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Penser la sollicitude : les Écrits politiques d’Olympe de Gouges ou les Lumières en héritage (1788-1791) Mémoire Claire Sinquin Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Claire Sinquin, 2017

Penser la sollicitude : les Écrits politiques d'Olympe de Gouges ou … · 2018-04-25 · l’autre) et, de fait, la prise en compte des spécificités de chacun, le respect d’autrui

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Penser la sollicitude :

les Écrits politiques d’Olympe de Gouges ou les Lumières en héritage (1788-1791)

Mémoire

Claire Sinquin

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Claire Sinquin, 2017

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Penser la sollicitude :

les Écrits politiques d’Olympe de Gouges ou les Lumières en héritage (1788-1791)

Mémoire

Claire Sinquin

Sous la direction de :

Thierry Belleguic, directeur de recherche

Charlène Deharbe, codirectrice de recherche

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iii

Résumé

Le Siècle des Lumières a produit un grand nombre de bouleversements, non seulement

dans le domaine politique, mais aussi les domaines économiques et sociaux. C’est dans ce

contexte qu’Olympe de Gouges marque l’histoire. Par le biais de lettres, brochures, articles ou

encore affiches placardées, Olympe de Gouges a cherché à influencer non seulement les

institutions mais aussi l’opinion publique. En commençant par la dramaturgie, elle s’engage aux

côtés des abolitionnistes de l’esclavage et lutte pour l’évolution des mœurs. Elle se consacre

ensuite à ses écrits pamphlétaires dans lesquels elle plaide pour la cause des plus démunis et pour

le partage des richesses. Son avant-gardisme tient encore dans le fait qu’elle remet en question la

place et le rôle des femmes dans la vie de la cité.

Aujourd’hui, sa posture humaniste résonne d’une contemporanéité aiguë, alors que ne

cessent de se multiplier les exemples d’un capitalisme qui accroît le fossé entre les nantis et les

démunis. Dès lors, l’engagement d’Olympe de Gouges apparaît comme un support idéel

envisageable de la composition archéologique de la pensée des communs. Ce courant

philosophique et politique actuel prône en effet l’organisation concertée de l’usage des

ressources, de sorte que la responsabilisation des individus, co-acteurs de leur présent et de leur

devenir, assure l’équité et la pérennité de cet usage. Au cœur du mouvement des communs réside

le souci du vivre-ensemble, ce qui implique une refonte des institutions et des modes de vie. En

ce sens, la posture d’Olympe de Gouges préfigure l’éthique du care (le prendre soin, le souci de

l’autre) et, de fait, la prise en compte des spécificités de chacun, le respect d’autrui et des genres,

implicitement inclus dans le mouvement des communs.

Malmenée par l’historiographie, Olympe de Gouges est peu mentionnée dans les ouvrages

consacrés à l’histoire de la République des Lettres. Par conséquent, notre travail se situe dans une

démarche d’actualité de manière à ce que la postérité de ses idées progressistes contribue à

imaginer et à bâtir la société à venir.

Mots-clés : Olympe de Gouges, Siècle des Lumières, éthique du care, philosophie des

communs, abolition de l’esclavage, monarchie constitutionnelle, presse, théâtre, féminisme.

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iv

Abstract

The Age of Enlightenment has produced a great deal of upheaval, not only in the

political sphere, but also in the economic and social spheres. It is in this context that Olympe de

Gouges marks the history. By means of letters, pamphlets, articles or placarded posters, Olympe

de Gouges sought to influence not only the institutions but also the public opinion. Beginning

with dramaturgy, she engages herself with the abolitionists of slavery and struggle for the

evolution of morals. Then, she devoted herself to her lampooned writings in which she pleaded

for the cause of the most bereft persons and for the sharing of wealth. Its avant-gardism is still

due to the fact that it questions the place and the role of women in the city life.

Today, its humanist posture echoes with an acute contemporaneity, while the examples of

a capitalism which increases the gap between the haves and others multiply. Henceforth, the

commitment of Olympe de Gouges appears as an ideal support for the archaeological

composition of the thinking of commons. This philosophical and political current advocates the

concerted organization of the use of resources, so that the responsibility of individuals, co-actors

of their present and their future, ensures the fairness and durability of this use. At the heart of the

movement of commons lies the concern for living together, which implies an overhaul of

institutions and ways of life. In this sense, the Olympe de Gouges ‘posture prefigures the ethics

of care (caring, care for the other) and, in fact, taking into account the specificities of each one,

respect for others and genders, implicitly included in the movement of the thinking of commons.

Criticized by historiography, Olympe de Gouges is little mentioned in the Republic of

Letters ‘history. Consequently, our work is based on a topical approach so that the posterity of its

progressive ideas helps to imagine and build the society to come.

Key-words: Olympe de Gouges, Age of Enlightenment, ethic of care, commons ‘philosophy,

abolition of slavery, constitutional monarchy, press, theater, feminism.

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v

Table des matières

Résumé .................................................................................................................................................. iii

Abstract ................................................................................................................................................. iv

Table des matières .................................................................................................................................. v

Remerciements ..................................................................................................................................... vii

Avant-propos ....................................................................................................................................... viii

INTRODUCTION ............................................................................................................................ 1

Olympe de Gouges : sentiment de sympathie et morale politique dans les Écrits politiques 1

De la sollicitude : le XVIIIe siècle en héritage ....................................................................... 4

L’éthique du care comme fondement des communs.............................................................. 5

Philosophie des communs, un enjeu politique contemporain ................................................ 6

État de la question .................................................................................................................. 8

Corpus et approche méthodologique ...................................................................................... 9

CHAPITRE I – Olympe de Gouges en son temps ......................................................................... 11

I. 1. Olympe de Gouges : une philosophe des Lumières ............................................................. 12

I. 1. a. Raison et observation ................................................................................................................ 13

I. 1. b. Lutte contre les injustices et les inégalités ................................................................................ 19

I. 1. c. La question de la liberté ............................................................................................................ 23

I. 1. d. De l’utilité de l’honnête-femme ................................................................................................ 25

I. 2. Philosophie morale, sympathie et sollicitude au Siècle des Lumières ................................ 27

I. 2. a. Philosophie morale .................................................................................................................... 28

I. 2. b. Sentiment de sympathie ............................................................................................................ 29

I. 2. c. De la sollicitude ........................................................................................................................ 33

I. 2. d. Philosophie morale, sentiment de sympathie et sollicitude dans les Écrits politiques d’Olympe

de Gouges ............................................................................................................................................. 34

CHAPITRE II – Les Écrits politiques d’Olympe de Gouges : une généalogie envisageable pour

l’éthique du care ............................................................................................................................. 37

II. 1. De la pensée individuelle à la pensée collective : la morale civile et politique ................. 38

II. 1. a. Le care comme renouvellement de la pensée : du « citoyen » aux « clubs » .......................... 38

II. 1. b. Le care comme renouvellement des idéaux : pouvoir et morale ............................................. 51

II. 2. La parole engagée face à la souffrance d’autrui ................................................................. 58

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vi

II. 2. a. Lien communautaire et institutionnalisation ............................................................................ 59

II. 2. b. Exigence de parole publique ................................................................................................... 61

II. 2. c. Prendre parti............................................................................................................................. 63

II. 2. d. Topiques de la souffrance ........................................................................................................ 65

II. 2. e. L’engagement d’Olympe de Gouges, ou comment porter secours à l’autre ............................ 69

II. 2. f. Cautions de l’engagement : parler et payer .............................................................................. 72

II. 3. Vulnérabilité : le soutien, la bientraitance et le droit ......................................................... 74

II. 3. a. Reprise des grands principes : la liberté .................................................................................. 74

II. 3. b. Aspects juridiques ................................................................................................................... 78

II. 3. c. Créations sociales .................................................................................................................... 84

II. 3. d. Soutien, bientraitance et droit dans l’éthique du care ............................................................. 86

CHAPITRE III – Postérités des Écrits politiques .......................................................................... 89

III. 1. Postérités dans l’histoire culturelle des femmes ............................................................... 89

III. 1. a. Esprit critique féminin : un genre au service de la communauté ............................................ 89

III. 1. b. Regard sur la Déclaration de la femme et de la citoyenne ..................................................... 92

III. 1. c. Féministes du XVIIIe siècle .................................................................................................... 98

III. 1. d. Olympe de Gouges dans l’historiographie ........................................................................... 104

III. 1. e. Postérité et débats actuels ..................................................................................................... 107

III. 2. Postérités des Écrits politiques pour l’éthique du care, dans une perspective

bibliographique de l’archéologie des communs........................................................................ 109

III. 2. a. Les communs ........................................................................................................................ 110

III. 2. b. De la fiscalité dans les Écrits politiques ............................................................................... 111

III. 2. c. La question des terres dans les Écrits politiques .................................................................. 116

III. 2. d. Le projet social des Écrits politiques ................................................................................... 120

CONCLUSION ............................................................................................................................ 125

Olympe de Gouges, philosophe et philanthrope de la République des Lettres .................. 125

Les Écrits politiques : de l’éthique du care à l’archéologie des communs ........................ 126

Place des femmes : élargissement de l’historiographie ...................................................... 128

Bibliographie ................................................................................................................................ 130

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vii

Remerciements

Je tiens à remercier mon directeur de mémoire Thierry Belleguic qui m’a assuré son

accompagnement bienveillant durant ma formation académique. Nos discussions m’ont apporté

beaucoup, tant pour envisager la problématique de manière transversale et éclairée que pour

acquérir des références riches et variées.

Mes remerciements vont aussi à Charlène Deharbe, codirectrice, qui m’a prodigué ses

conseils pour me permettre de progresser, et dont le suivi et la correction minutieuse ont

largement contribué à l’aboutissement et à la réussite du travail d’écriture.

Enfin, je souhaite exprimer ma profonde reconnaissance envers ma tendre famille ; à ma

georgette-sand-abbé-pierriste-nuit-deboutiste-grecque-centrafricaine de sœur, dont l’influence

n’y est pas pour rien dans le choix du sujet de cette étude ; à mon conjoint qui m’a soutenue et

m’a encouragée à surmonter les contraintes liées au contexte d’être parent-étudiante ; et une

« spéciale dédicace » à notre petite Camillou qui a tant patienté pour aller se promener…

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viii

Avant-propos

En tant que citoyenne du second millénaire, mes interrogations se portent sur les

changements de société dans tous les champs en bouleversement : des enjeux environnementaux

aux questions de genre, de la refonte des modes de vie à la mise en cause du modèle économique

dominant. L’objet fondamental de mes recherches est en effet d’appréhender le monde dans

lequel nous souhaitons faire grandir nos enfants.

Puisqu’il s’agit de faire évoluer autant les mentalités que les institutions, par le combat ou le

consensus, mon intérêt s’est tourné vers la figure d’Olympe de Gouges, femme intègre et engagée

qui représente à la fois la Révolution, la modernité et la modération. Sa trajectoire atypique et sa

capacité à transcender la doxa de son époque rendent ses textes politiques singuliers et

passionnants. Tout en refusant que les réformes soient conduites dans la violence, Olympe de

Gouges eut une approche novatrice en agissant dans la sphère publique pour la défense les droits

et des conditions de vie d’autrui.

Ainsi, non spécialiste du XVIIIe siècle, j’ai rédigé mon mémoire en convoquant l’esprit des

Lumières pour tenter de raviver un continuum démocratique qui semble parfois omis de nos

quotidiens. En déterminant des liens entre l’engagement d’Olympe de Gouges et ceux des

mouvements féministes et philosophiques actuels, mon travail relève d’une approche

contemporanéiste.

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1

INTRODUCTION

Le regard que nous porterons sur la trajectoire d’Olympe de Gouges doit nous amener à

saisir comment s’est construite sa pensée. D’une sensibilité girondine, Olympe de Gouges est

animée par un désir d’émancipation des individus et de la société en général. Femme d’extraction

bourgeoise mais simple, son souci du bien commun, de la solidarité et de l’équité, révèle une

modernité et une ouverture d’esprit qui se retrouvent dans ses écrits politiques. Intellectuelle et

humaine, Olympe de Gouges publie en effet un grand nombre de textes qui fournissent la matière

selon laquelle elle œuvre dans le sens de ce qui deviendra l’éthique du care. D’après la définition

de Joan Claire Tronto, professeure au département de science politique à l’Université du

Minnesota, le care constitue

une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de

maintenir, de continuer ou de réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre

aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre

environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la

vie.1

En considérant les valeurs morales de sollicitude et l’engagement social dans les Écrits

politiques2 d’Olympe de Gouges, notre recherche vise à montrer en quoi ce corpus, édité entre

1788 et 1791, constitue un moment qui participe de la généalogie de l’éthique du care, et

contribue, par extension, à enrichir une archéologie des communs.

Olympe de Gouges : sentiment de sympathie et morale politique dans les Écrits politiques

En commençant par la dramaturgie, Olympe de Gouges, amie de Louis-Sébastien Mercier

et de Fanny de Beauharnais entre autres, s’engage aux côtés des abolitionnistes pour défendre les

droits des Noirs et lutter pour l’évolution des mœurs. Puis elle se consacre à ses écrits

pamphlétaires dans lesquels elle plaide la cause des plus démunis et défend le principe

révolutionnaire du partage des richesses. Son avant-gardisme tient aussi dans le fait qu’elle remet

1 Joan Claire Tronto, « Le care, définition », dans Un monde vulnérable, pour une politique du care [1993], traduit

de l’anglais par Hervé Maury, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2009, p. 143. Voir également, sur

cette question, Joan Claire Tronto et Berenice Fisher, « Care démocratique et démocraties du care », dans Pascale

Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité,

responsabilité, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2009, p. 35-55. 2 Olympe de Gouges, Écrits politiques (1788-1791), tome I, préface d’Olivier Blanc, Paris, Côté-femmes éditions,

1993. Ce recueil résulte d’un geste éditorial contemporain qui vise à rassembler et mettre en regard un certain

nombre d’articles, affiches et lettres adressées signés d’Olympe de Gouges. Les volumes auto-publiés intitulés

Œuvres d’Olympe de Gouges (1788) regroupent ses pièces de théâtres.

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2

en question la place et le rôle des femmes dans la vie de la cité. Par le biais de lettres, brochures,

articles ou encore affiches placardées, Olympe de Gouges cherche à diversifier les modalités

d’intervention dans la sphère publique, de sorte que nous saisissons sa volonté de modifier la

« commune façon de penser ». L'historienne Catherine Marand-Fouquet explique en partie les

raisons pour lesquelles Olympe de Gouges dépasse aisément (ou du moins plus facilement que

Sophie de Grouchy ou Madame Roland) les cadres sociaux qui codifient substantiellement les

comportements au féminin sous l’Ancien régime, reléguant les femmes à la sphère privée :

La position sociale d’Olympe est tout autre. Par sa naissance, par ses choix de vie, par son activité

théâtrale, elle est en position d’intermédiaire culturel, état qui favorise l’invention et l’innovation.

Il lui a été donné de fréquenter des milieux sociaux divers, du peuple à la noblesse. Elle a traversé

des environnements géographiques opposés, de la province à la capitale. Par-dessus tout, elle se

sent armée d’une légitimité particulière, celle d’une « enfant de la Nature ». Cela lui permet de

s’affranchir des codes, et cela la met en danger.1

Entièrement dévouée à la Nation, Olympe de Gouges propose de nombreuses réformes

sociales, fiscales et politiques qui n’ont pour objectif que le souci du bien d’autrui :

Ah ! que ne peut-on fonder les maisons qui ne seraient ouvertes que dans l’hiver pour les ouvriers

sans travail, les vieillards sans force, les enfants sans appui. […] Les veuves des ouvriers qui

perdent leurs amis subitement, trouveraient dans ces asiles un prompt secours pour elles et leurs

enfants.2

Peu de temps après, dans son Dialogue allégorique entre la France et la Vérité dédié aux États-

Généraux (avril 1789), elle s’intéresse cette fois-ci au sort des femmes :

Ce sexe, dis-je, trop malheureux et sans cesse subordonné, […] il me presse de demander à la

Nation une Maison de charité particulière, où il ne soit reçu que des femmes. […] Cette Maison ne

devrait être consacrée qu’aux femmes du militaire sans fortune, à d’honnêtes particuliers, à des

négociants, à des artistes ; en un mot pour toutes les femmes qui ont vécu dans une honnête

aisance et qu’un revers de fortune prive de tout secours. […] Il faut un hôpital pour le peuple, et

en établissant une Maison de charité pour les femmes honnêtes, on déchargera l’Hôtel-Dieu déjà

trop surchargé. Quel est l’édifice qu’on peut élever plus favorable à l’humanité, si ce n’est une

Maison de charité pour les femmes souffrantes et bien élevées ?3

Ces deux exemples montrent à quel point Olympe de Gouges se souciait du sort des plus démunis

(les ouvriers sans travail, les vieillards, les orphelins), mais aussi de ceux qu’un revers de fortune

pouvait fragiliser à une époque où il n’existait aucun système de protection sociale pour les

veuves, les malades et les personnes âgées. Elle éprouve de la sympathie envers autrui.

1 Catherine Marand-Fouquet, Les femmes au temps de la Révolution, Paris, Stock-Laurence Pernoud, 1989, p. 102. 2 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 50-51. 3 Olympe de Gouges, « Dialogue allégorique entre la France et la Vérité dédié aux États-Généraux », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 71.

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3

C’est dans ce contexte que notre mémoire se propose d’examiner en quoi la pensée

d’Olympe de Gouges participe de ce qui deviendra plus tard l’éthique du care, précisément dans

la mesure où elle sut dénoncer l’irresponsabilité d’une aristocratie jouissant d’un luxe effréné, le

manque de discernement de législateurs se querellant au lieu de travailler pour le bien du pays, le

mépris général pour les vieillards ou l’abandon des jeunes mères défavorisées et des orphelins.

Ajoutons que son militantisme pendant la Révolution se révèle d’autant plus percutant que les

femmes étaient totalement exclues du débat public. Elle est, par exemple, l’une des premières

femmes à dénoncer ouvertement l’inhumanité de l’esclavage et, par conséquent, à lutter pour son

abolition, ce qui lui valut notamment des menaces de la part des colons antillais. Sensible à la

souffrance d’autrui, elle propose des réformes destinées à améliorer le sort des plus faibles. C’est

par le biais de tribunes libres, d’articles polémiques, de brochures et d’affiches placardées dans

les rues de Paris, qu’elle expose et défend ses idées philanthropiques1.

Dès lors, le sujet de notre étude relève plus particulièrement de ce que l’on nomme la

littérature engagée, dont le principal intérêt repose sur le fait qu’elle invite à interroger les

rapports entre les Lettres et la dynamique du changement social. En s’associant à la chose

publique, en prenant la parole en public, en signant de son nom, Olympe de Gouges essuie de

nombreux revers, tantôt calomniée personnellement, tantôt attaquée pour ses accointances avec

les thèses girondines. De fait, durant la période révolutionnaire, précise Mona Ozouf :

l’unanimité qui se fait sur la nécessité de la régénération se défait dès qu’il s’agit d’en concevoir

les moyens et plus encore d’en fixer les étapes. Très vite apparaissent les clivages dans le camp

révolutionnaire, souvent fort inattendus.2

Nul doute, l’effervescence de la Révolution française se lit dans les textes d’Olympe de Gouges,

autant dans ses aspects les plus lumineux que les plus sombres. Auteure de la Déclaration des

droits de la femme et de la citoyenne (septembre 1791), texte d’autant plus fameux aujourd’hui

qu’il passa presqu’inaperçu à son époque, la révolutionnaire incarne une pensée philosophique

puisée dans la nature, à la recherche de la vérité. De ce fait, le projet d’Olympe de Gouges

constitue un corpus fécond pour l’histoire des idées et peut s’étudier du point de vue de

l’humanisme, du féminisme, ou encore du socialisme économique.

1 Notons que nous employons la notion de philanthropie selon la vision d’Anacharsis Cloots, « l’Orateur du genre

humain », et non au sens de « barons-voleurs ». Voir Jean-Daniel Piquet, L'émancipation des noirs dans la

révolution française: 1789-1795, Paris, Karthala Éditions, coll. « Hommes et Sociétés », 2002. 2 Mona Ozouf, « La formation de l’homme nouveau », dans L’homme régénéré, Essais sur la Révolution française,

Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1989, p. 131.

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4

De la sollicitude : le XVIIIe siècle en héritage

Si la critique admet ordinairement que l’éthique du care comme valeur féminine prend sa

source dans les mouvements féministes du XXe siècle, on ne peut néanmoins négliger l’apport

d’auteurs, de penseurs, de philosophes qui, bien avant l’émergence de ces mouvements,

apparaissent comme les véritables précurseurs de cette philosophie de la sollicitude. (Le

« prendre soin » subsume d’ailleurs le féminin, la posture altruiste étant détachée de la

sexuation). De fait, dès l’époque moderne, les philosophes des Lumières s’attachent à lutter

contre l’ignorance, les préjugés, les croyances religieuses et superstitieuses, dans le souci de

favoriser la diffusion de la connaissance et, plus généralement, de faciliter la conquête du

bonheur. François Furet note ainsi :

La France des Lumières vit sous l’empire du politique avant même d’être la France de la

Révolution. Et ce qu’elle garde de religieux, comme l’a bien vu Tocqueville, est réinscrit à

l’intérieur du politique : c’est l’universalisme de la « civilisation », la foi dans le progrès,

l’émancipation du genre humain.1

Ceci étant, la recherche du bien-être humain conduite par les philosophes des Lumières n’a pas

empêché que la société ne se déchire jusqu’à son implosion. Dans la seconde moitié du

XVIIIe siècle, alors que la France connaît une crise sociale, financière et politique sans précédent,

Olympe de Gouges, auteure dramatique et révolutionnaire, décide, à ses risques et périls, de

prendre la plume afin d’exposer ses idées de réforme du système de gouvernance, destinées non

seulement à redresser les finances du royaume, mais aussi à améliorer le sort du peuple français.

Mais la position qu’elle occupe est délicate, car son avant-gardisme détonne. D’un esprit

pacifiste et modéré, Olympe de Gouges ne se distingue pas, comme c’est souvent le cas en ces

temps troublés, par une sorte de dogmatisme manichéen. Au contraire, elle considère qu’une

monarchie constitutionnelle serait le plus judicieux des systèmes politiques pour atteindre

l’équilibre et la pérennité de la société. L’union des trois ordres (noblesse, clergé, tiers état), à

laquelle préside le monarque (contraint, lui aussi, par la constitution) devrait ainsi permettre de

retrouver le sens de l’esprit public, qui suppose de savoir se mettre au service de l’intérêt de tous.

Or, la recherche d’une morale en politique s’inscrit tout autant dans l’éthique du care, et a

fortiori, dans la philosophie des communs. Selon Christian Laval,

1 François Furet, « L’idée française de la révolution », dans La Révolution en débat, présentation de Mona Ozouf,

Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1999, p. 123.

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5

Les « commons » ne sont pas nécessairement des biens au sens strict du terme, mais plutôt des

systèmes de règles régissant des actions collectives, des modes d’existence et d’activité de

communautés. Il s’agit de faire entendre la dimension institutionnelle du concept et le lien étroit

de son institution et de sa pratique avec l’existence de communautés non réductibles à un agrégat

d’individus intéressés.1

Aussi, dans la perspective de notre recherche sur la question de la morale en politique, David

Bollier note que

l’existence d’institutions fiables, transparentes et accessibles aux acteurs des communs est

importante. Les institutions les plus réceptives sont généralement les communs locaux auto-

organisés, mais on pourrait imaginer des institutions de gestion des communs reconnues par les

États, lesquelles auraient un rôle de garants consciencieux des communs pour leurs bénéficiaires.2

Autrement dit, la manière dont se co-organisent les communs rappelle l’essence de la démocratie,

à savoir un peuple qui sait répondre adéquatement et raisonnablement à ses besoins tout en

conservant une forme durable de société (par provision, nous entendons philosophie du souci de

pérennité des ressources, accessibilité, gestion collective, prise en compte des nécessités de

chacun…). Cela dit, il se trouve que la pensée éclairée d’Olympe de Gouges se situait déjà dans

cette démarche responsable et attentive au bien général.

L’éthique du care comme fondement des communs

Afin de rendre possible une société fondée sur les biens communs et de la faire perdurer,

il convient non seulement de tenir compte des autres, de leurs besoins et de leurs droits, mais

aussi de considérer la différence comme une chance et l’altérité comme un élément constructif. À

cela s’ajoute également la nécessité d’être vigilant à l’égard des inégalités et des injustices

sociales, de sorte que le courant des communs s’inscrit nécessairement dans ce que l’on appelle

aujourd’hui l’éthique du care ou philosophie de la sollicitude. Bien que l’on traduise

habituellement le mot care par « sollicitude », on préfèrera utiliser le terme anglais dont

l’acception est plus générale. De fait, le mot care désigne le souci de, l’attention pour, le fait de

prendre soin de, la bienveillance, l’entraide, la prévenance, l’empathie, la sympathie, la 1 Christian Laval, « La nouvelle économie politique des communs : apports et limites », Séance du séminaire « Du

public au commun » du 9 mars 2011 », Revue du MAUSS permanente, 21 mars 2011 [en ligne : « La-nouvelle-

économie-politique-des-communs », www.journaldumauss.net, consulté le 30 juillet 2016]. 2 David Bollier, « La tyrannie du mythe de la "tragédie" », dans La renaissance des communs, Pour une société de

coopération et de partage, traduit de l’américain par Olivier Petitjean, préface d’Hervé Le Crosnier, Paris, Éditions

Charles Léopold Mayer, 2014, p. 42. Dans ce chapitre, David Bollier fait référence à l’article emblématique de la

critique des communs « The tragedy of the commons » publié par Garrett Hardin le 13 décembre 1968 dans la revue

Science. Selon Hardin, l'homme est prisonnier d'un système qui l'oblige à accroître l'exploitation des ressources

disponibles sans limites.

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sollicitude, l’altruisme. En résumé, il s’agit de penser aux autres et, par conséquent, de s’occuper

des autres1. Dès lors, le care met autant en jeu un comportement humain qu’une philosophie

morale.

Certaines controverses récentes ne remettent pas en question la notion même de care,

mais le fait que celle-ci soit généralement associée à l’univers féminin. Certaines femmes

craignent en effet une approche encore plus stéréotypée des identités de genre : « Faire de

l’éthique du care une morale des femmes est une idée patriarcale2 », écrit par exemple la

sociologue Patricia Paperman. D’autres, au contraire, considèrent que faire de l’éthique du care

une valeur propre aux femmes témoigne d’un certain progrès social, dans la mesure où l’on

reconnaît désormais l’apport des femmes dans des sociétés traditionnellement patriarcales.

Comme l’indique Fabienne Brugère, l’éthique du care « appartient au combat politique du

féminisme3 », sans être pour autant « un discours naturaliste ou différentialiste qui glorifierait les

vertus féminines4 ».

Philosophie des communs, un enjeu politique contemporain

En tant que principe philosophique et politique, les communs regroupent un ensemble de

valeurs et de volontés aspirant à lutter contre les dérives oligarchiques du capitalisme, tout en

évitant les dangers autoritaires du communisme. Il s’agit de repenser les instances décisionnelles

en créant une forme co-active de gouvernance collective fondée sur la responsabilisation des

individus. Le but ultime de cette forme de gouvernance est d’organiser l’usage des ressources

naturelles et intellectuelles selon un mode qui rompt avec le régime de la propriété privée ou

étatique.

Les communs5 se définissent en fonction de trois critères principaux : ils renvoient

d’abord à « une communauté qui cherche à répondre à un besoin social » ; ils gèrent l’utilisation

1 Sur ce point, voir l’ouvrage de référence de Carol Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care, traduit de

l’anglais par Annick Kwiatek, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2008. Dans cette étude, on a traduit le

mot care par « le souci de l’autre ». Du reste, notons que Carol Gilligan n’a pas cherché à montrer que le care était

propre aux femmes ; sa démarche consiste à proposer un modèle qui prend en compte autant les hommes que les

femmes et qu’elle pense au sein d’une démocratie reposant sur une bonne intelligence. 2 Patricia Paperman, « L’éthique du care, une éthique de l'interdépendance », Les Cahiers dynamiques, n° 44, 2009,

p. 22-26. 3 Fabienne Brugère, « Le thème du care, la voix des femmes », dans L’éthique du care, Paris, Presses Universitaires

de France, 2011, coll. « Que sais-je ? », n° 3903, p. 25. 4 Id. 5 « Qu’ils soient naturels, culturels ou informationnels, les communs sont caractérisés par le fait qu’ils sont gérés par

une communauté qui les gouverne selon des règles codifiées, dans une perspective d’usage – et non

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d’« une ressource, qui est partagée selon un régime qui n’est la propriété ni privée ni publique

mais “en commun” » ; et, enfin, ils obéissent à « une gouvernance, un ensemble de règles que la

communauté élabore pour à la fois protéger cette ressource mais aussi la faire fructifier, la

partager »1. C’est une posture qui inaugure une nouvelle forme démocratique, inédite à grande

échelle. Les communs répondent alors au besoin de retrouver l’efficience des fondements

démocratiques de notre société, comme l’expliquent Pierre Dardot et Christian Laval :

La tragédie du non-commun ne tient pas au fait que l’humanité ignore ce qui l’attend, elle tient à

ce qu’elle est dominée par des groupes économiques, des classes sociales de castes politiques qui,

sans rien céder de leurs pouvoirs et de leurs privilèges, voudraient prolonger l’exercice de leur

domination […]. L’impasse dans laquelle nous nous trouvons témoigne du désarmement politique

des sociétés. En même temps que nous payons le prix de l’illimitation capitaliste, nous subissons

l’affaiblissement considérable de la « démocratie » […].2

À la lecture des ouvrages de ces deux chercheurs universitaires3, ainsi que des travaux d’Elinor

Ostrom4 ou encore des analyses de David Bollier5, situer les communs dans le temps nécessite

d’abord et avant tout de déconstruire la domination idéologique qu’exerce un capitalisme où se

dissout jusqu’au sentiment d’humanité. Ce travail d’archéologie des communs suppose toutefois

de s’ouvrir à une perspective historique qui permet de fonder, en lui donnant une profondeur

nouvelle, la démarche émancipatrice à laquelle invite le courant de pensée des communs. De fait,

de l’Antiquité grecque à nos jours, bon nombre de penseurs ont contribué à la réflexion sur cette

question, les philosophes des Lumières prenant part au débat en y apportant une contribution

essentielle, comme le montre le projet encyclopédique qu’ont animé Diderot et D’Alembert dont

l’ambition était de faire du savoir un patrimoine commun.

d’appropriation – assorti d’une obligation de restitution. […] Le débat autour des communs et de leur gestion

concerne aujourd’hui autant la recherche universitaire, que les ONG et les mouvements sociaux qui s’en emparent »

(Geneviève Azam, « Penser les biens communs dans les espaces ruraux : regards croisés », séminaire organisé par le

laboratoire « Dynamiques rurales », Université Toulouse II-Le Mirail, 11-12 mars 2013). 1 Valérie Peugeot, « Les biens communs, une réponse à la crise », France Culture, 9 octobre 2015, [en ligne :

www.franceculture.fr/emissions/pixel/les-biens-communs-une-reponse-la-crise, consulté le 28 juin 2016]. 2 Pierre Dardot, Christian Laval, « Introduction : le commun, un principe politique », dans Commun. Essai sur la

Révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, p. 14. 3 Pierre Dardot et Christian Laval sont aussi les auteurs de Ce cauchemar qui n'en finit pas. Comment le

néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, 2016. 4 Elinor Ostrom, auteure de La Gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources

naturelles [« Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action »], Commission

Université Palais, 2010, est la première femme à recevoir le prix Nobel d'économie en 2009, avec Oliver Williamson,

pour son analyse de la gouvernance économique, et en particulier, des biens communs. 5 David Bollier, La renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage, traduit de l’américain

par Olivier Petitjean, Préface d’Hervé Le Crosnier, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2014.

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État de la question

Il existe de nombreuses études critiques sur l’œuvre d’Olympe de Gouges ; mais celles-ci

s’intéressent souvent au caractère féministe1 de ses idées et de ses propos, quand elles ne

s’attachent pas exclusivement à son œuvre dramatique. Rares en effet sont les investigations qui

portent sur l’avant-gardisme social et politique de cette femme des Lumières. Toutefois, les

importantes recherches d’Olivier Blanc, historien, archiviste et biographe majeur d’Olympe de

Gouges, méritent une attention particulière, dans la mesure où il réhabilite Olympe de Gouges en

tant qu’humaniste engagée2. De plus, son analyse des articles pamphlétaires de la révolutionnaire

dans Olympe de Gouges : des droits de la femme à la guillotine3 montre le bouillonnement

intellectuel qui règne en 1789 et auquel participent l’engagement d’Olympe de Gouges et ses

interventions dans le débat public. Dans sa thèse intitulée « La liberté comme pratique de la

différence4 », Stefania Ferrando convoque d’ailleurs à son tour les discours d’Olympe de Gouges

en signalant à la fois leur conformité et leur divergence par rapport au savoir et à la politique du

XVIIIe siècle.

Enfin, si le monde francophone s’intéresse à Olympe de Gouges plus particulièrement

depuis deux décennies, certaines universités américaines ont déjà créé plusieurs bases de données

dans la mouvance de la philosophie du « prendre part » ou du « prendre soin » (l’éthique du

care). Citons, par exemple, les travaux de Joan Wallach Scott qui traitent des paradoxes du

féminisme historique français – la French Theory – pour mettre en évidence le rôle des femmes

dans le système décisionnel de la collectivité. Atiporn Sathirasut a également montré comment

« le discours argumentatif d’Olympe de Gouges s’appuie aussi bien sur les arguments rationnels

que sur les arguments émotionnels. En d’autres termes, le logos et le pathos sont parfaitement

indissociables dans l’exercice de la persuasion5 ».

1 Voir par exemple Paul Noack, Olympe de Gouges. Courtisane et militante des droits de la femme, 1748-1793,

Paris, Éditions de Fallois, 1993 ; Voir aussi Benoîte Groult, Ainsi soit Olympe de Gouges, La Déclaration des droits

de la femme et autres textes politiques, Paris, Grasset et Fasquelle, 2013. 2 Voir Olivier Blanc, Olympe de Gouges, Paris, Éditions Syros, 1989. 3 Voir Olivier Blanc, Olympe de Gouges : des droits de la femme à la guillotine, Paris, Éditions Tallandier, 2014. 4 Voir Stefania Ferrando, « La liberté comme pratique de la différence : philosophie politique moderne et sexuation

du monde : Rousseau, Olympe de Gouges et les saint-simoniennes », thèse de doctorat réalisée sous la direction de

Bruno Karsenti et de Giuseppe Duso, École des hautes études en sciences sociales (Paris), 2015. 5 Atiporn Sathirasut, « Olympe de Gouges ou la rhétorique pamphlétaire : l’analyse argumentative dans les écrits

politiques d’Olympe de Gouges », thèse de doctorat sous la direction de Béatrice Didier, Université de Paris 8, 2003,

[en ligne : www.theses.fr, consulté le 8 juillet 2016].

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Corpus et approche méthodologique

L’historien Olivier Blanc a rassemblé toutes les brochures et affiches qu’Olympe de

Gouges a écrites entre 1788 et 1793, l’année de sa mort, dans deux ouvrages intitulés

respectivement Écrits politiques (1788-1791) d’Olympe de Gouges et Écrits politiques (1792-

1793) d’Olympe de Gouges. Cependant, nous n’étudions que le premier de ces deux tomes qui

contient les idées philosophiques de la révolutionnaire, ses observations sociales ainsi ses

propositions politiques. Nous ne retenons pas le second tome, où l’auteure s’attarde davantage sur

les circonstances de son arrestation, le récit de sa condamnation à mort et sa défense. On y trouve

également les dernières lettres qu’elle rédigea en prison. En revanche, le premier tome, que nous

accompagnons de textes de référence et d’ouvrages sur l’éthique du care, contribue, à notre sens,

à la réflexion sociale, morale et philosophique du « vivre ensemble ».

Par ailleurs, afin de mettre en relief l’éthique de la sollicitude dans les œuvres politiques

d’Olympe de Gouges, notre étude mobilise plusieurs outils d’analyse. Tout d’abord, il s’agit de

situer les idées de l’auteure par rapport aux pensées relevant de la philosophie des Lumières.

Ainsi, les ouvrages sur l’histoire des idées et la philosophie morale nous permettront

d’appréhender un certain nombre de notions et de phénomènes caractéristiques de la pensée

moderne, tels que l’émergence d’une conscience de l’injustice et de l’inégalité, la conception de

la nécessité d’un bien-être collectif, ou encore les concepts de bienveillance et de sympathie1.

Notre travail s’attache ensuite à étudier plus particulièrement Les Écrits politiques

d’Olympe de Gouges, en dégageant les thèmes majeurs de son projet social, économique et

politique, tout en proposant une analyse discursive de ses écrits dont la visée argumentative est

manifeste. Dans cet axe de réflexion, l’ouvrage de Luc Boltanski intitulé La souffrance à

distance, Morale humanitaire, médias et politique2 est un outil de travail indispensable pour

analyser la rhétorique propre à la révolutionnaire, à savoir les topiques de la dénonciation face à

la souffrance d’autrui.

1 Voir, sur ce sujet, les ouvrages de référence suivants : Jean-Pierre Cléro et Thierry Belleguic (dir.), Les Discours de

la sympathie. Enjeux philosophiques et migrations conceptuelles, Paris, Hermann, Les collections de la République

des Lettres, 2014, et Thierry Belleguic, Éric Van Der Schueren et Sabrina Vervacke (dir.), Les Discours de la

sympathie. Enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité [2007], Paris, Hermann, Les collections de la

République des Lettres, 2014 ; et Sophie de Grouchy, Les Lettres sur la sympathie (1798) de Sophie de Grouchy.

Philosophie morale et réforme sociale, éd. Marc André Bernier et Deirdre Dawson, Oxford, Voltaire Foundation,

2010. 2 Voir Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, coll.

« Leçons de choses », 1993.

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Finalement, nous mettons en parallèle les idées humanistes d’Olympe de Gouges avec

celles qui définissent aujourd’hui le care, lui-même circonscrit dans le cadre de la critique

féministe. Pour cela, nous faisons référence aux nombreux travaux féministes contemporains

(Carol Gilligan1, Joan Claire Tronto2, Fabienne Brugère3, Sandra Laugier4). Notons enfin que

l’ensemble du mémoire est évidemment mis en perspective en regard des enjeux politiques et

sociaux du XXIe siècle, de manière à montrer comment les Écrits politiques d’Olympe de Gouges

s’insèrent dans une archéologie de la philosophie des communs.

1 Carol Gilligan, In a Different Voice, Harvard University Press, 1982, publié en France sous le titre Une si grande

différence, Paris, Éditions Flammarion, 1986. 2 Joan Claire Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care [1993], traduit de l’anglais par Hervé Maury,

Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2009. 3 Fabienne Brugère, L’éthique du care, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je? », n° 3903, 2011 ;

et Le sexe de la sollicitude, Lormont, Le Bord de l'eau, 2014. 4 Sandra Laugier, Pascale Molinier et Patricia Paperman (dir.), Qu'est-ce que le care ?, Paris, Payot, 2009.

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CHAPITRE I – Olympe de Gouges en son temps

D’origine provinciale (née à Montauban en 1748), Olympe de Gouges (Marie Gouze) est

la fille d’Anne Olympe Mouisset et de son mari le maître boucher Pierre Gouze. Il semble

néanmoins que son père naturel se trouve en la personne de Jean-Jacques Lefranc marquis de

Pompignan, avocat, poète et dramaturge, nommé à l’Académie française en 1759. Olympe de

Gouges, qui évolue dans un milieu de moyenne bourgeoisie, et qui reçoit une instruction

rudimentaire, ne cache pas son admiration pour son père adultérin. À dix-sept ans, elle se marie

avec Louis Yves Aubry, officier de bouche, avec lequel elle aura son seul enfant, Pierre. L’année

suivante, son mari de trente ans son aîné disparaît.

À la fin des années 1760, elle décide de quitter l’Occitanie. Il faut savoir qu’elle « n’est

pas partie à l’aventure à Paris, […] elle allait rejoindre sa sœur Jeanne qui y résidait depuis 1757

avec son mari et ses enfants1 ». Cela étant, avec l’aide de son compagnon Jacques Biétrix de

Rosières, haut fonctionnaire de la marine, Olympe de Gouges s’adapte très rapidement à la vie

tumultueuse du Paris de la fin du XVIIIe siècle, de sorte qu’elle participe à l’avènement de

nouveaux modes de gestion de la cité. La vie mondaine qu’elle entretient à Paris et à Auteuil2 lui

permet de développer une sociabilité intellectuelle qui, au fil de la Révolution, se polarise dans le

sens du progressisme girondin. Partisans de la liberté politique et économique, les Girondins

refusent la violence que certains révolutionnaires engagent pour promouvoir ce grand principe de

liberté. Leurs méthodes modérées, qui consistent surtout à réfléchir, publier et à débattre, lui

conviennent tout à fait (par opposition aux soulèvements sanguinaires et sans détour perpétrés par

les révolutionnaires radicaux comme Marat). Après avoir entretenu une relation amicale et

intellectuelle avec Fanny de Beauharnais ou encore Louis-Sébastien Mercier entre autres, elle

croit au bien-fondé du modèle politique de la monarchie constitutionnelle dont le dispositif

institutionnel est, selon elle, le seul moyen d’accéder à l’équilibre des pouvoirs tout en conservant

l’autorité paternaliste du roi (qu’elle estime nécessaire). Dans les premiers temps de la

1 Olivier Blanc, « Notes », dans Olympe de Gouges, Écrits politiques (1788-1791), tome I, préface d’Olivier Blanc,

Paris, Côté-femmes éditions, 1993, p. 31. 2 À Paris, à l’Hôtel des Monnaies, se tient le salon de Sophie de Grouchy et du philosophe Condorcet, secrétaire de

l’Académie des sciences, successeur de d’Alembert et dernier correspondant de Voltaire, enfin l'ami de Turgot. Ce

salon est un incontournable de l’Europe pensante. À Auteuil, le salon de Mme Helvétius attire aussi nombre

d’orateurs. Voir à ce sujet Guy de La Prade, « Madame Helvétius et son salon encyclopédique d’Auteuil », dans

L’illustre société d'Auteuil 1772-1830, ou la Fascination de la liberté, Paris, Éditions Fernand Lanore, 1989, p. 101

et suiv.

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République, cette vision de l’État est considérée comme une ambiguïté malvenue (les Orléanistes

la conspuent), voire dangereuse (les Montagnards la menacent). Mais elle persiste dans cette

bataille comme dans celle contre les colons aristocrates et les comédiens du Théâtre français au

service de la cour.

Femme de lettres qui commence par la dramaturgie, libertaire et républicaine, Olympe de

Gouges déploie son style véhément dans ses brochures à caractère politique. Côtoyant les grands

noms historiques de la Révolution française, Brissot, les Condorcet, Théroigne de Méricourt

parmi d’autres, elle s’inspire de leurs intellections pour développer son propre esprit critique.

Auteure de la Lettre au peuple en 1788 (premier pamphlet à prédominance sociale et pour lequel

elle engage son nom), ou encore instigatrice de la fameuse Déclaration des droits de la femme et

de la citoyenne en 1791, elle consacre son temps, son énergie et ses économies à lutter pour

l’amélioration des conditions de vie de la population oubliée par la République (enfants naturels,

jeunes mères en couche, vieillards, veuves, Noirs…). Citoyenne éclairée, Olympe de Gouges

élabore alors une philosophie des Lumières dans laquelle elle donne la prépondérance à la

sollicitude1.

I. 1. Olympe de Gouges : une philosophe des Lumières

« La véritable sagesse ne connaît ni préjugé, ni prévention ; seul le vrai l’intéresse et le

bien général la guide ; c’est donc à cette sagesse que je soumets le fruit de mes réflexions2 », écrit

Olympe de Gouges dans son Projet utile et salutaire (avril 1789). À l’exemple de cette maxime,

la révolutionnaire convoque fréquemment la sagesse comme le moyen propre à soutenir son

« projet fondé sur l’humanité3 ». L’attitude morale est, chez elle, indissociablement liée à une

exigence philanthropique4. À sa manière, autant personnelle qu’inspirée par ses contemporains et,

1 L’engagement d’Olympe de Gouges envers les personnes défavorisées s’apparente à la philosophie actuelle du

care : dans Vies ordinaires, vies précaires, Guillaume le Blanc soutient la politique du soin en ce qu’elle prévient les

risques d’effritement des vies ordinaires par la précarisation grandissante des conditions d’existence. Il explicite

comment le soin (le care) participe à la critique sociale de la norme issue du capitalisme et devenue de plus en plus

contraignante et exclusive. Voir Guillaume le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Seuil, coll. « La couleur

des idées », 2007. 2 Olympe de Gouges, « Projet utile et salutaire », dans Écrits politiques (1788-1791), tome I, préface d’Olivier Blanc,

Paris, Côté-femmes éditions, 1993, p. 69. 3 Id. 4 Sur la notion de philanthropie, voir Catherine Duprat, Usage et pratiques de la philanthropie. Pauvreté, action

sociale et lien social, à Paris, au cours du premier XIXe siècle, Paris, Comité d'histoire de la sécurité sociale, volume

1, 1996, volume 2, 1997.

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notamment, Rousseau, l’auteure pense le monde avec un souci constant d’enraciner le rapport à

autrui dans un sentiment de bienveillance1. En ce sens, la posture morale d’Olympe de Gouges

procède de l’esprit des Lumières qui tient à la fois d’une double exigence d’observation et de

raison et d’une capacité d’engagement exercée pour réagir aux injustices et aux inégalités2.

I. 1. a. Raison et observation

Au XVIIIe siècle, le mot « lumières » évoque les « lumières » de la raison qui éclairent

l’individu, en tant qu’elles constituent non seulement un guide lui permettant de mener une vie

vertueuse, mais aussi comme une capacité critique susceptible de provoquer le changement3. Dès

lors, si Olympe de Gouges ne cesse de répéter qu’elle ne raisonne pas comme les littérateurs, les

philosophes, les savants, ou encore les hommes politiques, elle se montre néanmoins capable de

comprendre son environnement, de penser la société afin de proposer des mesures propres à

améliorer le sort de chacun, et, plus généralement, d’agir de manière éclairée. Comme le montre

son Discours de l’aveugle aux Français (juin 1789), Olympe de Gouges explique4 qu’elle

s’attache avant tout à chercher et à trouver la vérité qu’elle veut révéler à tous les Français, et

revient, à ce sujet, sur la teneur de ses textes antérieurs :

Le sort m’a privé des lumières profondes ; j’ai cherché à tâtons la vérité. J’ai pensé qu’il était

nécessaire dans cette époque mémorable de la mettre encore sous les yeux des Français. […] Ma

Lettre au Peuple fut mon premier essai, et devint dans le temps un coup de maître ; elle calma les

têtes […]. Les Remarques Patriotiques, […] n’eurent pas moins de succès ; mais le Bonheur

primitif de l’Homme, […] m’attira une légion de critiques. […] Composer un sujet philosophique

qu’il n’appartient qu’aux sages et aux philosophes de traiter, cette entreprise m’a exposée à la

critique la plus amère […]. [O]n ne saurait disconvenir qu’on [y] trouve de grandes vérités […].5

Convaincue que la vérité procède du devoir qu’elle a de s’exprimer, Olympe de Gouges se désole

de constater la mauvaise réception de son essai philosophique Bonheur primitif de l’Homme ou

1 Nous rapprochons cette posture de « cette idée simple, énoncée par Hermann Broch, voulant que le premier devoir

de l’intellectuel, dans l’exercice de son métier, soit de porter assistance à autrui » (Yvon Rivard, Une idée simple,

Gatineau, Éditions Boréal, coll. « Papiers Collés », 2010, p. 9). 2 Sujet traité dans la deuxième partie de ce chapitre. 3 Jacques Roger, dans l’article des Cahiers de l'Association internationale des études françaises, explique l’origine

des Lumières, et l’histoire du mot ; voir « La lumière et les Lumières », 1968, n°20. p. 167-177. 4 Le début de son discours s’apparente à une captatio benevolentiae — « recherche de la bienveillance [de

l'auditoire] ». Cette technique oratoire cherche, au début de l’exorde, à s’attirer l’attention bienveillante et les bonnes

grâces du public. Olympe de Gouges évoque ici sa dite ignorance, façon de se rendre accessible et humble aux yeux

des lecteurs et ainsi créer un climat de sympathie à son endroit. 5 Olympe de Gouges, « Discours de l’aveugle aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 89.

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les rêveries patriotiques publié en 1789. Dans ce texte rousseauiste, elle imagine une fiction des

origines de l’homme, de ses vices et de la société. Elle estime que son intuition lui confère un

point de vue original, proche des origines et de la vérité, ce qui l’autorise à servir le bien-être

humain.

D’ailleurs, il semble qu’elle ait suivi les débats de la Société patriotique et de bienfaisance

des Amies de la Vérité, une émanation féministe de la Société fraternelle des Amis de la Vérité,

fondée en 1791 par la baronne d’Aëlders. Le principe des Amis de la vérité (Le Cercle social)

repose sur des valeurs humanistes et progressistes qui prônent l’abolition de l’esclavage, ou

encore le partage des richesses, idées largement inspirées du Contrat social1 (1762) de Jean-

Jacques Rousseau.

Ainsi, au même titre que Voltaire dans les Lettres philosophiques2 (1734) (ou que

Rousseau dans le Contrat Social), Olympe de Gouges souhaite un changement effectif du

pouvoir politique. Dans cette optique, elle tente à travers ses placards, ses brochures et ses

articles de conquérir l’opinion publique, qui constitue, pour les penseurs des Lumières, un

véritable moyen d’action pour renverser l’ordre établi. (Opinion publique dont elle redoute

néanmoins la versatilité, ennemie de la sagesse).

Toujours dans son Discours de l’aveugle aux Français, Olympe de Gouges attribue à son

ignorance toutes les vertus dont elle est animée, expliquant par ailleurs – dans une perspective

toute rousseauiste – que l’instruction ne rend pas forcément meilleur :

Si les sciences rendaient les hommes meilleurs et plus conséquents, je regretterais de n’avoir point

été instruite ; mais puisque mon ignorance excite en moi toutes les vertus, je m’applaudis de ne

tenir aucune lumière des hommes. Qu’on me considère donc comme une aveugle que la nature a

toujours pris soin de guider ; avec cette bonne mère, je vais sur cette matière parler aux Français.3

Un tel plaidoyer témoigne, chez Olympe de Gouges, d’une volonté d’enraciner les vertus du côté

de la nature, de manière à prendre appui sur cet exemple pour raisonner et responsabiliser les

protagonistes de la Révolution, dans un contexte où elle déplore le marasme dans lequel ses

homologues masculins s’enlisent. En somme, la façon dont l’auteure des Écrits politiques se

1 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, GF Flammarion, 2012. 2 En observant le modèle politique outre-Manche, Voltaire racontait dans sa Lettre sur le Parlement : « [C]e

gouvernement sage où le prince, tout-puissant pour faire le bien, a les mains liées pour faire le mal […] », Dès lors,

Voltaire considérait le modèle politique anglais comme un régime équilibré préférable au régime politique français. 3 Olympe de Gouges, « Discours de l’aveugle aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 90.

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définit fait écho à la définition du « philosophe » telle que Dumarsais la formule dans

l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert :

Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir ni connaître les causes qui les font mouvoir,

sans même songer qu’il y en ait. Le Philosophe, au contraire, démêle les causes autant qu’il est en

lui. […] Le philosophe forme ses principes sur une infinité d’observations particulières.1

La posture du philosophe consiste précisément à admettre et rechercher l’origine des

comportements. Par la détermination des relations de cause à effet, le penseur raisonne en

fonction de la concordance de ses observations (le philosophe s’efforce de fonder son jugement

de façon empirique et non apriorique). De plus, dans sa détermination à engager le monde vers la

démocratie, Diderot écrit à propos du philosophe (et de son usage de l’Encyclopédie créée

pour « changer la façon commune de penser2 ») :

Ce qui caractérise le philosophe et le distingue du vulgaire, c’est qu’il n’admet rien sans preuve,

qu’il n’acquiesce point à des notions trompeuses et qu’il pose exactement les limites du certain, du

probable et du douteux. 3

Tout au long des Écrits politiques, la démarche intellectuelle d’Olympe de Gouges relève

de cette méthode du philosophe. Ainsi, afin de dénoncer les dérives du système gouvernemental

en place et les incidences de la corruption4, elle oppose à ces comportements abusifs

l’observation et l’expérience, et cherche à les prouver. Par exemple, le pamphlet intitulé Le cri du

sage – Par une femme (mai 1789), prend acte de l’instabilité politique dans laquelle les États-

Généraux plongent la Nation, et, par conséquent, du sort incertain du peuple :

Il est temps d’élever la voix ; le bon sens, la sagesse ne sauraient plus observer le silence ; il est

temps de dire définitivement à la Nation, que si elle ne se décide pas promptement à ne faire qu’un

travail, elle entraîne sous peu la chute du Royaume, qu’elle ôtera à jamais la confiance, et que le

1 César Chesneau Dumarsais, « Philosophe », dans Diderot et D’Alembert, Encyclopédie (1751-1772), Robert

Morrissey (dir.), Encyclopédie Project, ARTFL University of Chicago – CNRS, Vol. 12, p. 509, [en ligne :

artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?c.11:1250.encyclopedie0513, consulté le 27 février 2017]. 2 Diderot, article « Encyclopédie », dans Diderot et D’Alembert, Encyclopédie (1751-1772), op. cit. 3 Lettre de Diderot à Sophie Volland (26 septembre 1762), voir Marc Buffat, « Diderot par lui-même dans les

Lettres à Sophie Volland », dans Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, n°15,1993, p. 9-30. 4 Les progrès dans les domaines scientifiques et artistiques coïncident avec la corruption de la société et une

augmentation des injustices que subissent les plus défavorisés, comme l’expose le rousseauiste Simon Linguet dans

ses Annales politiques, civiles et littéraires du XVIIIe siècle. Voir à ce sujet l’article d’Alain Garoux, « Simon

Linguet : le philosophe, le sage, le politique et les Lumières », dans Laurent Bove et Colas Duflo (dir.), Le

philosophe, le sage et le politique de Machiavel aux Lumières, Publications de Saint-Étienne, 2002, p. 213-246.

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mal deviendra incurable. […] Depuis longtemps j’observe les hommes ; j’ai été forcée de

reconnaître que la plupart ont le cœur flétri, l’âme abjecte, l’esprit énervé et le génie malfaiteur.1

La révolutionnaire ancre résolument son discours dans le temps et montre ainsi qu’elle observe

les hommes depuis suffisamment longtemps pour pouvoir les juger de manière juste et pertinente.

Le déclin du pays lui semble imminent, ce qui justifie de dénoncer publiquement l’éparpillement

et l’absence d’entente des États-Généraux (ce texte lui vaut d’ailleurs une sévère admonestation

de la part de la noblesse). Elle poursuit en insistant sur l’importance de la raison en cette période

trouble :

Mais si l’esprit de parti vient à l’emporter dans cette Assemblée sur la bienséance, la raison et la

justice, ces États-Généraux qu’on a désirés depuis si longtemps, ne seront donc réunis que pour

semer la discorde.2

L’expérience dont elle fait preuve en montrant sa capacité à observer et à juger le comportement

humain la rapproche de la posture du philosophe. La primauté de l’observation représente en effet

un précepte fondamental de la philosophie selon Buffon : « On doit commencer par voir

beaucoup et revoir souvent3 ».

En effet, dans son manuscrit intitulé Un politique philosophe doit-il se mêler de

gouvernement ?, Brissot rappelle

son principe général concernant l’activité philosophique, qui est de faire le bonheur de ses

semblables avant le sien, et donc de préférer la tranquillité publique à la tranquillité de l’âme, du

moins si les circonstances le permettent, nuance qui n’est pas anodine et qui permet à Brissot de

conclure que le philosophe ne peut véritablement agir que dans un régime républicain, et qu’en

régime despotique, où il n’est pas possible de prendre part au bonheur public, mieux vaut se

détourner de toute activité politique. Dans ce cas, plutôt qu’agir, on se contentera d’influencer

l’opinion publique par ses écrits en visant à l’éclairer et à l’instruire.4

Dès lors, l’observation et la raison, conduites avec industrie, engendrent l’enthousiasme et l’esprit

créateur, et ce, pour atteindre le bien général. Olympe de Gouges emploie d’ailleurs le mot

« zèle » pour qualifier l’enthousiasme qui l’anime et la foi qu’elle porte dans l’avenir de la

Nation : « Je prêche le bien chez un peuple fameux ; je vais parler de nouveau en faveur de ma

1 Olympe de Gouges, « Le cri du Sage, Par une femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 73. 2 Ibid., p. 74. 3 Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, L’Histoire naturelle, générale et particulière [1749], dans Œuvres

complètes de Buffon, avec des extraits de Daubenton et la classification de Guvier, Tome premier – Matières

générales, Paris, Furne et Compagnie, 1842, premier discours, p. 44. 4 Sébastien Charles, « Scepticisme et politique. Le cas Jacques-Pierre Brissot de Warville », Tangence, n°106, 2014,

p. 17.

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Patrie, et puisse mon zèle et mon amour pour elle, ramener les Français à l’union fraternelle1 ».

De même, un certain nombre d’écrits politiques de la révolutionnaire expriment son ardeur à

exposer auprès du Roi, des États-Généraux, du peuple et des colons des idées concrètes

susceptibles d’offrir la prospérité à la Nation. Par exemple, dans ses Remarques patriotiques

(décembre 1788), elle déclare :

Mes avis ne sont point bizarres ; c’est en employant les matériaux de la vérité, que je prétends

démontrer le danger, le bon et l’utile. C’est une femme, qui ose se montrer si forte, et si

courageuse pour son Roi, et pour sa Patrie.2

Le verbe « démontrer » signale la dimension rhétorique de son écrit destiné à persuader et à

convaincre son auditoire ; les verbes « oser » et « se montrer » autrement dit « être capable, être

en mesure de s’exposer » ainsi que les qualificatifs « forte » et « courageuse » relèvent du champ

lexical de l’engagement et dévoilent la hardiesse et la pugnacité de cette femme des Lumières. De

même, dans son Action héroïque d’une Française, ou la France sauvée par les femmes

(septembre 1789), Olympe de Gouges parle de « démangeaison d’écrire3 » malgré l’amertume

causée par les quolibets et les injures reçus à propos de son projet de caisse patriotique

(novembre 1788) pour laquelle les « Souverains de la fortune se feront un devoir de s’imposer4 ».

« La situation actuelle de l’État […] m’a forcée de reprendre la plume5 », écrit-elle encore dans

son Action héroïque d’une Française.

Ajoutons enfin qu’Olympe de Gouges s’inscrit dans la lignée des nombreux représentants

de l’esprit éminemment pluriel des Lumières. À l’exemple de Jean-Jacques Rousseau ou encore

de Louis-Sébastien Mercier, le polygraphisme des auteurs du XVIIIe siècle constitue un gage de

curiosité, de compétence, voire d’autorité. Ainsi, Olympe de Gouges s’attache d’abord à écrire

une œuvre autobiographique intitulée Mémoires de Madame de Valmont contre l’ingratitude et la

1 Olympe de Gouges, « Discours de l’aveugle aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 90. 2 Olympe de Gouges, « Remarques Patriotiques, par la Citoyenne, auteur de la Lettre au Peuple », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 46. Notons qu’un gouvernement où le Roi et la Patrie règnent ensemble correspond à l’idée que

se fait Olympe de Gouges d’un système politique équilibré : celui d’une monarchie constitutionnelle. 3 Olympe de Gouges, « Action héroïque d’une Française, ou La France sauvée par les femmes », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 120. 4 Olympe de Gouges ; « Mes vœux sont remplis, ou le don patriotique », dans Écrits politiques, op. cit., p. 87. Sur ce

projet de « caisse patriotique », voir sa « Lettre au Peuple ou le projet d’une Caisse patriotique Par une citoyenne à

Vienne, et se trouve à Paris, Chez les marchands de nouveautés (1788) », dans ibid., p. 37-45. 5 Olympe de Gouges, « Action héroïque d’une Française, ou La France sauvée par les femmes », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 120.

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cruauté de la famille de Flaucourt1, qui est un roman épistolaire à clefs. Puis, à partir de 1784,

elle choisit de composer des pièces de théâtre. En 1785, elle propose une pièce en lecture à la

Comédie-Française, lieu qui est alors la première scène d’Europe et l’un des plus importants

vecteurs de diffusion. Sa pièce en trois actes Zamore et Mirza, ou l’Heureux naufrage (1784)2

illustre bien les facettes multiples de son engagement pour la cause des Noirs. De fait, elle y

critique ouvertement le Code noir alors en vigueur et ose ainsi aborder de manière frontale les

problèmes du colonialisme et du racisme, trois ans avant la création par Brissot de la Société des

Amis des Noirs3 pour l’égalité des droits et l’abolition de l’esclavage. Dès lors, l’engagement

d’Olympe de Gouges se manifeste autant par le biais de la dramaturgie que dans la prose d’idées.

Victime de menaces proférées contre elle en raison de ses idées en faveur des Noirs, elle répond :

Je suis entêtée, opiniâtre de mon naturel ; et, pour me corriger, je viens de faire Le Marché des

Noirs, comédie en trois actes, et un drame en cinq actes, bien tragique, intitulé : Le Danger du

préjugé, ou l’École des hommes. […] Je puis mourir actuellement, je suis contente de moi […]. Si

jamais l’humanité triomphe de la barbarie dans les colonies, mon nom sera peut-être cher et révéré

dans ces climats.4

La révolutionnaire répond donc aux menaces par la surenchère (en déclarant sa volonté de

produire une pièce supplémentaire dont l’objectif réquisitorial serait équivalent à celui de son

drame déjà publié) : elle n’entend pas céder à la peur et continue de dénoncer l’esclavage en

jouant à la fois sur le registre comique et/ou tragique.

Somme toute, Olympe de Gouges manifeste plusieurs dispositions à la philosophie, dans

la mesure où elle fait souvent appel à la raison, tout en se présentant comme une observatrice du

monde et des hommes de son époque. Son aplomb déclamatoire prend assise sur son expérience

et son appropriation de la pensée des Lumières. Partant, elle met alors cet esprit critique au

service de causes humanistes et s’érige contre les injustices et les inégalités.

1 Olympe de Gouges, Mémoires de Madame de Valmont contre l’ingratitude et la cruauté de la famille de Flaucourt

(1784), Paris, Indigo et Côté-femmes éditions, 1995. Dans ce roman à caractère autobiographique, Olympe semble

s’inspirer des méthodes rédactionnelles des Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos, auteur dont

l’influence est importante concernant la question des relations sociales entre les sexes. Voir Pierre Choderlos de

Laclos, Les Liaisons dangereuses, Préface d’André Malraux, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2006. 2 Zamore et Mirza ou l’heureux naufrage – L’esclavage des Noirs : écriture en 1783, proposition en 1784, procès en

1785, représentation en 1789, interdiction en 1790, publication en 1792). 3 Parmi les membres de cette société, on compte notamment Mirabeau, Lafayette, Condorcet, La Rochefoucauld,

Pétion, Raynal et l’abbé Grégoire. 4 Olympe de Gouges, « Départ de M. Necker et de Mme de Gouges, ou les Adieux de Mme de Gouges aux Français

et à M. Necker », dans Écrits politiques, op. cit., p. 158.

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I. 1. b. Lutte contre les injustices et les inégalités

Les combats menés par les théoriciens de l’ère révolutionnaire ont porté non seulement

sur les injustices liées aux rapports de domination entre les humains (esclavage, torture), mais

aussi sur les fortes inégalités matérielles et sociales (liens masculins/féminins, hiérarchie entre les

classes sociales). C’est alors que l’on voit apparaître, dans des textes appelés à servir de référence

à la pensée politique, une prise de conscience qui va engendrer la dénonciation de ces

asservissements, et s’accompagner d’idées nouvelles pour refondre les codes et les lois de la

société. Face à ces enjeux de dignité humaine, les Lumières expriment ainsi

leur confiance dans l’homme, rendu à sa véritable nature comme chez Rousseau, grandi par le

progrès scientifique et la raison comme chez les encyclopédistes et Condorcet, ou affermi par

l’exercice de la critique chez Kant. De là, ces plaidoyers pour la tolérance qu’on trouve chez

Voltaire, défenseur de Calas, Sirven, La Barre ; de là ces travaux et projets des juristes, à la suite

de Grotius et Montesquieu.1

Pour illustration, le livre XV de l’Esprit des lois2 (1748) de Montesquieu condamne l’esclavage

en révélant l’absurdité de chaque argument de ce système légal arbitraire, et, par conséquent,

injustifiable. Également, dans Candide, Voltaire condamne explicitement la domination

qu’exercent les Européens sur les esclaves en donnant la parole au « nègre » de M. de

Vanderdendur3 :

Quand nous travaillons aux sucreries et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ;

quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe ; je me suis trouvé dans ces deux cas :

c’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe.4

En montrant l’absurdité de la situation, Voltaire dénonce l’esclavage. Par le biais de la parole du

personnage exploité, les bénéficiaires de cette servitude sont mis face à leurs responsabilités.

1 Gaston M’bemba-Ndoumba, La folie dans la pensée kongo, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 18. Sociologue de la

santé, il revient sur l’appréhension de la folie, du fou, distinct de l’insensé ou encore de l’aliéné, et fait référence aux

différents modes de réponses sociétales selon les valeurs philosophiques, morales et politiques de chaque époque. 2 Charles de Montesquieu, De l’esprit des lois, dans Montesquieu, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade, 1989. 3 Voir Pascal Debailly, Georges Decote, François-Marie Arouet dit Voltaire, Profil - Voltaire : Candide : 10 textes

expliqués : Analyse littéraire de l'œuvre, Paris, Hatier, 2009. 4 Voltaire, Candide (1759), Évreux, Hachette Éducation, 1991, coll. « Classiques Hachette », ch. XIX, p. 104.

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Voltaire interpelle ainsi le lecteur en brisant en quelque sorte le quatrième mur1, c’est-à-dire que

la question morale transcende le tableau-spectacle pour aller s’incarner dans l’esprit du public.

Dans la même perspective, Olympe de Gouges qui, rappelons-le, faisait partie de la

Société des amis des Noirs, porte clairement la voix et prend la plume2 pour défendre la liberté

des Noirs. D’ailleurs, Brissot raconta de cette femme engagée :

Les premiers essais de sa plume furent consacrés aux malheureux que tous [leurs] efforts ne

pouvaient arracher à l’esclavage. […] Il y avait du courage dans Olympe de Gouges à plaider leur

cause au moment où le plus violent orage éclatait contre leurs défenseurs.3

Par l’expression « que tous [leurs] efforts ne pouvaient arracher à l’esclavage », Brissot entend

l’insurrection des Noirs dans les colonies (françaises et américaines), et la répression ordonnée

par les notables qui s’ensuivit. Autrement dit, dans ce contexte de violence, il était effectivement

risqué pour Olympe de Gouges (et pour Brissot et les Amis des Noirs) de se positionner pour

l’abolition de l’esclavage. En janvier 1790, elle martèle encore dans sa Réponse au Champion

américain, ou Colon très aisé à connaître :

Sans connaître l’histoire de l’Amérique, cette odieuse traite des nègres a toujours soulevé mon

âme, excité mon indignation. Les premières idées dramatiques que j’ai déposées sur le papier,

furent en faveur de cette espèce d’hommes tyrannisés avec cruauté depuis tant de siècles.4

Olympe de Gouges décide ainsi de faire à nouveau la preuve de son sens inné (et non instruit,

« Sans connaître l’histoire de l’Amérique ») de son humanisme. Elle l’exprime par des sentiments

affirmés et sans équivoque (« odieuse traite », « soulevé mon âme », « excité mon indignation »,

« tyrannisés avec cruauté »).

Par ailleurs, les injustices sociales dénoncées par Olympe de Gouges ont pu concerner les

in-justices (décisions de justice qui ne sont pas justes), c’est-à-dire la mauvaise administration du

1 Concept initié par Diderot, le « quatrième mur » correspond à un plan transparent, imaginaire, situé sur le devant de

la scène d’un théâtre. Il sépare la scène des spectateurs (jeu indépendant). 2 Notons qu’il est improbable qu’Olympe de Gouges ait pu écrire (graphie) ses textes elle-même ; elle dictait en

réalité ses idées à un secrétaire. Voir Sarnia Spencer, « Women and Education », dans French Women and the Age of

Enlightenment, Bloomington, Indiana UP., 1984, p. 83. 3 Brissot, (« dans un passage de ses mémoires rédigés en prison et qui est à ce jour, inédit, Papiers de Brissot, 446 AP

15, inventoriés par Suzanne d’Huart »), cité par Olivier Blanc, Préface, dans Olympe de Gouges, Écrits politiques,

op. cit., p. 18 et note p. 33. 4 Olympe de Gouges, « Réponse au Champion américain, ou Colon très aisé à connaître », dans Écrits politiques,

op. cit., p. 136.

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pouvoir judiciaire, et, par conséquent, les peines excessives ou la violence. Si Voltaire, par

exemple, dans la définition du mot « Torture » de son Dictionnaire philosophique1 (1764),

condamnait fermement la torture pratiquée lors des procès, la révolutionnaire, quant à elle, a

toujours témoigné de son effroi vis-à-vis de toutes les formes de violence. À ce sujet, Olivier

Blanc, archiviste et éditeur scientifique des Écrits Politiques d’Olympe de Gouges, rappelle un

des mots de la révolutionnaire sur la violence commise pendant la Révolution, dans un texte

intitulé Le Cri de l’innocence qui, par ailleurs, sera repris sous le titre La Fierté de l’Innocence :

« Le sang, disent les féroces agitateurs, fait les révolutions. Ce à quoi je [Olympe] réponds : le

sang même des coupables versé avec profusion et cruauté souille éternellement les révolutions2 ».

Son sens de la répartie est aussi infaillible que prompt à servir son attitude pacifiste. Elle combat

les armes par les lettres, ce qui fait d’elle une sage (ce qui résonne avec le titre Le cri du Sage,

Par une femme).

Toujours sur l’aversion d’Olympe pour la violence, Olivier Blanc écrit :

La hantise de Mme de Gouges est la violence : violence contre les déshérités, contre les Noirs des

colonies, contre les femmes. De façon générale, l’emploi de la force brutale ne trouve aucune

justification à ses yeux. Elle est la première à déplorer les exactions commises peu après la prise

de la Bastille (assassinats de Flesselles et de Berthier de Sauvigny) et dans les journées d’octobre.

La fusillade du Champ-de-Mars la bouleverse […].3

Cette propension à la non-violence signale chez Olympe de Gouges une forme de maturité ou de

sagesse propre au philosophe qui, par définition, se dégage de tout emballement belliqueux4.

Enfin, de façon surprenante, au plus fort de la Révolution, Olympe de Gouges n’hésite pas

à utiliser des références lettrées pour admonester les radicaux auxquels elle repproche leurs excès

1 « Lorsque le chevalier de la Barre […] fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, et même d’avoir passé

devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d’Abbeville, gens comparables aux

sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main, et qu’on brûlât

son corps à petit feu ; mais ils l’appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait

chantées », Voltaire, « Torture », dans Dictionnaire philosophique, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1994,

p. 502. 2 Olivier Blanc, « Préface », dans Olympe de Gouges, Écrits politiques, op. cit., p. 17. 3 Ibid., p. 16-17. 4 Voir « Gilligan: caring and justice perspectives. The relationship between nonviolence and moral judgment », dans

The Psychology of Nonviolence and Aggression, V. K. Kool, New-York, Palgrave Macmillan, 2007.

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de comportement1. Ainsi, dans la préface de L’Ordre national, ou le Comte d’Artois Inspiré par

Mentor, dédié aux États-Généraux (juillet-août 1789), elle écrit :

Je prendrai pour texte ce vers d’Aménaïde dans Tancrède :

« L’injustice à la fin produit l’indépendance. »

Et l’indépendance produira à la fin de nouveaux abus plus terribles et plus nuisibles à la Patrie que

ceux qui ont fait le malheur de la France depuis tant de siècles.2

L’indignation que manifeste Olympe de Gouges constitue une première étape de l’action

humanitaire : elle prouve sa capacité à s’émouvoir et à réagir humainement3.

Dans les faits, le début de l’été 1789 est marqué par l’incapacité des trois ordres à s’unir, et

d’autant plus, sous la bannière du monarque. Précisément, les députés du tiers état refusent

l’autorité du Roi. Leur volonté d’indépendance devenue féroce met alors, selon la révolutionnaire

modérée, la stabilité du pays en péril. Sans l’unité de tous et la liberté et l’égalité garanties par un

souverain responsable et bienveillant, les injustices (et la violence) refleuriront. Dans la vision

politique d’Olympe de Gouges, seule la monarchie constitutionnelle permet le contrôle mutuel et

l’équilibre des pouvoirs, de manière à ancrer durablement l’harmonie générale dans tout le pays.

C’est pourquoi, s’inquiétant que cette révolution aboutisse à une forme extrême

d’« indépendance », lieu de toutes les dérives, Olympe de Gouges retourne et contredit la maxime

d’Aménaïde.

Concernant les inégalités sociales, la situation inhumaine dans laquelle se trouve le peuple

comparée aux avantages disproportionnés dont bénéficient le petit nombre des privilégiés

appartenant à l’aristocratie n’est pas nouvelle ; elle se maintient depuis des siècles. En revanche,

la prise en compte de ces disparités sociales devient (à une époque aussi particulière que la

deuxième moitié du XVIIIe siècle) un des principaux objets des réflexions philosophiques. Dès

lors, la révolutionnaire donne sa propre vision de la société, qui tient autant d’un sens

pragmatique de l’observation que d’un sentiment de sollicitude envers autrui :

Le commerce anéanti, la justice mal rendue, l’ouvrier sans travail, le pauvre sans aumônes, les

riches sans humanité, le marchand voleur volé, chacun refusant de payer, les effets de banque

1 Sur la radicalité, voir l’analyse de Jonathan Israël au sujet de l’influence du spinozisme sur les Lumières, dans Les

Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité, 1650-1750, (Radical Enlightenment,

Philosophy and the Making of Modernity, Oxford University Press, 2001), Traduction de Pauline Hugues, Charlotte

Nordmann et Jérôme Rosanvallon, Paris, Éditions Amsterdam, 2005. 2 Olympe de Gouges, « L’Ordre national, ou le Comte d’Artois Inspiré par Mentor, dédié aux États-Généraux », dans

Écrits politiques, op. cit., p. 112. 3 Voir la parole engagée face à la souffrance d’autrui dans le chapitre suivant.

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n’ayant plus de cours, le prix exorbitant que l’on retient pour les bons effets, le royaume dévasté

de grains, le désordre général et une misère profonde : voilà, je pense, des maux plus que

suffisants, qui devraient fixer l’attention des États-Généraux.1

Dans ce passage, elle met en évidence les nombreux maux qui touchent à la fois la France et

accentue l’ampleur des difficultés que connaît le pays. D’un point de vue rhétorique, même si elle

dictait ses remarques à une sorte de scribe, Olympe de Gouges utilise un style particulièrement

éloquent et de plus en plus grave. De cette manière, la révolutionnaire espère sensibiliser et faire

réfléchir les États-Généraux sur la crise sans précédent que traverse alors la Nation.

Une autre démarche humaniste d’Olympe de Gouges fut de veiller à faire changer les lois

ayant trait aux enfants dits illégitimes, qui n’avaient ni droits, ni reconnaissance, et qui, par

conséquent, étaient voués à la misère :

[U]n préjugé d’opprobre prive ses [de l’homme] enfants naturels de tout concours aux places et

aux rangs ordinaires de la société ; nous extirpons tous les abus, comment pourrions-nous laisser

exister celui-là ! Ce préjugé me parait d’autant plus absurde, ridicule, dénaturé, que si un Prince

donne l’être à un enfant né du sein de la plus vile des femmes, il n’en sera pas moins

gentilhomme. Il pourra prétendre aux honneurs, aux dignités ; et un enfant naturel, d’un brave

homme et simple particulier, sera considéré comme un vil bâtard ?2

Dès la naissance, les enfants de la bâtardise subissent un mal-jugé irrémédiable qui les empêche

légalement et à vie d’accéder à un statut décent. Olympe de Gouges ne conçoit pas qu’il puisse

subsister une telle iniquité dans ce contexte révolutionnaire dont le principe consiste à bannir

toutes sortes de partialité vis-à-vis de la loi.

Son argument n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui de Rousseau dans le Discours sur l’origine

et les fondements de l’inégalité parmi les hommes3 (1755), où le philosophe explique que

l’inégalité sociale résulte d’une espèce de « convention », d’un « consentement », instituant un

rapport de domination entre les hommes. Cette différence de traitement est indigne aux yeux de

celui qui cherche la vérité.

I. 1. c. La question de la liberté

1 Olympe de Gouges, « Discours de l’aveugle aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 92. 2 Olympe de Gouges, « Séance Royale. Motion par Mgr le duc d’Orléans, ou Les songes patriotiques », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 110. 3 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Éditions

Sociales, 1968, coll. « Les classiques du peuple ».

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Chez les philosophes des Lumières, les concepts de tolérance, de justice et d’égalité1 se

pensent autour d’un critère ultime et commun : la liberté. Comme l’affirme Diderot, « [c]haque

siècle a son esprit qui le caractérise ; l’esprit du nôtre semble être celui de la liberté2 ». C’est

d’ailleurs au nom de cette liberté et de l’« amour pour l’indépendance3 » que le Dictionnaire

historique, littéraire et bibliographique des Françaises et des étrangères naturalisées en France

(1804) retient le nom d’Olympe de Gouges :

Son éducation fût extrêmement négligée ; mais la nature la doua d’un esprit facile et d’une

imagination ardente. Sa beauté et ses succès dans la carrière des lettres, la placèrent parmi les

femmes les plus intéressantes de son temps. À l’époque de la révolution, en 1789, elle se jeta dans

le tourbillon de la politique. Bientôt l’enthousiasme de la liberté caractérisa ses écrits. Les sociétés

populaires de femmes lui durent leur institution […].4

Nous retrouvons la primordialité de la notion de liberté chez Olympe de Gouges en

septembre 1791, lorsqu’elle adresse à la reine de France Marie-Antoinette une lettre mémorable,

Les droits de la femme, A la reine5, qui contient la fameuse Déclaration des droits de la femme et

de la citoyenne. Hormis la dimension féministe de cette missive6, il est manifeste que le but de

cette lettre est de suggérer à Marie-Antoinette et, par son intermédiaire, au pouvoir royal,

l’abandon de tous les privilèges sociaux et le ralliement du parti monarchique à la cause de la

liberté. Dès le début de la dédicace, l’auteure annonce ne pas avoir « attendu, pour [s]’exprimer

ainsi, l’époque de la liberté7 » afin de « parler franchement8 ». Puis, dans le corps du texte, elle

s’adresse à la reine en mettant en valeur sa fidélité, son dévouement et son engagement quand il

est question de défendre la liberté de sa souveraine : « [M]oi seule, dans un temps de trouble et

d’orage, j’ai eu la force de prendre votre défense. […] Oui, Madame, lorsque j’ai vu le glaive

levé sur vous, j’ai jeté mes observations entre ce glaive et la victime9 ».

1 Voir Mona Ozouf, « Égalité », dans François Furet et Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution

française. Idées, Manchecourt, Flammarion-Champs, 1992, p. 144. 2 Denis Diderot dans son adresse à la princesse Dashoff, le 3 avril 1771. 3 Fortunée Briquet, « Aubry, (Olympe de Gouges) », dans Dictionnaire historique des Françaises connues par leurs

écrits, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Écrits de femmes », 2016, p.106-107. 4 Id. 5 Voir Olympe de Gouges, « Les droits de la femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 204. 6 Missive sur laquelle nous reviendrons dans la suite de ce mémoire. 7 Olympe de Gouges, « Les droits de la femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 204. 8 Id. 9 Id.

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D’une manière implicite, Olympe de Gouges laisse entendre à Marie-Antoinette qu’elle espère

que celle-ci puisse œuvrer à son tour pour la liberté de la Patrie contre les « tyrans1 ».

Ensuite, concernant la Déclaration des droits de la femme, les articles, clairement rédigés

sur le modèle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, font de la liberté le

socle de ces droits :

Article premier. La femme naît libre […].

II. […] la conservation des droits naturels et imprescriptibles de la Femme et de l’Homme […] :

ces droits sont la liberté […], et surtout la résistance à l’oppression.

IV. La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à autrui ; ainsi l’exercice des

droits naturels de la femme n’a de borne que la tyrannie perpétuelle que l’homme lui oppose ; ces

bornes doivent être réformées par les lois de la nature et de la raison.

X. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions […], la femme a le droit de monter à l’échafaud ;

elle doit avoir également celui de monter à la Tribune […].

XI. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de la

femme […].2

À la lecture des premiers articles de cette déclaration, il est manifeste que la situation des femmes

sous l’Ancien Régime et, plus généralement, la condition féminine telle qu’elle existe depuis

plusieurs siècles, préoccupent beaucoup Olympe de Gouges qui entreprend de donner aux

femmes les mêmes droits qu’aux hommes. D’une certaine manière, comme l’écrit Jean

Starobinski, l’« exigence de liberté s’éprouve dans la frustration. L’histoire du siècle résulte d’un

combat, parfois d’un dialogue, entre les actes du pouvoir autocratique et les ripostes des individus

indociles3 ». Ceci explique peut-être pourquoi la liberté ou encore la condition des femmes ont

été des combats autant pragmatiques qu’idéologiques dans la pensée de la révolutionnaire.

I. 1. d. De l’utilité de l’honnête-femme

Dans l’article « Philosophe » de l’Encyclopédie de Dumarsais, on peut lire :

Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde ; […] il veut trouver du plaisir avec les

autres […] : c'est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile. […]

1 Ibid., p. 205. 2 Ibid., p. 207-208. 3 Jean Starobinski, L’invention de la liberté, 1700-1789 : suivi de, 1789, les emblèmes de la raison, Paris, Gallimard,

2006, p. 19.

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La société civile est, pour ainsi dire, une divinité pour lui [le philosophe] sur la terre ; il l’encense,

il l’honore par la probité, par une attention exacte à ses devoirs, et par un désir sincère de n’en être

pas un membre inutile ou embarrassant.1

Cette définition est particulièrement éclairante pour montrer en quoi Olympe de Gouges est une

philosophe des Lumières. En effet, l’ensemble de ses écrits politiques témoigne de son

acharnement à vouloir se rendre utile à la société, réalité que l’on trouve sous sa plume dans les

termes de « peuple », « Patrie », « Nation », « tous », « la France », « les Français », etc.

En novembre 1788, Olympe de Gouges fait paraître une brochure intitulée Lettre au Peuple ou le

projet d’une Caisse patriotique qui présente plusieurs réformes destinées à servir le bien public2.

Au demeurant, la dernière phrase de cette Lettre au peuple énonce la promesse d’Olympe

de se comporter en femme utile à la société : « C’est avec ces sentiments de fraternité, que je suis

pour tous mes compatriotes, la plus zélée et la plus sincère Citoyenne3 ». De même, vers la fin de

ses Remarques patriotiques (décembre 1788), l’auteure introduit le récit d’un songe utile qu’elle

a fait dernièrement et dont il est essentiel de s’inspirer pour le bien de tous :

Ce songe, tel bizarre qu’il soit, va lui [la Nation] montrer un cœur véritablement citoyen, et un

esprit toujours occupé du bien général. Mon imagination pleine de tous ces projets en faveur de la

France, m’a poursuivi jusque dans mon sommeil. […] [L]es fictions que j’ai eues sont tellement

frappantes et patriotiques, que je ne peux me dispenser de les rapporter […].4

Olympe de Gouges désire montrer à ses concitoyens qu’elle se soucie beaucoup du bien public.

Par son habileté à la mise en scène et son sens de la formule, elle énonce ses idéaux. Dans le cas

présent, la fiction concerne une conciliation entre le Roi et le peuple en vue de l’amélioration des

conditions de vie dans les rues de Paris, spectacle d’une profonde misère.

Après les violents reproches que la révolutionnaire essuie concernant son projet d’impôt

patriotique (son élan réformateur ne plait pas aux ultraconservateurs de la Cour qui n’hésitent pas

à la railler et à la dénigrer en mettant en doute ses bonnes mœurs), Olympe de Gouges rédige

l’Avis pressant, ou réponse à mes calomniateurs (mai 1789) où elle expose les nombreux

sacrifices qu’elle a faits pour le bien public :

1 César Chesneau Dumarsais, « Philosophe », dans Diderot et D’Alembert, Encyclopédie (1751-1772), op. cit.,

Vol.12, p. 510. 2 Nous étudions ces propositions sociales (la création d’un impôt sur les revenus des plus riches, la distribution des

terres en friche à des paysans ou des coopératives, la création d’établissements de maternité et de foyers solidaires

pour les plus nécessiteux…) dans les chapitres suivants. 3 Olympe de Gouges, « Lettre au Peuple, ou projet d’une Caisse patriotique », dans Écrits politiques, op. cit., p. 45. 4 Ibid., p.57.

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Que ne puis-je faire l’aveu de mes sacrifices ! Si je n’ai point fait un commerce de mes ouvrages,

si je les ai donnés gratuitement à tous les Français, et si j’ai perdu mon repos et ma santé à cette

ardeur patriotique, qui m’a portée vers ce genre de composition, j’avouerai à tout un public que je

n’ai obéré que ma bourse et altéré mes jours ; mais la cause en est belle et précieuse à mes yeux.1

Plusieurs éléments marquent ces paroles d’une sérieuse capacité de persuasion. D’abord, Olympe

de Gouges regagne sa crédibilité par le renoncement à faire un quelconque profit de ses

productions. Puis, elle insiste sur le fait qu’elle agit avec abnégation, à en perdre la santé. Ensuite,

elle invite les lecteurs à saisir la raison de tant de pugnacité : la cause reste infatigablement la

même, soit « voir refleurir la France2 ».

Enfin, la question de se rendre utile à la société transparaît également dans son théâtre.

Dans Le couvent ou les vœux forcés3 (octobre 1790), pièce anticléricale engagée, elle fait dire à

l’un de ses personnages que « le droit de se choisir librement une place dans la société appartient,

par la nature, à tout être pensant, et que le premier de tous les devoirs est d’être utile4 ». En plus

de l’utilité de l’honnête-homme, plusieurs autres composantes récurrentes se retrouvent dans

cette parole : le droit, la liberté, la société, la nature, le discernement.

À l’analyse des manifestations tangibles que nous livrent les Écrits politiques, la preuve

est faite que la pensée d’Olympe de Gouges s’articule sur les mêmes fondements que ceux

employés et prodigués par les Lumières, à savoir, le raisonnement, la défense de grandes causes,

la liberté comme principe fondamental et la valorisation d’une existence utile. Dès lors nous

pouvons définir Olympe de Gouges comme une philosophe de son temps. Ceci étant, ses textes

rendent aussi compte de son importante propension à s’émouvoir du sort d’autrui (ce qui tient

également des Lumières).

I. 2. Philosophie morale, sympathie et sollicitude au Siècle des Lumières

1 Olympe de Gouges, « Avis pressant, ou réponse à mes calomniateurs », dans Écrits politiques, op. cit., p. 80. 2 Id. 3 Olympe de Gouges, Le couvent ou les vœux forcés, Drame En Trois Actes Par Mme De Gouges, Auteur De

« L’Esclavage Des Noirs » (édition de 1792), dans Théâtre politique (Tome 1) : Le couvent ou Les vœux forcés,

Mirabeau aux Champs-Élysées, L’entrée de Dumouriez à Bruxelles ou Les Vivandiers, Paris, Éditions Indigo Côté-

femmes, 2007. 4 Olympe de Gouges, Le couvent ou les vœux forcés, dans Benoîte Groult, Olympe de Gouges, Œuvres, Paris,

Mercure de France, coll. « Mille et une femmes », 1986, (I, ii), p. 184.

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Lorsqu’Olivier Blanc rappelle qu’Olympe de Gouges « fut, au milieu des déchirements

entre partis, une humaniste éprise de paix et de réconciliation1 », entend-il qu’elle possédait alors

un sens moral sans faille, une propension naturelle à la sympathie ou une capacité à éprouver de

la sollicitude à l’égard des moins lotis ? Il est probable que ces trois raisons se valent et qu’elles

expliquent la postérité de l’action et de l’œuvre de la révolutionnaire.

I. 2. a. Philosophie morale

Chez la plupart des partisans de la philosophie morale, nature et culture ne s’opposent

pas2 ; au contraire, le cœur et la conscience se confondent, afin d’élaborer un modèle de

comportement moral et vertueux3 (disposition à faire le bien en accomplissant des actes moraux

par un effort de la volonté). À cela s’ajoute l’idée de « cercle vertueux » : en tendant vers le bien

plutôt que vers le mal, l’homme trouve une récompense à accomplir de bonnes actions, un bon

ouvrage. En d’autres termes, le fait d’agir et de se rendre utile aux autres permet de se réaliser et

de construire l’estime de soi. C’est ce qu’observe Moi dans le Neveu de Rameau de Diderot :

Je ne méprise pas les plaisirs des sens. J’ai un palais aussi, et il est flatté d’un met délicat ou d’un

vin délicieux. […] Quelquefois, avec mes amis, une partie de débauche, même un peu

tumultueuse, ne me déplaît pas. Mais, je ne vous dissimulerai pas, il m’est infiniment plus doux

encore d’avoir secouru le malheureux, […] fait une lecture agréable, rempli les devoirs de mon

état […]. Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède.4

Si Moi manifeste un intérêt certain pour les plaisirs des sens, il affectionne encore plus le

sentiment de bien-être que lui procurent la réalisation d’un acte secourable ou l’accomplissement

de son devoir. De même, dans son célèbre traité d’éducation qui porte sur « l’art de former les

hommes », Rousseau contribue à l’élaboration de ce fondement dans la « leçon » du Vicaire

savoyard :

1 Olivier Blanc, Marie-Olympe de Gouges, Une humaniste à la fin du XVIIIe siècle, Luzech, Éditions René Viénet,

2003, p. 14. 2 Notons toutefois qu’il subsiste une tension entre nature (désir) et culture (devoir), comme l’indique Rousseau :

« J’ai dit que Jean-Jacques n’était pas vertueux : notre homme ne le serait pas non plus ; […] Mais s’il s’agissait de

combattre ses plus chers désirs et de déchirer son cœur pour remplir son devoir, le ferait-il aussi ? [notre homme]

J’en doute » (dans Rousseau juge de Jean-Jacques, Dialogues (1772-1776), Édition critique par Philip Stewart,

Paris, Champion Classiques, 2011, deuxième dialogue, p. 227). 3 Du latin virtus, « qualités qu’un homme doit posséder ». 4 Denis Diderot, Satyre seconde, Le Neveu de Rameau, Édition critique par Marian Hobson, Genève, Droz, 2013,

coll. « Textes littéraires français », p. 63.

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La conscience ne trompe jamais, elle est le vrai guide de l’homme : elle est à l’âme ce que

l’instinct est au corps ; qui la suit obéit à la nature et ne craint point de s’égarer. […] Si la bonté

morale est conforme à notre nature, l’homme ne saurait être sain d’esprit ni bien constitué

qu’autant qu’il est bon.1

Autrement dit et de façon évidente dans la pensée du XVIIIe siècle, doué de jugement et de bonté

par nature, l’individu qui embrasse ces attributs ne peut que se réaliser pleinement et en ressortir

augmenté.

En somme, la philosophie morale étudie non seulement la façon pour l’homme de se

connaître soi-même et de connaître autrui, mais aussi la manière dont il doit agir pour être

heureux.

I. 2. b. Sentiment de sympathie2

En Occident, le sentiment de sympathie est théorisé dès l’Antiquité grecque. Ainsi, dans

l’esprit des stoïciens, le Feu-Logos, empreint de sympathie, permet l’harmonie du monde, des

éléments et de la vie sur terre3. Près de deux millénaires plus tard, David Hume constate que nous

nous sentons tous concernés par le bien-être de nos semblables4. L’empiriste écossais signale

également qu’« il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une

égratignure au doigt5 », autrement dit la faculté de compatir n’est pas directement liée à la raison.

Si l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert suggère que la sympathie provient d’abord et

avant tout d’un phénomène physiologique, la définition permet, dès lors, d’appréhender le

1 Jean-Jacques Rousseau, Profession de foi du Vicaire savoyard, dans Émile, ou De l’éducation (livre IV, p. 431),

(1762), Paris, Gallimard, 2010, coll. « Folio essais », p. 93. 2 Sur cette notion, voir Jean-Pierre Cléro et Thierry Belleguic (dir.), Les Discours de la sympathie. Enjeux

philosophiques et migrations conceptuelles, Paris, Hermann, Les collections de la République des Lettres, 2014, et

Thierry Belleguic, Éric Van Der Schueren et Sabrina Vervacke (dir.), Les Discours de la sympathie. Enquête sur une

notion de l’âge classique à la modernité [2007], Paris, Hermann, Les collections de la République des Lettres, 2014. 3 « À supposer que la nature forme un Tout bien lié et cohérent... que tout l’univers soit un... […] Si l’on touche les

cordes d’une lyre, les autres cordes résonnent ; les huîtres et les autres coquillages croissent et décroissent avec la

Lune... Le flux et le reflux de la mer sont commandés par les phases de la Lune » (Cicéron, De divinatione, II, 14,

§ 33-34). 4 Précisons que Hume distingue les « impressions » et les « idées ». Pour lui, ce sont les sentiments qui dictent nos

actes et non la raison. 5 Davide Hume, Traité de la nature humaine, 1739-1740 (II, 1, 11), cité par Jostein Gaarder, dans Le monde de

Sophie, version traduite au Seuil, Paris, 1995, p. 313. Voir David Hume, A Treatise of Human Nature. A Critical

Edition, 2 volumes, David Fate Norton and Mary Jane Norton (edit.), The Clarendon Edition of the Works of

David Hume, Oxford, Clarendon Press, 2007.

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sentiment de sympathie dans le champ des relations interpersonnelles par le biais d’une approche

organique :

SYMPATHIE, (Physiologie) […] Il s'agit ici de cette communication qu'ont les parties du corps

les unes avec les autres, qui les tient dans une dépendance, une position, une souffrance mutuelle,

et qui transporte à l'une des douleurs, les maladies qui affligent l'autre. Il est vrai pourtant que

cette communication produisait aussi quelquefois par le même mécanisme un transport, un

enchaînement de sensations agréables. La sympathie, en physique anatomique, est donc

l'harmonie, l'accord mutuel qui règne entre diverses parties du corps humain par l'entremise des

nerfs, merveilleusement arrangés, et distribués pour cet effet. […] Les Peintres se servent de ce

terme pour signifier l'union et comme l'amitié qui est entre certaines couleurs ; le goût et la

pratique apprennent aux artistes à connaitre cette union.1

Il nous semble important d’exposer les points de vue de Sophie de Grouchy2 et de Louis-

Sébastien Mercier relatifs à cette notion de sympathie, en raison de leur proximité amicale avec

Olympe de Gouges, ainsi qu’en rapport à une proximité idéologique et morale3.

Signalons qu’Olympe de Gouges est voisine du couple Condorcet dans la campagne d’Auteuil à

la fin des années 1770 (et plus tard, de Madame Helvétius). Savants et littérateurs de renom

contribuent alors à la réputation de ce qu’on appelait la « Société d’Auteuil ». Olivier Blanc

précise qu’

à Auteuil, Mme de Condorcet s’était retirée dans sa maison de la Grande rue, n° 2, y recevant la

même société que sa voisine Mme Helvétius. Mme de Condorcet arrivait en terrain connu à

Auteuil où logeaient deux de ses relations, Mme de Gouges et Mme Helvétius qui, vers mars

1792, furent simultanément dénoncées dans un article haineux par l’abbé Bonnefoy de Bouyon,

journaliste royaliste, auteur d’un périodique intitulé À deux liards mon journal. Il y traitait les

deux femmes de « sorcières » tenant leur « sabbat » à Auteuil.4

Quant à Mercier, rencontré en 1775, sa proximité avec Olympe de Gouges était telle que certains

historiens le qualifièrent de « teinturier » de cette dernière, autrement dit, sa plume. Elle se

défend contre cette injure dans son Adieux aux Français en déclarant avoir « donné [s]es écrits

sans teinturier […] en demandant quelquefois des avis, que je ne suis jamais5 ». Nonobstant,

l’influence et le guidage de Mercier furent décisifs pour la révolutionnaire en herbe.

1 Diderot et D’Alembert, « Sympathie », dans Encyclopédie, 1er décembre 1765, [en ligne : www.encyclopédie.eu,

consulté le 24 février 2017]. 2 Sophie de Condorcet (née de Grouchy), issue d’un milieu favorisé, apprit l’anglais très jeune. Une fois installée

avec son mari au quai Conti à Paris, elle fit de leur salon un des plus grands rendez-vous de discussion de la capitale,

qui devint alors « le cœur de l’Europe éclairée » où étaient invités le marquis de La Fayette, Thomas Jefferson, ou

encore la féministe Mary Wollstonecraft, auteure de Vindication of the Rights of Women (1792). 3 Notons néanmoins que sur la question de la sympathie, Hume et Rousseau sont les références. 4 Olivier Blanc, « Cercles politiques et "salons" du début de la Révolution (1789-1793) », Annales historiques de la

Révolution française, 344 | 2006, 63-92. 5 Olympe de Gouges, « Adieux aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 159.

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Concernant Sophie de Grouchy, à la suite de sa traduction de la Théorie des sentiments

moraux d’Adam Smith – d’après lequel la sympathie réside dans la faculté de partager les

passions des autres1 –, Sophie de Grouchy donc, imprégnée des idées d’Adam Smith sur la

sympathie, entreprit la démarche d’en dire tout le bien qu’elle en pensait, mais aussi d’apporter

son point de vue sur cette notion dans ses huit Lettres sur la sympathie (1798)2. Dans la théorie

initiale de Smith, la sympathie que l’on éprouve pour autrui provient de l’intérêt porté à cette

autre personne, de sorte que ce sentiment est une sorte de mélange entre intérêt et vertu. Grâce à

la sympathie, l’individu passe de l’intérêt commun à la conscience morale individuelle3.

Pour Sophie de Grouchy, la sympathie est plutôt une sorte de bonheur fondé sur la bienveillance.

Concrètement, elle prend sa source dans les sensations de douleur et de plaisir, qu’elles soient de

nature physique ou morale, qu’une personne éprouve à l’égard d’autrui. Transformé en vue de

l’esprit, ce ressenti devient le sentiment de sympathie. Au sujet de sa propre mère, elle raconte :

C’est en voyant [ses] mains soulager à la fois la misère et la maladie ; c’est en voyant les regards

souffrants du pauvre se tourner vers [elle] et s’attendrir en [la] bénissant, qu’[elle a] senti tout

[s]on cœur.4

Autrement dit, en étant témoin des soins que prodiguait sa mère aux pauvres et aux malades,

Sophie de Grouchy éprouva un sentiment sincère et profond, qui lui révéla l’importance de ce

sentiment réciproque entre le malade et la soignante. Cette relation induite dans et par la relation

de soin repose sur les valeurs de respect et de reconnaissance.

D’un point de vue plus théorique, elle considère que c’est dans le sentiment de sympathie que

l’humanité puise sa signification profonde, son identité, le sens de son existence. Pour elle, la

sensation fonde les différentes sortes de sentiment moral et de facto, les rapports à autrui qu’ils

induisent. Mise en perspective, en livrant une autre vision du sensualisme français, dans le sens

d’une communauté politique d’individus unis naturellement, cette interprétation de la sympathie,

1 Adam Smith, « De la manière dont nous jugeons de la convenance ou de l’inconvenance des affections des autres

hommes, selon leur accord ou leur dissonance avec les nôtres », dans Théorie des sentiments moraux, (1759), Paris,

PUF, 1999, I, 1, 3, p. 38-39. 2 Voir Les Lettres sur la sympathie (1798) de Sophie de Grouchy, marquise de Condorcet. Philosophie morale et

réforme sociale, éd. Marc André Bernier et Deirdre Dawson, Oxford, Voltaire Foundation, coll. « Studies on

Voltaire and the Eighteenth Century », 2010. 3 Voir à ce sujet Ralph Anspach, « La théorie générale du comportement dans la Théorie des sentiments moraux »,

dans « The implications of the Theory of Moral Sentiments for Adam Smith’s economic thought », History of

Political Economy, vol. 4, n° 1, 1972, p. 176-206. 4 Sophie de Grouchy, Lettres sur la sympathie, suivies de Lettres d’amour à Mailla Garat, Montréal, Université du

Québec à Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1993, p. 44.

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à l’opposé de l’« isolisme » sadien1, met en relief sa dépendance radicale et matricielle à autrui.

Sophie de Grouchy cherche alors à montrer en quoi le système politique qu’est la monarchie

absolue de droit divin nie l’essence même de la sympathie, sentiment fondé sur la loi de la nature

et sur lequel va reposer la République naissante et la citoyenneté2.

Quant à Louis-Sébastien Mercier, il se donna pour objectif de montrer l’importance de

porter un regard positif envers autrui3, que ce soit en tant que critique littéraire, en tant que

dramaturge, ou tout simplement en tant que citoyen attentif au sort des plus démunis qui ne

bénéficient d’aucune aide. Mercier fut un remarquable observateur de la vie parisienne, des

mœurs de ses habitants, de la multitude de ses petits métiers. Il compara la vie à une scène. Du

reste, il aspira à transformer le modèle dramaturgique de son époque en un théâtre constructif et

instructif, permettant au spectateur de devenir un citoyen éclairé4. On y retrouve des similitudes

avec l’écriture théâtrale d’Olympe de Gouges dans la volonté d’utiliser les planches, par le

truchement du sourire et de l’attendrissement, comme support et lieu de subversion idéologique.

De même, dans son Tableau de Paris (1781), Mercier témoigne avoir « vu de près la misère de la

portion la plus nombreuse d’une ville qu’on appelle opulente et superbe5 ». De façon quasi

inédite, il évoque un Paris moderne, populaire, cosmopolite, dans une dimension non

aristocratique. Comme l’indique Jean-Claude Bonnet :

Par une vraie compassion, […] dans son rôle de réformateur politique, d’utopiste et de

philanthrope, […] Mercier se donne pour mission de dénoncer toutes les formes d’abus et

de plaider en faveur des droits de l’homme.6

Mercier affirme ainsi dans son œuvre que la sympathie est une « précieuse passion sociale7 ». Il

voit même dans la sympathie un colloïde1 social : « L’homme est doué d’une sympathie qui le

1 Voir Marc André Bernier, « Sophie de Condorcet, Lectrice française d’Adam Smith », dans Madeleine Bertaud, La

littérature française au croisement des cultures: colloque des 5 - 8 mars 2008 à l'Université Paris-Sorbonne,

Librairie Droz, 2009, p. 235-236. 2 Marc André Bernier, « Éloquence du corps et sympathie : les “tableaux de sensations” de Sophie de Condorcet »,

dans Les Discours de la sympathie. Enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité, op. cit., p. 179. 3 Mercier peut se montrer très critique mais ce qui est clair, c’est qu’il veut faire œuvre utile pour ses concitoyens. 4 Voir Louis-Sébastien Mercier, Du Théâtre ou Nouvel essai sur l’art dramatique, Genève, Slatkine Reprints,

Réimpression de l’édition d’Amsterdam de 1773, 2013. 5 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Paris, Mercure de France, 1994, t. I, p. 31. 6 Jean-Claude Bonnet, « Mercier et le “Bonheur des gens de lettres” », dans Les Discours de la sympathie. Enquête

sur une notion de l’âge classique à la modernité, op. cit., p. 190-191. 7 Ibid., p. 190.

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fait entrer dans les intérêts de ses semblables2 » ; autrement dit, le sentiment de sympathie

constitue, pour Mercier, un vecteur fondamental de l’harmonie collective.

I. 2. c. De la sollicitude3

Le grec « merimna » se traduit en français par souci et renvoie aux « préoccupations ou à

l’inquiétude ressenties pour une chose ou pour une personne » 4. L’usage seul de « merimna »

renvoie au sentiment (nature), tandis qu’indexée à « phrontidos axia », « merimna » se rapporte à

la pensée (raison). Les deux définitions nous intéressent dans la mesure où nous analysons

l’éthique du care chez Olympe de Gouges sous les deux dimensions conjointes : ses réactions

instinctives (par exemple l’effroi ressenti en voyant la misère dans les rues de Paris), et ses

réflexions abouties pour améliorer le sort des malheureux (pensées humanistes, élaboration d’une

forme d’assistance sociale…).

En latin, le rapprochement avec l’acception actuelle de la notion de sollicitude est

davantage perceptible puisqu’apparaît le mot « sollicitudo » qui signifie « inquiétude ». Ce terme

est composé de « sollus » (« tout, chaque »), de « citus » (« mu, mis en mouvement, poussé ») et

du suffixe adjectival « tudo» qui permet de former des noms abstraits de condition ou d’état. Par

dérivation, ce mot a donné le verbe « sollicitare » qui signifie « exciter, provoquer de la crainte,

du souci », ainsi que l’adjectif « sollicitus » que l’on traduit par « agité, remué, inquiet,

angoissé ». Comme toutes les notions fondamentales chez Platon, le personnage de Socrate donne

à Alcibiade le conseil suivant :

Il faut donc, avant toutes choses, que tu penses à acquérir de la vertu, toi, et tout homme qui ne

veut pas seulement avoir soin de lui et des choses qui sont à lui, mais aussi de l’état et des choses

qui sont à l’état.5

1 En chimie moléculaire, un colloïde est un « système dans lequel de très petites particules sont en suspension dans

un fluide ». 2 Louis-Sébastien Mercier, Mon bonnet de nuit suivi de Du théâtre, Paris, Mercure de France, 1999, p. 1143. 3 Voir Fabienne Brugère, Le sexe de la sollicitude, Lormont, Le Bord de l'eau, 2014. 4 Voir Ann van Sevenant, « Introduction », dans Philosophie de la sollicitude, Paris, Librairie philosophique J. Vrin,

coll. « Pour demain », 2001, p. 12. 5 Platon, « Le premier Alcibiade, ou de la nature humaine », Sur le premier Alcibiade de Platon, Tome I, texte établi

et traduit par Alain Philippe Segonds, Les Belles Lettres, coll. des Universités de France, Paris, 2003.

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En d’autres termes, l’investissement que l’homme doit mettre dans la bonne administration de

lui-même (son corps, son esprit, ses affaires) revêt un but général : développer cette capacité à se

soucier, à se préoccuper de soi, en vue d’en faire bénéficier toute la communauté.

On retrouve cette notion de sollicitude clairement établie au Siècle des Lumières. Aussi

cette manifestation d’une attention affectueuse a-t-elle souvent été formulée par Montesquieu,

qui, dans les Lettres persanes, par exemple, écrit : « Je n’ai jamais vu couler de larmes, sans en

être attendri1 », ou encore :

Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de

mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille, et qui ne le fût pas à ma patrie, je

chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à

l’Europe, et au genre humain, je le regarderais comme un crime.2

Ce passage, devenu une référence dans les recherches sur l’altruisme, annonce le concept de

l’individu qui, par l’autre et pour l’autre, s’élève au-dessus de lui-même. En rejetant le profit

individuel ou celui du petit nombre derrière celui d’un collectif beaucoup plus large (la famille, la

patrie, l’Europe), Montesquieu montre que toute action est relative en fonction de la situation

considérée. Chaque cas suppose alors la nécessité de se fier à sa conscience, au bon sens dont la

nature nous a doté.

I. 2. d. Philosophie morale, sentiment de sympathie et sollicitude dans les Écrits politiques

d’Olympe de Gouges

À la lumière des trois définitions circonscrites précédemment, nous pouvons établir que

les déclarations d’Olympe de Gouges sont imprégnées de l’ensemble de ces expériences de

ressenti et de pensée. Prenons par exemple les Remarques patriotiques (décembre 1788). Dans

cette brochure assez dense, Olympe de Gouges expose un programme de réformes économiques

(taxes sur le luxe, impôt volontaire), ainsi qu’un plan de mesures sociales pour lutter contre la

misère. Consciente que sa démarche va à l’encontre de la doxa, la révolutionnaire explique et

justifie les raisons de son soulèvement et de sa mobilisation. Comme l’idée majeure de ses

1 Charles de Montesquieu, « Lettre CXXVI », Lettres persanes, dans Montesquieu, Œuvres complètes I, op. cit.,, p.

318. 2 Charles de Montesquieu, « Caractère », Pensées diverses (741, I, p. 492), dans Montesquieu, Œuvres complètes I,

op. cit., p. 981.

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propositions repose sur le partage des richesses, il s’agit de convaincre la Cour du bien-fondé de

telles réformes en appelant à l’humanité de chacun.

S’adressant alors tour à tour aux Français, aux législateurs et à la monarchie, elle cherche

surtout à émouvoir le roi concernant la pauvreté dans laquelle est plongé le peuple. Elle exprime

en des termes collaboratifs (en invitant à travailler ensemble) son inquiétude vis-à-vis de la

population en détresse. Puis, souhaitant susciter chez la reine un sentiment de compassion et la

faire agir de manière pragmatique (à la suite de ses propositions en matière de fiscalité et de

redistribution), elle va tenter pour ce faire d’éveiller les vertus morales qu’incarne la souveraine

et, ainsi, de l’inciter à agir de manière bienfaisante :

Ah, Sire ! entre le bonheur et le malheur il y a une situation soutenable, et c’est celle où vous

croyez votre peuple ; mais celle qui existe et que je ne puis vous exprimer sans frémir, est l’état

déplorable d’un tiers du Peuple, et du tiers le plus recommandable, les maçons, les hommes qui

travaillent à la terre, qui n’ont pour fortune que les travaux de leurs bras pour nourrir leurs femmes

et leurs enfants. Depuis un mois que l’entrée de l’hiver s’est manifestée avec la plus grande

rigueur, les travaux sont arrêtés ; les malheureux ouvriers manquent d’ouvrage et de pain pour

leurs enfants ; la plupart n’ayant asile que d’affreux greniers ; sans feu, sans secours de personne ;

que deviennent-ils ? Des scélérats involontaires, et que la nature et la misère ont forcé au crime ;

ce triste spectacle se représente à chaque instant du jour. Il est un autre genre de malheureux ; ce

sont les vieillards. Ah ! Combien leur sort m’intéresse. […] [D]ans l’hiver, dans les gelées, les

glaçons de l’âge n’ont déjà que trop refroidi leur vigueur épuisée ; et n’ayant pas la force d’aller

mendier leur pain, ils manquent des besoins les plus urgents de la vie. Ils s’enveloppent de

haillons, sur leurs grabats, et on les trouve morts de faim, et gelés de froidure. […]1

Ô Reine ! ô juste Monarque ! veuille l’humanité souffrante que mon récit vous touche en faveur

des infortunés dont je viens de vous tracer le déplorable sort ! […]2

C’est à la Reine, à qui je soumets mes réflexions patriotiques, et à qui je les dédie ; sous sa

protection, elles auront l’effet que je dois en attendre. C’est en vain qu’on voudrait m’effrayer

qu’elle n’en recevra point l’hommage. Elles peuvent peut-être blesser sa dignité, mais non pas ses

vertus.3

Si Olympe de Gouges implore le pouvoir royal d’agir au plus vite, c’est qu’elle a conscience de

la gravité de la situation qu’elle s’efforce de montrer en donnant des exemples. Sans doute

pressent-elle la montée d’une révolte populaire, dans un contexte où certains sont prêts à

renverser, par la force et par le sang, qu’elle a par ailleurs en horreur, la domination qu’exerce

une minorité.

1 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 50. 2 Ibid., p. 51. 3 Ibid., p. 52.

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Dans les Remarques patriotiques citées ci-dessus, les adjectifs « [état] déplorable »,

« malheureux [ouvriers] », « affreux [greniers] » ou « triste [spectacle] » concourent à susciter la

pitié et la compassion de ses interlocuteurs. Olympe de Gouges insiste sur le fait que l’arrivée de

l’hiver est une épreuve supplémentaire pour ceux dont le travail s’arrête à cette saison, n’ayant

alors aucune ressource pour vivre. Concernant la situation des vieillards, les noms « haillons » et

« grabats » ainsi que les participes passés à valeur adjectivale « morts de faim » et « gelés de

froidure » mettent en avant le sort déplorable de ces malheureux entièrement livrés à eux-mêmes.

En somme, par le truchement de descriptions concrètes, le propos d’Olympe de Gouges invite la

monarchie à se mettre à la place de ce petit peuple et ainsi à susciter de la sympathie et de la

sollicitude à son égard.

En ce sens, Olympe de Gouges participe bel et bien de cet esprit des Lumières, en tant

qu’elle témoigne d’une véritable sagesse, soucieuse d’autrui, mais aussi en tant qu’elle s’efforce

d’agir en faveur d’autrui et pour le bien commun. Or une telle posture inaugure une forme plus

complète d’altruisme, alliant le « souci de » et le « prendre soin », à savoir l’éthique du care.

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CHAPITRE II – Les Écrits politiques d’Olympe de Gouges : une généalogie envisageable

pour l’éthique du care

Nous proposons de reconnaître le corpus des Écrits politiques comme écho lointain, mais

sûr, d’une pensée politique et sociale dans la veine des principes du care. Agata Zielinski résume

ces principes de la façon suivante :

Le premier aspect du care est défini comme caring about, « se soucier de » : il s’agit de constater

l’existence d’un besoin, de reconnaître la nécessité d’y répondre, et d’évaluer la possibilité d’y

apporter une réponse. […] Vient ensuite l’aspect du taking care of, « prendre en charge » :

assumer une responsabilité par rapport à ce qui a été constaté, c’est-à-dire agir en vue de répondre

au besoin identifié. […] Suit la dimension du care giving, « prendre soin », qui désigne la

rencontre directe d’autrui à travers son besoin, l’activité dans sa dimension de contact avec les

personnes. […] Tronto termine sa description du processus du care par le care receiveing,

« recevoir le soin ». Pour le « donneur » de soin, il s’agit de reconnaître la manière dont celui qui

le reçoit réagit au soin. C’est la seule manière de savoir si une réponse a été apportée au besoin,

autrement dit, de voir si le soin a produit un résultat.1

Ce qu’annonce le mouvement global du care sur le plan de l’éthique et de la morale

résonne dès lors avec les préoccupations d’Olympe de Gouges, dont la vision, l’intégrité et le

courage méritent d’être soulignés.

Afin de montrer cette filiation de pensée, il convient avant tout de préciser trois axes,

essentiels à cette mouvance moderne, servant de fils conducteurs dans la suite du chapitre. Le

premier axe cherche à appréhender certains schèmes sociétaux qui structurent la vie d’une

communauté humaine. Nous évoquerons ici les questions de pouvoir et celles ayant attrait au

positionnement de la société civile à l’égard des valeurs du care. Le deuxième axe consiste à

interroger les « manières de parler de la souffrance2 », autrement dit les topiques de la sollicitude

chez Olympe de Gouges. L’éthique du care nécessite en effet d’opérer des choix argumentatifs

cohérents avec la démarche philanthropique. Il s’agit pour Olympe de Gouges de rendre compte

de ses sentiments et de son indignation face à la souffrance d’autrui, afin de légitimer son

engagement altruiste à une époque où celui-ci n’est pas coutumier. Quant au troisième axe, il vise

1 Agata Zielinski, « L'éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin », Études, tome 413, no. 12, 2010, p. 631-

641. 2 Les « topiques – qui se sont mises en place entre le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle environ, au

travers de genres littéraires différents (pamphlets, romans, critique d’art) –, dans lesquelles une parole sur la

souffrance peut-être formuler de façon à associer description de celui qui souffre et concernement de celui qui est

informé de cette souffrance », Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique,

Paris, Métailié, 1993, coll. « Leçons de choses », p. 9-10.

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à relever les solutions pragmatiques envisagées par la révolutionnaire : un soutien moral, des

palliatifs structurels ainsi que les ressources du droit (la loi, la justice), ces éléments se retrouvant

également dans les acceptions contemporaines de l’éthique du care. Ces trois pistes de réflexion

étayées ci-après sont susceptibles de participer à l’entreprise archéologique et généalogique qui

consiste à rendre compte de l’ascendance de la pensée d’Olympe de Gouges dans la mouvance du

« prendre soin ».

II. 1. De la pensée individuelle à la pensée collective : la morale civile et politique

Au XVIIIe siècle, tenir compte des paradigmes du « souci de l’autre » ne relève pas

naturellement du sens commun. Cependant, la période charnière de la Révolution a entrouvert un

espace de réflexion qui permet d’élargir la conception du « prendre soin » au-delà des mœurs.

Rappelons en effet que, traditionnellement, la conception du « prendre soin » est associée à la

représentation de la femme et du seul rôle domestique qu’on lui attribue, à la charité des

religieuses, ou encore à la profession médicale. De fait, passer d’une représentation souvent

individuelle et sécularisée d’une éthique du care à une conception plus collective et organisée

apparaît à la fois au sein de la société civile et des lieux de pouvoir.

II. 1. a. Le care comme renouvellement de la pensée : du « citoyen » aux « clubs »

L’importante Lettre au Peuple, ou le projet d’une Caisse patriotique (novembre 1788) –

premier texte politique d’Olympe de Gouges qui propose un certain nombre de mesures relatives

à la fiscalité et à la redistribution des biens – porte la marque subjective de l’auteure : celle d’une

femme qui agit non seulement à titre personnel, mais aussi en tant que citoyenne et, plus

particulièrement, en tant que citoyenne vertueuse :

O Vérité sublime ! qui m’a toujours guidée, qui soutient mes opinions, ôte-moi les moyens

d’écrire, si jamais je peux trahir ma conscience éclairée par ta lumière […]. [S]i l’originalité de

mes écrits ne pouvait pas y [à la postérité] prétendre, mes malheurs me rendront peut-être

recommandable à tous les hommes, et l’on reconnaîtra qu’une femme qui était en tout son

ouvrage, méritait non seulement la bienveillance des grands, mais l’estime de tous les hommes.1

1 Olympe de Gouges, « Lettre au Peuple, ou le projet d’une Caisse patriotique », dans Écrits politiques, op. cit., p.

39.

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En annonçant ses écrits comme innovants (« originalité »), Olympe de Gouges anticipe le

discrédit que pourraient jeter les sceptiques ou néophobes sur le contenu de sa lettre. Elle mise

sur ce préambule pour faire admettre ses convictions aux yeux de ses contemporains, consciente

de la singularité de sa posture en tant que femme dans la sphère des projets de la cité. Un aspect

public d’autant plus intéressant qu’avant de se rassembler, de former des groupes et de constituer

des clubs, un certain nombre de femmes avait déjà pris l’initiative de concevoir des discours

visant l’amorçage de profondes réformes1.

Par ailleurs, la révolutionnaire n’est pas uniquement une figure anonyme au sein du

peuple parisien, mais une citoyenne à part entière, dans la mesure où elle s’implique

personnellement et ose signer ses écrits de son nom, ce qui était très audacieux à cette époque. En

1788, redoutant les débordements que risquait de provoquer une insurrection populaire, elle

interpelle le peuple de la manière suivante :

Ô Peuple, Citoyens malheureux ! écoutez la voix d’une femme juste et sensible. […] la guerre civile ! Ciel !

je frémis de le prononcer ! Quels mots sont plus à craindre pour les humains que ce fléau ? Mais que dis-je ?

Rien ne peut amener un évènement aussi cruel. La France est assez plongée dans la détresse pour qu’on ne

cherche pas à accroître ses maux.2

Ayant en horreur toute forme de violence, Olympe de Gouges est terrifiée à l’idée des

destructions et du chaos qu’engendrerait une guerre civile. Elle exhorte les hommes du peuple à

ne pas se laisser influencer par les querelleurs et conspirateurs, et à rentrer auprès de leurs

familles le soir, au lieu de veiller dans les tavernes et user leurs forces pour fomenter la révolte.

Elle veille infiniment à la gronde et à l’apparition de factions prêtes à l’embrasement du pays.

Elle connaît aussi le caractère influençable de l’opinion publique3 :

Sur cette lettre, voir notamment Jürgen Siess, « Un discours politique au féminin, Le projet d’Olympe de Gouges »,

Mots. Les langages du politique, n°78, 2005, p. 9-21, consulté le 11 octobre 2016, sur le site : mots.revues.org/293. 1 Citons par exemple Carolina Lattanzi (1771-1818) ou Annetta Vadori Rasori (cr.1750-cr. 1840), qui ont subi

l’oppression des femmes et demandé des droits politiques, prononçant à titre individuel des discours qui remettaient

en question l’infériorité de la femme par rapport à l’homme (voir François Furet et Mona Ozouf, The French

Revolution and the Creation of Modern Political Culture, vol. 3, The Transformation of Political Culture. 1789-

1848, Toronto, Pergamon Press, 1989). 2 Olympe de Gouges, « Lettre au Peuple, ou le projet d’une Caisse patriotique », dans Écrits politiques, op. cit., p.

40. 3 Sur l’enjeu de l’opinion publique, voir Didier Masseau, Les ennemis des philosophes. L’Antiphilosophie au temps

des Lumières, Paris, Albin Michel, coll. « Idées », 2014.

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Le public change d’un moment à l’autre son opinion, et finit par blâmer ce qu’il a porté aux nues

dans sa frénésie. Naturellement inconstant, quand une fois ce public est détrompé, il est plus

féroce qu’enthousiaste.1

Elle n’est donc pas crédule concernant la manipulation des foules (il est intéressant de noter

qu’elle consigne cette clairvoyance dans le « Discours de l’aveugle »). Ceci étant, elle essaie

aussi, à sa manière, d’influencer l’opinion publique en jouant de sa capacité de persuasion. Son

investissement dans l’espace public2 transparaît autant dans la publication de ses proses d’idées

que par le fait qu’elle déménage régulièrement à des endroits stratégiques de l’effervescence

révolutionnaire (rue du Théâtre français, à Versailles pour la réunion des États-Généraux, rue

Saint-Honoré, ou encore à Auteuil, non loin de la Société d’Auteuil, salon éminemment

intellectuel).

De manière éclairée et pacifique, Olympe de Gouges aspire au changement. Sa position

sociale est triple, puisqu’elle est à la fois issue du peuple, tout en étant proche des milieux

aristocratiques (dans les années 1770, elle rencontre le futur prince, Philippe, duc d’Orléans ; en

1792, malgré quelques distances entres eux, il la défend face aux jacobins qui remettent en

question son patriotisme), et qu’elle est enfin mêlée à l’intelligentsia révolutionnaire (elle

fréquente, entre autres, le salon tenu par Fanny de Beauharnais3 qui réunit Michel de Cubières,

Camille Desmoulins, Mercier, Talma… ). Une telle position lui offre un point de vue inhabituel à

cette époque, ce qui lui permet de conjecturer sur la possibilité que les trois ordres – noblesse,

clergé et tiers état – puissent œuvrer ensemble pour un système équitable. Notons par ailleurs que

Bernardin de Saint-Pierre, dont le célèbre roman Paul et Virginie est considéré comme la

première œuvre littéraire occidentale donnant un rôle positif aux personnages d’esclaves,

surnomma Olympe de Gouges l’« ange de la paix4 ».

Toujours dans sa Lettre au Peuple, la révolutionnaire poursuit ainsi :

1 Olympe de Gouges, « Discours de l’aveugle aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 93. 2 Sur la question de l’espace public, voir Jürgen Habermas, Struktunvandel der Ôffentlichkeit. Untersuchungen zu

einer Kategorie der burgerlichen Gesellschaft, Francfort, 1962. Traduction française par M.B. de Launay, L'espace

public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978. Sur la

pensée d'Habermas, cf. Jean-Marc Ferry, Habermas. L'éthique de la communication, Paris, PUF, coll. « Recherches

politiques », 1987. 3 Lors de sa polémique avec les comédiens du Français, Olympe de Gouges reçoit le soutien de Fanny de

Beauharnais elle-même auteure dramaturge. 4 Évelyne Morin-Rotureau (dir.), « Présentation », Combats de femmes 1789-1799, Paris, Autrement, coll. «

Mémoires-Histoire », 2003, p. 13.

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Ce moyen, voici comme je le présente : ce n’est qu’avec mes forces que je puis le proposer ; mais

s’il est praticable, quelque faiblesse que je mise en le présentant, il n’en serait pas moins accueilli.

Quel est donc ce moyen que je trouverai convenable à libérer les dettes de l’État ? Ce serait, il me

semble, un impôt volontaire, dont la Nation s’applaudirait ; et cette action mémorable du cœur

Français passerait à la postérité, et formerait l’époque la plus singulière et la plus remarquable des

annales de la Monarchie.1

Ici l’auteure annonce sa proposition de l’impôt volontaire avec habileté et diplomatie. Par cette

réforme fiscale inspirée du modèle antique, la révolutionnaire ambitionne une transition vers une

monarchie constitutionnelle, dont les différents composants sont « l’État » (les ministres et

fonctionnaires), « la Nation » (le peuple et ses représentants), le « cœur Français » (chaque

individu) et « la Monarchie » (le roi). Olympe propose alors une action concrète fondée sur

l’altruisme et l’effort collectif. Au demeurant, elle n’est pas la seule à suggérer un tel projet pour

sauver le pays de la faillite. Dans la suite de ce discours sur la Caisse Patriotique, elle évoque un

ouvrage intitulé L’État libéré dont elle ignore l’auteur2 : « [J]’ai reconnu dans cet écrit bienfaisant

une foule de moyens salutaires3 ». En complément descriptif de ce mystérieux écrit, le catalogue

biographique de 1870, intitulé Histoire de France et des Français, référence L’État libéré et

l’impôt diminué avec les annotations suivantes :

À l’Assemblée nationale. Projet d’imposition, juste et facile, propre à suppléer au déficit.

Observations sur les réformes projetées dans la maison de roi et celle des princes de 1781 et 1787

(Signé : L. H. D. De V.).4

Guillotiné en 1793 sous la Terreur, Louis-Henri Duchesne5 de Voiron est économiste. Auteur de

plusieurs ouvrages qui ne portent que ses initiales, il publie entre autres Premiers Principes d’une

bonne éducation et causes de la décadence d’un royaume. De la même manière, plusieurs

éditions au caractère économique et social comme celles d’Olympe de Gouges apparaissent à

l’aube de la Révolution. Il est vrai que Paris, lieu stratégique pour imprimer et diffuser des idées

1 Olympe de Gouges, « Lettre au peuple, ou le projet d’une Caisse patriotique », dans Écrits politiques, op. cit., p. 41. 2 L’incipit de cet ouvrage contient néanmoins des informations : « Je ne suis ni homme d’état ni homme de robe, ni

homme de finance ; je ne suis pas seigneur possédant fiefs : je suis un simple et très-simple citoyen, sensible à la

détresse momentanée de ma patrie, j’ai également le droit, surtout, lorsque je n’attaquerai personne en visière, ni

même en général, de publier les idées qui me viennent dans l’esprit pour le mieux » (L’Etat libéré, avril 1788, p.2, en

ligne :

books.google.ca/books?id=HAlCAAAAcAAJ&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q=gouges&f=false, consulté

le 25 janvier 2017). 3 Olympe de Gouges, « Lettre au peuple, ou le projet d’une Caisse patriotique », dans Écrits politiques, op. cit., p. 41. 4 « Article 8182 », p. 5 De façon homonyme, « né dans les foires du XVIIIe siècle, le père Duchesne était un personnage type représentant

l’homme du peuple toujours empressé à dénoncer les abus et les injustices», dans Wikipédia, en ligne :

wikipedia.org/wiki/Le_Père_Duchesne_(Révolution_française), consulté le 15 mars 2017.

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nouvelles, est habitée par une population essentiellement roturière et animée par de nombreux

intellectuels exaltés (certes, si l’aristocratie concentre une grande partie des pouvoirs et des

privilèges, elle est pourtant minoritaire, et ce, partout sur le territoire).

Ceci étant, dans la mesure où l’influence de la figure du philosophe de l’époque joue un

rôle majeur dans la « démocratisation » (dans le sens de « popularisation ») de la sollicitude au

sein de la société civile, c’est certainement par le biais des clubs de discussion que le renouveau

de la pensée morale voit le jour. À ce sujet, précisons que le terme de « salon » apparaît dans

l’édition de 1783 du tome VI du Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier au chapitre intitulé

« Comédie clandestine » : « On joue dans des sallons [salles] privilégiés des proverbes qui

tiennent à des aventures récentes et connues1 ». Durant la même période, Mercier évoque aussi le

« bureau d’esprit » : « On appelle ainsi toute maison où la maîtresse affiche son goût pour la

littérature, fait profession d’en parler, et se pique de s’y connaître2 ». Il emprunte quelques années

plus tard le terme de « cercle » dans « Palais-Royal » :

Le goût des cercles inconnu à nos pères et copié des Anglais a commencé à se naturaliser à Paris.

Dans ces sortes d’assemblées, on s’instruit en s’amusant ; l’histoire, la physique, la poésie, s’y

donnent la main : c’est une espèce d’académie composée de personnes de tout état, où le goût de

toutes les sciences et de tous les arts y fait un heureux mélange, qui doit contribuer à leurs

progrès.3

L’esprit de société parisien au XVIIIe siècle se caractérise donc par une recherche de plaisir

intellectuel et d’enrichissement mutuel. Rassemblés sous la terminologie de « sociétés de

pensée4 », ces espaces d’échange cristallisent l’envie de plaire par les opinions autant que par les

projets communs et l’analyse du cœur humain5. Or,

[p]ériodiquement, Olympe de Gouges laissait Paris pour Auteuil où elle louait à un orfèvre de la

Cité, Pierre Bourg, un pied-à-terre de campagne, rue du Buis […]. Or dans ce qui n’était alors

qu’un village, toute une société élégante et politisée [se réunissait].6

La révolutionnaire se retrouve alors parmi les convives de l’illustre Société d’Auteuil, (on y

compte le salon encyclopédique de Mme Helvétius, ou la maison de campagne des Condorcet

11 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, chap. CDXCIII, vol. I, édition Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de

France, 1993, p. 1351. 2 Louis-Sébastien Mercier, chap. « Bureau d’esprit », Tableau de Paris, op. cit,, tome VI, 1783. 3 Louis-Sébastien Mercier, chap. « Palais-Royal », Tableau de Paris, op. cit., tome X, 1788. 4 Voir Augustin Cochin, Les sociétés de pensée et la démocratie moderne : Études d’histoire révolutionnaire, Paris,

Plon-Nourrit et Cie, 1921, réédition Éditions du Trident, 2011, réédition Éditions des Cimes, 2012. 5 Voir Charles Maurice de Talleyrand-Périgord (prince de Bénévent), Emmanuel de Waresquiel, Mémoires du prince

de Talleyrand : suivis de 135 lettres inédites du prince de Talleyrand à la duchesse de Bauffremont, 1808-1838,

Paris, Robert Laffont, 2007. 6 Olivier Blanc, Préface, dans Olympe de Gouges, Écrits politiques, op. cit., p. 20.

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entre autres). Franklin, ou encore l’abbé Morellet, étaient des habitués d’Auteuil au point qu’ils

témoignèrent par la plume du charme et de l’intérêt de ces réunions1. Dans le même ordre d’idée,

les cafés, qui « sont des lieux à l’établissement desquels l’usage du café a donné lieu ; on y prend

toutes sortes de liqueurs […] sont aussi des manufactures d’esprit, tant bonnes que mauvaises2 ».

Ainsi, mêlé au groupe, l’individu qui fréquente ces clubs livre ses réflexions et ses

questionnements sans crainte, puisqu’il effectue le choix de se rapprocher de telle ou telle société,

ou répond aux invitations selon ses inclinations.

Or, l’éthique contemporaine du care, elle-même « structurée par la référence à une intelligence

non séparée des affects3 », invite à penser les êtres de façon relationnelle et incarnée. En d’autres

termes, la pensée du care porte en elle un héritage des Lumières, dans la mesure où il est question

de se réapproprier le lien social en subjectivant les humains (il s’agit bien de lutter contre

l’objectivisme prôné par la doctrine néolibérale). Les clubs du XVIIIe siècle représentent ainsi

une nouvelle forme de sociabilité « semi-publique » au sein de laquelle la relation à l’autre

devient aussi importante que le propos échangé (propos dans lequel il est d’ailleurs fréquemment

question du « vivre ensemble »)4.

Du reste, Olympe de Gouges explicite ses propositions de réforme en adoptant une voix

similaire à celle que l’on pouvait entendre dans les clubs, c’est-à-dire une voix fondée aussi bien

sur la raison que sur l’émotion. Par exemple, sa Lettre aux représentants de la Nation, Le jour

n’est pas plus pur que le fond de mon cœur – le sous-titre indiquant la sensibilité de l’auteure –,

illustre cette éloquence singulière :

Je me vois forcée aujourd’hui de justifier un écrit qui peut manquer de talent, de connaissance des

lois, de style et de grâce, mais non de patriotisme, de sensibilité et de franchise. […] J’entends que

l’on m’en fait des reproches de toutes parts : mon cœur qui n’a rien à se reprocher, n’en est pas

moins ulcéré. […] Je puis m’être trompée quelquefois ; mon zèle a pu m’égarer ; mais vous n’en

1 Voir les Mémoires sur le dix-huitième siècle et sur la Révolution de l’abbé Morellet, Paris, 1821, réédition par J.-P.

Guicciardi, Paris, Mercure de France, 1988. 2 Encyclopédie de Diderot, occurrence « cafés », chez les Sociétés typographiques, 1781, p. 752, numérisée par la

bibliothèque municipale de Lyon, 12 novembre 2012, [en ligne : « Google livres », consulté le 12 juillet 2016]. 3 Fabienne Brugère, « Introduction », L’éthique du care, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, coll. « Que

sais-je ? », n° 3903, p. 6. 4 Voir Daniel Roche (Collège de France), « Sociabilité savante et progrès de l’économie politique dans la France du

XVIIIe siècle », dans Jesús Astigarraga et Javier Usoz (dir.), L'économie politique et la sphère publique dans le débat

des Lumières, Madrid, Casa de Velázquez, 2013, p. 261-276.

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rendrez pas moins justice, Messieurs, à mes sentiments et à mes vœux patriotiques, en demandant

votre indulgence pour ce qui aurait pu vous déplaire.1

De façon habile, si Olympe de Gouges reconnaît humblement son manque de connaissance en

droit, voire un talent et un style discutables, c’est pour donner plus de force à l’image qu’elle veut

livrer d’elle-même, autrement dit à l’éthos d’une citoyenne sensible, honnête et patriote,

entièrement dévouée à la cause de la nation. Ajoutons que la révolutionnaire était coutumière des

allocutions prolixes pour interpeler ses destinataires, ses lecteurs de presse ou le public en général

par le biais des placards. Peut-être a-t-elle exercé sa verve dans les sociétés. En effet, dès 1775,

elle est introduite dans le brillant salon de la marquise de Montesson (épouse du duc d’Orléans)

où elle converse notamment avec le chevalier de Cubières ou encore l’ancien esclave devenu

maître de musique Saint-Georges. L’année suivante, elle paraît dans l’Almanach de Paris (le

bottin mondain de la capitale). En 1778, elle rejoint les cercles qui se forment autour de

Mme Helvétius (veuve du philosophe) ; elle y croise entre autres Buffon, Mirabeau, Benjamin

Franklin. Ensuite, durant l’année 1781, elle suit des cours au Lycée, établissement savant où

enseignent le marquis de Condorcet2, le scientifique Pîlatre de Rozier et Jean-François de La

Harpe qui, à cette époque, est sans doute le critique littéraire le plus redouté. Quelque temps plus

tard, elle rencontre également Restif de La Bretonne dans le salon de Fanny de Beauharnais, ou

encore le comédien Talma (celui-ci monta la pièce libertarienne Charles IX de Marie-Joseph

Chénier3, puis le drame L’esclavage des Noirs4 d’Olympe de Gouges dans lequel il joua le rôle de

Valère – gentilhomme français protecteur des esclaves ; l’esprit révolutionnaire de Talma lui

valut l’exclusion de la Comédie-Française deux ans après son admission).

Si, dans ses Écrits politiques, Olympe de Gouges fait preuve d’une véhémence oratoire

évidente, elle n’oublie pas pour autant l’objectif de ses Écrits qui consiste à rendre compte de son

affliction face au sort des plus fragiles, des marginaux ou des indésirables. Le souci qu’elle

1 Olympe de Gouges, « Lettre aux représentants de la Nation, Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur »,

dans Écrits politiques, op. cit., p. 123-125. 2 Condorcet est favorable à l’instruction des femmes. Dans Sur l’admission des femmes au droit de cité, il montre

comment la dite incapacité des femmes à penser pour la société résulte de la médiocrité de leur éducation. Aussi

faut-il remédier à cette carence sociale en ouvrant l’accès au savoir, et de facto, au droit de cité. « Ce n’est pas la

nature, c’est l’éducation, c’est l’existence sociale qui cause cette différence », Nicolas de Condorcet, dans Paroles

d’hommes (1790-1793), textes présentés par Élisabeth Badinter, Paris, P.O.L éditions, 1989, p. 57. 3 Voir Adolphe Lieby, Étude Sur Le Théâtre de Marie-Joseph Chenier, Genève, Slatkine Reprints, 1971. 4 Olympe de Gouges, L’esclavage des Noirs ou l’heureux naufrage (1792), drame en trois actes, en prose, Paris,

Côté-femmes, 1989.

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manifeste à l’égard du bien-être de la population engage la révolutionnaire à repenser le système

sociétal dont elle dénonce le manque d’ouverture d’esprit. Citons par exemple le texte

Observations sur les étrangers (juillet 1791), une illustration de la façon dont Olympe de Gouges

envisage son positionnement vis-à-vis des non français : elle met de la mesure en toute chose,

pour ne jamais verser dans un extrême :

Je préviens mes lecteurs qu’en louant la salutaire méfiance des autres Nations contre les étrangers,

et en blâmant au contraire l’extrême confiance des Français pour les étrangers, je ne prétends

point approuver les extrêmes ; mon but est uniquement d’engager mes concitoyens à concilier leur

urbanité avec la réserve nécessaire pour n’être point la dupe des manœuvres des autres

gouvernements. Qu’on accueille avec empressement les étrangers, qu’on ne les repousse point de

la société par des préjugés nationaux qui rendent toujours injustes, qu’on fasse oublier par des

égards, par des prévenances à tous les habitants de l’univers, les agréments de leur Patrie,

j’approuve cette conduite, et j’applaudis à la belle maxime de tolérance,

Homo sum ; humani nihil a me alienum puto1.2

La première partie de cette annonce lui permet une nouvelle fois de conserver une certaine

crédibilité. En montrant qu’elle n’est pas naïve concernant les enjeux de pouvoir et de territoire,

Olympe de Gouges considère son discours capable d’éclairer à nouveau les esprits sur les

questions de cité. Et si sa retenue vis-à-vis des étrangers provient surtout de sa méfiance à l’égard

de Marat, médecin suisse éduqué en Angleterre, devenu, après la prise de la Bastille, publiciste3

populaire, c’est qu’elle le tient en partie responsable du massacre du Champ-de-Mars.

En revanche, la deuxième partie de l’annonce, plus précisément, l’usage de la « maxime de

tolérance » en latin, prouve bien qu’Olympe de Gouges ne se laisse pas emporter par le

mouvement de suspicion qui s’engage envers les étrangers en général après la fusillade du 17

juillet4. Par la constance de son ouverture d’esprit (les mots « accueil », et « univers » sont pris

dans leurs sens positifs d’ouverture), elle rappelle combien il est essentiel de ne pas avoir d’idée

préconçue, afin d’éviter tout préjudice à l’humanité. De plus, mis en perspective, le terme

« prévenance » fait écho à la notion contemporaine de care. Ainsi, Fabienne Brugère et

Guillaume Le Blanc définissent l’idée d’hospitalité comme

1 Ce célèbre vers de Térence, esclave d’origine berbère devenu poète latin (2e siècle av. J-C.), signifie « je suis un

homme ; je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger » (Heautontimoroumenos, v. 77). 2 Olympe de Gouges, « Observations sur les étrangers », dans Écrits politiques, op. cit., p. 198. 3 Rédacteur du fameux et influent quotidien L’Ami du peuple. 4 À l’origine du massacre du Champ-de-Mars le 17 juillet 1791, la population s’était réuni afin de signer une pétition

contre le décret rétablissant le roi dans ses fonctions. Mais Le rassemblement vire à l’émeute et Bailly, le maire de

Paris, commande à la Garde nationale d’ouvrir le feu sur la foule. Cet épisode traumatisa Olympe de Gouges.

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une attention développée à partir d’un soin de l’autre, et réfléchi politiquement et collectivement.

L’hospitalité doit aussi être mise en place par un dispositif. Elle est laissée aujourd’hui le plus

souvent à la décision individuelle, héroïque, d’ouvrir sa porte, de se montrer personnellement

accueillant. Mais accueillir implique en réalité une politique, des dispositifs.1

Partant, nous remarquons une analogie supplémentaire entre les Écrits politiques à l’étude

et la mouvance du care. En effet, l’ouverture d’esprit représente un axe central de l’éthique du

care actuelle. À ce propos, Fabienne Brugère précise qu’un des caractères essentiels du care

repose sur la diversité des conceptions du bonheur ou, plus exactement, sur l’acceptation d’un

vaste éventail des représentations de la réussite2. Une telle conception implique non seulement

une vue globale de la communauté, mais aussi une conscience des situations particulières.

Dans ses Remarques patriotiques sous-titrées « Par la citoyenne », Olympe de Gouges

adopte une position novatrice lorsqu’elle exprime l’idée qu’il est avant tout nécessaire de

considérer les individus du point de vue de l’égalité en vue de favoriser l’amélioration de

l’appareil social :

La supériorité doit se taire, et faire place à la raison ; et dans une semblable calamité, barons,

marquis, comtes, ducs, princes, évêques, archevêques, éminences, tout doit être citoyen ; tous

doivent donner l’exemple de cet amour patriotique au reste de la Nation, pour concourir ensemble

au bonheur de l’État, et à la gloire de son pays.3

Olympe de Gouges sait qu’un petit nombre d’aristocrates bénéficient de privilèges insensés. Elle

oppose aux avantages des nobles le bien-être collectif, celui de la Nation (et donc du peuple), mis

à mal par un état des finances désastreux et un système social inexistant. Dès lors, l’auteure

réfléchit à des solutions aussi bien au niveau conjoncturel (faire face à situation circonstancielle)

qu’au niveau structurel pour rendre son pays prospère. De façon imminente, la famine dans les

1 Entretien avec Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc au sujet de leur ouvrage La fin de l’hospitalité, Paris,

Flammarion, 2017, dans Catherine Calvet et Simon Blin, « Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc : Cette politique

de la peur marque la fin de l’hospitalité envers les migrants », Libération, 13 janvier 2017, [En ligne :

liberation.fr/debats/2017]. Voir aussi Guillaume le Blanc, « Qu’est-ce qu’être invisible », dans L’invisibilité sociale,

Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2009, p. 9 et suiv. 2 « [E]ntre les femmes et les hommes, les pauvres et les riches, les migrants et les nationaux, le Nord et le sud.

Déployer une éthique du care, c’est rappeler qu’un projet de société ne saurait se rapporter qu’à celles et ceux qui

rêvent de performance individuelle, d’argent et de pouvoir. Il doit également faire avec des destins individuels

différents qui expriment le désir d’autres formes de réussite de la vie » (Fabienne Brugère, « Conclusion », dans

L’éthique du care, op. cit., p. 124). 3 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 47. De même, le célèbre orateur

Mirabeau auquel Olympe de Gouges consacre un éloge funèbre intitulé Le Tombeau de Mirabeau, déclara : « Jamais

notre nation n’aura d’esprit public tant qu’elle ne sera pas délivrée des privilèges et des privilégiés ».

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campagnes et la misère dans les villes forment une conjoncture d’urgence à laquelle elle souhaite

remédier au plus vite : « secourir les infortunés, dans les temps de crises funestes à la Patrie,

comme maladie épidémique, grêle, gelée, inondation, famine, pour parer les fléaux1 ». Au niveau

structurel, une cohésion sociale sur le long terme diminuerait substantiellement le nombre de

personnes mises à la marge (propositions d’établissements de maternité, d’une dignité légale pour

les enfants naturels, de droits des Noirs, de refuges pour les personnes âgées, de foyers solidaires

pour les veuves…)2.

D’une certaine manière, la démarche d’Olympe de Gouges semble d’ores et déjà annoncer

cette éthique du care, qui va se développer essentiellement à partir des années 19803, et que,

rappelons-le, Joan Claire Tronto détermine comme « une activité générique qui comprend tout ce

que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y

vivre aussi bien que possible4 ». Dans cette définition, l’utilisation de la première personne du

pluriel « nous » indique bien un sens collectif et mutualisé de l’intégration des valeurs du care

dans la société. En d’autres termes, l’ensemble des individus est responsable et concerné par cette

éthique sociale (« notre » [« monde »]). La mouvance du care transcende donc les enclosures et

les clivages pour atteindre une forme de pérennité humaine (et environnementale).

La définition de Joan Claire Tronto est d’autant plus intéressante qu’elle résonne avec

l’objectif global qu’Olympe de Gouges poursuit, à savoir insuffler l’« esprit public »

(bienfaisance appliquée à la société en générale). Ainsi, les discours de la femme des Lumières

participent, comme ceux de Rousseau ou de Condorcet entre autres, à la naissance d’une

conscience politique et d’un nouveau rapport à la collectivité, le Tableau historique de Condorcet

soulignant les progrès que l’homme a réalisés « pour son bien-être, et pour la félicité

commune5 ». La question du bien commun constitue d’ailleurs l’un des grands principes

1 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 52. 2 Ces initiatives sociales sont développées dans la deuxième partie de ce chapitre. 3 L’éthique du care est un concept de psychologie sociale inventé et pensé par Carol Gilligan, dans In a Different

Voice (Harvard University Press, 1982, publié en France en 1986, sous le titre Une si grande différence, aux éditions

Flammarion). 4 Joan Claire Tronto, « Le care, définition », dans Un monde vulnérable, pour une politique du care [1993], traduit

de l’anglais par Hervé Maury, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2009, p. 143. 5 Condorcet, Tableau historique des progrès de l’esprit humain. Projets, Esquisse, Fragment et Notes (1772-1794),

Paris, Éditions de l’INED, 2004, p. 467. Voir à ce sujet Bertrand Binoche (dir.), Nouvelles lectures du Tableau

historique de Condorcet, Presses de L’Université Laval, Québec, 2010.

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révolutionnaires. C’est ce que s’efforce de mettre en valeur Olympe de Gouges dans le Dialogue

allégorique entre la France et la Vérité (avril 1789) ; elle y fait exprimer au personnage de La

Vérité les paroles suivantes :

Moi seule je peux rendre tes États et ton Gouvernement inébranlables, assurer les droits des

Grands et du Clergé, et le bonheur du troisième Ordre. Si la Nation me chérit toujours, comme elle

me le témoigne en ce moment, je te promets une prospérité constante […]. [J’espère] que l’amour

du bien plus que l’esprit de partie ramènera toujours la concorde à la moindre altercation. […] [I]l

faut que la Nation prononce le châtiment des Ministres qui pourront s’écarter à l’avenir du bien

public et des intérêts de l’État.1

Tel un enseignement, ce discours relate non seulement les travers de la corruption, mais aussi la

nouvelle exigence des administrés de voir la « chose publique » se réaliser aux fins du bien

général (et non particulier ou privilégié). Dès lors, Olympe de Gouges rend compte d’un

basculement idéologique en insistant de la nécessité de réformer l’État (par la transition d’une

politique enclose et peu élaborée à une politique constitutive du bien de la communauté). La

notion d’esprit public s’organise alors autour de deux pôles déterminants des rapports sociaux :

l’union d’une part et la serviabilité – c’est-à-dire le sens du devoir envers autrui – d’autre part.

En définitive, hier comme aujourd’hui, la philosophie de la sollicitude montre des êtres

intimement liés les uns aux autres, de sorte que l’égocentrisme ne peut pas constituer la valeur

centrale d’une société pérenne. Fabienne Brugère précise :

Dans le domaine de l’humain, il [le care] appelle une activité d’accompagnement en vue du

développement, du maintien ou de la restauration d’une puissance d’être, de dire ou d’agir. Il

repose sur une critique de l’individualisme contemporain lorsque celui-ci se referme sur la

prescription d’un moi indépendant pour fonder le lien social.2

Ainsi, la dimension philanthropique du care oblige à reconsidérer ce que l’on admet comme

profitable ou pas, et dans quelle mesure les rapports de l’individu à lui-même et à la société sont

pervertis. En cela, les formes de profit individuel et de capitalisation outrancière freinent le

développement humain, et ce, autant dans sa dimension personnelle que collective. Le libéralisme

n’a donc de limite que le bienfondé des rapports humains qu’il induit.

Ce passage de Fabienne Brugère rappelle les principes moraux chers à Olympe de Gouges et aux

protagonistes des Lumières. De fait, à l’époque révolutionnaire, la société civile s’initie peu à peu

1 Olympe de Gouges, « Dialogue allégorique entre la France et la Vérité », dans Écrits politiques, op. cit., p. 68. 2 Fabienne Brugère, « Pour une démocratie sensible », dans L’éthique du care, op. cit., p. 84.

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à une éthique qui reprend d’importants préceptes anthropophiles issus d’un héritage de la

République des lettres, et cherche, dès lors, à l’instaurer durablement. Joan Claire Tronto précise

d’ailleurs :

Dès le XVIIIe siècle, les individus sont quotidiennement en rapport avec un plus grand nombre de

personnes, se déplacent sur de plus grandes distances et réfléchissent davantage en termes de «

public » et « […] un sentiment plus vif d’une commune humanité s’est renforcé tout au long du

siècle. 1

Notons que si le concept d’opinion publique2 se décline en une variété hétéroclite de dispositifs

politiques et sociaux, il n’en implique pas moins une forme de réunion des hommes. Aussi, la

« commune humanité » qu’évoque la sociologue s’entend selon deux notions concomitantes que

sont l’esprit collectif et la vertu éthique.

Nous retrouvons l’écho de cette éthique dans La morale universelle ou Les devoirs de l’homme

fondés sur la nature (1776) du baron d’Holbach, qui prône l’éducation comme clé de voûte de

l’harmonie sociale :

L’éducation devrait inculquer dès la jeunesse, non pas que tous les hommes sont égaux, mais que

tous les hommes doivent être justes et bienfaisants ; elle ne doit pas enseigner que le fils d’un

grand seigneur devrait se placer sur la même ligne que le fils d’un artisan, mais que le premier doit

tendre une main secourable à l’indigent, et ne peut avoir jamais le droit de maltraiter, ou de

mépriser celui qu’il voit dans la misère. Les hommes ne sont égaux que par l’obligation d’être

bons, utiles à leurs semblables, unis les uns aux autres, qui leur est à tous également imposée.3

L’intérêt de d’Holbach pour l’éducation a certainement été influencé par ses lectures (il apprécie

l’empirisme de John Locke, a traduit Thomas Hobbes), et ses activités de soupers littéraires

(encyclopédiste avec Diderot, ami de Hume). Pour autant, il ne défend pas l’égalité de l’accès à la

culture. Pour lui, la distinction par la langue (politesse et mondanité) doit permettre de conserver

les différences sociales afin d’assurer l’harmonie sociétale (il prône une sociabilité qui structure

les classes sociales entre elles)4.

1 Joan Claire Tronto, « La morale universaliste et la vie au XVIIIe siècle », dans Un monde vulnérable, pour une

politique du care, op. cit., p. 64 et p. 70. 2 « La solution que le siècle invente, celle pour laquelle Habermas [dans L’espace public. Archéologie de la publicité

comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, (1962), 1998] lui fait hommage d'avoir inventé

le concept d'opinion publique, est celle des physiocrates : pour que l'opinion publique ait cette infaillibilité qui

emporte sans discussion l'assentiment de chacun, il faut et il suffit que l'opinion publique soit l'autre nom de

l'évidence. Céder à l'évidence, c'est ne pas céder », Mona Ozouf, « Le concept d'opinion publique au XVIIIe siècle »,

dans Sociologie de la communication, vol. 1, Paris, Gallimard, 1997, p. 358. 3 Paul Henry Thiry, baron d’Holbach, La morale universelle ou Les devoirs de l’homme fondés sur la nature, Ch. III,

p. 122, Bibliothèque nationale de France, [en ligne : gallica.bnf.fr, consulté le 6 octobre 2016]. 4 Voir Antoine Lilti, Le monde des salons : Paris au XVIIIème siècle, Paris, Fayard, 2005.

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La révolution des mœurs qu’opèrent les quelques proto-féministes du XVIIIe siècle

consiste alors à amorcer l’idée que la gent féminine puisse être instruite aussi1. L’accès des

femmes au savoir sous l’Ancien Régime a été effectivement étroitement circonscrit, à la fois par

un éventail d’enseignements minimal, mais aussi par les grands principes eux-mêmes de la

pédagogie. « La production de filles trop savantes reste la hantise fondamentale - et paradoxale -

du système. En aucun cas, l’école ne doit sombrer dans l’excès, dans ces sciences vaines et

inutiles2 ».

De son côté, Olympe de Gouges réfléchit au résultat de n’avoir jamais éduqué, pendant

des siècles, que les garçons, et de surcroît, de condition3. En conséquence, les femmes ont été

« [c]ondamnées dès le berceau à une ignorance insipide, le peu d’émulation qu’on [leur] donne

dès [leur] enfance […] [les] rendent trop malheureuses, trop infortunées […]4 ». C’est pourquoi,

deux ans après que la République fut actée, elle s’adresse aux femmes de façon véhémente,

estimant cette révolution susceptible de permettre une avancée sans précédent dans le domaine de

l’éducation :

Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l’univers ; reconnais tes

droits. Le puissant empire de la nature n’est plus environné de préjugés, de fanatisme, de

superstition et de mensonges. […] [P]uisqu’il est question, en ce moment, d’une éducation

nationale, voyons si nos sages législateurs penseront sainement sur l’éducation des femmes.5

Rappelons qu’en octobre 1793 (quelques jours avant sa décapitation), les « sages législateurs »

(c’est-à-dire la Convention) interdirent aux femmes de se regrouper et de former des clubs.

Enfin, dans le but de regrouper ses idées philosophico-politiques, Olympe de Gouges fait

paraître un épais roman oriental intitulé Le Prince philosophe6. Dans ce conte, elle remet en

question l’ordre établi, en particulier la disparité des sexes vis-à-vis de l’accès au savoir et au

pouvoir. Du reste, la question du pouvoir rationalisé et moralisé revient régulièrement dans ses

productions, de sorte que nous proposons d’en étudier les ressorts. 1 Voir 2 Martine Sonnet, « Théorie et réalité : l’état des lieux du savoir féminin à Paris au XVIIIe siècle », dans L’éducation

des filles à l’époque moderne, Historiens et géographes, Association des professeurs d’histoire et de géographie, CNRS-IHMC, 2006, p. 264. 3 Voir à ce sujet Béatrice Daël, Olympe de Gouges, Philosophie, dialogues et apologues, Cocagne 2010, (Œuvres

complètes, Tome II), p. 242-248. 4 Olympe de Gouges, « Projet utile et salutaire » (avril 1789), dans Écrits politiques, op. cit., p. 70. 5 Olympe de Gouges, « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne – postambule », Écrits politiques, op.

cit., p. 209-210. 6 Olympe de Gouges, Le Prince philosophe, conte oriental, Paris, Indigo et Côté-Femmes éditions, 1995.

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II. 1. b. Le care comme renouvellement des idéaux : pouvoir et morale

Dans sa thèse sur les femmes auteures de la fin du XVIIIe siècle et de la première moitié

du XIXe siècle, Eve-Marie Lampron souligne l’apparition d’une voix collective sur les affaires de

la cité :

La Révolution française, qui voit l’émergence du langage des « droits » individuels (droits de

l’homme, incluant le droit de vote) et collectifs (droit de la nation, etc.), et les pratiques de

mobilisation populaire qui en découlent, constituent un pivot important pour la culture politique

occidentale.1

Il est certain que l’intervention des citoyens dans le débat public prend principalement sa source

dans l’époque effervescente et novatrice qu’est la Révolution française (sans oublier 1776 en

Amérique et les mouvements similaires dans le reste de l’Europe comme les réformes sociales de

1783 amorcées par William Pitt en Angleterre, ou l’émergence d’hommes de Lettres et de

philosophes inspirés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en

Allemagne tels que Goethe2 ou Kant). D’ailleurs, l’influence de l’opinion publique constitue un

enjeu de taille. À cet égard, notons ce que Sébastien Charles retient de l’attitude de Brissot quant

à l’abolition de l’esclavage :

[l’abolition] doit être la conséquence d’une réforme explicable par la transformation de l’opinion

publique à la suite des critiques formulées par les philosophes amis du genre humain qui doivent

parvenir à faire comprendre à leurs contemporains l’inhumanité d’un tel traitement.3

Ceci étant, nous nous proposons d’étudier la question de la morale dans la sphère du

pouvoir en deux temps : le premier, avant la prise de la Bastille et le second, après la saisie de la

prison de Paris par le peuple. Ce plan chronologique s’explique en raison des témoignages

d’Olympe de Gouges qui attestent avec précision des étapes du changement politique.

1 Eve-Marie Lampron, « Entre cohésions et divisions : les relations entre femmes auteures en France et en Italie

(1770-1840) », thèse de doctorat, sous la direction de Susan Dalton, Université de Montréal, octobre 2012, p. 51. 2 Goethe suit les évènements avec intérêt. Après la victoire du général Dumouriez à Valmy contre l’armée prussienne

en septembre 1792, ayant entendu le fameux « Vive la Nation ! » (ce qui équivaut à marteler que tous les pouvoirs

émanent du peuple rassemblé, face aux prussiens désireux de remettre le Roi Louis XVI sur le trône), il écrit dans La

Campagne de France « [d]e ce lieu et de ce jour date une ère nouvelle dans l’histoire du monde », Campagne in

Frankreich, dans Werke, Hamburger Ausgade, T. 10, annoté par Erich Trunz, Hamburg, 1959, p. 235. 3 Sébastien Charles, « Scepticisme et politique, Le cas Jacques-Pierre Brissot de Warville », Tangence n°106, 2014,

p. 15.

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Premièrement donc, en mai 1789, le texte Le cri du Sage. Par une Femme annonce avec

audace ce que la révolutionnaire cherche d’ores et déjà à établir : un équilibre entre les pouvoirs,

de manière à ce que les abus cessent d’entraver l’équité nécessaire au bon fonctionnement de la

société :

Vous devez, Messieurs, rassurer ce public impatient. Qui peut ramener le calme si ce n’est votre

union ? qui peut enfin établir la confiance, faire refleurir le commerce, si ce n’est l’harmonie dans

vos Assemblées ; pour vous accorder, il faut fronder vos prétentions particulières, convaincre le

Tiers-État qu’il n’a pas le droit lui seul de créer de nouvelles loix, et représenter au Clergé qu’il

doit se dépouiller dans ce moment, du faste de ses dignités et de la majeure partie de ses

prérogatives. Persuadez à la Noblesse, que c’est une injustice, une vexation criante, de refuser de

siéger avec le Tiers-État, comme s’il y avait entre ces deux Ordres des barrières invincibles.1

Olympe de Gouges fait preuve d’un grand courage, non seulement pour dénoncer ouvertement

les travers de chacun des corps décisionnels, mais aussi pour témoigner à ces trois ordres toute sa

confiance concernant leur capacité à agir. Consciente de l’embarras que cet écrit pourrait

produire et du fait qu’il pourrait également lui nuire, Olympe de Gouges évoque les trois ordres

dans un agencement bien spécifique en commençant ses doléances par le tiers état, puis le clergé

et, enfin, la noblesse, qu’elle ménage puisqu’elle cite cet ordre après avoir fait des reproches aux

deux autres2.

Aussi, il est intéressant de citer Beaumarchais pour deux raisons : d’abord, il représente

une figure emblématique d’une bourgeoisie qui dénonce l’ordre social et, par-delà, l’organisation

du pouvoir. Sa pièce de théâtre Le mariage de Figaro (1784) révèle ainsi les tares d’une société

profondément inégale et hypocrite3. Ensuite, en avril 1784, Olympe de Gouges assiste au

Théâtre-Français à une représentation de la pièce polémique de Beaumarchais. Elle ressent un tel

emballement qu’elle décide de s’en inspirer pour écrire une suite : Les Amours de Chérubin.

1 Olympe de Gouges, « Le cri du sage, par une femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 74-75. 2 Olivier Blanc rapporte que « le Petit Dictionnaire des Grands Hommes […] s’en prend encore à quelques

contemporains, dont Mme de Gouges qui, “donne de temps en temps, quoique veuve, des petits citoyens à la Nation.

Malheureusement ceux qu’elle a faits avant la Révolution sont aristocrates puisque quelques-uns sont sortis des

Écuries d’Orléans.” Allusion à ses liens avec la famille du duc d’Orléans et notamment avec l’originale Mme de

Montesson, épouse morganatique du père de Philippe-Égalité, chez qui elle était reçue dans son hôtel particulier rue

de Provence […] Chez Mme de Montesson, Olympe de Gouges retrouvait la société mélangée qui fréquentait les

salons de la rue de Tournon, c’est-à-dire ceux de Fanny de Beauharnais » (Olivier Blanc, « Préface », dans Olympe

de Gouges, Écrits politiques, op. cit., p. 12). 3 « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !... Noblesse, fortune, un rang, des

places : tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien

de plus ; du reste, homme assez ordinaire ! » (Beaumarchais, Le mariage de Figaro, V, 3, (1784), Anjou (Québec),

Les Éditions CEC inc., 2012, coll. « Grands Textes », p. 226).

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Jugeant que cette œuvre relevait du plagiat (sans avoir lu cette pièce), Beaumarchais réclame son

interdiction.

Partant, nous remarquons combien le désir de renverser la situation d’abus du pouvoir

absolu transparaît non seulement dans les traités de philosophie politique, mais aussi dans les

œuvres culturelles et artistiques. Le Siècle des Lumières et son aboutissement ont en effet

largement contribué à instituer une morale en politique. Dans son analyse historique Le Règne de

la critique1, Richard Koselleck explique comment, en tant que nouveau schème de la morale

bourgeoise (salons littéraires, clubs et sociétés, loges maçonniques), la critique s’est imposée

politiquement au pouvoir absolu, de façon souveraine.

Et c’est précisément ce que la sociologue Joan Claire Tronto souligne : une éthique du care en

politique suppose « le fait que le pouvoir a besoin d’un fondement moral et [...] que la vertu

exerce en retour une sorte de pouvoir2 ».

Nous mettons en perspective cette volonté de la mouvance actuelle du care d’instaurer une

morale en politique avec la résolution d’Olympe de Gouges d’assainir les esprits profiteurs et

spéculateurs. Car la sensibilité féminine – au sens du genre et non au sens de la sexuation –

comporte une vision morale différente de celle habituellement admise (la morale dite universelle

est en réalité construite à partir de valeurs patriarcales) ; la morale au féminin à l’origine du care

repose donc sur le fait de rendre service, de remplir ses obligations et ses responsabilités envers

autrui3. C’est pourquoi il est question d’une éthique en politique (au-delà d’un simple code

déontologique).

Ainsi, peu avant la prise de la Bastille, la réflexion d’Olympe de Gouges se porte sur

l’attitude de la monarchie absolue concernant ses extravagances et ses fastes, qu’elle juge

immoraux en un temps où le peuple souffre de la disette. À l’occasion de la séance royale

d’ouverture des États-Généraux, elle rédige son pamphlet Avis pressant ou réponse à mes

calomniateurs (mai 1789) :

Je n’ai que des notions très succinctes sur la politique, mais il me semble que, dans cette

circonstance, il ne s’agit pas de citer Montesquieu, Jean-Jacques, ni de créer de nouvelles lois ; il

ne faut que les étayer, bannir les abus et acquitter la dette nationale. Voilà, je pense, les objets

1 Richard Koselleck, Le Règne de la critique, Paris, Éditions de Minuit, 1979. 2 Joan Claire Tronto, « L’idéologie du genre et les formes de privilège », dans Un monde vulnérable, pour une

politique du care, op. cit., p. 134. 3 Carol Gilligan, Une voix différente, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2008, p. 109.

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importants qu’il s’agissait de traiter, et sur lesquels la Nation devait être occupée depuis

longtemps.1

Le but poursuivi par Olympe de Gouges n’est pas tant de faire la morale au roi que de rendre la

société pérenne, administrée par un roi présenté comme une figure paternelle2 et une reine

bienfaisante. Autrement dit, sa conception de la monarchie constitutionnelle repose sur la

possibilité de concilier le développement de chaque individu (enfants, femmes et Noirs compris)

avec une répartition des ressources qui ne lèse pas les pauvres, ni n’impose un fardeau trop

considérable aux riches. La monarchie constitutionnelle lui semble être le consensus idéal entre la

nécessité d’une autorité bienveillante et les principes démocratiques. Pour elle, le roi ne constitue

pas une entrave à l’évolution de la société, pour autant qu’il se soumette lui aussi à la constitution

et qu’il partage les pouvoirs décisionnels avec les assemblées élues. En bref, il convient de

contrôler, voire de diminuer les dépenses et de travailler pour la prospérité du pays3. La

monarchie et les trois ordres doivent donc œuvrer ensemble à cet objectif commun, afin de

prévenir le risque qu’

un malheureux désespéré, réuni au scélérat sans aveu, vont indistinctement attaquer les Trois-

Ordres dans toute la France ; et dans cette affreuse boucherie, la Nation regrettera trop tard de

n’avoir pas réuni tous les intérêts au seul bien public.4

En revanche, après la prise de la Bastille, un tout autre rapport au pouvoir s’installe.

Olympe de Gouges émet alors des réserves concernant la morale qui se pratique ou ne se pratique

plus au sein du pouvoir et d’un certain nombre de groupes ou de partis agissants : la Cour dont

l’influence auprès du roi est considérée par Olympe de Gouges comme néfaste, et le parti des

Montagnards dont les méthodes drastiques suscitent la crainte de la révolutionnaire (plus

modérée qu’est cette Girondine dans l’âme).

1 Olympe de Gouges, « Avis pressant, ou réponse à mes calomniateurs », dans Écrits politiques, op. cit., p. 78. 2 « [N]on qu’elle prît tantôt pour, et tantôt contre la monarchie, elle y fut toujours favorable. Certes, elle n’était pas

pour la Cour de Louis XVI et elle avait aussi des objections contre Marie-Antoinette, qui vécut trop longtemps son

rêve pastoral au Trianon de Versailles. Mais elle fut favorable à Louis XVI. Pour elle il était une figure paternelle et

elle ne pouvait pas concevoir le peuple sans père », (Paul Noack, Olympe de Gouges. Courtisane et militante des

droits de la femme, 1748-1793, Paris, Éditions de Fallois, 1993, p. 145). 3 Déjà en 1751, Diderot écrivait que « La puissance, qui vient du consentement des peuples, suppose nécessairement

des conditions qui en rendent l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la

restreignent entre des limites […] », (« Autorité politique », Encyclopédie, [en ligne :

encyclopédie.eu/index.php/morale/932948805-politique/1883927644-AUTORITE-POLITIQUE, consulté le 17

octobre 2016]. 4 Olympe de Gouges, « Avis pressant, ou réponse à mes calomniateurs », dans Écrits politiques, op. cit., p. 78.

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Dans son pamphlet Le contre poison. Avis aux Citoyens de Versailles (octobre 1789),

Olympe de Gouges somme les habitants de Versailles et, de manière indirecte, la royauté, de ne

pas se laisser manipuler par l’« Aristocratie aux abois [qui, n’ayant] de garde de se montrer à

visage découvert1 », cherche de braves gens « disposés à la servir2 ». Elle termine son propos

accusateur en expliquant ce qui distingue les « ennemis [des] bons Citoyens3 » : « La vertu

marche à visage découvert. […] Il n’y a que le pervers qui se cache4 ». Rappelons que l’automne

1789 constitue la « dernière période de la révolution qui s’achève, [mais que] le moment du

tumulte5 » arrive. En conséquence, les temps restent troubles. L’instabilité persistant, Olympe de

Gouges réitère alors son engagement à fronder les privilégiés. Par exemple, à la toute fin de ses

Adieux aux Français (avril 1790), elle indique en post-scriptum :

Quant à vous, messieurs les Aristocrates, ne me sachez aucun gré, je vous prie, si je parais faire

pencher la balance de votre côté : il est de mon caractère de me ranger dans le parti du plus faible

et de l’opprimé. Je ne trouve nullement méritoire ni courageux à cinq cents ou mille personnes

d’égorger un seul Citoyen sans défense.6

Dans ce passage, Olympe de Gouges prend explicitement le parti du « faible », de « l’opprimé »,

s’adressant directement aux aristocrates, certes à qui elle reprochait l’abus de privilèges, mais

dont elle ne souhaite pas la mort (et c’est là le point crucial qui la délégitimera sous la Terreur).

Les hommes n’ont aucun mérite à maltraiter leurs semblables, ce qui est d’autant plus lâche en

situation de domination. Au contraire, le vrai courage est citoyen puisque les valeurs

républicaines forcent, d’une part, à l’abnégation et au dépassement de soi (se départir des

pulsions morbides, embrasser la vertu et le sang-froid), et d’autre part, à respecter la loi (droits et

devoirs). Olympe de Gouges a d’ailleurs déjà émis, quelques mois avant ses Adieux, de

semblables griefs, relatifs à la lâcheté des hommes :

Ce n’est pas de légers défauts que je leur reproche, mais leurs vices, leur fausseté et leur

inhumanité exercés sans remords sur les plus faibles. Puisse cette révolution régénérer l’esprit et la

conscience des hommes […].7

1 Olympe de Gouges, « Le contre poison, Avis aux Citoyens de Versailles », dans Écrits politiques, op. cit., p. 127. 2 Id. 3 Ibid., p. 128. 4 Ibid., p. 129. 5 Olympe de Gouges, « Le contre poison, Avis aux Citoyens de Versailles », dans Écrits politiques, op. cit., p. 128. 6 Olympe de Gouges, « Adieux aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 162. 7 Olympe de Gouges, « Réponse au Champion américain, ou Colon très aisé à connaître », dans Écrits politiques, op.

cit., p. 136.

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La gravité du propos ainsi que le courage dont elle fait preuve en engageant sa parole (elle

l’annonce elle-même en début de paragraphe : « Puisque j’ai le courage de signer cet écrit1 »)

signalent une importante opposition publique face aux hommes qui détiennent le pouvoir.

En outre, la révolutionnaire ambitionne d’« examiner les moyens de l’améliorer [le

nouveau gouvernement] et de les trouver [les vices], s’il en est encore2 ». Elle poursuit en se

désolant : « Plus j’examine la faiblesse de l’État, l’anéantissement total des finances et le

bouleversement général de toutes les têtes, moins je trouve de remèdes […]3 ». Un peu plus tard,

dans son Adresse au Prince de Condé (mai 1791), elle dépeint un tableau affligeant de ceux qui

dirigent le nouveau gouvernement :

Et vous, favoris de la fortune, et vous, gens parvenus, et tout ce que réunit une ambition

démesurée, et toujours nuisible aux intérêts de cette Patrie que vous prétendez défendre ou relever,

vous n’êtes que ses plus grands ennemis ! […] insensiblement tu [Condé] verras expulser cette

horde confuse […], une quantité d’individus qui n’entendent rien au vrai devoir de la chose,

infatués de leur élévation, impertinents à l’excès, partiaux, aveugles sur ce qu’ils ont été […] :

voilà ce qui compose à peu près l’administration publique.4

Au moment où Olympe de Gouges fait éditer ce pamphlet, elle est portée par l’accueil triomphal

que le public bordelais fait à sa pièce Mirabeau aux Champs-Élysées5. Dans cette comédie en un

acte et en prose, elle met en scène Louis XIV, Madame de Sévigné, Voltaire et, bien sûr,

Mirabeau qui, au début du mois d’avril 1791, a été inhumé au Panthéon. Dans cette pièce,

Olympe fait dire au révolutionnaire :

J’ai passé ma vie à étudier l’esprit de différents gouvernements. J’ai parcouru l’immensité de notre

antique histoire. […] je me suis armé contre le despotisme ; mais j’ai vu d’ailleurs le vice des

formes républicaines […].6

Dès lors, écrits politiques et œuvre dramatique permettent à Olympe de Gouges d’exprimer ses

idées relatives au mode de gouvernance7 qu’il convient d’adopter, tout en insistant sur l’absolue

nécessité de confier le pouvoir à des institutions vertueuses.

1 Id. 2 Olympe de Gouges, « Adresse au roi, Adresse à la reine, Adresse au Prince de Condé », Écrits politiques, op. cit.,

p. 179. 3 Id. 4 Ibid., p. 180. 5 Olympe de Gouges, Mirabeau aux Champs-Élysées, Paris, Garnéry, 1791, p. 45. 6 Olympe de Gouges, Mirabeau aux Champs-Élysées, Paris, Garnéry, 1791, p. 45. 7 L’historien Paul Friedland affirme que la question du mode de représentation des États-Généraux a été très débattue

à l’époque, en particulier à l’égard du rapport politique des députés des trois ordres au corps du monarque : « La

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L’idée d’assainir le comportement de ceux qui représentent la Nation, qui garantissent sa survie

et qui se soucient du bien-être du peuple, annonce d’ores et déjà les valeurs morales propres au

concept de care en politique. De fait, au XXIe siècle, Fabienne Brugère précise en ces termes la

façon dont l’éthique du care peut « faire l’objet d’une politique » :

Si l’éthique du care peut faire l’objet d’une politique, c’est en tant qu’elle met en garde contre les

dérives conjointement marchandes et bureaucratiques de nos sociétés. […] « Prendre soin » de

celles et de ceux qui sont confrontés à la vulnérabilité, c’est se donner les moyens de pratiquer un

partage des richesses et des pouvoirs contre toutes les oligarchies […].1

Selon Fabienne Brugère, il s’agit donc de mettre en œuvre une politique qui devance les travers

du capitalisme, en commençant par rendre visible la fragilisation des populations qu’il génère.

Être partisans du care, c’est ainsi remettre en question de façon impérative le mode de

gouvernance des démocraties occidentales du XXIe siècle.

Pour revenir à la période révolutionnaire, puisque les députés jacobins se radicalisent, la

sécurité des membres du parti girondin, auquel Olympe de Gouges reste fidèle, est mise à mal.

Entraînée par le Girondin Pierre Vergniaud, la révolutionnaire persiste à s’insurger contre les

projets radicaux de Maximilien Robespierre. La plupart des sympathisants à la révolution

modérée et progressiste que sont, par exemple, Brissot, Condorcet, Vergniaud, connaîtront une

fin tragique. Sur ce point, voici ce qu’en 1804 Fortunée Briquet écrit à l’entrée « Aubry – Gouze,

Olympe » de son Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises (1804) :

Le masque de vertu dont Marat et Robespierre se couvraient pour cacher leurs crimes, ne put lui

en imposer. Elle se déclara ouvertement contre leur faction, et elle rendit publique l’horreur que ce

parti lui inspirait. Avec cette courageuse conduite, elle ne pouvait échapper à la catastrophe qui

termina sa vie. Le 12 brumaire an 2, elle fut traduite devant le tribunal révolutionnaire de Paris

pour y subir son jugement. Le même jour elle monta à l’échafaud.2

La témérité dont Olympe de Gouges fait preuve en réévaluant constamment les choix de

gouvernance atteste un engagement social fort, source d’inspiration de l’éthique du care.

Effectivement, durant l’année 1792, en pleine ascension de la Terreur, Olympe de Gouges publie

une brochure intitulée L’Esprit français ou Problème à résoudre sur le labyrinthe de divers

démocratie représentative n’est pas la démocratie » (Paul Friedland, Political Actors: Representative Bodies and

Theatricality in the Age of the French Revolution, Ithaca, Cornell University Press, 2002, p. 299). 1 Fabienne Brugère, « Conclusion », dans L’éthique du care, op. cit., p. 124. 2 Fortunée Briquet, « Aubry, (Olympe de Gouges) », dans Dictionnaire historique des Françaises connues par leurs

écrits, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Écrits de femmes », 2016, p.106-107.

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complots, dans laquelle figure une vive critique de l’attitude dangereuse des Montagnards et le

risque pour la France de perdre de vue les notions fondamentales de liberté et de justice.

Au demeurant, Olivier Blanc rappelle qu’elle « fut d’une probité exemplaire, et c’est

d’ailleurs sur ce thème qu’elle affronte ses ennemis politiques1 ». Elle se considérait, à fortes

raisons, comme une justicière sur le plan des questions financières, en mettant en cause ses

« adversaires corrompus, les Montagnards, qu’elle accusa, non sans raison, de s’être enrichis sous

la Terreur2 ». En fait, il est vraisemblable qu’elle dérangea aussi ses contemporains sur d’autres

plans, comme celui du politique et du féminisme.

Les paradigmes du « souci de l’autre » commencent donc à s’insérer durablement dans

certaines sphères éclairées de 1789, faisant appel à l’« esprit public » et au sens moral. Par le

truchement de ses articles et brochures, Olympe de Gouges prend part aux débats de la cité. Au

regard des enjeux sociaux inhérents à la période révolutionnaire, nous proposons d’analyser plus

spécifiquement sa parole engagée.

II. 2. La parole engagée face à la souffrance d’autrui

Dans un contexte aussi troublé que celui de 1789, il est difficile d’imaginer une manière

rapide et efficace de sauver les personnes les plus vulnérables. Et pourtant, au péril de sa vie,

Olympe de Gouges réussit, pendant un certain temps, ce tour de force en affichant chaque mois

dans l’espace public ses projets patriotiques et ses propositions relatives au partage des richesses.

À ce sujet, Olivier Blanc explique qu’elle appartenait

à une sensibilité minoritaire lorsqu’elle prenait part à la plus brûlante actualité politique, et cela à

une époque où les femmes entreprenantes, celles du moins qui, disait-on, “se respectaient” et

savaient rester « dans les bornes de la décence ».3

Sa propension à percevoir le malheur des autres et à y être particulièrement sensible l’a conduite

à s’impliquer pour améliorer la situation de chacun. Éloignés de l’horizon d’attente des lecteurs

de journaux de son époque qui pratiquent plus la satire et la caricature, les pamphlets d’Olympe

1 Olivier Blanc, L’argent de la Terreur, colloque Robespierre organisé par l’association des « Ami(e)s de Henri

Guillemin » à l’Institut catholique de Paris le 28 octobre 2013 [en ligne : www.henriguillemin.org/portfolio-

view/olivier-blanc/, consulté le 23 octobre 2016]. 2 Id. 3 Olivier Blanc, « Celle qui voulut politiquer », dans le dossier « Olympe de Gouges, une femme du XXIe siècle », Le

Monde diplomatique, novembre 2008, p. 2.

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de Gouges se distinguent parmi les publications. En réaction à la souffrance d’autrui qu’elle

observe dans les rues de Paris et aux conditions de l’esclavage dont elle a connaissance, elle pose

un certain nombre de principes moraux et de solutions pragmatiques qui visent à penser les

fondements d’un nouveau système social.

Or, cet engagement civil, éthique et rationnel correspond à peu près à celui qui s’articule

aujourd’hui autour du développement des Organisations non gouvernementales (ONG), des

associations caritatives et plateformes d’entraide. Par l’intermédiaire des concepts que définit Luc

Boltanski concernant la question humanitaire dans La Souffrance à distance, nous étudierons

l’intention philanthropique de la révolutionnaire en plusieurs temps. D’abord, Olympe de Gouges

qualifie la nécessité d’agir dans des termes universalistes et collectifs. Ensuite, elle conceptualise

l’idée que le bon citoyen puisse s’impliquer individuellement pour le bien général de la patrie, et,

plus particulièrement, en adoptant une position affirmée et une parole encline à parler de

souffrance.

Enfin, la révolutionnaire apporte du crédit à ses principes moraux en offrant son aide

financière, de sorte que sa probité soit exemplaire (par exemple, elle lègue à la Nation le fruit des

quelques recettes obtenues par la représentation de sa pièce de théâtre Mirabeau aux Champs-

Élysées1 ; ou encore, c’est avec ses propres deniers qu’elle fait imprimer ses publications et livre

celles-ci gratuitement au public, chose peu courante en son temps).

II. 2. a. Lien communautaire et institutionnalisation

En considérant la Révolution française comme un évènement historique favorable, d’une

part, à la mise en commun des idées et, d’autre part, à l’émergence d’une communauté élargie qui

détermine son propre dessein (contrairement à l’autocratie), les Écrits politiques d’Olympe de

Gouges présument de la nécessité d’un lien humanitaire entre les individus. Selon la

révolutionnaire, faire disparaître l’aristocratie n’a pas d’intérêt, et l’opposition des parties

1 Olympe de Gouges, Théâtre politique (Tome 1) : Le couvent, ou les Vœux forcés, Mirabeau aux Champs-Elysées,

L’entrée de Dumouriez à Bruxelles, ou les Vivandiers, Paris, Éditions Indigo Côté-femmes, 2007.

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(noblesse, clergé et tiers état) n’apporte aucune solution constructive à la situation désastreuse du

pays :

La Noblesse et le Clergé ont eu les premiers torts, et le Tiers-État en a eu peut-être d’irréparables

par un entêtement déplacé et outre mesure. Les disputes depuis les lettres de convocation des

États-Généraux ont affaibli les remèdes efficaces que l’on pouvait apporter alors sans peine à la

détresse de l’État.1

Olympe de Gouges ne comprend pas comment, en des temps aussi instables (propices à laisser

l’ennemi prussien s’emparer du territoire) et aussi misérables (famine, disette…), les trois ordres

puissent ainsi s’entre-déchirer. Pour elle, cela tient de l’extrême égoïsme autant que du manque

avéré de jugement.

En revanche, mettre à profit les richesses de la noblesse pour subvenir aux besoins d’un

peuple en souffrance constitue une proposition qui présente un double avantage : le premier

permet de sauver les malheureux et les misérables, et le second sert à valoriser les nobles

bienfaisants. À propos de son projet patriotique d’un impôt sur le luxe, dans Action héroïque

d’une Française, ou la France sauvée par les femmes. Il est plus d’un moyen de servir la Patrie

(septembre 1789), Olympe de Gouges insiste sur l’intérêt de mettre en place son plan fiscal et

ajoute :

Je soutiens […] que c’est le seul moyen de rendre les Aristocrates utiles à la cause publique :

parce que, n’étant pas les plus nombreux, la crainte et le danger de se voir noté d’infamie, et

désignés en quelques sortes à l’indignation des vrais citoyens, seront pour eux une exhortation

plus persuasive encore que la crise funeste de l’état […].2

De même qu’Hannah Arendt eut constaté que « l’action est la seule faculté humaine qui demande

une pluralité d’hommes3 », l’aide humanitaire que prodigue Olympe de Gouges ne peut se

réaliser que de manière collective et institutionnelle. La parole de la révolutionnaire infère alors

de l’action humanitaire que celle-ci se déploie via les institutions politiques, en accord avec les

principes républicains : « Que les États-Généraux ne s’abusent plus : qu’ils examinent de sang-

1 Olympe de Gouges, « Lettre aux représentants de la Nation », dans Écrits politiques, op. cit., p. 124. 2 Olympe de Gouges, « Action héroïque d’une Française, ou La France sauvée par les femmes, Il est plus d’un

moyen de servir la Patrie », dans Écrits politiques, op. cit., p. 121. 3 Hannah Arendt, «La tradition révolutionnaire et son trésor perdu », dans Essai sur la révolution, Paris, Gallimard,

1967, p. 258.

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froid que le public désespéré commence à se fatiguer, que la misère est générale, que la famine

gagne les campagnes1 ».

En outre, elle s’inspire à nouveau de Rousseau (du Contrat social2) dont la doctrine

repose sur la loi qui est, chez lui, l’expression de la « volonté » » générale d’un corps moral,

volonté rendue possible ou pensable seulement après avoir admis l’unité des individus

comparable à l’harmonie du monde. En proposant de « prendre […] tout ce qui porte le nom de

Français » et en remontant « indistinctement jusqu’aux classes les plus élevées3 », pour concourir

« au salut de l’État4 », Olympe de Gouges fait ainsi ressurgir le sens du groupe. Par ailleurs, afin

d’« assurer l’ordre et la fidélité de cette administration », des « Intendants » officiels tiendraient

les « registres5 » d’écriture des dons. Ensuite, les pouvoirs publics auront le devoir d’organiser

des actions pour aider la population, comme la création de maternités et de foyers solidaires pour

les plus démunis ou bien la distribution des terres en friche à des paysans ou des coopératives

(éléments étudiés dans la suite du mémoire).

Les liens communautaires ainsi institutionnalisés « permettent d’ordonner des obligations

d’assistance6 ». La thèse d’Olympe de Gouges repose sur l’idée de « faire ensemble », ce qui

nécessite une parole publique.

II. 2. b. Exigence de parole publique

Théoriquement, lorsque la révolutionnaire voit le triste sort des personnes en difficulté,

elle est dans la position d’une spectatrice pour qui taire son désarroi n’est pas humainement

possible. Elle « enferme une exigence de publicité » qui « est déjà, en quelque sorte par principe,

parole publique et vise l’adresse à un nombre illimité de partenaires dont les qualités ne sont pas

1 Olympe de Gouges, « Pour sauver la Patrie, il faut respecter les Trois-Ordres, C’est le seul moyen de conciliation

qui nous reste », dans Écrits politiques, op. cit., p. 83-84. 2 « [L]a loi considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une

action particulière. Ainsi la loi peut bien statuer qu’il y aura des privilèges, mais en ne peut donner nommément à

personne ; la loi peut faire plusieurs Classes de Citoyens, assigner même les qualités qui donneront droit à ces

classes, mais elle ne peut nommer tels ou tels pour être admis », Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, (livre II, ch

vi), Paris, GF Flammarion, 2012, p. 73. 3 Olympe de gouges, « Lettre au Peuple », dans Écrits politiques, op. cit., p. 41. 4 Ibid., p. 42. 5 Olympe de Gouges, Lettre au Peuple ou le projet d’une Caisse Patriotique. Par une citoyenne à Vienne, et se

trouve à Paris, chez les marchands de nouveautés 1788 (novembre 1788), op. cit., p. 42. 6 Luc Boltanski, « La question de l’engagement », dans La Souffrance à distance, op. cit., p. 26.

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spécifiées1 ». Ainsi, à plusieurs reprises, Olympe de Gouges engage sa parole qu’elle considère

générale, universelle, face à la misère et à la situation catastrophique du pays, à la souffrance du

plus grand nombre. « Tout bon citoyen a droit de donner ses idées dans les moments où son pays

est dans la consternation la plus profonde2 » explique-t-elle dans ses Remarques patriotiques. De

même, à la suite d’une anecdote sur « un de ces infortunés vieillards […] qui n’avait trouvé

aucun secours […]. Minuit n’était pas sonné, qu’il n’était plus de ce monde », elle constate

cruellement qu’« on ne voit que semblable évènement dans Paris3 ». Elle réagit publiquement et

témoigne de la souffrance d’autrui. Toujours dans ses Remarques patriotiques, elle indique

trouver un écho à ses idées dans le texte (anonyme) intitulé l’État libéré, ce qui lui donne une

assise supplémentaire pour participer au débat public, tout en la tirant de l’isolement où elle se

trouve en tant que spectatrice :

Les calamités de la France ont affecté mon âme [….]. J’ose insister sur le premier moyen que j’ai

donné de la Caisse patriotique, conforme aux vœux de l’Auteur de l’État libéré avec qui je me

suis rencontrée sur cet objet, et dont je m’applaudis, puisque cette rencontre prouve que les

véritables Français pensent tout de même […].4

Ce qui est exceptionnel chez Olympe de Gouges, c’est sa capacité à montrer à l’auditoire à la fois

la détresse des personnes souffrantes, et la peine qu’elle ressent lorsqu’elle observe impuissante

ces personnes misérables.

Enfin, sur le concept de parole publique, Luc Boltanski explique que la participation au

débat public est « une façon de regarder orientée vers l’extérieur et animée par l’intention de voir

cesser la souffrance5 ». Cette « communication généralisée6 », telle que le sociologue la définit,

produit une succession d’actes en lien avec le ressentiment, lui-même producteur

d’un « déchaînement libérateur7 ». Ainsi, en parcourant les lettres et pamphlets d’Olympe de

Gouges, nous remarquons le déferlement de sa parole. De cette façon, la révolutionnaire met sa

loquacité au service de la communauté. Consciente que sa participation au débat public dérange

les esprits traditionalistes, elle indique :

1 Ibid., p. 39. 2 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 49. 3 Ibid., p. 50. 4 Ibid., p. 53. 5 Luc Boltanski, « L’exigence de parole publique », dans La souffrance à distance, op. cit., p. 39. 6 Id. 7 Id.

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L’on me demandait dans une maison pourquoi je n’avais point fait un journal. Moi, faire un

journal ! ai-je répondu : il serait trop vrai, trop sévère, il ne prendrait pas. Je vous assure me dit un

homme de mérite, qu’il aurait beaucoup d’influence […]. Aussitôt on m’offrit plusieurs titres qui

ne répondaient ni à ma manière d’agir, ni à ma manière de voir. L’impatient, m’écriai-je, c’est le

seul titre qui convient à l’auteur, l’impatient par Madame de Gouges, ne trompera pas le public, et

le public à son tour sera peut-être impatient de l’avoir […].1

La franchise, évoquée ici par les qualificatifs « vrai » et « sévère », et la précipitation

(« Impatient ») caractérisent en effet ses écrits politiques, et ce, à un point tel que l’historien

Dulaure lui reprocha, post mortem, sa prolixité2. Néanmoins, la constance de la pamphlétaire à

prendre parti pour défendre les grandes causes est exemplaire.

II. 2. c. Prendre parti

Un des aspects primordiaux de l’époque révolutionnaire a été de permettre une mise en

acte des principes humanistes, un passage de la pensée à l’action. Pour ce faire, il a été

indispensable de prendre parti. Et même si de nombreuses femmes impliquées dans les

changements de société3 ont pu s’exprimer dans les lieux et places qui leurs étaient destinés (les

clubs de femmes, les bancs des tricoteuses), Olympe de Gouges a adopté une posture presque

inédite en son temps, c’est-à-dire donner publiquement son point de vue, ses engagements

politiques (au sens large), et signer personnellement ses textes publics.

Dans la Seconde partie du Discours de l’aveugle aux Français, elle tente de mettre le

peuple en garde contre les calomniateurs : « C’est ainsi que je me range du parti de la justice, de

l’innocence et des persécutés. J’ose croire que mon opinion ne sera point rejetée4 ». L’année

suivante, elle s’insurge contre le conservatisme des colons et leur nuisance, mais aussi contre

l’opposition qu’ils manifestent à l’égard de ses pièces de théâtre prônant l’abolition de

l’esclavage :

1 Olympe de Gouges, « Adieux aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 161. 2 « [E]lle n’était rien et était tourmentée du désir d’être quelque chose. Elle parlait toujours et ne savait pas dire deux

phrases de suite en bon français ; elle faisait des livres et ne savait à la lettre ni lire ni écrire. […] Elle était toujours

pressée ; […] Sans cesse agitée, furieuse, emportée […] », Jacques-Antoine Dulaure, Extrait de Mémoires inédits,

paris, H. Fournier, 1838, p. 31, [en ligne : books.google.ca/books?id=rpL0HVltjPEC, consulté le 18 février 2017]. 3 Les « frondeuses », ces femmes politiquement « incorrectes », pleines d’espoir en la Révolution, furent décapitées,

comme Mme Roland, ou enfermées à l’asile, comme Théroigne de Méricourt. 4 Olympe de Gouges, « Discours de l’aveugle aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 95.

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Les Colons me reprochent de varier dans mes opinions ; ils disent que je suis royaliste décidée ; je

ne m’en défends pas, et j’en fais gloire, et que cependant je prêche pour une liberté incendiaire

dans les colonies.1

Un peu plus loin, elle considère les deux Ordres privilégiés comme responsables des maux

passés : « J’abhorre l’avarice du Clergé, je déteste l’ostentation de la Noblesse ; tous les deux

nous ont perdus […]2 ». Ses idées politiques sont donc multiples, mais non contradictoires. Elles

consistent à lutter contre les injustices et les inégalités, tout en défendant l’idée d’une monarchie

constitutionnelle. Cette vision de gouvernance, à mi-chemin entre le pouvoir du peuple et celui

du roi, s’apparente à de la modération ou au consensus. En effet, Olympe de Gouges croit

fermement à la valeur ajoutée d’un système composé au sein duquel l’alliance fait la force. Mais

cette conception détonne en 1789, car elle est difficilement identifiable à l’heure où les prises de

position se radicalisent et où l’opinion publique se polarise.

Olympe de Gouges constate d’ailleurs elle-même que « tout est l’affaire du moment à

Paris3 », d’où la complexité de sa posture et la mise en danger que celle-ci engendre :

« [M]alheureux citoyens, peuple infortuné, voyez avec quel courage je m’expose, pour mettre

sous les yeux du Monarque les tableaux effrayants de vos tristes situations4 », s’exclame-t-elle

dans ses Remarques patriotiques, puis dans sa Lettre aux littérateurs Français : « [J]amais auteur

n’a été maltraité comme je l’ai été depuis huit ans5 » déplore-t-elle. Olympe de Gouges est ainsi

incomprise au point de devoir rétorquer à l’Assemblée, accablée, mais non sans ironie :

Les uns veulent cependant que je sois Aristocrate, les Aristocrates prétendent que je suis

démocrate. Je me trouve réduite comme ce pauvre agonisant à qui un Prêtre rigoureux demandait

à son dernier soupir : « êtes-vous Moliniste ou Janséniste ? Hélas ! répondit le pauvre

moribond, je suis Ébéniste».6

1 Olympe de Gouges, « Départ de M. Necker et de Mme de Gouges, ou les Adieux de Mme de Gouges aux Français

et à M. Necker » (mai 1790), dans Écrits politiques, op. cit., p. 159. 2 Ibid., p. 160. 3 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 51. 4 Ibid., p. 49. 5 Olympe de Gouges, « Lettre aux littérateurs Français, Par Mme de Gouges », dans Écrits politiques, op. cit., p. 139. 6 Olympe de Gouges, « Lettre aux représentants de la Nation, Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur »,

dans Écrits politiques, op. cit., p. 124.

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Dans cette parabole1, la distinction entre les deux doctrines théologiques semble, a priori,

incontournable pour que le prêtre scrupuleux puisse absoudre le mourant de façon scrupuleuse.

Mais cette précision n’a, en fait, que peu d’importance, eu égard à l’ignorance de l’homme

agonisant. L’ironie réside donc dans la réponse aussi sincère que décalée : « Hélas ! […] je suis

Ébéniste ». Olympe de Gouges met ainsi en évidence l’absurdité de devoir choisir entre

royalisme et patriotisme. Elle assume une vision politique audacieuse.

En outre, comme le signale Olivier Blanc, Louis-Sébastien Mercier, l’ami proche

d’Olympe de Gouges, s’inquiéta de la voir persévérer à participer au débat public :

En 1789, Mercier s’alarmait de voir son amie signer des textes à caractère politique : « Lorsque,

dit-elle, Monsieur Mercier me vit lancée dans la glorieuse carrière où tant d’hommes ont trébuché,

il me recommanda de rétrograder quand il en était encore temps. Mais fière et hardie comme Jean-

Jacques, je n’en poursuivis pas moins mon entreprise ».2

C’est alors que, convaincue du bienfondé de son engagement, elle n’hésita pas à s’exprimer

jusqu’à son exécution, à la fois pour rendre compte de ses sentiments vis-à-vis des malheureux,

mais aussi pour dénoncer les abus et les malveillances. Ses discours témoignent d’une parole

humanitaire dont il est intéressant d’étudier les topiques.

II. 2. d. Topiques de la souffrance

En prenant la parole, celui qui observe la souffrance d’autrui formule une « réponse

acceptable au choc3 » que cette souffrance produit en lui. Cette parole s’organise alors autour de

deux topiques : la topique du sentiment et celle de la dénonciation.

Dans un premier temps, lorsqu’Olympe de Gouges multiplie ses témoignages aussi

effrayés qu’attendris au sujet des miséreux, elle s’adresse inéluctablement à un public qu’elle

suppose capable d’entendre, de partager son émoi et de réagir en conséquence. Le fait d’associer

1 Elle fait référence à la querelle au sein de l’Église de France entre le molinisme (Suarez et de Molina) et le

jansénisme (Saint Augustin). Ces deux doctrines théologiques des XVIIe et XVIIIe siècles s’opposent sur les sujets

de grâce, de libre arbitre et de prédestination. 2 Olivier Blanc, « Préface », dans Olympe de Gouges, Écrits politiques, op. cit., p. 11. 3 Luc Boltanski, « Avant-propos », dans La souffrance à distance, op. cit., p. 9.

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à son intériorité une autre intériorité (celle du destinataire) constitue un critère de la topique du

sentiment (et de la sympathie) :

C’est par l’intuition qui circule entre les cœurs […] que s’établit la relation du malheureux et du

spectateur. […] [L]e spectateur intéresse aux souffrances du malheureux d’autres personnes à qui

il fait partager son émotion, qu’il touche à leur tour par l’évocation de ce qui l’a lui-même touché.

Le rassemblement autour d’une cause, la configuration d’un collectif se fait […] par la contagion

des émotions qui font circuler du liant d’intériorité à intériorité. C’est précisément parce que

l’émotion submerge la personne de l’énonciation qui se rend présente dans le rapport, que le

spectateur transmet en touchant.1

Autrement dit, mobiliser les foules autour de grandes causes humanitaires permet de témoigner

de ses propres émotions, de partager son affliction engendrée par le terrible spectacle de la

souffrance d’autrui. Ceci rappelle le concept de pathos, qui, dans la rhétorique classique, traite

des moyens propres à émouvoir l'auditeur et vise ainsi à le persuader par les sentiments ; pathos

est opposé à ithos (qui traite de l'impression morale que doit produire l'orateur sur l'auditeur). De

cette façon, saisi d’un même sentiment, l’auditoire se sentira concerné à son tour et s’impliquera

(care about soit « prendre conscience », puis caring2 soit « s’investir »).

Ainsi, à la lecture du Projet utile et salutaire, nous percevons que la révolutionnaire

engage les citoyens privilégiés, la royauté et les députés à se mobiliser pour la cause des plus

fragiles, comme les femmes infortunées et laissés pour compte :

Ô Citoyens ! ô Monarque ! ô ma Nation ! que ma faible voix puisse retenir dans le fond de vos

cœurs ! qu’elle puisse vous faire reconnaître le faible sort des femmes. Pourriez-vous entendre le

récit sans verser de larmes.3

Cet extrait fait apparaître trois étapes : en premier la « voix », pour faire entendre le problème

soulevé, puis « faire reconnaître », pour partager l’observation ; et enfin la dernière phrase

implique une émotion (« larmes ») et une réaction (« verser »), soit une poétique du pathos.

D’ailleurs, cet écrit débute par une mise en contexte de l’auteure qui annonce : « j’ai écrit en

faveur du Peuple malheureux. Dans les saisons rigoureuses et dans les temps de calamité, le

nombre d’Ouvriers qui souffre sans secours est formidable4 ».

1 Luc Boltanski, « La métaphysique de l’intériorité », dans La souffrance à distance, op. cit., p. 123. 2 En Anglais, « caring » correspond au « sentiment de responsabilité à l’égard des autres, faisant appel à l’urgence du

"prendre soin" », dans Fabienne Brugère, « L’attention aux autres : une autre psychologie morale », L’éthique du

care, op. cit., p. 9. 3 Olympe de Gouges, « Projet utile et salutaire », dans Écrits politiques, op. cit., p. 71. 4 Olympe de Gouges, « Projet utile et salutaire », dans Écrits politiques, op. cit., p. 68.

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Les discours d’Olympe de Gouges contiennent, de surcroît, plusieurs caractéristiques de la

topique de la dénonciation : d’abord, le sentiment de pitié qui se transforme en indignation1

conduit l’observateur à rechercher un coupable. Cette configuration met le spectateur dans un

état passif, dans la mesure où la colère (contre le fautif) n’est pas une action. En revanche, la suite

du processus de dénonciation, qui consiste à explorer les liens de cause à effet (origines du

problème), permet de porter une accusation (dénoncer concrètement les maux), et ainsi engager le

spectateur dans un état actif.

Or, comme le remarque Olivier Blanc, Olympe de Gouges « avait tôt réalisé les effets

ravageurs de l’argent corrupteur en temps de guerre2 ». Elle s’est aussi alarmée de l’impact

néfaste que les « séditieux3 » répandaient dans l’opinion publique à propos de comportements

violents pour résoudre les problèmes. Dans ses Écrits politiques, elle se déclare « rebutée en

général de la méchanceté des hommes4 » et affirme même sa volonté de s’y opposer : « Malheur

à ceux dont l’affreux talent est de semer le poison et la discorde par leurs écrits ténébreux5 ». Plus

tard, toujours sceptique vis-à-vis des préoccupations des législateurs, dans son Repentir de Mme

de Gouges (septembre 1791), elle met en doute l’exécution de la Constitution, encore inachevée

au moment où elle publie : « L’espèce de corruption dominante dont nous éprouvons déjà

l’influence est un obstacle évident à la marche de cet auguste contrat social […]6 ».

1 « [D]ans l’indignation, la pitié est transformée. Elle ne demeure pas désarmée et, par conséquent, impuissante, mais

se dote des armes de la colère », Luc Boltanski, « De l’indignation à l’accusation », dans La souffrance à distance,

op. cit., p. 91. 2 Olivier Blanc, « Préface », dans Olympe de Gouges, Écrits politiques, op. cit., p. 12. 3 « [M]alheureusement pour l’humanité […] et par une plus grande fatalité, les conseils des séditieux extravagants

influent plus sur le Peuple, que les sages avis des gens prudents et des bons Citoyens » et « Tout le peuple

aujourd’hui n’est occupé qu’à lire les écrits séditieux, malintentionnés, absurdes. Ces écrits enfantés par les ennemis

du repos public, inondent à chaque minute du jour la capitale, circulent dans les provinces, révoltent le Peuple et

consternent les bon Citoyens ; ils leurs ôtent même les moyens de dissuader ce Peuple égaré par les mauvaises

impressions qu’ont produit sur son esprit tous ces mauvais écrits ; tant il est dangereux, dans une circonstance

périlleuse, de vouloir montrer le bien, quand le mal a fait tant de progrès » (Olympe de Gouges, Écrits politiques, op.

cit., p. 37 et 107). 4 Olympe de Gouges, « Lettre au Peuple, ou le projet d’une Caisse patriotique », dans Écrits politiques, op. cit., p.

39. 5 Id. 6 Olympe de Gouges, « Repentir de Mme de Gouges », dans Écrits politiques, op. cit., p. 202. Ultérieurement,

l’auteure dénonçait déjà « [v]os débats inutiles à une bonne et sage Constitution, vont produire le murmure général »,

au sujet des Députés ; « ces grands hommes ne furent pas longtemps d’accord ; et loin de terminer un travail précieux

pour tous les Citoyens, ils y mirent des entraves, des entraves effrénées, des mots inutiles, des apostrophes déplacées,

des sarcasmes ridicules, dont ils auraient pu se dispenser, s’ils avaient eu toujours devant les yeux quelles étaient

leurs fonctions, quel était leur devoir, quel était leur caractère sacré », (Olympe de Gouges, « Séance Royale, Motion

de Mgr le duc d’Orléans, ou Les songes patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 109).

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C’est par ailleurs avec diplomatie qu’Olympe de Gouges s’est attelée à faire entendre au

Roi la délicate situation qu’engendrait le contraste entre son train de vie exorbitant et la détresse

financière du peuple :

L’homme ne s’instruit que par l’expérience ; et vous, grand Roi, souffrez que je vous expose ce

que vous sentez si bien ; que les vertus d’un véritable homme font toujours un bon Roi ; que vous

êtes né avec ses vertus, mais que vous fûtes trompé comme tous vos prédécesseurs.1

Nous comprenons qu’elle fait allusion au règne de Louis XIV et, dans une moindre mesure, à

celui de Louis XV. Le mois suivant, elle précise, toujours avec tact à l’égard de Louis XVI, que

« [l]es besoins de la France se sont multipliés depuis Henri IV ; le luxe en a créé une immensité

d’inutiles […]2 ». Ainsi elle dénigre régulièrement les abus d’apparat et les débordements

ostentatoires de la Cour et de la noblesse. Son texte « Projet d’impôt étranger au peuple, et propre

à détruire excès du luxe et augmenter les finances du Trésor, réservé à acquitter la dette

nationale3 » inclus dans les Remarques patriotiques, dénonce avec insistance tout usage indécent

de richesse comme « les bijoux […] les modes qui se multiplient du matin au soir, et du soir au

matin4 », ou encore « le chiffre, le luxe, et les armoiries, l’orgueil5 ». Ici, Olympe de Gouges use

avec pertinence de son sens de la formule pour accuser les privilégiés d’immodération.

La topique de la dénonciation fait en outre ressortir une forme de « violence condamnée à

être langagière6 ». Parfois enflammés, les mots que la révolutionnaire utilise dans l’instant7

dénotent cette colère contenue. Par exemple, en juin 1791, quand elle s’insurge contre la

« traîtrise » de Jacques Biétrix de Rozières8 qui, après avoir été remercié de son poste de premier

commis de la Marine à Versailles, refuse de poursuivre les versements consignés par leur accord

1 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 49. 2 Ibid., p. 57. 3 Ibid., p. 56. 4 Id. 5 Id. 6 Luc Boltanski, « De l’indignation à l’accusation », dans La souffrance à distance, op. cit., p. 91. 7 « Si on lit attentivement ses premiers écrits patriotiques, remarque Olivier Blanc, on peut être exaspéré par sa

franchise brouillonne d’explication et la précipitation qu’elle met en toute chose. Sous prétexte qu’elle se sent

soudain inspirée, rien ne l’arrête pour fixer par écrit ses idées : “J’arrive chez un imprimeur sans manuscrit, je dicte

au compositeur et je ne quitte pas qu’il n’ait fait gémir la presse” » (Olivier Blanc, « Préface », dans Olympe de

Gouges, Écrits politiques, op. cit., p.11). 8 Lequel a été l’amant (compagnon attitré, non marié) d’Olympe de Gouges au début des années 1770.

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qu’il lui doit : « J’abhorre les scélérats et les hommes de mauvaise foi, surtout quand ils ont abusé

de la confiance publique », le qualifiant de « méchant » et de « fourbe1 ».

Mais c’est au sujet de la maltraitance des populations noires que la révolutionnaire dénonce

encore plus clairement et vivement les coupables à l’origine des méfaits coloniaux :

[C]es colons inhumains, ces planteurs foudroyants, que sont-ils la plupart ?... Repoussés du sein

de leur famille, chassés du sein de leur Patrie, et jetés dans les îles comme le rebut de la société,

leurs horribles principes infectent sur ces bords les mœurs des paisibles habitants. Ne pouvant

exercer leur cruauté en France, libres et devenus souverains dans ces climats, ils y perpétuent

l’horreur de l’esclavage et la barbarie des tyrans.2

Cet extrait, issu de ses Adieux aux Français, daté d’avril 1790, fut écrit à la suite de la troisième

et dernière représentation de L’Esclavage des Nègres3. La controverse provenant des colons,

principaux locataires des loges du Théâtre-Français, a engendré l’annulation de la pièce

d’Olympe de Gouges. Celle-ci protesta néanmoins auprès de Bailly – maire de Paris – qui jugea

finalement que cette œuvre dramatique était susceptible de provoquer une insurrection dans les

colonies. L’histoire montrera qu’à travers ce différend, c’était la Société des amis des Noirs, dans

laquelle l’auteure s’était engagée, qui était visée. Pour autant, Olympe de Gouges n’en perdit pas

son engagement.

II. 2. e. L’engagement d’Olympe de Gouges, ou comment porter secours à l’autre

Par sa réaction face à l’injustice et à la souffrance d’autrui, la révolutionnaire nous

renseigne sur la vision qu’elle a d’elle-même en tant que « citoyenne » utile, et figure ainsi la

place qu’elle estime avoir dans sa société (à plus forte cause, dans la sphère publique). Engagée

et portée à aider, elle donne à lire à plusieurs reprises cette représentation de l’honnête-femme

qu’elle considère être. Par exemple, dans sa Lettre au peuple, elle se décrit comme une personne

juste :

[J]e ne puis me refuser de reconnaître que lorsqu’on possède un cœur vrai, une âme pure, un

caractère droit, on ne peut avoir de mauvaises intentions, et qu’enfin, si les hommes pensent, les

1 Olympe de Gouges, « Sera-t-il Roi, ne le sera-t-il pas ? », dans Écrits politiques, op. cit., p. 193-194. 2 Olympe de Gouges, « Adieux aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 158. 3 Olympe de Gouges, L’esclavage des Noirs ou l’heureux naufrage (1792), op. cit.

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uns bien, les autres mal, les causes qui les animent doivent être différentes ; ainsi, je crois que

celle qui m’anime est la bonne cause, et qu’elle part directement d’un être bienfaisant […].1

En conséquence, les réformes politiques, économiques et sociales qu’élabore Olympe de Gouges

ne peuvent, d’après elle, n’être fondées que sur des intentions salutaires et des dispositifs

congruents à la situation du pays. La révolutionnaire semble puiser ses idées à différentes

sources, soit la Nature, c’est-à-dire le bon sens, soit chez les philosophes comme « Jean-

Jacques »2 qu’elle évoque régulièrement, soit chez ses contemporains philanthropes (Mercier,

Brissot) et amies de discussion (Sophie de Condorcet, Fanny de Beauharnais).

Une telle posture, à la fois humaniste et humanitaire, participe en quelque sorte d’un esprit

charitable et d’une volonté de sauveteur. Sur ce type d’individu, Tzvetan Todorov écrivait :

Les sauveteurs, en règle générale, ne sont pas des conformistes […] ; ce sont des individus qui se

perçoivent comme marginaux et des esprits rétifs à l’obéissance. Cependant, ils portent en eux le

moyen de distinguer le bien et le mal, ils sont pourvus d’une conscience vive – en agissant en

accord avec elle. Ce sont des êtres portés à l’universalisation, puisqu’ils sont prêts à aider des

inconnus, leur accordant ainsi d’emblée l’appartenance à la commune espèce humaine […].3

Habitée par le souci de l’autre, Olympe de Gouges agit en âme secourable, avec moralité et

parfois à l’opposé de l’opinion publique, mais jamais en devenant radicale ou en servant l’intérêt

personnel. Au contraire, elle fait preuve de probité, ce qu’elle énonce clairement : « O vérité

sublime ! qui m’as toujours guidée […], ôte-moi les moyens d’écrire, si jamais je peux trahir ma

conscience éclairée par ta lumière », ou encore « [J]’entendais et je voyais tout avec la douleur

d’une véritable citoyenne4 ». En somme, elle se définit comme un être humain doté de

discernement et aspirant au bien général.

Pour autant, la révolutionnaire a conscience de son avant-gardisme5, tant au niveau social

que sur le plan de la représentation des sexes dans la cité. La critiquant régulièrement de façon

1 Olympe de Gouges, « Lettre au peuple, ou le projet d’une Caisse patriotique », dans Écrits politiques, op. cit., p. 45. 2 Olympe de Gouges évoque jusqu’à « la compagne de J. Jacques qui n’a eu d’autre mérite que de vivre de près avec

ce grand homme » qui, elle, a obtenu une pension de l’État. Olympe de Gouges, « Repentir de Mme de Gouges »,

septembre 1791, dans Écrits politiques, op. cit., p. 202. Dans sa préface du même ouvrage, Olivier Blanc précise

qu’elle fait allusion à Rousseau (et non à Lefranc de Pompignan). 3 Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, Paris, Seuil, 1991, p. 280. 4 Olympe de Gouges, « Lettre au peuple, ou le projet d’une Caisse patriotique », dans Écrits politiques, op. cit., p. 39. 5 Selon Myriam Perfetti, Olympe de Gouges « eu[t], comme la philosophe et astronome Hypatie dans l’Alexandrie

du IVe siècle, le tort d’être une personnalité hors normes, d’avoir une tête trop bien faite pour son temps, d’être en

avance de quelques siècles », dans « Olympe de Gouges : une femme contre la Terreur » (Marianne, dossier spécial,

31 Août 2013, [en ligne www.marianne.net/Olympe-de-Gouges-une-femme-contre-la-Terreur_a231276.html,

consulté le 12 octobre 2016]).

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sarcastique dans les journaux publics, ses adversaires qui sont pour une révolution totale et

ultraciste sont gênés de voir émerger chez cette femme une pensée modérée et progressiste. C’est

pourquoi Olympe de Gouges mentionne souvent son altruisme pour « s’excuser » de participer au

débat public. Délégitimée ou dévalorisée, que ce soit par les députés hostiles à ce que les femmes

s’impliquent en politique, par les colons antiabolitionnistes, ou encore par la critique théâtrale

proche des intérêts de la Cour, elle écrit : « Un jour mes confessions montreront au public quel

fut mon caractère, mon existence, et ma délicatesse1 ».

Quoi qu’il en fût, l’auteure des Écrits politiques se considérait comme méritante de tenir

tête face à tant d’entraves et de déconsidérations, et ne perdit jamais de vue le but de ses

déclarations : « Dire la vérité sans flagorneries aux hommes qui se sont rendus redoutables, c’est

s’exposer, je le sais ; mais dussé-je m’attirer leurs ressentiments, l’amour du bien l’emporte sur la

crainte2 » souligne-t-elle à propos des ministres peu scrupuleux qui siègent aux Conseils de

gouvernement. De même, en guise d’épilogue à ses Songes patriotiques dédiés à Monseigneur le

duc d’Orléans, elle conclut : « Sans doute je vais m’exposer par ce dernier écrit à une critique

extraordinaire et rigoureuse ; la moitié de la société ne me pardonnera pas d’avoir voulu chercher

à épurer l’autre moitié3 ». Puis, concernant sa « caisse patriotique », elle se désole de s’être

« vu[e] en butte à tous les traits de la satyre. […] je n’ai reçu que des injures ou des éloges

perfides4 ». Cela aurait pu avoir pour effet de la dissuader momentanément de continuer à publier

ses avis politiques, si la situation de l’État n’avait pas été aussi grave à ses yeux.

Finalement, en réponse aux « colons, intrépides et magnanimes guerriers5 », elle se dit

capable de riposter : « [U]ne femme vous défie, elle invite votre bravoure à un combat public6 ».

Du reste, au-delà de l’indignation, Olympe de Gouges se sentit responsable d’agir concrètement.

Souhaitant donner l’exemple, elle décida de contribuer financièrement à la cause des plus

démunis.

1 Olympe de Gouges, « Lettre au peuple, ou le projet d’une Caisse patriotique », dans Écrits politiques, op. cit., p. 39. 2 Olympe de Gouges, « Discours de l’aveugle aux français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 93.

Aussi, « pour que le sacrifice [de la prise de parole engagée] apparaisse, nous dit Luc Boltanski, il faut que la parole

rencontre une opposition et, à ce titre, introduise une incertitude, un risque, permettant de la qualifiée de

“courageuse” » (« Payer et parler », dans La Souffrance à distance, op. cit., p. 37). 3 Olympe de Gouges, , « Séance Royale, Motion de Mgr le duc d’Orléans, ou Les songes patriotiques », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 103. 4 Olympe de Gouges, « Action héroïque d’une Française, ou la France sauvées par les femmes, Il est plus d’un

moyen de servir la Patrie », dans Écrits politiques, op. cit., p. 120. 5 Olympe de Gouges, « Adieux aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 158. 6 Olympe de Gouges, « Adieux aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 159.

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II. 2. f. Cautions de l’engagement : parler et payer

Dans son étude sur la « morale humanitaire », Luc Boltanski énonce deux possibilités

d’action relatives au spectacle de la souffrance d’autrui : la première consiste à parler dans la

mesure où « parler c’est agir ». Pour que cette parole soit mise en action, il faut une

instrumentation, celle de l’opinion publique. En tant qu’intermédiaire, l’opinion publique devient

en effet l’instrument de résonnance qui transporte le message jusqu’au pouvoir en place.

Autrement dit, il s’agit de parler à l’auditoire pour le mobiliser et l’inciter à faire pression sur les

institutions politiques1. C’est chose faite dans le cas des écrits politiques d’Olympe de Gouges,

composés d’affiches placardées, de brochures, de lettres et pamphlets publiés dans la presse.

Signant ses communications « DE GOUGES », la révolutionnaire intervient dans l’espace public et

tente d’influencer les foules ; ainsi, elle parle et donc agit, au sens énoncé ci-dessus.

La seconde possibilité consiste, quant à elle, à payer, car « [p]ayer a pour avantages

principaux d’être plus facile à rapprocher de l’idée d’action et, de rendre patent et calculable le

sacrifice accompli en faveur du malheureux2 ». Sur ce second point, Olympe de Gouges a tout

autant pris la mesure de l’importance d’agir en payant, non seulement pour aider les personnes en

souffrance ; mais aussi, dans une autre perspective, pour garantir finalement une crédibilité en

matière de politique fiscale à ses propositions de caisse patriotique. Ainsi, en offrant à la

communauté un bien pécuniaire, elle se rend exemplaire et légitime pour « parler ». Dans Lettre

aux représentants de la Nation, elle notifie la nature et la valeur de son don :

Un objet plus important est celui qui doit donner la preuve que étant le premier auteur de l’impôt

volontaire, je ne dois pas être la dernière à m’imposer, et à vous faire passer mon offrande : le

quart de mon modique revenu va vous être remis. Veuillez, je vous prie, recevoir cette

contribution, et me ranger dans la classe des bonnes Citoyennes. J’y ajoute une offre : c’est le

produit d’un drame, s’il a du succès. […] et si ce drame n’a qu’une représentation, elle ira au

moins entière à la caisse patriotique.3

Les ressources financières qu’Olympe évoque dans ce passage proviennent de diverses origines

telles que les appointements perçus par les gens de lettres (dont elle fait partie), les recettes de ses

1 Luc Boltanski, « Payer et parler », dans La souffrance à distance, op. cit., p. 35. 2 Ibid., p. 36. 3 Olympe de Gouges, « Lettre aux représentants de la Nation, Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur »,

dans Écrits politiques, op. cit., p. 125-126.

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spectacles principalement. Dans tous les cas, elles n’ont jamais été d’une grande largesse. Son ex-

compagnon1 ayant perdu une somme importante qui lui était normalement destinée à la fin d’une

sorte de contrat d’épargne à son nom, et les publications mensuelles à grand tirage acquittées à

compte d’auteur, ne lui auront jamais permis de vivre dans l’aisance : « Pour l’argent, quoique

j’en sois plus privée que personne, je ne m’en soucie guère ; et si je faisais tant de faire un

journal, je prouverais mon désintéressement, en ne retirant que mes frais2 », exprime-t-elle dans

ses Adieux aux Français, harassée par les diatribes scandées à son égard.

Du reste, malgré ce confort restreint, Olympe de Gouges n’a aucune difficulté à penser au

sort des plus démunis, des familles sans le sou, des personnes isolées. En effet, quelques mois

auparavant, dans sa Lettre parue dans la Chronique de Paris, dont le premier paragraphe est

consacré à une discussion au sujet de sa pièce L’Heureux naufrage, rebaptisée L’Esclavage des

Noirs3, elle rappelle que la représentation et la réussite de cette tragi-comédie concourent à

l’étoffement de l’impôt volontaire : « [J]’ai consacré ma part d’auteur à augmenter la contribution

patriotique, dont j’ai eu la première idée dans une brochure imprimée depuis quinze mois4 ».

La bonté de la révolutionnaire participe sans doute de ce que l’historiographie a pu

opposer aux mauvais mots la concernant, une image sensible, une personnalité morale, un

caractère pugnace. C’est d’ailleurs ce que rapporte Brissot dans un « passage de ses mémoires

rédigés en prison et qui est, à ce jour, inédit […]5 ». Le fondateur du « Club des Amis des Noirs »

raconte ainsi avec tendresse à propos de son amie comment « [l]a gloire et l’indépendance de la

Nation étaient ses vœux les plus ardents. Ces sentiments […] se joignaient dans son âme à une

générosité sans borne6 ».

1 Jacques Biétrix de Rozières, directeur d’une compagnie de charrois en contrat avec l’État, et attaché à

l’administration de la Marine royale. Rappelons qu’ « en un temps où les femmes n’avaient guère de possibilités de

gagner leur vie, Olympe de Gouges fut, comme la plupart des femmes de son époque, entretenue par l’homme qui

l’aimait et que, apparemment, elle aimait aussi, ni plus ni moins que si elle l’avait épousée », Olivier Blanc, dans

Sylvia Duverger, « Olympe de Gouges était-elle un homme ? », entretien avec Olivier Blanc, 28 décembre 2013, [en

ligne Nouvelsobs.com, consulté le 24 juin 2016]. Sur le sujet, voir Olivier Blanc, L’amour à Paris au temps de Louis

XVI, Paris, Perrin, 2003 (nombreuses références d’archives à des dossiers liés à l’amour et au sexe dans leur rapport

à l’opinion et à la loi). 2 Olympe de Gouges, « Adieux aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 161. 3 Olympe de Gouges, L’esclavage des Noirs ou l’heureux naufrage (1792), drame en trois actes, en prose, Paris,

Côté-femmes, 1989. 4 Olympe de Gouges, « Lettre parue dans le Chronique de paris, du 20 décembre 1789 », dans Écrits politiques,

op. cit., p. 130. 5 Olivier Blanc, « Préface », dans Olympe de Gouges, Écrits politiques, op. cit., p. 17. 6 Brissot, (« dans un passage de ses mémoires rédigés en prison et qui est à ce jour, inédit, Papiers de Brissot, 446 AP

15, inventoriés par Suzanne d’Huart »), cité par Olivier Blanc, Préface, dans Olympe de Gouges, Écrits politiques,

op. cit., p. 18 et note p. 33.

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D’après les Mémoires de Fleury, les qualités d’Olympe de Gouges se rapprochaient beaucoup de

celles de son ami et mentor Louis-Sébastien Mercier : « généreuse, bonne, compatissante,

humaine1 »2.

II. 3. Vulnérabilité : le soutien, la bientraitance et le droit

En réponse aux ravages de la misère et face aux injustices des lois, Olympe de Gouges

élabore des propositions novatrices, souvent à l’opposé de la doxa sociale de son époque. Certes,

les grands principes évoqués dans les Écrits politiques s’inspirent pour une large part de la pensée

des Lumières. Mais sa propension à souffrir le réel l’a conduite à rendre ses discours

pragmatiques, de sorte qu’elle prévoit un certain nombre de projets sociaux concrets visant la

protection des uns et des autres. De ce fait, aux côtés des exposés féministes et de l’affirmation

des grands principes, elle spécifie un pan juridique et social qui matérialise précisément les

progrès visés.

II. 3. a. Reprise des grands principes : la liberté

Très attachée à la notion de liberté, Olympe de Gouges rédige un hommage à Mirabeau,

texte qui révèle ce qu’elle envisage comme le grand principe fondateur de la civilisation. Ainsi,

bouleversée par la disparition de cet homme politique qui était son ami, elle lit au café Procope :

« Mes Concitoyens, la mort vient de nous enlever le père de la liberté3 ». En évoquant la notion

de liberté dès la phrase liminaire du Tombeau de Mirabeau (avril 1791), Olympe de Gouges

montre l’importance de cette notion de liberté. « Le père de la liberté » évoque d’ailleurs l’image

d’un père spirituel dont elle estime les valeurs, en l’occurrence, la liberté. « Il s’est épuisé, il a

perdu la vie à travailler nuit et jour à notre bonheur4 », poursuit-elle. Sa reconnaissance à l’égard

1 Fleury, Mémoires de Fleury de la comédie française : 1757 à 1820, Paris, Ambroise Dupont, 1836, t. IV, Ch. 5,

p. 273. 2 Précisons toutefois que Fleury, comédien reconnu et attaché à l’aristocratie antiabolitionniste, n’appréciait guère

Olympe de Gouges. Les termes mélioratifs prononcés dans ses Mémoires n’ont donc pas été directement rédigés par

lui. Effectivement, les recherches minutieuses d’Olivier Blanc, biographe d’Olympe de Gouges, attestent que c’était

un certain Laffite qui fût à l’origine de cette comparaison élogieuse entre Mercier et elle. Voir sur ce point Olivier

Blanc, « Préface », dans Olympe de Gouges, Écrits politiques, op. cit., p. 26. 3 Olympe de Gouges, « Le Tombeau de Mirabeau », dans Écrits politiques, op. cit., p. 172. 4 Id.

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de Mirabeau le modéré1 souligne combien le combat pour l’autonomie de chacun reste essentiel

aux yeux de la révolutionnaire. Rappelons qu’en 1791, l’instabilité du pays persistant, les

antagonismes existant entre les différents groupes révolutionnaires évoluent de façon croissante.

La liberté récemment acquise par la République ne garantit pas alors la liberté de tous, quand on

songe notamment aux tendances radicales des Montagnards. Comparant ensuite les travaux de

« ce grand homme2 [Mirabeau] » à « des siècles de vertu3 », elle semble faire allusion à

l’engagement qu’eut Mirabeau contre le traitement liberticide réservé aux Noirs. Dès lors,

Olympe de Gouges opte pour un angle de vue philosophique qui s’inscrit pleinement dans la

lignée de la pensée rousseauiste selon laquelle :

Si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de

tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à deux objets principaux, la liberté et

l'égalité : la liberté, parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de

l’État; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle.4

Déjà, Rousseau plaçait au cœur du système législatif ce principe fondamental qu’Olympe de

Gouges défend opiniâtrement, celui de la liberté. Notons également l’expression « le plus grand

bien de tous », idée que reprendra fréquemment Olympe de Gouges dans ses Écrits politiques où,

à l’instar de Rousseau, elle en fera une finalité politique (« qui doit être la fin de tout système de

législation »). Il se trouve que Rousseau imprègne le zeitgeist5 révolutionnaire. À défaut d’être

lus par toute la population, les ouvrages du philosophe sont toutefois cités, repris et commentés.

Créant la polémique (refusés par le Parlement de Paris), ou, au contraire, rencontrant un vif

enthousiasme, ses pensées sont débattues sur la place publique. De fait, au cœur de l’émulation

des salons ainsi que de la rue, Olympe de Gouges ne fait pas exception quant à l’influence des

discours rousseauistes sur les principes républicains de liberté et d’égalité.

Dans un contexte où Olympe de Gouges considère l’esclavage comme une pratique qui

s’oppose aux libertés fondamentales de l’homme, elle travaille sans relâche à la libération des

peuples asservis.

1 Sur l’idée que Mirabeau était modéré, Alain Minc livre une analyse plus relative dans « Un modéré dans la

tourmente », Mirabeau criait si fort que Versailles eut peur, Paris, Grasset, 2017. 2 Olympe de Gouges, « Le Tombeau de Mirabeau », dans Écrits politiques, op. cit., p. 172. 3 Id. 4 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, GF Flammarion, 2012, livre II, chap. 11, p. 86. 5 Introduite par le philosophe allemand Herder en 1769, l’expression zeitgeist signifie « l’esprit du temps » et désigne

plus particulièrement le climat intellectuel et culturel, c’est-à-dire le paradigme, de l’époque considérée.

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[Sa pièce de théâtre], [i]ntitulée d’abord Zamore et Mirza puis, après les corrections demandées

par la Comédie-Française en 1785, L’Esclavage des Nègres, ou l’Heureux Naufrage. Cela contait

l’histoire de deux jeunes esclaves en fuite, réfugiés sur une île déserte. Zamore, qui a tué un

commandeur, est recherché. Il sauve de la noyade un jeune couple de Français, dont Sophie, fille

du gouverneur Saint-Frémont. Ces derniers les aident, en retour, à échapper à leur statut de

servitude et le gouverneur affranchit les esclaves de sa plantation à la fin de la pièce. L’œuvre fut

inscrite au Répertoire de la Comédie-Française, mais ne fut jouée que trois fois en 1789, soulevant

l’hostilité du public et des comédiens eux-mêmes.1

La résistance des comédiens à jouer cette pièce de théâtre engagée tient du fait que la Cour

subventionne la troupe de la Comédie-Française. En effet, depuis 1682, l’administration royale

offre aux acteurs une pension de douze mille livres avec pour contrepartie leur allégeance. Or, les

enjeux sociétaux soulevés par Zamore et Mirza se situent à l’encontre des intérêts des

aristocrates. Ces derniers font pression pour supprimer cette pièce du répertoire officiel.

Subséquemment, dans la brochure Départ de M. Necker et de Mme de Gouges (avril 1790),

Olympe de Gouges insiste sur l’incohérence de censurer sa pièce de théâtre sur les Noirs par

rapport aux principes constitutionnels :

En attendant qu’elle [la Nation] se décide ou pour moi, ou contre moi, je vais, Monsieur [Necker],

chez les Anglais éprouver si le parti des colons, des marchands de sucre, s’opposera encore à la

représentation de mon drame sur l’esclavage des Noirs ; si des hommes libres s’arrêteront à

l’intérêt particulier mercantile d’un parti injuste, oppressif et inhumain. […] Cette conduite est

bien extraordinaire et bien incompatible avec la Déclaration des droits de l’Homme.2

Le propos ci-dessus condamne à la fois l’asservissement et la censure. Ainsi, la lutte pour

l’abolition de l’esclavage, c’est-à-dire pour la liberté des hommes noirs, dépend en quelque sorte

des intérêts marchands selon lesquels l’enrichissement d’un petit nombre justifie l’asservissement

de tout un peuple. Par conséquent, il importe pour Olympe de Gouges de faire évoluer les

mentalités, de faire reconnaître le droit à la bientraitance et d’obtenir un statut pour les colonisés.

Le 26 août 1789, en adoptant le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,

l’Assemblée déclare dans son article premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et

égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » ; ce

qui déplaît considérablement aux membres du « club des Colons » qui, profitant du revenu que

leur rapporte l’esclavage, considèrent alors que leur droit est bafoué.

1 « Les abolitions de l’esclavage », République française, Ministère de la culture et de la communication, éd. Anom,

[en ligne : www.culture.fr/lesabolitions, 2014, consulté le 12 janvier 2017]. 2 Olympe de Gouges, « Départ de M. Necker et de Mme de Gouges, ou les Adieux de Mme de Gouges aux Français

et à M. Necker », dans Écrits politiques, op. cit., p. 155.

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Pourtant, dans une première réponse, Au Champion américain (janvier 1790), Olympe de

Gouges avait déjà fait remarquer la portée qu’a eue la représentation de sa pièce anti-

esclavagiste :

J’espère, Monsieur [Monsieur désigne le colon qui lui a adressé en premier lieu une lettre

diffamante et à la fin de laquelle il signe, « un colon très aisé à connaître »], et j’ose m’en flatter,

que d’après les éclaircissements que je vous donne sur l’Esclavage des Nègres, vous ne le

poursuivrez plus, et que vous deviendrez au contraire le zélé protecteur de ce drame ; en le faisant

même représenter en Amérique, il ramènera toujours les hommes noirs à leurs devoirs, en

attendant des Colons et de la Nation française l’abolition de la traite, et un sort plus heureux.1

Ici, Olympe de Gouges propose un parallèle entre la condition noire et la réception de son œuvre.

Elle encourage son correspondant américain à devenir le « zélé protecteur » des communautés

maltraitées dans les colonies.

Encore un peu plus tôt, en décembre 1789, Olympe de Gouges commençait sa « Lettre »,

parue dans la Chronique de Paris, en rappelant aux lecteurs sa vision avant-gardiste des droits

des populations serviles :

Voici la neuvième année que j’essayai de peindre, dans un drame, toute la rigueur de l’esclavage

des Noirs. Il n’était point alors question d’adoucir leur sort et de préparer leur liberté. Seule,

j’élevai la voix en faveur de ces hommes si malheureux et si calomniés.2

De toute évidence, elle se défend d’avoir été instrumentalisée par la Société des Amis des Noirs

et met en avant le fait que ce drame a été écrit antérieurement à la création du club abolitionniste

(Brissot 1788). Notons les qualificatifs « malheureux » et « calomniés », qui font écho à la

vulnérabilité humaine, thème qui est au centre des préoccupations sociales d’Olympe de Gouges.

Il est bien sûr question de remédier à la détresse des peuples noirs et de les affranchir afin de les

élever à la citoyenneté. L’esclavage des Noirs ou l’heureux naufrage finit d’ailleurs sur des

réflexions morales et humanistes :

M. de Saint-Frémont (gouverneur d’une île dans l’Inde) à ses esclaves :

Mes amis, je viens vous accorder votre grâce. Que ne puis-je de même donner la liberté à tous vos

semblables, ou du moins adoucir leur sort ! Esclaves, écoutez-moi ; si jamais on change votre

destinée, ne perdez point de vue l’amour du bien public, qui jusqu’à présent vous fut étranger.

Sachez que l’homme, dans sa liberté, a besoin encore d’être soumis à des loix sages et humaines,

1 Olympe de Gouges, « Réponse au Champion américain, ou Colon très aisé à connaître », dans Écrits politiques,

op. cit., p. 137. 2 Olympe de Gouges, « Lettre parue dans la Chronique de Paris du 20 décembre 1789 », dans Écrits politiques, op.

cit., p. 130.

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et sans vous porter à des excès répréhensibles, espérez tout d’un Gouvernement éclairé et

bienfaisant. Allons, mes amis, mes enfants, qu’une fête générale soit l’heureux présage de cette

douce liberté.1

Ces derniers mots font nettement apparaître la foi qu’Olympe de Gouges met en l’État de droit,

tout en acceptant que l’émancipation des esclaves se réalise de façon progressive.

Dans sa « Lettre » parue dans la Chronique de Paris, elle explique aussi que cette pièce,

ayant naguère « essuyé plus d’une tempête2 », puis « échappé aux écueils et aux vents contraires

de l’autorité, vogue maintenant avec liberté3». Il est manifeste que le vocabulaire employé

renvoie au même champ lexical que celui de l’esclavage. En effet, les termes « tempête »,

« écueils », « vents contraires » et « vogue[r] » utilisés au sens figuré par la pamphlétaire pour

qualifier le parcours de son œuvre, appartiennent, au sens propre, à l’univers du commerce

triangulaire, avec ses bateaux naviguant en mers agitées pour effectuer la traite des Noirs.

Finalement, le mot « drame » fait le lien entre le monde de la scène et la condition humaine. Il en

ressort un grand humanisme et une volonté de promouvoir celui-ci, avec, à l’horizon, l’idée que

le droit à la liberté doit désormais être conçu comme un droit inaliénable4.

II. 3. b. Aspects juridiques

Outre l’abolition de l’esclavage, Olympe de Gouges propose plusieurs avancées

juridiques, quitte à remettre parfois les textes fondateurs en cause. Par exemple, après la

Révolution proprement dite, elle émet certaines réserves sur la constitution de 1791, à propos du

partage des droits entre citoyens, qui exclut les non-propriétaires comme elle avec l’introduction

du suffrage censitaire, mais aussi les Noirs des colonies et les femmes. Elle cherche alors

différents moyens d’y remédier, comme le montre la rédaction de la Déclaration des droits de la

femme et de la citoyenne, dont notre troisième chapitre va proposer l’examen.

Olympe de Gouges cherche par ailleurs à développer la réflexion sur les droits, dans le but

d’offrir une situation légale et respectable aux enfants dits illégitimes, ou encore d’établir un

1 Olympe de Gouges, L’esclavage des Noirs ou l’heureux naufrage (1792), drame en trois actes, en prose, extrait (III,

13), Paris, Côté-femmes, 1989, p. 133. 2 Olympe de Gouges, « Lettre parue dans la Chronique de Paris du 20 décembre 1789 », dans Écrits politiques, op.

cit., p. 130. 3 Id. 4 Une première abolition de l’esclavage eut lieu en 1794 par la Convention, puis un rétablissement en 1802, et

finalement une dernière abolition en 1848 (sous la Deuxième République, 250 000 esclaves sont libérés sur les

territoires français).

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tribunal populaire qui soit plus équitable et moins soumis à l’arbitraire. Dans le premier cas,

Olympe de Gouges est sensible à la vie et au développement de la jeunesse, elle-même ayant

hérité d’un statut complexe à sa naissance :

Marie Gouze, dite Olympe de Gouges, est née à Montauban le 7 mai 1748. Son père légal, Pierre

Gouze, est boucher. Sa mère, Anne-Olympe Mouisset, fille d'un drapier aisé de la ville, aurait

longtemps entretenu une liaison avec son parrain, Jean-Jacques Lefranc de Caix, Marquis de

Pompignan, président de la Cour d'Assises de Montauban, poète membre de l'Académie Française

et futur auteur d'une pièce à succès intitulée Didon. Jean-Jacques Lefranc serait en réalité le

véritable père d'Olympe de Gouges, mais il n'a jamais formellement reconnu l'enfant.1

Elle milite alors pour les droits des enfants naturels, afin qu’ils recouvrent un nom et leur

honneur. La Motion par monseigneur le duc d’Orléans, faite dans un son qui approchera peut-

être de la réalité (juillet 1789) contient son argumentaire le plus clair en faveur de cette

revendication :

[N]e cherchons qu’à effacer l’injustice qui a fait trop longtemps la perte de la moitié des hommes ;

donnons aux enfants naturels le même moyen de se distinguer par l’honneur et le mérite dans la

société ; un bâtard peut joindre aux talents la qualité d’honnête homme, et sa naissance ne doit pas

le priver de s’allier à une famille respectable, de parvenir à une place honorable […] ; il manquait

à la Constitution cet article […].2

En terminant ainsi son exposé, l’auteure ne se situe plus seulement dans le domaine du ressenti et

de la sollicitude, mais davantage sur un plan politique. Ainsi, elle compte influencer le

développement du droit à l’égard des enfants dits naturels3. L’analyse du postambule de la

Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (septembre 1791) montre d’ailleurs

qu’Olympe de Gouges accepte l’idée que la loi puisse établir la paternité légale ; en revanche,

c’est le choix de l’institution d’autorité qu’elle combat. En effet, elle avait remarqué le dédain

avec lequel l’on refusait de croire une femme lorsqu’elle déclarait l’identité du père de l’enfant

(ce qui n’était évidemment pas le cas pour l’homme) :

Le caractère scandaleux de la brutale revendication par de Gouges du droit des femmes de

nommer le père de leur enfant ne tient pas à l’irrationalité ou à l’illégalité de sa démarche, mais

bien plutôt qu’elle révèle les a priori associés par la loi à la femme […]. De Gouges prétend au

contraire qu’une femme peut connaître avec certitude le père de son enfant, que son témoignage

1 Mélanie Wolfe, article « Olympe Gouges », dans La République des Lettres, Paris, 7 novembre 2012, [en ligne :

republique-des-lettres.com, consulté le 22 janvier 2017]. 2 Olympe de Gouges, « Motion par Monseigneur le Duc d’Orléans, faite dans un songe qui approchera peut-être de la

réalité », dans Écrits politiques, op. cit., p. 110-111. 3 L’égalité de traitement des enfants légitimes et naturels a été établie par la loi en 1975.

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peut être sincère et donc permettre de reconnaître la paternité. […] Elle exigeait que les femmes

aient « voix » au chapitre et que leur parole ait force de loi ou fasse légalement autorité.1

Le rééquilibrage des paroles entre les deux sexes paraît tenir davantage de la logique et du bon

sens (puisque l’acte sexuel suppose deux partenaires) que d’un aspect purement féministe.

Toutefois, la démarche en faveur d’une réforme juridique tient, elle, du féminisme, puisqu’il

s’agit de lutter contre des idées préconçues misogynes institutionnalisées. Et même si les articles

de sa Déclaration s’inspirent de ceux de la Déclaration des droits de l’homme, une variation

remarquable contenue dans l’article XI montre la profondeur de sa démarche vis-à-vis des

enfants :

La libre communication des pensées et des opinions est un droit des plus précieux de la femme,

puisque cette liberté assure la légitimité des pères envers leurs enfants. Toute Citoyenne peut donc

dire librement, je suis mère d’un enfant qui vous appartient, sans qu’un préjugé barbare la force à

dissimuler la vérité […].2

De façon criante, la notion de vérité revient telle une valeur fondamentale, ce qui amène Olympe

de Gouges à évoquer à nouveau la liberté d’expression, cette fois-ci dans le but d’améliorer la

condition des enfants.

Dans le second cas, celui des tribunaux populaires, elle semble parfaitement consciente

des bouleversements juridiques à venir. Elle cherche ainsi à protéger les personnes vulnérables

face à une justice fantoche, ou du moins autoritaire et, depuis la prise de la Bastille, précaire,

aléatoire et encline à de nouveaux abus de pouvoir. Près d’un an après cet évènement sans

précédent, elle adresse donc à l’Assemblée Nationale son Projet sur la formation d’un Tribunal

populaire et suprême en matière criminelle (mai 1790), dans lequel elle propose l’instauration

d’un jury populaire et un double degré de juridiction (c’est-à-dire instaurer le recours à une

autorité supérieure pour faire appel de la décision)3. Elle semble être suffisamment convaincue

des qualités du peuple pour envisager que celui-ci soit juste et magnanime dans ses décisions. En

tous cas, le peuple lui paraît plus équitable que le régime arbitraire et absolu précédent : « Il fut

1 Janie Vanpée, Smith College, « Revendication de la légitimité, les performances révolutionnaires d’Olympe de

Gouges », dans Olga B. Cragg, Rosena Davison (dir.) Sexualité, mariage et famille au XVIIIe siècle, textes présentés

lors d’un colloque tenu à Vancouver du 1er au 3 mai 1997, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1998, p. 227 et

suiv. 2 Olympe de Gouges, « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », dans Écrits politiques, op. cit., p.

208. 3 Le deuxième degré de juridiction de la Cour d’Assises a été créé deux siècles plus tard.

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un temps où l’on égorgeait ici l’innocent dans les ténèbres1 », affirme-t-elle à propos de la

Bastille, lieu hautement symbolique. En responsabilisant les citoyens, ce tribunal populaire

permettrait, selon elle, que ces citoyens avertis agissent avec moins de violence. Elle regrette que

l’instance du Châtelet, placé dans une situation délicate pour rendre ses décisions, laisse le peuple

libre d’agir en dehors du cadre de la loi, en toute impunité, selon ses accès de vengeance. Olympe

de Gouges est d’ailleurs horrifiée de voir que « [l]e Peuple, dans son impatience, se porte à des

exécutions illégales, toujours violentes et sanguinaires2 ». Étienne De Sève insiste sur ce point :

Avec cette proposition, de Gouges démontrait son dévouement envers la Révolution et sa volonté

de régénérer les institutions de façon à assurer une plus grande stabilité sociale à ses

contemporains.3

Suivant la même perspective, il apparaît qu’Olympe de Gouges veut aller plus loin dans la

séparation des pouvoirs assurée par la République en substituant, aux institutions chargées de

prononcer des jugements, le peuple qu’elle estime « équitable et impartial quand il est

désintéressé4 ». Elle propose en effet de remplacer une magistrature, qu’elle considère nébuleuse

et décadente, par le peuple lui-même, mis face à sa propre condition. Cela occuperait les hommes

à d’utiles choses, qu’elle souhaite formatrices et « responsabilisantes » : le fait de juger les crimes

et délits permet, selon elle, une prise de conscience qui incite à ne pas en commettre5.

Si par là, elle cherche un moyen de réduire la possible corruption des hommes de justice, ce n’est

pas sans rappeler le principe fondamental énoncé par Montesquieu selon lequel :

1 Olympe de Gouges, « Projet sur la formation d’un tribunal populaire et suprême en matière criminelle », dans

Écrits politiques, op. cit., p. 165. 2 Ibid., p. 164. 3 Étienne De Sève, « Le gouvernement français dans la pensée d'Olympe de Gouges de l'Ancien Régime à la

première République, 1785-1793 », mémoire de maîtrise, sous la direction de Susan Dalton (dir.), Université de

Montréal, décembre 2008, p. 69. 4 Olympe de Gouges, « Projet sur la formation d’un tribunal populaire et suprême en matière criminelle », dans

Écrits politiques, op. cit., p. 163. 5 Pierre Rosanvallon se dit d’ailleurs favorable au principe de jury populaire, en raison du contre-pouvoir qu’un tel

dispositif permet de mettre en place face à la politisation du domaine judiciaire. Mais c’est aussi, souligne-t-il,

l’opportunité de développer un espace de démocratie participative supplémentaire. Voir Pierre Rosanvallon, La

Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, coll. « Les Livres du Nouveau Monde », 2006,

p. 308. Voir à ce sujet Guillaume Protière, La démocratie représentative à l´épreuve des jurys citoyens, Politeia,

2007, p. 133-153. Fréderic Lordon consacre également certaines de ses réflexions à l’idée de réintroduire la

dimension de l’action des individus-sujets au cœur des rapports sociaux et des sociétés. Voir Frédéric Lordon, «

Métaphysique des luttes », dans Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme, Paris, Presses de la

Fondation des sciences politiques, coll. « Gouvernances », 2008, p. 23-54. Voir aussi Joëlle Zask, Participer : Essai

sur les formes démocratiques de la participation, Paris, Éditions Le Bord de l'eau, 2011.

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[C]’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va

jusqu’à ce qu’il trouve des limites. […] Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la

disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir.1

Montesquieu insiste ici sur la dimension universelle des problèmes que pose l’exercice du

pouvoir et de la domination, de sorte qu’il importe, partout et en tout temps, d’y opposer des

contre-pouvoirs, d’autant que De l’esprit des lois comprend d’importants chapitres relatifs à la

corruption, aux crimes et à la justice.

Pour en revenir plus précisément aux propositions juridiques d’Olympe de Gouges, elle

souhaite que les crimes communs soient jugés par des hommes communs : « Le Peuple doit être

juge du peuple. […] : la classe du peuple, composée de l’artisan, du journalier, et en général de

l’homme de peine […] sera soumis[e] au jugement souverain de ses pairs2 ». Il est clair que la

position hiérarchique des juges ne convient pas à l’idée qu’Olympe de Gouges se fait de la

démocratie. Il lui semble donc plus juste qu’un ouvrier soit jugé par des ouvriers.

Mais l’équilibre des pouvoirs et le fait d’instruire le peuple en lui déléguant une mission

régalienne ne sont pas les seuls avantages visés. Elle fait preuve d’un discernement

supplémentaire en livrant des détails de procédure essentiels et précis, afin de garantir aux

accusés une plus grande liberté d’expression et de défense :

Le malfaiteur aura huit ou quinze jours pour se défendre. Il sera le maître de choisir un défenseur

dans l’assemblée populaire. Son procès sera instruit, et il sera condamné ou absous, à la pluralité

des voix. Le jugement intervenu sera imprimé et colporté. […] Le coupable, présenté pour la

première fois à ce tribunal, serait interrogé, confronté avec les témoins, et jugé huit jours ensuite,

quand son défenseur aurait pris connaissance des faits.3

Les délais indiqués (« huit à quinze jours », « première fois […] huit jours ensuite ») révèlent un

grand esprit d’innovation, dans la mesure où les procédures judiciaires ne précisent pas, à cette

époque, un cadre temporel aussi contraignant (ni sous l’Ancien Régime, ni sous la Convention4).

1 Charles de Montesquieu, De l'Esprit des lois (livre XI, ch. 4), dans Montesquieu, Œuvres complètes II, Paris,

Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 395. 2 Olympe de Gouges, « Projet sur la formation d’un tribunal populaire et suprême en matière criminelle », dans

Écrits politiques, op. cit., p. 164. 3 Olympe de Gouges, « Projet sur la formation d’un tribunal populaire et suprême en matière criminelle », dans

Écrits politiques, op. cit., p. 164. 4 En 1764, César Beccaria Bonesana publie à Monaco son Traité des délits et des peines, dont le retentissement est

immédiat dans toute l’Europe. Traduit en France en 1766 par l'abbé Morellet, cet ouvrage constitue une recherche

profonde de la vérité appliquée au droit pénal : Dans la « Préface de l’auteur », Beccaria indique ceci : « Ce sont ces

lois, restes des siècles les plus barbares, que j'examine [….].je me suis livré à la recherche ingénue de la vérité, je n'ai

pas craint de m'élever au-dessus des opinions reçues [….] ». Voir Cesare Beccaria, Des Délits et des peines,

Traduction par Maurice Chevallier, Préface de Robert Badinter, Paris, G.F Flammarion, 1991.

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Ce n’est que bien plus tard, avec la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 de

l'ONU, que seront définitivement instaurés la présomption d’innocence (consacrée néanmoins

dans l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789) et surtout les

délais de droit à la défense1.

Pacifiste et anti-radicale, Olympe de Gouges accentue sa volonté d’introduire dans le droit

la bientraitance des accusés en stipulant, dans son projet, que les juges populaires seront

contraints à une conduite irréprochable et sans débordements :

Ce nouveau tribunal doit prêter serment de ne jamais violer la loi, et de punir sévèrement celui de

ses juges, de ses membres, qui, par des violences momentanées, se porterait à des excès contre les

coupables arrêtés en flagrant délit.2

L’inquiétude de la révolutionnaire sur l’évolution des pratiques de justice est, en réalité,

également liée à une préoccupation personnelle, car elle a pris le risque d’être traduite devant les

tribunaux. En juillet 1785, à la suite de ses démêlés avec certaines comédiennes du Théâtre-

Français, Olympe de Gouges échappe de peu à la Bastille3, mais est finalement soutenue par

Madame de Montesson et par le chevalier Cubières, eux aussi influents, sous la monarchie,

auprès des notables chargés de l’administration de la justice. De même, concernant les individus

qui se font justice eux-mêmes sans en rendre compte à personne, Olympe de Gouges en a déjà

vécu les conséquences : en octobre 1789, elle est agressée à son domicile par des hommes qui

l’insultent et l’accusent d’être orléaniste. Cette expérience l’engage donc aussi à envisager la

création d’un tribunal populaire qui canaliserait la violence de ces hommes en leur faisant

respecter les procédures au lieu d’agir impunément.

La question de l’équité, de l’impartialité et de la bientraitance des tribunaux intéresse ainsi

Olympe de Gouges à plus d’un titre (c’est dans l’air du temps, dans le sillage des travaux de

Beccaria). Les Écrits politiques, empreints des grands principes humanistes et de leur traduction

1 Le principe de la présomption d’innocence fut d’abord affirmé par l'article 9 de la Déclaration des droits de

l'homme et du citoyen du 26 août 1789 (auquel fait référence le préambule de la constitution française actuelle). Plus

tard, le premier alinéa de l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme consacre en effet les droits

de la défense. Le deuxième alinéa fonde le principe de légalité et de non rétroactivité des délits et des peines. Les

articles 8 et 10, quant à eux, établissent les modalités et l’application de ce droit à la défense : le tribunal doit être

équitable et impartial, c'est-à-dire indépendant des parties et indépendant du pouvoir politique. 2 Ibid., p. 164-165. 3 « [O]n prétexta l’attitude offensante d’Olympe de Gouges à l’égard de la Comédie pour faire délivrer contre elle un

« passeport » pour la Bastille, autrement dit, une lettre de cachet (octobre 1785) [développée par] le maréchal de

Duras et le baron de Breteuil, gentilshommes de la Chambre et propriétaires coloniaux », Olivier Blanc, « Préface »,

dans Olympe de Gouges, Écrits politiques, op. cit., p.7.

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dans des réformes juridiques, donnent par ailleurs une dimension pratique à une éthique du

« prendre soin » et ce, à travers des réformes sociales sans précédent.

II. 3. c. Créations sociales

De nombreuses réformes très en avance sur l’époque devront attendre le XXe siècle pour

voir le jour. Citons, pour les illustrer, sa proposition de créer des établissements de maternités et

des foyers solidaires. Faisant régulièrement appel au duc d’Orléans1 et à son entourage, Olympe

de Gouges rédige une adresse intitulée Projet d’un second théâtre et d’une maternité (1789).

Bien que ce texte ne fasse pas partie du corpus rassemblé dans le recueil des Écrits politiques, il

nous apparait toutefois judicieux de l’étudier pour deux raisons : son année de rédaction, centrale

dans notre mémoire, et le deuxième thème qu’il traite, à savoir l’exigence de « prendre soin » des

mères. Dans ce projet, Olympe de Gouges fait part de ses idées progressistes et pragmatiques

pour résoudre les problèmes de vulnérabilité des femmes :

[C]e qui m’intéresse particulièrement et qui touche de près tout mon sexe, c’est une maison

particulière, c’est un établissement à jamais mémorable qui manque à la France. Les femmes,

hélas trop malheureuses et trop faibles, n’ont jamais eu de vrais protecteurs.2

À l’occasion de cette introduction, l’auteure tente de conférer au prince l’importance d’un

sauveur appelé à être célébré par une action « mémorable », ou du moins en raison de son rôle de

bienfaiteur (protecteur ») qui intervient pour remédier au manque de soins dont souffrent des

femmes vulnérables. Elle agit avec pertinence, puisque Louis Philippe Joseph d’Orléans (député

noble élu aux États Généraux en 1789), est un des premiers aristocrates à rejoindre le tiers état, et

est donc susceptible d’entendre ce conseil (influencé par Madame de Montesson, il accepte en

effet de participer à la réforme du système inégalitaire des privilèges et de donner de fait,

d’avantage d’attention pour améliorer les conditions de vie du peuple). Pour insister sur l’aspect

de bon samaritain, la conclusion du texte réitère son invitation par l’honneur à rejoindre la cause

1 À ce moment-là, Olympe de Gouges n’a pas encore de grief important contre le Duc d’Orléans qu’elle accable

ensuite d’être responsable des journées insurrectionnelles sanglantes des 5 et 6 octobre 1789. 2 Olympe de Gouges, « Projet d’un second théâtre et d’une maternité » (1789), dans Benoîte Groult, Olympe de

Gouges, Œuvres, Paris, Mercure de France, coll. « Mille et une femmes », 1986, p. 81.

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des jeunes mères : « Voilà ce que les femmes essentielles doivent attendre des hommes instruits

et choisis par la Patrie1 ».

Olympe de Gouges recourt alors à un exemplum afin d’expliquer les raisons qui la

poussent à imaginer des maisons de naissance spécifiques :

Lequel de vous n’aura point vu expirer sa fille ou son épouse dans des douleurs ou dans des

souffrances cruelles ? […] Quels tourments affreux les femmes ne ressentent-elles pas quand elles

deviennent mères? Et combien y en a-t-il qui y perdent la vie ? Tout l’art ne peut les soulager et

souvent on voit des jeunes femmes après avoir souffert jour et nuit des douleurs aiguës, expirer

entre les bras de leurs accoucheurs et donner la vie en mourant […].2

Remarquons le dernier syntagme de cet extrait : « donner la vie en mourant » ; le contraste de la

vie associé à la mort marque l’esprit du lecteur et enjoint quiconque ayant un peu d’humanité à se

saisir du problème. Les établissements de santé qu’elle préconise de fonder pour assurer le bon

traitement des femmes qui accouchent différeraient, du reste, des hôpitaux publics dont l’hygiène

et la promiscuité entre les patients sont, d’après ses observations, désolantes :

[Ainsi], [f]ace aux critiques qu’elle suscita, en ne laissant pas place à la charité telle que définie

par l’Église, mais néanmoins laissée au seul caprice de chacun, elle devait devenir elle-même

reportrice et se rendit dans l’indigent hospice de Saint-Denis pour en décrire tous les défauts qui

s’y étaient accumulés sans jamais susciter quelque réforme.3

Afin de diffuser des témoignages éloquents, Olympe de Gouges publie régulièrement dans

le Journal général de la France, car elle comprend l'influence qu’exerce la presse dans l'opinion

publique4. Elle y fait éditer ses Remarques patriotiques. Ce programme de réformes sociales

suggère de développer une forme d’assistance sociale, en imaginant des centres de soins et

d'accueil pour les veuves, les vieillards et les orphelins, et des ateliers d'État pour les ouvriers

sans travail : « Ah ! que ne peut-on fonder des maisons qui ne seraient ouvertes que dans l’hiver

pour les ouvriers sans travail, les vieillards sans forces, les enfants sans appui5 ». De manière

récurrente, Olympe de Gouges presse le Roi et la cour de mettre en place des structures d’accueil

pour les personnes dans le besoin, en insistant sur la fragilité des veuves :

1 Olympe de Gouges, « Projet d’un second théâtre et d’une maternité » (1789), dans Benoîte Groult, Olympe de

Gouges, Œuvres, op. cit., p. 82. 2 Olympe de Gouges, « Projet d’un second théâtre et d’une maternité » (1789), dans Benoîte Groult, Olympe de

Gouges, Œuvres, op. cit., p. 81. 3 Dominique Gaurier (Université de Nantes), « Olympe de Gouges: vie et mort », dans Réseau Olympe, [en ligne :

olympereseauinternational.wordpress.com/olympe-de-gouges, consulté le 28 janvier 2017]. 4 Voir Bertrand Binoche et Alain Lemaître, L'opinion publique dans l'Europe des Lumières : Stratégies et concepts,

Paris, Armand Colin, 2013. 5 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 50-51.

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Combien de fois n'a-t-on pas vu de ces infortunées qui perdent leurs soutiens dans un bâtiment,

dans une carrière ou dans une fosse ; elles restent avec plusieurs enfants sans secours, et souvent

elles sont enceintes, quand on leur apporte leurs maris morts sur un brancard.1

Cette description provoque l’effroi par une rhétorique de l’accumulation, procédé souvent repris

par Olympe de Gouges : elle présente ainsi la terrible situation des jeunes femmes en deuil,

enceintes, sans revenu, avec plusieurs enfants2.

Ceci étant, Olympe de Gouges ne considère pas la charité comme un acte suffisant si cette

dernière n’est pas accompagnée d’une démarche où il s’agit d’encourager la prospérité de tous

par l’activité. Autrement dit, il n’est pas question d’un « assistanat » réducteur, bien au contraire :

[C]es maisons seraient tenues sainement et proprement. Elles ne sauraient obérer l’État. Elles en

seraient au contraire la richesse, puisqu’elles seraient consacrées à conserver les citoyens. On

devrait même donner dans ces établissements de quoi entretenir l’émulation. On y occuperait les

ouvriers dans les saisons les plus rigoureuses, et ces maisons pourraient se charger de beaucoup

d’entreprises.3

Manifestement, à part le thème du « chômage » évoqué, mais peu étayé ici, le coût de l’aide pour

abriter les individus les plus fragiles demeure un sujet important et qui préoccupe la femme de

lettres, puisque ce texte fait immédiatement suite à la Lettre au peuple dans laquelle il est

question d’impôts, impôts dont les objectifs sont d’essuyer la dette publique et d’instaurer des

mesures d’assistance sociale ; quoi qu’il en soit, la fiscalité imaginée par Olympe de Gouges est

plus précisément traitée dans le dernier chapitre.

II. 3. d. Soutien, bientraitance et droit dans l’éthique du care

L’éthique du care telle que nous l’appréhendons dans notre étude consiste, non pas

uniquement à créer une nouvelle catégorie d’activités en vue d’améliorer la situation d’autrui,

mais aussi et surtout à faire émerger le care comme une attitude humaniste qui transcende tous

domaines de la vie. Comme l’écrit Carol Gillian,

1 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 51. 2 « L’intersectionnalité des oppressions », à savoir l’accumulation des états de vulnérabilités des femmes, est un des

sujets conducteurs de la revue Recherches féministes à paraître fin 2018 (Vol. 31, n°2, « Femmes, féminismes et

philosophies »). 3 Id.

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Nous sommes, comme êtres humains, êtres de relations, responsables et sensibles. […] Nous

naissons avec une voix et dans la relation – qui sont la condition de l’amour et également de la

citoyenneté dans une société démocratique.1

La sociologue met en évidence les valeurs profondément humaines qui fondent la démocratie, à

savoir des relations sociales sensibles et éclairées. Dès lors, il est nécessaire d’adopter une vision

large et plurielle de ces valeurs. De même, il ne s’agit pas de figer les considérations d’Olympe

de Gouges dans une posture univoque, bien au contraire. À l’opposé des remarques obtuses et

peu élogieuses à son égard après sa mort (qui la considèrent souvent comme naïve ou déviante),

elle élabore une pensée complexe dans laquelle la subversion se situe sur plusieurs plans.

Tout d’abord, sur le plan pragmatique, l’auteure des Écrits politiques raconte ce qu’elle

observe et livre un message concret. Cette attitude participe d’une genèse intellectuelle qui est

centrale dans l’éthique du care :

Entendue d’une voix différente, la morale ne se fonde pas sur des principes universels, mais part

d’expériences rattachées au quotidien et des problèmes moraux de personnes réelles dans leur vie

ordinaire. Elle trouve sa meilleure expression, non pas sous la forme d’une théorie, mais sous celle

d’une activité : le care comme action (taking care, caring for) et comme travail, autant que

comme attitude, comme perception et attention au détail non perçus, ou plutôt présents sous nos

yeux, mais non remarqués parce que trop proches, comme fil conducteur assurant l’entretien (en

plusieurs sens, dont celui de la conversation et de la conservation) d’un monde humain.2

« Une voix différente » qualifie bien la parole d’Olympe de Gouges : celle d’une personne peu

instruite et pourtant dotée d’un raisonnement subtil, souvent accompagné d’humour, voire

d’autodérision ; elle est aussi fragilisée par son parcours et pourtant capable de se projeter dans

un monde meilleur, en indiquant des projets qui portent la marque de l’ouverture et de

l’abnégation.

Par ailleurs, dans le champ du droit, clef de voûte d’un système non autoritaire (le droit

s’opposant à l’absolutisme), Olympe de Gouges propose une vision plus riche de l’idée de

justice, en y intégrant le domaine de la sollicitude. Dès lors, la morale de la justice se combine

avec la morale du care :

Théoriquement, la distinction entre justice et sollicitude recoupe les divisions familières entre

pensée et sentiment, égoïsme et altruisme, raisonnement théorique et raisonnement pratique. […]

1 Carol Gillian, « Un regard prospectif à partir du passé », citée dans Vanessa Nurock (dir.), Carol Gillian et

l’éthique du care, Paris, PUF, 2010, p. 28-29. 2 Sandra Laugier, « L'éthique du care en trois subversions », Multitudes, mars 2010, n° 42, p. 112-125.

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Puisque tout le monde est vulnérable aussi bien à l’oppression qu’à l’abandon, ces deux visions

morales – l’une de justice, l’autre de sollicitude – sont récurrentes dans l’expérience humaine.1

Ainsi, à la lecture des Écrits politiques, nous discernons en quoi la morale d’Olympe de Gouges

tient d’une éthique du care, ou plus exactement ce que le care hérite des Lumières. En effet, en

militant contre toute forme de despotisme et en valorisant l’attitude du « prendre soin », Olympe

de Gouges fait preuve de justice autant que de sollicitude. Par exemple, l’auteure du Projet sur la

formation d’un Tribunal populaire entend bien combiner ces deux sortes de préoccupations

morales, afin de parvenir à un traitement le plus juste possible (en termes d’humanité) des

individus.

Enfin, sur un plan qui serait celui de l’universel, l’intuition et l’émergence d’une certaine

forme de conscience sociale (au féminin) rendent le propos d’Olympe de Gouges profond, fort de

sens et, surtout, en avance de deux siècles. C’est pourquoi il importe de voir à quel point cette

vision s’élargit bien au-delà de son ancrage féministe, certes important, mais auquel elle ne se

réduit pas :

Bien qu’elle soit à l’origine une réponse aux préjugés à l’égard des femmes dans le domaine

moral, la perspective du care élabore une analyse plus large des relations sociales organisées

autour de la dépendance et de la vulnérabilité […].2

Dans les textes d’Olympe de Gouges, le bien-être, l’équilibre et la pérennité de la société

participent effectivement d’une vision large et aboutie des relations sociales, de sorte qu’elle

institue, malgré les écueils, l’esprit propre à une éthique du care. Ainsi, l’abolition de l’esclavage,

la prise en compte des personnes âgées en état de détresse, la reconnaissance des femmes seules

et infortunées, l’intérêt pour l’avenir des enfants sans statut légal, ou encore la situation précaire

des hommes sans travail sont autant de sujets polémiques qu’Olympe de Gouges met en débat

dans l’espace public. Son soutien empathique, ses exhortations à la bientraitance des personnes

vulnérables et son engagement à faire évoluer le droit font d’elle une potentielle figure historique

de l’éthique du care.

1 Carol Gilligan, « Orientation morale et développement moral » (1987), dans Held Virginia (ed.), Justice and Care:

Essential Readings in Feminist Ethics, Boulder, CO, Westview Press, 1995, p. 31-46. 2 Patricia Paperman, « Perspectives féministes sur la justice », L'Année sociologique, 2/2004 (Vol. 54), p. 413-433.

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CHAPITRE III – Postérités des Écrits politiques

Deux formes de modernité se confirment à l’analyse du recueil des Écrits politiques.

D’une part, directement en référence à la première modernité, ces textes illustrent bien les enjeux

et interrogations liés au Siècle des Lumières, et ce, en offrant un point de vue particulier sur les

évènements de 1789. D’autre part, les inquiétudes politiques qui animent Olympe de Gouges et

les défis sociaux auxquels elle cherche à répondre résonnent dans notre présent qui est à la fois

moderne et incertain. Cette première et cette seconde modernité faisant appel à la question du

progrès humain, nous portons notre attention sur deux problématiques sous-jacentes, à savoir : la

question de la condition féminine et le développement d’un modèle de société plus juste en

général.

III. 1. Postérités dans l’histoire culturelle des femmes

Le corpus à l’étude fertilise un terreau dans lequel sera appelée à s’enraciner la pensée au

féminin. La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en est la preuve la plus

manifeste. Pour autant, Olympe de Gouges n’est pas la seule engagée dans ce sens-là ; son

entourage contribue aussi à l’émergence d’un discours progressiste (Sophie de Condorcet, Louis-

Sébastien Mercier par exemple). Mais sa mort prématurée est de nature à enfouir le souvenir de

sa philanthropie dans une historiographie sélective, voire amnésique. Aujourd’hui, loin des

combats des années 1970, la résurgence des références à Olympe de Gouges marque la nécessité

de refonder la question féministe dans le sens le plus large, celui de l’humanité – déplacement

qui, du reste, est caractéristique de la troisième vague féministe.

III. 1. a. Esprit critique féminin : un genre au service de la communauté

Premièrement, Olympe de Gouges se réclame d’une autre philosophie morale que celle

instituée traditionnellement par la prédominance masculine. Elle entend bien fonder un nouvel

ordre, fondé sur la justice et l’égalité entre les êtres humains, en dépassant les délimitations

qu’impose la notion de « citoyen ». Que les Noirs et les femmes existent en droit et accèdent à

l’égalité avec les hommes blancs ou que l’activité des femmes soit valorisée autant au foyer qu’à

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l’extérieur et qu’elles prennent une place entière au sein de l’agora, toutes ces avancées justifient

de continuer à entendre et à valoriser ses discours. Comme le remarque Joan Woolfrey, ce qui

motive Olympe de Gouges est caractéristique d’une sensibilité féminine, qu’il faut comprendre

ici au sens d’une sensibilité nettement genrée :

The plight of the illegitimate child, the unmarried mother, the poor, the commoner (at least by

1792), the orphan, the unemployed, the slave, even the King when he is most vulnerable, are all

brought to light, with family connection and sympathy for the most disadvantaged as the pivotal

plot points. Women characters regularly displace men at center stage. It is women, unified with

each other and winning the recognition of men, that most characterizes what Gouges conveys in

her work.1

Joan Woolfrey insiste ici sur le fait que le personnage emblématique d’Olympe de Gouges s’est

construit par son travail (souvent acharné) autant que par sa personnalité, qui appelle une société

des cœurs.

En outre, représenter à cette époque les Noirs et les femmes en qualité d’individus éclairés

suppose d’étendre l’accès à l’instruction et, par-là, à l’esprit critique, cette posture représentant

une subversion manifeste. Au regard de sa position féministe, Olympe de Gouges dépasse même

les limites du discours rousseauiste en remettant en cause le rôle déterminant que joue l’éducation

dans la construction hiérarchique des genres dans la société du XVIIIe siècle :

Gouges described herself as a “pupil of pure nature,” embracing a Rousseauian perspective on

education while imposing on it her own perspective on gender. The education Rousseau proposed

for girls was mind-numbingly stifling; they were to be raised to understand they were “made for

man’s delight”.2

Sa conception de l’éducation des filles se différencie de celle de Rousseau, dans la mesure où elle

suggère une forme d’indépendance : on dirait aujourd’hui d’émancipation. La formation des unes

ne concourt plus à servir l’agrément des autres. Malgré tout, deux siècles plus tard, la thématique

de l’accès des femmes à l’instruction reste centrale, surtout si l’on songe aux disparités

importantes existant avec les pays du Sud3.

1 Joan Woolfrey, The Internet Encyclopedia of Philosophy, West Chester University of Pennsylvania [en ligne :

www. iep.utm.edu/gouges/#SSH2di, consulté le 11 juin 2016]. 2 Id. 3 Par exemple, « en Côte d’Ivoire, seulement 30% des femmes ont la chance d’accéder à l’éducation ; 70% des

femmes sont analphabètes », Justine Yoman Bindedou, « Revendication de l’être politique féminin : une contestation

de la domestication », dans Moufida Goucha, Phinith Chanthalangsy (dir.), « La quadrature du cercle », Revue des

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Deuxièmement, les brochures éloquentes, les articles pamphlétaires autant que les lettres

adressées interpellent le peuple et les sphères politiques au sujet des « réalités négligées1 ».

Olympe de Gouges dépasse une vision manichéenne qui attribue une importance capitale à

certaines activités humaines et en dédaigne d’autres. Par conviction, elle cherche à réconcilier les

visions en démontrant l’intérêt pour toute la nation de faire valoir l’ensemble des activités

humaines. Par-là, l’auteure ramène le care au féminin au centre des débats (rappelons toutefois

que le « prendre soin » subsume le féminin, la posture altruiste étant détachée de la sexuation).

Il est ainsi autant avantageux de prendre soin des femmes pour leur éviter de devenir vénales (« Ô

femmes ! […] Ô sexe, tout à la fois séduisant et perfide ! […] Ô vous qui avez égaré les hommes

[…]2 »), que d’occuper les hommes du peuple pour qu’ils ne se transforment en « scélérats

involontaires que la nature et la misère ont forcé au crime3 ».

Troisièmement, la révolutionnaire inaugure le féminisme différentialiste, dans la mesure

où elle affirme que le raisonnement au masculin ne peut primer sur le raisonnement au féminin,

ouvrant ainsi la voie à la possibilité d’un engagement. Pour elle, non seulement il n’existe pas de

preuve objective à cela, mais en plus l’altérité (comme la diversité, l’hétérogénéité) reste

indispensable à la dynamique que requiert la construction pérenne de la société. Or, il est courant

de considérer que le féminisme de la différence4, émanation conceptuelle des années 1980 de la

branche du féminisme radical french feminism,

postule que le patriarcat est si profondément enraciné dans les mentalités qu'il impose un système

de valeurs qui empêche l'existence d'une différence authentique entre hommes et femmes, les

femmes étant sans cesse définies, construites comme antithèses (idéalisées ou démonisées) des

hommes. Le féminisme de la différence a mis en valeur la parole des femmes, les relations mères-

filles, l'importance révolutionnaire de la création de groupes de femmes.5

À de nombreuses reprises, Olympe de Gouges justifie l’intérêt de donner aux femmes la pleine

latitude pour développer leurs talents, et ce, sans pour autant éclipser le potentiel des hommes.

Elle ne nie pas l’importance de la différence, au contraire. De même qu’elle associe le roi au

parlement pour une direction solide de la France, elle imagine une société dans laquelle femmes

femmes n°1 (revue du Réseau international des femmes philosophes parrainé par l’UNESCO), Paris, novembre 2011,

p. 69. 1 Sandra Laugier, « L’éthique du care en trois subversions », Multitudes, mars 2010, n° 42, p. 112-125. 2 Olympe de Gouges, « Le cri du Sage, Par une femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 74. 3 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 50. 4 L'éthique de la sollicitude est un développement contemporain du féminisme de la différence. 5 Voir l’article « féminisme » en ligne, wikipedia.org, consulté le 29 avril 2017.

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et hommes concourent, de pair, à la prospérité économique, sociale et politique du pays. Elle

consacre l’indépendance des filles dans le drame Le Couvent, ou les vœux forcés1 (1790), ou

encore l’émancipation des femmes mariées dans la Forme du Contrat social de l’Homme et de la

Femme2 (1791), entre autres. La voix des femmes reste son motif directeur jusqu’à sa mort,

puisqu’une grande partie de ses écrits de 1791 à 1793 mettent en relief la difficulté et les risques

qu’elle encourt à défier la doxa patriarcale sur ce sujet.

La position d’Olivier Blanc est claire à ce sujet :

Montrant l’exemple, par ses engagements divers, principalement humains, Olympe a au contraire

donné une respectabilité à l’engagement politique au féminin, et cette grande partie de sa vie, dans

son intensité et sa dramaturgie, n’était pas destinée à illustrer un « féminisme » trop caricatural

pour être honnête.3

Pour la première fois donc, une image de femme publique (intéressée aux affaires de la Cité, et

non prostituée) émerge, laissant souvent les protagonistes masculins de la politique perplexes,

voire hostiles (par exemple, son ennemi reconnu, Robespierre). Durant son procès, les mœurs

d’Olympe de Gouges sont remises en question et, en qualité d’Accusateur public, Fouquier-

Tinville s’écrie qu’« on ne peut se tromper sur les intentions perfides de cette femme

criminelle4 ». Aussi, plus de deux siècles plus tard, la personnalité et les publications d’Olympe

de Gouges continuent d’alimenter la polémique sur la question de la vertu et de son rôle dans sa

pensée.5

III. 1. b. Regard sur la Déclaration de la femme et de la citoyenne

Le texte complet, intitulé Les droits de la femme, comprend d’abord une adresse À la

Reine, puis une introduction éponyme Les droits de la femme ; vient ensuite la Déclaration

1 Olympe de Gouges, Théâtre politique (tome 1) Le couvent ou Les vœux forcés, Mirabeau aux Champs-Élysées,

L'entrée de Dumouriez à Bruxelles ou Les Vivandiers, Préface de Gisela Thiele-Knobloch, Paris, Indigo - Côté

femmes, 2015. 2 Olympe de Gouges, « Format du contrat social de l’homme et de la femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 212

et suiv. 3 Olivier Blanc, « Olympe de Gouges : une féministe, une humaniste, une femme politique », Nouvel Obs, 1er

novembre 2013, actualisé le 13 août 2014, [en ligne : www.nouvelobs.com, consulté le 4 juin 2016]. 4 Archives des Jugements rendus par le Tribunal Révolutionnaire, brumaire an II. 5 Voir le chapitre III. 1. e. Postérité et débats actuels.

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proprement dite, avec ses dix-sept articles ainsi que ses préambule et postambule ; et, enfin, la

Forme du Contrat social de l’Homme et de la Femme (septembre 1791) clôt le sujet.

Dès le début, Olympe de Gouges invite Marie-Antoinette à se pencher sur le thème de la

place des femmes, en l’incitant à soutenir la Déclaration pour rendre officielle la démarche

d’égalité entre les sexes entre autres (il est aussi question de l’abandon des privilèges et de la

défense de la liberté) : « Il n’appartient qu’à [la reine] de donner du poids à l’essor des Droits de

la Femme, et d’en accélérer le succès1 ». L’auteure semble aussi considérer, peut-être avec ironie,

que Marie-Antoinette soit capable de faire le bien intelligemment : « Si vous étiez moins

instruite, Madame, je pourrais craindre que vos intérêts particuliers ne l’emportassent sur ceux de

votre sexe2 » ; mais en même temps capable d’inconsistance à l’égard de l’enjeu soulevé : « cette

Révolution ne s’opérera que quand toutes les femmes seront pénétrées de leur déplorable sort, et

des droits qu’elles ont perdus dans la société3 ». Ce dernier propos pourrait certes conforter

l’interprétation que suggèrent certains des détracteurs actuels de la figure d’Olympe de Gouges,

en mettant en cause son féminisme en raison de son scepticisme vis-à-vis des femmes elles-

mêmes. En fait, la révolutionnaire avait bien sûr remarqué (par exemple dans Le cri du Sage. Par

une femme4, mai 1789) qu’il tenait évidemment aux femmes elles-mêmes de maintenir un schéma

archaïque et patriarcal ou de s’en dégager et de le sanctionner (peut-être à leurs périls). N’étant

pas toujours comprise par ses contemporain(e)s (ni totalement aujourd’hui non plus), Olympe de

Gouges tente de préciser son point de vue dans le Dialogue allégorique entre la France et la

Vérité, dans lequel elle assume son jugement sur l’attitude ambivalente des femmes : tantôt

outrancières, tantôt sauveuses du monde :

La Vérité :

- Leur jouissance est encore assez grande, et une femme qui voit prospérer dans les mains des

hommes le fruit de ses utiles occupations, est assez récompensée.

La France :

- Comment ! Pas le moindre remerciement, pas une marque distinctive ! un bout de ruban de

mérite ! tandis que souvent pour avoir fait un Éloge, une Comédie, les hommes obtiennent les

honneurs et la noblesse. On doit convenir qu’une femme qui travaille sans cesse au bien de son

1 Olympe de Gouges, « Séance royale, discours du Roi à la Nation, ou le songe de l’auteur », dans Écrits politiques,

op. cit., p. 105. 2 Id. 3 Id. 4 Olympe de Gouges, « Le cri du Sage, Par une femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 73.

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pays, mérite non seulement l’estime de tous les hommes, mais encore quelques marques

distinctives. J’en connais une qui se sacrifierait en Romaine pour sauver son pays.

La Vérité :

- Et ton pays ne ferait aucun sacrifice pour la sauver ! la gloire, le patriotisme ont fait des héros

intrépides chez les hommes ; mais quand cette gloire et ce patriotisme s’empare [sic] de la tête

d’une femme, le plus grand péril ne saurait l’arrêter, et lorsque les femmes font tant que se

dévouer au bien, leurs opinions sont invariables, malgré l’instabilité de leur caractère. 1

Si le Dialogue allégorique porte en général sur des revendications relatives à l’égalité entre les

sexes dans le domaine politique (droit de monter à la Tribune de l’Assemblée, droit d’être élue,

droit d’entreprendre…), l’extrait ci-dessus contribue à clarifier plus particulièrement l’approche

d’Olympe de Gouges quant à la capacité combative des femmes de son temps. Elle se représente

elle-même femme dans le personnage de « La France » et imagine sa propre conscience

(spirituelle) dans le personnage de « La Vérité ». Ici, la femme française (« La France ») soutient

l’idée de valoriser l’effort et le dévouement des femmes, là où la vertu (« La Vérité ») montre que

ce courage est désintéressé et n’attend donc pas de reconnaissance.

Puis, sur un ton revendicatif, les Droits de la femme amorcent une remise en question de

la supériorité de l’homme, par la dénonciation de son manque de jugement naturel dont témoigne

le fait d’avoir hiérarchisé les sexes, alors qu’il n’existe rien de plus arbitraire et injustifié :

Homme, es-tu capable d’être juste ? […] Dis-moi ? qui t’a donné le souverain empire d’opprimer

mon sexe ? […] [C]herche, fouille et distingue, si tu le peux, les sexes dans l’administration de la

nature. Partout tu les trouveras confondus, partout ils coopèrent avec un ensemble harmonieux

[…].2

L’auteure tire parti d’observations empiriques afin de fonder sur la Nature son argumentaire.

Ainsi, grâce à cette assise théorique et universelle, Olympe de Gouges amorce son plaidoyer avec

une grande force de conviction, afin de reprocher à ses contemporains d’avoir omis les femmes

dans les grands principes sur lesquels est appelée à se fonder la société issue de la Révolution :

Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré, […] il veut commander en despote sur un

sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles ; il prétend jouir de la Révolution, et réclamer ses

droits à l’égalité, pour ne rien dire de plus.3

1 Olympe de Gouges, « Dialogue allégorique entre la France et la Vérité, Dédié aux États-Généraux », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 67. 2 Olympe de Gouges, « Les droits de la femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 206. 3 Id.

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La dernière phrase vient clore les développements consacrés à la mise en perspective critique des

évènements de 1789 et donne force à l’idée d’une nécessaire déclaration des droits des femmes

(qui ont été oubliées par l’ingratitude des hommes), texte qui figure immédiatement après.

Par ailleurs, sur la question de l’éducation des femmes, Pierre Choderlos de Laclos devance

Olympe de Gouges de presqu’une décennie. Dans son texte « Ô femmes ! Approchez et venez

m'entendre », tiré du traité Des femmes et de leur éducation1 (1783), il explique le

conditionnement dans lequel les femmes sont enfermées, en comparant l’ascendance masculine

arbitraire à la notion d’esclavage : les femmes ne sont ainsi pas libres de s’instruire et donc, de

s’émanciper.

La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne emprunte, comme son nom

l’indique, une forme plus déclarative. Son préambule fait d’abord entendre la vive réaction de la

pamphlétaire relativement à l’absence de droits accordés aux femmes dans la Constitution finale

(inspirée de la Déclaration des droits de l’homme) qui vient tout juste d’être ratifiée par

Louis XVI2 : « [L]’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de la femme, sont les seules causes

des malheurs publics et de la corruption des gouvernements3 » - affirmation mettant en cause une

question paritaire qui, au demeurant, reste tout autant essentielle à l’heure actuelle.

S’ensuivent dix-sept articles réinterprétant le droit général à partir d’un point de vue

féminin. L’Article premier donne le ton au texte et en indique la teneur : « La femme naît libre et

demeure égale à l’homme en droit4 », concept qui heurte fortement la doxa. Puis, dans

l’article III, Olympe de Gouges valorise à nouveau le sens et l’importance de l’altérité en

considérant que l’harmonie de la société se base sur l’entente entre les hommes et les femmes :

« Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation, qui n’est que la réunion

de la femme et de l’homme5 ». Pour assurer des droits aux femmes, l’auteure ne manque pas d’en

stipuler les devoirs associés (articles V à IX). Par ailleurs, l’article XII souligne l’importance de

1 Pierre Choderlos de Laclos, De l'éducation des femmes, Paris, FB Éditions, 2015. (Il existe une variation du titre

selon les éditions). Voir l’article de Madeleine Raaphorst, « Choderlos de Laclos et l'éducation des femmes au

XVIIIe siècle », Rice University Studies, 1967, p.33-41. 2 Remarquons donc la pertinence (ou l’impertinence) d’avoir dédiée la Déclaration des droits de la femme à la

Reine, femme de Louis XVI. 3 Olympe de Gouges, « Les droits de la femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 206. 4 Olympe de Gouges, « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », dans Écrits politiques, op. cit., p.

207. 5 Id.

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protéger ces droits : « La garantie des droits de la femme et de la citoyenne nécessite une utilité

majeure1 ». En outre, par le biais du thème de la propriété, le dernier article, le dix-septième,

mentionne scrupuleusement l’égalité des sexes et institue le droit des femmes divorcées : « Les

propriétés sont à tous les sexes réunis ou séparés2 ». L’ensemble des articles concourt à donner

aux femmes un statut légal de personnes responsables, pensantes et capables de prendre part à la

République.

Le postambule qui clôt la Déclaration cherche finalement à mobiliser les femmes elles-

mêmes, dans un esprit éclairé, capable de susciter une révolution dans la Révolution. Dans un

entretien avec Olivier Blanc, Sylvia Duverger précise que la révolutionnaire ne sermonne pas ses

semblables avec fatalisme :

Il me semble qu’Olympe de Gouges n’accable les femmes que pour les exhorter à reprendre

possession d’elles-mêmes, à devenir les sujets de leur destinée : « La contrainte et la dissimulation

ont été leur partage », explique-t-elle dans le postambule de La déclaration des droits de la femme

et de la citoyenne, parce que les hommes les ont privées de leurs droits : « Ce que la force leur

avait ravi, la ruse leur a rendu ».3

La chercheuse sur le genre met en relief la clairvoyance d’Olympe de Gouges quant aux rapports

de domination masculin/féminin, qui ont été constitutifs de leur ambiguïté. Ces derniers ont,

selon Olympe, conditionné les femmes de telle sorte qu’elles y ont apporté une réponse

comportementale pervertie : elles sont devenues sournoises, malgré elles, par privation de

libertés. C’est pourquoi l’auteure de la Déclaration confère une dimension solennelle à son

intervention en commençant par cette exhortation : « Femme, réveille-toi ; […] reconnaît tes

droits. […] Ô femmes ! quand cesserez-vous d’être aveugles ?4 ».

Et si Olympe de Gouges réagit à l’influence générale que l’autorité masculine a exercée

en favorisant des déséquilibres dans la société, elle y oppose concrètement la Forme du Contrat

social de l’Homme et de la Femme. Ce texte, qui fait suite au postambule de la Déclaration,

ménage un effet de symétrie dans l’ensemble, en étant le pendant de l’avis sur lequel s’ouvrent

1 Olympe de Gouges, « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », dans Écrits politiques, op. cit., p.

208. 2 Ibid., p. 209. 3 Sylvia Duverger, « Olympe de Gouges était-elle un homme ? », entretien avec Olivier Blanc, Nouvel Obs, 21

février 2014, [en ligne : www.NouvelsObs.com, consulté le 6 septembre 2016]. 4 Olympe de Gouges, « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », dans Écrits politiques, op. cit., p.

209.

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Les droits de la femme. Entre les lignes du contrat conjugal non institutionnalisé élaboré par la

pamphlétaire s’affirme une vive défense de la condition des mères et des enfants. Ainsi, ce texte

prolonge, d’un point de vue pragmatique cette fois, l’esprit féministe qui anime les pages

précédentes, en même temps qu’il comporte un intérêt philosophique plus large, puisqu’il repose

sur des principes dont la portée peut se voir comme étant celle d’un contrat social : « Nous N et

N, mus par notre propre volonté, […] nous entendons et voulons mettre nos fortunes en

communauté1 ». Non sans rappeler le Contrat social2 de Jean-Jacques Rousseau, la Forme du

Contrat social de l’Homme et de la Femme fait également référence à plusieurs autres catégories

de personnes susceptibles d’avoir été malmenées jusqu’à présent par les mœurs en usage et le

droit : « notre bien appartient directement à nos enfants, de quelque lit qu’ils sortent, et tous

indistinctement ont le droit de porter le nom des pères et mères qui les ont avoués3 ». La

protection des enfants « bâtards » reste donc un point récurrent dans l’esprit d’Olympe de

Gouges. Elle ajoute : « Je voudrais encore une loi qui avantageât les veuves et les demoiselles

trompées par les fausses promesses d’un homme à qui elles se seraient attachées4 ». Il semble que

ces paroles soient autant liées à son combat idéologique que rattachées aux souffrances et

désillusions qu’elle essuya au cours de sa vie d’enfant, puis de femme5.

Tout en proclamant sans aucune hésitation ses idées volontaires et provocatrices, elle

ajoute en plus : « Ajoutez-y le mariage des prêtres6 », puis choisit d’évoquer, par le biais des

conflits dans les colonies, la liberté en général :

[C]contraindre [la résistance] avec violence, c’est la rendre terrible, la laisser encore dans les fers,

c’est acheminer toutes les calamités vers l’Amérique. Une main divine semble répandre par tout

l’apanage de l’homme, la liberté7.

Elle fait référence non seulement aux Noirs insurgés dans les colonies, mais aussi à toutes celles

et tous ceux qui s’engagent pour défendre leurs droits humains et civiques. L’expression mise en

italique « la liberté » correspond à la fois à celle des Noirs, des femmes et des progressistes.

1 Olympe de Gouges, « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », dans Écrits politiques, op. cit., p.

211. 2 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, GF Flammarion, 2012. 3 Olympe de Gouges, « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », dans Écrits politiques, op. cit., p.

211. 4 Olympe de Gouges, « Format du contrat social de l’homme et de la femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 212. 5 On peut lire à ce propos les travaux de Paule-Marie Duhet : Les Femmes et la révolution 1789-1794, Paris, Julliard,

1971. 6 Olympe de Gouges, « Format du contrat social de l’homme et de la femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 212. 7 Ibid., p. 213.

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En somme, la composition de l’ensemble que forment Les droits de la femme montre

l’ampleur et l’audace de l’engagement féministe d’Olympe de Gouges, et reprend aussi ses

grandes idées démocratiques. Pourtant, n’oublions pas que d’autres femmes (et hommes) ont

servi les mêmes causes.

III. 1. c. Féministes du XVIIIe siècle

Dans les mentalités du XVIIIe siècle, les prises de position féministes sont loin d’être

établies. Toutefois, il apparaît de plus en plus évident que la première modernité laisse place au

développement des idées qui s’orientent en ce sens-là1. Par exemple, le souhait que les femmes

participent au processus électoral des États Généraux en 17882 est remis en avant deux ans plus

tard par Condorcet :

Parmi les progrès de l’esprit humain les plus importants pour le bonheur général, nous devons

compter l’entière destruction des préjugés, qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de

droits funeste à celui même qu’elle favorise.3

Sans doute influencé par sa femme Sophie de Grouchy4 (dont le salon de la rue de la Monnaie se

tenait autour des grandes questions avant-gardistes, notamment la contestation de la supériorité

masculine sur le féminin), il avance que les mœurs et la coutume ont, en fait, perdu les hommes

en les persuadant de se considérer comme supérieurs aux femmes. L’inégalité qui découle de

cette hiérarchie a ainsi empêché que de grandes choses puissent être réalisées par les femmes et

profiter à l’ensemble de l’humanité.

Antérieurement, plusieurs autres personnages du siècle des Lumières ont également eu

pour projet de transformer le carcan patriarcal traditionnel. Au début des années 1760, le Journal

des Dames, publié en France sous la direction de Madame de Baumier, « veut faire la preuve que

les femmes sont capables de penser et d’écrire. Proposition centrale : l’égalité entre les classes,

1 Voir Élisabeth Badinter, Condorcet, Prudhomme, Guyomar… Paroles d’hommes (1790-1793), Paris, P.O.L éditeur,

1989. 2 Voir Alphonse Aulard, Histoire politique de la Révolution française, Première partie, chap. IV, p. 175, dans le CD-

ROM La Révolution et l’Empire, vol. 1, Le Catalogue des Lettres, Paris, 1999. 3 Jean-Antoine-Nicolas de Caritat marquis de Condorcet, Sur l’admission des femmes au droit de cité (1790),

Œuvres de Condorcet, Firmin Didot frères, Paris, 1847, Université de Québec à Chicoutimi, coll. « Les classiques

des sciences sociales », www.classiques.uqac.ca, consulté le 12 décembre 2016, p. 263-234. 4 Au sujet de Sophie de Condorcet, Paul Monceaux écrit « la marquise fut révolutionnaire avant la Révolution »,

dans « La marquise de Condorcet », Revue bleue, n°1, 1897, p. 151.

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entre les nations, ne peut naître que de l’égalité entre les sexes1 ». Par la suite, certaines

personnalités inscriront dans la dynamique intellectuelle, à leur manière, les conceptions que

porte le féminisme au XVIIIe siècle2.

Citons, par exemple, l’originalité de la femme de lettres anglo-saxonne Mary

Wollstonecraft, figure des blue stockings3, terme désignant les adeptes des salons littéraires tenus

par des femmes. À l’origine de l’essai féministe Défense des droits de la femme (A Vindication of

the Rights of Woman: with Strictures on Political and Moral Subjects) ou encore du roman Maria

ou le Malheur d’être femme (Maria : or, The Wrongs of Woman), Mary Wollstonecraft eut un

parcours littéraire et personnel singulier qui fit d’elle l’une des figures symboliques des

mouvements féministes du XXe siècle. Dans la préface de son roman, elle évoque la visée

principale de son œuvre romanesque :

À de nombreux moments où j’aurais pu rendre les évènements plus dramatiques, j’aurais sacrifié

mon objectif principal, le désir d’exhiber la misère et l’oppression destinées aux femmes, venant

de lois et de coutumes partiales.4

Selon l’analyse de Virginia Sapiro, Mary Wollstonecraft innova par la description d’un esprit

féminin s’éduquant et créant un sens de soi spécifiquement féminin5. Ainsi, l’auteure anglo-

saxonne du XVIIIe siècle remit en question la place réduite des femmes au sein d’une société

incapable de concevoir leurs droits naturels. Des idées qui font écho à celles d’Olympe de

Gouges. Aussi, Martine Lapied note que

1 Chronologie de l’histoire des femmes au Québec et rappel d’événements marquants à travers le monde, compilée

par Francine Descarries, professeure, Département de sociologie, directrice scientifique de l’Alliance de recherche

IREF/Relais-femmes sur le mouvement des femmes québécois, Institut de recherches et d’études féministes (IREF)

UQAM – 2006 -2007, p. 2. 2 Auparavant, Marie de Gournay, auteure de Égalité des hommes et des femmes (1622), avait déjà fait le point sur la

situation des femmes. Sa vision fût reprise par Marie-Armande Gacon-Dufour dans Mémoire pour le sexe féminin

contre le sexe masculin (1787). 3 L’expression traduite en France par « les bas-bleus » pour désigner une femme de lettres connaît une modulation

péjorative (« précieuse »). Dans le Dictionnaire de la conversation et de la culture, Guillaume le Breton qualifie

Olympe de Gouges ainsi de « bas-bleu […] ne laissant point passer un fait important sans l’élucider et le commenter

à l’usage des masses, [et] dont la liste des écrits qu’elle publia est trop longue et offre d’ailleurs peu d’intérêt […].

Elle devint l’organisatrice et l’âme d’une société populaire de femmes, nous devrions dire de Mégères ». Guillaume

le Breton, Paris, Garnier Frères, vol. 62, 1849, p. 295. 4 Mary Wollstonecraft (1759-1797), Mary and The Wrongs of Woman: Ed. Gary Kelly (1798), Oxford, Oxford

University Press, 1998 [en ligne : www.pinkmonkey.com/dl/library1/digi067.pdf, consulté le 28 janvier 2017]. 5 Voir Virginia Sapiro, A Vindication of Political Virtue: The Political Theory of Mary Wollstonecraft, Chicago,

University of Chicago Press, 15 août 1992.

E. d’Auzac de Lamartine, « Mary Wollstonecraft (1759-1797) en son temps », dans Marie-Laure Paoli (études

coordonnées par), Lectures d’une œuvre, A Vindication of the Rights of Woman de Mary Wollstonecraft, Éditions du

Temps, Paris, 1999, p.33-46.

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les méthodes utilisées par les femmes pour investir l’espace public, comme les prises de parole,

les actions conflictuelles, la surveillance et les témoignages, mais aussi l’utilisation des lieux de

sociabilité révolutionnaire, l’ostentation ou l’invisibilité, relèvent d’une forme de « créativité »

féminine.1

Toutefois, s’il n’existe pas de coalition fédérant les aspirations féministes en Europe à ce

moment-là, c’est en raison de l’usage de l’époque des Lumières qui ne laissait aux femmes que

l’unique possibilité de mettre en place des solutions individuelles.

Les « salons politiques », les clubs, les espaces publics ont pourtant généré une forme de

rencontre et d’échange des valeurs au féminin. D’ailleurs les salons littéraires, par le droit de

parole qu'ils permettaient aux femmes, leur faisaient jouer un rôle social majeur. Il était ainsi

fréquent que des décisions politiques d'un grand intérêt se discutent durant ces manifestations

intellectuelles, de même que les hommes influents de l'époque demandaient souvent conseil aux

salonnières, a fortiori renseignées et avisées. C’est alors que l’on reconnaît des accointances entre

Olympe de Gouges et Théroigne de Méricourt2. Cette dernière tient rue de Tournon, rue de

Noailles, puis rue de Boulay à Paris, un salon révolutionnaire où vont se retrouver Danton, Fabre

d'Églantine, l’abbé Sieyès et son frère Joseph-Barthélémy Sieyès ; Louis-Joseph Charlier, Charles

Gilbert Romme, l'inventeur du nouveau calendrier républicain ; Honoré Gabriel, comte de

Mirabeau, Antoine Barnave, Brissot, Pétion de Villeneuve et Camille Desmoulins. Elle croit en

cette Révolution pour la liberté et le droit à la citoyenneté pour toutes et tous. En janvier 1790,

Théroigne de Méricourt fonde, avec Gilbert Romme, la Société des Amis de la Loi (association

qui se donne pour objectif d’informer le peuple des travaux de l’Assemblée). Elle y est la seule

femme. Elle essaie ensuite de se faire admettre au District des Cordeliers, mais bien que son

discours soit accueilli avec enthousiasme, on refuse son admission. Elle tente alors de fonder un

nouveau club, Le Club des Droits de l’Homme, dont le but est de défendre et faire connaître aux

opprimés leurs droits, mais personne ne la suit dans cette idée. Tout comme Olympe de Gouges, 1 Martine Lapied, dans Dominique Godineau, Lynn Hunt, Jean-Clément Martin, Anne Verjus et Martine Lapied, «

Femmes, genre, révolution », Annales historiques de la Révolution française 358, octobre-décembre 2009 [En ligne :

ahrf.revues.org/11539, mis en ligne le 01 octobre 2012, consulté le 30 septembre 2016]. 2 Après une enfance hasardeuse et malmenée par sa tante puis sa belle-mère, Théroigne de Méricourt devient

demoiselle de compagnie de Madame Colbert, une anglaise d’Anvers, qui lui donne l’opportunité d’apprend à lire, à

écrire, et à jouer de la musique. S’ensuit une période d’errance sentimentale qui s’achève au moment de la réunion

des États-Généraux à Versailles, évènement qui la passionne et qu’elle suit, tout comme Olympe de Gouges, avec

ferveur. Puis, elle ouvre salon à Paris, où elle invite Desmoulins, Danton, Brissot, Sieyès. Le 13 mai 1793, en raison

son rapprochement avec les Girondins, elle est punie et humiliée publiquement par des jacobines. Finalement

déclarée folle par son frère (peut-être pour lui éviter la guillotine), elle est internée à l’hôpital de la Salpêtrière dans

des conditions inhumaines durant vingt-trois ; elle y meurt en 1817.

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elle proteste aussi ouvertement contre l’idée que la femme est soumise à la protection de

l’homme et souhaite même écrire un mémoire à ce sujet. Parmi les premières féministes, elles

défilent ensemble en tête du cortège des femmes le 14 juillet 1792, lors de la fête de la

Fédération. Partageant les mêmes difficultés, qui entravent leur liberté d’opinion et d’expression,

pour ainsi dire ostracisées et calomniées de tous bords, depuis les aristocrates jusqu’aux sans-

culottes, elles eurent toutes deux des destins tragiques.

Quant à Fanny de Beauharnais, grande salonnière de l’époque révolutionnaire, conspuée

en 1787 pour sa pièce La Fausse Inconstance ou le Triomphe de l’honnêteté au Théâtre-Français,

elle comprit et soutint dès lors Olympe de Gouges sur sa ligne de défense contre la Comédie-

Française. Par ailleurs, un certain nombre de ses textes définissent également une pensée

féministe humaniste :

La critique virulente des préjugés sexistes […] révèle une dénonciation plus générale de toutes les

formes de dogmatisme et de domination. Loin de se réduire à une attaque des hommes, le

féminisme de Fanny de Beauharnais […] est un humanisme : il fait de la faiblesse, caractéristique

soi-disant féminine, une marque de l’humanité.1

Pour corroborer l’avis de Magali Fourgnaud, l’étude d’une grande part des quatre-vingt-dix textes

laissés par Fanny de Beauharnais révèle ce que le courant philosophique des Lumières a légué à

sa génération : le souhait d’éclairer les consciences ; et, dans le cas présent, de rendre compte de

la condition féminine.

La création de salons au féminin comme espace de nouvelle sociabilité2 ainsi que la

présence même des femmes dans les lieux publics liés à la question révolutionnaire montrent

combien 1789 retourne les schèmes de l’ordre social traditionnel. Selon Lynn Hunt,

la prise de conscience des femmes tient à leur capacité, en combinant formes anciennes et

nouvelles de l’action collective, à se rendre visibles au sein de l’espace politique. […] La

prééminence des citoyennes relève du monde à l’envers. Les rassemblements de femmes, que ce

soit sur les marchés, dans les clubs, au sein des groupes envahissant les assemblées, font peur,

même aux leaders révolutionnaires, pour leurs aspects à la fois ataviques et futuristes.3

1 Magali Fourgnaud, « Fanny de Beauharnais, de la guerre des sexes à la quête de l’harmonie universelle », dans

Femmes des Lumières et de l’ombre : un premier féminisme, Paris, Vaillant, 2012, p. 36. 2 Sur la sociabilité politique féminine voir Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à

Paris pendant la Révolution française, Paris, Perrin, 2004. 3 Lynn Hunt, dans Dominique Godineau, Lynn Hunt, Jean-Clément Martin, Anne Verjus et Martine Lapied, «

Femmes, genre, révolution », Annales historiques de la Révolution française, 358 | octobre-décembre 2009, [En ligne

le 1er octobre 2012, consulté le 30 septembre 2016, ahrf.revues.org/11539 ; DOI : 10.4000/ahrf.11539].

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L’importance de la fonction hospitalière des salons, le calendrier des soupers, la systématisation

de la mixité et la volonté de mettre en valeur une fonction « sociable », ainsi que la forte

codification dont sont l’objet ces pratiques contribuant à renforcer le caractère féminin de cette

nouvelle forme de sociabilité1.

Un autre personnage singulier, Charles de Villette, porte à sa manière un projet de

révolution des mœurs. Auteur d’une Vie privée et publique du ci-derrière marquis de Villette,

citoyen rétroactif2, consacré à l’éloge de ses inclinations masculines, il rédige ce texte en réponse

aux railleries et dénigrements dont il est la cible3. Sa grande culture littéraire et poétique lui vaut

toutefois, avant la Révolution, la protection et les amitiés intellectuelles de Voltaire. Avocat,

homme d’armes, journaliste, Charles de Villette écrit de nombreux articles dans la Chronique de

Paris, rassemblés et publiés en 1792, sous le titre de Lettres choisies sur les principaux

évènements de la Révolution. Aussi, à l’occasion de l’un de ses éditoriaux daté de 1790, il exhorte

le Législateur à réagir au manque de droits pour les femmes, sur lesquels se tait trop souvent la

loi :

Est-il une contradiction plus révoltante que celle qui exclut de nos assemblées politiques, des êtres

que les plus grands peuples d’Europe reconnaissent pour leurs souverains ? L’Angleterre, la

Russie, la Suède, le Portugal, la Hongrie, l’Autriche consentent d’obéir à une femme, et nous lui

refusons une place dans le moindre district. Nous lui donnons la tutelle de ses enfants ; elle n’a pas

le droit de venir plaider leur cause. À la tête d’une maison de commerce ou d’éducation, d’une

manufacture, d’un hospice, elle est nulle par nos lois, lorsqu’il s’agit de voter pour les élections, et

de donner son suffrage pour le salut de la cause commune. Encore une fois, je m’obstine à dire

qu’il n’y a que la stupidité et la barbarie qui aient pu écrire un code aussi impertinent.4

1 Voir Antoine Lilti, Le monde des salons : Paris au XVIIIème siècle, Paris, Fayard, 2005. 2 Charles, marquis de Villette, Paris, 1791, (an III de la liberté). 3 Bien qu’en Occident l’homosexualité ne soit plus passible devant la loi, le débat sur la reconnaissance des droits et

les faits homophobes restent une question complexe et inachevée au XXIe siècle. 4 Charles Villette, « Variétés, Aux auteurs de la Chronique de Paris », Chronique de Paris, dimanche 25 juillet 1790

(n°206), p. 822.

« C. Villette (ou de Villette) est noble et patriote, les Révolutions de France et de Brabant (n°13, du 22 février 1790,

p. 609-610) signalent une lettre qu’il a envoyée à son notaire de Pont-Sainte-Maxence, où il fait abandon complet et

gratis à la Nation de tous ses droits féodaux et privilèges particuliers, sans contrepartie.

Sur le droit des femmes, voir Geneviève Fraisse, Muse de la Raison, Démocratie et exclusion des femmes en France,

Gallimard, Paris, 1995.

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Attaché à sa mère, le jeune érudit et dandy libertin dénonce le peu de reconnaissance qu’ont les

femmes en France, alors même que leurs capacités intellectuelles et entrepreneuriales ne sont

plus à prouver. Il rejoint Olympe de Gouges au sujet de sa défense du droit de vote des femmes1.

En conséquence, les égéries du féminisme révolutionnaire, dont nous venons de citer

quelques noms, « malgré une activité intense, défendent des positions marginales, qui se heurtent

à l’inertie de cercles politiques masculins et à l’indifférence globale de l’opinion2 ». En

conséquence, les médisances et diffamations qu’essuie Olympe de Gouges, tout comme Lucile

Desmoulins ou encore Mademoiselle Kéralio Robert et Etta Palm baronne d’Aedlers (fondatrice

de la Société féminine des Amies de la Vérité), ne trouvent pas d’opposant(e)s en nombre :

Lorsque la regrettée Giesela Thiele-Knobloch parle de « gynandrie » au sujet d’Olympe, elle fait

allusion à sa posture d’affrontement comme femme de lettres puis comme femme politique

pendant la Révolution où, sortant du rôle traditionnel de la femme-domestique, elle s’expose et fait

l’expérience du mépris et de la haine, aussi bien de la part d’hommes que de femmes.3

Ce contexte défavorable explique peut-être pourquoi Olympe de Gouges, ayant fait paraître tant

de pamphlets, ne fonde cependant pas son propre journal :

Elle-même songea à créer son propre journal sous le titre de L’Impatient. Elle y tenait fortement,

comme en témoigne l’une de ses lettres adressée à Maissemy, le directeur de la Librairie qui à la

veille d’être démissionné, refusa en définitive de lui accorder ce privilège.4

Au demeurant, même si quelques historiens valorisent son parcours de façon posthume, l’auteure

de l’audacieuse Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne ne bénéficie pas, malgré

tout, de toute l’attention qu’elle mérite pourtant.

1 En France, le droit de vote des femmes a été accordé sur principe en 1944, institué légalement en 1945, mis en

pratique en 1946, sous l’influence de Général de Gaule ayant la préférence politique des femmes. 2 Jacques Rancière, « L’histoire des femmes : entre subjectivation et représentation (note critique) », dans Annales.

Économies, Sociétés, Civilisations, 48ᵉ année, n°4, 1993, p. 1015. 3 Olivier Blanc, Olympe de Gouges, Des droits de la femme à la guillotine, Paris, Tallandier, 2013, p. 148.

Voir Olympe de Gouges, La nécessité du divorce, dans Théâtre politique publié par Gisela Thiele-Knobloch,

préface, II, Paris, Côté-femmes, 1993, p.145-181. 4 Olivier Blanc, « Préface », dans Olympe de Gouges, Écrits politiques, op. cit., p. 9-10.

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III. 1. d. Olympe de Gouges dans l’historiographie

Comme le souligne Christine Fauré1, qualifier une protagoniste de la Révolution française

de « féministe » serait quelque peu anachronique, puisque ce néologisme n’apparaît qu’un siècle

plus tard. Pour autant, l’historien Alphonse Aulard2 (1849-1928) admet l’importance décisive des

femmes pendant la période révolutionnaire, qui ont fait « acte de citoyennes3 » ; plus tard, il en

évoquera aussi « l’œuvre sociale et politique 4». Mais l’Histoire s’écrit et se réécrit, et c’est

autrement que, dans une étude de 1904 consacrée aux femmes de la Révolution, le docteur

Guillois, alors au service des armées, taxa Olympe de Gouges d’hystérique5. Doit-on alors

considérer Olympe de Gouges comme une féministe pionnière, décalée par rapport aux us et

coutumes de son temps, ou comme une folle ? Ce qui est sûr, c’est que tenter de subvertir

l’opinion publique comme elle l’a fait, par des prises de position aux antipodes de l’ordre établi,

qui plus est, de les signer en son nom propre, lui aura valu un grand nombre de jugements

hostiles.

À la suite de sa mise à mort publique, le 3 novembre 1793, Pierre-Gaspard Chaumette,

procureur démagogue de la Commune, partisan de la guillotine et de la Terreur, prononce un

discours au club des Jacobins :

1 Christine Fauré, « La naissance d’un anachronisme : le féminisme pendant la Révolution française », Annales

historiques de la Révolution française, 344, 2006, p. 193-195. 2 « Bibliothèque Marguerite Durand, dossier Lacour, lettres manuscrites, boîte 2. Dans l’avant-propos de son ouvrage

majeur, Les origines du féminisme contemporain, trois femmes de la Révolution, Olympe de Gouges, Théroigne de

Méricourt, Rose Lacombe, Paris, Plon-Nourrit, 1900, Lacour remercie Aulard pour l’aide qu’il lui a apportée », note

dans Christine Fauré, « La naissance d’un anachronisme », op.cit., p. 195. 3 « Voir Aulard, dans Dictionnaire biographique des historiens français et francophones, de Grégoire de Tours à

Georges Duby, Christian Amalvi (dir.), Paris, la Boutique de l’Histoire, 2004, p. 9. », dans Christine Fauré, op. cit.,

p. 195. 4 Ibid. 5 À ce sujet, Sue-Ann MacDonald et Audrey-Anne Dumais Michaud rappellent que l’utilisation péjorative du terme

médical d’« hystérie » reste hélas d’actualité. L’origine étymologique : Hysteros (l’utérus se lève) ; le mot a été

ensuite saisi comme un excès émotionnel incontrôlable, puis interprété comme un trouble dysphorique prémenstruel.

« Être une femme en psychiatrie : entre oppression et non-reconnaissance », colloque de l’Université féministe d’été

Les femmes et la santé, ULaval, Québec, 18 mai 2016.

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Rappelez-vous cette femme-homme, l’impudente Olympe de Gouges qui, la première, institua des

sociétés de femmes, qui abandonna les soins de son ménage, voulut politiquer et commit des

crimes!1

L’emploi du terme « femme-homme », telle une péjoration ultime de la personnalité d’Olympe de

Gouges, indique toute la symbolique des genres inhérente à cette époque. L’aspect mi-femme,

mi-homme, qui est ici stigmatisé, souligne le fait que transcender les classements sexués revient à

annuler sa propre identité. Une néophobie avérée, et précisément du même acabit que celle qui

condamna la pamphlétaire : avec sa dernière affiche, Les Trois Urnes, ou le Salut de la Patrie

(1793), proposant à nouveau des solutions alternatives pour l’État, Olympe de Gouges finit par

irrémédiablement inquiéter les radicaux au pouvoir :

Elle fait imprimer, le 20 juillet 1793, une affiche bordée de rouge intitulée Les trois urnes ou le

salut de la patrie, où elle ne demande rien de moins que le droit au référendum des Français sur

leur futur gouvernement. À charge pour les citoyens de préférer la monarchie, le fédéralisme ou la

République.2

Bien qu’elle n’ait donc pas été guillotinée pour ses idées féministes, le fait d’avoir imaginé une

société inédite dans laquelle les femmes prendraient part au pouvoir décisionnel faisait en fait

craindre aux partisans de la Terreur une nouvelle division de la nation. La tragédie de sa mort se

trouve exprimée par sa condamnation sans appel, après un simulacre de jugement au Tribunal

révolutionnaire, pour avoir enfreint la loi de mars 1793 interdisant de publiciser un autre système

politique que celui de la République : une et indivisible.

Tout au long de sa vie parisienne, Olympe de Gouges a donc adopté une posture sans

doute trop neuve, trop aventureuse et inconvenante pour des hommes et des femmes

majoritairement ancrés dans le patriarcat. Ainsi, chargée de publier sa rubrique nécrologique, La

Feuille du Salut public du 17 novembre 1793, confirme l’échec de cet avant-gardisme en écrivant

à son sujet :

[N]ée avec une imagination exaltée, prit son délire pour une inspiration de la nature. Elle

commença par déraisonner et finit par adopter le projet des perfides qui voulaient diviser la

1 Louis Marie Prudhomme, Alexandre Tournon, Élysée Loustalot, Philippe-François-Nazaire Fabre d’Églantine,

Révolutions de Paris : dédiées à la nation et au district des Petits-Augustins, Numéros 208 à 225, Chapitre « Vue des

donjons du Temple prison », p. 276. Archive www.books.google.ca, consulté le 20 juin 2016. 2 Myriam Perfetti, « Olympe de Gouges : une femme contre la Terreur », Marianne, dossier spécial, 31 Août 2013,

[en ligne www.marianne.net/Olympe-de-Gouges-une-femme-contre-la-Terreur_a231276.html, consulté le 12 octobre

2016].

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France : elle voulut être homme d’État et il semble que la loi ait puni cette conspiratrice d’avoir

oublié́ les vertus qui conviennent à son sexe.1

Il importe de songer au fait que l’instruction des femmes n’existe pas en tant que telle à ce

moment-là. Par conséquent, l’« inspiration » d’Olympe de Gouges (sa capacité à raisonner) est

assimilée à un délire. De plus, c’est en toute logique que ses sympathies pour les Girondins, dits

« perfides », la rangent dans le mauvais parti, puisque la rubrique est rédigée par un partisan de la

Terreur. Cela dit, ces deux aspects mis à part, la fin de l’annonce montre la grossièreté avec

laquelle Olympe de Gouges est considérée en tant que femme : « conspiratrice » girondine, elle

incarne également un modèle de résistance et d’émancipation féminines dans la vie de la cité,

aspiration dévoyée que résume le texte en signalant qu’« elle voulut être homme d’État ».

Dévalorisée de cette façon dès sa mort, elle ne devait pas laisser à la postérité un nom dont

l’écriture de l’histoire de France allait célébrer la mémoire.

Les effets délétères de l’historiographie au sujet des femmes de la Révolution entraînent

un recul et un effacement des Françaises dans les représentations que l’on se fait de la société́

civile et politique, et ce durant plus d’un siècle. À ce sujet, Benoîte Groult insiste sur la question

de la mémoire collective :

Afin que ces révoltées, ces originales ou ces artistes ne risquent pas de donner un mauvais

exemple aux femmes honnêtes, et servir de modèles aux petites filles des générations à venir, les

historiens, les chroniqueurs ou les philosophes ont employé un moyen très sûr : les jeter aux

oubliettes de l’histoire, les effaçant ainsi de notre mémoire collective.2

Si Benoîte Groult dénonce la déconsidération des femmes novatrices dans l’histoire de

l’humanité, condamnées à un oubli forcé, reconnaissons surtout que cette trahison procède

essentiellement de jugements de valeur caractéristiques de l’historiographie du XIXe et du premier

XXe siècle.

1 Pour précision : « Dans un temps où la même tyrannie confondait tous les rangs, associait tous les genres

d’infortunes, Olympe de Gouge, femme qui dut quelque célébrité à des écrits courageux, la Reine et madame

Roland, périrent à peu de distance l’une de l’autre sur l’échafaud. L’article suivant, inséré d’abord dans la feuille de

Salut Public, et répété par le Moniteur, insulte par les plus grossières injures, à la mémoire de trois femmes, dont le

sang fumait encore », Jeanne-Marie Roland de la Platière, Saint-Albin Berville, Mémoires de Madame Roland, vol.

2, Baudouin, 1820, p. 537. 2 Benoîte Groult, « Introduction, Olympe de Gouges la première féministe moderne », dans Ainsi soit Olympe de

Gouges : La déclaration des droits de la femme et autres textes politiques, Paris, Grasset et Fasquelle, 2013, p. 12.

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C’est ainsi qu’en 1901, par exemple, Édouard Forestié, secrétaire général de la Société

d’archéologie, érudit-imprimeur, écrit : « Olympe de Gouges, "une courtisane" ; […] sa mort à

l’échafaud rachète les défaillances d’une vie aux étranges et douteux recoins1 ». La manière très

négative dont le parcours atypique de la révolutionnaire est perçu, cent ans plus tard, signale la

gêne que pouvaient occasionner ses écrits, à une époque de revendication suffragette et pour une

historiographie misogyne, qui apercevait dans la figure d’Olympe de Gouges un dangereux

précédent en raison de l’élan de liberté et d’affirmation des droits des femmes qu’elle

symbolisait. Notons par ailleurs la justification de la peine de mort pour mauvaise conduite, c’est-

à-dire pour avoir vécu en s’affranchissant de la tradition établie. Finalement, un médecin

diagnostiqua l’attitude indocile d’Olympe de Gouges en remplaçant la question sociale par une

interprétation médicale : une hystérique2 prise de paranoïa reformatoria (folie réformatrice), ce

diagnostic prétendu permettant de ruiner la légitimité de ses protestations.

III. 1. e. Postérité et débats actuels

Aujourd’hui, plusieurs recherches d’archivistes et d’universitaires raniment la vitalité des

Écrits politiques dans une pensée se réclamant du féminisme humaniste. Dans Marie-Olympe de

Gouges : une humaniste à la fin du XVIIIe siècle3, Olivier Blanc reprend et complète un travail

entrepris depuis plusieurs décennies, examinant en profondeur les thèmes de prédilection

contenus dans les discours de la pamphlétaire, entre autres la question des femmes et celle des

Noirs. Il met en valeur la capacité d’Olympe de Gouges à se saisir des enjeux sociaux, là où

classiquement, les femmes intellectuelles se cantonnaient au domaine des belles-lettres. En cela,

les textes à l’étude relèvent de la littérature engagée, chose suffisamment rare pour réviser la

perception négative qu’avait, de cette femme du XVIIIe siècle, l’historiographie du XIXe et du

premier XXe siècle.

1 Olivier Blanc, Olympe de Gouges, Des droits de la femme à la guillotine, Paris, Tallandier, 2014, p. 44-47. 2 Selon l’historien Jules Michelet, dans Myriam Perfetti, « Olympe de Gouges : une femme contre la Terreur »,

Marianne, op. cit. 3 Olivier Blanc, Marie-Olympe de Gouges: une humaniste à la fin du XVIIIe siècle, Belaye, Éditions René Viénet,

2003, augmenté.

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C’est justement sur ce point qu’insiste Carol Sherman dans son analyse Reading Olympe

de Gouges1. Elle explicite en effet la persistance de l’interprétation misogyne de la vie et des

gestes d’Olympe de Gouges. Quant à Ruddy Frédéric de Mattos2 et John Cole3, leurs thèses

explorent le style singulier de l’auteure de la Déclaration des droits de la femme et de la

citoyenne. Ils établissent l’un et l’autre que son écriture s’est forgée au sein d’un dialogue

agonique avec le patriarcat dominant, et que cette plume exprime une certaine réalité, étroitement

liée au contexte d’émancipation féminine que la Révolution française a laissé entrevoir.

Par ailleurs, le colloque intitulé « Olympe de Gouges : une femme du XXIe siècle » et

organisé par l’UNESCO en 2008 s’est ouvert en désignant la révolutionnaire comme une « figure

qui transcende les siècles et les interprétations4 ». Dans son discours d’ouverture, Pierre Sané

justifie l’« impérative réhabilitation » d’Olympe de Gouges dans la mesure où

[elle] peut être vue comme une féministe au sens le plus moderne du terme. Elle se sent l’égale

des hommes, par le courage, l’intelligence, mais elle n’est pas une suffragette. Sa foi en l’égalité

des sexes est viscérale, mais ce n’est qu’un combat parmi beaucoup d’autres.5

La pluralité des engagements d’Olympe de Gouges met ainsi en relief un enjeu prépondérant de

notre temps, à savoir la vulnérabilité diffuse et intersectionnelle6 des femmes.

Sur le plan médiatique maintenant, deux écoles s’opposent : les partisans d’Olympe de

Gouges comme symbole de l’engagement au féminin, et les sceptiques qui se méfient de cette

canonisation. Dans le premier groupe se retrouvent les défenseurs des droits des femmes en

matière de droits humains et les féministes s’appuyant sur des figures emblématiques comme

1 Carol Sherman, Reading Olympe de Gouges, University of North Carolina at Chapel Hill, Palgrave MacMillan,

New York, 2013. 2 Ruddy Frédéric de Mattos, « The Discourse of Women Writers in the French Revolution: Olympe de Gouges and

Constance de Salm », thèse de doctorat en Philosophie, Université du Texas à Austin, mai 2007. 3 John Cole, Between the Queen and the Cabby: Olympe de Gouges’s Rights of Woman, Montréal, McGill-Queen’s

Press, MQUP, juillet 2011. 4 Pierre Sané, Sous-Directeur général pour les Sciences sociales et humaines, discours d’ouverture, colloque

« Olympe de Gouges : une femme du XXIe siècle », Paris, Unesco, 14 novembre 2008, [en ligne,

www.portal.unesco.org/shs/fr/files/12494/12269409537discours_ouverture_sane.pdf/discours_ouverture_sane.pdf,

consulté le 18 février 2017]. 5 Id. 6 « L’intersectionnalité (de l’anglais intersectionality) est une notion employée en sociologie et en réflexion

politique, qui désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de

discrimination dans une société. Le terme a été forgé par l’universitaire féministe américaine Kimberlé Crenshaw en

1989 » ; dans www.Wikipedia.org, consulté le 2 mars 2017.

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preuves d’un combat pour l’égalité s’inscrivant dans la longue durée. Le musée virtuel consacré à

l’auteure des Lumières, « Olympe de Gouges 2.01 », a pour but de démocratiser l’information

scientifique à son sujet, non seulement en termes de transmission, mais aussi de participation.

Parmi les membres de cette plateforme internet, on compte Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval2

et Geneviève Fraisse3. Le second groupe comprend des historiens divergents, des philosophes

prudents ou des politiques récalcitrants. Par exemple, Florence Gauthier4 ne rejoint pas Olivier

Blanc concernant la mystification de la figure d’Olympe de Gouges5 ; ou encore Jean-Marc

Schiappa6 considère que celle-ci « est présentée, à la fois, comme une révolutionnaire sociale et

comme une féministe. Rien n’est plus faux7 ».

En tout état de cause, plusieurs éléments semblent importants à garder à l’esprit : même si

les manuels scolaires commencent à la mentionner, Olympe de Gouges divise. Cette division

n’est pas nouvelle, mais s’enracine dans un autre domaine que celui de la question des genres ; et,

actuellement, la répartition des avis serait plutôt déterminée par les sensibilités politiques des uns

et des autres. Enfin, quoi qu’il en advienne, à l’heure de l’information mondialisée, les

divergences d’opinions donnent à son nom une plus grande visibilité, finissant par l’immortaliser,

en quelque sorte, aux yeux de la postérité.

III. 2. Postérités des Écrits politiques pour l’éthique du care, dans une perspective

bibliographique de l’archéologie des communs

Afin d’appréhender en quoi l’éthique du care chez Olympe de Gouges, sous sa forme

prototypique et à bien des égards avant-gardiste, s’inscrit dans une archéologie des communs,

1 Document de présentation [en ligne : olympedegouges-museum.com, consulté le 12 octobre 2016].

Remarquons également le site [en ligne : www.olympedegougesaujourdhui.com, consulté le 28 janvier 2017],

consacré à la reconnaissance contemporaine d’Olympe de Gouges par les institutions de la Ve République (Buste,

Panthéon). 2 Professeure et chercheure en littérature, Paris-Est-Créteil. 3 Geneviève Fraisse, Philosophe et historienne de la pensée féministe, directrice de recherche au CNRS. 4 Florence Gauthier, Maître de conférences en histoire moderne à l’Université Paris VII., Co-animatrice du site

revolution-francaise.net. 5 Florence Gauthier, « Réponse à Monsieur Olivier Blanc à propos de la mystification de la figure d’Olympe de

Gouges », Le Canard républicain, samedi 16 novembre 2013. 6 Jean-Marc Schiappa, Historien, Président de l’IRELP (Institut de Recherches et d’Études de la Libre Pensée). 7 Jean-Marc Schiappa, « Olympe de Gouges, une imposture historique », [en ligne : huffingtonpost.fr, 19 août 2016,

consulté le 11 février 2017].

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notre approche de cette question en appelle aux travaux de Pierre Dardot et Christian Laval,

rassemblés dans l’étude Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle1. Cet ouvrage établit un

large spectre de compréhension autour de la notion de « communs », permettant ainsi de saisir les

enjeux économiques, politiques et sociaux qui lui sont associés. Il importe également de

mentionner La renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage2,

ouvrage de David Bollier, préfacé par Hervé Le Crosnier, qui permet de saisir de manière

pragmatique quels ont été les communs par le passé, ce qu’ils sont aujourd’hui et quel avenir

invite à dessiner ce courant de pensée.

III. 2. a. Les communs

Définissons tout d’abord les « communs ». L’idée directrice réside dans le fait que

l’Humanité puisse entendre sa relation aux ressources (naturelles et intellectuelles) comme une

norme sociale qui ne se lit pas en termes de propriété, mais en termes d’usage. Le paradigme

sous-jacent des communs invite alors les individus à penser le lien social, et non pas le profit,

comme pilier majeur. Un certain nombre de points cardinaux en découlent. Premièrement, ces

thèses supposent de créer une communauté mondiale non capitaliste et non communiste, les

ressources visées étant soustraites à la propriété (privée ou d’État). Deuxièmement, l’usage de ces

ressources doit être régulé, organisé par une gouvernance polycentrique (c’est-à-dire selon les

domaines), hétérogène et démocratique3, en d’autres termes, une sorte de gestion responsable

mutualisée. Troisièmement, l’innovation qu’introduit une telle philosophie tient davantage du

concept de pratiques collaboratives que de celui d’un système pyramidal ou d’enclosures4.

Christian Laval considère, pour sa part, que

Les « commons » ne sont pas nécessairement des biens au sens strict du terme, mais plutôt des

systèmes de règles régissant des actions collectives, des modes d’existence et d’activité de

communautés. Il s’agit de faire entendre la dimension institutionnelle du concept et le lien étroit

1 Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la Révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014. 2 David Bollier, « Les multiples galaxies des communs », dans La renaissance des communs. Pour une société de

coopération et de partage, traduit de l’américain par Olivier Petitjean, Préface d’Hervé Le Crosnier, Paris, Éditions

Charles Léopold Mayer, 2014. 3 Gouvernance synarchique (Du grec sunarkhia, « pouvoir collectif »). 4 En Angleterre, du XVIe au XVIIIe siècle, la clôture des terres que les grands propriétaires avaient acquises lors du

partage des communaux, forma des enclosures.

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de son institution et de sa pratique avec l’existence de communautés non réductibles à un agrégat

d’individus intéressés.1

Les deux éléments importants que souligne cette définition sont le besoin institutionnel (autant

dans les pratiques relevant de la coutume que dans les constructions administratives), et l’idée

que l’humanité soit à nouveau prise en compte dans un ensemble cohérent, car il en va de sa

survie autant que de sa prospérité.

Cela étant, l’éthique du care d’Olympe de Gouges rencontre le mouvement des communs

relativement à la question des valeurs sociales : selon la révolutionnaire, le souci d’autrui

implique que le confort des uns n’empêche pas le développement des autres. Dans ce contexte,

l’entrepreneuriat n’est donc pas remis en question, du moment qu’il se réalise de façon éclairée et

respectueuse. Au surplus, certaines théories des communs rappellent, en pratique, les propositions

économiques, politiques et sociales contenues dans les Écrits politiques : voyons la fiscalité,

l’usage des terres et le projet social.

III. 2. b. De la fiscalité dans les Écrits politiques

En commençant par suggérer un impôt volontaire par lequel chaque citoyen aurait le loisir

de verser aux services des octrois une contribution de son choix, Olympe de Gouges s’en fait le

modèle,

[e]n déposant le quart de son revenu annuel sur le bureau de l’Assemblée nationale, intervention

dont il est question dans la brochure intitulée Action héroïque d’une Française, ou la France

sauvée par les Femmes. Elle tenait à y honorer la dizaine de femmes, conduites par Adélaïde

Castillas, dame Moitte, à l’Assemblée et qui, « à l’exemple des Romaines » firent don de leurs

bijoux et objets précieux, façon à elles de contribuer à « l’impôt volontaire.2

Ainsi, elle croit fermement en la participation citoyenne et en l’effort collectif pour répondre aux

difficultés auxquelles fait face la Nation. Le caractère héroïque de ce geste de contribution

spontanée tient aussi au fait que les femmes assistent l’État et participent donc publiquement à la

chose publique.

1 Christian Laval, « La nouvelle économie politique des communs : apports et limites, Séance du séminaire « Du

public au commun » du 9 mars 2011 », Revue du MAUSS permanente, 21 mars 2011 [en ligne : « La-nouvelle-

économie-politique-des-communs », www.journaldumauss.net, consulté le 30 juillet 2016]. 2 Olivier Blanc, « Préface », dans Olympe de Gouges, Écrits politiques, op. cit., p. 8.

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Par ailleurs, la fiscalité qu’Olympe de Gouges imagine par la régulation du « luxe

effréné1 » constitue un exemple probant de sa lutte contre la ploutocratie : « Il est reconnu que le

luxe, chez tous les Peuples et dans tous les temps, a entraîné la décadence des États, la force et le

courage des hommes. La France nous offre aujourd’hui ce terrible exemple2 », s’exclame-t-elle

dans ses Remarques patriotiques. Dès 1788, elle souhaite instaurer « des impôts qui corrigent

l’excès du luxe3 », comme les « cabriolets […] pernicieux4 », « le chiffre […] et les armoiries,

l’orgueil ; ce qui doit payer davantage que le modeste et l’indispensable5 ». Auteure du Projet

d’impôt étranger au peuple, et propre à détruire excès du luxe et augmenter les finances du

trésor, elle n’hésite pas à dénoncer les lieux livrés à l’outrance et au gaspillage d’argent : « les

jeux de Paris, comme Académies, Maisons particulières, Palais des Princes et Seigneurs6 ». De

fait, elle établit une liste assez précise de chaque produit et service susceptibles de contribuer à

renflouer les caisses de l’État :

Un impôt encore aussi sage qu’utile, serait celui qu’on pourrait créer sur la servitude ; plus un

maitre aurait de valets, plus son impôt serait fort. […] Si on voulait encore asseoir un impôt sur la

peinture et sculpture, il ne serait pas si déplacé.7

Comme le souligne Olympe de Gouges, au-delà de la question de l’art, l’apparat et le faste n’ont

aucune utilité. D’après elle, il serait judicieux de ne pas les encourager, au contraire. L’excédent

de fortune que les notables affichent sans retenue pourrait alors trouver une limite en étant

ponctionné à bon escient, dans l’objectif de renflouer les caisses de l’État.

En ce sens, l’idée suivant laquelle ces excès de richesses matérielles sont inutiles à

l’Humanité constitue un point de convergence entre la pensée fiscale d’Olympe de Gouges et la

philosophie des communs. Cette dernière considère en effet qu’il faut « être capables de résister

aux enclosures, au consumérisme, à l’appât de l’accumulation et aux autres pathologies

habituelles du capitalisme8 ». En faisant un pas de côté, nous nous rendons compte que la critique

1 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques, Par la Citoyenne auteur de la Lettre au peuple », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 56. 2 Ibid., p. 56-57. 3 Ibid., p. 57. 4 Ibid., p. 56. 5 Id. 6 Id. 7 Id. 8 David Bollier, « Les multiples galaxies des communs », dans La renaissance des communs, Pour une société de

coopération et de partage, op. cit., p. 142.

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de l’opulence ostentatoire à laquelle se livre Olympe de Gouges fait penser à la préoccupation des

communs qui, elle, est suscitée par le capitalisme :

Jamais le monde n’avait connu autant de sociétés organisées sur la base des principes de la

concurrence, du marché et de l’accumulation du capital, avec pour conséquence des formes

extrêmes d’égoïsme individualiste, d’inégalités de richesse.1

Tout comme la position affirmée d’Olympe de Gouges, ce que constate ici David Bollier

appartient au champ de la philosophie humaniste, dans la mesure où la vertu doit s’opposer aux

comportements insensibles et exubérants qu’engendre l’accumulation individuelle de biens.

Les deux points de vue se rejoignent aussi, à plus de deux siècles d’écart, au sujet de

l’importance de la régulation institutionnelle des richesses. Olympe de Gouges se montre réaliste

quant à l’incapacité de chaque organe du pouvoir à assurer, seul, la mission d’encadrement des

prélèvements obligatoires. Elle préfère que le gouvernement et les Parlements travaillent de

concert à cette fiscalité :

[Q]uel moyen le gouvernement pourra-t-il trouver pour arrêter ce luxe effréné ? Est-ce un Arrêt,

est-ce un Édit ? Sont-ce les défenses du Parlement qui pourront produire cette sage révolution ?

Non, ces moyens sont impraticables ; mais que le gouvernement, d’accord avec les Parlements,

fassent sortir des impôts […]. [L]e public deviendra plus modéré dans ses caprices déréglés […]2

S’il semble qu’elle fasse davantage confiance au consensus que réaliseraient entre eux les

pouvoirs exécutifs et législatifs qu’à un mécanisme confiant la délicate question des impôts à une

seule entité, cette thèse en faveur de la concertation qu’elle soutient se retrouve aussi dans

l’appareil normatif proposé chez les communs. En cherchant à rendre l’usage des ressources

équitable, de sorte qu’il n’engendre pas d’inégalités excessives de richesses, l’équilibre auquel

aspire la théorie des communs passe bien par une autorégulation concertée :

Si l’agir commun est un agir instituant, c’est précisément parce qu’il consiste en la coproduction

de normes juridiques qui obligent tous les coproducteurs en tant que coproducteurs au cours de

l’accomplissement de leur tâche.3

Selon le courant des communs, en somme, la responsabilisation des actants (ou usagers) s’opère

par le fait qu’ils prennent part au processus même de réglementation. Que les individus soient

1 David Bollier, « L’histoire éclipsée des communs », dans La renaissance des communs, Pour une société de

coopération et de partage, op. cit., p. 91. 2 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques, Par la Citoyenne auteur de la Lettre au peuple », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 57. 3 Pierre Dardot, Christian Laval, « Le commun de l’“être-en-commun” et le commun de l’“agir commun” », dans

Commun. Essai sur la Révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, p. 282.

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garants d’une forme d’autolimitation rappelle l’idée de responsabilisation des citoyens par eux-

mêmes, que l’on retrouve dans le projet de Tribunal populaire d’Olympe de Gouges.

Afin d’établir les bienfaits de son projet de réforme fiscale, la révolutionnaire désire le

mettre en place sous la monarchie, dans le but de résorber le déficit de l’État, mais aussi de

soutenir une forme inédite d’assistance sociale :

[L]es deniers qui proviendront de cet impôt seront destinés à fournir aux dépenses extraordinaires

que la disette des Bleds dans le Royaume exige. Les campagnes sont désertes ; le malheureux

Paysan ne peut subsister dans son humble chaumière ; la pâture des pourceaux est devenue

aujourd’hui sa nourriture ; […] Le Peuple ne demande que du pain ; il veut même l’acheter à la

sueur de son front.1

Dans ce texte destiné aux États Généraux en juin 1789, Olympe de Gouges témoigne de

l’historique famine qui sévit dans les provinces de France. En même temps, elle fait le lien entre

cette situation intolérable et le fait qu’une meilleure répartition des taxes pourrait soulager la

misère, sans pour autant supposer l’assistanat passif.

Notre analyse de la solidarité par l’impôt dans les Écrits politiques nous conduit à

percevoir la grande modernité qui se dégage de ce propos. En effet, le corps social y est conçu

comme un ensemble cohérent dont les composantes (monarque, exécutif, législatif, notables,

peuple) interagissent entre elles, de façon à permettre à chaque classe de se développer (ou, du

moins, de manger). Apparaît alors plus nettement le caractère novateur de la pensée sociale

d’Olympe de Gouges : sans casser ni remettre totalement en cause le modèle de société en place,

il s’agit plutôt de l’améliorer, de le réformer dans un esprit d’interrelation des individus entre eux.

Cet aspect consensuel n’est pas habituel à cette époque, ce qui devait nuire à sa crédibilité et

entretenir l’image de sa supposée versatilité politique. Du reste, elle engage aussi le roi à

participer à cette redistribution, en passant par l’impôt volontaire :

Mon impôt volontaire ne tend qu’à fléchir les riches ; ces souverains de la fortune […]. Ne serait-

il pas plus beau et plus salutaire d’offrir à l’État des réserves immenses que les favoris de la

fortune cachent dans le fond d’un coffre-fort ? Ajoutez à cet impôt ceux que le Roi a droit

d’imposer sur toutes les entreprises et grâces accordées par Sa Majesté ; tout ce qui est grâces,

1 Olympe de Gouges, « Mes vœux sont remplis, ou le don patriotique », dans Écrits politiques, op. cit., p. 87-88.

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entreprises, privilèges, appartient au Roi, et sans obérer son peuple, il peut faire les rétributions à

son gré sur ces objets.1

Il est évident qu’Olympe de Gouges ne souhaite pas la tyrannie d’une imposition devenue

spoliation. En précisant être favorable à ponctionner les riches, elle développe son attitude

éthique du « prendre soin », dans laquelle la sympathie sociale concourt à améliorer le sort des

pauvres. Car jusqu’à présent, les impôts, auxquels étaient soustraits les privilégiés, frappaient

durement le peuple. À les augmenter, le pouvoir risquerait l’explosion sociale. La portion du

peuple qui se trouve en situation de détresse, placée devant l’égoïsme des privilégiés et de la

royauté, souhaite la réorganisation d’un modèle fiscal particulièrement inégalitaire. Par son

projet, Olympe de Gouges espère donc trouver un terrain d’entente entre les différentes classes

sociales.

Or, en reconsidérant la situation de manière plus attentive, l’historien de l’économie Karl

Polanyi rappelle, dans son ouvrage classique de 1944, La Grande Transformation2, que le lien

social de bonne intelligence existait déjà, sous l’Ancien Régime, mais avant que le système des

enclosures et de production dominé par la recherche du profit ne viennent modifier en profondeur

la structure même de l’organisation économique :

Polanyi observe que durant des millénaires les gens ont été liés entre eux par la communauté, la

religion, la parenté et d’autres types de liens sociaux ou moraux. Tous les systèmes économiques

étaient fondés sur des systèmes de réciprocité, de redistribution ou d’économie domestique, et les

gens étaient incités à produire des choses par le biais de « la coutume et la loi, la magie et la

religion». Cependant, entre le XVIIe et le XIXe siècle, à mesure que les enclosures se

propageaient, la production et le profit devinrent les principes fondamentaux d’organisation de nos

sociétés. Au lieu d’être destinée principalement à un usage domestique dans un cadre social stable,

la production se trouva réorientée en vue du gain privé et de l’accumulation.3

À la lumière de cette explication historique, nous pouvons admettre qu’Olympe de Gouges est

peut-être marquée par le souvenir d’une forme d’harmonie sociale passée, dont elle aurait été

imprégnée pendant sa jeunesse en campagne, où la production visait peut-être encore la

subsistance et non directement le profit. Mais si le développement des enclosures commence dès

1 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques, par la Citoyenne auteur de la Lettre au peuple », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 54. 2 Karl Polanyi, The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Beacon Press, 1944,

1957. Trad. française : La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps,

Gallimard, 1983. 3 David Bollier, « L’enclosure des communs », dans La renaissance des communs, Pour une société de coopération

et de partage, op. cit., p. 55.

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le siècle précédent, il est intéressant de réfléchir à la question des terres du royaume laissées

absurdement en friche, thème abordé également dans les brochures d’Olympe de Gouges.

III. 2. c. La question des terres dans les Écrits politiques

Surtout présente dans la Lettre au Peuple et dans les Remarques patriotiques, la question

de l’utilisation des terres vacantes comme solution face à la pénurie de denrées est examinée avec

une acuité toute particulière sous la plume d’Olympe de Gouges :

Pourquoi ne point occuper cette quantité d’hommes aux terres incultes, puisqu’ils sont inutiles

dans les capitales. Que le Gouvernement donne toutes les terres en friche du Royaume à des

sociétés, ou à chaque particulier la portion qu’il pourra cultiver ? C’est le meilleur moyen de

sauver un tiers du peuple d’une foule de précipice qui se trouve sans cesse sous ses pas […]. La

plupart de ces terres seraient consacrées à élever des bestiaux qui manquent depuis quelques

années en France, et qui privent le malheureux d’un bouillon quand il en a besoin, tant la viande

est devenue exorbitamment chère.1

Nous voyons ici une forme d’économie sociale et solidaire, au sein de laquelle les hommes

seraient capables de s’organiser en coopératives (« des sociétés »), ou de travailler à la juste

hauteur de leurs besoins, sans surplus (« à chaque particulier la portion qu’il pourra cultiver »).

Dès lors, engager « le Gouvernement [à] donne[r] toutes les terres en friche du Royaume »

semble vouloir dire qu’elle envisage une sorte de concession, libéralisant ainsi l’accès aux terres

privées pour y élever cultures et bétails. Son initiative est novatrice au XVIIIe siècle, mais pas

totalement inédite au regard d’une époque antérieure. En effet, Pierre Dardot et Christian Laval

confirment que, par le passé, l’usage de la terre était réparti par la coutume féodale qui tendait à

privilégier une obligation réciproque, et ce, même sur les domaines royaux, plutôt que par un

accord concernant les titres de propriété2.

Alors, quand Olympe de Gouges espère développer une collectivisation des terres non

cultivées pour résorber la ruine alimentaire du pays, elle vise en réalité deux valeurs

sociologiques fondatrices des communs, intrinsèques à la notion de réciprocité, que sont la

stabilité sociale et le travail. Dans un premier temps, c’est la pérennité de la communauté

1 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques, par la Citoyenne auteur de la Lettre au peuple », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 55. 2 Voir la Charte des Forêts (1225) évoquée par Pierre Dardot et Christian Laval dans « Une référence fondatrice : la

Magna Carta », dans Commun. Essai sur la Révolution au XXIe siècle, op. cit., p. 304-306.

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qu’Olympe de Gouges met en jeu par la nécessité d’attribuer la culture des terres en friche aux

malheureux. La question de la subsistance l’inquiète au point qu’elle est obligée de signaler, à

demi-mot, l’inutilisation arbitraire des propriétés royales et seigneuriales, alors que le peuple

meurt véritablement de faim. Au reste, cet appel à libérer des terres est susceptible d’être mis en

résonance avec l’actuelle privatisation excessive des territoires dans le Nord comme dans le Sud

du monde. Il en résulte qu’à deux siècles d’écart, certaines failles sociétales se répètent, comme

le soutient David Bollier :

Sans surprise, les accaparements de terres engendrent toutes les pathologies habituellement

associées aux enclosures : abus écologiques, communautés décimées, insécurité alimentaire,

inégalités et migrations vers les villes en quête d’emplois et de nourriture.1

Au XXIe siècle, l’appropriation outrancière des terres amplifie également le délitement de la

société, et ce, par projection de dominations multiples. En revanche, les propositions de coaction

des communs créent une forme de responsabilité partagée qui garantit aux humains une vie

décente et digne ; et, comme le rappelle l’Association internationale pour l’étude des communs,

Actuellement, les communs de subsistance opérant en dehors du système du marché, sans droits

de propriété privée et quasiment sans argent, ont une importance vitale pour environ 2 milliards de

personnes dans le monde.2

C’est alors ébranler, voire annihiler une partie de l’existence humaine que de laisser les pleins

pouvoirs aux oligarchies dominantes qui, loin d’être philanthropes, agissent impunément3.

D’ailleurs, Olympe de Gouges fait déjà référence à la « Nation » comme institution

supérieure responsable, elle désigne en outre la « Patrie » comme fondation sociale fragilisée :

Si elles [les vertus] n’existent plus dans la Nation, la Nation est perdue, elle sera livrée au pillage

des brigands, et peut-être soumise aux Puissances ennemies. C’est donc à vous, grands, sages,

bons citoyens à détourner les maux, que je redoute pour ma Patrie. […] Ah, combien de fois les

États se sont perdus, faute de prévoir les grands évènements ! Ce sont de ces causes célèbres où

1 David Bollier, « L’enclosure des communs », dans La renaissance des communs, Pour une société de coopération

et de partage, op. cit., p. 57. 2 David Bollier, « Les multiples galaxies des communs », dans Ibid., p. 135. 3 Sur l’idée que les communs puissent révoquer cette dérive capitaliste, il est intéressant de signaler un point de vue

contrasté : « les Communs n’ont pas d’aspiration totalisante à répondre à l’ensemble des besoins collectifs et n’ont

pas vocation à entrer dans le champs de la délégation démocratique ; [en outre, ils] ne constituent pas une force

politique suffisante pour permettre de construire une alternative forte aux excès du capitalisme », Valérie Peugeot,

sur les relations possibles entre communs et capitalisme, « Les Communs, une brèche politique à l’heure du

numérique », dans Maryse Carmes (dir.) et Jean-Max Noyer (dir.), Les débats du numérique, Paris, Presse des

Mines, 2013, [en ligne : www.books.openedition.org/pressesmines/1663?lang=fr#authors, consulté le 7 mars 2017].

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chacun est intéressé, et le parti le plus puissant doit entendre et recevoir avec plaisir les avis du

parti le plus faible.1

Lorsqu’elle « redoute », c’est qu’elle met en garde ; elle fait part d’une inquiétude auprès des

« sages » qui peuvent, si ce n’est agir directement, du moins influencer les décisions de la Cour.

La dernière phrase témoigne d’ailleurs d’un esprit démocratique, attendu que les instances de

pouvoir (monarque, ministres, États-Généraux, clergé, noblesse…) doivent être à l’écoute des

besoins du peuple (« le plus puissant doit entendre […] le plus faible ») ; nous retrouvons la

remise en question de l’ascendant qu’exercent les ploutocrates sur la population. En outre, la

capacité d’Olympe de Gouges à prévoir l’implosion du pays, qu’elle évoque plus tard en termes

de « prophétie2 », renforce son argumentation, qui plaide en faveur de l’urgence de procéder à

une réforme agraire garantissant le bon usage des terres arables.

Sur ce point, la philosophie d’Olympe de Gouges annonce donc à nouveau le mouvement

de pensée des communs. Bien qu’il ne s’agisse pas directement de développement durable3, elle

se préoccupe de mettre en relation les potentiels utilisateurs de la terre, dans la misère, avec les

détenteurs de ces territoires disponibles, que sont le roi et les notables. En comparaison, nous

retrouvons aujourd’hui la même certitude de devoir concilier les biens et leurs usages dans un

sens de justice sociale ; comme le rappelle Jean-Marc Daniel en 2009,

L’économiste Elinor Ostrom4 a su démontrer que la surexploitation des biens communs est évitée

dès lors que les utilisateurs s’organisent eux-mêmes pour gérer ces biens, qu’il s’agisse de

pâturages, de zones de pêche ou de nappes phréatiques, car des mécanismes de gestion divers

favorisent des rapports de confiance et de réciprocité. A contrario, pour Elinor Ostrom, la

1 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques, par la Citoyenne auteur de la Lettre au peuple », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 48. 2 À propos de la Révolution sanglante induite par la misère, puis de la fuite du Roi mis face à ses responsabilités, elle

écrit : « [M]on génie est ordinaire, mon talent est médiocre, mais j’ai prévu de loin l’état actuel des choses ; un jour

peut-être, mes écrits à la main, on citera mes prophéties », Olympe de Gouges, « Sera-t-il Roi, ne le sera-t-il pas ? »

(juin 1791), dans Écrits politiques, op. cit., p. 188. 3 Le développement durable consiste à permettre l’épanouissement des populations actuelles (sans exclusion) tout en

préservant les ressources pour les générations futures. 4 Elinor Ostrom, auteure de La Gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources

naturelles [« Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action »], Commission

Université Palais, 2010, est la première femme à recevoir le prix Nobel d’économie, avec Oliver Williamson, pour

son analyse de la gouvernance économique, et en particulier, des biens communs.

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privatisation au profit d’un groupe restreint est source de rentes et donc d’inefficacité

économique et d’injustice sociale.1

L’entraide et la mutualisation des ressources permettent ainsi de consolider le tissu social et de

développer une forme de sagesse et de sécurité au sein de la société à la faveur de relations de

« confiance et réciprocité ».

Dans un second temps, le travail constitue le pivot de la thèse communautaire d’Olympe

de Gouges. Si les propriétaires pouvaient laisser les personnes dans le besoin cultiver les terres

inoccupées, simplement pour leur permettre de manger, cela remplirait une autre fonction sociale

sous-jacente : l’emploi des hommes. Sur ce point, dans son analyse de la Magna Carta2,

l’historien Peter Linebaugh écrit :

Le faire commun est intégré au processus de travail ; il est inhérent à une praxis particulière

relative à un champ, à une prairie, à une forêt, à un marais ou à une zone côtière. C’est par le

travail que l’on s’approprie les droits communs.3

Le point de vue de Peter Linebaugh éclaire la crainte d’Olympe de Gouges au sujet de l’inactivité

des individus, qui peut induire la déchéance d’une société en favorisant de mauvais

comportements, en dehors du respect du droit. Non seulement l’inoccupation des hommes

engendre l’absence de moyens pour subsister et faire vivre leurs familles, mais elle les rend aussi

vils, tels ces « hommes oisifs dans les grandes villes qui ne font qu’entretenir la mollesse et les

vices4 ». Sans le travail que procure une terre à cultiver, les liens sociaux s’effritent : les familles

ne survivent pas et la morale des hommes déchoit. Par la valeur du travail, Olympe de Gouges

aborde donc les droits communs en termes de droits et de devoirs communautaires, afin d’assurer

l’avenir des familles et de maintenir une exigence de probité. Mais comme « l’impulsion humaine

à coopérer s’exprime rarement sous des formes purement altruistes ; elle tend à s’exercer en

1 Anne Rodier, « Elinor Ostrom, Nobel 2009 d’économie, théoricienne des "biens communs" », Le Monde, 19 juin

2012, [en ligne : www.lemonde.fr/disparitions/article/2012/06/19/elinor-ostrom-nobel-2009-d-economie-

theoricienne-des-biens-communs_1721235_3382.html#ELIC0qvGJOwoUkLP.99, consulté le 4 mars 2017]. 2 Peter Linebaugh, The Magna Carta Manifesto: Liberties and Commons for All, University of California Press,

2008. 3 Peter Linebaugh, cité par David Bollier, « L’histoire éclipsée des communs », dans La renaissance des communs,

Pour une société de coopération et de partage, op. cit., p. 99. 4 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques, Par la Citoyenne auteur de la Lettre au peuple », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 55.

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tension créative avec l’individualisme et le pouvoir1 », le projet humaniste d’Olympe de Gouges

trouve un écho dans la diversité et l’inventivité qu’induit la réflexion sur les communs sociaux et

civiques dans la pensée contemporaine.

III. 2. d. Le projet social des Écrits politiques

Animée par son esprit patriotique, Olympe de Gouges s’engage d’abord à défendre le

rayonnement social, civique et culturel de la France :

Le seul [parti] qui m’intéresse vivement est celui de ma Patrie, de la France, de mon pays enfin ;

oui, Messieurs, je vous déclare que, quoique privée des connaissances qui pouvaient seules

justifier la hardiesse que j’ai eue d’écrire sur cette matière, je n’ai pas vu avec indifférence le

bouleversement du Royaume, ce superbe édifice, cette France jalousée de tous les Peuples connus,

ce commerce florissant, ce Peuple doux et poli, cette Cour riante et majestueuse, ces spectacles

fameux, dont nos chefs-d’œuvre faisaient sans cesse l’ornement.2

Proche de la haute bourgeoisie et sans refuser une certaine hiérarchie dans la société (les termes

« Cour », « commerce » et « spectacles » connotent une aisance qui fait la gloire du pays), elle

défend toutefois l’idée suivant laquelle les différents ordres composant la société doivent

s’organiser entre eux au nom de la bonne entente. Assurément, la « plus zélée et la plus sincère

Citoyenne3 » rêve d’une cohésion sociale que viendrait pleinement réaliser l’instauration d’une

monarchie constitutionnelle. À vrai dire, son but le plus constant, sur le plan idéologique, reste

l’harmonie de la cité. Olympe de Gouges résume ainsi sa démarche, fondée sur le principe idéal

d’une magnanimité à laquelle est invité à s’élever l’ensemble du corps social :

Que l’impôt volontaire soit à la tête de ceux que j’indique, et je devance mon époque au moins de

quatre années. Nous chanterons ensuite en chorus : Vive la France, vive son Roi, et vive la Patrie.4

Dans cette exclamation résonne un appel au bon sens, à la conciliation entre les différentes

instances entre lesquelles se partage la nation : « la France » en tant qu’unité, le « Roi » en tant

que socle et « la Patrie » en tant que peuple. Notons aussi l’ironie de la situation, à la lumière du

1 David Bollier, « L’histoire éclipsée des communs », dans La renaissance des communs, Pour une société de

coopération et de partage, op. cit., p. 90. 2 Olympe de Gouges, « Lettre aux représentant de la Nation, Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur »,

dans Écrits politiques, op. cit., p. 124. 3 Olympe de Gouges, « Lettre au Peuple, ou le projet d’une Caisse patriotique, Par une citoyenne à Vienne, et se

trouve à Paris, chez les marchands de nouveautés, 1788 », dans Écrits politiques, op. cit., p. 45. 4 Olympe de Gouges, « Projet d’impôt étranger au peuple, et propre à détruire excès de luxe et augmenter les

finances du Trésor », dans Écrits politiques, op. cit., p. 56.

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thème de l’imposition au nom de la redistribution : en réalité, Olympe de Gouges « devance » les

choses d’au moins un siècle, et non pas de « quatre années ».

Pour approfondir notre analyse de sa conception d’une communauté sociale cohérente, il

reste à examiner la question des relations interpersonnelles, thème consigné dans les Écrits

politiques. La solidarité intergénérationnelle, l’altérité des genres, la considération des droits des

Noirs, la place des femmes, les soins et l’attention portés aux enfants, la prise en compte des

chômeurs sont autant de rapports qui fondent la genèse de ce que l’on nomme aujourd’hui le

social. Celui-ci comprend, entre autres, l’assistance sociale, le tissu associatif et communautaire,

les coopératives, l’engagement civique et citoyen, le bénévolat, les services d’entraide locale. De

fait,

Les communs sociaux sont aussi divers et aussi spontanés que la vie elle-même. Ils incluent les

jardins communautaires aussi bien que les fêtes de quartier, les associations civiques aussi bien

que les fédérations de sport amateur, les écovillages aussi bien que les diverses formes

d’agriculture soutenues par la communauté – appelées Amap (Association pour le maintien d’une

agriculture paysanne) en France.1

Le principe associatif sans but lucratif revient à déployer les aptitudes de chacun selon ses

dispositions, de sorte qu’il s’épanouisse autant qu’il réalise une utilité sociale altruiste2. Là

encore, les communs envisagent le même type de « “force sociale” [qu’Olympe de Gouges], au

sens de Proudhon (1868), telle une force liée aux êtres sociaux, qui coagissent et coproduisent

ensemble, par des liens sociaux qui constituent ‟la puissance du groupe”3 ».

Les Remarques patriotiques font ainsi état de l’engouement d’Olympe de Gouges pour les

œuvres collectives qui portent assistance à autrui : « le pain est cher, les travaux ne vont plus, et

les malheureux manquent de tout. Il y a cependant de belles âmes qui font de bonnes actions en

faveur de l’indigence4 », rapporte-t-elle en attribuant le mérite aux œuvres religieuses5. Plus loin,

1 David Bollier, « Les multiples galaxies des communs », dans La renaissance des communs, Pour une société de

coopération et de partage, op. cit., p. 141. 2 Voir Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours,

Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2004. 3 Pierre Dardot, Christian Laval, « Proudhon : le commun comme force sociale spontanée », dans Commun. Essai sur

la Révolution au XXIe siècle, op.cit., p. 208. 4 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques, Par la Citoyenne, auteur de la Lettre au peuple », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 50. 5 « L’événement qui vient d’arriver récemment, prouve que le fond d’une bonne religion et non du fanatisme, rend

les hommes vertueux et leur fait connaître de vrais remords » note-t-elle en bas de page de ses « Remarques

patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 51.

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elle invite la reine à « encourage[r] ceux qui s’occupent du bien général1 ». Il en ressort qu’elle

possède une certaine confiance en l’espace public, celui au sein duquel les citoyens font corps et

coagissent pour une cause.

L’image de « puissance du groupe » selon Olympe de Gouges s’illustre par ailleurs dans

plusieurs autres textes politiques écrits entre 1788 et 1791. Par exemple, à l’occasion de la

réunion des États Généraux en juin 1789, la brochure Pour sauver la Patrie, il faut respecter les

Trois-Ordres, C’est le seul moyen de conciliation qui nous reste montre combien elle présume

des bienfaits conjoncturels (en rapport aux dangers du moment) et structurels (sur le long terme)

que l’union doit produire :

C’est un nouveau moyen de réunion que nous devons attendre de Sa Majesté qui forcera la

Noblesse et le Tiers-État à se lier par un nouveau serment, fondé sur l’humanité, sur le bonheur de

la France qui touche au moment de devenir la proie de l’ennemi. […] Ce moment est pressant ;

l’instant est favorable ; jurez tous aux pieds de votre Roi que vous allez vous départir

mutuellement de vos intérêts particuliers pour ne vous occuper désormais que du bien de l’État et

du bonheur public. […] Il faudra donc que la Nation ne s’assemblât publiquement que lorsque les

Trois Ordres seront réunis, et d’accord sur le bien général.2

Par cette exhortation à s’unir, Olympe de Gouges considère que l’équilibre et la réussite de la

France ne sont possibles qu’à la faveur d’un pacte entre les trois ordres, sous la responsabilité du

roi. Elle ne met donc aucun ordre à l’écart et accepte même que chacun reste tel qu’il est, du

moment que les intérêts poursuivis tiennent au « bien général ». L’analyse du pamphlet de juillet

1789, L’Ordre national ou le Comte d’Artois Inspiré par Mentor, dédié aux États Généraux3,

semble même indiquer qu’elle n’imagine pas l’unité du pays autrement :

Selon de Gouges, la désaffection des députés du tiers à l’égard du régime absolutiste déboucherait

nécessairement sur la création d’un esprit de faction, nuisant à l’unité française et l’ordre général

du royaume.4

1 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques, Par la Citoyenne, auteur de la Lettre au peuple », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 52. 2 Olympe de Gouges, « Pour sauver la Patrie, il faut respecter les Trois-Ordres, C’est le seul moyen de conciliation

qui nous reste », dans Écrits politiques, op. cit., p. 83. 3 Olympe de Gouges, « L’Ordre national ou le Comte d’Artois Inspiré par Mentor, dédié aux États Généraux », dans

Écrits politiques, op. cit., p. 112-119. 4 Étienne De Sève, « Uni, autoritaire et éclairé, Le gouvernement français dans la pensée d’Olympe de Gouges de

l’Ancien Régime à la première République, 1785-1793 », thèse de doctorat réalisée sous la direction de Susan

Dalton, Université de Montréal, décembre 2008, p. 23, [en ligne : papyrus.bib.umontreal.ca, consulté le 21 juin

2016].

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Cette « force du groupe » qu’elle suppose devient d’autant plus essentielle que les risques de

désordre et de chaos se multiplient. Olympe de Gouges désapprouve ainsi la discorde entre les

Assemblées en ce qu’elle insuffle la même dissension parmi le peuple :

Le plus petit de vos sujets est tout disposé à la révolte, toutes les têtes des Citoyens sont exaltées,

la fermentation est parvenue à son comble […]. Sire, que pour sauver votre Royaume il faut

rapprocher vos sujets, et les forcer, par exemple, à reconnaître que dans une circonstance aussi

orageuse, la modération peut seule ramener le calme et prouver que le bien public doit être le seul

but auquel doivent tendre tous les esprits.1

Les hommes, dont les responsabilités d’État sont conséquentes (le Roi y compris), doivent

montrer en quelque sorte l’exemple et permettre d’insuffler à tous un esprit commun défini par la

recherche du « bien public ». Elle attend donc que « la voix des sages s’élève2 » pour qu’ils

trouvent « les moyens de s’accorder3 ». Dès lors, par cette attitude exemplaire, Olympe de

Gouges imagine « remplir le cœur des François d’un nouveau zèle4 ».

Cette quête d’une raison commune que requiert la réussite collective peut, enfin, être mise

en parallèle avec la vision qui inspire la réflexion sur les communs. Effectivement, Pierre Dardot

et Christian Laval montrent comment le « droit social […] est issu de la pratique collective,

laquelle engendre une raison commune qui, à son tour, donne naissance à des règles sociales5 » ;

cette forme de cercle vertueux, Olympe de Gouges y est déjà attentive en 1788 :

C’est sur les intérêts du public et de l’État qu’il faut prononcer : mais en prononçant, il faut les

unir et les accorder, et si vous les divisez, vous les perdez tous deux. […] [D]evenu plus humain

que politique, plus sage que vain, il [le Gouvernement] écoute et reçoit avec plaisir les avis de

chacun, quand ils ne tendent qu’au salut général.6

Ces remarques procèdent d’un esprit éminemment démocratique. La légitimité sociale des

doléances, qui concourent au « salut général », prévaut sur tout autre intérêt particulier. Olympe

de Gouges se félicite ainsi de l’évolution du système politique vers plus d’attention (care) pour le

peuple, tant et si bien que ce « projet radical d’émancipation ne peut s’assigner d’autre but que

1 Olympe de Gouges, « Pour sauver la Patrie, il faut respecter les Trois-Ordres, C’est le seul moyen de conciliation

qui nous reste », dans Écrits politiques, op. cit., p. 84. 2 Ibid., p. 85. 3 Id. 4 Ibid., p. 83. 5 Pierre Dardot, Christian Laval, « La "constitution sociale" », dans Commun. Essai sur la Révolution au XXIe siècle,

Paris, La Découverte, 2014, p. 378. 6 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques, Par la Citoyenne, auteur de la Lettre au peuple », dans Écrits

politiques, op. cit., p. 48.

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celui d’une société consciemment auto-instituante, ce qui n’est qu’un autre nom de la

démocratie1 ».

1 Pierre Dardot, Christian Laval, « Pouvoir instituant et imaginaire social », dans Commun. Essai sur la Révolution

au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, p. 422.

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CONCLUSION

Le sujet de ce mémoire se situe au confluent de trois grands thèmes de recherche : la

République des Lettres, l’éthique du care – et par extension la pensée des communs – et l’histoire

culturelle des femmes.

Olympe de Gouges, philosophe et philanthrope de la République des Lettres

Le premier thème que sollicite notre recherche se rapporte à la République des Lettres. À

la différence de son opposant Maximilien Robespierre, Olympe de Gouges eut un engagement

affranchi de toute posture belliqueuse, finalement proche de celui d’un philosophe soucieux

d’enraciner le comportement humain dans « certaines variantes de l’empathie, que ce soit sous le

nom d’amour, d’altérité, d’intersubjectivité, d’altruisme ou de sympathie1 ». Il a été donc

pertinent de mettre en parallèle la démarche d’Olympe de Gouges avec celle de ses

contemporains philosophes des Lumières dans la formation de l’esprit critique et, plus

particulièrement, avec Rousseau et Condorcet, ou encore Mercier. Critique à l’égard de l’injustice

sociale qui frappe notamment les Noirs, les femmes et les plus démunis, la révolutionnaire

dénonce l’indifférence des hommes de pouvoir vis-à-vis des plus vulnérables :

[L]a justice mal rendue, l’ouvrier sans travail, le pauvre sans aumônes, les riches sans humanité,

[…] le royaume dévasté de grains, le désordre général et une misère profonde : voilà, je pense, des

maux plus que suffisants, qui devraient fixer l’attention des États-Généraux.2

Elle s’inspire autant de la notion de justice sociale que de celle de conscience, afin de fonder une

réflexion dont l’ambition est de se mettre au service de l’utilité publique. En alliant une recherche

de la sagesse à la poursuite du bien général, sa démarche confirme l’hypothèse selon laquelle

Olympe de Gouges est une femme des Lumières. Qui plus est, l’idée qu’elle se fait de la

conscience publique correspond à cette exhortation de Saint-Just :

Ayez donc une conscience publique, car tous les cœurs sont égaux par le sentiment du mal et du

bien, et elle se compose du penchant du peuple pour le bien général. Honorez l’esprit, mais

appuyez-vous sur le cœur. La liberté n’est pas une chicane de palais : elle est la rigidité envers le

1 Maria Luísa Lopes Semedo, « Vers une éthique de l’empathie », thèse de doctorat réalisée sous la direction de

Jean-Michel Besnier, Paris, novembre 2012, p. 5. 2 Olympe de Gouges, « Discours de l’aveugle aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 92.

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mal, elle est la justice et l’amitié. Ces idées avaient disparu : de là la dissolution et l’impunité

générale.1

À ce titre, Olympe de Gouges appartient aux années pré-révolutionnaires qui marquent le

crépuscule de la République des Lettres. Une page se tourne. Les temps changent. Autrement dit,

par son engagement et sa participation à l’avènement d’une société fondée sur la circulation de

l’information politique et culturelle, que rend possible la presse moderne, Olympe de Gouges

prend place dans ce que Voltaire considérait comme une « République immense d’esprits

cultivés2 ». Cette intuition, Olivier Blanc, historien, archiviste et biographe d’Olympe de Gouges,

la confirme :

Olympe de Gouges fut avant tout une humaniste, une philanthrope et, à sa manière si originale et

sincère, une philosophe des Lumières. Elle a été l’avocate de toutes les grandes causes de son

temps, que ce soit celle des exclus de la société civile et politique ou celle des esclaves noirs des

colonies françaises.3

Les Écrits politiques : de l’éthique du care à l’archéologie des communs

En introduisant la sollicitude dans les affaires de la cité, Olympe de Gouges engage la

réflexion sur le « vivre ensemble ». Comme l’explique Joan Claire Tronto, « l’analyse des

questions concrètes posées par le care révèle de possibles injustices bien plus clairement que

d’autres formes d’analyse4 ». De ce fait, les projets ambitieux et innovants de la révolutionnaire

représentent un fondement généalogique de la philosophie du care (implicitement inclue dans la

pensée des communs). L’intégration du principe de « prendre soin » d’autrui dans le débat public

et, plus généralement, en politique, montre comment Olympe de Gouges contribue au

renouvellement des idées pour la « chose publique ». Aujourd’hui, l’éthique du care continue de

tenir compte des « vies vulnérables […] dont la viabilité est menacée, [autant que] des vies

1 Antoine Louis Léon de Saint-Just, Rapport à la Convention sur la politique générale, 28 germinal an II (1791),

Paris, Prévot, 1834, p. 308. 2 En 1767, Voltaire observe dans une lettre au prince Galitzine « qu'il se forme en Europe une République immense

d'esprits cultivés ; la lumière se communique de tous les côtés », dans Friedrich Melchior Grimm, Correspondance

littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., revue sur les textes originaux,

comprenant, outre ce qui a été publié à diverses époques, les fragments supprimés en 1813 par la censure, les

parties inédites conservées à la Bibliothèque ducale de Gotha et à l'Arsenal à Paris, Paris, Garnier Frères, 1879, p.

420. 3 Olivier Blanc, « Le buste d’Olympe de Gouges », inauguré à l’Assemblée nationale le 19 octobre 2016, [en ligne :

www2.assemblee-nationale.fr, consulté le 18 janvier 2017]. 4 Joan Claire Tronto, « Care et théorie politique », dans Un monde vulnérable, pour une politique du care [1993],

traduit de l’anglais par Hervé Maury, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2009, p. 226.

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auxquelles les formes dominantes de représentation ne laissent pas de place1 ». Autrement dit, en

considérant la question de la sollicitude comme enjeu de société majeur, les Lumières constituent

un héritage fondamental de notre configuration sociale.

À ce même titre, les discours politiques d’Olympe de Gouges sont également partie

intégrante du nouvel ordre sociétal moderne, puisque qu’elle plaide pour les droits des hommes

noirs, des accusés au tribunal, des sans-travail, des personnes âgées, des enfants illégitimes –

futurs hommes citoyens. De surcroît, l’aspect pratique et concret de son militantisme relève d’un

avant-gardisme certain. En ce sens, Mona Ozouf explique que la Révolution a transformé le

caractère abstrait des engagements utopistes :

Quand il se trouve un utopiste préoccupé de populariser son « vrai système », […] il rencontre un

accueil circonspect et s’il conquiert des lecteurs, il ne gagne pas de militants. […] Après la

Révolution en revanche, […] les utopies se font militantes, prédicantes, croyantes, pratiquantes.

Elles ont désormais des adversaires, signe qu’on prend au sérieux leur capacité subversive.2

N’ayant pas compris l’ambition d’Olympe de Gouges à vouloir agir concrètement pour les causes

qui lui tenaient à cœur, un grand nombre de ses contemporains l’ont fustigée. Pourtant, certains

utopistes pragmatiques comme Gracchus Babeuf qui milite pour réformer de façon extrême le

système de propriété foncier (Cadastre Perpétuel -1789), ont montré la possible concrétisation de

ces utopies philosophiques (dont l’origine est littéraire)3.

En tant que courant de pensée politique au sens large, les communs (qui partagent avec le

care une assez vaste intersection) puisent leurs sources dans l’histoire des idées autant que dans

l’histoire de l’humanité proprement dite. Sur cette base, les brochures, lettres et pamphlets

d’Olympe de Gouges constituent un exemple significatif de l’archéologie des communs, dans la

mesure où ces textes confèrent un arrière-plan historique probant aux valeurs prônées par les

communs. En effet, en témoignant des bouleversements sociaux sans précédent qu’engendre la

Révolution française, en attestant du chaos et de la misère dans lesquels le peuple est plongé et en

faisant preuve d’une grande sensibilité face à la souffrance d’autrui, les Écrits politiques illustrent

un humanisme qui s’affirme comme source et pilier des communs. François Furet, déjà, écrivait :

1 Fabienne Brugère, « L’humain est fondamentalement vulnérable », dans L’éthique du care, Paris, Presses

Universitaires de France, 2011, coll. « Que sais-je ? », n° 3903, p. 55. 2 Mona Ozouf, « La Révolution française au tribunal de l’utopie », dans L’homme régénéré, Essais sur la Révolution

française, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », p. 214. 3 Voir Stéphanie Roza, Comment l'utopie est devenue un programme politique: du roman à la Révolution, Paris,

Classiques Garnier, coll. « Les Anciens et les Modernes », 2015.

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le nouveau principe organisateur du social que la Révolution apporte au monde, ce sont les droits

de l’homme, universellement valables partout et toujours, seuls fondements possibles d’une

société constitués d’individus libres et égaux.1

En conséquence, par leur aspiration au progrès social et humain, les Écrits politiques

constituent bien un relai essentiel dans le continuum qui va de la pensée grecque antique à la

renaissance contemporaine des communs. L’objectif principal poursuivi par Olympe de Gouges

constitue donc une source d’inspiration pour les communs, ces derniers étant « animés par une

éthique personnelle et un engagement social […] [pour] construire un monde meilleur2 ».

Finalement, ce n’est pas un hasard si, en tant que femme, Olympe de Gouges développe

une pensée qui suppose une philosophie des communs. Lourdement pénalisées au fil des siècles

par l’effritement des communs ancestraux, les femmes ont été en effet les premières à

revendiquer le retour des communs. Dans son histoire féministe de la transition médiévale vers le

capitalisme, Caliban et la sorcière, Silvia Federici remarque ainsi :

La fonction sociale des communs était particulièrement importante pour les femmes. Comme elles

avaient moins de titres à la terre et moins de pouvoir social, elles étaient plus dépendantes des

communs pour leur subsistance, leur autonomie et leur socialité.3

Place des femmes : élargissement de l’historiographie

Le troisième thème auquel se rattache notre sujet concerne donc l’histoire culturelle des

femmes. Il convient de souligner la pugnacité d’Olympe de Gouges ainsi que l’influence qu’ont

exercée son action et son œuvre pendant le Siècle des Lumières. Son insistance à faire

reconnaître par la société la dignité des mères, mariées ou non, illustre bien le fait qu’elle fut une

pionnière concernant la notion de dignité de l’être humain.

Aussi, la plupart de ses textes révèlent une prise de parole audacieuse, celle d’une femme

libre à une époque où les femmes n’étaient ni électrices ni éligibles. À tort, ses détracteurs ont

souvent qualifié son caractère de frivole et de versatile, ce qui a pu nuire à sa postérité. Nous

avons ainsi remarqué la violence avec laquelle on reprochait à Olympe de Gouges son

1 François Furet, « Burke ou la fin d’une seule histoire de l’Europe », dans La Révolution en débat, présentation de

Mona Ozouf, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1999, p.141. 2 David Bollier, « Conclusion », dans La renaissance des communs, Pour une société de coopération et de partage,

traduit de l’américain par Olivier Petitjean, Préface d’Hervé Le Crosnier, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer,

2014, p. 173. 3 Silvia Federici, Caliban and the Witch: Women, the Body and Primitive Accumulation, New-York, Autonomedia,

Text Anti-Copyright, 2004, traduit par David Bollier, dans « L’histoire eclipse des communs », La renaissance des

communs, Pour une société de coopération et de partage, op. cit., p. 100.

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enthousiasme pour la chose publique, à une époque où la différenciation des rôles sociaux selon

le sexe annonce le régime de la relégation des femmes à l’espace privé qui domina ensuite le

XIXe siècle.

Aujourd’hui, nous sommes interpellés par l’humanisme d’Olympe de Gouges, agitatrice

marginalisée en son temps pour de mauvaises raisons liées à son sexe ou à sa sensibilité politique

girondine. Si elle a été une femme malmenée par l’historiographie des XIXe et XX

e siècles, en

2013, toutefois, on a proposé son nom pour une « panthéonisation » qui, pourtant, n’a pas eu de

suites. En revanche, le soixante-et-onzième anniversaire de l’élection des premières députées

françaises (21 octobre 1945 - 19 octobre 2016) a été l’occasion de reconnaître le combat

d’Olympe de Gouges et d’inaugurer son buste qui trône désormais à l’Assemblée nationale.

Aussi, Pierre Sané conclue que

[d]e Gouges est une porte inédite non seulement pour mieux comprendre mais aussi pour relever

les défis contemporains : pauvreté, inégalités sociales, viols des droits civiques et politiques,

marginalisation voire négation de la femme et de ses droits, discriminations, etc.1

Olympe de Gouges est, somme toute, une intellectuelle des Lumières qui adopte une attitude

novatrice à son époque, en élevant le « prendre soin » au rang de valeur primordiale et en

développant la notion d’universalisme et de citoyenneté au profit des Noirs et des femmes, ces

deux postures renvoyant à deux des principes fondateurs des communs.

1 Pierre Sané, Sous-Directeur général pour les Sciences sociales et humaines, discours d’ouverture, colloque

« Olympe de Gouges : une femme du XXIe siècle », Paris, Unesco, 14 novembre 2008, [en ligne,

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