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Le personnage de roman au XVIII e siècle Si l’on accepte de nuancer les histoires littéraires qui situent traditionnellement l’âge d’or du personnage au XIX e siècle, sous la plume des grands romanciers comme Balzac, Flaubert ou Stendhal, il est facile de s’apercevoir qu’il existe déjà, et de manière très forte, au XVIII e . La production littéraire des années 1730-1790 ne se réduit pas aux seules Lumières dont l’éclat a malencontreusement occulté le rôle de la fiction à la même époque. Le XVIII e siècle reste, en termes numériques, le siècle du roman autant que du combat d’idées : plus de 260 titres voient le jour entre 1700 et 1720 (Bibliographie du genre romanesque français, 1751- 1800, A. Martin, V. Mylne et R. Frautschi, Londres-Paris, 1977), contre 63 en Angleterre sur la même période. Cet essor du roman est tel qu’il touche un public de plus en plus large et finit par représenter une menace pour les institutions pédagogiques et religieuses : les privilèges d’impression lui sont interdits en 1737 et il fait l’objet, pendant plusieurs d’années, d’une véritable censure . Les autorités lui reprochent, outre son absence de « poétique» fondatrice, l’immoralité d’un propos qui incite au vice par la peinture de l’amour. Le roman des Lumières se voit condamné avec une sévérité d’autant plus grande qu’il touche de très nombreux lecteurs, bénéficiaires des nouveaux cercles culturels — académies régionales, cabinets de lecture, collections populaires comme la bibliothèque bleue — qui facilitent la diffusion et la circulation du savoir. Cette situation paradoxale, qui voit le genre le plus populaire exposé à toutes les critiques, constitue pour une grande part ce que George May appelle « le dilemme du roman au XVIII e siècle » : condamné à se travestir ou à se nier comme genre, le roman est partout sans pourtant exister de manière légitime. Ce pouvoir de rayonnement, abstraction faite des fantasmes qui l’entourent, le roman le doit principalement à sa puissance d’identification . Il réussit, plus que les autres formes littéraires, à toucher le lecteur. Il s’agit d’une tendance propre au siècle des Lumières : la mort de Louis XIV et la Régence qui lui succède (1715-1723) libère les échanges commerciaux et la spéculation financière. Tout circule, bouge et change dans un monde en mouvement où l’essor profite à la bourgeoisie qui s’enrichit. Cette transformation économique et sociale, qui ébranle le socle de l’Ancien Régime, entraîne aussi de profonds changements esthétiques : les lecteurs issus de ces catégories nouvelles exigent des romans qu’ils reflètent le cours de leur destinée. Le public de 1730 ne cherche plus le dépaysement ni l’affabulation : il préfère aux aventures prestigieuses le miroir de son propre parcours. Le héros est mort, vive le personnage. L’Encyclopédie définit ce dernier, en 1755, de la manière suivante : Les personnages parfaits sont ceux que la poésie crée entièrement, auxquels elle donne un corps et une âme, et qu’elle rend capables de toutes les actions et de tous les sentiments des hommes. Ainsi présenté, le personnage apparaît sous un jour essentiellement humain . Capable de « toutes les actions et de tous les sentiments des hommes », il rompt avec la tradition du modèle au-dessus de la destinée commune. Le personnage vaut moins par ses hauts faits que par son pouvoir d’illusion sur le lecteur. Le XVIII e siècle assiste donc à la naissance du personnage « moderne » : non plus un archétype mais un être vraisemblable, ancré dans le monde d’ici-bas, avec ses plaisirs, ses faiblesses et ses incertitudes. La rupture de la Régence ne saurait en effet constituer une parenthèse purement euphorique. La modernisation de l’économie, si elle libère la circulation des biens, introduit dans le système la menace et la ruine lorsque s’effondre le système de Law en 1720. Le XVIII e siècle s’ouvre sur une frénésie qui se grise dans la valse des repères et « le deuil des anciennes certitudes théologiques et politiques » (M. Delon, La Littératu e françai e : dynamique et histoire II, Folio Essais, 2008, p. 88). Fontenelle, avec ses Entretiens sur la pluralité des mondes en 1686, lègue à l’époque qui s’ouvre devant lui r s la vision relativiste d’un monde ouvert sur l’infini : l’homme « moderne » doit vivre avec le sentiment d’une place incertaine et précaire. Cette mise en perspective lui offre, du même mouvement, la possibilité d’une trajectoire plus libre et le vertige d’une identité à construire. Les barrières sociales perdent leur rigidité, les modèles littéraires leurs frontières traditionnelles, et le personnage de roman naît avec le sentiment inédit que tout est désormais possible. Il propose dès lors au lecteur un juste miroir de son époque : à des temps nouveaux, il faut une littérature nouvelle. I- Un personnage à hauteur d’homme • Le roman du XVIII e siècle rompt, pour une grande part, avec le privilège de la naissance . Le temps du monopole aristocratique et de ses glorieux représentants n’est plus. La fiction s’ouvre désormais aux classes plus modestes qui voient leur importance grandir sous la Régence. Les textes de Marivaux illustrent bien cette révolution des origines. Ses deux romans majeurs publiés en 1734, La Vie de Marianne et Le Pay an parvenu, donnent la parole à un jeune marchand de vin et à une orpheline. Jacob, le narrateur du Paysan parvenu, revendique sans la moindre honte la simplicité de son milieu : s 1

Personnage Roman 18eme

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Théorie littéraire à l'usage des étudiants préparant le CAPES de lettres modernes

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Page 1: Personnage Roman 18eme

Le personnage de roman au XVIIIe siècle

Si l’on accepte de nuancer les histoires littéraires qui situent traditionnellement l’âge d’or du personnage au XIXe siècle, sous la plume des grands romanciers comme Balzac, Flaubert ou Stendhal, il est facile de s’apercevoir qu’il existe déjà, et de manière très forte, au XVIIIe. La production littéraire des années 1730-1790 ne se réduit pas aux seules Lumières dont l’éclat a malencontreusement occulté le rôle de la fiction à la même époque. Le XVIIIe siècle reste, en termes numériques, le siècle du roman autant que du combat d’idées : plus de 260 titres voient le jour entre 1700 et 1720 (Bibliographie du genre romanesque français, 1751-1800, A. Martin, V. Mylne et R. Frautschi, Londres-Paris, 1977), contre 63 en Angleterre sur la même période. Cet essor du roman est tel qu’il touche un public de plus en plus large et finit par représenter une menace pour les institutions pédagogiques et religieuses : les privilèges d’impression lui sont interdits en 1737 et il fait l’objet, pendant plusieurs d’années, d’une véritable censure. Les autorités lui reprochent, outre son absence de « poétique» fondatrice, l’immoralité d’un propos qui incite au vice par la peinture de l’amour. Le roman des Lumières se voit condamné avec une sévérité d’autant plus grande qu’il touche de très nombreux lecteurs, bénéficiaires des nouveaux cercles culturels — académies régionales, cabinets de lecture, collections populaires comme la bibliothèque bleue — qui facilitent la diffusion et la circulation du savoir. Cette situation paradoxale, qui voit le genre le plus populaire exposé à toutes les critiques, constitue pour une grande part ce que George May appelle « le dilemme du roman au XVIIIe siècle » : condamné à se travestir ou à se nier comme genre, le roman est partout sans pourtant exister de manière légitime. Ce pouvoir de rayonnement, abstraction faite des fantasmes qui l’entourent, le roman le doit principalement à sa puissance d’identification. Il réussit, plus que les autres formes littéraires, à toucher le lecteur. Il s’agit d’une tendance propre au siècle des Lumières : la mort de Louis XIV et la Régence qui lui succède (1715-1723) libère les échanges commerciaux et la spéculation financière. Tout circule, bouge et change dans un monde en mouvement où l’essor profite à la bourgeoisie qui s’enrichit. Cette transformation économique et sociale, qui ébranle le socle de l’Ancien Régime, entraîne aussi de profonds changements esthétiques : les lecteurs issus de ces catégories nouvelles exigent des romans qu’ils reflètent le cours de leur destinée. Le public de 1730 ne cherche plus le dépaysement ni l’affabulation : il préfère aux aventures prestigieuses le miroir de son propre parcours. Le héros est mort, vive le personnage. L’Encyclopédie définit ce dernier, en 1755, de la manière suivante :

Les personnages parfaits sont ceux que la poésie crée entièrement, auxquels elle donne un corps et une âme, et qu’elle rend capables de toutes les actions et de tous les sentiments des hommes.

Ainsi présenté, le personnage apparaît sous un jour essentiellement humain. Capable de « toutes les actions et de tous les sentiments des hommes », il rompt avec la tradition du modèle au-dessus de la destinée commune. Le personnage vaut moins par ses hauts faits que par son pouvoir d’illusion sur le lecteur. Le XVIIIe siècle assiste donc à la naissance du personnage « moderne » : non plus un archétype mais un être vraisemblable, ancré dans le monde d’ici-bas, avec ses plaisirs, ses faiblesses et ses incertitudes. La rupture de la Régence ne saurait en effet constituer une parenthèse purement euphorique. La modernisation de l’économie, si elle libère la circulation des biens, introduit dans le système la menace et la ruine lorsque s’effondre le système de Law en 1720. Le XVIIIe siècle s’ouvre sur une frénésie qui se grise dans la valse des repères et « le deuil des anciennes certitudes théologiques et politiques » (M. Delon, La Littératu e françai e : dynamique et histoire II, Folio Essais, 2008, p. 88). Fontenelle, avec ses Entretiens sur la pluralité des mondes en 1686, lègue à l’époque qui s’ouvre devant lui

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la vision relativiste d’un monde ouvert sur l’infini : l’homme « moderne » doit vivre avec le sentiment d’une place incertaine et précaire. Cette mise en perspective lui offre, du même mouvement, la possibilité d’une trajectoire plus libre et le vertige d’une identité à construire. Les barrières sociales perdent leur rigidité, les modèles littéraires leurs frontières traditionnelles, et le personnage de roman naît avec le sentiment inédit que tout est désormais possible. Il propose dès lors au lecteur un juste miroir de son époque : à des temps nouveaux, il faut une littérature nouvelle.

I- Un personnage à hauteur d’homme

• Le roman du XVIIIe siècle rompt, pour une grande part, avec le privilège de la naissance. Le temps du monopole aristocratique et de ses glorieux représentants n’est plus. La fiction s’ouvre désormais aux classes plus modestes qui voient leur importance grandir sous la Régence. Les textes de Marivaux illustrent bien cette révolution des origines. Ses deux romans majeurs publiés en 1734, La Vie de Marianne et Le Pay an parvenu, donnent la parole à un jeune marchand de vin et à une orpheline. Jacob, le narrateur du Paysan parvenu, revendique sans la moindre honte la simplicité de son milieu :

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Le titre que je donne à mes mémoires annonce ma naissance. Je ne l’ai jamais dissimulée à qui me l’a demandée. […] J’ai vu pourtant nombre de sots qui n’avaient et ne connaissaient point d’autre mérite dans le monde, que celui d’être né noble, ou dans un rang distingué. [….] Mais c’est que ces gens qu’ils méprisaient, respectables d’ailleurs par mille bonnes qualités, avaient la faiblesse de rougir eux-mêmes de leur naissance, de la cacher et de tâcher de s’en donner une qui embrouillât la véritable, et qui les mît à couvert du dédain du monde. [Le Paysan parvenu, Folio, p. 37]

Marianne déplore en écho qu’une certaine catégorie de lecteurs ne s’intéresse qu’aux figures de haut rang :

Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l’histoire du cœur humain dans les grandes conditions, ce devient là pour eux un objet important ; mais ne leur parlez pas de états médiocres, ils ne veulent voir agir que des seigneurs, des princes, des rois, ou du moins des personnes qui aient fait grande figure. […] Oh ! Jugez, madame, du dédain que de pareils lecteurs auraient eu pour moi. [La Vie de Marianne, GF, p. 87]

Le personnage, en soulignant la modestie de sa naissance, offre au public un miroir qui se veut plus hétérogène. Il ne s’adresse plus à une élite mais à un groupe plus large et qui compte, parmi ses rangs, des bourgeois avides d’ascension sociale. Le parcours de Jacob, modeste Champenois dont l’auteur suspend le récit à la Comédie française, quand il semble promis à la réussite grâce à la rencontre du comte d’Orsan, flatte leur ambition et en propose l’illustration concrète. Lorsqu’il appartient au contraire à la noblesse de son pays, le personnage se heurte aux poids des préjugés et des frontières sociales : c’est l’amère expérience que fait le Chevalier des Grieux dans Manon Lescaut, publié à la même époque par l’abbé Prévost. La jeune femme puise d’abord gloire et fierté dans la différence de milieu qui la sépare de son amant :

Elle voulut savoir qui j’étais, et cette connaissance augmenta son affection, parce qu’étant d’une naissance commune, elle se trouva flattée d’avoir fait la conquête d’un amant tel que moi. [Manon Lescaut, GF, p. 61]

Mais cet écart signe ensuite le malheur de leur destinée. Ils fuient la malédiction paternelle, recourent aux pires expédients pour obtenir de l’argent et Des Grieux en vient, paradoxalement, à maudire le fardeau de sa naissance :

Ciel, comment traitez-vous avec tant de rigueur le plus parfait de vos ouvrages ? Pourquoi ne sommes-nous pas nés l’un et l’autre avec des qualités conformes à notre misère ? Nous avons reçu de l’esprit, du goût, des sentiments. Hélas ! Quel triste usage en faisons-nous, tandis que tant d’âmes basses et dignes de notre sort jouissent de toutes les faveurs de la fortune ! [Manon Lescaut, p. 179]

Le personnage réussit son parcours s’il puise dans ses modestes origines la force de s’élever dans la société. • Cette énergie spectaculaire, qui prend chez Jacob la forme d’un appétit pour toutes les victuailles qu’on lui présente, s’accompagne d’une révolution dans le langage des personnages. L’ouverture du roman à de nouvelles catégories sociales entraîne un assouplissement des règles qui proscrivaient, dans l’esthétique classique, toute forme de trivialité. S’ils sont paysans, simples bourgeois et s’ils côtoient les milieux modestes de leur époque, les héros du XVIIIe siècle introduisent dans la fiction la vérité d’une parole populaire. « Jusqu’ici mes discours avaient toujours eu une petite tournure champêtre », avoue Jacob dans Le Pay an parvenu (p. 127). Et les premières pages laissent entendre, sans les voiler, les phrases naïves et maladroites d’un jeune homme qui ignore les codes de la mondanité. La célèbre scène du fiacre, dans La Vie de Marianne, vaut à Marivaux les pires attaques au nom de la noblesse du genre. La logeuse de la narratrice, Mme Dutour, conteste au cocher qui ramène la jeune femme le prix de sa course. S’ensuit une querelle assez vive où les protagonistes rivalisent de crudité dans leurs propos :

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Quel diable de femme avec ses douze sols. Elle marchande cela comme une botte d’herbes. […] Qu’est-ce que me vient conter cette chiffonnière ? […] Attends, attends ! Ivrogne, avec ton fichu des dimanches : tu vas voir la Perrette qu’il te faut ! [La Vie de Marianne, GF, p. 115-116].

Un tel effet de réel, s’il fait du roman le miroir exhaustif de son époque, attire sur l’auteur la foudre de la réprobation. Marivaux s’en justifie, sous le masque de l’éditeur, au nom de la vérité de sa peinture :

Au reste, bien des lecteurs pourront ne pas aimer la querelle du cocher avec madame Dutour. Il y a des gens qui croient au-dessus d’eux de jeter un regard sur ce que l’opinion a traité d’ignoble ; mais ceux qui sont un peu plus philosophes, un peu moins dupes des distinctions que l’orgueil a mis dans les choses de ce monde, ces gens-là ne seront pas fâchés de voir ce que c’est que l’homme dans un cocher, et ce que c’est que la femme dans une petite marchande. [La Vie de Marianne, p. 86]

Le choix de personnages plus populaires oblige les romanciers à consentir au prosaïsme de certains détails — vêtements, repas, argent, etc.— tout en renonçant à l’idéal de l’’homogénéité linguistique. • Plus proche du lecteur à qui il ressemble désormais, le personnage ne craint plus d’apparaître comme un être sensible. Si la peinture de l’amour a toujours constitué la matière privilégiée du roman, le XVIIIe siècle lui ajoute les nuances du sentiment et de l’âme qui se cherche. Le héros des Lumières est un homme étonné qui tente de déchiffrer les mouvements qui l’agitent :

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Me voilà là-dessus dans une émotion que je ne puis exprimer ; me voilà remué par je ne sais quelle curiosité inquiète, jalouse, un peu libertine, si vous voulez ; enfin très difficile à expliquer. [Jacob, Le Paysan parvenu, p. 293]

Je demeurai, après cette lecture, dans un état qui me serait difficile à décrire ; car j’ignore encore aujourd’hui par quelle espèce de sentiments je fus alors agité. Ce fut une de ces situations uniques auxquelles on n’a rien éprouvé qui soit semblable. On ne saurait les expliquer aux autres, parce qu’ils n’en ont pas l’idée ; et l’on a peine à se les bien démêler à soi-même, parce qu’étant seules de leur espèce, cela ne se lie à rien dans la mémoire, et ne peut même être rapproché d’aucun sentiment connu. [DG, Manon Lescaut, p. 100]

L’importance du « sentiment », récurrent sous la plume de Marivaux, ou celle de la passion et de ses « transports » chez Prévost, place le personnage dans la situation délicate de se découvrir sensible sans pouvoir exprimer les subtilités ni la nature de ses émois. Cette hésitation le transforme quelquefois en moraliste, amateur de maximes qui éclairent le lecteur sur la diversité des troubles de l’âme. C’est le sens du célèbre « Avis de l’auteur » placé en tête de Manon Lescaut :

Chaque fait qu’on y rapporte est un degré de lumière, une instruction qui supplée à l’expérience ; chaque aventure est un modèle d’après lequel on peut se former. […] L’ouvrage entier est un traité de morale, réduit agréablement en exercice. [Manon Lescaut, p. 49]

Elle achève en tous cas de placer le personnage à la hauteur du lecteur et de la lectrice. Sa parole, rapportée le plus souvent à la première personne, traduit par un jeu de reflet le trouble de ce nouveau public qui aime verser des larmes au récit des amours de Julie et St Preux.

II- Un personnage en devenir / L’identité du personnage en question

• Ce personnage plus humain échappe cependant à l’identification complète du lecteur. Les romanciers veillent, au XVIIIe siècle, à maintenir une ambiguïté qui empêche les héros de prendre véritablement corps. La plupart des récits de formation laissent le public en suspens par leur inachèvement : c’est le cas pour les deux romans de Marivaux comme pour Les Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils en 1736. Le parcours du héros s’arrête sur une étape plus significative, et si l’on interprète généralement cet abandon de l’intrigue par des facteurs moraux — l’auteur hésite à retracer la totalité d’un parcours qui révèle des zones d’ombre et de compromission —, il relève aussi de critères esthétiques plus complexes : le personnage trouve peut-être sa véritable valeur dans une destinée imprévisible. L’inachèvement traduirait moins une faiblesse qu’un choix littéraire qui souligne la perte des certitudes et la multiplication infinie des possibles. Cette liberté charrie des parfums grisants sous la plume de Diderot. Le narrateur de Jacques le fataliste et son maître s’en amuse dans la célèbre ouverture du récit :

Comment s’étaient-ils rencontrés ? – Par hasard, comme tout le monde. – Comment s’appelaient-ils ? – Que vous importe ? – D’où venaient-ils ? – Du lieu le plus prochain. – Où allaient-ils ? – Est-ce que l’on sait où l’on va ? – Que disaient-ils ? – Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien ou de mal ici-bas était écrit là-haut. [Jacques le fataliste, Bouquins, p. 713]

La rupture avec les conventions marque l’ouverture vertigineuse du parcours du personnage :

Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? D’embarquer Jacques pour les îles ? D’y conduire son maître ? De les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes. [Jacques le fataliste, p. 714]

Le roman devient « conte », récit improvisé où le dialogue confirme, par son jeu de questions, l’instabilité qui prévaut désormais. Il en va de même en ce qui concerne l’engagement sur la sincérité du récit. Longtemps considérée comme la marque du roman des Lumières, cette vérité finit par s’estomper sous l’accumulation des préfaces contradictoires. La technique du « manuscrit trouvé » affaiblit cette authenticité au point de la transformer en artifice rhétorique. Le personnage, sensé se livrer de manière spontanée, raconte moins ses mémoires qu’il ne révèle une construction littéraire, voire une « mystification » des plus troublantes. La virulence du témoignage de Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot, convainc jusqu’au marquis de Croismare qui se prend au jeu de cette fausse correspondance. Si un homme peut se laisser emporter par sa plume et offrir les « mémoires » poignants d’une jeune femme brisée dans ses désirs, qu’en déduire sur la vérité du personnage des Lumières ? Certainement pas son rôle exclusif de miroir ou de porte-parole de thèses, si modernes soient-elles sous la plume de Diderot. • Les trajectoires ouvertes peuvent aussi conduire à des réactions de repli. Si l’instabilité et le flou des identités —il faudrait parler du goût de l’époque pour le travestissement et le jeu des masques en général — jettent le trouble sur les contours du personnage, certains prônent de se refermer sur des cercles qui se voudront étanches à toute forme de changement. C’est peut-être l’une des clés de l’essor, à la fin du siècle, que prend le personnage libertin. Si Crébillon lui a donné, dès 1736, le visage du jeune Meilcour, le héros en quête d’expériences amoureuses des Égarements du cœur et de l’esprit, le tournant des Lumières voit son visage se durcir. Au « petit-maître » élégant et persifleur succèdent le « scélérat » et le « roué » sans principe. Ce

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personnage de la fin du siècle, c’est Valmont mais aussi Merteuil. Loin de la dynamique qui traverse le siècle, les héros de Laclos revendiquent l’étanchéité des frontières qui séparent les « espèces », comme Cécile et Danceny, des libertins qui contrôlent leur destinée. Nulle ascension sociale, nulle vertige de liberté dans un univers qui brille au contraire par son sens de la maîtrise. Qu’elle soit éthique chez la Marquise qui raconte, dans sa célèbre Lettre LXXXI, son apprentissage de la fermeture (« Dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir », Livre de poche, p. 247), ou politique — aucun roman ne donne, à la même époque, une si faible place aux personnages des valets et des confidents—, cette fermeture se retrouve jusque dans la mécanique parfaite du recueil. Le libertinage élève des murs opaques entre les individus : ceux qui jouissent et les autres, « machines à plaisir » nées pour les satisfaire. Le rapport de force qui structure les personnages, esclaves de leur volonté et du contrôle de l’opinion sur leur image, ouvre la voie aux romans de Sade sous la Révolution. Les personnages s’y répartissent en deux camps bien distincts, et que recoupent les différences d’origine : les « scélérats » comme le chirurgien Rodin dans Justine ou les malheurs de la vertu ou Juliette et le ministre Noirceuil dans Les Pro pérités du vice et les « victimes » exposées aux pires sévices. Confinés dans des boudoirs aveugles, à l’abri de tout contact extérieur, ils réussissent à maintenir la complète autarcie de leurs systèmes :

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iQuant à tes cris, ils seraient inutiles ; on égorgerait un bœuf dans ce cabinet, que ses beuglements ne seraient pas entendus ; tes chevaux, tes gens, tout est parti. [La Philosophie dans le boudo r, Pléiade, p. 169]

Ce fantasme de clôture qui prend la forme de la société secrète, du « club » clandestin ou de l’espace caché par l’épaisseur des forêts ou l’isolement des routes, condamne les personnages à raffiner des cruautés qui occupent l’essentiel de leurs journées. L’intrigue devient une mécanique qui tourne à vide et le héros un bourreau qui choisit, par réaction, de se couper de la sensibilité, de l’actualité révolutionnaire et de l’histoire en marche.

Conclusion

Cette traversée du XVIIIe siècle, avec comme guide la question de l’identité du personnage, ne pourrait se refermer sans évoquer le cas particulier des émigrés. Ces aristocrates exilés, qui reviennent en France en 1802 après avoir été chassés du territoire, impriment leur empreinte durable sur la littérature au tournant du siècle. Le roman de Sénac de Meilhan, L’Émigré, appelle en 1797 à la compassion pour ces « victimes du sort », « errantes » à travers toute l’Europe, et qui paient le prix d’une naissance en décalage avec les avancées de l’histoire. Avant que Chauteaubriand ne livre, dans ses Mémoires d’outre-tombe, le récit de ce retour d’exil en forme de pèlerinage à travers le temps, le livre de Sénac inaugure cette vogue du héros déraciné sous le Consulat. Privés de repères à la fois spatiaux et temporels, les émigrés découvrent la nécessité de vivre avec une nouvelle histoire. Leur isolement et leur différence, en forme de malédiction, ouvre incontestablement la voie aux brigands, bagnards et autres mélancoliques du siècle suivant.

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