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Penser la restauration - Numilog

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PENSER LA RESTAURATION

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Du même auteur

Le Duc de Richelieu, un sentimental en politique, 1766‑1822, Paris, Perrin, 1990 (rééd. 2009). Grand Prix Gobert de l’Académie française.

Brèves Machineries du silence, Paris, Éditions du Cherche- Midi, 1995.

Talleyrand. Le prince immobile, Paris, Fayard, 2003, rééd. 2006 ; Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2015. Prix de la Fondation Napoléon ; prix Thiers de l’Académie française ; sélectionné parmi les dix meilleurs livres de l’année 2003 par Le Point.

Lettres d’un lion. Correspondance inédite du général Mouton, comte de Lobau 1812‑1815, Paris, Nouveau Monde éditions, coll. « La bibliothèque Napoléon », 2005.

L’Histoire à rebrousse‑ poil, Paris, Fayard, 2005 ; Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2014.

Mémoires de la France. Deux siècles de trésors inédits et secrets de l’Assemblée nationale, Paris, L’Iconoclaste, 2006.

Un groupe d’hommes considérables. Les pairs de France et la Chambre des pairs héréditaire de la Restauration 1814‑1831, Paris, Fayard, 2006.

Mémoires et correspondances du prince de Talleyrand, Paris, Robert Laffont, 2007.

Cent‑ Jours ; la tentation de l’impossible, mars‑ juillet 1815, Paris, Fayard, 2008 ; Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2014. Grand Prix Chateaubriand de la Vallée-aux-Loups ; prix des Écrivains combattants.

Félicie de Fauveau. Portrait d’une artiste romantique, Paris, Robert Laffont, 2010 ; coll. « Documento », 2013.

Talleyrand, dernières nouvelles du Diable, Paris, CNRS éditions, 2011. Prix Du Guesclin ; prix des Ambassadeurs.

Entre deux rives, dix écrivains devant la mort, Paris, L’Iconoclaste, 2012.

(Suite à la page 491)

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EMMANUEL DE WARESQUIEL

PENSER LA RESTAURATION

1814‑1830

TEXTO

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Texto est une collection des éditions Tallandier

Cet ouvrage est publié sous la direction de Denis Maraval

© Éditions Tallandier, 2015 et 2020 pour la présente édition48, rue du Faubourg-Montmartre – 75009 Paris

www.tallandier.com

ISBN : 979-10-210-4250-6

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SOMMAIRE

Avant- propos ....................................................................... 9

Introduction. Le tournant de 1814, chute des empires et restaurations monarchiques ...................................... 23

Première partieLES HOMMES ET LA POLITIQUE

Chapitre premier. Comment on fait un roi  : Louis XVIII en exil (1791-1814) .................................. 47

Chapitre  ii. Le temps, la mémoire et l’oubli  : le roi et la Charte de 1814 ............................................ 67

Chapitre  iii. « Terreur blanche » et « royalisme populaire » ................................................... 105

Chapitre  iv. « Vive le roi quand même ! »  : les royalistes à l’assaut des pouvoirs du roi (septembre 1815-septembre 1816) ................................ 123

Chapitre v. La Restauration libérale  : les doctrinaires et l’éloge du centre (1816-1820)........ 149

Chapitre vi. Le duc de Richelieu et la libération du territoire .......................................... 171

Chapitre vii. Louvel  : le procès du dernier régicide (13 février-7 juin 1820) ................................................. 193

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Chapitre viii. La Charte, l’Église et le droit divin  : le sacre de Charles X ..................................................... 215

Chapitre  ix. Le dernier voyage de la légitimité, de Saint- Cloud à Cherbourg (juillet- août 1830) .......... 241

Deuxième partieLES IDÉES,

LES REPRÉSENTATIONS, LES INSTITUTIONS

Chapitre premier. Portraits de famille. Miroirs du pouvoir et des élites ................................... 271

Chapitre  ii. Complot, trahison, émigration ! L’hydre de Lerne ............................................................ 291

Chapitre  iii. Des nécessités de la mémoire politique. Le mythe d’Henri  IV ...................................................... 319

Chapitre  iv. Écrire et réinventer l’Histoire. La nature, la politique et la vérité ................................ 343

Chapitre v. Le « moment anglais » de la Restauration  : quelques voyages outre- Manche ................................... 367

Chapitre vi. Garder le Conseil d’État en héritage ........... 387Chapitre vii. Liberté, égalité, hérédité  : la Chambre

des pairs vue par Benjamin Constant ......................... 401Chapitre viii. La cour de Louis XVIII et de Charles X  :

réformes et survivances ................................................. 423

Conclusion. « Trois Glorieuses », les barricades et le drapeau tricolore ........................... 443

Origine des textes ............................................................... 469Index des noms de personnes ........................................... 473

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AVANT- PROPOS

L’éloignement et la distance ont habité mon enfance. « À vingt ans, à trente ans même, il me semblait que la vie passait très au large et comme insaisissable », écrit Julien Gracq quelque part dans ses Carnets en se rappelant la sienne. Le monde passe à côté de vous et on ne le voit pas, on ne l’entend pas. Cela peut tenir à un tempéra-ment comme à des circonstances. À tout cela ensemble en ce qui me concerne  : une vie un peu végétative, comme dirait André Breton, plantée en plein bocage dans une campagne de l’Ouest encore préservée des villes où les rythmes saisonniers des travaux agricoles tenaient lieu de quiétude, l’absence de frères et sœurs, des parents plus âgés que ceux de mes amis, le plaisir instinctif des vies insulaires, mais sans océan et certainement sans aucune attirance pour l’infini. Je n’avais pas alors le goût du passé puisque j’y vivais. Peu celui de la lecture. Je rêvassais, voilà tout. À dix ans, j’étais en Angleterre quand à Paris on interdisait d’interdire. Je n’allais pas au cinéma ni au concert, on me parlait et je n’écoutais pas. Je vivais sous le signe de Robinson et j’inventais, avec Jules Verne, des îles mystérieuses à ma façon. J’étais un peu comme cet Auguste de Frénilly qui, à vingt- quatre ans, sous la Révo-lution et jusqu’aux premiers mois de 1792, ne se rendait compte de rien, passait son temps à décorer son hôtel de Jonzac, à deux pas des Tuileries, à recevoir son maître

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de piano et à traîner des heures allongé dans l’herbe de son jardin en faisant « terriblement » des vers. « À trois cents pas de cet Élysée si paisible, conclut- il, hurlaient les fureurs révolutionnaires et se creusaient les mines qui allaient bientôt tout engloutir1 ! »

*

Lorsque, plus tard, l’appétit est venu et avec lui la curio-sité de tout, dans ces années un peu fébriles de rattrapage qu’ont été mes années d’études, ce sentiment de la dis-tance et de l’anachronisme des temps a dû me rester plus ou moins consciemment. C’est le temps, sa fascination, cette impression conservée depuis mon enfance que par-fois, au sens propre du terme, il ne s’exerce pas, qui m’a donné le goût et la passion de l’Histoire. Nous sommes tous dépaysés par rapport à quelque chose ou à quelqu’un, on peut l’être aussi vis- à- vis du temps et de son temps. Il n’est pas de plus belle occasion à la réflexion comme à la fécondité intellectuelle.

Des lectures, des influences diverses, des sources fami-liales encore inexplorées m’ont conduit assez naturel-lement vers des périodes de l’Histoire postérieures à la Révolution et à l’Empire qui à l’époque intéressaient peu les chercheurs – et, parmi ces périodes, l’une d’entre elles, la plus mal- aimée de notre histoire républicaine si j’en juge par le silence assourdissant des commémorations officielles consacrées au bicentenaire de sa naissance en 1814, une période brouillée plus qu’éclairée par le nom qu’on lui a donné  : la Restauration. Une période tout autant décriée à force d’avoir été longtemps associée à

1. Souvenirs du baron de Frénilly, Paris, Perrin, 1987, éd. F. d’Agay, p. 115 sq.

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un Ancien Régime absolutiste plus ou moins réinventé, au point que certains y ont vu un grave anachronisme, un quart de siècle après la Révolution. La Restauration, successivement incarnée par les deux frères cadets de Louis XVI, n’est qu’un intervalle très court (dix- sept ans) de notre histoire contemporaine. En bien des domaines, elle doit être observée dans ses prolongements, jusqu’à la naissance de la IIIe République. D’un point de vue stric-tement chronologique, elle est encadrée par deux crises de légitimité  : l’effondrement de l’Empire en 1814, la révolution de Juillet en 1830. Vue de loin, elle semble commencer un peu par défaut avec Louis  XVIII et se terminer, beaucoup par bêtise, avec Charles X. Entre les deux, c’est comme si on n’avait entendu que les criaille-ries de quelques vieux émigrés rentrés.

Depuis plus d’une décennie pourtant, une brillante cohorte de jeunes historiens est en train de la réinvestir dans le sillage d’Alain Corbin et d’autres. À l’époque où je m’y suis lancé, à la fin des années 1980, nous n’étions pas si nombreux, dans l’ombre portée de Guillaume de Bertier de Sauvigny, puis de ceux qui avec François Furet revisitaient le xixe  siècle en partant de la Révolution.

Mais, bien avant les historiens, c’est certainement la littérature qui m’a donné le goût de cette période. La Restauration a d’abord été pour moi une atmosphère, un style et un climat. J’ai aimé les personnages de papier des romans de Balzac ou de Dumas, Edmond Dantès mesu-rant, à l’abri de son secret, la profondeur de ses ven-geances, Rastignac dévoré par l’ambition, Montriveau prisonnier de sa passion presque militaire pour Antoi-nette de Langeais, et tous les autres, les simples et les justes qui, à l’image d’Auguste de Maulincour, ne trou-vèrent pas leur place et disparurent dans un entre- deux du romantisme et de l’errance. « La jeunesse de ce temps n’a été la jeunesse d’aucune époque, note Balzac, elle s’est

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AVANT- PROPOS

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rencontrée entre les souvenirs de l’Empire et les souvenirs de l’émigration, entre les vieilles traditions de la Cour et les études consciencieuses de la bourgeoisie, entre la religion et les bals costumés, entre deux fois politiques. » Et le romancier d’évoquer encore cette « jeunesse incer-taine en tout, aveugle et clairvoyante1 ». C’est cela qui m’a d’abord touché, les déceptions, les échappées belles, les vies rêvées plutôt que vécues. La lecture des souvenirs et des Mémoires de cette époque a naturellement suivi, à commencer par ceux de Chateaubriand. Je m’y étais plongé avec un tel enthousiasme, lors d’un voyage en Grèce en 1979, qu’aujourd’hui encore je ne me souviens d’absolument plus rien d’autre que de cela. L’abondance, la richesse, la complexité de ces récits de vie largement recomposés n’ont fait qu’accroître ma curiosité. C’était décidé, ce serait cette période plutôt que toute autre, y compris l’immense territoire du Moyen Âge qui m’attirait pourtant. Au départ, la Restauration me paraissait aussi lointaine et étrangère que le xiiie  siècle. Cette distance des temps, déformée par mon imaginaire, était faite pour me plaire. Les sources manuscrites, les débats, les idées, la méthode et le travail de contextualisation sont venus après.

Cela n’a donc pas commencé par des questions, mais par une intuition, l’impression vague que j’avais affaire à une période unique du point de vue de l’agencement des temps, entre le passé, le présent et le futur. Toute la Restauration est marquée par des chevauchements, des coexistences de temps différents entre deux générations, l’une qui a connu la Révolution et l’autre à peine, l’une

1. Balzac, Histoire des Treize, in La Comédie humaine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t.  V, 1977, p.  801. Balzac écrit l’Histoire des Treize au début des années 1840.

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marquée par les Lumières, l’autre par la gloire de l’Em-pire, deux Frances aussi, deux façons de voir et de rêver le monde, rationnelle d’un côté, romantique de l’autre. Le passé pour les uns, l’utopie et l’avenir pour les autres occupent une telle place dans l’univers sensible et les représentations des hommes de cette époque, qu’il me semblait toujours que le présent leur échappait, comme s’il avait disparu corps et âme dans le chapeau chinois de l’orchestre, à l’image du musicien silencieux de l’un des plus beaux contes de Villiers de L’Isle- Adam1.

Ces silences me paraissaient être aussi ceux des mots dont on usait, comme si ces derniers tenaient tout entiers dans leur ambivalence, au point que les notions d’égalité, de liberté, d’honneur, de fidélité, de patrie, de nation sem-blaient contenir des sens différents selon qu’elles étaient entendues et comprises par les uns ou par les autres. Ce sont ces distorsions de temps, ces contradictions de sens, ces brèches, ces failles, ces interstices qui m’ont fasciné. J’y voyais tout à coup autre chose que ce qu’avaient voulu y voir nombre d’historiens du xixe et du xxe  siècle, dans leur travail de reconstruction téléologique d’un temps uni-forme de l’Histoire. À cette lumière- là, la Restauration, et avec elle le retour des Bourbons qui régnaient avant la Révolution, n’était pour eux, au pire, qu’une fin de partie, une sorte de chant du cygne d’un Ancien Régime bel et bien englouti, au mieux une transition maladroite, l’étape manquée d’une marche en avant tout entière consacrée à l’accomplissement des promesses de 1789. Cela valait aussi pour les hommes politiques lorsqu’il leur arrivait de se pencher sur le passé. Lorsque François Mitterrand, pourtant fin connaisseur de notre histoire, compare en ouverture de son Coup d’État permanent la Restauration

1. Villiers de L’Isle- Adam, Contes cruels, Paris, Calmann- Lévy, 1893, « Le secret de l’ancienne musique », p. 148-154.

AVANT- PROPOS

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de 1814 à celle de 1946, il évoque non sans mépris « une halte vers laquelle on retourne par des chemins sans sur-prise1 ».

*

Tout cela a commencé à se fissurer entre les deux guerres. Des philosophes de l’Histoire comme Walter Benjamin ont marqué un point sur ce plan2. La critique de l’idée d’éternel retour, des illusions rétrospectives, de la « fatalité mythique », des enchaînements inéluctables de causalité ou de l’idée de progrès ont été un temps le terrain d’élection du matérialisme historique. On peut toutefois user des mêmes méthodes avec d’autres buts. Et le seul qui compte vraiment reste et restera toujours celui de la connaissance d’un passé délivré de sa mémoire et de ses mythes. En élargissant la palette de ses sources aux images et aux signes, en renouve-lant son questionnement, en faisant évoluer le choix et la nature de ses objets –  par exemple les couleurs, le silence, la nuit, l’attente, le temps3 ou bien le corps et le vêtement, ou encore, du côté des invariants psycho-logiques, la peur, la jalousie, la fidélité…  –, l’historien entre dans un monde nouveau, comme dilaté et tout autant réfracté à l’infini par la multitude des objets

1. François Mitterrand, Le Coup d’État permanent, Paris, Plon, « 10/18 », 1965, p. 8. « Une Restauration, écrit- il encore, n’est possible qu’aux brefs instants de lassitude, quand les idées, les hommes et les faits s’accordent une trêve, quand l’essoufflement rompt l’assaut des générations montantes. »

2. Walter Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, entre autres la thèse 7, p. 437-438.

3. Voir sur ces thèmes mon analyse du 20 mars 1815, in Cent‑ Jours. La tentation de l’impossible, Paris, Fayard, 2008 ; rééd. Tallandier, « Texto », 2014.

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qui l’habitent désormais, au bord de l’irrationnel et du romanesque. Dans cet au- delà, parfois désenchanté, par-fois émerveillé de l’Histoire, on entend mieux les récits prononcés à voix basse, dans la pénombre de ceux qui n’intéressent jamais personne et qu’on a fait sortir de scène avant même de les y laisser entrer. La Restaura-tion a d’abord eu, et largement, son lot d’anonymes, à commencer par le peuple dont il est si peu question dans les sources. Du côté des élites aussi, elle a charrié par ses origines mêmes quelques revenants, de ces futurs « vaincus de l’Histoire » qui ont trouvé là l’occasion de bouger encore.

Il n’est pas étonnant, ne serait- ce que pour cela, qu’elle ait attiré les romanciers. Il faut écouter encore une fois ce qu’ils disent. Ce sont eux qui souvent servent de guide et tiennent les fils invisibles du voyage. Ce sont eux qui les premiers ont compris intuitivement qu’à la faveur de la paix enfin rétablie après un quart de siècle de guerres de conquête, les ambiguïtés mêmes d’une monarchie de droit divin plantée en pleine révolution et dotée de l’une des constitutions les plus libérales de l’époque, allaient provoquer des perles et des éclairs. Comme un vaste labo-ratoire expérimental où la parole retrouvée après le fracas de la Révolution, après les silences de l’Empire, devait nécessairement conduire au foisonnement des humeurs et des idées. D’autant plus que, pour la première fois et à la différence de ce qui s’était passé au Siècle des lumières, ceux qui ont porté ces idées sont entrés dans l’arène. Chateaubriand, Benjamin Constant, Guizot, pour ne citer qu’eux, ont été à la fois des penseurs et des acteurs à part entière de la politique. Je note aussi au passage que, malgré les palinodies des Cent- Jours, malgré les calculs, la vanité et l’ambition, il y avait à cette époque assez de vertu, de convictions, de désintéressement, de sens du devoir et de l’intérêt général pour que personne n’ait

AVANT- PROPOS

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été tenté de dire comme Max Stirner  : « J’ai fondé ma cause sur rien1. » Cela préserve un peu du nihilisme et des scandales politico- financiers dont nous sommes abreu-vés aujourd’hui. Dans ce sillage, l’extraordinaire densité, l’immense qualité des débats parlementaires et de presse de cette époque en sont presque à nous faire regretter une sorte d’âge d’or de la représentation, à l’aube de la démocratie, alors même que le suffrage censitaire et l’iné-galité politique n’étaient pas seulement théorisés, mais sacralisés.

Victor Hugo résume tout cela en quelques phrases, dans Les Misérables  : « La révolution avait eu la parole sous Robespierre ; le canon avait eu la parole sous Bona-parte ; c’est sous Louis  XVIII et Charles  X que vint le tour de la parole de l’intelligence. Le vent cessa, le flam-beau se ralluma. On vit frissonner sur les cimes sereines la pure lumière des esprits. Spectacle magnifique, utile et charmant. On vit travailler pendant quinze ans, en pleine paix, en pleine place publique, ces grands principes si vieux pour le penseur, si nouveaux pour l’homme d’État  : l’égalité devant la loi, la liberté de la conscience, la liberté de la parole, la liberté de la presse, l’accessibilité de toutes les aptitudes à toutes les fonctions. Cela alla ainsi jusqu’en 1830. Les Bour-bons furent un instrument de civilisation qui cassa dans les mains de la providence2. » Et Chateaubriand  : « Les quinze années de la Restauration, sous un régime constitutionnel, avaient fait naître parmi nous cet esprit d’humanité, de légalité et de justice que vingt- cinq années de l’esprit révolutionnaire et guerrier n’avaient

1. Max Stirner, au début et à la fin de son L’Unique et la propriété (1845).

2. Victor Hugo, Les Misérables, Paris, Gallimard, « Folio », 1995, t. II, p. 126-127.

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pu produire1. » La Restauration, sur ce plan, s’apparente à l’ouverture d’une grande composition symphonique encore jouée aujourd’hui. Tout y a été débattu, l’ordre et la liberté, l’égalité civile et politique, la représentation et la nation, les pouvoirs de l’administration, la place des corps intermédiaires, celle de l’État, sa centralité, son ouverture au monde et ses frontières. On croyait encore alors que la politique pouvait changer les choses, et en effet elle les a changées.

*

La vingtaine de textes que je présente ici, déjà publiés pour certains mais peu accessibles et depuis largement refondus, inédits pour d’autres, se ressentent un peu du moment où ils ont été écrits2. On ne revient pas impu-nément pendant près de vingt- cinq ans sur une même période sans essayer d’élargir son champ de vision, sans changer un peu d’angles de tir, sans renouveler son ques-tionnement et ses méthodes.

Les textes les plus anciens, essentiellement dans la pre-mière partie de ce recueil, ont été écrits à la fin des années 1990 dans le sillage d’une histoire des idées et de la « litté-rature politique », pour emprunter l’expression à François Furet, assez orthodoxe. On est même quelquefois du côté du récit historique pur. Tous s’inscrivent cependant en évo-lution, sinon en rupture, par le choix des sources comme par celui des objets, avec un premier ouvrage consacré

1. Chateaubriand, Mémoires d’outre‑ tombe, Paris, Flammarion, 1982, 4 vol., III, p.  672. Et encore  : « La Restauration donna un mouvement aux intelligences ; elle délivra la pensée comprimée par Bonaparte […] » (II, p. 14).

2. Voir plus loin la liste des renvois et des références des textes, chapitre par chapitre, p. 413-415.

AVANT- PROPOS

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à la même période et écrit en collaboration avec Benoît Yvert en 19961. Le ton général de ces textes en est aussi beaucoup plus pessimiste. Il y est successivement question des raisons de l’effondrement de l’Empire, de Louis XVIII, de son interminable exil, de son installation au pouvoir, des héritages, des ambiguïtés et des silences de la « Charte octroyée » du 4 juin 1814 qui fonde le régime, des combats menés par les ultraroyalistes contre le roi après les Cent- Jours, de la politique libérale conduite sous l’influence des doctrinaires à partir de 1816, du duc de Richelieu et de la libération du territoire occupé par les Alliés depuis Water-loo, de l’assassinat du duc de Berry en 1820 et du procès du dernier régicide, du sacre de Charles X, du droit divin, du clergé, des ordonnances de 1830 et du dernier voyage de la légitimité vers l’exil, de Saint- Cloud à Cherbourg.

Plus on avance, plus on entre dans un monde différent, celui de l’histoire culturelle du politique et de la société, des représentations, des images et des imaginaires. C’est essentiellement le contenu de la seconde partie de ce livre. Les chapitres y sont cette fois thématiques et transver-saux. Y avait- il un peuple royaliste sous la Restauration ? Comment se faisaient peindre les élites et que nous disent leurs portraits de leurs rapports au pouvoir ? Comment écrivait- on l’Histoire et quel rapport entretenait- on alors avec le passé ? Comment voyageait- on et quel a été le poids des influences anglaises dans la France de cette époque ? En quoi la figure d’Henri  IV a- t-elle été élevée au rang des grands mythes de la nation ? Pourquoi les thèmes de l’émigration, du complot, de la trahison, hérités de la Révolution, ont- ils profondément divisé la société du xixe siècle ? Comment fonctionnaient les pouvoirs d’État à

1. Emmanuel de Waresquiel et Benoît Yvert, Histoire de la Restauration. Naissance de la France moderne, 1814‑1830, Paris, Perrin, 1996 ; rééd. « Tempus », 2002.

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travers quelques- unes de ses grandes institutions, la Cour, la Chambre des pairs, le Conseil d’État ? Pourquoi les bar-ricades parisiennes de la révolution de 1830 sont- elles devenues à la fois le moyen et le symbole de toutes les révoltes de notre époque contemporaine, jusqu’en 1968 ?

*

L’historien ne travaille pas dans une tour d’ivoire, il est constamment sous l’influence de son temps. Cette fois, je n’ai pas échappé à cela, et heureusement. Tout se complique encore un peu d’une variété d’écritures en fonction des objets choisis : des hommes, et donc des portraits, des idées et des débats, des comportements et des pratiques. On reste toute fois du côté de l’essai, on reste aussi du côté de l’his-toire politique et sociale. Les questions financières et écono-miques n’apparaissent, volontairement, qu’en contrepoint.

Il est cependant un thème qui, directement ou indirecte-ment, habite l’ensemble de ces textes et rend leur réunion cohérente. C’est la Révolution. « La Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée ; elle est finie ! » disait Bonaparte au lendemain de Brumaire. Elle n’en conti-nuera pas moins son travail de sape et de recomposition sociale. Sous les Cent- Jours, Napoléon lui- même la ranime en rouvrant la boîte de Pandore des vieux démons fran-çais de la confrontation et de la division. Sous la première et encore plus sous la seconde Restauration, on se repose donc la même question  : comment terminer la Révolu-tion ? La Révolution a été le fil rouge de cette époque. Elle habite tous les débats et tous les milieux. En enfermant la nation dans l’État, en la laïcisant à marche forcée, elle a créé une situation unique, une sorte d’exception fran-çaise qui n’existe nulle part ailleurs en Europe. Avec elle, tout est devenu politique et logiquement, tout s’est mis à

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tourner autour d’elle. Comme si elle était à la société ce que la matière est aux particules.

On l’a cherchée partout, dans l’étude du passé, dans les mœurs nouvelles, dans ses mythes et dans ses lois, dans la reprise de ses combats et dans la consolidation de ses acquis. Elle ne s’achève pas sous la Restauration, au contraire. Au contact de cette dernière, elle donne tout son sens à ce que sera le xixe siècle et à ce que sont encore un peu aujourd’hui nos habitudes et nos mœurs politiques  : le pouvoir des mots et l’enfermement des situations dans des discours et des représentations qui les désignent et les déforment tout à la fois, à défaut de les transformer, une politique de la contrition et de l’expiation qui, tout en prenant par la suite des formes diverses, ne cessera plus désormais de s’exercer, la pratique concomitante et paradoxale de la mémoire et de l’oubli, l’apparition aussi d’une sorte de schizophrénie française qui fait de nous les héritiers d’une double tradition : celle de l’Ancien Régime, des privilèges et de la Cour qui commande la déférence, sinon l’obséquiosité vis- à- vis de notre supérieur, et celle révolutionnaire de l’égalité, qui nous donne au même moment l’envie irrésistible de lui couper la tête.

Toute la Révolution est là, jusqu’à ses héritages les plus encombrants que la Restauration se montrera finalement impuissante à combattre  : la primauté d’une culture de la confrontation sur les nécessités de la conciliation et de la négociation, la désignation d’un ennemi, intérieur ou exté-rieur, comme l’une des conditions incontournables à la formation et au maintien de l’unité de la nation, la crise de la légalité et sa subversion permanente au nom d’une légitimité sans cesse changeante et protéiforme. La centralité de l’État aussi, son inévitable incarnation et plus largement, la primauté de l’individu sur la collectivité. La Restauration ravive enfin la question de Dieu, qui, bien que brutalement évacuée par la Révolution, hante toujours les hommes et

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Du même auteur (Suite)

Fouché, les silences de la pieuvre, Paris, Tallandier/Fayard, 2014 ; Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2018. Prix spécial du Prix de la biographie politique ; prix de la meilleure biographie LIRE ; prix du Nouveau Cercle de l’Union ; prix André Castelot ; prix Essai France Télévision ; prix du Mémorial d’Ajaccio.

Juger la reine, Paris, Tallandier, 2016. Prix Combourg- Chateaubriand 2017 ; prix Brantôme.

Fouché. Dossiers secrets, Paris, Tallandier, 2017.Le temps de s’en apercevoir, Paris, L’Iconoclaste, 2018. Prix des

Deux Magots : prix Marianne.

En collaboration avec Benoît Yvert

Histoire de la Restauration, 1814‑1830. Naissance de la France moderne, Paris, Perrin, 1996 (rééd. coll. « Tempus », 2002).

Direction

Le Siècle rebelle. Dictionnaire de la contestation au xxe siècle, Paris, Larousse, 1999.

Dictionnaire des politiques culturelles en France depuis 1959  : une exception française, Paris, Larousse/CNRS éditions, 2001.

Les Lys et la République. Henri, comte de Chambord, 1820‑1883, Paris, Tallandier, 2015.

Direction, avec Sophie de Sivry

Mémoires du monde. Cinq siècles d’histoires inédits et secrètes au Quai d’Orsay, Paris, L’Iconoclaste, 2002 ; réed. Dans les archives secrètes du Quai d’Orsay.

Mémoires de la France. Deux siècles de trésors inédits et secrets de l’Assemblée nationale, Paris, L’Iconoclaste, 2006.

Cinq siècles d’histoire et de diplomatie, Paris, L’Iconoclaste, 2015.