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Filip FORGEAU
Petits soldats de plomb
Théâtre jeune public
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De Filip Forgeau, déjà parus :
Les Souffrances du Jeune Werther d'après Goethe Théâtre/Actes-Sud/Papiers, 1987
Pas de quartier pour ma viande
Théâtre/Lansman, 1998
Auteurs de Garde Avec François Chaffin & Sabine Malet
Coédition Brocéliande/Théâtre du Menteur, 2002
L’étal Récit/Editions de L’Amourier, 2003
L’iguane
Roman/Editions Le Bruit des Autres, 2004
Chienne est la nuit des papillons Roman/Editions Le Bruit des Autres, 2005
Animal Fragile (Le galop du girafon)
Théâtre/Editions Le Bruit des Autres, 2006
Un atoll dans la tête Récit/Editions Le Bruit des Autres, 2006
Les Revenantes
Photographies Mathilde Fraysse/ Textes Filip Forgeau Coédition L’Oeil Écoute/ Le Bruit des Autres, 2006
La chambre noire suivie de S’écorche
Théâtre/Editions Le Bruit des Autres, 2007
Blanche, la nuit suivie de La petiote Théâtre & Récit/Editions Le Bruit des Autres, 2007
La dispute d’après Marivaux
Théâtre/Editions Les Cygnes, 2008
Orson or not Orson Théâtre/Editions Les Cygnes, 2008
De l’amour, de la rage et autres cocktails Molotov
Théâtre/Lansman, 2009
H P Poésie/Editions Dernier Télégramme, 2011
La chambre de Milena
(Préface de Daniel Mesguich) Théâtre/Editions Le Bruit des Autres, 2014
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La chambre d’Anaïs
Théâtre/Editions Le Bruit des Autres, 2014
Rosa Liberté Théâtre/Editions Les Cygnes, 2016
Journal du pays où je ne suis pas né
Récit/Editions Incipit en W, 2017
Federico(s) Théâtre/Editions Théâtrales, 2018
Blanche, la nuit suivi de Miaoustaches
Théâtre/Editions Théâtrales, 2019
Filip Forgeau a par ailleurs écrit pour le cinéma, notamment "L'IGUANE", long-métrage, adapté de son premier roman, Grand Prix Tournage Award lors des 10èmes Rencontres Cinématographiques Franco-Américaines, sorti en salles en France en 1996 et en DVD chez Malavida en 2006.
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Pour ma fille Lola-Maria et mon fils Gaspar…
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1 – LA MORT ENTRE EN SCÈNE La Mort se fait belle, elle met un beau chapeau… Se prépare pour un rendez-vous.
GRAND-MÈRE
Appelez-moi Grand-Mère. Je suis LA MORT. Comme ça, c’est dit. J’ai plein d’autres noms, mais Grand-Mère j’aime bien, c’est gentil Grand-Mère. (Un temps) Oh ! Mon rendez-vous ! J’avais oublié, mon rendez-vous ! Aujourd’hui j’ai rendez-vous. Avec… euh… Mais, c’est pas le tout d’avoir un rendez-vous ! Faut être belle, se faire belle. Une belle mort. Toujours faire bonne impression. Ne pas faire peur. Juste bonne impression. De l’allure. (À quelqu’un dans le public) Madame sait de quoi je parle. Quand vous viendrez, on pourra parler chiffon toutes les deux. Ainchiffon font font les petites marionnettes…Hi hi hi… Qui a dit que LA MORT n’avait pas d’humour, hein ? Hi hi hi… Oh, il arrive…
2 – LUCIEN GASTON Le rendez-vous, c’est Lucien Gaston. Il se réveille et s’amuse à empaler une petite marionnette à son effigie. Une fois. Deux fois. En boucle. Jusqu’à la folie.
LUCIEN GASTON Soldat 2ème classe Lucien Gaston. Mon nom est composé de deux prénoms. Je ne sais plus lequel est mon nom, lequel est mon prénom. J’ai 30 ans, quatre mois et sept jours. Enfin, je crois. Je suis à un jour près. Je compte les jours. Je ne sais pas trop où je suis, je ne sais plus trop où j’en suis. Je n’ai pas vraiment bougé depuis plusieurs semaines, mais le monde, lui, a bougé tout autour de moi. La terre qui tremble. Qui se liquéfie aussi parfois. Je suis là, quelque part, dans un univers métallique… Je suis là, quelque part, dans la boue… Oui, je suis là, quelque part, perdu au milieu de la boue et du métal.
Au fur et à mesure, Lucien Gaston laisse le petit corps empalé de la marionnette. Il recule et se perd dans l’espace, parmi les cartes et les mobiles, toujours perdu dans la boucle de son texte qui s’emmêle, se décompose et s’enroule sur lui-même. Folie.
LUCIEN GASTON Soldat Lucien composé. Classe 2ème Gaston. Mon nom est je ne sais plus. J’ai deux prénoms. 30 ans est mon nom. Quatre mois et sept jours est mon prénom. Lequel, lequel ? J’ai ! Je suis. Enfin. À un jour près, je crois. Je suis les jours qui comptent trop. Je suis où je ne suis pas. Bouger, je ne sais plus. J’en suis où ? Je n’ai pas vraiment plusieurs semaines. Mais le monde tout autour de moi. Qui tremble ? Qui a bougé ? Parfois se
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liquéfie ! La terre aussi. Depuis, je, quelque part, suis un univers métallique. La boue quelque part dans lui. Suis là dans je. Quelque part dans lui. Suis perdu là. De la boue au milieu du métal. Là, je, quelque part, suis, là, et oui !
3 – LA MORT APPORTE LE CALME La Mort s’approche, intéressée.
GRAND-MÈRE (Au public) Waouh ! Joli garçon ! Il est jeune et beau, hein ?
La Mort s’approche de Lucien Gaston, le calme, pose sa tête sur son épaule.
GRAND-MÈRE Chut !
Elle le lave, lui enlève la boue, compte ses doigts, le recoiffe, l’embrasse, un bisou mouillé. Le baiser de la mort.
GRAND-MÈRE Et voilà ! Bienvenue !
4 – LA MORT DÉCROCHE LE PETIT CORPS EMPALÉ DE LUCIEN GASTON La Mort retourne à la marionnette de Lucien Gaston, décroche son petit corps empalé pour le remettre en terre en l’écrasant dans la glaise. Elle lui dit – ou chantonne – un petit poème, comme une petite berceuse.
GRAND-MÈRE Enfants, vous êtes les petits soldats de plomb de la patrie ! Allons soldats de la patrie, Le jour de gloire est arrivé ! Victoire, la journée du triomphe Est arrivée ! Elle a un goût de flaques et de sang, De flaques de sang, Une saveur de plomb, Un goût de meurtrissures, Une forme de cicatrices, Une odeur de blessures Un parfum de tranchée ! Frémir, courir, C’est la chanson des amputés ! Frémir, courir, Prothèse à l’œil, prothèse au nez ! Levez vous, aveugles, gazés et mutilés !
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Levez-vous de votre lit d’obus, De votre tombe creusée par les mortiers ! Et frémissez, courez ! Allez vers le lugubre, le glauque et la désolation ! Frémissez, courez ! Allez vers le désastre et vers la mémoire oubliée ! Frémissez, courez ! Courez avec vos pieds d’enfants estropiés ! Frémissez, courez ! Vous êtes le sang de la terre Que la terre s’abreuve de votre sang d’enfants bientôt morts ! La guerre est un jeu d’enfants ! Rappelez-vous de vos fusils, Petits soldats de plomb, Rappelez-vous des somptueux uniformes, Petits soldats de plomb ! Frémissez et courez, petits soldats de plomb ! Et servez votre mère patrie ! N’ayez pas peur des barbelés ! Bombez le torse de vos corps déchirés ! La guerre est un jeu d’enfants ! Frémissez et courez, petits soldats de plomb ! La guerre est un jeu d’enfants ! Frémissez et courez, petits soldats de plomb ! Et que le jeu finisse comme il a commencé !
5 – LA MORT ACCROCHE LE SOUVENIR DE LUCIEN GASTON DANS L’ARBRE À MÉMOIRE
La petite berceuse prend fin tandis que La Mort ne garde de la petite marionnette de Lucien Gaston que sa petite casquette rouge. Puis, elle enlève la même casquette rouge du « vrai » Lucien Gaston. Elle met la petite casquette dans la grande. Puis va accrocher les casquettes dans l’arbre à morts, l’arbre à souvenirs, parmi les autres objets qui pendouillent dans cet étrange mobile.
6 – LA MORT DÉVOILE SON JARDIN SECRET La Mort va jardiner. Elle déterre des fleurs artificielles et des objets métalliques. Elle plante ses drôles de fleurs au bout de leurs tiges métalliques rouillées – tel des objets récupérés sur le champ de bataille. Elle sort un petit arrosoir, boit un petit coup de « schnaps », tord boyau, et arrose ses fleurs mortes.
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GRAND-MÈRE
Et une gorgée pour Grand-Mère !
Elle déterre un objet qui rappelle la guerre à Lucien Gaston. Mouvement de recul : flash de Lucien.
LUCIEN GASTON Dis, grand-mère…
GRAND-MÈRE Hum… Mmmm…
LUCIEN GASTON Grand-mère…
GRAND-MÈRE Mmmm…
LUCIEN GASTON Grand-mère… C’était comment, la grande guerre ?
GRAND-MÈRE Pfffff…
LUCIEN GASTON C’était une guerre beaucoup plus grande que les autres ?
GRAND-MÈRE Bah !
LUCIEN GASTON Ou c’est juste parce qu’elle est vieille qu’on l’appelle comme ça ? Grande guerre, grand-mère…
GRAND-MÈRE Oh…
LUCIEN GASTON Et avant d’être grand-mère, pendant la grande guerre, est-ce que tu étais une grande générale ?
GRAND-MÈRE Hé hé…
LUCIEN GASTON Est-ce que c’est comme ça, qu’on dit au féminin : une grande générale ?
GRAND-MÈRE Hé hé…
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LUCIEN GASTON C’est la classe, ça, d’être une grande générale, grand-mère ? (Pause) Le goût du sang, c’est quoi, grand-mère ?
Silence.
LUCIEN GASTON Tu l’as déjà eu, le goût du sang, grand-mère ?
Silence.
LUCIEN GASTON Juste avant la bataille. La soif du sang avant l’assaut. L’excitation. La fièvre. La transe.
Silence. Fatiguée, lassée par tant de questions, exaspérée, La Mort décide de lui montrer.
GRAND-MÈRE Ah, tu veux savoir ? Tu veux savoir, tu veux tout voir ? Tu crois que voir c’est savoir, peut-être, hein ? Et que pour savoir, il faut tout voir ? Hein, hi hi hi ! Et bien, tu vas voir, tu vas savoir, tu vas savoir ce que tu vas voir, saperlipopette ! (Soudain, au public) Et vous aussi ! Puisque vous êtes là, vous allez voir ce que vous allez voir ! Je vais vous dévoiler tous les secrets de mon jardin !
Elle va sonner la cloche.
7 – LA MORT DÉVOILE SON JARDIN SECRET La Mort retourne jardiner dans son jardin secret. Et alors que les cloches sonnent toujours, on voit la folie meurtrière se mettre en place et se préparer dans une chronologie implacable, tandis que la cacophonie des voix envahit l’espace : On entend La Voix de la Mobilisation cracher son ordre dans un haut-parleur
LA VOIX DE LA MOBILISATION Ordre de mobilisation générale. Par décret, la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée, ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires au complément de ces armées. Tout citoyen soumis aux obligations militaires doit, sous peine d’être puni avec toute la vigueur des lois, obéir aux prescriptions du fascicule de mobilisation. Sont visés par le présent ordre de mobilisation générale tous les hommes non présents sous les drapeaux et appartenant : 1°) à l’armée de terre, y compris les troupes coloniales et les hommes des services auxiliaires 2°) à l’armée de mer y compris les inscrits maritimes et les armuriers de la marine.
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Les autorités civiles et militaires sont responsables de l’exécution du présent décret.
On hisse les drapeaux…
LA VOIX DU POLITIQUE La mobilisation n’est pas la guerre. Dans les circonstances présentes, elle apparaît au contraire comme le meilleur moyen d’assurer la paix dans l’honneur !
On voit des civils se présenter…
LA VOIX DES APPELÉS André Goujault, jardinier. Roger Lacaille, tourneur fraiseur. Marcel Dubois, menuisier ébéniste. René Blondin, apprenti. Raoul Bataille, plombier. Georges Vie, électricien. André Peugeot, magasinier. Augustre Trébuchon, agriculteur…
On voit un officier accueillir les nouvelles recrues et leur faire subir les premiers entraînements…
LA VOIX DE L’OFFICIER Nouvelles recrues, garde à vous ! Vérification du paquetage et de l’équipement du fantassin ! 59 pièces ! Casque sur la tête et gamelle à la main ! Un deux, un deux, un deux ! Présentez armes et moulin à café ! Repos ! Faites demi-tour à droite ! Présentez pansements ! Repos ! Faites demi-tour à gauche ! Ouvrez trousse à couture ! Un deux, un deux, un deux ! Présentez cravate ! Dépliez mouchoir et torchon ! Repos ! Aiguisez pelle, allumez fagot ! Je vais vous préparer à devenir des héros comme on dresse des chevaux de cirque, moi, bande de troufions ! Le corps à l’effort ! Vous êtes le corps de l’armée ! Marchez ! Rampez ! Saluez ! Baïonnette au fusil ! Baïonnette, sac-armoire, sac à tiroirs, 50 kilos sur les épaules ! Marchez ! Portez ! Le poids sur les épaules ! Le soldat doit être toujours occupé ! Saluer, se tenir debout au garde à vous, défiler au pas de parade, présenter les armes, faire demi-tour à gauche, faire demi-tour à droite, faire claquer les talons, respecter l’autorité, faire preuve d’obéissance absolue ! Et si vous n’en avez pas assez, j’vais vous en inventer, moi, des corvées !
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On voit se mettre en place les casernes, les postes de combat, on déballe le matériel militaire et les paquetages…
LA VOIX DU MATHÉMATICIEN DE L’HORREUR
D’après mes calculs, mon général, sachant que chaque semaine 50 000 tonnes de matériel sortent des usines, combien de milliers de tonnes seront-ils sortis en 4 années ? Sachant également, mon général, qu’il faut 80 chevaux pour déplacer 4 canons, combien faudra-t-il de chevaux pour en déplacer 800 ? Sachant que sur une distance de 10 kilomètres, on positionne 1 200 canons : ça fait combien de canons par mètre ? Sachant qu’on tire 300 000 obus en 24 heures, trouver le nombre d’obus que l’on tire par heure. Faire le même exercice avec 1 million 500 mille obus pendant 5 jours. Sachant que l’on déplace 11 000 camions et qu’un véhicule passe toutes les cinq secondes : combien de temps mettra-t-on à voir passer tous ces camions ? Si nous sommes en mesure de répondre à toutes ces questions, mon général, nous le serons également pour gagner la guerre, mon général !
On voit la fin de l’installation militaire, les convois, les premières lignes…
LA VOIX DU GÉNÉRAL Soldats, nous faisons corps avec la terre ! Nous sommes faits d’argiles ! Colosses d’argile, le goût de la terre nous colle à la bouche ! Dans la boue de la tête aux pieds ! Soldats, vérifiez une dernière fois vos paquetages et marchez vers la gloire ! Vers l’horizon qui nous verra vainqueurs ! Et quelle gloire ! Celle qui relève du courage militaire, de l’audace et de la volonté poussés à l’extrême ! Bombez le torse, gonflez vos poitrines, et oubliez les dangers affrontés chaque jour, chaque heure, chaque seconde ! Et pensez aux services rendus à la patrie, et aux nombreux honneurs qu’elle rendra à tous vos sacrifices ! Soldats, si vous mourez, vous aurez l’honneur que l’histoire fasse de votre patronyme un nom fameux ! Si vous ne mourez pas, vous ramènerez au pays des décorations de grâce et d’éclat, des médailles de fraîcheur et d’enchantement ! Soldats, en servant votre patrie, vous ne renoncez pas à votre jeunesse, mais vous l’auréolez à jamais de la virilité de votre grâce, vous la nimbez du cercle éternel où brillent au firmament la force du devoir et la valeur du drapeau ! Soldats, ne tremblez que d’une chose : que par peur d’avoir peur ! Soldats, ne regardez pas en arrière ! Tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi ! Le suprême effort ! Soldats, une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer ! Soldats, dans les circonstances, aucune défaillance ne sera tolérée ! Et rappelez-vous, soldats, le meilleur moyen de vaincre l’ennemi est d’abord de le tuer !
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À la fin du discours, la guerre s’est définitivement installée. Calme. On entend peut-être souffler le vent. (Mais c’est peut-être La Mort qui souffle dans son jardin)
LA VOIX D’UN HOMME Qui a creusé la première tranchée ? Mais qui a creusé la première tranchée, putain ?!
Le vent souffle plus fort.
8 – LETTRE 1 : « JE TE RASSURE » Soudain, dans le vent, monte une voix. On dirait qu’elle vient de « l’arbre à mémoire », comme si c’était l’un des objets suspendus qui parlait… Peut-être une montre…
L’HOMME
Mathilde, ici le vent souffle de plus en plus fort et le temps semble s’être arrêté depuis que je suis loin de toi… Oui, le vent souffle de plus en plus fort sur un temps immobile… Ma vieille montre s’est arrêtée, mais la photographie de ton portrait en médaillon veille sur moi, surplombant le cadran et ses aiguilles figées… Demain, Mathilde, sera le jour de notre premier combat. Et ce demain montre bien que le temps court toujours… Mais, sur le chemin incertain de notre premier combat, je veux te rassurer, Mathilde… J’ai peur, bien sûr, mais je veux essayer de te rassurer… Beaucoup disent qu’il y a de fortes chances pour que cette guerre ne dure pas. Et si le temps ne s’arrête pas définitivement demain, et si le vent continue de souffler, et si ton visage continue toujours de veiller sur moi, je serai de retour pour Noël, Mathilde…
9 – PREMIER COMBAT/PREMIER CHOC : LA BASCULE Bascule et balançoire : c’est la première bataille dans le no man’s land.
10 – SISYPHE 1 On voit soudain passer un petit personnage poussant sa pierre, tel Sisyphe, dans le no man’s land. Entre L’Âme du Soldat Disparu.
L’ÂME DU SOLDAT DISPARU Eh, t’as pas vu mon corps ?
SISYPHE Tu es qui, toi ?
L’ÂME DU SOLDAT DISPARU
Je suis l’âme du soldat disparu… Tu ne sais pas où est mon soldat disparu ?
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SISYPHE Il a disparu… On n’a pas retrouvé son corps.
L’ÂME DU SOLDAT DISPARU
Tu ne comprends pas, c’est mon corps, je suis son âme. T’as jamais vu une âme qui cherche son corps ? Je cherche mon soldat.
SISYPHE Mais il n’existe plus, ton soldat !
L’ÂME DU SOLDAT DISPARU Tu veux dire que je n’ai jamais existé ? Au secours, j’existe ! Je suis là ! J’existe ! Je suis l’âme du corps du soldat disparu ! Celui que vous n’avez jamais retrouvé ! Aidez-moi ! Trouvez-moi ! Je suis là ! Je suis là !
11 – LA MORT DEROULE SON FIL La Mort déroule tranquillement un fil qu’elle tend entre deux points de l’espace.
GRAND-MÈRE Chut ! La Mort déroule son fil… Hi hi hi !
12 – PASSAGE DU FACTEUR À VÉLO Au fur et à mesure que le facteur à vélo avance au ralenti sur le fil tendu par La Mort, les lettres, voix essoufflées comme en plein effort, parlent et se mélangent.
CACOPHONIE DES LETTRES (Lettre 1) Mon amour, je t’écris à la lumière des fusées éclairantes tu me manques, et les enfants aussi me manquent … (Lettre 2) Madame, nous avons la tristesse de vous annoncer… (Lettre 3) Cher Pierre, pour votre premier hiver, je vous ai tricoté une couverture de toutes les couleurs… (Lettre 4) Les gars fument tout le temps. Comme pour se sentir vivant. Tant que tu recraches de la fumée, c’est que t’es encore vivant. Hier j’ai tué un ennemi, j’ai pensé « Pardonne-moi, mais il faut que je te tue pour vivre »… (Lettre 1) Dis bien aux enfants que je serai toujours avec eux, que je serai toujours là, quoi qu’il arrive… (Lettre 2) Et que n’étant pas rentré de mission son nom a été inscrit sur la liste des portés disparus… (Lettre 3) J’espère que cela vous réchauffera le corps et le cœur et égayera un peu la grisaille qui vous environne… (Lettre 4) En le voyant agoniser sous mes yeux, j’ai pris conscience que je ne savais pas qu’on avait si soif quand on mourait… (Lettre 1) Soyez sages mes chéris, et ne pleurez pas à la lecture de cette lettre car je suis bien vivant quand je pense à vous et quand je vous écris… (Lettre 2) Nous ne manquerons pas de porter à votre connaissance, chère Madame, tout élément nouveau dans l’évolution et dans l’avancée des recherches… (Lettre 3) Et, en attendant votre prochaine permission, que j’espère des plus promptes, j’ai
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commencé pour vous une nouvelle écharpe… (Lettre 4) Ici le ciel semble parfois se transformer en nuages de sang au-dessus de nos têtes… (Lettre 1) Les fusées ont cessé et je ne vois plus rien, je t’aime, mon amour, embrasse encore une fois les enfants pour moi… (Lettre 2) Veuillez recevoir, chère Madame, nos sentiments distingués et la reconnaissance des armées pour le sacrifice de votre fils… (Lettre 3) Et ainsi, en tricotant, je tue le temps et vous attends, mon bien-aimé… (Lettre 4) Et moi je me demande simplement quand je reverrai la mer, si je la revois un jour…
13 – LE FIL DU FOU Le Facteur disparaît à l’horizon, en même temps que s’évanouit la voix de la dernière lettre. Apparaît Le Fou à sa place sur le fil.
LE FOU (Il compte les bombes, mais c’est comme s’il finissait de compter avant de chercher ses copains qui jouent à cache-cache). Pouf, sept ! Pouf, huit ! Pouf, neuf ! Dans mon panier neuf… Pouf, dix ! Pouf, onze ! Pouf, douze ! Elles seront toutes rouges ! J’arrive ! Michel ! Pouf. Simon ! Pouf. Raoul ! Pouf. Tout le monde ! Pouf. Hého tout le monde ! Hohé les copains, y’a quelqu’un ? ! Pouf. Ratatinés, les copains… Pouf, c’est toujours moi qui pouffe… Pouf, pouf, pouf ! Z’êtes où les copains ? Pouf. Copains, zeppelins, chagrin. Tout le monde pouf, c’est ouf… Pouf, pouf, pouf… Pouf, pouf, pouf et ratatam. Abracada Boum, Am stram clamse ! 1, 2, 3, Sommeil ! Pouf, rouge, pouf, sang ! Maman ? Ah, non, je croyais… Le facteur n’est pas passé, il ne passera jamais… Lundi, mardi… Mercredi matin, l’empereur, sa femme et le petit prince… (Il se met à trembler, il marmonne pour se calmer, on ne comprend pas) Pouf, fil de fer et barbelés, pouf, au fil du temps et des pensées, pouf, croix d’bois croix d’fer, si je mens j’vais en enfer… Chut… L’enfer… L’enfer…
Il s’en va, comme s’il avait peur.
14 – DISCOURS SUR LES TIRAILLEURS Arrive Le Buste du Général. Dans sa folie, il picole. Au fur et à mesure qu’il se verse des verres de vodka sur la gueule, son visage en terre se décompose.
LE BUSTE DU GÉNÉRAL Étant donné l’incorporation dans nos armées de soldats… noirs… (il a du mal à dire le mot, comme s’il avait à un haut-le-cœur à chaque fois qu’il doit le prononcer)… hips… issus de peuplades indigènes et parlant différents dialectes, le commandement des armées se voit dans l’obligation de faciliter… hips… l’encadrement de ces nouvelles recrues
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par la création d’un langage commun et simplifié et baptisé « Le petit nègre » ou « langage tirailleur ». En voici… hips… les principales règles de grammaire. 1°) Désigner toujours le même objet ou exprimer la même idée par le même mot. 2°) Toujours indiquer du geste la personne, l’animal ou l’objet dont on parle. Faire toujours l’acte que l’on indique. User d’une mimique aussi expressive que possible… hips… 3°) Considérer uniquement le genre masculin pour les choses inanimées. Exemple : mon lacase pour dire ma maison, mon latête pour dire ma tête, mon lebras, mon lajambe… et cetera… 4°) S’il s’agit… hips… d’un être animé, nous formerons le féminin en ajoutant au masculin le mot femme. Une jument se dira donc jument-femme, une chienne se dira donc chien-femme… et cetera… 5°) Le pluriel sera remplacé par « beaucoup » pour les grosses quantités et par « un peu » pour les petites quantités. Exemple : un grand troupeau de moutons se dira : « Ça y’en a moutons beaucoup moutons ». Un petit troupeau de moutons se dira : « Ça y’en a moutons peu ». Et si l’on peut arriver à les compter, en montrant par exemple trois moutons qui paissent, on pourra dire : « Ça y’en a moutons trois ! »… hips.… et cetera… 6°) Les verbes au présent s’emploient toujours à l’infinitif. Exemple : moi partir, toi mourir, lui souffrir… et cetera… Au passé, ça donnera : moi y en a parti, toi y en a mouru … et cetera… Pour le futur, on remarquera, qu’alors qu’au passé l’indication du temps suit le verbe, pour le futur cette indication précède le verbe. Exemple : encore trois jours, moi partir ; demain toi mourir… et cetera… Pour l’impératif, le ton et le geste devront bien marquer le caractère absolument impératif de la phrase… hips… 7°) Dans le langage tirailleur, le verbe être n’existe pas. Encore… hips… heureux ! 8°) Chez la plupart des peuplades… noires… la possession se marque simplement en accolant les noms du possesseur et de l’objet possédé. Exemple : Tirailleur fusil veut dire le fusil du soldat. Il est bon de respecter cette tournure en parlant aux… noirs… Sans doute que beaucoup comprendront si vous dites Fusil tirailleur, mais ils seront obligés de faire mentalement l’inversion pour rétablir l’ordre et mieux vaut leur éviter cette peine si l’on tient à être rapidement compris ! Hips… 9°) Par ailleurs, nos tirailleurs doivent être exercés à compter très distinctement et à articuler aussi correctement que possible… Hips… 10°) Enfin, on évitera de faire faire ces théories de français par des gradés indigènes, car ces derniers en apprenant les mots leur ont déjà fait subir une déformation qu’il serait déplorable de laisser s’accentuer par une succession de transmissions défectueuses. De déformation en déformation, on arrive rapidement à des termes absolument incompréhensibles ! Hips ! Conclusion : Pour arriver à se faire comprendre rapidement des… noirs… Il faut couler sa pensée dans le moule très simple de la phrase primitive ! Il faut réduire le nombre des mots employés. Il faut choisir pour parler aux tirailleurs les mots qu’ils prononcent eux-mêmes sans peine, parce que ce
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sont ceux qu’ils retiendront le plus facilement. Il y a en effet des sons que les… noirs… ne peuvent arriver à articuler ! Éviter les mots comme « réverbération » par exemple… (Il rit) « Réverbération ». (Il rit de plus en plus et redit plusieurs fois le mot avec un accent africain) « Réverbération » ! (Il se met à parler totalement petit nègre) Voilà moi. Moi blanc. Moi général. Moi chef. Voilà toi. Toi Bamboula, toi Bedary, toi Demba. Toi nègre. Toi pas chef. Race noire y en a pas l’habitude commander. Donc race noire y en a pas pouvoir être chef ! Toi, Bamboula, y en être seulement tirailleur. Tirailleur y en a bon, lui toujours obéir ! Personne y a moyen pas obéir moi ! Tiens, ça fusil, Bedary. Ça y en a pour toi, Demba. Ça fusil tirailleur ! Soldat noir y en a savoir obéir qu’à son lemaître Blanc !
Le Buste du Général a fini de se décomposer.
15 – INTERVENTION DU SOLDAT DISPARU Entre L’Âme du Soldat Disparu.
L’ÂME DU SOLDAT DISPARU Eh, général, t’as pas vu mon corps ? Eh, général, t’as vu, pour une fois je suis présent à l’appel ! À l’appel ! Ah, ah, ah !
Il creuse dans ce qu’il reste de la tête du Buste du Général : il trouve une boîte de Banania dans son cerveau.
L’ÂME DU SOLDAT DISPARU Ça alors ! Eh ! Général ! Toi y en a avoir boîte vide dans ton latête…
16 - LES TIRAILLEURS Demba et Bedary, les deux tirailleurs, au front. Bedary, blessé, est mourant.
LE TIRAILLEUR DEMBA Tu as entendu, Bedary…
LE TIRAILLEUR BEDARY Quoi, Demba ?
LE TIRAILLEUR DEMBA Écoute…
Silence. On n’entend rien.
LE TIRAILLEUR DEMBA Tu n’entends pas ?
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LE TIRAILLEUR BEDARY Quoi, Demba ?
LE TIRAILLEUR DEMBA Un éléphant, écoute…
Silence. On n’entend rien.
LE TIRAILLEUR BEDARY Il n’y a pas d’éléphant ici, Demba.
LE TIRAILLEUR DEMBA Si, écoute, encore…
Silence. On n’entend rien.
LE TIRAILLEUR DEMBA Tu n’entends plus les éléphants du pays, Bedary ?
LE TIRAILLEUR BEDARY Non. On est trop loin, Demba.
LE TIRAILLEUR DEMBA Les éléphants du pays ne sont jamais loin de leurs enfants, Bedary.
LE TIRAILLEUR BEDARY Même quand ils sont trop loin, Demba ?
LE TIRAILLEUR DEMBA Même quand ils sont trop loin, Bedary. Les éléphants n’abandonnent jamais les enfants du pays, tu sais…
LE TIRAILLEUR BEDARY Même quand ils ont quitté le pays, Demba ?
LE TIRAILLEUR DEMBA Même quand ils ont quitté le pays, Bedary…
LE TIRAILLEUR BEDARY Tu sais, j’aurais voulu mourir au pays, Demba…
LE TIRAILLEUR DEMBA Chut, écoute… Et ferme les yeux…
LE TIRAILLEUR BEDARY Est-ce que si je ferme les yeux, je vais mieux les entendre, Demba ?
LE TIRAILLEUR DEMBA Oui… Et si tu fermes les yeux, tu vas les voir aussi…
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Bedary ferme les yeux. Silence. On n’entend rien.
LE TIRAILLEUR BEDARY Oui… Je crois que je les entends, Demba… Et je les vois, aussi ! Oh, il y en a plein… Une multitude d’éléphants… Des grands, des petits, ils marchent fièrement dans la poussière…
LE TIRAILLEUR DEMBA C’est qu’ils sont fiers de te voir, Bedary…
LE TIRAILLEUR BEDARY
Je les vois, je les entends, Demba. Ils barrissent pour me saluer… Tu entends, Demba ?
Silence. On n’entend le bruit des bombes.
LE TIRAILLEUR DEMBA Oui, je les entends, Bedary…
LE TIRAILLEUR BEDARY
C’est magnifique, n’est-ce pas ? Les éléphants se rapprochent, Demba…
Silence. Bedary rend son dernier souffle. Demba reste seul en vie. On n’entend le bruit des bombes de plus en plus fort.
LE TIRAILLEUR DEMBA
(À Bedary mort, comme à un enfant endormi) Tu vois, Bedary, les éléphants n’abandonnent pas leurs enfants, ils t’ont ramené au pays…
Le bruit des bombes se mélange au barrissement des éléphants et à des percussions africaines… Explosion des sons.
17 – SISYPHE 2 On revoit passer le petit personnage poussant sa pierre, tel Sisyphe, dans le no man’s land. Sa pierre est plus grosse, il a plus de mal à la pousser, elle est en partie de couleur noire, comme s’il y avait des traces des deux tirailleurs dans cette boule de mort…
LE MATHÉMATICIEN DE L’HORREUR Sachant que l’on a perdu deux cent mille hommes mais gagné douze mètres, combien faudra-t-il perdre d’hommes pour gagner un kilomètre ? Sachant que le poids moyen d’un homme est de 75 kilogrammes, combien de kilogrammes d’humains a-t-on perdu au mètre ? Évaluer ensuite le poids de ces deux cent mille morts en kilo. La ligne de front s’étalant sur une largeur de 550 mètres et ayant avancé de 12 mètres, évaluer le volume de ces 200 000 morts en mètre cube.
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Enfin, cette bataille ayant coûté aux deux gouvernements belligérants la somme globale d’1 million 186 758 francs, calculer le prix moyen du kilo de mort. Sachant que l’on dénombre 90 000 morts en une semaine : calculer le nombre de morts par jour ? Par heure ? Par minute ? Par seconde ? Sachant que sur 800 kilomètres, on a pu ramasser 1 million de morts : ça fait combien de morts par mètre ? (Indice : De quoi faire une chaîne de cadavres entre deux villes). Je maintiens que si nous sommes en mesure de répondre à toutes ces questions, mon général, nous le serons également pour gagner la guerre, mon général !
18 – LE REPAS DES GÉNÉRAUX Deux généraux sont attablés sous leur tente : nappe blanche, couverts en argents, chandeliers, grand vin… Un grand restaurant dressé sur le champ de bataille. Une prostituée passe peut-être de l’un à l’autre. C’est Noël. Musique de french cancan. Au fur et à mesure du repas, à chaque ellipse, les deux Généraux se transforment peu à peu et prennent la forme de corbeaux, de charognards monstrueux…
GÉNÉRAL 1 Allez, c’est Noël, viens là, ma poulette !
GÉNÉRAL 2 En attendant la dinde, fais-nous voir ton petit hors-d’œuvre !
Apparaît L’Aide de Camp. Il leur sert à manger la boule de Sisyphe, boulette de viande, qu’ils découpent.
L’AIDE DE CAMP
(Les saluant, tour à tour) Mon général… Mon général… Menu de Noël : à l’ordre du jour, coq de combat. Choisi pour sa fermeté et sa résistance opiniâtre, il est resté au feu sans s’attendrir. Chair saisie à vif… Vin de l’ordinaire et de l’extraordinaire. Bon appétit, général. Bon appétit, général.
GÉNÉRAL 1
Hum… La viande est excellente, mon général ! Saignante à souhait !
GÉNÉRAL 2 Oui ! À ce propos, qu’est-ce qu’on fait des canaques, mon général ?
GÉNÉRAL 1 Envoyez-les au front, naturellement, mon général !
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GÉNÉRAL 2 Mais, c’est qu’ils n’ont que leur machette, mon général, nous n’avons plus d’armes pour eux…
GÉNÉRAL 1 Peu importe, envoyez-les au front, mon général !
GÉNÉRAL 2 Juste avec leur machette, mon général ?
GÉNÉRAL 1 C’est leur arme ancestrale, non, mon général ?
GÉNÉRAL 2 Euh… oui, mon général.
GÉNÉRAL 1 Eh bien je pense que les canaques n’ont aucune envie de froisser leurs ancêtres ! Et qu’ils seront même honorés de leur rendre hommage ! Envoyez-les au front, mon général !
GÉNÉRAL 2 Ils vont certainement mourir, mon général…
GÉNÉRAL 1 Tout le monde meurt, non, mon général ?
GÉNÉRAL 2 Affirmatif, mon général.
Ils éclatent de rire. Ellipse : le temps a passé. Plus tard dans le dîner. Les deux Généraux mangent et boivent en parlant de choses et d’autres… Ils ont l’air ivres et se sont déjà un peu transformés.
GÉNÉRAL 1 Et alors, j’ai dit, à l’aaattaaaaaquuueeee ! Mais, quand je me suis retourné, tout le monde était mort !
Ils éclatent de rire.
GÉNÉRAL 1 Les batailles se gagnent avec les jambes des fantassins, mais pas quand ils sont morts !
Ils éclatent de rire. Ellipse : le temps a passé. Plus tard dans le dîner. Ils sont de plus en plus ivres. Ils se sont transformés encore.
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GÉNÉRAL 2
Chien sanitaire, chien sentinelle, chien de patrouille, chien de liaison, chien de transport : 25 % de nos chiens ont été tués par obus ou par balle, mon général.
GÉNÉRAL 1 Ah, les chiens ! Pauvres bêtes !
GÉNÉRAL 2 75 % des canaques ont également été tués, mon général.
GÉNÉRAL 1 Pauvres bêtes !
GÉNÉRAL 2 Pardon, mon général, je parlais des canaques…
GÉNÉRAL 1 Ah, oui… Moi, je pensais encore à ces pauvres chiens…
Ils éclatent de rire. Ellipse : le temps a passé. Plus tard dans le dîner. Ils sont de plus en plus ivres. Ils se sont transformés presque complètement.
GÉNÉRAL 2
Et alors, v’là mon aide de camp qui m’dit : « Qu’est-ce que vous faites, mon général ? ». Alors, je réponds : « Je retouche votre photographie. Moustaches ! ». Et vl’à t’y pas que jui dessine de belles moustaches sur sa figure !
Ils rient.
GÉNÉRAL 2 « Mais je n’ai pas de moustaches ! », qu’y me dit. « Justement », que j’ui réponds, « je vous rajoute des moustaches, ça fait plus viril ! ». Et y m’regarde sans rien dire avec des yeux d’merlan frit !
Ils rient.
GÉNÉRAL 2 « Ce sont les ordres », que j’ui dis. « Moustaches pour tout le monde ! ». Et le vl’à t’y pas qu’y’répond ! Et j’me dis, mais c’est qu’y m’répond, l’merlan frit ! Et vous savez c’qui m’répond, l’merlan frit, mon général ? Et bien, l’merlan frit, toujours avec ses yeux d’merlan frit, y m’répond, : « Mais, mon général, pour les masques à gaz, les moustaches, c’est pas pratique ! ». Alors là, j’me lève, mon général, j’le regarde bien dans ses yeux d’merlan frit et j’ui dis : « Eh bien, si vous avez des moustaches,
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vous les enlevez pour le masque à gaz et vous les remettez pour la photo ! ».
Ils rient.
GÉNÉRAL 2 Non, mais c’est y pas croyable, mon général, un aide de camp qui tient tête à son général, non, mais, j’y crois pas, on aura tout vu ! Croa pas ! Croa pas ! Croa pas !
Ils rient. Leur rire ressemble à des cris de corbeaux. Ils se sont maintenant totalement transformés et ont pris l’apparence de charognards monstrueux… Le vrai visage du démon.
GÉNÉRAL 1 & 2
Croa pas ! Croa ! Croa pas ! Croa ! Croa pas ! Croa !
Apparaît la sentinelle.
LA SENTINELLE Rapport de désertion numéro 724. Homme jeune, retrouvé nu et en errance, se plaignant de maux de tête et étant pris de tremblements chroniques, n’ayant plus de repères spatio-temporels, ne sachant plus à quelle unité il appartient, amnésique, déséquilibré, souffrant de troubles mentaux, de mélancolie et de peur morbide…
GÉNÉRAL 1
Une désertion en guise de dessert, c’est la cerise sur le gâteau, mon général !
Ils rient.
19 – PROCÈS ET EXÉCUTION DU FOU Les Généraux deviennent Les Juges. Tambours. Cour martiale. Chefs d’accusation.
JUGE 2 Tout engagé étant reconnu coupable de désertion ou de tentative de désertion, de tentative de suicide, d’actes d’auto mutilation, ou de toute autre tentative de se soustraire à ses devoirs patriotiques, sera passible devant la justice militaire de la peine capitale et pourra être conduit devant le peloton d’exécution. Justice sera rendue pour l’exemple.
JUGE 1
La cour martiale vous accuse donc de désertion.
JUGE 2 D’avoir fui sans fusil.
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JUGE 1
D’avoir couru nu dans les champs.
JUGE 2 D’avoir perdu vos armes.
JUGE 1 D’avoir simulé la folie avant de devenir fou pour de bon.
JUGE 2 De ne pas avoir surmonté votre peur.
JUGE 1 D’avoir cédé à vos hallucinations.
JUGE 2 D’être irresponsable.
Pendant la lecture des chefs d’accusation, Le Fou disparaît dans le sablier, qui l’aspire. Entre L’Âme du Soldat Disparu.
L’ÂME DU SOLDAT DISPARU (Au Fou, aspiré par le sablier) Eh, t’as pas vu mon corps ? Bah, t’es où ? Toi aussi, t’as disparu ? Hé, dis-moi, ça veut dire quoi, finalement, disparaître ? Alors, c’est ça, finalement, disparaître ?
L’Âme du Soldat se jette à son tour dans le sablier du temps et disparaît pour de bon…
20 – LA BOUE ET LA SIRÈNE … Avant de réapparaître dans la boue, comme échoué sur une plage marécageuse. Soudain, La Sirène surgit de la boue. Elle le charme, danse autour de lui…
L’ÂME DU SOLDAT DISPARU
(Il murmure) Maman… Maman… Tu veux bien être mon corps ? L’âme du Soldat Disparu pleure sur la poitrine de la Sirène. La Sirène s’enfonce avec lui dans la boue et le noie dans un bruit de muqueuses… On entend juste encore L’âme du Soldat Disparu murmurer ses « Maman… Maman… Maman », avant de disparaître définitivement.
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21 – LA MORT ET LE PAPILLON La Mort, à son jardin, cultive ses fleurs. Elle chantonne. Chanson de La Mort qui jardine et déterre le minerai de la terre.
GRAND-MÈRE Sang rouge, terre noire Le parcours d’un morceau de fer Terre, air, feu ! Sors de la mine, mine de chaleur, Sombre extraction, noir du minerai, Sueur, odeur, effort, et martèlement Ça cogne ça grogne Vulcain qui fait du bruit Hi hi hi Le chant des femmes lime ton fuselage Corps de l’obus qui se remplit Corps de l’obus tout plein de vie Explosif Stockage, transport et chargement Tir, vol et explosion Air, terre, feu ! Traverse la terre, et fend les airs Traverse la chair, Fleur, qui fait se faner les hommes. Reste la fleur Comme une fleur sur une tombe Sang rouge, terre noire Et ainsi de suite Le parcours d’un morceau de fer
Une fleur rouge, un coquelicot, se transforme en papillon. Le papillon rouge s’envole, survole le champ de bataille. Le papillon disparaît, il est remplacé par un – ou s’est métamorphosé en – avion rouge. Puis l’avion lui-même se transforme en dragon rouge.
LE PETIT SOLDAT DE PAPIER Les mouches me tournent autour. Elles butinent mon corps. Elles butinent le corps de tous mes camarades. Des mouches à viande qui font banquet. Des mouches à viande qui font de nos corps un festin. Un festin de nos corps infestés, de nos corps infectés. De nos corps qui tombent comme des mouches. Leurs larves vivent dans nos matières organiques en putréfaction. Elles bourdonnent dans mon corps tout entier, jusque dans ma tête. J’entends les mouches voler dans ma tête tuer le silence. Des nuages de mouches dans ma tête qui m’empêchent de dormir. Dormir. Dormir. Rêver peut-être. Laissez-moi dormir, je vous en supplie. Je n’ai rien fait de mal, je ne ferai pas de mal à une mouche. Laissez-moi dormir, j’ai des mouches dans les yeux. Laissez-moi dormir, je vous en supplie. Je ne suis qu’une chiure de mouche qui rêve d’une mouche tsé-tsé sous un ciel qui s’embrase…
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Sur le champ de bataille, l’avion incendie Le Petit Soldat de Papier perdu dans le no man’s land. Il brûle en silence.
22 – LETTRE 2 : « MOURIR POUR RIEN »
L’HOMME Je me souviens des vers, de ces cadavres qui bougent portés par les vers… Je me souviens des cris des morts, à l’agonie, qui sèchent sur les fils barbelés… Drôle de linge ensanglanté… Je me souviens des maisons éventrées, des villages brûlés, des plaies et des cicatrices… Je me souviens de la désolation partout, dans les campagnes et les villes, des lieux abandonnés, du vrai linge qui sèche encore sur les fils, de la vie figée, dévastée, désertée… Je me souviens des larmes, des nuits d’insomnies, de ces images de toi brûlées par mon désir inassouvi… Brûlées par mon désir assouvi dans ma main pendant que les autres dormaient… Je me souviens du visage de l’ennemi qui ressemblait au mien et à celui de mon voisin… Je me souviens de notre étreinte mortelle… Je me souviens de l’enfer… Et je me souviens enfin d’être mort pour rien… Mais par-dessus tout je me souviendrai toujours que je t’aime, Mathilde, que je vous aime, toi et les enfants. (Il pleure)
23 – L’EXODE ET L’APOCALYPSE Des chariots, des landaus, des poussettes, des vélos, des charrettes… Tout ce qui roule. Et une petite fille qui joue au ballon…
PETITE FILLE Papa, pourquoi tu pleures, papa ?
GRAND-MÈRE
Tu en as, un joli ballon, petite fille.
PETITE FILLE Il est rouge.
GRAND-MÈRE Rouge, comme le sang de ton papa.
PETITE FILLE Il ne saigne pas, mon papa, il pleure.
GRAND-MÈRE (Elle lui montre ses mains) Mais les larmes du monde saignent sur la terre, ma petite. Hi hi hi… Regarde, petite fille, j’ai du sang sur les mains, le sang de ton papa sur mes mains.
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PETITE FILLE Tu le veux, mon ballon ?
GRAND-MÈRE Non, c’est ton papa que je veux. Mais je te laisse ton ballon.
PETITE FILLE Madame, c’est parce que vous n’arrivez pas à réparer les hommes que vous avez du sang sur vos mains ? Dites, madame, est-ce qu’on peut réparer les hommes ? Dites, s’il vous plaît ! Est-ce qu’on peut réparer les hommes ?
GRAND-MÈRE Hi hi hi…
PETITE FILLE Les rapiécer au moins !?
24 – LE LABYRINTHE Mise en place du champ de bataille final et du labyrinthe, décomposition de l’espace.
LE MATHÉMATICIEN DE L’HORREUR
Je compte tout. J’ai tout compté, c’est mon métier. C’était. Je ne sais plus. Ça ne compte plus. Mais j’ai tout compté et je suis devenu fou. Un savant fou, ils disent. Un savant fou qu’a tout compté. Qu’a trop compté, et ça, ça compte ! AH AH HI HI, ça compte pas pour du beurre, des clopes, des clopinettes ! J’en ai compté des paquets de cigarettes. Par cartouches entières, dans des containers et des bateaux. Des camions, des sous-marins et des avions. TA-TA-TA-TA-TA, TA-TA-TA-TA-TA Oui, des cigarettes comme des mitraillettes, par millions ! TA-TA-TA-TA-TA, TA-TA-TA-TA-TA Des cigarettes, des premières, des dernières. La der des ders des condamnés. Des pauvres cons damnés par la guerre, tombés pour la France ! Allons-z’enfants, AH AH HI HI Pour la patrie, encore un p’tit effort, offre nous une belle mort ! Allez fais pas l’enfant, elle ne compte pas ta vie. Mais je la compte quand même, tiens, AH AH HI HI. Pour les statistiques, c’est toujours ça de pris. Je la rentre dans ma tête, j’ai tout là dans ma tête. Ta vie et celle des autres, des millions de morts. Des colonnes de chiffres qui se transforment en nombre. Formez la colonne, AH AH HI HI. J’ai tout là dans ma tête, un joli tableau.
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Des unités, des dizaines, des centaines, des milliers. Des centaines de milliers, des millions, des dizaines de millions. Des centaines de millions, des milliards, des dizaines de milliards. Des centaines de milliards, des millions de milliards, des dizaines de millions de milliards. Des centaines de millions de milliards, des milliards de milliards. Et même des billions et des billiards ! Des billiards de billions de billiards de bordel de merde ! Oui, monsieur, moi je joue au billard avec la tête au carré ! AH AH HI HI, je t’y prends, tu joues au billard dans le carré de ma tête ?! Fils de pute, tu veux m’embrouiller avec ton brouillard ! Mais j’ai tout là, dans ma tête. J’ai tout compté, je compte et je recompte, j’ai fait le compte. Ton compte est bon, oui mon général, AH AH HI HI. Le nombre d’obus et de chevaux. Les canassons tombés au front. Ils sont là dans ma tête, et ils hennissent encore. La quantité de produits chimiques. Les sacs, les chiens, les sacs à puce, les bars à putes. Les baïonnettes enfoncées dans la chair, oh oui je jouis AH AH HI HI. T’es qu’une salope Marianne. Le coût de la guerre ? Une poule de luxe et des tonnes de poudre. Le masque de la mort, change de fond de teint, t’as une sale gueule ! AH AH HI HI, un p’tit bain de boue ? Alors enlève tes chaussures et prends ta pelle ! La pelle de la nation, allez creuse mon gaillard ! AH AH HI HI des morts au mètre, au kilomètre, au poids, au mètre cube. J’ai tout là dans la tête. Alors on fait moins le malin, hein ? On voudrait arrêter les camions qui passent, hein ? Changer le sens de l’histoire, hein ? Mais ça n’a pas de sens, AH AH HI HI. Déroulez le fil barbelé ! Les rouleaux de fil barbelé n’en finissent pas de se dérouler dans ma tête. J’ai tout là dans ma tête. Les cadavres, les timbres, les lettres. Les litres de schnaps, les litres d’urine, les litres de sang. Les kilos d’excréments AH AH HI HI. Les femmes qui attendent encore. Les masques à gaz, les monuments aux morts. Les souvenirs défragmentés et les bombes à fragmentation. Les tas d’os, les décibels. Les ampoules sur les mains, les pansements. Les engelures, les amputations, les épidémies. Les morts, les mutilés, les disparus !
Un temps.
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LE MATHÉMATICIEN DE L’HORREUR Quoi ? Pourquoi vous me regardez comme ça ? Parce que je compte ? Oui, c’est vrai, je compte tout. Je compte tout. J’ai tout compté, c’est mon métier. C’était. Je ne sais plus. Ça ne compte plus. Mais j’ai tout compté et je suis devenu fou. Un savant fou, ils disent. Un savant fou qu’a tout compté. Qu’a trop compté, et ça, ça compte ! AH AH HI HI, ça compte pas pour du beurre, des clopes, des clopinettes ! J’en ai compté des paquets de cigarettes…
Il repart en boucle mais est interrompu par le sifflement d’une bombe, il s’arrête et regarde vers le ciel.
LE MATHÉMATICIEN DE L’HORREUR Ah ? 5… Je ne suis pas sûr… 4… Mon général… 3… D’être en mesure… 2… De répondre à toutes les questions… 1… Que j’ai posées…
La bombe explose. Bombardements.
UN EVÊQUE Notre nation se refait ! Et selon moi, elle ne pouvait se refaire que par la guerre qui la purifie ! Il reste aux vivants à parachever l’œuvre des morts !
La musique frénétique du carnage.
SOLDAT Frémir, courir ! À perte de vue ! J’ai perdu la vue. La vue qui se perd. Vue, balle perdue, poil au cul, merde collé dans la raie des fesses, la trouille au ventre, les boyaux qui se tordent, la chiasse et la gerbe… Il paraît qu’une fois morts, les âmes et les squelettes des vivants s’envolent, dansent et s’évaporent. Mes mains dans la boue pétrissent, sculptent et ratissent. Suinte le sang comme l’eau sur la terre, mon corps comme une croûte sur la croûte terrestre. Frémir, courir, fuir les charniers, la vie décharnée, les plaintes des blessés, les râles des morts, le chant de l’agonie dans le champ de l’honneur, les champs de la mort où poussent les fleurs à tête de mort. Frémir, courir, fuir les mouches, à viande et à merde, ça pue, les rats, une fois mort est-ce que les mouches arrivent, et une fois que les mouches arrivent est-ce que c’est trop tard ? Maman ! Quand on meurt, il fait soif, je ne savais pas à quel point. Frémir, courir, fuir, le silence, le mutisme, les poux, les cauchemars, les hallucinations, les nuits blanches, la nuit noire déchirée par l’acier. Frémir, courir, fuir, comment ? Comment revivre, renaître à la vie ? Frémir, courir, fuir, les balles qui sifflent, sifflent quoi les balles ? Les corbeaux, les charognes, la vermine, l’attente, la solitude, le froid, la pluie, le vent et les fantômes, le feu, les ruines, la colère, la tranchée, les boyaux. Frémir, courir, fuir ! À l’attaque !
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Pendant ce temps, un petit personnage erre dans le labyrinthe et crie un mot de temps en temps, comme s’il appelait quelqu’un ou cherchait la sortie « Héhoooo ! Hohéééé ! Y’a quelqu’uuunnn ? »… La bouche béante d’un minautore s’élève au-dessus du champ de bataille, mange et dévore.
25 – SISYPHE 3 Le petit personnage poussant sa pierre, tel Sisyphe, passe une dernière fois dans le no man’s land. Sa pierre est énorme, il a beaucoup de mal à la pousser. La Mort le regarde passer en silence.
GRAND-MÈRE Qui es-tu, toi ?
SISYPHE
Je suis le sanglot du survivant.
GRAND-MÈRE Pourquoi pleures-tu, si tu as survécu ?
SISYPHE Je pleure parce que je ne suis pas mort.
La Mort regarde Sisyphe disparaître en silence. Puis, elle regarde le public et s’approche de lui.
26 - BONNE NUIT LES PETITS Musique berceuse.
GRAND-MÈRE (Hypnotique)
Il était une fois… Un fusil de bois qui rencontra un bel uniforme. Un beau soldat de plomb qui déchira son petit corps de chair dans les barbelés. Et un cheval qui accoucha d’un char d’assaut. Il était une fois des femmes légères chevauchées par des généraux trop lourds. De puissantes mitrailleuses dans des trous humides. Il était une fois le progrès…
LUCIEN GASTON C’est quoi le progrès, Grand-Mère ?
GRAND-MÈRE Chut… Je viens de te l’expliquer… Il était une fois une époque où l’humain sacrifia le cheval et mit en place la voiture et d’autres monstres d’acier…
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UN SOLDAT J’aime pas les monstres, Grand-Mère…
GRAND-MÈRE
Chut, il faut écouter et dormir… S’endormir en écoutant la belle histoire de Grand Maman… Hi hi hi… Il était une fois des humains qui, avant de s’endormir à jamais, voyaient des dragons et des chiens peupler leurs songes éternels, des corbeaux et des oiseaux de mauvais augure…
LUCIEN GASTON Pourquoi mauvais, Grand-Mère ?
GRAND-MÈRE Chut… Il était une fois des humains qui avaient des mains. Et de leurs mains ils fouillaient la terre. Et les mains dans l’argile cherchaient des cadavres. Et les mains dans l’argile exhumaient les morts. Et de l’argile, ils édifiaient les monuments de leurs morts… Il était une fois l’être humain comme matière première de la guerre… Un être humain qui errait sur la terre comme au ciel, et dans les limbes aussi…
UN SOLDAT C’est quoi, les limbes, Grand-Mère ?
GRAND-MÈRE Chut… Il faut dormir maintenant… Il était une fois un monde peuplé de plus de morts que de vivants… Il était une fois le vent qui déplaçait leur fantôme… Il était une fois des horizons vides… Immenses comme le fleuve de la mort… Il était une fois des morts qui dansaient… Il était une fois des morts qui ne le savaient pas… Et dans les rêves des morts qui ne le savaient pas, les ruines étaient toujours présentes… Il était une fois des soldats ensevelis…
LUCIEN GASTON Grand-Mère… ?
GRAND-MÈRE LA MORT Chut, il faut dormir, maintenant, les enfants…
UN SOLDAT
Mais Grand-Mère…
GRAND-MÈRE LA MORT Chut… Il faut mourir, maintenant, les enfants… Vous êtes morts… Mourez bien, mes petits soldats…
Lucien Gaston et Le Soldat vont accrocher leurs vêtements militaires dans l’arbre à mort sous le regard de La Mort, puis disparaissent. Reste LA Mort, seule, face au public. Elle sourit.
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Et du no man’s land vide, de la glaise, on entend une voix qui aboie dans une langue inconnue et qui appelle à la vengeance…
Noir final
![Femmes soldats dans le monde[1]](https://img.pdfslide.fr/doc/110x75/55cba512bb61ebb0588b47e3/femmes-soldats-dans-le-monde1.jpg)
