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59 Chapitre III CASTORIADIS ET L’IMAGINAIRE 1 Le soir m'a rendu sage et fraternel Il ouvre partout ses portes lugubres Je n'ai pas peur j'entre partout Je vois de mieux en mieux la forme humaine Paul Éluard (Du fond de l'abîme) Au milieu des années soixante-dix, conquis par l'oeuvre de Cornelius Castoriadis, je le reconnais comme une des figures de proue de mon devenir intellectuel et existentiel. En juillet 1990 je le rencontre, lors de la décade de Cerisy-la-Salle qui lui est consacrée (3- 10/7/90). En 1993, nous publions un entretien très riche sur ses conceptions à l’égard de la méditation, de la multiréférentialité et de l’éducation 2 . C'est durant ces journées de la Décade de Cerisy, d'une richesse intellectuelle exceptionnelle, que m' apparaît la nécessité d'écrire ce texte, à partir de la question du "Sans-Fond" que je lui pose, en "ricochet" à une conférence remarquée d'Eugène Enriquez. Outre les réponses aux questions qu'il a fournies durant la décade de Cerisy, j'utiliserai ici en particulier l'institution imaginaire de la société (1975) et la série des Carrefours du labyrinthe (1978, 1986, 1990). Il me semble que trois aspects doivent être distingués : - La considération sur “ce qui est” radicalement. - Les conséquences qu'on peut en tirer. - La prise de conscience de notre existence. 1. La considération sur “ce qui est” radicalement : Chaos/Abîme/Sans-Fond.

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Chapitre III

CASTORIADIS ET L’IMAGINAIRE1

Le soir m'a rendu sage et fraternel Il ouvre partout ses portes lugubres Je n'ai pas peur j'entre partout Je vois de mieux en mieux la forme humaine

Paul Éluard

(Du fond de l'abîme)

Au milieu des années soixante-dix, conquis par l'oeuvre de Cornelius Castoriadis, je le reconnais comme une des figures de proue de mon devenir intellectuel et existentiel. En juillet 1990 je le rencontre, lors de la décade de Cerisy-la-Salle qui lui est consacrée (3-10/7/90). En 1993, nous publions un entretien très riche sur ses conceptions à l’égard de la méditation, de la multiréférentialité et de l’éducation2.

C'est durant ces journées de la Décade de Cerisy, d'une richesse intellectuelle exceptionnelle, que m' apparaît la nécessité d'écrire ce texte, à partir de la question du "Sans-Fond" que je lui pose, en "ricochet" à une conférence remarquée d'Eugène Enriquez.

Outre les réponses aux questions qu'il a fournies durant la décade de Cerisy, j'utiliserai ici en particulier l'institution imaginaire de la société (1975) et la série des Carrefours du labyrinthe (1978, 1986, 1990).

Il me semble que trois aspects doivent être distingués :

- La considération sur “ce qui est” radicalement.

- Les conséquences qu'on peut en tirer.

- La prise de conscience de notre existence.

1. La considération sur “ce qui est” radicalement : Chaos/Abîme/Sans-Fond.

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60 C. Castoriadis a bien voulu répondre à mes questions concernant

ce qui, dans son oeuvre, me semble de nature ontologique et à portée métaphysique : la triple notion de Chaos/Abîme/Sans-Fond qu'il se refuse à dissocier. Il confirme à Cerisy les propos qu'il tenait déjà dans son oeuvre. Il développe son point de vue dans domaines de l'homme. Carrefours du labyrinthe II"(Seuil, 1986) :

“Premièrement "l’Être” n'est pas un système, n'est pas un système de système, et n'est pas une "grande chaîne” L’Être est Chaos, ou Abîme, ou Sans-Fond. Chaos à stratification non régulière : cela veut dire comportant des "organisations" partielles, spécifiques chaque fois aux strates que nous découvrons (découvrons/construisons, découvrons/créons) dans l’Être. Deuxièmement, l’Être n'est pas simplement "dans” le Temps, mais il est par le Temps (moyennant le Temps, en vertu du Temps). Essentiellement, l’Être est le Temps. (Ou aussi : l’Être est essentiellement à-Être.) Troisièmement. Le Temps n'est rien, ou il est création. Le Temps, rigoureusement parlant ; est impensable sans la création.” (p. 219) Il se rattache explicitement à la pensée de la Grèce archaïque pour laquelle au commencement était le chaos (Hésiode), c'est-à-dire vide, néant, d'où émerge le monde. Un chaos non parfaitement ordonné, mais susceptible de donner du sens. Un chaos qui règne souverainement sous les paysages familiers du monde. Chez Anaximandre, l'élément de l'être est l'apeiron, l'indéterminé, l'indéfini. Castoriadis affirme dans cette foulée que le Chaos/L'abîme/ le Sans-Fond est radicalement indéterminé et indéterminable. Ce qui ne veut pas dire que ses manifestations, notamment social-historiques, ne soient pas déterminables. L'homme, lui-même, “est un puits sans fond, et ce sans-fond est, de toute évidence, ouvert sur le sans-fond du monde” (p. 252). L'Art manifeste cette source insondable au coeur de la création et du créateur. Ainsi “l'humanité émerge du Chaos, de l'Abîme, du Sans-Fond. Elle en émerge comme psyché : rupture de l'organisation régulée du vivant, flux représentatif/affectif/intentionnel, qui tend à tout rapporter à soi et vit tout comme sens constamment recherché” (p. 364). Mais ce Chaos/Abîme/Sans-fond reste toujours présent quoique dissimulé au sein de l'être humain, tant sur le plan de la psyché-soma que sur celui du social-historique. Il demeure son homo demens comme dirait Edgar Morin. Sa capacité à s'ouvrir à l'hubris, la démesure. Il est la mort

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61 même, toujours présente, toujours recommencée. Cette mort, cette finitude, que l'homme ne peut pas, ne veut pas voir en face et qu'il va "recouvrir" par les significations imaginaires sociales et les institutions s'y rapportant. Impossible pour l'homme de voir lucidement la fin de toute chose, non seulement dans ses formes changeantes, mais dans son essence. “La mort est mort des formes, des figures, des essences - non pas seulement de leurs exemplaires concrets, sans quoi encore ce qui est ne serait que répétition dans leur prolongement indéfini ou dans la simple cyclicité, éternel retour” (p. 373). La religion va alors apparaître, non comme une idéologie, réflexion appauvrie d'une complexité bien supérieure, mais comme une instance de présentation/occultation de l'Abîme/du Chaos/De Sans-Fond. “Ainsi, par exemple, de la Mort dans le christianisme : présence obsédante, lamentation interminable - et, en même temps, dénégation absolue, puisque cette Mort n'en est pas une en vérité, elle est accès à une autre vie. Le sacré est le simulacre institué de l'Abîme : la religion confère une figure ou figuration à l'Abîme - et cette figure est présentée à la fois comme Sens ultime et comme source de tout sens” (p. 417). La religion, le sacré institué, n'est qu'une “formation de compromis” qui réalise et satisfait à la fois l'expérience de l'Abîme et le refus de l'accepter: “Le compromis religieux consiste en une fausse reconnaissance de l'Abîme moyennant sa re-présentation (Vertretung) circonscrite et, tant bien que mal, "immanentisée” (p. 378). Or l'Abîme demeure “à la fois énigme, limite, envers, origine, mort, source, excès de ce qui est sur ce qu'il est...toujours là et toujours ailleurs, partout et nulle part, le non-lieu dans quoi tout lieu se découpe”(p. 378). C'est pourquoi il ne saurait y avoir de religion des mystiques comme le soutient justement Castoriadis. “Le mystique vrai ne peut être que séparé de la société”(p. 379). Pour ma part je ne retiendrai que le terme de Sans-Fond qui me paraît avoir la connotation la moins tragique, par rapport à Chaos ou Abîme. Chez Castoriadis, conformément à toute une lignée freudienne, le Chaos/Abîme/Sans-Fond présente une “inquiétante étrangeté”. N'est-ce pas d'ailleurs un sentiment de cette nature, en dernière instance, que ressentit Sigmund Freud lors d'un voyage en Italie (1919). Il nous raconte qu'arrivé dans une petite ville italienne et dans une certaine rue, avec des femmes aux balcons, il eut un sentiment de malaise psychique insoutenable et qu'il chercha à fuir. Mais par trois fois, inexpliquablement, il revint au même endroit. Freud replace cette

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62 anecdote personnelle dans le cadre de son système de pensée. Freud n'a jamais compris ce que représentait le “sentiment océanique” dont lui parlait Romain Rolland. Gageons qu'il a raté, à cette époque, une porte d'entrée vers une autre façon d'exister, comme il semble d'ailleurs le reconnaître dans sa correspondance avec R. Rolland3. Tout freudien qui se respecte demeure, tant bien que mal, dans cette représentation relativement tragique de l' “inquiétante étrangeté”. Il lui est difficile de se représenter un autre mode d'exister porté par une vision de plénitude. Le “manque” est toujours au coeur de la psyché soutenu par une angoisse de mort enracinée au plus profond. C'est au coeur de son assomption existentielle que la cure analytique trouve son bien-fondé. Il y a dans la psychanalyse freudienne un stoïcisme foncier dont la voie passe par le renoncement lucide. Dès lors parler de zone “non-conflictuelle” de la psyché comme Sacha Nacht dans guérir avec Freud 4 et, plus encore Hartmann, Kris et Loewenstein dans la théorie du “moi autonome”, me semble sortir de la cohérence théorique freudienne et devoir susciter logiquement les foudres de Jacques Lacan, “pur” disciple de Freud. Castoriadis, conteste une certaine conception du manque car pour lui, originairement, la psyché comme représenter-représentation est ce à quoi il ne manque rien : “il ne peut pas y avoir d'"objet manquant" et de désir, car le "désir” est toujours comblé - "réalisé” avant qu'il ait pu s'articuler comme désir”5. L'institutionnalisation de la psyché qui la déclôture pour la faire survivre, la conduit à un “manque” à la fois radical et inéluctable : “La psyché est son propre objet perdu" (p. 401).

2. Les conséquences du Sans-Fond.

- Le Sans-Fond est une source de création/destruction permanente.

Castoriadis s'accorde pleinement sur cette source sempiternelle de créations et de destructions à partir du Sans-Fond, au delà de toute considération sur le Bien ou le Mal, valeurs nécessairement instituées par la société. Pour Castoriadis, comme il nous le rappelait en juillet 1990, “le Chaos/Abîme/Sans-Fond est source de création et de destruction”, fondamentalement indéterminé et incompréhensible tout en posant sans cesse de nouvelles déterminations en terme de représentations somato-psychiques et de significations imaginaires sociales dans un faire social-historique, (cf ses thèses ontologiques)6.

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63 Le Sans-Fond est l'espace-temps du magma - dont Castoriadis dégage une logique possible - (pp. 385-418) et l'imagination radicale comme l'imaginaire social, constituant ainsi l'imaginaire radical, en sont des manifestations animées par la même logique. Aristote, qui avait très bien compris la liaison intrinsèque entre la pensée et le phantasme (au sens d'imagination première), n'avait pas pu aller jusqu'au bout de sa logique: reconnaître un Chaos/Abîme/Sans-Fond comme étrange capacité de "création de non-être" par l'imaginaire radical (p. 361) et du même coup comme source permanente d'altération et d'auto-altération au sein d'une temporalité fondatrice pour l'homme et pour la société. Le Chaos/Abîme/Sans-Fond “n'est que pour autant qu'il est toujours à-être, il est temporalité créatrice-destructrice” (p. 367). Castoriadis s'exprime parfois dans un langage que n'aurait pas démenti un sage oriental non-dualiste, par exemple lorsqu'il écrit “Le Chaos : Le Sans-Fond, l'Abîme générateur-destructeur, la Gangue matricielle et mortifère, l'Envers de tout Endroit et de tout Envers. Je ne vise pas, par ces expressions, un résidu d'inconnu ou d'inconnaissable ; et pas davantage ce que l'on a appelé transcendance. La séparation de la transcendance et de l'immanence est une construction artificielle, dont la raison d'être est de permettre le recouvrement même dont je discute ici. La prétendue transcendance - le Chaos, l'Abîme, le Sans-Fond - envahit constamment la prétendue immanence - le donné, le familier, l'apparemment domestiqué. Sans cette invasion perpétuelle, il n'y aurait tout simplement pas d'"immanence". Invasion qui se manifeste aussi bien par l'émergence du nouveau irréductible, de l'altérité radicale, sans quoi ce qui est ne serait que de l'Identique absolument indifférencié, c'est-à-dire Rien ; que par la destruction, l’ annihilation, la mort” (p. 373).

- Le Neuf, l'imprévu comme donnée fondamentale de l'existence.

Si le Chaos est ce que pense Castoriadis, il débouche sur l'imprévu, le toujours "neuf" et l'étonnement permanent d'être en vie. Le Chaos suscite sans cesse des formes/figures/images positionnées comme radicalement neuves par l'activité de l'imaginaire radical qui échappe à toute causalité. Le non causal (du Chaos) apparaît comme activité créatrice des individus, des groupes et des sociétés entières, non seulement comme écart relativement à un type existant, “mais comme position d'un nouveau type de comportement, comme

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64 institution d'une nouvelle règle sociale, comme invention d'un nouvel objet ou d'une nouvelle forme - bref, comme surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation précédente, conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles prémisses...L'histoire ne peut pas être pensée selon le schéma déterministe (ni d'ailleurs selon un schéma "dialectique" simple), parce qu'elle est le domaine de la création”7.

- Le refus de tout enfermement institué

Castoriadis a bien montré que l'institution religieuse (mais également, en dernière instance, toute forme institutionnelle), est à la fois recouvrement et manière de faire apparaître le fond chaotique de ce qui est. Il est dans la nature de l'imagination radicale et de l'imaginaire social, portés par la création/destruction essentielle du Sans-Fond, de provoquer sans cesse du défi institutionnel. C'est la constitution même de la “praxis”. Castoriadis soutient que la praxis est “ce faire dans lequel l'autre ou les autres sont visés comme être autonomes et considérés comme l'agent essentiel du développement de leur propre autonomie” (1975, p. 103). Dès lors le projet est l'élément de la praxis qui intervient comme une intention de transformer le réel “guidée par une représentation du sens de cette transformation, prenant en considération les conditions réelles et animant une activité” (1975, p. 106). Ce qui ne se confond pas avec le plan, ou comme dit Jacques Ardoino le “projet-programmatique”. Toute nouvelle “position” de formes, figures, modes d'être, comme expression de la manifestation du Chaos/Abîme/Sans-Fond, toute nouvelle position d'un eidos dans le devenir historique d'une société ou du devenir existentiel d'une personne constitue un véritable défi pour ce qui l'a fondé jusqu'à présent. Car ce qui advient ne peut jamais être reconnu légitimement par les pouvoirs établis de la société ou par ce qui fonde habituellement la sécurité de la vie psychique. J'ai tenté dans une étude antérieure de montrer l'importance du concept de défi (lié nécessairement à celui de médiation ) dans la formation interculturelle8. Paradoxalement dans la pensée de Castoriadis, l'institution imaginaire de la société, source de tout recouvrement de la dimension éruptive et “folle” de la psyché, est ce qui permet à celle-ci, en opérant un véritable défi ontologique, de la décloisonner, de la faire sortir de sa folie monadique étoilée, en la socialisant et en la constituant ipso facto en “objet perdu”.

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65 - La reconnaissance d'une sensibilité naturelle.

Castoriadis dans ses thèses ontologiques se positionne sur le caractère indécidable d'une frontière entre ce qui est perçu et celui qui perçoit: “Pour l'observateur limite, la question de savoir, en un sens ultime, ce qui vient de lui et ce qui vient de l'observé est indécidable. (Il ne peut exister d'observable absolument chaotique. Il ne peut exister d'observateur absolument inorganisé. L'observation est un co-produit non pleinement décomposable.) (Castoriadis, 1986, p. 407). Nous créons le monde autant qu'il nous crée en fonction de notre sensibilité. A voir Castoriadis dans son existentialité quotidienne (à Cerisy par exemple), je suis persuadé qu'il accorde une large place à la sensibilité et à un retour à la nature concrète du monde physique, biologique et humain. Dans l'institution imaginaire de la société (1975) il développe suffisamment une critique de la rationalité comme fin ultime de l'existence individuelle et collective pour lui accorder cette perspective dans son ontologie. Sa critique du Marxisme va dans cette voie (1975, p. 56 sq.). Mais c'est en de rares passages de son oeuvre où il parle plus affectivement, plus existentiellement, qu'il nous fait sentir l'importance chez lui de la vie sensible au quotidien :

“Dans le pays d'où je viens, la génération de mes grands-pères n'avait jamais entendu parler de planification à long terme, d'externalités, de dérive des continents ou d'expansion de l'univers. Mais, encore pendant leur vieillesse, ils continuaient à planter des oliviers et des cyprès, sans se poser de questions sur les coûts et les rendements. Ils savaient qu'ils auraient à mourir, et qu'il fallait laisser la terre en bon état pour ceux qui viendraient après eux, peut-être rien que pour la terre elle-même. Ils savaient que, quelle que fût la "puissance" dont ils pouvaient disposer, elle ne pouvait avoir des résultats bénéfiques que s'ils obéissaient aux saisons, faisaient attention aux vents et respectaient l'imprévisible Méditerranée, s'ils taillaient les arbres au moment voulu et laissaient au moût de l'année le temps qu'il lui fallait pour se faire. Ils ne pensaient pas en termes d'infini - peut-être n'auraient-ils pas compris le sens du mot ; mais ils agissaient, vivaient et mouraient dans un temps véritablement sans fin”(1986, p. 151-152).

Il me souvient dans cette ligne de pensée d'une anecdote que nous raconta naguère un autre philosophe grec contemporain,

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66 également très estimé, Kostas Axelos : Après une longue marche en Crête, dans les détours de la montagne, il arrive dans un tout petit village complètement isolé. A cette époque il travaille très assidûment sur un de ses ouvrages qui pose la question du Jeu du Monde et d'une Systématique ouverte. Dans le village il vient s'asseoir, épuisé, à la terrasse de la seule petite auberge du lieu. Là un vieil aubergiste qui n'a jamais quitté son village vient le servir et ils se mettent à parler. Soudain, le vieil homme lui dit d'un ton grave: “vous qui semblez un intellectuel, pouvez-vous me dire "où va le monde"?” Cette synchronicité entre les préoccupations théoriques sur “la poéticité du Jeu du Monde” d'un philosophe vivant à Paris et la sensibilité intuitive et réflexive d'un vieux Crétois perdu dans la montagne, avait particulièrement frappé Kostas Axelos en ce temps-là et avait ravi ceux qui, comme moi, l'avaient entendue avec une oreille “mythopoétique”.

3. La prise de conscience de notre existence.

- Quid de la “conscience” ?

La question de la “conscience” est au coeur de la pensée de Castoriadis, qui est psychanalyste. Il développe la thèse de la monade psychique originaire close sur elle-même : celle-ci est au départ une “entité totalement asociale... ce centre absolument égocentrique, aréel ou antiréel’” (1986, p. 35). Le terme de “clôture” est utilisé par l'école argentine de biologie (U. Maturana, F. Varela) pour laquelle un organisme vivant n'a pratiquement pas de rapport avec son environnement extérieur (autres que de simples inputs physico-chimiques) et demeure animé d'un processus d' “auto-poeisis” (Francisco Varela, ch. II)9. Castoriadis retraduit le concept pour comprendre le psychique et le social10. Au Colloque de Cerisy, il précisait en réponse à la conférence d'Eugène Enriquez que la “clôture” avait plus à voir à son avis avec la logique algébrique : un corps est algébriquement clos quand toute équation qu'on peut écrire dans ce corps a ses racines dans ce corps. Une société est close si toute question formulable dans le langage de cette société a une réponse dans les institutions de cette société. Pour la psyché, il en va de même. Elle est close si toute question posée, reformulée dans son langage, à une réponse dans son système personnel. Pour Castoriadis un paranoïaque est le cas-type d'une psyché presque totalement close, tout

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67 en étant parfaitement “autonome” au sens de Francisco Varela. Tel son patient qui durant six années réinterprétait systématiquement toutes les données de sa vie et de son environnement en fonction d'une obsession : tout était commandé par la Préfecture de Police pour le surveiller. “Presque totalement close” car, comme il l'observait déjà, dans son “Institution imaginaire de la société”, “une psychose absolue - c'est-à-dire intégralement autistique - est pratiquement inobservable” (1975, p. 412). Originairement, le règne du désir dans la monade psychique est un monstre antisocial et asocial qui exprime “un pur plaisir de la représentation de soi par soi, complètement fermé sur lui-même. De cette monade dérivent les traits décisifs de l'inconscient : l'"autocentrisme" absolu, la toute-puissance (dite, à tort, "magique" - elle est réelle) de la pensée, la capacité de trouver le plaisir dans la représentation, la satisfaction immédiate du désir. Ces traits rendent évidemment radicalement inapte à la vie l'être qui les porte.” (Domaines de l’homme, 1986, p. 100).

Il s'agira donc pour la vie en acte de déclôturer la monade psychique originaire, d'opérer une rupture nécessairement violente que Castoriadis a longuement analysée dans l'institution imaginaire de la société (1975, p. 405-431). C'est par la société que l'individu “fou” devient un homme (mais la folie chaotique est toujours au seuil de la conscience, en veilleuse). Ainsi :

“l'individu social ne pousse pas comme une plante, mais est créé - fabriqué par la société, et cela toujours moyennant une rupture violente de ce qu'est l'état premier de la psyché et de ses exigences” (1975, p. 419). Il faudra toujours arracher, sous peine de psychose, le nouveau-né à son monde et lui imposer un renoncement à sa toute-puissance imaginaire, une reconnaissance du désir de l'autre comme aussi légitime que le sien et de l'autonomie de la langue par rapport à ce qu'il voudrait en faire dans le jeu de son désir. La question majeure à poser à Castoriadis dans ce cas est celle-ci : pourquoi ce postulat d'une psyché asociale et enclose dans une folie primordiale ? Sans nier cette possibilité, ne peut-on reconnaître également au sein de la monade psychique originaire une autre possibilité virtuelle, celle d'une reliance inconsciente à une totalité la dépassant. C'est alors à partir de ce point virtuel de la psyché que l'institution sociale pourrait réellement la déclôturer et la faire entrer dans l'humain socialisé. Il ne s'agirait plus d'un "renoncement" violent pur et simple mais d'une

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68 réactivation d'une capacité latente de la monade psychique originaire. Je postule donc la monade psychique comme potentiellement "apte au social" comme elle est apte à la création au creux de son imagination radicale. Car, sans cette hypothèse, comment comprendre la création de la première institution ? et l'imagination radicale comme l'imaginaire social dans leur double étayage ne s'appuieraient-ils pas sur cette ouverture possible de la psyché ? Pourquoi ne postulerait-on pas dans cette capacité d'ouverture potentielle de la monade psychique une "création" propre à l'humanité au sens de Castoriadis, dans l'histoire de la complexité croissante du monde vivant, et même du monde physique si l'on suit le devenir de la complexité dans le cosmos selon Hubert Reeves dans Patience dans l'azur et le temps de s'enivrer 11 ? Dans cette perspective le “socius” n'est pas extérieur à la psyché mais à sa racine, qualité attendant son développement et pulsion de vie équilibrant une pulsion de mort encasernée dans la “folie” monadique. Qualité que le sage manifestera au plus haut point dans un processus que la psychanalyse peut bien nommer de sublimation sans rien expliquer pour autant. Si la tâche de l'analyse est l'établissement d'un autre rapport entre l'inconscient et le conscient “qu'on peut décrire comme une ouverture du conscient à l'inconscient - non pas une assimilation, ou un assèchement, de l'inconscient par le conscient” (Castoriadis, 1986, p. 102), ne serait-elle pas, dans mon hypothèse, la mise en rapport, sous la force grondante d'une folie monadique toujours possible mais conçue comme un échec existentiel du processus de socialisation, d'une conscience toujours socialisée et socialisante avec une zone inconsciente toujours socialisable ? Alors, dans une perspective de non-dualité et de non-séparabilité de tout ce qui est, pourrait-on dire que "les hommes sont frères" virtuellement jusque dans leur inconscient, et que probablement c'est l'essence même de toute forme vitale qui est prise en compte dans cette conscience d'une fraternité humaine.

Castoriadis reconnaît bien la relativité de l'observation. On a rappelé précédemment qu'il s'agit pour lui d'un indécidable. Il reprend l'image de l'Océan et de l' “écume” de John Wheeler pour exprimer le caractère dubitatif sur ce que nous voyons et ce que nous vivons dans la vie (1986, p. 446). Il rappelait au Colloque de Cerisy que la couleur n'existe pas dans la nature, nous la créons de toute pièce grâce à notre système visuel (cf aussi 1986, p. 430). Mais pour Castoriadis il y a

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69 dans le monde, dans l'être/étant physique, des strates par rapport auxquelles la pensée ensembliste-identitaire peut dire quelque chose de pertinent. Cependant sur leurs relations la pensée ensidique dérape et n'a plus rien à dire.(cf p. 447 et p. 450). C'est ici que la rationalité bute. Castoriadis est un des penseurs contemporains qui a le mieux resituer la portée relative et les limites de la rationalité. Il en a montré le caractère mortifère et destructeur dans les sciences humaines et sociales sans pour autant jeter le bébé avec l'eau du bain. Pour lui l'élucidation dépasse la rationalité. “Ce que j'appelle élucidation est le travail par lequel les hommes essaient de penser ce qu'ils font et de savoir ce qu'ils pensent “ écrit-il en 1975 (p. 8). Elle est liée à la notion de "praxis" et à celle de "projet" qu'il développe dans "l'institution imaginaire de la société" (1975, p. 103 sq.). Pour Castoriadis, comme pour Marx, le monde est fait pour être transformé, et pas seulement pour être contemplé, pour en éliminer ce qui est adverse pour l'homme (p. 119). Mais l'élucidation pose le postulat de l'inachèvement et de l'altération de toute connaissance et s'oppose ipso facto au mythe marxiste d'un sens défini de l'Histoire et d'un Matérialisme "scientifique" comme elle s'oppose à une scientificité établie une fois pour toute. Sa critique du marxisme est éclairante (cf sa synthèse 1975, p. 40). Élucider veut dire reconnaître le non-causal dans la dimension somato-psychique et la dimension social-historique du devenir humain (1975, p. 60). Le reconnaître pour le comprendre en dehors de l'explication et en intégrant la création (1986, p. 202, p. 233).

Castoriadis, on le sait, nous propose la logique des magmas pour entrer dans l'élucidation du social, de l'imaginaire et de l'inconscient (1986, p. 385 sq.). Ses réflexions sur la science contemporaine le conduisent nécessairement à la notion établie de "non-séparabilité" des éléments du réel ultime et ses répercussions théoriques et pratiques en matière d'écologie (1986, p. 150) Cette attitude débouche sur une solidarité fondamentale de tous les éléments de la vie sociale qui n'est pas loin de celle invoquée par Krishnamurti dans sa prise de conscience de la reliance du vivant et de son insertion insécable dans tout ce qui est, à ce qu'il nomme aussi le "Grand Vivant".

- Autonomie, liberté et reliance.

Castoriadis comme Krishnamurti ont une conscience aiguë de ses trois notions. Le concept d' autonomie trouve chez Castoriadis sont

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70 plus vif défenseur. L'autonomie du vivant, sous forme d'autopoièse, semble être constitutive de sa nature (F. Varela, 1989, p. 44 sq.). Il signifie loi propre et s'oppose chez Varela à la notion de “commande” liée à l'allonomie ou loi externe. Castoriadis, on l'a vu, ne pense pas qu'on puisse tirer complètement de l'étude de l'autonomie des systèmes vivants, des avantages “afin d’élaborer une caractérisation de l’autonomie en général” (F. Varela, 1989, p. 85). Il oppose l'autonomie à la notion d'hétéronomie qui caractérise les systèmes psychosociaux et culturels dominés par une imposition de contraintes normatives extérieures à la volonté et à la décision individuelle négociées. Ce qui caractérise l'avènement de la démocratie athénienne ou de la Cité marchande à la fin du Moyen Age, c'est une véritable création social-historique inimaginable qui institue une autonomie non comme clôture (au sens de Varela) mais comme “ouverture” : “Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, de la vie et, pour autant que nous sachions, de l'Univers, on est en présence d'un être qui met ouvertement en question sa propre loi d'existence, son propre ordre donné” (Castoriadis, 1986, p. 236). L'autonomie prend alors la forme d'une auto-institution de la société qui devient plus ou moins explicite : “nous faisons les lois, nous le savons, nous sommes ainsi responsables de nos lois et donc nous avons à nous demander chaque fois pourquoi cette loi plutôt qu'une autre ? Cela implique évidemment aussi l'apparition d'un nouveau type d'être historique au plan individuel, c'est-à-dire d'un individu autonome, qui peut se demander - et aussi demander à voix haute : "Est-ce que cette loi est juste ?” (p. 237). Il y a corrélation entre la création social-historique de la démocratie et la fabrication sociale de l'individu comme être autonome. La liberté constituera toujours à défendre le sens de cette ouverture, la croissance de l'homme socialisé vers une plus grande autonomie individuelle et collective, en fixant des bornes à l'institution, en procédant à une auto-limitation démocratique. Car l'institution présente des éléments de fixation de l'aléatoire et du facultatif en systématique et en obligation. Elle est outil de conservation et de transmission de ce qui a été fixé, tout en demeurant inévitablement susceptible de variation et d'altération par le jeu du Chaos/Abîme/Sans-Fond dont elle est nécessairement porteuse et d'où jaillissent sans cesse des dynamiques instituantes. Vue sous cet angle la notion vécue de liberté prend véritablement naissance avec cette création social-historique. C'est certainement ce qui fait dire à Castoriadis qu' “une authentique

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71 organisation révolutionnaire (ou organisation des révolutionnaires) devrait aussi être une sorte d'école exemplaire d'autogouvernement collectif. Elle devrait apprendre aux gens à se passer de leaders, et à se passer de structures organisationnelles rigides, sans tomber dans l'anomie, ou la micro-anomie” (1986, p. 40). Il insiste d'ailleurs en soutenant qu'il s'agit bien d'une auto-limitation, sans référence possible à un garant méta-social : Dieu, le Sens de l'Histoire, ou la Science. L'homme démocratique doit prendre appui sur lui-même dans sa complexité et seulement sur lui-même pour asseoir sa liberté sur un fondement sûr. Castoriadis affirme que la mère, n'est pas seulement la mère biologique, immédiate, proche de l'enfant. Elle est la mère en tant qu'incarnation de l'institution imaginaire de la société depuis l'origine de l'humanité (propos tenus au Colloque de Cerisy). L'enfant est ainsi ipso facto enveloppé et engendré par le déjà-connu, l'institué, jusqu'aux formes les plus subtiles de son intimité. Devenir un citoyen consistera à tenter l'élucidation de toute la pesanteur instituée de son être depuis son origine. Nous sommes encore loin de cet accomplissement, et Castoriadis en a une douloureuse conscience si nous en jugeons par sa réflexion sur la “crise du Golfe”, lors de sa rencontre avec Pierre Vidal-Naquet et Alain Touraine à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (cf Politis, 14/2/91) face à des chercheurs et des étudiants arabes très énervés, ou à la lumière de son article “la guerre du Golfe mise à plat” publié dans Libération du mardi 5/2/91, p. 14.

4. Questionnements et discussions interculturels

C'est en m'appropriant la vision du monde d'un sage comme Krishnamurti que je voudrais discuter les thèses de Castoriadis, et faire discuter celles-ci avec celles-la. J'en examinerai cinq : le rapport à la pensée ou à la méditation. Le rapport au réel ou à l'imaginaire. Le rapport à l'instant présent ou à la temporalité. Le rapport au savoir et à la psychanalyse ou à la connaissance. Enfin le rapport à l'art et au symbolique ou la fin des mots et des images.

Pensée ou méditation.

Toute l'oeuvre de Krishnamurti est une critique en règle de la pensée, de la réflexion analytique, du jeu des concepts pour tenter de connaître la vérité spirituelle de soi et du monde. L'oeuvre de Castoriadis, au contraire, essaie de départager dans l'ordre de la

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72 pensée, ce qui révèle un besoin d'ordre, de cohérence, de sens - et qui fonde la pensée ensembliste-identitaire - et l'émergence de l'imaginaire, en quelque sorte simultanée et irréductible à cette pensée. Je n'ai pas trouvé chez lui une réflexion approfondie sur la question de la méditation, au sens ou on l'entend en Orient. D'où ma question à Castoriadis : peut-on théoriser sur la psyché en laissant de côté une forme de vie psychique - la méditation - pour laquelle nous possédons des milliers de témoignages de grande profondeur depuis des milliers d'années ? Personnellement je ne le crois pas. Toute théorie de la vie psychique pêchera à mon sens tant qu'elle n'aura pas réintégré en son sein, d'une manière créatrice et non réductrice, la vie méditative, c'est à dire la vie mystique, au sens radical et non institutionnel du terme. Henri Atlan, dans “à tort ou à raison” (1986), soutient à la fois l'autonomie et la complémentarité de l'approche mystique et de l'approche scientifique. Il est, en cela, en parfait accord avec Krishnamurti qui disait aux enfants: “Un esprit nouveau n'apparaît que lorsque l'esprit religieux et l'esprit scientifique procèdent du même mouvement de la conscience”12.

L'otherness chez Krishnamurti est un état de conscience perçu comme un fait, au delà de tout concept ou image qui apparaissait d'une manière imprévue à l'issue d'un état de méditation. Pour Krishnamurti “il est un sacré qui ne provient pas de la pensée, ou d'un sentiment qu'elle aurait ressuscité. La pensée ne peut ni le reconnaître, ni l'utiliser. Elle ne peut non plus le formuler. Mais ce sacré existe, qui n'a jamais été effleuré par le symbole ou la parole. Il n'est pas communicable. Il est un fait”13. La pensée fait partie du temps, donc de la naissance et de la mort, comme le désir. La méditation nous entraîne vers la non-pensée, l'absence de toute représentation, le vide de l'esprit et s'ouvre sur un présent toujours neuf, au delà du temps et de l'espace. La méditation est cette attention qui comporte une conscience globale et sans choix du mouvement de toute chose C'est une attention de lâcher-prise qui saisit le mouvement et la création dans son devenir incessant, fait de structurations/destructurations, d'instant en instant, de commencement en commencement. Elle est sans cause ni raison, sans but ni finalité. Destructrice de sécurité et beauté du silence. Il s'agit bien comme l'indique le titre d'un livre de Krishnamurti de la révolution du silence (1971). Être présent au monde dans la méditation, c'est laisser sa sensibilité s'ouvrir tous azimuts dans la

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73 rencontre avec le réel. On ne redira jamais assez, dans notre ère de “barbarie”, à quel point la sensibilité - notamment esthétique - est morcelée, cassée, bafouée, annihilée même ou rendue grotesque sous couvert de sentimentalisme, par une technologisation et une rationalisation “scientifique” généralisées de notre société14. La méditation est la vigilance même, le contraire de l'esprit léthargique. Elle est intensité dans la tranquillité, mouvement dans l'inconnu. Disparition de celui qui médite. Elle est compréhension immédiate et bouleversante, éclair destructeur qui ne s'apprivoise pas : “elle détruit tout, absolument rien ne reste, pas même un souffle de désir et, dans ce vide immense, insondable, il y a création et amour” (Krishnamurti, 1988, p. 169). Elle débouche sur l'intelligence qui n'a rien à voir avec la pensée. L'intelligence est vision globale et immédiate de la vie dans ses diverses manifestations. Sous la diversité des formes vitales, l'intelligence perçoit la reliance totale de celles-ci : “L'intelligence est la conscience sensitive de la totalité de la vie ; la vie avec ses problèmes, ses contradictions, ses peines et ses joies.”(1988, p. 148).

Castoriadis ne se prononce guère sur cet état psychique. Serait-ce parce qu'il est de tradition philosophique grecque ? Pourtant Socrate a été surpris dans un état que nous pouvons qualifié de méditation au sens entendu ici. Marie-Madeleine Davy en parle dans son livre sur la connaissance de soi : Socrate restant un jour et une nuit, sans manger, sans parler, debout, ailleurs. (1989, 5e éd., p. 35). Castoriadis développe longuement la pensée qu'il nomme ensidique, ou ensembliste-identitaire. Cette pensée d'origine aristotélicienne fonde une logique dite de l'identité qui règne et s'appuie sur “deux institutions sans lesquelles il n'y a pas de vie sociale: l'institution du legein, composante inéliminable du langage et du représenter social, l'institution du teukhein, composante inéliminable du faire social” (Castoriadis, 1975, p. 244). Le legein précise Castoriadis dans sa note en bas de page signifie choisir-poser-assembler-compter-dire. Le teukhein signifie assembler-ajuster-fabriquer-construire. La pensée héritée en sciences anthroposociales est largement fondée par ce type de logique. Castoriadis en montre les limites pour vraiment comprendre à la fois la vie psychique et la vie social-historique. C'est pourquoi il donne un statut essentiel à la notion d'imaginaire. Mais sur la méditation que dit-il ? Quelque chose quand même en travaillant sur Aristote. Ce dernier dans l’Éthique à Nicomaque soutient qu'il existe

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74 des “termes” (oroi) premiers et des derniers, il a nous et non pas logos. “Je traduis” écrit Castoriadis “saisie pensante, et non intellection discursive” (1986, p. 355). Ces termes qu'Aristote nomme les “simples” dans sa Métaphysique ne peuvent d'après lui être l'objet ni de recherche ni d'un enseignement. Leur quête est d'un autre genre. Ainsi les termes extrêmes dans l'ordre du logos doivent être fixés et donnés autrement. Pour Castoriadis cette considération n'aboutit pas à une conscience méditative mais à souligner la découverte de l'imagination radicale par Aristote : “jamais l'âme ne pense sans phantasme” (1986, p. 356) Dès lors l'un est-il phantasme ? Mais si “l'imagination première ne peut pas être mise en relation avec la vérité d'attribution ou vérité logique, ni placée sous sa coupe. Elle n'appartient pas au royaume du logos qui la présuppose” (1986, p. 359) que peut-on en dire ? et comment la comprendre ? Pourquoi refuser d'examiner ces "mystiques" qui nous font comprendre qu'il y a possibilité de voir autrement le monde ? Si dans l'optique ensembliste-identitaire la signification est réductible à des combinaisons en termes de classes, propriétés, relations et si, en corollaire, il existe des significations qui ne sont pas constructibles par classes, propriétés et relations (1986, p. 402-403) que pouvons-nous en “saisir”, au-delà de l'intellection ? La méditation ne serait-elle pas cette capacité de l'intelligence de saisir ces significations au coeur même de leur création. L'intelligence ne serait-elle pas la moelle épinière de l'imagination radicale et dans sa version collective de l'imaginaire social créateur ?

Le réel ou l'imaginaire ?

Si Jacques Lacan est le penseur du “Symbolique”, Castoriadis celui de l' “Imaginaire”, Krishnamurti nous propose une “révolution du réel”.

Au nom du réel que nous rencontrons seulement par la méditation ouverte sur l' “Otherness”, Krishnamurti refuse d'accorder une valeur essentielle à l'imaginaire. Pas plus qu'à la pensée, outil purement fonctionnel et de communication. L'imaginaire pour lui, produit de l'imagination, est toujours leurrant. Il est source de chimère et d'illusion. Il nous empêche de voir ce qui est, c'est-à-dire le réel. Au bout de la méditation, l’ego a disparu. Reste un sujet impersonnel qui ne peut plus, en vérité, écrire “je” (Krishnamurti écrivait “il”, “K” ou l'

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75 “orateur” à son propos le plus souvent). Dans la transformation radicale, intracellulaire, de l'être, toute séparation n'a aucun sens. Derrière le miroir du moi et du monde, c'est le rien total, ou encore “la création, la mort et l'amour” comme termes équivalents. J. Lacan semble avoir approché la compréhension de cet état lorsqu'il écrit : “ Quand l'homme cherchant le vide de sa pensée s'avance dans la lueur sans ombre de l'espace imaginaire en s'abstenant même d'attendre ce qui va en surgir, un miroir sans éclat lui montre une surface où ne se reflète rien”15. N'est-ce pas pour cela que d'aucun a titré un ouvrage “Lacan, maître zen ?”(Stuart Schneiderman)16. Il se peut qu'au bout d'une analyse lacanienne et grâce à un analyste ouvert sur la relation d'inconnu, l'analysant atteigne un point d'être et de vérité supérieure, proche de cette “bénédiction” dont parle Krishnamurti. Malgré tout, mon inclination pour la théorie de l'imaginaire de Castoriadis et sa critique de la “maîtrise” lacanienne me font douter quelque peu. Krishnamurti ne me semble pas avoir vraiment compris la dynamique de l'imaginaire, pas plus que Lacan, et sans doute que Bourdieu. Il ne discute d'ailleurs pas de cette question. Pour lui l'image, comme le concept, est un obstacle à la connaissance de l'être. Mais parler de l'imagination en terme de “sottise” (1986, p. 151) ou d'illusion pure et simple me paraît par trop réducteur de sa complexité. Quant à l'imaginaire social, ce n'est pour Krishnamurti que l'idéologie et le jeu des institutions inscrits dans la psyché humaine pour l'aliéner et l'empêcher de voir juste. C'est vrai mais insuffisant. Une autre conception de l'imagination l'aurait sans doute conduit à comprendre autrement sa puissance ontologique pour rencontrer l'immensité. De ce côté-là “l'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi” (Henri Corbin, 1958) ou la relation entre poésie et mystique en Islam (Eva Meyerovitch, 1972) me semblent être d'une autre veine. Castoriadis échappe à cette critique puisqu'il place l'imaginaire sur un plan radical dans la dynamique psychique comme dans celle des rapports sociaux. On l'a vu, l'imaginaire radical sous la forme de l'imagination radicale et de l'imaginaire social ou société instituante, surgit du Chaos/Abîme/Sans-Fond. On peut dire qu'il en est un de ses modes d'être, comme d'ailleurs des strates ensemblistes-identitaires. Pour lui il existe sans cesse un flux représentatif/intentionnel de formes, figures symboles dans la psyché: “la psyché est cela même, émergence de représentations accompagnées d'un affect et inséré dans un procès intentionnel ” (1975, p. 382). Elle est cette capacité de faire surgir une

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76 “première” représentation, une mise en image (Bildung et Einbildung). Le réel est dans et par ce flux représentatif de la psyché, car “qu'est-ce qu'une “chose” en vérité ? si ce n'est toujours chose “relative” aux conditionnements de toute sorte de celui qui l'observe (cf. 1975, p. 318). La psyché comme imagination radicale “fait surgir déjà une “première” représentation à partir d'un rien de représentation, c'est-à-dire à partir de rien.”(1975, p. 383). Elle est dans “son caractère in-sensé, la matrice et le prototype de ce que sera toujours pour le sujet, le sens : le tenir-ensemble indestructible, se visant soi-même et fondé sur soi-même, source illimité de plaisir à quoi ne manque rien et qui ne laisse rien à désirer ” (1975, p. 397). Cette représentation radicale n'est pas ce qui est re-présenté (représentant autre chose comme le mot allemand Vertretung), mais bien plutôt Vorstellung : ce qui est posé, placé devant. Il s'agit d'une position/présentation, phantasma au sens aristotélicien. Pour Castoriadis l'imagination radicale constitue la psyché comme “un formant qui n'est que dans et par ce qu'il forme et comme ce qu'il forme ; elle est Bildung et Einbildung” (1975, p. 383). On voit bien que pour lui, comme pour Jean-Paul Sartre ou Edmond Husserl, la conscience est toujours “conscience de” quelque chose, mais qui, radicalement, n'est pas extérieur à l'acte même de conscience, ce qui ne nie pas que le monde existe en soi et que la psyché ne possède pas la capacité d'être affectée, de recevoir des impressions à partir de l'extérieur d'elle-même. Dès lors comment la conscience pourrait-elle se saisir elle-même dans ces conditions ? c'est la question de Krishnamurti reprise par René Fouéré: “Vouloir étreindre la conscience comme une chose, comme un objet, est une aberration. En voulant se retourner sur elle-même, la conscience brise son propre mouvement et ne découvre que son propre passé, immobilisé ”17. On sait que la question de l’intentionnalité est débattue à l’heure actuelle en phénoménologie et certains penseurs proposent même une phénoménologie non intentionnelle comme ce fut évoqué dans un congrès à Nice, en 1992. Un appprofondissement d’une phénoménologie non intentionnelle peut aboutir à une conjonction de représentation avec la vision du monde oriental.18

Mais pour Castoriadis l'imaginaire c'est aussi l'imaginaire social. Il soutient qu'il y a dans cette sphère du social-historique quelque chose de spécifique et d'autonome par rapport à la psyché individuelle, même si cela n'exclut pas une sorte d'étayage des significations

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77 imaginaires sociales sur et par les représentions psychiques individuelles. Ici l'opposition est de fond avec Krishnamurti pour qui tout est du ressort de ce que “voit” ou non l'individu, donc que toute transformation des rapports sociaux passe essentiellement par la transformation psychique individuelle. Sur le plan de l'imaginaire social, expression du Chaos/Abîme/Sans-Fond, dans le faire-social historique, la société institue sans cesse de nouvelles “positions”, de nouvelles formes de société, de nouvelles mythologies, irréductibles à ce qui a déjà été. Dans certaines circonstances historiques ce flux magmatique de significations imaginaires sociales engendre des institutions, des structures sociales, qui vont résister pour quelque temps à l'échelle de l'Histoire, au Chaos qui est toujours création/destruction de ce qui apparaît. Mais pour Castoriadis il semble bien qu'une fois survenues, certaines significations imaginaires sociales accèdent au statut de vérité et résistent alors à la déchéance temporelle (l'idée démocratique par exemple ou l'anti-esclavagisme). Ces significations imaginaires sociales, non réductibles à un “réel” ou “rationnel” quelconque, se donnent à voir dans des formes de socialité effective et durable qui sont de véritables créations social-historiques complètement inimaginables pour leurs contemporains. Dans ce magma de significations imaginaires sociales, certaines se constituent comme “imaginaire central” et mythologisent la société d'une manière dynamique. Ainsi “c'est l'institution de la société qui détermine ce qui est “réel” et ce qui ne l'est pas, ce qui “a un sens” et ce qui en est privé. La sorcellerie était réelle à Salem il y a trois siècles et plus maintenant...toute société est un système d'interprétation du monde ; et; ici encore le terme “interprétation” est plat et impropre. Toute société est une construction, une constitution, une création d'un monde, de son propre monde ” (Castoriadis, 1986, p. 226-227). Pour Castoriadis par exemple, la Grèce antique est la première société à s'être interrogée explicitement sur la représentation collective instituée du monde - c'est-à-dire à s'être livrée à la philosophie: “Et, de même qu'en Grèce l'activité politique débouche rapidement sur la question : qu'est-ce que la justice en général ? et pas simplement : cette loi particulière est-elle bonne ou mauvaise, juste ou injuste ? de même l'interrogation philosophique débouche rapidement sur la question : qu'est-ce que la vérité ? et non plus seulement : est-ce que telle ou telle représentations du monde est vraie ? Et ces deux questions sont des questions authentiques - c'est-à-dire des questions qui doivent rester

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78 ouvertes à jamais ” (1986, p. 283). On peut s'interroger si la réflexion philosophique a vraiment et exclusivement pris naissance en Grèce, et si l'Orient n'a pas connu, lui aussi, des formes authentiques et ancestrales de pensée proprement philosophique, purement et simplement ignorées, après une brève reconnaissance au début du XIXe siècle, par l'institution de l'enseignement de la philosophie en Occident (cf Roger-Pol Droit)19.

L'instant ou le temps.

La reconnaissance de l'imaginaire radical dans le faire social-historique appelait chez Castoriadis une remise en question de la conception temporelle héritée de la philosophie classique. La “pensée héritée”, ce savoir philosophique traditionnel occidental exclut l'Histoire et le mouvement créateur qu'elle implique. Elle fige le devenir de la société dans un ordre institué immuable présent ou à venir : ainsi en est-il des idées chez Platon, de l'Esprit absolu chez Hegel, de la société communiste chez Marx. Le moment religieux et le moment rationaliste occultent l'Histoire, chacun à leur manière dans la pensée héritée. Dans le premier cas l'Histoire est complètement hétéronome puisque son déroulement est inséré dans une économie divine de la création qui résout la question du sens de l'Histoire dans un ailleurs métaphysique pensé comme perturbation et déchéance. Dans le second cas l'Histoire est bien dotée d'un développement interne, mais son mouvement et son déroulement sont fixés d'avance par un but, une finalité parfaitement rationalisable. Hegel représente, de ce point de vue, l'acmé de cette pensée philosophique. La pensée héritée impose une logique de l'identité qui affirme le régime général de la répétition dans le procès de l'Histoire. Cette logique fixe les êtres dans un ensemble où ils ont une place stable dans un ordre et une fonctionnalité déterminée en vue d'une finalité dont ils ne sont que des éléments de réalisation (le Bien dans la “République” de Platon, la réalisation de l'Esprit dans l’État hégélien, le prolétariat dans la société communiste de Marx). Il s'agit d'une vision de l'Histoire qui abolit le temps par une représentation fondamentalement hétéronome et identitaire de l'évolution historique (cf. Castoriadis, l’institution imaginaire..., 1975, p. 233-294). Or le temps est création ou il n'est rien. Ce faisant le temps est altération permanente: “Si le temps n'est pas autoengendrement de l'altérité absolue, s'il n'est pas création ontologique, ce par quoi il existe de l'autre et non simplement de

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79 l'identique sous la forme alors nécessairement extérieure de la différence ; si le temps n'est pas cela, alors le temps est superflu..”(1975, p. 265). Le temps est ce par quoi le sujet individuel et collectif advient par l'émergence de figures autres, c'est-à-dire d'images pour le sujet individuel, d'eidé social-historiques, institutions et significations imaginaires sociales, pour la société. En tant que tel, le temps implique l'espace car toute figure autre “qui vient de rien et de nulle part” présuppose un espacement dans sa création. Une figure autre n'est donc pas une figure différente dans un ensemble spatial pré-existant. Il faut distinguer le temps identitaire et le temps imaginaire. Dans le premier cas, c'est le temps de la pensée héritée. Temps de repérage, de la mesure segmentarisante et du représenter/dire (du legein) soumis à la logique de l'identité et de l'enchaînement des causes et des effets. Il suppose une conception du présent comme vecteur de déterminité ( “au même moment et sous le même rapport, A ne saurait être différent de A. En ce moment A est bien A et pleinement A et rien que A. Et, pour pouvoir dire cela, je dois être présent et près de A au même moment où je le dis et où A est tel que je le dis ” (Castoriadis, 1975, p. 278). Le temps est à la fois défini, positionné par son caractère identitaire et doté de signification par son caractère imaginaire. Les “bornes”, les “périodes”, la “qualité” du temps reflètent cette dimension imaginaire. Le temps est à la fois de l'ordre du legein du représenter-dire et du teukhein, du faire social. Ces deux formes doivent être instituées comme identitaire et comme imaginaire. Le temps imaginaire (social), qui ne serait rien sans le temps identitaire, est celui de la signification et ne se réduit pas au purement rationnel, même s'il entretient avec le temps identitaire une relation d'inhérence réciproque ou d'implication circulaire par la dimension ensembliste-identitaire de toute institution, à côte de la dimension proprement imaginaire de cette dernière. Il est le temps de l'éclatement, de l'émergence et de la création. “Le présent, le nun, est ici explosion, scission, rupture - la rupture de ce qui est comme telle. Ce présent est comme origination, comme transcendance immanente, comme source, comme surgissement de la genèse ontologique ” (1975, p. 279). Il apparaît en clair dans le temps de la société instituante, de la société chaude ou l'auto-altération sociale détruit les digues de l'institué avec violence, ce qu'elle fait en douce en temps ordinaire. Ainsi le social-historique “comporte sa propre temporalité comme création ; comme création il est aussi temporalité, et comme cette

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80 création, il est aussi cette temporalité, temporalité social-historique comme telle, et temporalité spécifique qui est chaque fois telle société dans son mode d'être temporel qu'elle fait être en étant. Cette temporalité à la fois se scande par la position de l'institution et elle s'y fixe, s'y fige, s'inverse en négation et dénégation de la temporalité” (1975, p. 283). Elle est spécifique, irréductible à un temporalité purement naturelle. Quelle que soit “l'énigmaticité de l'identité naturelle des hommes, par exemple (celle-ci) n'est, et n'est énigmaticité que moyennant l'identité indubitable du mot “homme” quel que soit celui qui l'énonce ou le moment où il est énoncé ” (1975, p. 283). Mais l'institution sociale du temps imaginaire comme temps du legein, du représenter-dire social, vise toujours au recouvrement et à l'occultation ou dénégation de la temporalité comme altérité-altération. Pour Krishnamurti le temps est fonction de la pensée et celle-ci du déjà-connu. L' “éveil de l'intelligence”20 permet la libération qui constitue une porte de l'intemporel. Avec la prise de conscience du non-moi par une conscience qui n'est pourtant pas une “conscience de”, le temps identitaire et fragmenté n'a plus cours dans la vie psychologique, excepté de manière purement fonctionnelle. Avec l'avènement intime du non-attachement, passé et avenir sont des parenthèses blanches de l'esprit. Le présent devient la totalité du temps qui contient passé et futur. Le présent est le Sans-Durée, comme il le disait dans une de ses conférences à Ojaï en Californie en 1945. Le présent n'est pas en effet qu'une frontière introuvable et vide entre le passé et le futur, excepté pour la pensée identitaire. Il est “l'essence vivante et la totalisation du passé...comme le futur n'est rien d'autre que le présent profond... le présent est sans cesse le total, exprimé, du passé et le total, à exprimer, de l'avenir ” écrit René Fouéré commentant Krishnamurti21. Nous saisissons bien dans ce “représenter-dire” du temps chez Krishnamurti et Castoriadis, la différence d'appréciation ontologique à partir d'une vision singulière. Mystique, née d'une expérience vécue inexprimable chez le premier. Philosophique, c'est-à-dire subtilement réfléchie chez le second. Mais tous deux tiennent un discours sur le temps qui peut s'apprécier en fonction du degré de cohérence par rapport à leur propre système de référence. Il me semble que la notion de vision pénétrante instantanée et d’essence méditative chez Krishnamurti par rapport à celle d'une temporalité nécessairement pensée et liée à la fragmentation, s’accommoderait fort bien du temps imaginaire de Castoriadis en son

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81 point de surgissement et de bouleversement toujours neufs. Elle fait voler en éclats la nécessaire imbrication avec le temps identitaire que le philosophe veut retenir. Le temps de Krishnamurti est celui du Chaos/Abîme/Sans-Fond émergeant sans cesse dans l'ordre de la durée pour la dissoudre dans l'instantanéité. Et avec cette dissolution, c'est également celle d'une perception et d'une représentation de l'espace dans l'esprit, et l'ouverture à l'infini sans nom. “La compréhension intellectuelle de cette vérité n'est en aucun cas sa réalisation effective. Celle-ci implique une véritable mutation psychologique au cours de laquelle l'intensité de notre perception parvient à nous affranchir de la pesanteur d'un réseau de mémoires plusieurs fois millénaires. Celles-ci nous enferment dans l'étau du temps, de la durée, de l'apparente continuité de la conscience. Il s'agit, nous dit Krishnamurti, d'une mutation complète, d'une révolution totale. Cette mutation ne peut se produire que lorsque l'esprit est vide de toute pensée ”22. Il s'agit là d'une véritable et radicale “syncope” au sens ou l'entend Catherine Clément dans sa “Philosophie du ravissement ”23. Mais l'auteur, qui a vécu en Inde, nous met en garde contre le n'importe quoi dont sont friands les Occidentaux dans ce domaine, et qui reviennent par avion sanitaire dans un état plutôt “chaotique”, tout en nous rappelant que certains, comme Georges Bataille, ont été tenté par cette ouverture spirituelle dans son “expérience intérieure ”.

Savoir, connaissance et psychanalyse.

Krishnamurti et Castoriadis sont nécessairement différents sur ces points. Krishnamurti parle à partir de son expérience de l' “Otherness” sans laquelle tout “savoir” social est superflu ou illusoire. Castoriadis parle “devant l'Abîme” dont il sait qu'il ne peut rien comprendre intellectuellement dans sa totalité. Néanmoins c'est du “Chaos, Abîme, Sans-Fond” que surgissent l'imagination radicale individuelle et l'imaginaire social, à partir desquels le “symbolique” peut être créé, c'est-à-dire la science, l'art et la poésie, la littérature ou le sacré institué. Il ne saurait être question pour lui de nier la valeur de cette production humaine que représente le “savoir” accumulé depuis des générations. D'ailleurs ses écrits démontrent le contraire par leurs références nombreuses et diversifiées à la philosophie, l'économie politique, l'histoire, la sociologie, la science politique, la

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82 mathématique, la physique, la biologie, etc,. Selon la rumeur colportée par ses amis, il est “l'homme qui sait tout”, mais c'est moins le “savoir” qu'il cherche à développer que l'élucidation : c'est à dire cette façon de rendre plus clair ce qui est opaque, cette production permanente de connaissances toujours en état d'inachèvement et liée à une praxis alimentée d'un projet qui vise l'autonomie croissante de la personne et de la société. Ce qui émerge dans la psyché individuelle ou dans la société, à partir de l'imaginaire radical, nous pouvons l'élucider mais non pas l'expliquer : la “polis” démocratique sous la Grèce ancienne, la naissance du Capitalisme ou l'avènement de la bureaucratie totalitaire en Russie après 1917 relèvent de l'élucidation car une “explication” impliquerait soit la dérivation de significations à partir de non-significations, ce qui est privé de sens ; ou la réduction de tous les magmas de significations apparaissant dans l'histoire aux diverses combinaisons d'un petit nombre d' “éléments de signification” déjà présents, “dès le début” dans l'histoire humaine, ce qui est manifestement impossible (et conduirait de nouveau à la question : comment donc ces “premiers éléments” ont-ils surgi ?)”24. La connaissance scientifique contemporaine nous propulse d'ailleurs vers un relativisme contextuel absolu et subjectif de toute observation et construction théorique comme il le remarque à propos de Niels Bohr. Le réel, au niveau de la particule, qu'est-ce en vérité ? Le philosophe doit prendre à bras le corps cette interpellation, tout en restant lucide et savoir “qu'aucun dispositif expérimental ne pourrait faire accoucher une vache d'un agneau, ni même, au niveau quantique, faire apparaître ( “créer”) des particules sans rapport avec les niveaux d'énergie disponibles et utilisés ” (1986, p. 422). Rester lucide donc critique, tel est le rôle du penseur et du militant conscient : C'est ainsi qu'il répond à des questions de militants révolutionnaires à propos du marxisme : “Nous avons à créer notre propre pensée au fur et à mesure que nous avançons - et certes, cela se fait toujours en liaison avec un certain passé, une certaine tradition - et cesser de croire que la vérité a été révélée une fois pour toutes dans une oeuvre écrite il y a cent vingt ans. Il est capital de faire pénétrer cette conviction chez les gens, et en particulier chez les jeunes” (1986, p. 83).

Ainsi l'économie politique n'est souvent qu'une pseudo-rationalité, avec son idée de “croissance du Produit National Brut” (1986, p. 144). L'interpellation du philosophe par les sciences

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83 contemporaines, l'oblige à reconnaître un principe de non-séparabilité des éléments du réel : “Les physiciens contemporains commencent à se rendre compte du véritable état de chose ; ils soupçonnent que les impasses apparemment insurmontables de la physique théorique sont dues à l'idée qu'il existerait des choses telles que des “phénomènes” séparés et singuliers, et se demandent si l'Univers ne devrait pas être plutôt traité comme une entité unique et unitaire. D'une autre manière, les problèmes écologiques nous obligent à reconnaître que la situation est similaire en ce qui concerne la technique. Ici aussi ; au-delà de certaines limites, on ne peut pas considérer que la séparabilité va de soi ; et ces limites restent inconnues jusqu'au moment où la catastrophe menace ” (1986, p. 150). On voit bien ici que son point de vue est très proche de celui de Krishnamurti qui considère que l'homme vraiment religieux n'est pas celui qui suit une autorité considérée comme “spirituelle” mais simplement un homme “relié” et respectueux de tout ce qui est, en particulier de toute forme de vie. Mais la violence des propos de Krishnamurti à l'égard du savoir est évidente : “l'expérience et le savoir ne paraissent rien enseigner à l'homme...L'énergie investie dans l'analyse de sa destruction folle et suicidaire, du plaisir qu'il prend dans la violence, de son sadisme et de son comportement dominateur n'a d'aucune façon su rendre l'homme plus attentif et plus paisible. En dépit de tous les mots et de tous les livres, malgré les menaces et les punitions, l'homme est toujours un être de violence”25. L'opposition entre les deux hommes devient patente quant à la psychanalyse. Non que Castoriadis soit un fanatique de Freud, mais il reste pour l'essentiel un freudien (je ne dis pas un lacanien). Pour Krishnamurti “voir” n'a pas affaire avec l' “analyse”. Peut-être n'a-t-il qu'une opinion un peu courte sur la “cure” analytique, qui n'est pas la “théorie” et dont certains de ses aspects par leur poétique et leur lucidité, s'apparentent plus au fait de “voir” que d' “analyser”. Néanmoins le champ théorique de la psychanalyse existe bien et sur ce point Krishnamurti le rejette complètement s’il prétend approcher un tant soit peu la connaissance de soi. A la limite, s'il y a réflexion, ce ne peut être qu'une compréhension par la négative, du genre ni ceci, ni cela, de ce que l'on observe en soi sans attachement. Il serait proche alors des mystiques rhénans comme Maître Eckhart. Krishnamurti pourtant reconnaît complètement l'état de souffrance tant physique que morale. Il en fait même un élément possible de la connaissance ultime à condition de l'approfondir jusqu'à ce point où

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84 elle s'évanouit dans un autre état de conscience. La souffrance est également à la base d'un traitement psychanalytique qui s'appuie entre autre, sur l'analyse des rêves. Or pour Krishnamurti “les rêves deviennent inutiles quand, pendant les heures de veille, existe une lucidité sans choix capable de comprendre le passage de chaque pensée, de chaque sentiment ; le sommeil prend alors un tout autre sens. L'analyse de ce qui est caché implique l'observateur et l'observé, le censeur et l'objet du jugement. Non seulement cette situation présente un conflit, mais son interprétation, son évaluation ne pourra jamais être juste, du fait du conditionnement de l'observateur ; elle sera toujours faussée, déformée. Ainsi l'analyse, qu'elle soit pratiquée par soi-même ou par un autre, si compétent soit-il, peut apporter quelques changements superficiels, un ajustement dans la relation humaine, mais elle ne provoquera pas de transformation radicale de la conscience ”26. C'est que, dans l'idéal freudien, l'analyse travaille sur du passé par un processus de régression pour se remémorer le complexe ou le réseau de complexes paralysant l'économie libidinale et le désir du sujet. Dès lors pour Krishnamurti le jeu de la mémorisation, le rappel du passé qui est mort ontologiquement, ne peut être qu'une illusion pour l'approche de la vérité. Celle-ci est toujours dans le présent. Castoriadis ne conteste pas qu'on puisse travailler sur le présent: “on peut, dans une très grande mesure, travailler à partir du matériel actuel, et pas nécessairement toujours à travers la remémoration, parce que la structure est présente. Je veux dire que le passé est présent dans le présent ”27.

La question reste posée : qu'est-ce que cherche l'analysant grâce à son analyste dans l'analyse de son matériel imaginaire présent ? Krishnamurti nous dit qu'il s'agit de “voir” dans le présent ce qui restera toujours la racine de l'illusion, de l'ignorance : le fait que nous ne sommes pas séparés, qu'il n'y a pas d'observateur et d'observé mais seulement l'observation, qu'il n'y a pas de souffrance mais représentation de la souffrance, que nous sommes englués dans des milliards de conditionnements ancestraux, biologiques, psychologiques et sociaux. Krishnamurti ne discute pas du problème de la “réincarnation”, qui permet toujours de reporter le problème de la “libération” à plus tard, dans une autre vie. C'est immédiatement, dans cette vie, qu'elle doit être réalisée par cette lucidité permanente de ce que l'on est, en dehors de tous les garants méta-sociaux qui nous

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85 rassurent mais qui nous illusionnent. Robert Linssen parle à son propos d'une “véritable science naturelle de l’Éveil intérieur, science de la “connaissance de soi”, dont la mission essentielle consiste à rendre l'homme vraiment libre par la prise de conscience de ses conditionnements ”28. Pour Castoriadis, le but de l'analyse c'est d'aider le sujet à devenir “autonome”. Et “encore une fois, évitons les malentendus. Autonomie ne veut pas dire victoire de la “raison” sur les “instincts” ; autonomie signifie un autre rapport, un nouveau rapport entre le Je conscient et l'inconscient ou les pulsions ” (1986, p. 102). Pour Castoriadis le travail analytique conduit à remplacer le fameux “Où était ça, je dois advenir” de Freud par un “où je suis, ça doit surgir ” (cf L’institution imaginaire..., 1975, pp. 142-143). La question demeure alors “qu'est-ce que le ça ” qui doit surgir ? qu'en est-il de cet espace psychique, qui n'est pas conscience de, et qui est pourtant une conscience lucide, vigilante et sans pensée ni image, pure réceptivité dans laquelle survient, à jamais non-maîtrisable, l' “Otherness” ? Cela ne contiendrait-il pas également l'état méditatif et, en son point extrême, l'Ouverture silencieuse sur la “création, l'amour, la mort” dont nous parle souvent Krishnamurti ? Ces trois termes ne renverraient-ils pas, respectivement en fin de compte, au “Chaos, au Sans-Fond et à l'Abîme” de Castoriadis ? C'est ainsi que je les comprends pour ma propre existence, en ajoutant qu'ils rappellent curieusement cette immense sculpture en pierre, au fond de la grotte d'Elephanta, en Inde, “la Maheshmûrti” (VIIe siècle) d'un dieu Shiva dont les trois visages représentent le créateur, le protecteur et le destructeur, symbolisant les trois aspects de la divinité suprême.

Le sens des mots, des symboles et de l'art.

On a parfois l'impression que Krishnamurti, dans ses dialogues ou ses conférences, n'accorde guère d' intérêt à l'art et à la création symbolique de l'humanité. Contrairement à Castoriadis pour qui l'art et les productions issues de l'âme religieuse des peuples ne sont pas “des choses à dormir debout” comme il le disait au colloque de Cerisy. Il s'agit là d'une discussion sur le statut du symbolique dans la vision du monde des deux auteurs. Pour Krishnamurti, le mot et le symbole ne sont que des produits de la pensée. Ils sont lourds du poids du passé et du déjà-connu ou d'une imagination nécessairement leurrante. Chez lui le silence est très souvent valorisé. Il accompagne cet état de conscience méditative qui s'ouvre sur une réceptivité universelle. Il

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86 s'agit d'un silence particulier, indéfinissable, ni naturel, ni psychique, ni social. Il souligne souvent que le silence qui sépare deux pensées est incommensurable et que méditer, c'est pouvoir y pénétrer sans le rechercher. Il permet de “voir les fragments constitutifs de la pensée et la façon dont ils s'agencent, globalement, c'est cela qui met fin au processus de la pensée...seul le silence est profond, comme l'amour. Ni le silence ni l'amour ne participent du mouvement de la pensée. Et les mots sont alors les seuls, qu'ils soient profonds ou creux, à perdre toute signification”29. Pour Krishnamurti, pur mystique au sens de l’état d’être innommable dont parle Ludwig Wittgenstein, c'est-à-dire celui qui est en contact direct avec le réel, le sacré n'est “rien de ce qui est produit par l'esprit, la main ou l'océan. Le symbole n'est jamais la réalité ; le mot herbe n'est jamais l'herbe des champs. Le mot dieu n'est pas dieu...Ce qui est réel ne passe pas par les mots de l'esprit. ” (1983, p. 75). Le savoir porteur de mots nous empêche de rencontrer l'arbre, le paysage ou l'homme à deux pas. Tout élargissement du champ de conscience fondé sur un savoir gonflé de mots et de symboles, quel qu'il soit, est illusoire. Face à la douleur lors de la mort d'un être cher, les symboles sont fumées et les mots leurs cendres bleuies. A une mère en deuil de son mari et de son enfant, qui se lamente et laisse de côté ses deux autres jeunes enfants, il ne cherche à procurer par sa parole aucune consolation imaginaire : lucidité totale, terrible, décapante, comme devant sa propre douleur à la mort de son frère30. Même la poésie ne trouve pas grâce à ses yeux. Certes il a lui-même écrit des poèmes lors de ses premières grandes réalisations spirituelles (en fait jusqu'en 1931), mais il s'est vite aperçu que ses auditeurs étaient fascinés par les mots et non par le message. Alors il s'est arrêté d'écrire des poèmes du jour au lendemain. Le symbole pour lui est toujours plutôt un signe à abattre. Je ne le sens pas comprendre vraiment la valeur spécifiquement poétique du langage si bien mise en valeur par Gabriel Germain31. Celle-ci peut alors être moyen de connaissance comme “pensée-mandala” suivant l'acception de l'épistémologue Ken Wilber dans “les trois yeux de la connaissance”. Un outil de langage qui permet tangentiellement d'approcher le Sans-Fond en le faisant miroiter dans la parole symbolique. Le symbole plein et entier n'est pas simplement une carcasse signifiante dont les seules combinaisons et arrangements produiraient la signification. Il est l'union inséparable d'un signifiant à un signifié qui ne peut voir le jour, inadéquatement et de manière redondante, que par ce signifiant.

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87 Il relève d'une herméneutique pour le comprendre. Gilbert Durand, un maître en la matière, distingue dans ce cas les herméneutiques réductives (comme la psychanalyse ou la sociologie) et les herméneutiques instauratives32. Ces dernières redonnent toutes leurs fonctions de signification au symbole. La conception de l'imaginaire de Castoriadis le place nécessairement dans l'ordre de l'herméneutique instaurative, comme en témoignent nombre de commentaires sur l'art et le symbolique dans son oeuvre. Les propos tenus par Krishnamurti à propos du symbole relèvent exclusivement d'une herméneutique réductive. N'importe quel lecteur de poésie sait bien que certaines images, certains poèmes, sont des éclairs symboliques ouvrant des brèches spirituelles. Songeons à Khalil Gibran ou à Rabindranath Tagore ? Sans parler du Cantique des cantiques, de Kabir, de Lao Tseu, de Saint-Jean de la Croix ou de Djalâl-ud-Din Rûmi ? Castoriadis, au contraire, accorde une place privilégiée à l'art et à la littérature. Il est tout aussi cohérent par rapport à sa vision du monde. Si l'imaginaire radical fonde le symbolique, tout symbole digne de ce nom est porteur d'une étincelle du Chaos/Abîme/Sans-Fond d'où surgit l'imaginaire radical. Mais toute institution - et le langage poétique en est une - est un réseau symbolique qui comporte “presque toujours, une composante “rationnelle-réelle” : ce qui représente le réel, ou ce qui est indispensable pour le penser, ou pour l'agir. Mais cette composante est tissée inextricablement avec la composante imaginaire effective.”(L’institution imaginaire..., 1975, p. 178) Dans sa partie instituée, qui se confond souvent avec sa manière “rationnelle-fonctionnelle” de se confronter au réel (par exemple les règles et les us et coutumes du langage) la poésie fait à la fois apparaître quelque chose de “formable”, “ensidisable” du Sans-Fond et le recouvre en même temps tandis que sa partie instituante et plus proprement imaginaire, dans et par le langage, au coeur de l'image symbolique, du rythme, de la “syncope” dans le poème, vient dire l'activité toujours bouleversante de ce que l'on veut recouvrir.

Je postule que dans le poème nous trouvons le trait d'union entre cette émergence dans le langage d'une partie ensidique du Chaos et du magma qui nécessairement demeure, au-delà de tout repérage ensembliste-identitaire. Le poème parle des relations entre les strates ensemblistes-identitaires et ce qui ne l'est pas dans le Chaos/Abîme/Sans-Fond. Or ces relations sont de l'ordre de

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88 l'inexprimable... excepté, peut-être, par le poème et plus généralement par l'art, grâce à sa composante d'imaginaire radical qui crée sans cesse ce qui n'est pas et rend virtuellement figurable et dicible ce qui resterait à jamais inconnu. Castoriadis termine d'ailleurs son livre “domaines de l'homme” de 1986 par les vers d'un poète, William Blake, par ailleurs souvent cité chez les pionniers du Nouvel Age :

“Nous avons à comprendre aussi qu'il y a vérité - et qu'elle est à faire, que pour l'atteindre, nous devons la créer, ce qui veut dire, d'abord et avant tout, l'imaginer. Ici encore, le grand poète est plus profond et plus philosophe que le philosophe. “Ce qui est maintenant prouvé a d'abord été purement imaginé” écrivait William Blake” (p. 455)

5. Conclusion

Aux termes de cette étude sur les recherches de Morin et de Castoriadis que devons-nous retenir pour la recherche en éducation (plus qu'en “sciences de l'éducation”) ?

- L'idée d'une approche paradoxale qui exclut une cohérence habituelle en terme de logique de l'identité. Je prétends que les apports d’Edgar Morin, de Cornelius Castoriadis, comme ceux d’ailleurs de Kostas Axelos ou de Michel Serres, mais également les visions du monde de l’Orient, en particulier de Jiddu Krishnamurti ou pour citer un autre sage contemporain remarquable Thich Nhat Hanh33, sont essentiels à la compréhension des phénomènes de notre temps et tout à fait nécessaires à ceux relatifs à l'éducation.

- L'idée que la sensibilité est une valeur à redécouvrir. Non pas une sorte de sentimentalité ou de mollesse, mais au contraire une fermeté douce qui est portée par une vague de tendresse compréhensive pour l'enfant, l'élève, l'étudiant, le stagiaire adulte. Cela va de pair avec une “mise en veilleuse” de la raison et une redécouverte des capacités sensorielles de l'être humain, c'est-à-dire une reliance de soi-même avec la totalité de soi-même, notamment sur le plan corporel.

- L'idée d'une conjonction incontournable et paradoxale entre l'usage de la pensée et une manière de l'oublier qu'on appelle méditation. Notre culture est traversée par l'activité de pensée, qui n'est d'ailleurs pas toujours rationnelle, et nous ne saurions sans la

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89 renier, en faire fi. Elle nous permet de nommer, de désigner, de classer, de combiner et d'agir sur le monde. Elle nous constitue en tant que sujet. Mais elle nous aliène également. Il y va du bon fonctionnement et du développement même de la pensée, de savoir lâcher-prise et de se mettre en jachère.

Cette mise en jachère ne peut être celle proposée actuellement par la civilisation des loisirs qui réinsère dans des périodes déterminées par le système productif des formes d'expression individuelle et sociale soumises à la logique de la domination ensembliste-identitaire et spectaculaire. Seule la reconnaissance d'un statut ontologique à la non-pensée et à la méditation pourra provoquer l'invention de formes de sociabilité pertinentes pour son expression. Cette reconnaissance doit avoir lieu, non seulement dans la vie personnelle économique et sociale, mais également dans l'ordre de la science et de la philosophie occidentales pour lesquelles elle constitue un enjeu révolutionnaire.

- L'idée d'une liaison fondamentale entre l'imaginaire et la pensée. Nous devons arrêter d'envisager la fonction imaginaire de l'être humain comme purement et simplement “leurrante” et “illusoire” et la reconnaître, principalement, comme créatrice. Cette création est au coeur même de la pensée sans laquelle cette dernière n'existerait pas. Mais inversement l'imaginaire radical a besoin de la pensée pour s'établir dans ses constructions symboliques et pour limiter sa puissance créatrice/destructrice.

- La reconnaissance de la relativité du temps et de l'espace compte tenu de la représentation qu'on en a dans chaque culture et la mise en jeu dialectique de cette relativité spatio-temporelle dans les formes de vie collective et individuelle. Le temps méditatif venant par exemple dialectiser le temps fragmenté de la logique productiviste.

- L'affirmation pleine et entière d'un univers d’une complexité extrême, vivant et dynamique, ou tout est relié et où chaque élément détruit ou endommagé contribue à la destruction de la totalité. Cette affirmation réellement appliquée aurait des conséquences inimaginables dans les domaines scientifiques, économiques, politiques, sociaux et culturels.

- L'affirmation de l'autonomie de la personne et de la société dans une perspective démocratique. Autonomie comme résultat d'un

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90 décloisonnement d'enfermements psychiques et sociaux. Autonomie comme poussée en avant d'une intentionnalité de la vie à entrer dans des systèmes de plus en plus complexes en les créant elle-même et à partir d'elle-même. Autonomie comme jeu ouvert et lucide, de forces toujours susceptibles d'être reprises par la pesanteur, mais aussi la puissance sécuritaire, de l'hétéronomie.

- L'émergence d'une visée éducative planétaire qui prendrait pour axiomatique centrale la croissance de l'élucidation en vue d'atteindre un degré suffisant, quoique toujours inachevé, de lucidité sur le jeu de la vie psychique et sociale. Élucidation comme articulation multiréférentielle d'éléments de compréhension plus que d'explication, de non-savoir à partir du savoir. Élucidation comme forme supérieure de l'intelligence qui unit indissolublement l'âme, le coeur et l'esprit dans une vision pénétrante de la totalité toujours en mouvement, toujours en voie de structuration/déstructuration/restructuration. Élucidation comme “intellect illuminateur” suivant la belle formule de Jacques Maritain dans “l'intuition créatrice dans l'art et la poésie”34. Élucidation comme assomption de la place de l'homme “face à l'Abîme” ou comme “plongeur dans l'Abîme” suivant son inclination singulière, c'est-à-dire reconnaissance légitime de la valeur du philosophe (occidental) comme du mystique ou du sage (oriental), du scientifique comme du poète dans la société démocratique.

- Enfin ouverture au Sans-Fond comme source de tout imaginaire et de toute réalité, jeu d'énergie infinie et tramée ou impliée dans un Envers qui cherche son déroulement dans un Endroit accueillant que seuls les hommes doivent inventer à partir d'eux-mêmes et par eux-mêmes.

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NOTES

1 Ce texte a déjà fait l’objet d’une première version, mais sous l’angle de la vision du monde de J. Krishnamurti, Pratiques de Formation/Analyses, Le devenir du sujet en éducation, l’influence des cultures “autres” qu’occidentales”, article “Krishnamurti, une approche paradoxale pour la recherche en éducation, Université Paris 8, juin 1991. 2 J. Ardoino, R. Barbier (s/dir), L’approche multiréférentielle en formation et en sciences de l’éducation, Pratiques de Formation/Analyses, Université Paris 8 , Formation Permanente,, n°24-25, 1993 3 Catherine Clément, La syncope. Philosophie du ravissement, Paris, Grasset, 1990, p. 380 4 Sacha Nacht, Guérir avec Freud, Paris, Payot, 1975 5 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 394 6 Cornelius Castoriadis, Domaines de l’homme. Carrefour du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986, p. 407 7 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975, p. 61 8 René Barbier, Médiation et défi dans l’animation des groupes interculturels, Pratiques de formation/Analyses, Université Paris VIII, mai 1983, l’éducation et les défis interculturels 9 Francisco Varela, Autonomie et connaissance. Essai sur le Vivant, Paris, Seuil, 1989 10 Cornelius Castoriadis, Carrefour du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978,p. 180-181, Domaines de l’homme. Carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986,p. 226 sq. 11 Hubert Reeves, Patience dans l’azur, Paris, Seuil, 1981, Le temps de s’enivrer, Paris, Seuil, 1987 12 Pupul Jayakar, Krishnamurti. Sa vie. Son oeuvre., Paris, L'Age du Verseau, 1989, 406p. 13 Jiddu Krishnamurti, Carnets, Monaco, Le Rocher, 1988, p. 24 14 Michel Henri, La Barbarie, Paris, Grasset, 1986 15 Jacques Lacan, “Propos sur la Causalité psychique” (1946) dans les Écrits , Seuil, 1966, p. 188 16 Stuart Schneiderman, Jacques Lacan maître Zen ?, Paris, PUF, 1986, 218 p. 17 René Fouéré, La révolution du réel. Krishnamurti., Paris, Le courrier du livre, 1985, 446p. , p. 269 18 Dominique Janicaud, (s/dir), La phénomonologie en question, Paris, Vrin, 1995, notamment dans la troisième partie la contribution de Michel Henri. 19 Roger-Pol Droit, L'oubli de l'Inde, Paris, PUF, 1989, 262 p. 20 Jiddu Krishnamurti, L’éveil de l’intelligence, Paris, Stock-plus, 1980, (1975) 636 p. 21 René Fouéré, opus cité, 1985, p. 120 22 Robert Linssen, Krishnamurti. Précurseur du IIIe Millénaire., Paris, Courrier du livre, Être libre (Bruxelles),1986,p. 122 23 Catherine Clément, La syncope. Philosophie du ravissement, Paris, Grasset, 1990 24 Cornelius Castoriadis, Domaines de l'Homme, carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 455 p. p. 233 25 Jiddu Krishnamurti, Journal, Paris, Buchet/Chastel, 1983, 193 p. , p. 108 26 Jiddu Krishnamurti, Carnets, Monaco, Editions du Rocher, 1988, 388 p. , p. 167 27 Cornelius Castoriadis, Domaines de l'Homme, carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986, 455 p. , p. 39 28 Robert Linssen, Krishnamurti. Précurseur du IIIe Millénaire., Paris, Courrier du livre, Être libre (Bruxelles), 1986, p. 147 29 Jiddu Krishnamurti, Journal, Paris, Buchet/Chastel,1983, 193 p. , p. 118 30 Jiddu Krishnamurti, La révolution du silence, Paris, Stock, 1971, 221 p. , p. 35 31 Gabriel Germain, La poésie corps et âme, Paris, Seuil, 1973

Page 34: Chapitre III CASTORIADIS ET L’IMAGINAIRE1 · Castoriadis s'accorde pleinement sur cette source sempiternelle de créations et de destructions à partir du Sans-Fond, au delà de

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32 Gilbert Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1976, (rééd. “Quadrige” 1993) 33 Thich Nhat Hanh, La sérénité de l’instant. Paix et joie à chaque pas, Saint-Jean de Braye, Éditions Dangles, 1992 34 Jacques Maritain, L’intuition créatrice dans l’art et la poésie, Paris, Descléé de Brouwer, 1966