Peter F. Hamilton - Trilogie Du Vide 1 - Vide Qui Songe

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    Peter F. Hamilton

    Vide qui songe

    La trilogie du Vide tome 1

    Traduit de langlais (Grande-Bretagne) par Nenad Savic

    Bragelonne SF

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    Collection Bragelonne SF dirige par Jean-Claude Dunyach

    Titre original : The Dreamin Void Copyright Peter F. Hamilton, 2007

    Bragelonne 2008, pour la prsente traduction.

    Illustration de couverture :

    Manchu

    ISBN : 978-2-35294-207-8

    Bragelonne 35, rue de la Bienfaisance 75008 Paris

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    Prologue

    Le vaisseau spatial CNE Caragana apparut dans le ciel nocturne. Sa coque grise et rouge brillait dans la lumire ple et iridescente de lnorme orage ionique qui secouait lespace sur des annes-lumire dans toutes les directions. Sous lappareil, la station Centurion dessinait un croissant scintillant sur la surface de roche et de poussire dune plante jamais baptise. Lquipage et les passagers avisrent lenclave habite avec un sentiment de soulagement partag. En dpit dun hyperracteur capable de les propulser la vitesse de quinze annes-lumire par heure, le voyage depuis le Grand Commonwealth avait dur quatre-vingt-trois jours. En ce milieu du XXXIVe sicle, ctait le voyage le plus long que lon pouvait entreprendre.

    Depuis sa couchette installe dans le salon principal, Inigo tudiait ce paysage trange avec une curiosit dtache. Ce quil voyait ressemblait en tout point aux images projetes des mois plus tt lors de la runion davant-dpart des plaines de lave anciennes et monotones stries de canaux peu profonds qui ne menaient nulle part. La fine atmosphre dargon provoquait de brves rafales qui soulevaient des tourbillons de sable et transportaient les grains dune dune lautre. La station, en revanche, tait beaucoup plus intressante.

    Ils ntaient plus qu vingt kilomtres du sol, et les lumires commenaient dessiner les contours dune forme distincte. Dans le segment le plus septentrional du croissant, Inigo reconnut le grand dme-jardin, vritable cur de la section humaine, cercle meraude chatoyant do partait une dizaine de tubes de transport noirs relis autant de vastes blocs habits. On trouvait les mmes constructions dans tous les environnements exotiques du Commonwealth. Dautres tubes stiraient sur la lave et unissaient ces blocs aux laboratoires dobservation et aux locaux de maintenance.

    Les territoires constells de cratres de la partie sud abritaient les habitats extraterrestres, des structures de formes

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    diverses, dont la plupart taient illumines. Tout prs des humains se trouvaient les bulles argentes des Golants humanodes. Venaient ensuite les pturages qui accueillaient les Ticoths et les troupeaux qui leur servaient de garde-manger. Puis il y avait les cuves gantes et interconnectes des Sulines, une espce aquatique. La tour vierge des Ethox se dressait dix kilomtres plus loin ; bien quextrmement sombre dans le spectre visible, sa surface atteignait 180 C. Les Ethox faisaient partie des espces qui ne frquentaient les autres observateurs que pour changer les donnes recueillies par les sondes qui orbitaient autour du Vide. Les Forleenes, tout aussi taciturnes, occupaient cinq dmes de cristal opaques, qui mettaient une douce lumire gentiane. Cependant, ils taient plutt sociables compars aux Kandras, qui vivaient dans un simple cube en mtal de trente mtres de ct. Aucun navire kandra ne stait pos ici depuis que les hommes taient arrivs, deux cent quatre-vingts ans plus tt. Mme les Jadradeshs, la longvit exceptionnelle, nen avaient jamais vu. Pourtant, ces habitants des marais semblables des rochers staient joints au projet des Raiels sept millnaires avant les humains.

    Tandis quil reprait les diffrentes zones, un sourire en coin claira le visage dInigo. Voir tant despces runies en un mme endroit tait impressionnant et soulignait limportance de leur mission. Comme son regard se perdait dans les ombres projetes par la station, force lui fut dadmettre que les vivants taient compltement clipss par les trpasss. La croissance et lge de la station Centurion pouvaient tre mesurs comme ceux dun vnrable arbre terrien. Elle stait dveloppe en anneaux mesure que, les sicles passant, de nouvelles espces taient venues se joindre aux autres. Le vaste cercle qui jouxtait le ct concave du croissant tait parsem de ruines, de squelettes croulants dhabitats abandonns des millnaires plus tt, lorsque les civilisations qui les finanaient staient effondres, taient parties ailleurs ou avaient cess de sintresser lastrophysique. Au centre de ce paysage dsol, les structures anciennes ntaient plus que des monticules de flocons de mtal et de cristal quaucun archologue naurait pu faire parler. Des missions archologiques avaient estim lge de

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    ces vestiges plus de quatre cent mille ans. Pour les Raiels, cependant, ctait une priode trs courte.

    Un anneau de lumires vertes brillait sur la section de lave qui servait dastroport la base humaine, invitant le CNE Caragana se poser. Plusieurs vaisseaux trnaient sur les rochers mornes ct de la zone datterrissage deux engins massifs appartenant la mme classe que le Caragana et quelques navires plus petits utiliss pour mettre en place et entretenir les sondes qui surveillaient constamment le Vide.

    Il y eut une faible secousse lorsque le navire toucha le sol, puis le champ gravitationnel interne fut dsactiv. Inigo pesa soudain moins lourd sur les coussins de sa couchette, tandis que la gravit de la plante trente pour cent plus faible que celle de la Terre prenait le relais. Le silence attentif des passagers cda alors la place un murmure de conversations joyeuses qui enfla rapidement. Le chef de cabine demanda tout le monde de se diriger vers le sas principal, o il leur faudrait enfiler une combinaison pour rallier la station pied. Inigo laissa passer ses collgues plus presss que lui avant de se lever avec prcaution et de traverser le salon. vrai dire, il navait pas besoin de combinaison ; tant issu de la branche Haute, il disposait de systmes biononiques largement capables de protger son corps de latmosphre rarfie, nocive, et des radiations cosmiques qui manaient des normes toiles du Mur situ cinq cents annes-lumire de l. Toutefois Il tait venu jusquici en partie pour chapper cet hritage, aussi le moment tait-il mal choisi pour en faire ltalage. Il entreprit donc de squiper comme les autres.

    Le passage de relais tait une ancienne tradition de la station. Chaque fois quun navire de la Marine arrivait avec de nouveaux observateurs, ceux-ci se mlaient pendant quelque temps lancienne quipe. La crmonie officielle avait lieu sous le dme-jardin, au coucher du soleil. Ctait loccasion de servir un buffet compos des mets les plus raffins que les programmes culinaires pouvaient produire. On dressait des tables sous des chnes vnrables orns de centaines de lanternes, qui emplissaient le dme tout entier dune douce

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    lumire dore. Une projection 3D de quatuor cordes jouait de la musique classique sur une petite estrade entoure deau.

    Inigo arriva assez tt en ajustant les manches de sa tenue de soire dun noir intense. Il naimait pas particulirement la queue-de-pie carre de sa veste, quil trouvait un peu trop moderne, mais force lui tait dadmettre que son tailleur dAnagaska avait fait un travail remarquable. Impossible de se passer de la main de lhomme quand on voulait des vtements de qualit. Il savait que son costume lui allait bien ; tellement bien, en fait, quil ntait aucunement embarrass dtre l.

    Le directeur de la station saluait personnellement tous les arrivants. Inigo se joignit aux autres et attendit son tour. Il avisa plusieurs extraterrestres regroups autour des tables. Les Golants avaient lair trange dans leurs vtements calqus de manire approximative sur ceux des hommes. La peau gris-bleu et la tte troite et haute, ils tentaient de se fondre poliment dans la masse, ce qui rendait leur prsence encore plus saugrenue. Deux Ticoths taient allongs lun contre lautre sur la pelouse ; ils taient gros comme des poneys, mais navaient rien dherbivores placides. Les Ticoths taient manifestement des prdateurs, dont le cuir vert fonc mettait en valeur les muscles puissants. Lorsquils grognaient entre eux ou sadressaient aux humains qui les entouraient, ils dcouvraient des dents imposantes et pointues. Instinctivement, Inigo vrifia le bon fonctionnement de son champ de force intgral, puis se sentit un peu honteux. taient galement prsents plusieurs Sulines, qui flottaient dans de grosses cuves de verre hmisphriques, semblables des coupes champagne gantes soutenues par des units regrav. Leurs traducteurs saffairaient, tandis que les cratures discutaient avec les humains. Les parois incurves de leurs cuves dformaient et grossissaient leurs corps bulbeux.

    Je prsume que vous tes Inigo, tonna le directeur dune voix puissante. Heureux de vous rencontrer. Je vois que vous tes arriv pile lheure pour profiter pleinement de la fte. Excellente initiative, mon garon.

    Inigo sourit avec une dfrence toute professionnelle et serra la main du grand homme.

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    Directeur Eyre Les fichiers quon leur avait fournis lui avaient appris bien

    peu de chose sur le directeur, part quil tait cens tre g de plus de mille ans. Inigo avait du mal y croire, mme si lhomme arborait une tenue pour le moins antique compose dune veste courte et dun kilt trs voyant en tartan amthyste et noir.

    Oh, je vous en prie, appelez-moi Walker. Walker ? stonna Inigo. Oui, je trouve LionWalker un peu long. Cest une vieille

    histoire Ne vous en faites pas, je ne vous ennuierai pas avec cela ce soir.

    Ah ! Bien, dit Inigo en ne laissant transparatre aucune surprise dans son regard.

    Le directeur avait dpais cheveux bruns sous lesquels quelque chose scintillait. On aurait dit que son scalp tait recouvert de pellicules dor. Pour la seconde fois en cinq minutes, Inigo se retint de recourir ses organes biononiques. Un scan lui aurait permis de rvler le genre de technologie dont tait quip lhomme une technologie quil ne parvenait pas identifier. Sa chevelure aidait LionWalker paratre jeune, mais cela navait rien dexceptionnel ; la vanit tait un dfaut trs largement rpandu chez les humains de toutes les branches Haute, Avance ou Naturelle. Nanmoins, sa fine barbiche grise lui donnait un air distingu trs tudi.

    LionWalker dsigna le parc dun geste du bras, qui fit sentrechoquer les glaons dans son verre de whisky.

    Alors, quest-ce qui vous amne dans notre bel avant-poste, jeune Inigo ? Vous venez pour la gloire ? Largent ? Le sexe ? Aprs tout, il ny a pas grand-chose dautre faire, ici.

    Inigo eut un sourire pinc en constatant quel point le directeur tait ivre.

    Je souhaite simplement vous apporter mon aide, rpondit-il. Je pense que cest important.

    Pourquoi ? lcha brusquement lhomme en plissant les yeux.

    Eh bien, le Vide constitue un mystre que mme lANA ne semble pas en mesure dlucider. Si nous parvenions dmler

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    cet cheveau, notre comprhension de lunivers serait grandement amliore.

    Mouais. Pour commencer, faites-vous plaisir, oubliez une fois pour toutes lANA une bande daristos dcadents lintelligence fossilise. Comme sils se souciaient du devenir des humains faits de chair et de sang ! Votre aide, proposez-la plutt aux Raiels. Eux mritent que lon sintresse eux. Malgr leur esprit suprieur, ils sont eux aussi dans le flou. Vous savez ce que les ingnieurs de la Marine ont dcouvert lorsquils ont creus les fondations de ce dme ?

    Non. Des ruines, rpondit LionWalker en avalant une gorge de

    whisky. Je vois. Non, vous ne voyez rien. Elles taient pratiquement

    fossilises, vieilles de sept cent cinquante mille ans environ. Une strate de poussire, tout au plus. Daprs ce que jai compris en compulsant le peu de donnes que les Raiels veulent bien nous fournir, lobservation a dbut bien avant cela. Vous vous rendez compte ? Un million dannes travailler sur le mme problme ? Cest ce que jappelle tre opinitre. Nous serions bien incapables den faire autant ; nous avons lesprit trop troit.

    Parlez pour vous ! Ah, jaurais d men douter : un croyant. Pardon ? Oui, vous avez foi en lhumanit. Je suppose quil y en a dautres comme moi, dans cette

    quipe, rtorqua Inigo en se disant que le directeur commenait lnerver et quil tait temps de mettre un terme cette conversation.

    Effectivement, mon garon. Cest dailleurs une des choses qui me font tenir le coup dans ce trou paum. Ah a y est, fit LionWalker en penchant la tte en arrire et en regardant lautre bout du dme, o la lumire diffuse disparaissait. Au-dessus, le cristal tait totalement transparent, qui rvlait des nbuleuses antagonistes. Des centaines dtoiles transperaient le voile lumineux telles des pointes violettes et indigo. Elles se

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    multipliaient vers la ligne dhorizon, tandis que la plante tournait lentement en direction du Mur, cette titanesque barrire dtoiles massives qui entourait le cur de la galaxie.

    Le Vide nest pas visible dici, nest-ce pas ? demanda Inigo.

    Ctait une question stupide, il le savait. Le Vide se trouvait de lautre ct du Mur, au centre exact de la galaxie. Des sicles plus tt, avant que lhomme ait trouv le moyen de saventurer hors de son systme solaire dorigine, les astronomes taient persuads quil sagissait dun norme trou noir hypothse renforce par les missions de rayons X en provenance des particules surchauffes qui tournoyaient autour de ses frontires. Il fallut attendre 2560 et le premier tour complet de la galaxie par le capitaine Wilson Kime bord du Endeavour pour dcouvrir la vrit. Il y avait effectivement un horizon vnementiel impntrable au cur de la Voie lacte, toutefois, il nentourait rien daussi naturel et trivial quune masse superdense dtoiles mortes. Le Vide tait une barrire artificielle qui protgeait un secret vieux de plusieurs milliards dannes. Les Raiels affirmaient quil y avait un univers entier lintrieur, un monde cr par une espce qui avait prospr laube de la galaxie et qui avait choisi de se retirer au cur de son uvre afin de poursuivre son voyage vers les sommets de lvolution. Dans leur sillage, le Vide tait en train davaler lentement la Voie lacte. En cela, il ntait pas diffrent des trous noirs ancrs au centre de nombreuses galaxies. Cependant, contrairement ces derniers, qui mettaient profit la gravit et lentropie pour attirer les masses eux, le Vide, lui, dvorait activement les toiles. Le processus sacclrait dailleurs lentement, inexorablement. moins quil soit stopp, la galaxie mourrait jeune, peut-tre trois ou quatre milliards dannes avant sa fin programme. ce moment-l, le Soleil des hommes aurait cess de briller depuis longtemps et le souvenir mme de lhumanit se serait teint, mais les Raiels, eux, se souciaient du destin de cette galaxie qui les avait vus natre et dont ils pensaient quelle mritait de mourir de sa belle mort.

    LionWalker renifla dun air amus.

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    Non, il nest pas visible. Pas de panique, jeune homme. Ne vous attendez pas voir apparatre une vision cauchemardesque. DF7 est en train de se lever, cest tout, ajouta-t-il en dsignant lhorizon du doigt.

    Inigo attendit. Une minute plus tard, un croissant azur se dessina dans le ciel. Il tait deux fois plus petit que la Lune et couvert dtranges taches sombres et rgulires. Inigo laissa chapper un sifflement admiratif.

    Quinze de ces machines grosses comme des plantes orbitaient dans le systme de Centurion. Elles taient constitues de sphres gigognes aux proprits physiques et aux intersections de champs quantiques varies, dont la plus grosse avait le diamtre de Saturne. Elles taient luvre des Raiels ; un systme de dfense, au cas o lapptit du Vide le conduirait sortir des limites imposes par le Mur. Personne navait jamais vu cet appareillage fonctionner, pas mme les Jadradeshs.

    Trs impressionnant, dit Inigo. Les DF taient mentionns dans ses fichiers, bien sr, mais

    comment croire quune machine de cette taille puisse exister autrement quen la voyant devant soi ?

    Vous serez bien, ici, dclara joyeusement LionWalker en lui donnant une tape sur lpaule. Allez donc vous chercher quelque chose boire. Jai fait en sorte que nous ayons les meilleurs programmes dans nos synthtiseurs dalcool. Considrez que je vous lance un dfi !

    Puis il partit accueillir un autre nouvel arrivant. Sans lcher DF7 du regard, Inigo se dirigea vers le bar.

    LionWalker ne lui avait pas racont dhistoires, les boissons taient vraiment dexcellente qualit, mme la vodka qui jaillissait en fontaine dune statue de sirne.

    Inigo resta plus longtemps quil lavait prvu. Le fait de se

    retrouver avec une bande de types tout aussi dvous que lui avait rveill un instinct social profondment enfoui. Lorsquil finit par rentrer son appartement, ses organes biononiques taient dj occups combattre les effets de lalcool quil avait ingurgit. Il permit tout de mme une partie de cet alcool

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    dinfiltrer ses neurones afin de ressentir un semblant divresse. Aprs tout, il allait devoir vivre avec ces gens durant un an. Prendre un air hautain et rserv serait une erreur.

    En se glissant dans son lit, il ordonna nanmoins une dsaturation totale. La technologie biononique tait formidable ; grce elle, plus de gueule de bois.

    Ainsi Inigo fit-il son premier rve dans lenceinte de Centurion. Un rve qui ne lui appartenait pas.

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    Aaron passa la journe tout entire se mler aux adeptes du Rve Vivant sur la vaste place du Parc dor, les couter discrtement parler de la succession, boire leau des distributeurs mobiles et fuir les rayons brlants du soleil et lhumidit qui ne cessait daugmenter. Il croyait se rappeler tre arriv laube ; lespace pav de marbre tait quasi dsert ce moment-l. Les sommets des splendides piliers blancs qui entouraient la place taient couronns dun halo rose dor, tandis que ltoile locale se levait au-dessus de la ligne dhorizon. Il avait souri la vue de cette ville-rplique, stait amus superposer sa topographie aux rves quil avait recueillis dans le champ de Gaa au cours des dernires Enfin, depuis pas mal de temps. Aprs cela, le Parc dor stait rapidement rempli dadeptes venus, en gondoles ou pied, des autres quartiers de Makkathran2. Vers midi, ils devaient tre prs de cent mille. Tous faisaient face au palais du Verger qui stirait la faon dune chane de dunes protectrices vers le quartier de lAnmone, de lautre ct du canal extrieur. Ils attendaient avec une impatience mal dissimule que le Conseil ecclsiastique rende sa dcision. Le conclave durait depuis dj trois jours. Combien de temps leur faudrait-il pour lire un nouveau Conservateur ?

    En milieu de matine, Aaron stait faufil jusquau canal, tout prs du pont central qui menait au quartier de lAnmone. Malheureusement, le passage tait barr. En temps ordinaire, nimporte qui du simple touriste au fervent dvot pouvait se rendre dans le palais et sy balader sa guise. Aujourdhui, en revanche, de jeunes ecclsiastiques la musculature artificiellement dveloppe en surveillaient tous les accs. Agglutins dun ct du pont interdit, des centaines de journalistes venus de tout le Grand Commonwealth pestaient contre le Rve Vivant qui refusait de laisser filtrer la moindre information. On les reconnaissait facilement leurs vtements

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    modernes et chics, et leur visage dont le teint parfait tait garanti par une membrane dcailles cosmtiques bien plus efficace que lADN lourdement modifi des Avancs.

    Derrire eux se pressait la foule des badauds. Chacun y allait de son pronostic. Daprs les estimations dAaron, quatre-vingt-quinze pour cent dentre eux soutenaient la candidature dEthan. Ils voulaient Ethan parce quils en avaient assez dattendre, assez du statu quo prch par des Conseillers tous plus ternes les uns que les autres, assez de patienter. Cela faisait trop longtemps quInigo, le Rveur, avait quitt la vie publique. Ils avaient besoin dun homme capable de leur montrer le chemin de la flicit quils avaient gote dans le premier rve dInigo.

    Durant laprs-midi, Aaron se rendit compte que la femme le regardait. Discrtement, bien videmment. Il lavait repre instinctivement et, depuis, il tait en mesure de deviner chaque instant o elle se trouvait. Ctait une aptitude bien pratique. Elle sarrangeait toujours pour regarder ailleurs lorsquil se tournait vers elle. Elle portait un haut manches courtes orange rouille et un corsaire bleu taill dans un matriau moderne quelconque. En cela, elle se dmarquait lgrement des adeptes, qui avaient tendance privilgier la laine, le coton ou le cuir. Physiquement, en revanche, elle navait rien de remarquable : elle avait le visage plutt plat et un nez retrouss assez mignon. Le plus souvent, ses fines lunettes de soleil cuivres taient souleves sur ses cheveux bruns et courts. Aucun moyen de deviner son ge ; comme tous les habitants du Grand Commonwealth, elle avait stopp son vieillissement vingt-cinq ans. vue de nez, il lui donnait facilement plus de deux sicles. Cependant, il nen avait aucune preuve tangible.

    Aprs une quarantaine de minutes passes se tourner autour, il se dirigea dans sa direction, le sourire aux lvres. Ses amas macrocellulaires ne dtectrent rien de particulier, pas de liaison avec lunisphre, pas de capteurs actifs. lectroniquement parlant, elle tait aussi rustique que cette ville.

    Bonjour, dit-il.

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    Du bout du doigt, elle repoussa ses lunettes de soleil sur son front et eut un sourire coquin.

    Bonjour, vous. Quest-ce qui vous amne ici ? Nous vivons un moment historique. Cest vrai. On se connat ? Son instinct ne lavait pas tromp. Elle navait rien dune

    adepte placide. Tout dans son langage corporel sonnait faux. Elle se contrlait suffisamment bien pour duper les autres, mais pas quelquun qui avait son entranement son entranement ?

    Auriez-vous des raisons de vous souvenir de moi ? Il hsita. Son visage lui tait familier. Il sentait quil aurait d

    savoir quelque chose sur elle, mais navait aucun moyen de dcouvrir quoi, puisquil navait plus de souvenirs. Maintenant quil y pensait, il ne se rappelait rien sur rien. Avait-il une vie avant aujourdhui ? Peu importe. Pour le moment, en tout cas, cela ne le drangeait pas outre mesure.

    Je ne sais pas. Je ne sais plus. Comme cest curieux. Comment vous appelez-vous ? Aaron. sa grande surprise, elle clata de rire. Quest-ce quil y a ? Le numro un, hein ? Comme cest mignon. Aaron eut un sourire forc. Je ne comprends pas. Si vous vouliez dresser une liste des animaux terriens, par

    o commenceriez-vous ? L, je suis compltement perdu. Vous commenceriez par loryctrope, aussi appel

    aardvark. Un double A. Ah, fit-il. Je vois. Aaron, gloussa-t-elle, ceux qui vous ont envoy ici ont le

    sens de lhumour. Personne ne ma envoy ici. Vraiment ? demanda-t-elle en haussant les sourcils. Donc

    vous vous tes retrouv ici par hasard, et vous avez dcid de rester pour vivre un moment historique, cest cela ?

    En gros, oui.

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    Elle remit le bandeau de cuivre sur ses yeux et secoua la tte dun air faussement incrdule.

    Nous sommes plusieurs dans le coin, vous savez ? Et je ne pense pas quil sagisse dun accident.

    Nous ? Elle dsigna la foule dun geste du bras. Ne me dites pas que vous appartenez ce troupeau de

    moutons. Vous ntes tout de mme pas un adepte ? Quelquun qui croit que sa vie va rellement commencer la fin de ces rves gnreusement offerts au Commonwealth par Inigo ?

    Je suppose que non. Beaucoup de gens sont venus observer ce qui se droule

    ici. Cest trs important, aprs tout. Et pas uniquement pour le Grand Commonwealth. Selon certaines espces, un plerinage dans le Vide pourrait dclencher lexpansion de ce dernier, ce qui sonnerait le glas de la galaxie. Cette perspective vous emballe-t-elle, Aaron ?

    Elle le fixa avec intensit. Ce ne serait pas une bonne chose, temporisa-t-il. Cest

    clair. En ralit, il navait pas dopinion ce sujet. Il ny avait

    jamais rflchi. Oui, cest clair. Toutefois, ce serait une belle occasion pour

    certains. Si vous le dites. Je le dis, insista-t-elle en se lchant les lvres dun air

    espigle. Vous comptez me demander mon code unisphre, minviter boire un verre ?

    Pas aujourdhui. Elle fit la moue dune manire thtrale. Alors, contentons-nous de coucher ensemble, sans

    arrire-pense, proposa-t-elle. Non merci, rpondit-il en riant. Comme vous voudrez, dit-elle en haussant les paules. Au

    revoir Aaron. Attendez, reprit-il comme elle se retournait. Comment

    vous appelez-vous ?

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    Je prfre ne pas vous le dire. Mon nom est synonyme de mauvaise nouvelle.

    Au revoir, Mauvaise Nouvelle. Elle eut un sourire sincre et agita le doigt. Ctait comme au bon vieux temps, ajouta-t-elle avant de

    sen aller. Aaron sourit aussi et suivit du regard sa tte au milieu de la

    foule. Une minute plus tard, il lavait dfinitivement perdue. Sil lavait repre, tout lheure, cest parce quelle voulait tre vue, comprit-il.

    Elle avait dit nous . Nous sommes plusieurs dans le coin. Cela ne voulait pas dire grand-chose. Nanmoins, elle avait soulev nombre de questions. Pourquoi suis-je ici ? se demanda-t-il. Tout ce quil savait, ctait quil avait le sentiment dtre au bon endroit au bon moment. Il voulait savoir qui serait lu. Et ma mmoire ? Pourquoi nai-je aucun souvenir ? Cette question aurait d le torturer il en tait conscient. Les souvenirs taient au cur de lidentit de tout tre humain, pourtant, il ne ressentait aucun manque. Bizarre. Les hommes taient des entits complexes, motionnellement parlant, toutefois, cela ne semblait pas tre son cas. Mais ce ntait pas grave car il tait intimement persuad quil finirait par rsoudre ce mystre. Inutile de se presser.

    Laprs-midi touchant sa fin, la foule commena se disperser ; il ny aurait pas dannonce officielle aujourdhui. Les visages des gens qui entouraient Aaron affichaient une intense dception, sentiment confirm par les murmures dmotion qui emplissaient le champ de Gaa. Aaron ouvrit son esprit aux penses ambiantes, leur permit de se dverser par le portail que les particules de Gaa avaient ouvert dans son cervelet. Ctait un peu comme marcher au milieu dune fine brume constitue de spectres qui enveloppaient la place de couleurs irrelles, comme voluer au cur dune scne rvolue depuis longtemps et voque avec plaisir. Les sons taient touffs comme sil y avait du brouillard. Quand avait-il rejoint la communaut du champ de Gaa ? Il ne sen souvenait pas plus que du reste. Cela ltonnait tout de mme un peu. Le champ de Gaa tait un truc dadolescents, une mode chez ceux qui considraient que

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    lchange de rves et dmotions tait une exprience spirituelle profonde. Ctait pareil chez les fanatiques du Rve Vivant. Bien quil se sentt diffrent de ces gens, il tait en mesure de comprendre ce qui se passait autour de lui. Makkathran2 tait lendroit idal pour faire lexprience de cette communion car le Rve Vivant en avait fait la capitale du champ de Gaa du Grand Commonwealth avec toutes les contradictions que cela impliquait. Pour les adeptes, le champ de Gaa tait similaire la tlpathie matrise par les habitants de la vritable Makkathran.

    Comme la journe touchait son terme, Aaron gota la tristesse de la foule ainsi quune pointe de colre dirige vers le Conseil ecclsiastique. Dans une socit o les penses et les sentiments taient partags, il ne devait pas tre difficile darriver un consensus ; les lections nauraient d tre quune formalit. Aaron perut galement une vision, un dsir commun dans le champ de Gaa : le plerinage. Le mouvement tout entier nattendait que cela.

    En dpit de la dception gnralise, il choisit de rester o il tait. Il navait rien de particulier faire. Le soleil avait presque atteint la ligne dhorizon lorsquil vit du coin de lil que lon sagitait sur le large balcon du palais. Tout autour de lui, les gens se tournrent de concert en souriant. Lentement mais avec dtermination, on se mit avancer vers le canal. Les champs de force de scurit dploys le long de leau grossirent et repoussrent les premiers rangs, tandis que la pression des corps augmentait. Tels des dirigeables miniatures noirs et scintillants, les camras autonomes de diverses chanes dinformation continue filrent dans les airs et ajoutrent la confusion gnrale. En quelques secondes seulement, lambiance devint bouillonnante. Le champ de Gaa crpita dexcitation, et Aaron se retira pour viter dtre submerg par une tempte de couleurs et de cris thrs.

    Le Conseil ecclsiastique savana solennellement sur le balcon, quinze silhouettes vtues de longues robes rouge et noir, lexception dune seule, qui se tenait au milieu et arborait une tenue dun blanc aveuglant passepoil dor. Elle portait galement une capuche qui dissimulait son visage. Le soleil

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    couchant embrasait le tissu lisse, entourait le personnage dun halo. Un norme cri de joie retentit. Les camras filrent en bourdonnant, se rapprochrent aussi prs du balcon que possible. Les champs de force du palais scintillrent et les maintinrent distance. Comme un seul homme, le Conseil ecclsiastique pntra le champ de Gaa. Aussitt aprs, le Conseil se connecta lunisphre pour rendre son annonce accessible depuis tous les points du Grand Commonwealth.

    Au centre du balcon, la silhouette blanche leva les bras et, trs lentement, retira son bonnet. Un sourire bat aux lvres, Ethan considra la ville et la foule bouillonnante de ferveur. Son visage fin et sa mine solennelle inspiraient la bont et suggraient quil tait lcoute, quil comprenait leurs craintes et compatissait. Tout le monde voyait ses cernes, fruits de sa responsabilit colossale, signe quil assumait les attentes de tous les Rveurs. Les applaudissements gagnrent en intensit lorsque les rayons dors du soleil illuminrent son visage. leur tour, les autres membres du Conseil se tournrent vers le nouveau Conservateur et applaudirent.

    Sans intervention consciente de sa part, les programmes de pense auxiliaires dAaron se mirent en branle dans ses amas macrocellulaires et ordonnrent un zoom oculaire. Il scanna les visages des membres du Conseil et stocka les images ainsi que les codes intgraux dans sa mmoire. Plus tard, il pourrait les tudier en dtail, traquer le moindre signe dmotion, tenter den conclure comment stait droul le scrutin.

    Il ignorait quil possdait cette facult de zoomer, ce qui piqua sa curiosit. sa demande, un programme de pense auxiliaire procda une vrification des implants macrocellulaires qui enrichissaient son systme nerveux. Des exo-images et des icnes mentales se rveillrent et apparurent dans son champ de vision. Des parenthses iridescentes, mouvantes, encadrrent sa vision. Les exo-images taient des symboles par dfaut gnrs par son ombre virtuelle, linterface personnelle qui lui permettait de se connecter lunisphre pour accder instantanment une banque de donnes colossale, ainsi qu des offres illimites de loisirs et de commerces. Lquipement standard, en somme.

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    Toutefois, les icnes mentales quil avait devant les yeux semblaient beaucoup plus perfectionnes que les enrichissements mis la disposition du corps humain par lADN Avanc. en croire les descriptifs de ses fonctions amliores, il tait quip darmes biononiques extrmement puissantes.

    Jai appris quelque chose de plus sur moi, pensa-t-il. Je partage lhritage des Avancs. Ce ntait certes pas une rvlation ; quatre-vingts pour cent des habitants du Grand Commonwealth possdaient un ADN aux squences modifies grce aux travaux des anciens fanatiques visionnaires de Far Away. Nanmoins, le fait quil soit galement quip dimplants biononiques rtrcissait son champ dinvestigation et en disait beaucoup sur ses vritables origines.

    Ethan leva les mains pour demander le silence. Les adeptes se turent et retinrent leur souffle. Mme les journalistes se calmrent. Une sensation de srnit ajoute une dtermination sans faille mana du Conservateur et se propagea dans le champ de Gaa. Ethan tait sr de son fait.

    Je remercie mes collgues Conseillers de mavoir fait cet honneur, commena-t-il. Mon objectif premier sera de raliser la volont de notre Rveur. Il nous a montr la voie personne ne peut dire le contraire. Grce lui, nous savons quil est un endroit o lexistence peut tre altre, o elle peut devenir parfaite, quel que soit le sens que nous donnons ce terme. Sil nous a rvl tout cela, cest pour une raison bien prcise. Cette cit, cest lui que nous la devons. Notre dvotion, cest lui qui la engendre. Pourquoi ? Pour vivre le Rve. Cest ce que nous allons faire.

    Tonnerre dapplaudissements. Le Deuxime Rve a commenc ! Nous lattendions tous.

    Je lattendais. De nouveau, on nous a montr lintrieur du Vide. Nous avons vol avec le Seigneur du Ciel.

    Aaron scanna encore le Conseil. Inutile de reporter plus tard lexamen minutieux de leurs visages. Cinq des Conseillers avaient du mal dissimuler leur malaise. Autour de lui, les applaudissements redoublaient dintensit, tandis que le discours atteignait son apoge.

  • 21

    Le Seigneur du Ciel nous attend. Il nous guidera vers notre destine. Nous allons partir en plerinage !

    Un grondement violent, brut, dadulation pure couvrit les applaudissements. lintrieur du champ de Gaa, une onde de plaisir provoqua un vritable feu dartifice. Une euphorie indicible illumina cet univers neural artificiel.

    Ethan fit le V de la victoire, sourit une dernire fois puis retourna lintrieur du palais.

    Aaron attendit que la foule se disperse. Il ne put sempcher de secouer la tte, incrdule, en les voyant tous pleurer de joie. Ici, le bonheur semblait universel, obligatoire. Le soleil disparut sous la ligne dhorizon, et les fentres de la ville commencrent mettre un chatoiement orange, exactement comme dans la cit qui lui avait servi de modle. Des chansons rsonnaient le long des canaux, tandis que les gondoliers manifestaient leur satisfaction dans les rgles de lart. Les journalistes furent les derniers partir. Entre eux, ils commentaient la scne laquelle ils venaient dassister. Les plus dubitatifs prenaient garde de ne pas parler trop fort. Sur lunisphre, les prsentateurs de bulletins dinformations et autres commentateurs politiques y allaient de leurs prdictions apocalyptiques.

    Rien de tout cela nintressait Aaron. Il navait toujours pas quitt la place lorsque les robots municipaux firent leur apparition et entreprirent de ramasser les ordures abandonnes par la foule excite. prsent, il savait ce quil devait faire. Cela lavait frapp comme une vidence lorsquil avait entendu le discours dEthan. Trouver Inigo. Voil pourquoi il tait venu.

    Aaron regarda autour de lui avec un sourire satisfait, mais la jeune femme ntait plus l.

    Qui a parl de mauvaise nouvelle ? demanda-t-il haute voix avant de sen aller et de senfoncer dans la ville anime.

    * * *

    Depuis le balcon du palais, Ethan regarda les derniers rayons

    du soleil glisser sur la foule, la couvrir dun glacis dor. Leurs cris dapprobation se rpercutaient sur les murs pais de la btisse. Sous ses doigts, la pierre de la balustrade vibrait

  • 22

    littralement. Ethan navait jamais vraiment dout durant sa longue progression personnelle, nanmoins, leur raction tait rconfortante. Il savait quil avait raison de poursuivre sa vision, de pousser le mouvement tout entier sortir de sa lthargie. Ctait un message de lvolution : avancer ou mourir. La raison dtre du Vide.

    Ethan ferma son esprit au champ de Gaa et rentra, tandis que le soleil tait aval par lhorizon. Les autres membres du Conseil se htrent de lui emboter le pas respectueusement, leurs capes rouges froufroutant dans leur sillage.

    Son secrtaire personnel, lecclsiastique en chef Phelim, lattendait au sommet des larges escaliers dbne qui menaient la salle Malfit. Lhomme tait vtu dune robe gris et bleu qui indiquait quil se situait juste en dessous des Conseillers dans la hirarchie du palais ce qui ne durerait pas car Ethan allait le promouvoir dici quelques jours. Son bonnet tait rejet dans son dos, et son crne chauve et luisant refltait la lumire orange du coucher de soleil. Cela lui donnait un air squelettique impressionnant et trs inhabituel dans cette ville o la mode tait aux cheveux longs. Il rejoignit son suprieur, quil dpassait dune tte. Sa taille, ajoute sa mine impassible, tait une arme trs efficace lorsquil sagissait de dstabiliser un interlocuteur. Phelim tait capable de converser avec nimporte qui tout en ouvrant son esprit au champ de Gaa et en dissimulant ses motions. Encore une qualit laquelle la communaut passive du Rve Vivant ntait pas habitue. Les membres du Conseil napprciaient pas cet intrus aux manires si tranges. En priv, Ethan se rjouissait de la consternation provoque par son secrtaire.

    La salle Malfit tait pleine decclsiastiques qui applaudirent lorsque Ethan arriva au pied des marches. Il prit le temps de les saluer en hochant la tte et de distribuer des sourires en traversant le sol dun noir intense. Au-dessus de leurs ttes, la coupole peinte figurait le ciel de Querencia. La salle semblait prisonnire dune aurore ternelle sous sa vote turquoise, autour de laquelle tournait le globe ocre du monde solide de Nikran, dont le modle rduit tait tout de mme assez gros pour que lon devine ses chanes de montagnes surplombes de

  • 23

    nuages. Ethan continua jusqu la salle Liliala, dont le plafond reprsentait un orage aux nuages enfls stris dclairs violets. travers des troues, on apercevait les jumelles de Mars du Bracelet de Gicon, de petites plantes sans relief, protges des regards indiscrets par une paisse atmosphre rouge. Les ecclsiastiques suprieurs taient runis sous les nuages brillants. Ethan sattarda un peu plus cette fois-ci, marmonna quelques remerciements ceux quil reconnaissait, autorisa son esprit mettre un sentiment de fiert modre dans le champ de Gaa.

    Une fois devant larche qui permettait daccder aux bureaux du maire de Makkathran, Ethan se retourna vers les Conseillers.

    Je vous remercie une fois de plus de mavoir donn votre confiance. ceux qui taient un peu rticents, je promets de redoubler defforts pour mriter votre soutien.

    Sil y en avait parmi eux qui taient vexs ou dus de ne pas avoir t choisis, ils se gardrent bien de le montrer en laissant filtrer leurs penses dans le champ de Gaa. Phelim et lui passrent dans ses appartements privs, constitus de plusieurs grandes salles interconnectes. Comme dans le reste de la ville, il ntait gure question ici de lourdes portes en bois ; lespce qui avait bti la cit originelle de Makkathran navait pas le profil psychologique senfermer. travers le champ de Gaa, Ethan sentait son quipe personnelle qui sactivait dans les chambres adjacentes. Les assistants de son prdcesseur taient en train de plier bagage ; leur mcontentement contenu tait perceptible. Le transfert dautorit tait habituellement une affaire joyeuse mais ce ntait pas le cas cette fois-ci. Ethan voulait que tout soit rgl dici quelques heures. Avant le dbut du conclave, il avait prpar un cercle restreint de loyalistes afin quils prennent en main les principaux postes administratifs du Rve Vivant. Comme Ellezelin tait une thocratie, il devrait satteler la cration dun nouveau cabinet pour le gouvernement plantaire.

    Son prdcesseur, Jalen, avait meubl les lieux avec des cubes de paoviool, des blocs semblables des pierres qui prenaient la forme dsire sous linfluence du champ de Gaa. Ethan sassit sur un fauteuil qui se forma derrire un grand

  • 24

    bureau. Des tincelles meraude jaillirent sur la surface du paoviool, signes de son mcontentement.

    Je veux que cette salet moderne soit vacue avant demain matin, dit-il.

    Bien sr, dit Phelim. Souhaitez-vous que nous rinstallions le mobilier dInigo ?

    Non. Je veux que lon suive les indications de Celui-qui-marche-sur-leau.

    Oui, ce sera beaucoup mieux, rpondit Phelim avec un sourire.

    Ethan examina le sanctuaire ovale aux murs nus et aux fentres hautes. Bien quil ft familier des lieux, il avait limpression de les dcouvrir.

    Par Ozzie, nous avons russi ! sexclama-t-il en laissant chapper un long soupir dtonnement. Je transpire. Oui, je transpire. Vous vous rendez compte ?

    Il porta la main son front et se rendit compte quil tremblait. Il avait uvr, il avait travaill comme un forcen, il stait sacrifi pendant des annes pour vivre ce moment, mais la ralit de son succs restait difficile apprhender, encaisser. Cela faisait cent cinquante ans quil avait inspir des particules de Gaa dans lintention de faire lexprience du champ. Ds sa premire nuit de communion, il avait t tmoin du Premier Rve dInigo. Cent cinquante ans pour que le gamin du Monde extrieur dOamaru smancipe et se hisse jusqu cette position lune des plus importantes encore accessibles aux humains Naturels du Grand Commonwealth.

    Cest vous quils voulaient, et personne dautre, dit Phelim qui se tenait prs du bureau en ignorant les cubes de paoviool sur lesquels il aurait pu prendre place.

    Nous avons russi ensemble. Ne dites pas de btises. Jamais je ne serai admis au

    Conseil. Les temps ont chang. Ethan examina de nouveau le sanctuaire. Lnormit de la

    situation tait en train de le rattraper. Il se demanda quoi ressemblerait le Vide lorsquil le verrait de ses propres yeux. Des dcennies plus tt, il avait rencontr Inigo. Il navait pas t

  • 25

    du, non. Ctait juste quil ne sattendait pas cela. Mais quoi sattendait-il ? Peut-tre dcouvrir une personnalit plus volontaire et dynamique.

    Vous voulez commencer ? demanda Phelim. Oui, cest ce quil y a de mieux faire. Les membres du

    cabinet dEllezelin nous sont tous loyaux, aussi resteront-ils tous en poste, une exception prs. Je vous veux comme ministre des Finances.

    Moi ? Nous allons construire des vaisseaux pour notre

    plerinage. Cela va coter trs cher et nous allons avoir besoin de toutes les ressources financires de la Zone de libre-change. Je veux un ministre en qui je puisse avoir confiance.

    Je croyais que jallais rejoindre le Conseil. Cest toujours vrai. Jannoncerai votre promotion demain. Deux postes importants Je vais avoir du mal concilier

    deux emplois du temps. Qui vais-je remplacer au Conseil ? Je vais demander Corrie-Lyn de reconsidrer sa

    position. Le visage de Phelim trahit son dsaccord. Elle nest pas votre plus grande supportrice, mais je pense

    quelle accueillera lide du plerinage avec enthousiasme. Peut-tre quun Conseiller moins progressiste

    Non, ce sera Corrie-Lyn, rpta Ethan avec fermet. Les Conseillers qui sopposeront au plerinage sont une minorit et ne nous poseront pas de difficults. Personne nosera mettre mon mandat en question. Les adeptes ne laccepteraient pas.

    Comme vous voulez. Esprons simplement quInigo ne rapparatra pas avant que nos vaisseaux soient prts partir. Vous nignorez pas quils taient amants

    Cest dailleurs lunique raison pour laquelle elle est Conseillre. Sommes-nous toujours la recherche dInigo ? demanda Ethan en fronant les sourcils.

    Nous non, mais nos amis oui. Nous ne disposons pas de leurs ressources. Pour linstant, rien de nouveau. Honntement, si un mois aprs lannonce de votre nomination au rang de Conservateur il nest toujours pas revenu, alors la voie sera libre.

  • 26

    Je naurais pas dit cela de cette manire. Vous laissez entendre que nous avons fait quelque chose de mal.

    Nous ne savons pas pourquoi Inigo ntait pas favorable un plerinage.

    Inigo est humain. Il a des dfauts comme nous tous. Pour tre charitable, disons quil a manqu de cran. mon avis, il nous encourage de l o il se cache.

    Je lespre. Phelim sinterrompit pour examiner les informations qui

    saccumulaient dans ses exo-images. Son ombre virtuelle comparait les donnes locales au traitement plus gnral de llection.

    Marius est ici. Il demande une audience, reprit-il. Il naura pas mis longtemps ! Effectivement. Il vous reste encore beaucoup de formalits

    accomplir, ce soir. Le prsident du Grand Commonwealth va vous appeler pour vous fliciter, tout comme les leaders des plantes de la Zone de libre-change et des dizaines dallis des Monde extrieurs.

    Que pouvez-vous me dire de la couverture de lunisphre ? Cest encore un peu tt, rpondit Phelim en compulsant

    les rsums fournis par son ombre virtuelle. En gros, il ny a pas de surprise. Quelques fanatiques anti-plerinage crient partout que vous allez tous nous tuer. Toutefois, la plupart des commentateurs dits srieux sefforcent de rester mesurs et daborder la difficult de notre projet. En fait, la majorit semble considrer le plerinage comme une simple promesse de politicien.

    Il ny a rien dimpossible dans notre projet, dit Ethan, agac. Jai vu le rve du Seigneur du Ciel. Cest une noble crature qui nous guidera dans le Vide. Il nous suffit de localiser le Second Rveur. ce propos, nous avons du nouveau ?

    Non. Des milliers de personnes viennent nous voir en jurant quils rvent du Seigneur du Ciel. Ils ne nous simplifient pas la tche.

    Vous devez absolument le trouver. Ethan Nos meilleurs Matres des Rves ont mis des mois

    assembler les fragments existants en un songe cohrent.

  • 27

    Malheureusement, notre lien avec le Vide est beaucoup plus tnu que celui dInigo. Ces fragments pntrent le champ de Gaa de diverses manires. Grce des porteurs non conscients, peut-tre. Ou alors ils nous sont directement envoys par le Vide. moins que ce soit le champ galactique dOzzie. Ou encore une farce des Silfens ou dune quelconque espce postphysique. Et puis, il y a Inigo lui-mme

    Non, ce nest pas Inigo. Jen suis sr. Je sais reconnatre le got de ses rves, comme nous tous, dailleurs. L, cest diffrent. Rappelez-vous que cest moi qui ai t attir le premier par ces fragments de rves. Leur nature ne fait aucun doute. Il y a bien un Second Rveur.

    Eh bien, maintenant que vous tes Conservateur, vous avez le pouvoir dordonner un examen dtaill des nids de confluence du champ de Gaa. De cette faon, nous remonterons lorigine des fragments.

    Est-ce vraiment possible ? Je croyais que nous navions aucune influence directe sur le champ de Gaa.

    Les Matres des Rves disent quils en sont capables. Les nids peuvent tre modifis, mais cela cotera trs cher.

    Ethan soupira. Le Conclave avait t puisant mentalement parlant, et ce ntait que le dbut.

    Il y a tant de choses faire. En mme temps Je suis l pour vous aider, vous savez. Je sais. Et je vous en remercie, mon ami. Un jour, nous

    nous tiendrons dans la vritable Makkathran. Un jour, nos vies seront parfaites.

    Ce jour arrivera bientt. Pour lamour dOzzie, je lespre. Faites entrer Marius, je

    vous prie. Ethan se leva pour accueillir courtoisement son invit. Le fait

    quil ft sur le point de rencontrer le reprsentant dune Faction de lANA avant nimporte qui dautre en disait long. Marius avait uvr en sa faveur tout au long de la campagne lectorale ; Ethan et Phelim lui taient donc redevables, et cela ne plaisait pas beaucoup au nouveau Conservateur. Dans un univers idal, ils nauraient pas eu besoin daide extrieure surtout pas dune aide aussi lourde assumer. Certes, Marius

  • 28

    navait pas encore exig de compensation. Aucune des Factions de lintelligence postphysique du systme dActivit Neurale Avance de la Terre ne manquerait ce point de tact.

    Le reprsentant entra dans la salle et sourit poliment. Dune taille moyenne, il avait le visage rond et des yeux verts et perants aux iris imposants. Sa bouche et son nez taient troits, et ses grandes oreilles plaques contre son crne on aurait presque dit quelles en faisaient partie. Son paisse chevelure auburn tait mouchete dor, hritage dun anctre Avanc un peu vaniteux, sans aucun doute. premire vue, rien nindiquait quil sagissait dun personnage important. Si Ethan en croyait ses scanners passifs, aucun des implants de Marius ntait activ. Ou alors, ils taient trop sophistiqus pour tre dtects. Ce ne serait pas surprenant, car le reprsentant avait accs aux enrichissements biononiques les plus perfectionns qui soient. Sa longue toge noire dgageait une sorte de brume qui enveloppait le personnage et stirait en fines vrilles dans son sillage.

    Votre minence, dit Marius en sinclinant. Mes plus sincres flicitations pour votre lection.

    Ethan sourit. Ctait cela ou bien hausser les paules. Tous ses instincts primitifs lui criaient que le reprsentant tait extrmement dangereux.

    Merci. Je suis venu vous assurer que nous allons continuer vous

    apporter notre aide. Si je comprends bien, vous ne craignez pas que le

    plerinage dclenche la fin de la galaxie ? Ethan avait dsesprment envie de lui demander qui

    incluait ce nous ? Toutefois, il y avait tant de Factions au sein de lANA, les alliances sy faisaient et sy dfaisaient si rgulirement que ctait une question inutile. La Faction que reprsentait Marius voulait que le plerinage ait lieu et cela lui suffisait. Leurs raisons taient peut-tre loppos des siennes, mais Ethan sen moquait, tout comme il acceptait dtre considr comme un outil politique. De toute faon, il nen saurait jamais rien. Seul le plerinage comptait, qui permettrait aux croyants de toucher lunivers promis. Rien dautre navait

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    dimportance. Servir les intrts dun autre ne le drangeait pas, du moment que cela ninterfrait pas avec sa destine.

    Bien sr que non, sempressa de rpondre Marius avec un large sourire, comme sil samusait avec Ethan de la btise sans bornes du reste de lhumanit. Ceux qui sont dj dans le Vide nous auraient dj anantis, si telle avait t leur volont.

    Il faut duquer les gens. Japprcierais normment que vous maidiez dans cette tche.

    Nous ferons tout notre possible. Cependant, nous devons tous les deux lutter contre une inertie mentale considrable, sans parler des prjugs.

    Jen suis parfaitement conscient. Le plerinage divisera lopinion dans tout le Grand Commonwealth.

    Ce sujet nintresse dailleurs pas uniquement les humains.

    Vous faites rfrence lempire des Ocisens, cracha Ethan avec un mpris ostentatoire.

    Il convient effectivement de ne pas le sous-estimer, le mit en garde Marius.

    Les seuls qui minquitent vritablement sont les Raiels car ils ont publiquement dclar leur opposition toute tentative de pntration du Vide.

    Cest l que notre aide vous sera la plus prcieuse. Notre offre originelle tient toujours : nous fournirons les ultraracteurs qui quiperont vos vaisseaux.

    Ethan, qui avait tudi lhistoire ancienne, se sentit alors comme Adam, ce personnage mythique auquel on avait offert de croquer la pomme.

    Que demandez-vous en retour ? Ce sera la fin du statu quo qui rgne dans le Grand

    Commonwealth. Quest-ce que cela changera pour vous ? La survie de lespce. Lvolution saccompagne de

    progressions et dextinctions. Je pensais que vous visiez la transcendance, intervint

    Phelim dune voix neutre. Marius ne daigna pas le regarder et continua scruter

    Ethan.

  • 30

    La transcendance ne serait pas une volution, de votre point de vue ? demanda-t-il.

    Une volution radicale, rpondit Ethan. Un peu comme vos espoirs de plerinage. Pourquoi ne pas vous joindre nous ? Je vous retourne la question, dit Marius avec un sourire

    sans joie. Nous avons rv notre destin, rtorqua Ethan dans un

    soupir. Ah ! on en revient toujours au vieux dilemme des

    hommes : risquer un plongeon dans linconnu ou opter pour la facilit.

    Entre deux maux, choisissez celui que vous connaissez le mieux.

    Oui, cest ce que je voulais dire. Votre minence, nous vous offrons tout de mme nos ultraracteurs.

    Que personne na encore jamais vus. Nous devons vous croire sur parole.

    LANA a tendance couver ses technologies les plus avances. Je vous assure nanmoins quils existent. Lultraracteur est au moins aussi efficace que le racteur utilis par les Raiels.

    Ethan seffora de ne pas sourire devant une telle arrogance. Je vous assure que cest vrai, Conservateur, ajouta Marius.

    LANA ne ferait jamais ce genre de dclaration la lgre. Jen suis sr. Alors, quand pensez-vous pouvoir nous les

    livrer ? Ds que les vaisseaux seront prts. Quen est-il du reste de lANA, des Factions qui ne

    partagent pas votre enthousiasme ? Vous laisseront-elles propager cette technologie de pointe ?

    Ne vous en faites pas. Nos dbats internes ne doivent aucunement vous inquiter.

    Trs bien. Dans ce cas, jaccepte votre offre. Ne le prenez pas mal, mais nous allons aussi construire nos propres racteurs, certainement plus ordinaires, juste au cas o.

    Nous nen attendions pas moins de vous, dit Marius en sinclinant de nouveau avant de prendre cong.

  • 31

    Phelim laissa chapper un sifflement soulag. Si je comprends bien, nous participons sans le vouloir

    une guerre politique. Si cela nous permet dobtenir ce dont nous avons besoin,

    rtorqua Ethan en prenant un air blas, pourquoi pas ? Vous faites bien de ne pas vous reposer uniquement sur

    eux. Nous devons absolument prvoir nos propres racteurs dans ce programme.

    Oui. Nos concepteurs travaillent dans ce sens depuis le dbut, dit Ethan, tandis que ses programmes secondaires sortaient des fichiers des lacunes de ses grappes macrocellulaires. Mais en attendant, nous avons bien dautres affaires plus triviales rgler.

    * * *

    Aaron traversa le pont de marbre rouge qui enjambait le

    canal de la Sororit. Celui-ci reliait le Parc dor au quartier de la Douve infrieure une partie de la ville dpourvue de btiments, parseme de marchs archaques et denclos accueillant des animaux destins tre vendus. Il arpenta les ruelles sinueuses claires par des lampes huile suspendues des perches et se dirigea vers le quartier dOgden, espace vert encombr dcuries en bois dans lesquelles laristocratie de la ville faisait entretenir ses chevaux et ses voitures. Ctait l que la porte principale de la cit avait t taille dans sa muraille.

    Aaron passa sous larche en se mlant un groupe de tranards qui se dirigeait vers les zones urbaines extrieures. Makkathran2 tait entoure par une bande verdoyante de trois kilomtres de large, qui la sparait de la vaste mtropole moderne construite au cours des deux derniers sicles. Le Grand Makkathran2 stirait sur plus de six cents kilomtres carrs et comptait seize millions dhabitants, dont quatre-vingt-dix pour cent dadeptes du Rve Vivant. La cit tait devenue la capitale dEllezelin la place de Riasi lors des lections de 3379, lorsque le Rve Vivant avait obtenu la majorit au Snat plantaire.

  • 32

    Il ny avait pas de transports en commun dans le parc, pas de taxis, de lignes souterraines ou mme de voies pitonnes. videmment, aucune capsule ntait autorise voler dans le ciel de Makkathran2. Lide dInigo tait on ne peut plus simple : les croyants ne rechigneraient pas marcher ctait ce que tout le monde faisait sur Querencia. Il voulait que sa citadelle soit empreinte dauthenticit. En revanche, il tait permis de traverser le parc cheval aprs tout, il y avait des chevaux sur Querencia. Aaron sourit en pensant tout cela. Alors, un souvenir fuyant apparut furtivement dans son esprit, clignota comme un hologramme sur le point de steindre. Il se revit, agrippant la crinire dun cheval gant qui galopait sur une terre vallonne. Il sagissait dun mouvement puissant et rythmique, bien que bizarrement serein. Ctait un peu comme si le cheval planait au lieu de galoper. Il bondissait. Et lui savait parfaitement comment accompagner ses mouvements. Il souriait dailleurs de toutes ses dents ; le vent lui fouettait le visage, faisait voleter ses cheveux. Au-dessus de lui, un tonnant ciel saphir lumineux et chaud. Le cheval possdait une corne courte et solide au milieu du front. Recouverte, comme le voulait la tradition, dune pointe de mtal noir.

    Aaron lcha un grognement incrdule. Ce devait tre un genre de programme dimmersion sensorielle. Pas la ralit.

    mi-chemin, il atteignit une crte uniforme qui faisait le tour du parc. Cette sparation physique figurait galement un gouffre temporel. Derrire Aaron, une Makkathran2 archaque baigne dune lumire orange diffuse ; devant lui, des quartiers gomtriques constitus de gratte-ciel modernes aux lumires multicolores, qui stiraient perte de vue. Des capsules regrav circulaient sans effort au-dessus deux, dessinaient de longues bandes aux mouvements rapides qui se croisaient, senroulaient les unes autour des autres, quadrillaient la ville, assuraient sa cohsion, formaient un ballet cintique aux pulsations rythmiques parfaitement rgles. Au sud-ouest, le ciel tait embras par les lumires puissantes des vaisseaux qui quittaient ou ralliaient lastroport situ derrire la ligne dhorizon une procession sans fin de cargos qui rendait

  • 33

    possible le commerce avec les plantes situes hors de porte des trous de ver de la Zone de libre-change.

    Lorsquil eut atteint la limite externe du parc, il demanda son ombre virtuelle de lui appeler un taxi. Une capsule la carrosserie jade rutilante quitta le trafic au-dessus de lui, se posa doucement et dilata sa portire. Aaron prit place sur la banquette avant afin de profiter de la vue, car le fuselage tait transparent, mais uniquement de lintrieur.

    Htel Buckingham. Il frona les sourcils comme la capsule replongeait dans le

    large ruban de circulation qui tournait autour du parc. Avait-il donn lui-mme cette instruction, ou bien tait-ce son ombre virtuelle ?

    Au premier croisement, elle tourna quatre-vingt-dix degrs et senfona dans les profondeurs de la ville. Lartre trois voies borde darbres qui se droulait en contrebas tait frquente par trs peu dautomobiles. Autrement, il y avait des cavaliers, et le vlo tait un moyen de transport trs populaire. Aaron secoua la tte, fascin.

    Le Buckingham tait un pentagone de trente tages dot dinnombrables balcons et dont chaque arte se prolongeait par une flche qui slevait trs haut dans le ciel. Exception faite des cent fentres noires qui souvraient sur chacune de ses facettes, il chatoyait dun clat blanc perle. Son toit abritait une jungle touffue. De minuscules lumires scintillaient au milieu de la vgtation, tandis que les clients dnaient et dansaient au grand air.

    Le taxi dAaron le dposa sur la plate-forme darrive situe au centre du btiment. Son ADN lui permit dactiver la pice de crdit quil avait dans la poche, et il paya sa course. Il possdait bien un code de crdit quil gardait, dissimul, dans une lacune de stockage macrocellulaire, mais lusage de la pice compliquerait la tche de ses ventuels suiveurs. Elle ne la rendrait pas impossible, videmment, sauf pour le simple citoyen. Comme le taxi sen allait, Aaron leva les yeux sur la paroi monochromatique du btiment et se sentit dsagrablement vulnrable.

  • 34

    Suis-je enregistr dans cet tablissement ? demanda-t-il son ombre virtuelle.

    Oui. Chambre 3088. Une suite du dernier tage. Je vois, dit-il en se tournant instinctivement vers le balcon

    de sa suite. Jai les moyens de me payer cela ? Oui. Lappartement cote 1500 livres ellezeliniennes par

    nuit. Votre pice de crdit est limite cinq millions de livres par mois.

    Par mois ? Oui. Qui paie ? Votre pice est alimente par un compte de la Banque

    centrale dAugusta. Les dtails du compte sont cods. Et mon code de crdit personnel ? Cest la mme chose. Aaron entra tranquillement dans le lobby. Cest sympa dtre riche, se dit-il. La suite tait constitue de cinq pices et dune petite piscine

    prive. Ds quil fut lintrieur du salon principal, Aaron se regarda dans un miroir. Un visage plus g que la norme, proche de la trentaine, encadr par des cheveux noirs et courts, des yeux gris rehausss par une touche inattendue de violet. Des traits lgrement orientaux, une peau irrgulire et une barbe naissante.

    Ouais, cest bien moi. Ce sentiment tait rassurant, mme sil ne lui apprenait rien

    de plus sur son identit. Il saffala dans un grand fauteuil en face dune baie vitre

    dont il diminua lopacit, puis contempla le cur invisible de la ville, luvre dInigo. Beaucoup de dtails, dans ces structures pseudo-extraterrestres, laideraient dbusquer sa proie. Non pas le type dindices qui attendaient quon les dniche dans des fichiers lectroniques ; si cela avait t aussi facile, Inigo aurait t retrouv depuis longtemps. Les donnes dont il avait besoin taient personnelles et trs difficilement accessibles pour un mcrant comme lui.

  • 35

    Il appela le service de chambre. Lhtel tait suffisamment prtentieux pour employer des chefs humains. Lorsque la nourriture arriva, il apprcia la subtilit des recettes la diffrence avec la nourriture prpare par des machines tait flagrante. Assis dans son grand fauteuil, il mangea en admirant la ville. Se rapprocher des ecclsiastiques de haut rang et des Conseillers ne serait pas facile. Toutefois, le plerinage venir constituait une occasion rve. Pour voler jusquau Vide, il leur faudrait construire des vaisseaux. Se btir une couverture serait ais. Restait choisir une cible ferrer.

    Son ombre virtuelle produisit une liste extensive des ecclsiastiques de haut rang en lui prcisant qui tait un alli dEthan et qui, partir daujourdhui et pour les quelques dcennies venir, nettoierait les toilettes du Conseil.

    Cela lui prit la moiti de la nuit, mais un nom finit par lui sauter au visage. On en parlait mme dans les bulletins dinformations, car Ethan sapprtait rorganiser la hirarchie du Rve Vivant. Oui, la piste Corrie-Lyn possdait un excellent potentiel.

    * * *

    Le coursier arriva lappartement de Troblum une heure

    avant sa prsentation devant la commission de la Marine. Il senveloppa de sa cape et se dirigea vers la cage dascenseur transparente, tandis que le tissu meraude sajustait sa charpente. Les vieux systmes mcaniques de lascenseur vrombirent et cliquetrent tandis que la cabine descendait. La machine ntait pas entirement originale, toutefois, comme le reste du btiment, elle avait mille trois cent cinquante ans. Durant cette longue priode, de nombreuses pices avaient t rpares ou changes. Cinq sicles plus tt, un stabilisateur avait t install pour renforcer les liens molculaires qui liaient entre elles les anciennes briques, les poutrelles et les plaques de matriau composite qui constituaient le corps de limmeuble. En fait, tant que le gnrateur serait aliment en nergie, lentropie serait tenue distance.

  • 36

    Troblum avait obtenu la garde du btiment il y avait plus dun sicle, aprs une campagne acharne de vingt-sept ans. Plus personne ntait propritaire sur Arevalo, car ctait un monde Suprieur du Commonwealth central lpoque o limmeuble avait t rig, on parlait d espace de phase un . Il avait sacrifi ses AEM, les Allocations dnergie et de Masse, pendant des annes afin de persuader les anciens locataires de partir. Comme il ntait pas trs bon ngociateur, il avait fait appel des mdiateurs, des avocats et des experts en restitutions historiques. Il avait mme t contraint dattaquer le Conseil de Daroca, qui avait la charge du stabilisateur. Durant sa campagne, il stait fait un alli inattendu, qui avait certainement invers la tendance en sa faveur. Peu importaient les moyens utiliss ; grce lui, il avait gagn le droit doccuper lensemble du btiment. Personne dautre ny habitait, et ceux qui y avaient t invits taient trs peu nombreux.

    Lascenseur simmobilisa dans le hall dentre. Troblum passa devant le comptoir inoccup du concierge et ouvrit la grande porte en verre teint. Flottant un mtre cinquante au-dessus du trottoir, le coursier, une simple bote en mtal terne, attendait lextrieur. Une lumire rose situe son extrmit affichait ses certificats de transport ; un bouclier lectronique le protgeait de la curiosit des scanners. Lassistant de Troblum vrifia le contenu de lengin avant de le faire entrer dans le hall, o il se posa sur une desserte. Sa base souvrit et libra un gros cylindre argent de cinquante centimtres de diamtre. Troblum attendit que lengin soit sorti, referma la porte et activa le bouclier de lentre. Il retourna dans lascenseur, suivi par la desserte.

    lorigine, le btiment avait t une usine, aussi ses cinq tages taient-ils trs hauts de plafond. La ville stait rapidement dveloppe, repoussant son industrie sa priphrie. Lusine avait donc t reconvertie en immeuble de grand standing. Lun des deux lofts du dernier tage avait appartenu la Dynastie Halgarth qui possdait par ailleurs un norme patrimoine immobilier sur Arevalo. Les autres appartements avaient t restaurs dans le style des annes 2380. Enfin, peu prs. Troblum avait consacr presque toute

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    son nergie la rhabilitation de lappartement des Halgarth, o il vivait aujourdhui.

    Afin dobtenir un rsultat parfaitement authentique, il avait retrouv dans les archives de la ville les dessins des architectes et des dcorateurs dintrieur, puis visionn des enregistrements de lmission de Michelangelo. Pour les dtails les plus prcis, il avait eu accs aux scans du dpartement de police scientifique du Conseil intersolaire des crimes graves gards par lANA. Aprs avoir recoup toutes ces informations, il avait pass cinq longues annes recrer pniblement ce dcor extravagant. De son travail acharn taient nes trois chambres coucher attenantes un vaste salon ouvert, spar de la cuisine par un bar en marbre. La baie vitre occupait toute la largeur de lappartement, tout comme le balcon, qui offrait une vue sublime sur la rivire Caspe.

    Lors de son inspection finale, la reprsentante de la maintenance historique du Conseil de la ville avait t absolument bahie par le rsultat. En revanche, elle ne sexpliquait pas le zle de Troblum. videmment, puisquelle sintressait uniquement au btiment lui-mme, pas son amnagement.

    Ce qui stait droul entre ces murs au temps de la Guerre contre lArpenteur tait sa spcialit lui. De son point de vue, il ne sagissait pas vraiment dune obsession, mme si sa passion pour cet pisode relevait bien plus que du simple passe-temps. Dailleurs, il tait dtermin publier un jour lhistoire dfinitive de la Guerre.

    La porte du loft souvrit pour lui. Les projections des trois filles taient assises sur le grand canap en cuir bleu, ct de la baie vitre. Catriona Saleeb tait vtue dune robe de chambre rouge et or, dont la ceinture lchement noue laissait voir ses sous-vtements en soie. Elle secoua la tte en faisant voleter ses cheveux longs et boucls. ge de vingt et un ans, espigle, elle tait la plus petite des trois. Le logiciel de projection tait programm pour lui insuffler la vitalit dune jeune femme insouciante et enthousiaste. ct delle, Trisha Marina Halgarth sirotait un grand mug de th. Son visage en forme de cur arborait des yeux noisette encadrs par des tatouages

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    interfaces aux allures dailes de papillon vert meraude. Lantique technologie ondulait lentement en raction ses mouvements faciaux. Enfin, un peu plus loin, tait installe Isabella Halgarth. Grande, blonde, elle avait une longue queue-de-cheval. Son ample sweat-shirt blanc tait remont sous sa poitrine dune manire pour le moins troublante et son jean, qui naurait pas pu tre plus serr, mettait en valeur ses jambes effiles et athltiques. Elle avait les pommettes hautes, ce qui, ajout son air distant et froid, lui donnait lapparence dune aristocrate. De fait, elle se contenta de hocher imperceptiblement la tte pour accueillir Troblum, tranchant avec les joyeux salut ! des deux autres.

    Avec un soupir de regret, Troblum demanda son ombre virtuelle disoler les filles. Elles lui tenaient compagnie depuis cinquante ans, et il apprciait leur prsence plus que celle de nimporte quel tre humain. En plus, elles laidaient rester ancr dans cette priode qui lui plaisait tant. Malheureusement, il ne pouvait pas se permettre de se laisser distraire. Pas en ce moment.

    Dire quil avait pass des dcennies affiner les programmes danimation, crer les personnalits intelligentes des projections. Les trois jeunes femmes partageaient cet appartement du temps de la Guerre contre lArpenteur et avaient mme t mles la campagne de dsinformation orchestre par ce dernier. Isabella tait dailleurs lun des agents les plus efficaces de la crature extraterrestre, pour laquelle elle sduisait et manipulait subtilement des politiciens et des officiels de haut rang. Aprs la Guerre, lexpression se faire isabelliser tait devenue courante dans tout le Commonwealth Cette infamie avait fini par tre oublie. Les vnements passs perdaient immanquablement de leur intrt, y compris au sein dune population habitue vivre plus de cinq sicles. Aujourdhui, la Guerre contre lArpenteur ntait quun incident parmi dautres, comme laventure dOzzie et de Nigel, la Ruche, le vol dEndeavour et la matrise de la nanotechnologie des Planteurs. Quand il tait plus jeune, Troblum non plus ntait pas intress par ces faits historiques. Jusqu ce quil dcouvre par hasard quil descendait dun

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    certain Mark Vernon, qui semblait avoir jou un rle dans la Guerre. Il avait alors entrepris des recherches, histoire den apprendre un peu plus sur sa famille. Cela faisait cent quatre-vingts ans, et il navait rien perdu de son enthousiasme.

    Les filles se dtournrent de Troblum et de la desserte qui le suivait et se mirent bavarder entre elles. Lhomme regarda le cylindre qui tait en train de devenir transparent. lintrieur, une pice mtallique dune quinzaine de centimtres de long, termine une extrmit par une fiche en plastique do sortait une mche de fibres optiques semblables un martinet. Sa surface tait ternie et dforme, et elle tait lgrement plie en son milieu, comme si elle avait reu un choc. Troblum dverrouilla le cylindre, duquel schappa en sifflant un nuage dargon protecteur. Ses mains tremblaient, mais il ne pouvait rien y faire. Les muscles de sa gorge se serraient. Il saisit la pice, permit sa peau dentrer en contact avec sa matire. Il la considra en souriant, comme un homme Naturel posant les yeux sur un nouveau-n. Les capteurs sous-cutans de ses doigts se joignirent aux fonctions Hautes de ses scans afin de procder une analyse dtaille. Il sagissait dun alliage daluminium et de titane renforc avec de lhydrocarbone. Lobjet avait deux mille trois cents ans. Il tenait dans ses mains un morceau de la Marie Cleste, le vaisseau de lArpenteur.

    Aprs un long moment, il reposa la pice dans le cylindre, quil purgea de son atmosphre avant de le remplir de nouveau dargon. Il ne la toucherait plus jamais ; elle tait beaucoup trop prcieuse pour cela. Elle trouverait sa place dans lautre appartement, l o se trouvait sa collection. Bien sr, un gnrateur de champ stabilisateur maintiendrait intacte sa structure molculaire au fil des sicles.

    Troblum confirma lauthenticit de lobjet et autorisa son compte semi-lgal de Wessex verser un dernier paiement au trafiquant de Far Away qui lavait dgot pour lui. Non pas quil ft interdit la branche Haute de possder des liquidits, mais la culture de cette partie de lhumanit reposait sur la notion de responsabilit personnelle et partait du principe que chaque individu tait suffisamment mr et intelligent pour agir dans le cadre des normes socitales. Je suis le gouvernement , disait-

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    on. Cependant, il y avait beaucoup de flexibilit au sein de ces structures. Pour ceux qui ressentaient le besoin de recourir cette option, il existait des mthodes discrtes pour convertir les Allocations dnergie et de Masse le prtendu Dollar Central en devise acceptable pour les Mondes extrieurs. LAEM ntait pas une devise au sens traditionnel du terme ; ctait simplement un moyen de rguler lactivit des citoyens de la branche Haute, dempcher quun individu se serve trop des ressources communes pour son propre intrt.

    Comme la desserte quittait lappartement, Troblum se prcipita dans sa chambre. Il eut peine le temps de se laver et denfiler sa toge formelle. Lascenseur de verre le conduisit jusquau parking souterrain, o tait gare sa capsule regrav. Ctait un modle vieux de deux sicles, violet et chrom, plus long que les versions modernes, et dont lavant en forme de cne rappelait celui des aronefs de certains Mondes extrieurs. Il grimpa bord et occupa la moiti de la banquette avant, pourtant conue pour accueillir trois passagers. La capsule plana hors du parking et sleva pour se mler au trafic urbain. Les compensateurs internes, la technologie dpasse, eurent du mal grer une trajectoire aussi brutale, aussi Troblum fut-il plaqu contre la banquette durant toute lascension.

    Le centre de Daroca mlait avec bonheur structures modernes la gomtrie effile et lisse, btiments historiques massifs et orns, tels que celui dans lequel habitait Troblum, et parcs nombreux dont lorigine remontait la fondation de la ville. Le trafic arien suivait largement les tracs des artres anciennes. La capsule de Troblum fila vers le nord sous le soleil de bronze de la plante, en direction des quartiers plus rcents. L, les immeubles taient espacs les uns des autres et les maisons individuelles majoritaires.

    Trs bas dans le ciel, louest, Air brillait comme une toile. Troblum tait venu sinstaller sur Arevalo cause de ce projet, justement. Un habitat artificiel de la taille dune gante gazeuse Aprs deux sicles defforts, les gouverneurs du projet avaient construit prs de quatre-vingts pour cent du treillage godsique sphrique qui servirait la fois de conducteur et de gnrateur un gigantesque champ de force cohsif. Ds quil

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    serait aliment (grce lnergie du soleil transmise directement par un trou de ver diamtre nul), lintrieur serait empli dune atmosphre standard compose doxygne et dhydrogne rcuprs sur les lunes et les gantes gazeuses du systme. Aprs cela, une biosphre flottante serait cre grce lintroduction progressive danimaux et de vgtaux. Le but tait dobtenir un environnement dpourvu de pesanteur de la taille de Saturne, dans lequel il serait possible de voler librement, ajoutant une dimension extraordinaire lexprience humaine.

    Les sceptiques au demeurant trs nombreux disaient quil sagissait dune vulgaire et inutile copie de lle-mre des Silfens, qui taient parvenus envelopper une toile tout entire dune atmosphre respirable. Les dfenseurs du projet arguaient quil sagissait dun tremplin, dun testament qui inspirerait la branche Haute de lhumanit et ferait avancer sa culture. Leur prsentation dtaille leur permit de faire la diffrence lors du rfrendum organis dans les Mondes centraux pour obtenir les AEM dont ils avaient besoin.

    Troblum, qui tait avant tout physicien, avait t sduit par leurs arguments. Pendant soixante-dix ans, il avait travaill la traduction de concepts thoriques en ralisations physiques, aidant la conception du gnrateur de champ de force qui assurait la cohsion du treillage sphrique. Aprs quoi il stait pris de passion pour la Guerre contre lArpenteur, ce qui lui avait valu dattirer lattention de personnes impliques dans un projet de construction encore plus intressant. Elles lui avaient fait une offre quil navait pu refuser. En un sens, le fait que cet aspect de sa vie ft le reflet de celle de son illustre anctre le rassurait.

    Sa capsule descendit dans le primtre de la base de la Marine du Commonwealth. La base se rsumait un terrain datterrissage entour de ranges de hangars et de baies de maintenance. Depuis sa cration, Arevalo accueillait la division exploratoire de la Marine. Les vaisseaux gars sur le tarmac taient soit des engins claireurs, soit des transports de passagers plus ordinaires. Les trois tours noir mat qui dominaient le primtre nord abritaient les laboratoires

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    dastrophysique et le centre dentranement des quipages scientifiques.

    La capsule de Troblum se faufila sous les arches vases qui soutenaient la tour principale, puis se posa. Il marcha jusqu la base de larche la plus proche, sa toge formelle lentourant dun halo ultraviolet peu discret. Il ny avait pas beaucoup de monde dans les parages quelques officiers se dirigeaient vers leurs capsules en le regardant du coin de lil. Dans la branche Haute, les gros taient extrmement rares. La technologie biononique avait justement pour utilit de maintenir le corps en forme et en pleine sant. Il arrivait rarement, certes que la biochimie dun individu complique la tche de la biononique, mais il suffisait alors de modifier subtilement son ADN. Troblum avait repouss cette option. Il tait comme il tait, et il navait pas lintention de sen excuser auprs de qui que ce soit.

    Le temps datteindre la colonne, son cur battait tout rompre. Quand il pntra dans le vestibule, il tait tremp de sueur. Des capteurs le scannrent en profondeur, et il posa les mains sur le globe testeur afin que le systme de scurit reconnaisse son ADN. Une des cabines dascenseur souvrit. La descente fut interminable.

    La salle de confrences hautement scurise retenue pour sa prsentation navait rien de remarquable ; un espace ovale avec, en son centre, une grande table elle aussi ovale, en bois de roche. Autour de celle-ci, dix morphofauteuils blanc perle. Troblum sinstalla sur le sige oppos la porte et entreprit de vrifier auprs du bureau de la Marine que tous les fichiers dont il aurait besoin taient bien chargs dans le systme.

    Quatre officiers entrrent, dont trois vtus de la mme toge bne aux motifs de surface plutt sobres. Des officiers de haut rang, assurment, comme en attestaient les minuscules points rouges qui brillaient sur leurs paules. Il les reconnut tous sans laide de son ombre virtuelle. Mykala, capitaine de troisime niveau et directeur du bureau local des voyages supraluminiques ; Eoin, capitaine spcialis dans les activits extraterrestres ; Yehudi, le commandant du bureau dArevalo. Le quatrime homme tait le premier amiral Kazimir Burnelli. Troblum, qui ne sattendait pas voir le commandant en chef de

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    la Marine du Commonwealth, se leva rapidement. Lamiral tait un homme trs puissant, mais il tait aussi et surtout le fils de deux des figures les plus importantes de la Guerre contre lArpenteur. Et puis, son ge tait canonique : mille deux cent soixante ans. La plupart des humains de la branche Haute chargeaient leur personnalit dans lANA lorsquils avaient vcu cinq ou six cents ans.

    Lamiral portait un uniforme noir la coupe lgante, taill dans du tissu ordinaire. Il lui allait merveille, mettait en valeur ses paules larges et son torse fin la figure classique du chef. Il tait grand, sduisant, et avait la peau couleur olive. Troblum reconnut immdiatement la mchoire carre et les cheveux noir corbeau de son pre, mais aussi le nez presque dlicat et les yeux ples et amicaux de sa mre.

    Amiral ! sexclama-t-il. Heureux de vous rencontrer, dit Kazimir Burnelli en lui

    tendant la main. Troblum mit un long moment comprendre comment il

    devait ragir, puis serra vigoureusement la main de lamiral. son grand soulagement, sa toge stait charge de le rafrachir et il ne transpirait plus. Dans son exovision, lassistant de comportement social se referma.

    Je suis ici en tant que reprsentant du Gouvernement de lANA, dit Kazimir.

    Cela, Troblum lavait dj devin. Kazimir Burnelli tait le lien humain essentiel qui unissait le Gouvernement et la flotte dissuasive de la Marine, poste haute responsabilit quil occupait depuis plus de huit sicles. Quelque chose dans son maintien trahissait son ge ; impossible de se retrouver en sa prsence sans percevoir cette aura de lassitude.

    Troblum aurait voulu lui poser tellement de questions : Est-ce pour compenser la vie trop courte de votre pre que vous avez dcid de rester dans votre corps aussi longtemps ? Ou encore : Pourriez-vous maider rencontrer votre grand-pre ? Au lieu de quoi il se contenta de dire humblement :

    Merci dtre venu, amiral.

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    Un bouclier supplmentaire se dploya autour de la salle, et le rseau confirma la mise en place dun niveau de scurit optimal.

    Alors, de quoi souhaitez-vous nous parler ? commena lamiral.

    Jai une thorie sur le fonctionnement des gnrateurs des toiles de Dyson, rpondit Troblum en activant la connexion de la salle de confrences pour permettre aux quatre hommes daccder ses fichiers et projections.

    Les toiles de Dyson taient deux astres spars de trois annes-lumire confins dans des champs de force gants. Ces barrires avaient t riges en lan 1200 par les Anomines, et ce pour une bonne raison. Les Primiens, qui avaient dj colonis leur systme Alpha avant de conqurir Bta, taient anims dune hostilit pathologique envers toute autre forme de vie biologique. LArpenteur tait lun des leurs. Il avait chapp au confinement et uvr dans lombre pour que le Commonwealth dsactive le champ de force qui entourait Dyson Alpha, ce qui avait provoqu une guerre qui avait cot la vie plus de cinquante millions dtres humains. Ozzie et Mark Vernon avaient fini par ractiver le champ de force, mettant un terme la guerre, mais le Commonwealth lavait chapp belle. Depuis cette poque, la Marine navait cess de surveiller les deux toiles.

    Des sicles plus tard, lorsque les Raiels avaient invit le Commonwealth se joindre leur observation du Vide, les scientifiques humains avaient t frapps par les similitudes qui existaient entre les machines dfensives disperses dans les systmes du Mur et les gnrateurs des champs de forces des deux Dyson.

    Jusque-l, expliqua Troblum, on avait suppos que la technologie des Anomines tait semblable celle des Raiels. Selon lui, il sagissait dune erreur. Son analyse des gnrateurs des Dyson dmontrait que leur conception tait presque identique celle des DF de Centurion.

    Eh bien, justement, cest ce que nous avons toujours dit, fit remarquer Yehudi.

    Pas tout fait, rpliqua aussitt Troblum.

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    La division exploratoire de la Marine avait visit plusieurs fois le monde natal des Anomines. Leur espce stait scinde deux millnaires plus tt. Le groupe le plus avanc technologiquement avait atteint la sentience postphysique, tandis que les autres avaient rtrovolu vers une civilisation pastorale. Bien quils aient dvelopp des trous de ver et envoy des missions dexploration dans toute la galaxie, ils navaient colonis quune douzaine de systmes proches, dont aucun ne contenait de vestiges dquipements dastroingnierie importants. Les socits pastorales qui subsistaient navaient aucune connaissance des gnrateurs de champs de force des Dyson et ntaient plus en contact avec leurs cousins postphysiques depuis bien longtemps. En dpit des efforts dploys par la Marine, on ntait pas parvenu trouver les structures dassemblage qui avaient servi la construction de gnrateurs des Dyson. Les astroarchologues en avaient conclu que les machines staient tout simplement dgrades dans le vide et volatilises.

    tant donn lchelle des structures, expliqua Troblum, ctait trs peu plausible. Tout dabord, quel quait t leur niveau de sophistication, les Anomines auraient mis au moins un sicle fabriquer un tel gnrateur en partant de rien, et l, il y en avait deux ; il suffisait de voir comment avanait la construction du projet Air pour se rendre compte de lampleur de la tche Air bnficiait pourtant dAEM quasi illimites. Et les Anomines navaient pas de temps perdre. Les Primiens de Dyson Alpha volaient dj vers dautres systmes stellaires dans des vaisseaux plus lents que la lumire, ce qui avait motiv la dcision de les confiner. En un sicle le temps quaurait dur le chantier des Anomines les Primiens auraient eu le temps de coloniser toutes les toiles situes dans un rayon de cinquante annes-lumire.

    La conclusion vidente, continua Troblum, est que les Anomines se sont tout simplement appropri des engins existants, savoir ceux des Raiels. Pour cela, ils nauraient eu besoin que dun gnrateur de trous de ver suffisamment puissant pour leur permettre datteindre les Dyson et nous savons quils possdaient ce genre de technologie. Je propose

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    donc que la Marine passe au peigne fin lespace interstellaire autour des Dyson. Le ou les gnrateurs de trous de ver des Anomines pourraient trs bien tre toujours dans les parages. Surtout sils nont servi quune seule fois.

    Troblum lana un regard plein despoir lamiral. Kazimir Burnelli finit de compulser le dernier fichier

    prsent par le physicien et fit une pause. Les Primiens ont envahi le Commonwealth avec le plus

    grand trou de ver jamais construit, dit-il. Grce lui, ils taient capables de parcourir cinq cents annes-lumire.

    La Porte de lEnfer, lcha automatiquement Troblum. Vous connaissez bien notre histoire. Cest une bonne

    chose. Vous ntes donc pas sans savoir que ce trou de ver ne dpassait pas deux kilomtres de diamtre. On est loin de la taille requise pour transporter les gnrateurs des barrires.

    Oui, mais je faisais rfrence une manifestation indite de la technologie des trous de ver. Imaginez un trou de ver dont le gnrateur ne serait pas forcment dmesur, et qui dmultiplierait leffet de la matire exotique jusqu la dimension dsire.

    Je nai jamais entendu parler de ce concept. Notre comprhension de la thorie des trous de ver suffit

    lexpliquer, amiral. Vraiment ? demanda Kazimir Burnelli en se tournant vers

    Mykala. Capitaine ? Je suppose que ce ne serait pas compltement impossible.

    Toutefois, jaurais besoin de rexaminer la thorie de la matire exotique avant de me prononcer.

    Je travaille dj sur la mthode, intervint Troblum. Des rsultats ? demanda Mykala. Troblum la suspectait de se moquer de lui, mais avait du mal

    interprter son ton. Oui, rpondit-il, je progresse. En tout cas, je nai rencontr

    aucune barrire thorique sur ma route. Lunique problme, cest lnergie disponible ; il en faut beaucoup.

    Il faudrait une nova tout entire pour alimenter en nergie le transport de gnrateurs tels que ceux qui font fonctionner les barrires des Dyson, fit remarquer Mykala.

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    prsent, aucun doute ntait plus permis : elle se fichait bel et bien de lui.

    Non, non, beaucoup moins, rtorqua-t-il. Quoi quil en soit, sils ont construit ces gnrateurs prs de leur monde dorigine, il leur a fallu trouver un moyen de les transporter l-bas, nest-ce pas ? Et sils les ont construits in situ, o sont passs les chantiers ? Depuis le temps, nous naurions pas manqu de trouver quelque chose daussi gros. Non, je persiste : ces gnrateurs ont t transports depuis leur emplacement original, choisi par les Raiels.

    moins quils aient t construits par les Anomines postphysiques, dit-elle. Qui sait de quoi ils sont ou taient capables.

    Dsol, mais je suis daccord avec Troblum, intervint Eoin. Nous savons que les Anomines ont atteint le niveau postphysique environ un sicle et demi aprs la mise en place des barrires des Dyson.

    Exactement, triompha Troblum. Leur niveau technologique devait tre comparable au ntre aujourdhui. Je pense quun engin capable de dplacer des plantes entires nous attend quelque part dans lespace interstellaire. Nous devons absolument le trouver, amiral. Jai dores et dj labor une mthodologie qui devrait permettre la division exploratoire de

    Permettez-moi de vous interrompre, le coupa Kazimir Burnelli. Troblum, votre hypothse semble effectivement convaincante. Tellement convaincante que je vais immdiatement transmettre vos donnes un comit dexperts. Si leurs conclusions rejoignent les vtres, nous discuterons trs srieusement dune ventuelle mission dinvestigation conduite par la Marine. Croyez-moi, par les temps qui courent, ce serait dj inespr.

    Vous pourriez donner lordre la division exploratoire de dbuter les recherches tout de suite ; vous avez lautorit ncessaire.

    Cest vrai. Cependant, je ne lexerce jamais sans une excellente raison. Ce que vous nous avez montr est plus que

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    suffisant pour motiver une valuation en bonne et due forme. La procdure sera respecte. Alors, si vous avez raison

    videmment que jai raison, aboya Troblum. Il se rendait bien compte quil ne se comportait plus dune

    manire trs approprie, mais il tait si prs du but ! La prsence inattendue de lamiral lui avait fait simaginer que la recherche pourrait commencer de suite.

    Si javais suffisamment dAEM, je financerai cette mission moi-mme, reprit-il, mais comme ce nest pas le cas, cest la Marine de sen charger.

    Jamais un simple particulier ne serait autoris effectuer cette recherche, rtorqua lamiral dun ton neutre. Lespace qui en