propritaire .Elle nest mme pas conomique, elle est politique. Si nous voulons une socitautonome, nous devons vouloir une institution de lconomie qui permet la li-bert et lgalit, et non pas qui la dtruit. Il est par exemple clair que la proprit

    individuelle de lartisan ou du paysan nest pas contraire la libert, alors que lagrande proprit par les moyens trs importants quelle procure son propri-taire, elle, lest. Et il ne sagit pas non plus de nationaliser pour remplacer lesgrands propritaires par une bureaucratie. Il sagit de remplacer le pouvoir capi-taliste et bureaucratique sur la production par le pouvoir des travailleurs ; cest dire par lquivalent de lauto-gouvernement dans la production - ce que lonpeut appeler lautogestion.

    Et cela on peut le voir aussi positivement : on ne peut pas tre esclave dans letravail cinq ou six jours par semaine et tre libre politiquement le dimanche.Lautogestion cest la souverainet des producteurs. Bien sr il y a des problmesconcernant son organisation - jen dirai un mot rapide tout lheure - mais danslconomie les tres humains ne sont pas seulement des producteurs : ils ont aussides consommateurs. Il faut donc tablir la souverainet des consommateurs. Cequi existe actuellement dans le soi-disant march libre capitaliste est une fausselibert mais pas une souverainet des consommateurs. Il y a des monopoles, il y ades oligopoles, et ici il faut attirer lattention sur une autre mystification pourlaquelle Marx est responsable et qui reste trs propage parmi les marxistes :Lide que le march, ou la marchandise, ou largent, sont des lments delalination des hommes, que dans une socit socialiste ou communiste ils de-vraient tre supprims. Le march et la monnaie sont parmi les inventions lesplus gniale de lhumanit, qui prcdent de loin le capitalisme. Elles remontentaux phniciens ou aux grecs au moins et qui indpendamment de laspect histo-rique fournissent le seul moyen de socialisation conomique dans une conomiecomplexe. Je ne pas communiquer avec vous en tant que producteur directe-ment : on ne peut pas faire un troc de nos produits. Cest absurde. Mes produitsseront vendus, vos produits seront vendus, vous aurez de largent et vous ferez ceque vous voulez avec cet argent. Donc dans une socit autonome la monnaiejouera pleinement son rle dquivalent gnral et dtalon des prix relatifs. Lemarch, par la demande des consommateurs, dterminera les quantits et lesqualits des biens de consommation produire, par l il dterminera le type desbiens dinvestissement ncessaires pour satisfaire cette demande de consomma-tion. Cest dire si le march demande par exemple plus de CD quil nen existe

    dans les magasins de la socit, il faudra obir au march et produire plus de CDdonc plus de machines produire des CD, etc. Mais a ne dit pas, et le march nepeut pas dfinir, quelle quantit globale dinvestissement il faut la socit ; cest

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    dire quelle partie de son produit la socit ne veut pas, chaque anne, consom-mer, mais veut le transformer en installations productives, en machines, en toutce que vous voudrez pour le cas chant augmenter la production lanne pro-chaine. Et le march ne peut pas dcider non plus, ne peut pas dterminer, desdpenses publiques ; Il ne le dcide pas dailleurs aujourdhui non plus malgr

    quelques propos dlirants des no-libraux.Les deux donc, cest dire la quantit globale de linvestissement et les d-penses publiques devront faire lobjet de dcisions politiques, et comme ils con-cernent toute la socit, ces dcisions devront tre prises par vote public populaireaprs une discussion suffisante.

    Quelques difficults

    Il y aurait beaucoup dautres choses dvelopper dans ce sens, soit qui tou-chent dautres points, soit qui dcoulent de ces points. Je en le ferais pas ; jevoudrais au contraire marrter sur quelques difficults qui se prsentent imm-diatement, qui ne sont certainement pas insolubles, mais dont il faut avoir con-science.

    Si lauto-gouvernement collectif doit tre institu effectivement, les assem-bles gnrales puis les conseils ou toute forme quivalente doivent devenir levritable lieu de la vie politique. Quest-ce qui passe alors avec les partis politi-ques ? Lexprience montre que les partis deviennent rapidement des organisa-tions bureaucratiques diriges par des groupes auto-coopts et qui tendent agirselon leur propre logique - cest dire la conqute du pouvoir - et de dtruire lavie politique indpendante des organes politiques auxquels ils participent. avous le savez et vous le voyez ds maintenant, moi je lai vu tout au long de mavie militante : grve importante ouvrire ; il y a l dedans des communistes ; lagrve lit un comit de grve ; il y a un trotskiste. Quest ce quils font les com-munistes et les trotskistes dans le comit de grve ? Ils ne sintressent pas sa-voir ce que veulent les ouvriers : ils sintressent appliquer les directives de leurparti, et la mme chose pour les grves tudiantes, etc Le rsultat videmment