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Peindre pendant la guerre - Laforgue nouvelle dans la décennie 1880
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L'vnement eut lieu un matin au cours d'une de ces sances auxquelles nous tions accoutums. Nous tions quelques milliers de bagnards qui stagnions sur la place d'appel, pendant qu'on procdait une fouille gnrale. Mon regard se porta machinalement sur la colline qui s'levait du ct de l'infirmerie. L'automne y achevait son tablissement. Alors ces grands arbres dpouills fondirent sur moi sans crier gare et m'emportrent avec eux. L'Enfer de Dora se mtamorphosa subitement en un Breughel dont je devins l'hte. Favorise sans doute par l'affaiblissement physique et mental dans lequel nous nous trouvions, une vive exaltation s'empara de moi : l'impression de m'tre vad, comme aurait pu le faire une fume, sous lil de mes gardiens imbciles. Cette euphorie fut de brve dure. Elle fut assez longue cependant pour me permettre de supporter la solide vole de coups de poings et de gifles dcrocher les mchoires (encore un cas o se rvle la supriorit expressive du langage populaire sur le vocabulaire acadmique : c'est baffes qu'il faudrait dire) qui furent mon lot quand mon tour arriva d'tre fouill.Je sus alors que j'tais de nouveau sollicit par l'appel d'une ancienne passion. Toutefois, il fallut la rapprendre. Ce fut dans mon block qu'allait se faire le rapprentissage.Ces blocks taient parfois dcors de peintures dues aux talents de quelques dtenus. Il ne s'agissait pas tant de nous faire plaisir que d'embellir un petit coin de nos bagnes, celui que s'taient rserv nos chefs de blocks, de puissants potentats. Ces peintures manquaient pour la plupart d'intrt et oscillaient entre la Foire aux Crotes et le Salon des Artistes Franais.Il en tait une cependant qui me fascinait. Elle reprsentait un cours d'eau dans l'Allemagne du Sud, ou le Tyrol (du moins je le suppose). Venue du fond du tableau la rivire se prcipitait sur le spectateur. Le courant tait tout la fois bouillonnant et parfaitement immobile. Solidement plant sur un radeau, un forestier le convoyait avec un chargement de bois. Par suite d'une entire et heureuse inexprience de son art, le peintre avait figur un radeau un peu plus large que le cours d'eau. Luvre aurait pu prendre place dignement l'Exposition des Peintres Populaires de la Ralit o j'ai pass de bons moments en 1937, ou encore la rcente Exposition des Peintres Autodidactes . J'aurais bien voulu emporter avec moi ce petit panneau de bois colori : les nazis m'empchrent de raliser ce projet en nous obligeant vacuer Dora quelques jours avant la Libration.J'avais fait la connaissance dans le camp de deux ou trois peintres. Mais je les voyais peu par suite des difficults inhrentes la profession de dtenu ; et d'ailleurs je ne recherchais point leur compagnie. Nous n'avions pas la mme manire de comprendre et d'aimer la peinture. Je prfrais m'entretenir de ce sujet avec mon meilleur ami de l-bas, un jeune homme auquel je m'tais attach comme on ne peut le faire que dans ces exceptionnelles circonstances et qui ne devait, hlas, pas sortir vivant de cette affreuse aventure : il s'appelait Jean Gaillard.Aussi intelligent que sensible il tait avide de tout ce qui touchait aux choses de l'esprit. Ensemble nous passions tout le temps dont nous pouvions disposer faire le tour des connaissances humaines, une sorte d'inventaire de tout ce que les civilisations ont su difier. Je retraais pour mon ami l'histoire de la Thorie des Nombres et nous l'largmes bientt en une histoire plus gnrale des Mathmatiques. Ce fut ensuite le tour de l'lectricit, de l'Optique et de la Chimie. Nous obliqumes vers la philosophie dont nous reconstitumes la trajectoire depuis les thogonies primitives jusqu' l'existentialisme et au marxisme. Le jour de la peinture arriva et Jean me demanda de lui faire part de ce que je savais et pensais sur cette question.Je commenai par lui exposer le plan de mon grand livre sur la Peinture. Cet ouvrage (qui faute de temps a les plus grandes chances de ne jamais paratre) propose en cette matire le point de vue d'un amateur de mathmatiques et par consquent de fantaisie. Pour illustrer ma thorie des deux portes et quelques autres thses (dont certaines n'taient pas sans le scandaliser agrablement) il et t ncessaire de les appuyer sur des exemples nombreux, prcis et tangibles. Malheureusement, je ne pouvais lui mettre sous les yeux ni les oeuvres elles-mmes, ni mme des reproductions. Il fallut nous contenter d'un expdient : je lui dcrivis ces oeuvres avec la plus grande minutie pendant les interminables heures d'attente sur la place d'appel. Dou d'une excellente mmoire, Jean russit ce tour de force de se familiariser avec quelques tableaux clbres au point de pouvoir en parler en meilleure connaissance de cause que tant de gens qui les ont regards sans les comprendre, sans les aimer, et je crois, bien souvent, sans les voir.C'est ainsi que nous contemplmes longuement avec les yeux de la pense la Vierge au Chancelier Rollin de Van Eyck. Je projetais comme avec une lanterne magique le svre regard du donateur, les lapins crass sous les colonnes, l'ivresse de No raconte sur un chapiteau, les petites touffes d'herbe qui poussent entre les pavs de la courette et les six marches de l'escalier qui conduit la terrasse, tous les dtails de la circulation fluviale et de l'agitation citadine du fond. Les tragiques diagonales entrecroises du Saint Franois recevant les stigmates de Giotto le bouleversrent, le tendre et dlicieux Supplice de Saint Cosme et Saint Damien de Fra Angelico le charma. Nous fmes de longues excursions dans La Tentation de Saint Antoine de Jrme Bosch (de Lisbonne) ; dans La Vierge aux Rochers de Vinci ; dans un certain tondo de Prugin (il est au Louvre et reprsente la Vierge entre Sainte Rose, Sainte Catherine et deux Anges) auquel on n'accorde pas l'attention qu'il mriterait (et surtout qu'on ne vienne pas m'opposer la fadeur - indiscutable - des figures ; le problme est ailleurs), dans La fuite de Sodome de Lucas de Leyde, d'une si extraordinaire atmosphre d'apocalypse, dans La Mlancolie de Drer (dont nous reconstitumes le carr magique en nous souvenant qu'il contient la date de sa cration : 1514) ; dans ce petit Vronse du Muse de Grenoble qui reprsente l'apparition du Christ Madeleine et qui, s'il n'est probablement pas le plus remarquable des Vronse existants, est, en tout cas, le plus magique que je connaisse. (N'ayant pas encore revu ce tableau, je me demande si la robe de Marie-Madeleine est bien rellement telle - et si ferique - que je crois m'en souvenir.)Pierre par pierre, nous construisions le plus merveilleux muse du monde. Ce faisant, nous avions fini par extraire de chaque uvre un dtail seulement, parfois deux, infiniment plus sonores, plus lourds et plus justes, - plus vrais que la misrable ralit qui nous broyait sans nous convaincre. La Kermesse de Rubens nous livra la petite jalouse du premier plan, gauche, et aussi, droite, ce prodigieux passage du tumulte humain au mlancolique apaisement de la nature, Nous drobmes sa grappe de raisin la Fcondit de Jordaens, le petit ne du Buisson de Ruysdael, la nappe miraculeuse des Plerins d'Emmas. Nous pntrmes, le cur battant, dans la chambre qui est l'arrire-plan des Mnines...Nous rinventions chaque tableau, inquiets de dire, avec de simples mots, ce bonheur insolent dans la couleur des Femmes d'Alger, le fleurissement sensuel du Moulin de la Galette, et la prmditation de chacune des mille touches apparentes de la Maison du Pendu.Il me fut relativement plus facile de ressusciter des oeuvres d'un contenu plus richement affectif comme La Charmeuse de Serpents du douanier Rousseau, ou Le Fou en transes de Klee. Je crois avoir rendu mon camarade quelque peu amoureux de cette prcieuse jeune fille qui, sur la gauche de L'embarquement pour Cythre, nous tourne presque le dos et engage avec une charmante dcision son bras dans celui d'un jeune gentilhomme pour l'entraner vers la nef en partance. Je profitai de ces rectangles que Poussin a disposs derrire son autoportrait du Louvre pour lgitimer ceux (assez diffrents, bien sr) de Braque et de Mondrian. La Marie mise nu par ses clibataires, mme de Marcel Duchamp, surprit beaucoup mon ami. Il hsitait un peu devant la description que je lui en fis et n'accepta cette couvre tonnante que sous bnfice d'un futur inventaire. Il marqua plus d'empressement conclure alliance avec La Horde de Max Ernst. Il est vrai que l'atmosphre de Dora tait plus favorable ce dernier tableau.Ainsi arms nous aurions souhait nous engager plus avant dans le roman des lignes et des couleurs, mais il ne nous fut pas possible d'avancer plus loin. C'est peine si nous pmes voquer le graphisme tendu des Pollaiulo, les clairages artificiels de Georges de La Tour, ces harmonies colores o je crois trouver l'indice que Vronse a vu l'ultraviolet et cette gomtrie des Peintres de la Vrit qui leur fait introduire dans certaines oeuvres de vritables systmes de coordonnes cartsiennes (figures, par exemple, par des oiseaux ou par des mains dans les tableaux que j'ai dj cits de Van Eyck et de Vinci.)Pourtant mon vagabondage ne se bornait pas aux toiles plus ou moins connues et consacres. Je rservai pour ma mditation solitaire certaines vocations qu'il m'aurait t trop long de justifier. Par exemple ces innombrables mauvais (oh, trs mauvais) tableaux qui ornent les salles manger et les salons de quelques-uns de mes amis ou relations. J'y fais parfois de curieuses dcouvertes au cours des voyages d'exploration que j'y entreprends lorsque la conversation devient suffisamment gnrale pour que je puisse m'en abstraire l'insu de mes htes. Ou encore telles affiches obsdantes dans mon souvenir, comme celle des opticiens Lissac, qui reprsente une jolie dame au souriant visage rong d'une lpre mcanique... (A notre premire reprise de relations, dans le mtro, je lui fis un petit clin dil complice.)Vers cette poque, nous fmes brutalement spars, mon camarade et moi, par un changement d'quipes et je dus franchir seul l'tape suivante. Elle consiste en une sorte de jeu que je pratique depuis des annes et dont je suis friand. Il s'agit d'tablir entre deux ou plusieurs tableaux des communications, ou encore de greffer sur l'un des lments prlevs sur un autre.Par exemple, je projette d'excitantes baigneuses de Fragonard au beau milieu de l'Enterrement d'Ornans, et je laisse tous ces bonnes gens se dbrouiller entre eux. Ou bien, j'attire dans une mme pice le Condottire d'Antonello de Messine, et le buveur du Bon Bock, puis je m'en vais sur la pointe des pieds, je ferme double tour et j'observe les ractions par une petite lucarne secrte (ainsi faisait tel docteur sadique avec ses victimes). Ou encore je transporte un paysan de Louis Le Nain au milieu du Couronnement de Marie de Mdicis et j'tudie ses impressions. De telles confrontations sont gnralement pleines d'enseignements. C'est ainsi que l'on s'aperoit que, malgr d'indiscutables diffrences d'ducation, La Goulue et La Famille Bellelli communient avec la mme ferveur dans le culte de l'argent. Un Christ de Grnewald regarde avec un certain tonnement un Christ de Reni, comme s'il s'agissait d'un autre que lui-mme et, par contre, la Vierge de Botticelli (celle du Muse de Berlin) se retrouve comme un miroir dans la Vnus marine, du mme peintre.Je ne procde pas toujours par contraste et je ne me contente pas, bien entendu, de faire des expriences sociales, quoique cet exercice soit bien intressant et rvlateur de quelques-unes des racines les plus profondes de la peinture. l'occasion, je me repose dans des passages plus nuancs, par exemple en changeant les petits pages qui sont l'un et l'autre droite du Saint Ferdinand, du Grco, et d'Alof de Vignacourt, du Caravage, ou en faisant garer un chevreuil de Courbet dans un sous-bois de Thodore Rousseau. Les dialogues de natures mortes sont, eux aussi, captivants, mais d'une ralisation souvent difficile. Il est ais de drober Chardin sa petite pipe et de la dissimuler sous le coussin de la Dentellire de Vermeer. Par contre, il me semble quasi impossible de rien ajouter ou retrancher certaines natures mortes de Czanne. Je pense notamment ces quelques pommes qui furent exposes jadis l'Orangerie (dans la grande salle ovale, au fond, gauche de la porte). Il rgne autour de cette oeuvre une barrire de potentiel qui empche d'y pntrer pour y rien modifier. Si ce n'tait pas une plaisanterie de parler de la chose en soi , c'est l qu'il conviendrait de la chercher.Ainsi passrent pour moi les jours Dora, au milieu des interminables appels dans la neige et du vent froid de l'hiver. Rompu maintenant mon jeu, je n'avais plus gure besoin des toiles peintes par ces peintres pour crer mon univers de formes et de couleurs. Quelques semaines avant la Libration, j'avais rcupr suffisamment d'lasticit intrieure pour pouvoir me livrer de nouveau l'un de mes anciens vices : la Peinture mentale.Je suis en effet l'auteur d'un grand nombre de tableaux que j'ai d me contenter d'imaginer faute d'tre capable de les peindre. (Les fes, ma naissance, me dotrent d'une considrable maladresse manuelle.) Je me suis fait une spcialit de paysages enivrants et de visages effarants. Par contre, je ne russis pas bien la nature morte, et j'aime mieux ne rien dire de mes essais de tableaux de genre.C'est surtout le soir que je me livre le plus volontiers cette sorte d'exercice. Malheureusement, mes tableaux ne durent gnralement pas plus de quelques minutes, quelquefois mme quelques secondes. En termes de radio-activit, leurs priodes sont comprises entre celles du Thorium A (0,14 seconde) et du Radium C (3 minutes). Tout se dfait avec rapidit, comme les dessins de la pluie sur une vitre, et d'authentiques chefs-duvre se mettent couler comme des camemberts. Le plus souvent, dcourag, je me dsintresse de ces crations trop liquides et je pense autre chose. D'autres fois, je m'accroche, je m'efforce de les remanier et j'utilise les dbris d'un tableau en pleine dliquescence pour en fabriquer htivement un autre, qui ne durera d'ailleurs pas plus longtemps.Emport par mon lan, il m'arrive parfois d'aller plus loin et de concevoir, dans mes instants les mieux aiguiss, des tableaux singuliers. Ce sont des oeuvres d'une espce qui ne serait plus gure humaine et dont les sens et la technique correspondraient ces domaines ensorcels dans lesquels nous n'avons pu pntrer jusqu'ici qu'au moyen de notre intelligence mathmaticienne. Je rve des fresques qui comporteraient des ples l'infini, d'autres dont les lignes seraient des fonctions sans drives, d'autres encore, multivalentes, dont la complexit ne se pourrait dbrouiller qu'au moyen de sortes de Surfaces de Riemann , mille sortilges aussi peu srieux...Je n'ai parl que de la peinture pour ne point encombrer cet article de souvenirs trop disparates.J'ajouterai pourtant que ces exercices taient souvent lis une activit musicale et littraire aussi intense. O tes-vous souvenirs de la Passacaille de Bach joue au cours d'une dsinfection particulirement redoutable, du Quintette pour clarinette de Mozart, dont les volutes argentes s'enlaaient au thme infect de la dysenterie, du XIe Quatuor de Beethoven, grondant sa rvolte au lendemain d'une srie de pendaisons particulirement bien russie, et de toutes ces angliques visitations de potes - Shelley, Rimbaud ou Eluard - qui se firent plus pressantes au moment de la grande faim ?
Loin, bien loin de votre patrie dont la nostalgie vous tua, dans
un coin du cimetire ensoleill de la petite ville o ensemble nous
fmes nos classes, voil six ans dj que vous dormez, mon pauvre
Stphane !
Qui pense vous, ce soir, par ce tide clair de lune d'avril o
j'voque votre douce figure ? Vos camarades du lyce, aujourd'hui
tudiants, vident des bocks sur le trottoir du boulevard
Saint-Michel, embrassent des filles, baillent au drame en vogue.
Ils ont bien oubli celui qu'ils appelaient : Je m'ennuie .
Et celle pour qui vous tes mort, et qui ne le saurajamais ? O
est-elle ? Sans doute elle parade en maillot, sous le gaz cru, aux
bravos allums de tout un cirque, ou, furtivement, derrire un
portant, baise le museau enfarin d'un clown.
La vie est drle, la vie est triste, mon pauvre Stphane. Mais je
veux raconter votre si courte, si poignante destine.
Je faisais ma septime dans un trou quelconque de province. Une
aprs-midi de juin que la classe entire et le professeur lui-mme
s'assoupissaient, au ronron monotone d'un mot--mot duDe Viris,
unhum ! prolong et digne, bien connu, annona le censeur. Un
veillement courut. Il amenait un nouveau.
Quand un lve entre au lyce en juin, un mois avant la distribution
des prix, c'est pour y passer les vacances, pour y demeurer ; il
est orphelin, ses parents sont au diable.
Le nouveau venu tait un garon de onze ans, chtif, l'air dlicat et
rsign. Le professeur lui indiqua une place.
Vous vous appelez ?
Stphane Vassiliew.
Le professeur tendit l'oreille et lui fit peler.
Vous venez ?
... de la gare.
Des rires partirent ; il ne parut pas les entendre.
Non, de quel lyce venez-vous ?
Mais... d'aucun.
Voyons, o avez-vous commenc vos classes ?
Nulle part, je voyageais.
On n'en put tirer davantage. Lui devait tre trs fatigu, car il
s'accouda comme pour reprendre un somme que cette prsentation avait
interrompu.
Allons, mon ami, nous ne sommes pas ici au dortoir, suivez
l'explication avec votre voisin.
Le voisin c'tait moi ; je lui poussai monDe Viris sous les yeux et,
comme les marges en taient fleuries de croquis drles, avec un
sourire doux et triste, il leva les yeux vers le propritaire. Je
souris aussi, plus franchement, mais avec une imperceptible pointe
de compassion pour sa peine que j'avais devine. Et je dus lui
plaire, car de ce jour je devins son ami, le seul qu'il ait support
durant les cinq annes qu'il passa au lyce. Encore voit-on par les
premires lignes de ce rcit que je ne le tutoyais pas.
Pour moi cependant, comme pour ses autres camarades, sa vie restera
un mystre.
Il tait n en Podolie, Kaminie. Nous ne savions rien de ses parents.
Nul ne venait le voir au parloir. Il ne sortait jamais, et passa
pendant cinq ans toutes ses grandes vacances au lyce. Il ne
recevait jamais de lettre. Pourtant on le voyait toujours mis avec
un luxe inconnu parmi les fils de bourgeois ou de paysans que nous
tions tous. Il avait de l'argent pour tous ses caprices. Il payait
des leons de piano, qu'il ne prenait pas le plus souvent. D'o tout
cela lui venait-il ? et puis sa sauvagerie, son air d'ternel ennuy,
sa mort trange ?... Enfin, je raconterai ce que je sais.
Je le revois tel qu'il tait quinze ans, l'anne de sa mort, maigre,
le visage finement model et d'un teint de demoiselle contrastant
avec nos hles de provinciaux, des yeux... tiens, je ne me rappelle
pas la couleur de ses yeux ! sans doute des yeux de Russe et des
cheveux noirs hrisss ; toujours des mines souffreteuses, en toute
saison des foulards dlicats au cou, trs frileux, montant pour un
rien l'infirmerie. Il tait d'ailleurs soumis, avec quelques autres,
une sorte de rgime d'anmique : le matin il mangeait une ctelette,
tandis que nous n'avions tous qu'un croton de pain avec des
noisettes ou des figues sches ; la rcration de dix heures, le garon
d'infirmerie arrivait avec un plateau o taient diverses potions, il
appelait des noms, et Stphane accourait entre autres vider son
plein coquetier d'huile de foie de morue et prendre sa pastille de
menthe ; et quatre heures, il montait l'infirmerie boire du vin de
quinquina ou autre chose.
D'une nature retire, ombrageuse mme, il ne criait pas, ne courait
pas, ne riait gure, n'tait jamais des jeux ou des complots qu'on
organisait, mais allait toujours seul, cherchant les coins, pour
rver jalousement ces choses qui taient sa vie, qui le consumaient
et qu'il ne voulait pas dire.
Et ses camarades respectaient sa sauvagerie. Une seule fois, dans
les commencements, l'un d'eux s'avisa de venir le bousculer par
plaisanterie, mais Stphane entra dans une fureur blanche, si
effrayante, qu'elle ta toute envie de rcidive, non qu'il ft
craindre avec son corps malingre, mais on aurait eu peur qu'une
pareille colre, se renouvelant, ne le brist.
Que de fois je l'ai observ rvant ainsi, les yeux ferms et perdus
intrieurement : durant les longues tudes du soir, dans le silence
et le bruissement des plumes sur le papier blanc, interrompu
parfois d'un remuement de pieds, d'un bruit de rgle tombant terre,
d'un froissement de papier, d'une fuse de rire rattrape dans un
srieux accs de toux ; en classe, pendant la correction des devoirs
ou l'explication monotone des auteurs la chapelle, aux heures
ensommeilles en rcration, tandis que les autres jouaient ou
causaient par groupes derrire lesquels on battait le briquet ;
partout.
Le jeudi et le dimanche on allait en promenade. Aussitt sortis de
la ville, on rompait les rangs, et les lves dbands, par la route ou
travers champs, la tunique sous le bras, cherchaient, qui un foss
pour boire de la vase dans son kpi, qui des raves violaces dterrer,
qui un buisson derrire lequel on pt, impunment, en griller
une.
Stphane choisissait un endroit un peu l'cart, s'accommodait dans
les herbes, et l, les yeux fixs l'horizon, oubliant peu peu son
sort, reprenait ses ternelles songeries.
De ses yeux agrandis il buvait l'inconnu immense, l-bas, les
longues routes blanches de poussire, les plaines, les collines, les
rivires. Il devinait les landes, les steppes sans borne sous le
grand ciel, les marches au matin dans la rose et le soleil, les
haltes aux heures lourdes de midi, les campements par les nuits
scintillantes ou paisiblement inondes de clair de lune, la vie
errante, la vie libre ! Et ses lvres minces se serraient, comme
retenant des pleurs de rage qui lui montaient l'ide que c'tait
impossible, qu'il ne pouvait pas encore.
Bientt, il se rveillait aux voix des lves formant leurs rangs pour
regagner le lyce. Il reprenait son air indiffrent et ennuy de tous
les jours, mais combien il tait plus triste quand, la porte aux
normes serrures franchie, il sentait sur ses paules retomber le
froid de cette prison aux murs nus percs de grilles poussireuses.
Tous les soirs il se renfermait dans son mutisme ombrageux et, la
nuit venue, de mon lit, sans remuer, je l'observais ; il ne
s'endormait pas, il se mettait sur son sant et songeait, les yeux
ouverts ; alors ses souffrances lui revenaient, l'incurable ennui,
l'injustice, le mystre de son existence le prenaient la gorge, et
je l'entendais sangloter en mordant ses oreillers dans le grand
silence du dortoir endormi.
Je l'avais devin, aim ds le premier jour, ce pauvre exil. Je
cherchais sans cesse des occasions de lui tre agrable et, tout en
respectant son humeur jalouse, mon regard lui disait bien que je le
comprenais, que j'aurais voulu le consoler. Mais je n'ai jamais os
l'interroger. Et cinq annes passes ensemble ne m'ont laiss sur sa
vie que des conjectures.
Pourtant, je le sentais, ce qu'il lui fallait ce n'tait pas
l'existence du lyce, les journes machinales et se ressemblant
toutes, le latin, le grec, la discipline monotone et bte, mais la
vie errante, les horizons nouveaux. Cela, c'tait dans son sang,
dans sa race mystrieuse.
Qui sait ? Sa mre tait peut-tre une de ces bohmiennes de hasard la
peau basane, aux anneaux de cuivre, aux haillons bigarrs, et dont
les yeux noirs attiss d'un amour sombre doivent avoir parfois la
fatale vertu qu'elles attachent leurs philtres et leurs
amulettes.
Pardon, mon pauvre Stphane, voil que je btis un roman sur vos
souffrances relles, pour monter mon imagination et dsennuyer des
gens qui ne croiront pas que vous avec exist, et ne vous donneront
pas un battement de leur coeur !
Oh ! qu'elles ont d lui paratre dsesprment longues ces cinq annes
jour par jour coules, tues, entre les mmes murailles grises, les
mmes fentres grilles de ce lyce de petite ville ; cinq ans des mmes
journes monotones coupes, par le roulement du tambour,
d'occupations rgulires.
Qui ne se souvient de la cloche de son lyce, de cette cloche l'me
de la prison au son particulier et comme abruti dans sa tristesse
depuis tant d'annes, laissant tomber une une les heures lentes dans
cette atmosphre ennuye et sans amour ?
Et Stphane vivait, lui, dans l'incessante torture de sa vie
intrieure, de ces nostalgies qu'il ne savait pas, mais qui taient
en lui. Il n'avait pas non plus, comme nous, une famille o passer
ses vacances, et comme nous, pendant l'anne, ces mille distractions
qu'apportait le petit vnement : l'arrive d'un nouvel lve ou d'un
nouveau pion, l'approche d'un cong, les rcits de la rentre, la mene
et les motions d'un complot, les bons tours jous, les livres
dfendus qui circulaient, l'expulsion d'un camarade, l'mulation, les
conjectures sur les places et les prix, tout cela le laissant
parfaitement indiffrent.
Il ne passait d'ailleurs ni pour un bon ni pour un mauvais lve. Il
tait aussi intelligent qu'un autre mais d'une incurable paresse ;
les pions, les professeurs, le proviseur semblaient s'tre donn le
mot pour la respecter exceptionnellement.
Et aprs une anne coule avec ses congs du jour de l'An, du Mardi
gras, de Pques, de la Pentecte, une autre recommenait, se tranant
aussi lente, aussi monotone, aussi vide que la prcdente.
D'abord l'hiver triste, deux longs mois ternes et enferms, loin du
ciel, loin des champs l-bas, et que Stphane passait presque
entirement l'infirmerie cause d'engelures qui faisaient deux plaies
de ses pauvres pieds dlicats. Il se trouvait que ds le premier
hiver le pion avait crit ces lignes dans un rapport au proviseur :
Monsieur Vassiliew, pour des motifs que je n'ai pas apprcier,
trouble chaque nuit le dortoir par des soupirs exagrs.
L'infirmerie mettait dans la vie dure et froide du lyce comme un
coin maternel, une atmosphre de paresse et de petits soins. Sous la
surveillance des soeurs, dans ce calme qu'alanguissait la bonne
odeur de la lingerie ct, loin des livres, des camarades et de la
cour aux flaques geles, Stphane passait doucement, monotonement,
ces journes d'hiver, si courtes entre le lever tardif et le soir
allumant le gaz ds quatre heures.
Il y avait bien le matin, l'heure terrible du pansement, alors que
l'eau tide ne suffisait pas dcoller les bandages, et les nuits, o
ses pieds cuisants dans la chaleur du lit le faisaient hurler de
douleur ; mais comme les aprs-midi taient tranquilles et
mlancoliques, et comme il en jouissait mieux couter vaguement
certaines heures le roulement en bas, le murmure gal et chantant
des soeurs faisant leurs dvotions, les sonneries de clairon dans le
quartier de cavalerie en face, les voix des lves en rcration, puis
le grand silence du lyce !
Stphane rvassait sur un livre qui lui tombait des mains, allait de
son lit au calorifre verniss de faence blanche qui trnait au
milieu, ronflant gravement ; du calorifre la fentre.
L surtout il se plaisait, cartant de la main le rideau de serge
jaune, regardant tout en bas la rue triste o de rares passants se
htaient dans la boue et la neige. Devant lui s'tendait jusqu'
l'horizon le vaste ciel balay de brumes sales, plein d'un immense
vol tournoyant de cendres grises. Et, n'osant plus bouger, il
restait l des heures, seul, doucement affranchi des choses, perdu
dans cet ternel et silencieux tourbillonnement de flocons qui
descendaient, descendaient, toujours, inpuisablement.
Et la nuit tombait dj quand la soeur arrivait et le grondait
d'avoir encore sali ses vitres en faisant, du bout du doigt, de la
calligraphie dans la bue qu'y soufflait son haleine, tandis qu'il
rvait, perdu.
Mars passait, vite emport dans ses rafales d'averses, et c'tait
avril. Les platanes de la cour bourgeonnaient, les externes
apportaient des hannetons dans des cornets de papier, l'approche
des congs de Pques mettait dans l'air une gat, un relchement et
comme un besoin de flne printanire.
Et les lves partaient pour quinze jours. Il n'en restait plus
qu'une vingtaine, les uns punis, les autres n'ayant pas de
correspondant qui pt les faire sortir. On les runissait sous un
pion, et c'taient chaque jour, le matin, l'aprs-midi, le soir, des
promenades loin dans la campagne.
Les pieds encore endoloris des souffrances de l'hiver, Stphane
souvent ne parvenait pas se chausser et, les lves envols vers les
routes, les arbres, le soleil, il restait seul. Il errait dans le
silence du lyce dsert, le long des piliers, dans les tudes en
dsordre, par les cours tristes, sans autres camarades que les
moineaux qui piaillaient dans les platanes et s'abattaient dans la
caisse au pain.
C'est dans ces jours-l qu'il a le plus souffert. Les yeux mouills,
il m'en parlait la rentre ; il me disait les aprs-midi de beau
temps passes seul sur le banc de pierre, au fond de la cour, rver
de sa vie.
Il me confiait que, dans ces heures tristes, un livre le consolait,
leTlmaque. C'tait, dans le chapitre douzime, ces pages o Philoctte
raconte comment il fut abandonn dans l'le de Lemnos cause de
l'infection que rpandait dans le camp des Grecs la plaie qui lui
mangeait le pied. Stphane se sentait des pitis, des consolations
infinies lire et relire ce passage : Je demeurai presque pendant
tout le sige de Troie seul, sans secours, sans esprance, sans
soulagement ... surtout ces phrases qu'il avait soulignes dans son
exemplaire : Cette le dserte et sauvage o je n'entendais que le
bruit des vagues de la mer qui se brisaient contre les rochers ...
Car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs partirent ; jugez
quelle fut ma surprise et combien je versai de larmes mon rveil
quand je vis les vaisseaux fendant les ondes ! ... O rivages !
promontoires de cette le ! c'est vous que je me plains, car je n'ai
que vous qui je puisse me plaindre ; vous tes accoutums mes
gmissements.
Mais une fois qu'il tait parvenu se chausser, il ne manquait pas
une promenade, gardant mme ses chaussures au lit, de peur de ne
pouvoir les remettre le lendemain.
Et quelle trve !, quel aliment ses nostalgies que ces journes
passes dans l'oubli de tout, en pleine campagne, sous le grand
ciel, devant l'horizon !
Durcie par les geles de l'hiver, la terre semblait s'amollir aux
tideurs d'avril ; on sentait partout l'veil des germes, le
renouveau. Des verdures tendres sortaient, les pquerettes
mouchetaient de blanc les nappes vert cru des prs, les haies des
chemins s'paississaient, laissant passer des corolles de
campanules, les arbres des vergers s'toilaient de fleurs
roses.
Stphane, assis l'cart, rvait des heures, suivant du regard les
triangles d'oiseaux qui passaient trs haut et s'en allaient l-bas,
l-bas, dans des pays.
Et les congs couls, la vie du lyce reprenait, plus nervante encore
dans les lassitudes que donnait ce beau temps dont on ne pouvait
jouir.
Cependant les jours s'allongeaient, on faisait chaque soir une
promenade de deux heures, outre celles du jeudi et du
dimanche.
Et c'taient dj les congs de la Pentecte.
Puis juin et juillet amenaient trois nouvelles sorties par semaine
pour les bains froids ; et peu peu un relchement gnral et heureux
sentir approcher les vacances envahissait tout le lyce. On ne
travaillait plus, on discutait des prix, les professeurs faisaient
des lectures amusantes. Les jours de grande composition, pas de
classe l'aprs-midi, mais promenade trs loin dans la campagne, au
soleil d't, parmi les bls et les mas, le long des rivires. En tude,
pour entretenir la fracheur, le pion, en manches de chemise,
ordonnait de continuels arrosages. On dormait, on confectionnait
des cages mouches avec un bouchon et des pingles. Aux casiers
taient piqus des calendriers, et chaque matin, en descendant du
dortoir, on en dtachait un feuillet portant en gros chiffres le
nombre de jours, d'heures, de minutes passer encore dans la boite
.
Enfin arrivait le jour attendu. La crmonie des prix tait vite bcle,
avec ses fanfares, ses discours et ses paniers de lauriers ; et la
dsertion du lyce commenait sans ordre, dans le ple-mle des lves,
des parents, des bagages, dans les changes de flicitations, de
compliments, de condolances et d'adieux.
La gorge serre, seul, assis au fond de la cour sur son banc,
Stphane regardait ses camarades partir un un, jusqu'au
dernier.
Au crpuscule, c'tait fini. Stphane errait par le lyce sans chos. Oh
! que les salles d'tude taient navrantes avec leurs ranges de
casiers vides, des cartons de cahiers tranant et l, une casquette
dchire foule en un coin ! Et les cours avec leurs praux sombres,
leurs files de platanes ennuys ! Comme l'herbe allait bien pousser
pendant deux mois !
Et assis sur son banc de pierre, il songeait. Lui, personne ne
venait le chercher, nul ne l'aimait. Qui pensait lui cette heure ?
Il tait seul. Et il pleurait en silence, jusqu' la nuit, abm dans
la tristesse de sa destine qu'il ne comprenait pas.
Mais cet abattement ne durait pas, il avait devant lui deux grands
mois de libert. Nulle surveillance ; le pion de service partait de
son ct, Stphane du sien ; on n'avait qu' se retrouver au lyce aux
heures des repas et la tombe de la nuit. Encore cette rgle
n'tait-elle observe que les quinze premiers jours ; bientt Stphane
sortit ds l'aube pour ne rentrer que le soir trs tard.
Alors on ne le voyait jamais par les rues de la ville. C'tait une
fureur de s'en aller loin, bien loin, travers champs et prs ; de se
perdre dans les grands bois solennels, o l'on est seul parmi les
arbres graves ; de passer des journes entires rver absorb dans la
vie des choses, dans l'oubli de la fatigue et parfois, aux heures
lourdes, dans un vague tat de non-tre.
Le plus souvent, sept heures sonnaient quand il dpassait l'octroi o
stationnaient, en capulets de luxe, les paysannes arrivant pour le
march dans un encombrement de paniers pleins d'ufs et de lgumes, de
boites au lait et de poulets gisant dans la poussire, lis par les
pattes.
Encore cinq minutes de chemin, et l'on tait en pleine campagne.
Stphane quittait la route blanche de poussire pour se jeter dans
les champs.
Les vapeurs des grands labours montaient dans l'air frais du matin,
les sillons s'veillaient confusment, des alouettes fusaient vers
l'azur, l'eau des fosss chantait contre les cluses, au loin les prs
mouills scintillaient comme arross de soleil ; on entendait se
rpondre les coqs dans le prochain village dont les maisonnettes
blanches escaladaient ce coteau, l-bas !
Et le long des rideaux de peupliers bordant les prs arrivaient dj
des faucheurs, le sarrau sur l'paule, des faneuses avec leurs
rteaux, des chars attels de boeufs lents dont les clochettes
tintaient. On se mettait l'aise, on mangeait un morceau, et
faucheurs et faneuses se dispersaient par le pr, tandis qu' ct du
char, sur la lisire, l'ombre des peupliers, les boeufs vautrs dans
leur bouse ruminaient, broyant lentement.
Stphane allait au hasard, sautant, marchant petits pas, prenant
parfois la course,s'asseyant pour se relever aussitt sans motif,
s'arrtant devant chaque chose, se grisant minutieusement de sa
libert absolue, loin des regards, en plein air, parmi les herbes et
les choses, sous le grand ciel bleu de velours.
Mais il fuyait bientt vers des endroits qu'il savait :
Derrire un long fourr d'incultes et vivaces frondaisons ne laissant
passer cette heure que quelques filtres de soleil, une mare
dormait, obstrue de joncs, couverte de lentilles d'eau. Stphane
s'tablissait l, au bord. Tout son tre jouissait confusment du ciel
bleu, du soleil chaud, de la perspective des champs, des senteurs
errantes. Il rvassait n'importe quoi, rien, arrachant des joncs,
s'amusant fixer les gros yeux ronds d'une grenouille respirant
paisiblement sur une pierre, regarder les argyrontes patiner
travers les lentilles plates, et de fines libellules vibrer et
l.
Puis, vite, il mangeait ce qu'il avait apport dans ses poches, pour
n'avoir plus songer son estomac.
Midi ruisselait d'aplomb sur les champs.
Stphane sentait peu peu une torpeur l'envahir contempler sans
pense, les yeux mi-clos, la campagne accable au loin, les mas
immobiles avec leurs longues feuilles pendantes, les luzernes en
fleurs, les carrs de bls d'or ondulant parfois sous un coup de
brise chaude, les prs fauchs, les hautes meules de paille couvertes
d'une bche, et tout l-bas, noys dans le tremblement diaphane de
l'air bleu, les points blancs des villages avec les flches grises
des clochers, les coteaux vert sombre, et la boule d'azur cerclant
l'horizon. Un long silence rgnait ; on n'entendait qu'un
bourdonnement de mouches invisibles et que le continuel cri-cri
mtallique des cigales montant au loin des sillons brls.
Alors Stphane, cuisant doucement au soleil torride, absorb dans la
fixit inconsciente de ces choses, sentait sa tte tourner. Il
coulait sans volont et sans force un nervement dlicieux. Il
jouissait de cette vague sensation que son cerveau se dlayait en
mille bauches de rveries flottantes,que son tre s'teignait, se
dispersait travers la nature dans l'air embras, le cri-cri des
cigales, les sves ivres, la vie cache. Il fermait les yeux, et
quand des brises passaient sur les frondaisons, il rvait qu'il
s'parpillait dans le bruissement infini des feuillages.
Et il restait ainsi longtemps, bien longtemps ; il ne savait pas,
il n'y avait plus d'heures.
Parfois, des quatre coins du ciel, arrivaient des paquets de nuages
noirs. L'atmosphre pesait plus touffante. Bientt, sous de brusques
rafales, les cimes des arbres se courbaient, de grosses gouttes
tides commenaient crpiter sur les feuilles et l'averse tombait
enfin, emplissant de son grand bruit le silence de la
campagne.
Et Stphane, abrit au plus pais du fourr, coutait la pluie,
regardait l-haut les nuages voyageurs s'en aller.
Mais dj le soleil reparaissait entre de vagues arrachements de nues
blanches et buvait l'onde. La vie reprenait plus frache, a sentait
plus fort la verdure, des limaces sortaient, et les oiseaux
morfondus en boule sur les branches lissaient du bec leurs plumes
hrisses et repartaient dans lair lger.
Puis le crpuscule descendait, apaisant tout. L-bas, le soleil
dclinait, pandant sur les champs un ventail de larges rayons ples,
illuminait et l les dmes verts d'un bois, les tuiles rouges d'une
maisonnette, des fumes lointaines qui montaient. Les collines
allongeaient leurs ombres sur la plaine.
Et l'astre d'or sombrait derrire l'horizon dans un magnifique
incendie, s'attnuant peu peu en une gloire de nues roses.
Alors c'tait l'heure douce, l'heure consolante parfois, et
d'autrefois ineffablement triste.
A la surface de l'tang dansaient des churs de moucherons
brusquement traverss par des hirondelles qui filaient buvant au
vol. Un vent frais se levait sur les prs, apportant l'odeur saine
des foins coups. Les rideaux de peupliers avaient des bruissements
de feuilles argentins. Au loin, des troupeaux rentraient dans un
poudroiement. Des chars passaient avec des grincements
d'essieux.
Stphane se levait, ivre, chancelant presque, de cette journe
absorbe toute sans volont et sans force dans la vie inconsciente de
la nature. Et lentement, par la route borde d'arbres, il regagnait
la ville, pris d'une douce souffrance entendre monter derrire lui,
dans l'apaisement des champs, le sanglot mlancolique des
rainettes.
Cependant septembre amenait les derniers beaux jours.
Oh ! les tristesses d'automne ! le ciel pluvieux, les brumes de
l'horizon, les grandes routes dtrempes aux ornires pleines de
feuilles mortes ; au loin une charrette qui court sous l'averse
oblique, une vieille qui va, casse sous un fagot de bois mort ; et
la dsolation ternelle du vent dans les grands arbres dpouills, et
l'agonie humaine des couchants, et les rafales qui passent sur les
cimes rouges des bois, emportant des vols de feuilles rouilles dans
un bruit prolong de cascades lointaines. La nature souffrante est
celle qui nous va le plus au coeur aujourd'hui. Et Stphane passait
alors ses heures les plus infinies.
Par les routes plantes de bouleaux aux frileuses ramures, il allait
marchant vite, les mains aux poches, les yeux ferms, sr qu'il tait
de ne cogner personne, oubliant tout, coutant le vent, qu'il
coupait, siffler ses oreilles, et il rvait qu'il allait ainsi,
chevel, dans la nuit noire et le concert des rafales, par des
landes sans bornes.
D'autres fois, c'taient de monotones aprs-midi passes songer devant
le ciel gris ray de pluie, chanter, dans le vent qui les emportait,
des lambeaux d'une trange et nostalgique mlope nationale.
Souvent il rentrait tremp jusqu'aux os, et c'est ainsi qu'il
contracta une petite toux sche qui ne le quitta jamais.
Peu peu, ds octobre, la discipline se resserrait. Le lyce se
prparait la rentre. On arrachait l'herbe des cours. On faisait des
rparations. On sciait des bches pour l'hiver. Le censeur revenait,
puis le proviseur, puis les pions. Stphane avait moins de libert,
ses sorties taient rgulires et surveilles. Enfin arrivait le soir
de la rentre.
A huit heures, dans l'tude silencieuse et vide aux casiers
repeints, les lampes allumes, le pion se promenait les mains au
dos.
Des lves arrivaient un un.
Parfois, un train en amenait une bande bruyante, le hle aux joues.
On s'asseyait au hasard ; on parlait tout haut. C'taient des
reconnaissances, des exclamations, des questions, des rcits. Quelle
classe fais-tu ? Est-ce vrai que chose saute une classe ? Vous
savez, nous allons avoir un type fort, untrapu. On commentait
professeurs et pions.
Deux comparaient leurs pouces rtis par les cigarettes. D'autres ne
parlaient pas, prenant des airs esquints pour faire croire qu'ils
avaient profit de leur dernier jour en se payant par la ville une
noce tout casser .
Cependant, en un coin, un lve isol, indiffrent toutes ces choses,
sommeillait accoud sur la table. On le remarquait, on
s'interrogeait. Et quelqu'un finissait par reconnatre Stphane, dit
Je m'ennuie . On l'avait laiss l deux mois auparavant, accoud la
mme place, et on l'y retrouvait. Quel abruti ! pensait-on.
Cinq annes passrent ainsi.
En 1875, nous faisions ensemble notre troisime. Stphane avait
quinze ans, ge de lassitude et de besoins d'activit inconnus. Il
tait plus malheureux que jamais, ses nostalgies, ses dlicatesses
nerveuses de sensitif et de malade se trouvant compliques de tous
les troubles d'une pubert prcoce.
On tait aux premiers jours d'avril.
Un cirque anglo- je ne sais plus quoi, qui venait de s'installer
sur une place de la ville, faisait alors la grande conversation du
lyce. En rcration, sous les platanes bourgeonnant de verdures
tendres, on dtaillait les programmes fantastiques apports par les
externes. Il y avait des clowns trs cocasses, des cuyres en
maillot, des exercices impossibles ; mais lagreat attraction du
spectacle tait un orchestre tzigane en costume national. Nous-y
conduirait-on ?
Enfin, un samedi soir, le censeur, annonc par sonhum ! habituel et
digne, vint dire que le lendemain, dimanche, on irait au cirque. Et
le pion fit le tour de l'tude pour recueillir de chacun le prix de
sa place. Stphane donna son argent, s'informant peine de quoi il
s'agissait.
Le lendemain, vpres expdies, nous sortmes, division par division,
en rang, les tuniques brosses, les gants peu prs blancs.
Arrivs dans la salle du cirque, on se dispersa, cherchant une bonne
place, travers les banquettes mi-circulaires tages en gradins.
Ainsi que me l'avait conseill un externe, je courus, entranant
Stphane, me placer au bout de la range des bancs, sur le passage
des curies, pour voir entrer et sortir, et jouir du spectacle plus
que les autres.
La salle tait encore vide. Nous regardions tout curieusement. En
haut, dans les frises, des anneaux, des trapzes, des enchevtrements
de cordes ; gauche, une estrade pour l'orchestre ; devant nous,
lering sabl de sciure de bois ; et l, des tremplins, des obstacles,
des perches.
Nous cherchions des jeunes filles contempler. Des gamins
circulaient, criant des programmes, des sucres d'orge. Les gradins
s'emplissaient rapidement. On reconnaissait de loin des externes
endimanchs qui, pour nous faire envie, jouaient de la canne,
tiraient leurs manchettes, entraient et sortaient, se
bousculant.
La musique nous fit patienter vingt minutes, et le spectacle
commena. C'taient des gymnastes, des cuyres, de jeunes lphants
savants, des jongleurs faisant valser, devant les mille bouches
bantes du public, des oranges d'or et des poignards effils.
C'taient, se formant dans l'attente et le silence de tous, au son
d'une musique lente, des pyramides d'hommes qui, arrivs l'quilibre,
posaient un instant avec un sourire brave, et soudain s'croulaient,
aux mesures prcipites de l'orchestre, en vingt sauts prilleux
symtriques. Tout cela entreml de clowneries funambulesques, de
pirouettes, de gifles, de mots drles prodigus par les paillasses au
rire norme dans leur masque enfarin.
Puis un entr'acte pendant lequel l'orchestre, quittant son estrade,
fit place une dizaine d'hommes tranges, la peau bronze, au profil
d'aigle, aux yeux ardents, aux lvres fortes, aux moustaches noires,
aux cheveux longs et crpus, le fameux orchestre tzigane en costume
national, petites vestes et larges pantalons bouffants dans les
bottes de cuir. Ils pressaient fivreusement dans leurs doigts
crochus lesbas'alja, les grands archets, et, sur un signe, ils
attaqurent une de leursczardas endiables.
A ce moment, me retournant vers Stphane, je fus tonn de le voir
s'veiller, les yeux agrandis, buvant de tout son tre cette musique,
avec un imperceptible frmissement de ses lvres blanches, et comme
coutant des choses lointaines. Et nous tions si bien suspendus, lui
aux archets des tziganes, moi l'expression grandissante de son
visage, que nous n'entendmes point nos cts le frlement d'un galop
dans un bruit de grelots. Debout sur deux chevaux lancs, une cuyre
de seize ans venait de faire son entre et contournait l'arne.
On regardait les programmes : Wilma, danse magyare .
Une vraie beaut de bohmienne ; le teint d'une orange, le front bas
mang de cheveux laineux et noirs, la lvre infrieure prominente
ajoutant l'expression dure des yeux, des yeux si sombres qu'on n'y
distinguait rien. La tte prise dans un cercle de cuivre o des
sequins tintaient au moindre mouvement, des anneaux aux oreilles et
aux chevilles, elle portait un corsage de velours noir imbriqu
d'cailles de cuivre, un maillot rose avec une jupe de gaze lgre
comme une cume et qui planait dans la voltige.
Droite elle allait, droulant au-dessus de sa tte une charpe
bariole, porte par les enthousiasmes de la musique et l'admiration
de ce millier de spectateurs.
Elle commena par les exercices ordinaires, troua des cerceaux de
papier fris que lui tendait un clown grotesque, excuta plusieurs
sauts, retombant toujours harmonieusement, l'charpe dploye, la tte
penche dans un sourire mourant.
Stphane la dvorait du regard et, quand elle passait devant lui, il
fermait un instant les yeux dans le vertige dlicieux o le jetait le
vent de sa course, et les rouvrait pour la suivre de nouveau. Je ne
l'avais jamais vu ainsi.
Soudain ! raclant douloureusement les cordes frmissantes, les
archets entonnrent un chant o pleuraient, hurlaient toutes les
passions d'une me sauvage. Et, toujours au galop rgulier de ses
deux chevaux, la petite bohmienne commenta une danse troublante et
complique, aux poses rythmes, modules sur les caprices fantastiques
des joueurs. Nulles transitions dans cette musique. D'abord le
soupir affaibli d'une songerie indcise, puis des appels de
tendresse, de longs rles d'amour, des lans passionns qui tombaient
des rsignations inconsolables pour se relever d'un bond dans un
tumulte de rages, de sanglots, d'affolements, de grincements
sardoniques s'apaisant doucement bientt en lamentations infinies.
Et la gitane aux anneaux d'or dansait, se tordait voluptueusement,
ondulait, glissait avec des souplesses flines, comme ne pouvant se
rsoudre vouloir chapper d'invisibles treintes qui la feraient
pourtant mourir de plaisir. Sous les caresses errantes et
magntiques de ces musiques qui la tenaient, elle avait des
tirements ensommeills, elle se penchait en avant, les bras tendus
avec des regards ardents o brlaient des nostalgies, puis se
rejetait, tombait genoux, retrouvait des restes de forces, se
relevait, arrondissait les bras avec des inflexions alanguies,
serrant nerveusement les bouts de l'charpe comme les mains d'un
tre, et peu peu, au paroxysme de l'extase o la plongeaient tous ces
philtres insaisissables, elle se renversait crase, haletante, pme,
la tte sur l'paule, la bouche ouverte, les yeux mourants d'ivresse.
Oh ! que la mort arrive et me prenne dans l'extase de cette danse !
dit une chanson magyare ; et la gitane disparaissait nos cts,
emporte au galop automatique des deux chevaux, tandis que, les
tziganes se dmenant comme des possds avec leurs longs cheveux
noirs, les archets clataient en rages triomphales comme pour se
griser de leur propre puissance, fous d'avoir charm, dompt, nerv
cette crature.
Soudain on entendit ce cri :Eljen ! Tout le monde regarda. C'tait
Stphane. Il s'abattait genoux, les bras levs, le visage d'une pleur
effrayante, un sourire teint sur les lvres, les yeux mouills et
brillants, encore dans l'tonnement de ce mot retrouv, de ce
motEljen ! qui est lehurrah ! des tziganes.
Quand nous rentrmes au lyce, Stphane tait dj l'infirmerie. Nous
smes vaguement que, revenu de son vanouissement, il tait tomb dans
une fivre accompagne d'un dlire plein d'incohrences bizarres.
Le surlendemain, il descendait et reprenait parmi nous ses
habitudes d'autrefois. Seulement, il se montrait plus ombrageux que
jamais, avec parfois des lueurs farouches dans les yeux ; il
parlait peu, ne travaillait pas et refusait peu prs de manger. Le
proviseur avait recommand de ne pas le contrarier.
Le jeudi suivant, l'aprs-midi, il me prit part pour causer au fond
de la cour, dans le spleen et le silence du lyce les jours de
sortie.
La veille, au dortoir, tandis que tous dormaient, l'entendant
sangloter, j'avais doucement chuchot : Qu'avez-vous, Stphane ? vous
souffrez ? Il m'avait tourn le dos.
Alors il me confia tout, dans un flux de paroles auquel je n'tais
pas habitu de sa part. Il savait que le cirque partait ce jour mme
pour Toulouse. Or il voulait entendre encore ces tziganes, il
voulait surtout revoir la petite bohmienne. Il l'aimait. Il
l'aimait comme on aime au lyce, de cet amour unique o l'on met
beaucoup de tte, un peu de cur, rien des sens, et qui chez lui se
compliquait d'une foule d'instincts et de rves inconnus
nouvellement veills.
Il tait donc prt s'enfuir du lyce. Comment ? il ne savait pas, mais
il ne resterait pas une semaine de plus, il mourrait plutt. Il ne
songeait pas aux obstacles, tout disparaissait devant cette pense,
la seule qui occupt son tre : s'vader, retrouver ce cirque, le
suivre partout, voir la petite bohmienne et vivre avec elle dans
l'enivrement de ces musiques qu'il se rappelait maintenant ! qui
taient en lui, et qui l'avaient tant fait souffrir alors qu'il ne
savait pas.
Je le regardais, stupfait. S'vader ? mais par o ? quelle heure ? et
je lui montrais les murs de la cour grossirement crpis, hrisss de
tessons de,bouteilles et donnant sur des jardins particuliers o,
sans nul doute, on le rattraperait. Et en admettant qu'il parvint
sortir du lyce, traverser la ville, il ne fallait pas songer au
chemin de fer ; et alors les routes ? laquelle prendre ? et puis
Toulouse, c'tait au diable !
Mais lui, obstinment, en revenait toujours ceci : il avait de
l'argent et, pour aller vers Toulouse, il n'avait qu' marcher en
laissant toujours derrire soi les Pyrnes bleues l'horizon.
Je me tus, sachant bien qu'on le ramnerait au lyce au bout d'un ou
de deux jours, comme cela arrivait infailliblement aux deux ou
trois lves qui par an tentaient de s'vader comme lui.
Le samedi soir suivant, il se plaignit d'un mal de tte et monta
l'infirmerie ; personne n'y fit attention.
Le lendemain, dimanche, le temps tait splendide. Stphane rvassait,
soulevant le rideau de la fentre et, une heure sonnant, il songea,
ivre soudain, qu'en ce moment, tout le lyce (proviseur, censeur,
conome, pions, lves, domestiques, jusqu'au lampiste et aux
marmitons) tait en bas vpres, la chapelle.
Seule une sur vaquait par l'infirmerie. Son premier mouvement fut
de s'lancer. Mais il aperut la sur.
Ma sur, si je descendais vpres ?
Mais oui, monsieur Stphane, je vais vous donner un
paroissien.
Un clair lui traversa l'esprit.
Non, je suis habitu au mien, je vais le chercher l'tude.
Il descendit au galop, courut vers l'tude, l'autre bout du lyce, au
fond de la dernire cour.
Il regardait, cherchant. C'taient les derrires du lyce donnant sur
un enchevtrement de petites ruelles sales, peu frquentes, o l'on
entendait parfois, la nuit, du dortoir, des cris : l'assassin ! et
des rires d'artilleurs tramant leurs sabres, et o, le dimanche,
l'aprs-midi, ne passait pas un chat.
Mais il tait trop faible pour escalader ces murs, hrisss d'ailleurs
d'clats de gros verre. Au prau se trouvaient remiss les appareils
de gymnastique, l'chelle y serait peut-tre ! Hlas ! elle tait deux
fois haute comme le mur, et si lourde ! Pourtant le temps pressait
!
Et il allait affol, par la cour, fouillant les coins, examinant
chaque chose, les piliers, les arbres, cherchant... Que faire ? Et
il s'lana vers l'tude pour y prendre une chaise, un banc, n'importe
quoi.
Et voil que par un hasard extraordinaire, qui n'arrivait qu'une
fois tous les deux mois, une porte qui se trouvait l, et par o
passaient les chars de bois, les voitures aux provisions, tait tout
btement ouverte devant lui.
Il sortit naturellement. Et la premire ruelle traverse, il se mit
courir, ivre, sans penser, sans respirer.
Il dboucha sur une place pleine de monde et ralentit son pas,
marchant le long des maisons. Alors il respira et songea. Comme le
cur lui battait ! Et il s'aperut qu'il tait nu-tte. Un kpi l'et
trahi, mais, nu-tte, on le remarquerait. Il allait plus vite,
n'osant regarder les bourgeois lents et endimanchs qui se
promenaient.
Un quart d'heure aprs il dpassait l'octroi. Il tait sur la
grand'route, en pleine campagne. De loin en loin, un couple de
paysans endimanchs. Il se remettait, songeait ce qu'il venait de
faire, sondait ses poches pour tter son argent. Et soudain, cette
ide que les lves, les pions, le censeur sortaient en ce moment des
vpres, dans une panique folle, il prit sa course travers les
champs, les prs, loin de la route, sautant des fosss, s'emptrant
dans les terres laboures.
Puis, en courant, il se dit que ne le voyant pas remonter, la sur
le croirait rentr dans sa division ; le pion ne s'occuperait pas de
lui, le sachant l'infirmerie, et l'on pourrait ne s'apercevoir de
sa fuite que le soir. Alors, il se rassura.
D'ailleurs, il tait libre ! Les arbres, l'horizon, le grand ciel,
puis l-bas, vaguement, Toulouse, les tziganes, la vie errante, le
bonheur ! Et il s'enfonait toujours tout droit, laissant derrire
lui les prs, les champs, puis encore des prs et des champs.
Il traversa deux villages qu'il connaissait. Les clochers
carillonnaient ; dans les cabarets on chantait, sur la place de
l'glise on jouait au bouchon, paisiblement. Puis encore des champs,
des prs, et un petit bois o, un moment, il eut peur de s'tre
perdu.
Il prenait de prfrence d'troits sentiers entre deux carrs de bls
verts, drangeant parfois un couple d'amoureux qui faisaient
semblant de cueillir des coquelicots.
Il avait mis sa veste sous son bras. Comme le lyce tait loin,
maintenant ! Et il marchait toujours. Il lui tardait d'arriver ce
peuplier, l-bas, il le dpassait et voulait arriver cet autre, puis
cet autre encore, et il lui semblait qu'il faisait ainsi plus de
chemin. Oh ! il voulait tre trs loin quand la nuit tomberait. Cette
ide de la nuit lui donna un frisson, mais il tait libre et sentait
des redoublements d'nergie se le rpter.
Un coteau se prsenta. Il le gravit pniblement, se reposa vingt
minutes au sommet, scrutant l'horizon, s'assurant que les Pyrnes
taient derrire lui, et descendit le versant oppos.
Maintenant il allait plus las, s'attardant aux poteaux indicateurs.
Il s'arrta devant une source qui filtrait, soulevant le sable, et
s'talait plus loin en flaques claires. Il s'assit, but dans le
creux de sa main, mouilla ses tempes et se dchaussa pour baigner
ses pauvres pieds gonfls de fatigue. Oh ! comme c'tait bon ! il ne
sentait plus rien. Et il reprit sa route, remettant sa veste cause
du vent frais qui se levait.
Il traversa un troisime village o six heures sonnaient. Il avait
faim, mais rasa les devantures des boutiques sans oser
entrer.
Il marchait toujours, mais plus faible, songeant que ses jambes ne
pourraient le porter longtemps. Et le temps se couvrait, la nuit
descendait rapidement, noyant tout. Bientt, on n'y verrait plus. Et
il avait dj peur devant cette nuit noire qui allait le surprendre
en plein silence des champs perdus, un dimanche ; il voulait
arriver quelque part !
Et voil qu'une petite pluie fine se mit tomber. Pourtant, il ne
pouvait pas revenir ce village qu'il avait dpass Peut-tre mme ne le
retrouverait-il pas il se perdrait. Que faire ? Maintenant, c'tait
une averse battante. Il cherchait une hutte de berger. On n'y
voyait plus. Il courait affol dans le noir, distinguant peine la
ligne brune du sentier, un de ses pieds plongeant parfois dans un
trou d'eau. Mais il allait toujours ; il ne s'arrterait qu'au
premier abri, une haie, un buisson.
Il arriva un long mur blanc derrire lequel le vent balanait des
formes noires, des cyprs. Sans doute un cimetire. Il le longea et,
ne trouvant rien, se blottit dans un endroit peine abrit par deux
arbres qui dpassaient et des touffes d'herbes pendant au mur. Il
tait assis dans des pierres, des broussailles ; peut-tre parmi des
insectes immondes, des crapauds ; il eut un frisson, mais c'tait si
bon de ne plus marcher !
Et il restait l, frissonnant sous cette pluie ttue qui ruisselait
ses tempes et lui glaait les paules. Il tait tout fait nuit ; on
n'entendait que le bruit monotone de l'averse dans le grand
silence. Il se rsignait attendre l'aube, songeant sa vie, toutes
ces choses, repris de sa petite toux sche et opinitre.
A cette heure ses camarades taient en tude, lisant la clart
paisible des lampes les livres amusants qu'on leur permettait le
dimanche. Il voyait sa place vide, au bout de la table, prs de la
chaire du pion. Sans doute, on savait sa fuite, on parlait de lui.
Comme ils taient loin de se douter ! Et bientt ils monteraient au
dortoir, dormir dans leurs bons lits, bercs par la chanson de
l'averse !
Les heures passaient.
Soudain, dans la nuit noire, l-bas, un train qui filait poussa un
coup de sifflet dchirant et douloureusement prolong. Des gens
dormaient dans des wagons capitonns. Ils allaient peut-tre vers
Toulouse ! C'tait le moment de la reprsentation au cirque. Dans les
ruissellements du gaz, les bravos, les clats triomphants des
fanfares, elle dansait, souriante. Il la voyait avec ses anneaux de
cuivre sur son teint orange, les yeux durs, ses cheveux laineux ;
elle se renversait, pme, emporte au galop de ses deux chevaux, les
yeux perdus. Alors, pris d'une dernire rage, il voulut se lever,
partir, et retomba lourdement sur le sol ; il ne sentait plus ses
jambes, sa tte tournait.
Et il fut envahi d'une lchet immense, il aurait voulu qu'on le
rament au lyce, qu'on ft de lui n'importe quoi, il tait trop
malheureux.
Maintenant, il devait tre neuf heures, dix heures. On n'entendait
rien. Parfois, l'aboiement dsespr d'un chien de ferme. Et,
toujours, l'averse ternelle.
Stphane grelottait, mouill jusqu'aux os, claquant des dents, secou
parfois de toussotements. Et, doucement, il se mit pleurer. Sa vie
n'avait t qu'une suite de chagrins qu'il ne comprenait pas. Nul ne
l'aimait au monde. Ah ! il tait trop faible pour toutes ces choses
qu'on lui faisait... Il rvait un ocan de caresses o il n'aurait eu
qu' s'abandonner, il aurait voulu mettre sa tte dans le sein de
quelqu'un qui l'et aim, et l pleurer, pleurer longtemps, ne plus
rien savoir de la vie. Et il se trouvait seul, oubli de tous, sans
lit, dans la nuit noire, sous la pluie, perdu dans des pays qu'il
ne connaissait pas !
Et le coeur crev de l'abandon de tout, il se laissa aller sur les
pierres, fermant les yeux, n'essayant plus de s'abriter, ne
grelottant plus, n'ayant plus peur, rsign tout, jouissant de ne
plus se roidir contre sa destine.
Le lendemain, le lyce, mu par l'vasion de l'Ennuy , apprit qu'on
l'avait rattrap. Il tait l'infirmerie. Prs d'un village, trs loin,
un paysan qui passait de grand matin l'avait trouv vanoui, les
habits colls aux membres par la pluie, et l'avait ramen dans sa
carriole. On le disait trs malade. Un convalescent qui descendait
l'avait vu. Il tait couch, trs ple, les pommettes doucement roses,
avec des accs de toux dchirants qui faisaient mal entendre. Prs du
lit, le proviseur, trs grave, causait avec le docteur. On parlait
d'une phtisie galopante. Il allait mourir.
Soulev sur ses oreillers, ses bras amaigris hors des couvertures,
il songeait, promenant autour de lui ses yeux agrandis par les
fivres et peu peu noys d'ombre. Il ne rpondait pas, ne se plaignait
jamais, ne demandait rien, ne regardant mme pas ceux qui lui
parlaient, renferm obstinment dans son mutisme farouche, refusant
les potions d'un geste vague de suprme indiffrence.
Il se sentait mourir un peu chaque jour, rsign, sans regrets, trop
faible, n'attendant plus qu'une grande douceur qui serait la fin de
ses misres, le cur trangl seulement parfois quand il pensait au
cirque, l-bas !
Il passait des heures regarder chaque chose dans ce petit dortoir
des malades o il avait vcu tant d'aprs-midi tristes qui ne
reviendraient pas : le parquet bien cir, les lits blancs avec leurs
boules de cuivre et leurs rideaux jaunes, au milieu le calorifre
verniss de faence blanche cannele, et cette fentre o il ne
rvasserait plus, perdu dans le tourbillonnement des flocons gris,
aux jours d'hiver.
Puis il songeait sa vie, coutant les voix des lves en rcration
coupes net par le roulement du tambour et retombant au silence, et
les sonneries de clairon dans le quartier de cavalerie en face, et
le soir, le violoncelle lent et grave du censeur.
Et des touffements le prenaient, des crises de toux le secouaient,
les lvres brles d'une continuelle fivre.
Une semaine passa ainsi, longue, horriblement longue, le laissant
chaque soir plus faible, plus prs du grand repos.
Maintenant on avait dbarrass le dessus de la table de nuit de
toutes les fioles pharmaceutiques. On le veillait. On n'attendait
plus que la fin.
Le quatorze avril, au matin, le docteur du lyce s'installa avec un
confrre qu'il amenait. Stphane ne passerait pas midi.
Il s'teignait peu peu, n'ayant plus qu'un lger rle, promenant
toujours cependant ses regards muets avec une intensit trange,
gardant jusqu'au dernier moment ses songeries jalouses.
Les deux mdecins, le proviseur, la sur, le pion de l'infirmerie
taient l, causant, s'apitoyant.
Stphane ne les regardait pas. Est-ce qu'il les connaissait ? Aucun
n'avait les yeux mouills. Nul ne l'aimait au monde.
Le docteur ? Il en avait tant vu ! Il en voyait chaque jour comme
lui, il tait en mme temps le mdecin du Grand Hpital et de
l'Arsenal. Puis il avait sa famille.
La sur infirmire ? Il se rappelait, dans les commencements, quand
elle le pansait, s'tre attendu des attouchements gurisseurs qu'il
savait vaguement ; rien n'tait venu.
Le proviseur, lui aussi, avait une famille, une ribambelle de fils,
un dans presque chaque classe. Puis, sans doute, il devait se
fliciter intrieurement de ce que ce mourant n'avait pas de mre ;
elle serait monte pousser les hauts cris ; on en aurait parl, cela
aurait effray les mres des autres. Et de plus, comme a se trouvait
! Ce jour mme, deux heures, les lves partaient chez eux en cong de
Pques ; l'lve Stphane le numro 10 de l'infirmerie serait enterr
sans tapage, on n'aurait pas envoyer une division de ses camarades
l'accompagner au cimetire. Les familles ne sauraient rien. Enfin,
on disait que le proviseur faisait la cour la mre d'un certain lve
; cette dame viendrait bientt pour chercher son fils, et le
proviseur devait y penser. Mon Dieu ! que ce mtier de proviseur
donne des soucis !
Quant au pion, il n'attendait que l'heure d'tre libre pour aller
prendre son absinthe laBrasserie de la Gare, ou entrer dans un
mauvais lieu.
Les lves non plus ne songeaient gure lui ; dans quelques heures,
ils s'envoleraient tous pour quinze jours, la campagne, dans leurs
familles qui les aimaient ; et en ce moment ils n'avaient pas
d'autre pense.
Non, il n'y avait personne. Il tait seul. Il pouvait s'en aller
dans la douceur mlancolique de cette journe de printemps qui disait
que tout allait refleurir, que bientt, pour de longs mois, il
ferait bon au soleil, sous les arbres, par les champs, dans le
cri-cri des cigales, les moissons, les vendanges, les incendies des
couchants et, le soir, au crpuscule, le sanglot triste des
rainettes montant au loin. Tout allait revivre et jouir de la
vie.
Par la fentre entrait un rayon o dansaient des poussires d'or ; et
c'est l que Stphane tenait ses yeux attachs en se sentant descendre
dans la nuit.
A deux heures sonnant, ce fut par tout le lyce un incessant
va-et-vient de pas, un tumulte d'ordres, d'appels de garons. Des
voix d'lves faisaient des rclamations dans la lingerie ct. Un pion,
en bas, criait trs fort les trains : Pour Pau ! pour Toulouse
!
Dans une pice voisine, le garon d'infirmerie chantait, rangeant des
affaires. Et Stphane cherchait, du fond de son agonie, o il avait
entendu ce refrain si triste. Il se rappelait : c'tait dans les
cabarets des villages qu'il avait traverss l'autre dimanche, le
jour de sa fuite.
Bientt, le proviseur sortit pour vaquer ses nombreuses occupations
, et avec lui l'un des deux mdecins. Puis le pion.
Et l'aumnier parut, petit, gras, les joues luisantes de sant,
s'avanant d'un air recueilli. Comme Stphane tait de l'glise
grecque, il s'agenouilla au pied du lit, se contentant de murmurer
les prires des agonisants.
Lentement, Stphane s'en allait, une douleur suprme noyant peu peu
l'expression jalouse de ses regards. On attendait.
Vers trois heures, il eut un mouvement, un instant ses traits
amaigris se contractrent, deux larmes coulrent, silencieuses ; il
dit faiblement :maman, maman ! d'une voix d'enfant gt qui a un
bobo, et ce fut fini.
Le docteur se leva, tira sa montre, et, prtextant ses malades de
l'Arsenal qui devaient s'impatienter, sortit.
En bas, les lves qui restaient s'amusaient au gymnase, on entendait
dans les bruits de leurs voix les chocs des gros anneaux de fer.
Des moineaux s'abattaient dans les platanes, emplissant de leurs
piailleries le silence des cours dsertes.
La sur demeurait seule prs du cadavre ple, aux lueurs de deux
bougies, susurrant des prires, le visage baiss sous sa grande
cornette.
Pauvre Stphane