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PEUT-ON NE PAS ÊTRE CONSTRUCTIVISTE ? Cyril Lemieux De Boeck Supérieur | Politix 2012/4 - n° 100 pages 169 à 187 ISSN 0295-2319 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-politix-2012-4-page-169.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Lemieux Cyril, « Peut-on ne pas être constructiviste ? », Politix, 2012/4 n° 100, p. 169-187. DOI : 10.3917/pox.100.0169 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of North Carolina - - 152.2.176.242 - 01/05/2013 13h10. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of North Carolina - - 152.2.176.242 - 01/05/2013 13h10. © De Boeck Supérieur

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PEUT-ON NE PAS ÊTRE CONSTRUCTIVISTE ? Cyril Lemieux De Boeck Supérieur | Politix 2012/4 - n° 100pages 169 à 187

ISSN 0295-2319

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-politix-2012-4-page-169.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lemieux Cyril, « Peut-on ne pas être constructiviste ? »,

Politix, 2012/4 n° 100, p. 169-187. DOI : 10.3917/pox.100.0169

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Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.

© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Volume 25 - n°100/2012, p. 169-187 DOI: 10.3917/pox.100.0169

Peut-on ne pas être constructiviste ?

Cyril Lemieux

Résumé – Les chercheurs qui se réclament du constructivisme ont souvent du mal à tenir jusqu’au bout l’idée selon laquelle la réalité est une construction sociale. Aussi est-il fréquent de les voir céder à la tentation de renaturaliser clandestinement une partie du monde social, renaturalisation qui leur semble nécessaire pour éviter de sombrer dans le relativisme. Cette stratégie, qui est devenue la norme, est régressive du point de vue des ambitions de la sociologie : non seulement elle conduit à de graves incohé-rences, que cet article identifie sous les noms de charcutage ontologique, de déréalisation et de critique de l’artificialité, mais encore elle limite considérablement le potentiel critique de la posture constructi-viste en en faisant une théorie régionale et non plus universelle. Une position beaucoup plus conséquente peut être trouvée dans les thèses durkheimiennes sur l’origine sociale des catégories, à condition de les lire avec suffisamment d’attention pour y réévaluer un aspect en général négligé : l’importance que Durkheim attribuait à la question du contrôle par l’expérience pour rendre compte des processus de trans-formation des catégories.

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À la mémoire de Jacques Lagroye

Le constructivisme a imprimé sa marque sur plusieurs générations de poli-tistes et de sociologues français, dont, tout spécialement, ceux auxquels Politix, dès sa naissance, a très largement ouvert ses colonnes 1. Lorsque

cette revue vit le jour, au début de 1988, l’ouvrage de Peter Berger et Thomas Luckmann, The Social Construction of Reality, venait à peine d’être traduit en français, vingt ans après sa publication originale. Mais pour beaucoup d’aspirants au métier de chercheur en sciences sociales, il constituait déjà un livre-culte 2. Le constructivisme, il est vrai, avait le vent en poupe sur la scène intellectuelle française. Pierre Bourdieu, lors d’une conférence à San Diego, ne venait-il pas de redéfinir sa sociologie comme un structuralist constructivism 3? Dans le monde des politistes, la contribution de Bernard Lacroix au Traité de science politique dirigé par Madeleine Grawitz et Jean Leca était regardée comme un manifeste de réfé-rence en faveur de la démarche constructiviste 4, tandis que l’ouvrage de Luc Bol-tanski sur les cadres et celui de Michel Dobry sur les crises politiques fournissaient, de cette nouvelle orientation théorique, des versions stimulantes et maîtrisées 5. À tous égards, le constructivisme faisait alors figure de position d’avant-garde et semblait l’aiguillon d’une révolution intellectuelle en marche. Il l’était indénia-blement, en permettant à la jeune génération des chercheurs de décaper un à un les objets canoniques de la science politique, pour les débarrasser de la gangue de juridisme, parfois même d’essentialisme, dans laquelle ils semblaient avoir été jusqu’alors maintenus 6 – en lui permettant aussi de nouer de façon originale et percutante, à l’analyse des faits, des visées critiques et émancipatrices.

L’approche constructiviste, tout au long des années 1990, s’est généralisée. Sa puissance théorique, ses formules rhétoriques et la légitimité de ses procédures d’enquête se sont imposées, au fur et à mesure que ses tenants, au prix de luttes indissociablement intellectuelles et institutionnelles, gagnaient des positions dominantes dans nombre de départements de science politique et de socio-logie et parvenaient à faire de l’idée que la réalité est socialement construite le fondement de la formation transmise aux étudiants. C’est grâce à cette montée

1. Je remercie Cédric Moreau de Bellaing, Yannick Barthe et Éric Agrikoliansky pour leurs remarques sur une première version de ce texte.2. Berger (P.), Luckmann (T.), La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986 [1re éd. am. 1966].3. Bourdieu (P.), Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 147.4. Lacroix (B.), « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politique », in Grawitz (M.), Leca (J.), dir., Traité de science politique, t. 1 : La science politique, science sociale. L’ordre poli-tique, Paris, Presses universitaires de France, 1985.5. Boltanski (L.), Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982 ; Dobry (M.), Sociologie des crises politiques. Dynamiques des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la FNSP, 1986.6. Emblématiques de cette ambition, le « Que sais-je ? » que Michel Offerlé venait de consacrer aux partis politiques (Les partis politiques, Paris, Presses universitaires de France, 1987) et quelques années plus tard, l’ouvrage que dirigeraient Bernard Lacroix et Jacques Lagroye au sujet du président de la République (Le président de la République. Usages et genèses d’une institution, Paris, Presses de la FNSP, 1992).

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en puissance du constructivisme dans la recherche et l’enseignement que l’on put assister, alors, à une floraison sans précédent d’enquêtes empiriques nova-trices. Celles-ci ne bousculaient pas seulement les connaissances établies par les précédentes générations de chercheurs au sujet des domaines sociaux les plus divers : elles s’autorisaient aussi, et surtout, l’ouverture de chantiers nouveaux et de façons inédites d’envisager les rapports sociaux et le fonctionnement des ins-titutions – une inventivité dont témoignent admirablement les sommaires de Politix. À tel point que le constructivisme put apparaître, à cette époque, comme un principe de relecture général des œuvres de Durkheim, Elias ou Bourdieu, en même temps que l’élément fédérateur des « nouvelles sociologies » que pro-posaient alors des auteurs en apparence aussi différents que Anthony Giddens, Michel Dobry, François Dubet, Michel Callon, Alessandro Pizzorno, Bruno Latour ou Luc Boltanski 7.

Au même moment, pourtant, des controverses vives et souvent très sophis-tiquées accueillaient, sur la scène internationale, l’offensive foudroyante menée par le constructivisme dans l’un des secteurs les plus stratégiques pour sa réus-site doctrinale : celui des science studies. Leur écho, en France, resta très assourdi, quand il ne fut pas réduit à ses expressions les plus caricaturales – comme, notamment, lors de la fameuse « affaire Sokal ». Même lorsqu’au tournant des années 2000, parurent en français les ouvrages importants de John Searle, The Construction of Social Reality, et de Ian Hacking, The Social Construction of What? 8, ceux-ci n’eurent guère d’impact dans les milieux de la science poli-tique et de la sociologie. Il est vrai que relevant du domaine de l’épistémologie et de la philosophie des sciences, ils peinaient à s’engrener sur les pratiques de recherche les plus quotidiennes. En somme, le constructivisme restait conforté par les routines intellectuelles que ses tenants avaient réussi à établir – des rou-tines qui avaient eu l’avantage de garantir sa puissance institutionnelle aussi bien que son irréfutable pouvoir critique à l’égard du monde social.

En raison même de leur évidence et de leur efficacité politique, cette force institutionnelle comme cette puissance critique pourraient aisément conduire, en cette décennie 2010 qui s’ouvre, à transformer le constructivisme en un dogme, le condamnant ainsi irrévocablement à la sclérose. Plus précisément, la question se pose de savoir s’il est envisageable, aujourd’hui, de prendre ouvertement ses distances à l’égard de la position constructiviste sans s’atti-rer immédiatement le soupçon de vouloir restaurer la vieille épistémologie du « réalisme naïf » ou de chercher, sur le plan politique, à réhabiliter des positions réactionnaires favorables à la naturalisation du monde social. De telles accu-sations permettent certes d’évacuer la critique, en la ramenant à des figures

7. Corcuff (P.), Les nouvelles sociologies. Constructions de la réalité sociale, Paris, Nathan, 1995.8. Searle (J.), La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998 [1re éd. orig. 1995] ; Hacking (I.), Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2001 [1re éd. orig. 1999].

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connues dont la disqualification fait assez facilement l’unanimité. Mais elles éloignent cependant de l’impulsion qui porta l’essor du constructivisme dans le contexte français des années 1980, et qui relevait d’une volonté subversive et libératrice à l’égard des orthodoxies en place. Pour qui voudrait renouer avec cet esprit frondeur des origines, le temps est peut-être venu d’expliciter ce qui, dans la position constructiviste, ne marche pas ou du moins, pas complètement. Il est possible que cette explicitation conduise finalement à considérer que c’est moins le constructivisme qui cloche que certaines de ses interprétations et de ses mises en œuvre : cette conclusion correspondrait assez bien à la façon dont on préserve usuellement un dogme. Mais il se pourrait également que l’enquête conduise à un diagnostic plus dérangeant, selon lequel le constructivisme, en tant que doctrine génératrice de méthodes d’enquête spécifiques, a d’emblée raté quelque chose d’important dans la compréhension du monde social. Or, peut-être est-ce seulement si l’on est prêt à affronter cette seconde éventualité que l’entreprise consistant à discuter des limites de la posture constructiviste en sociologie et en science politique présente véritablement un intérêt.

Vers un constructivisme plus réflexif

Afin d’éviter tout flottement sémantique et de circonscrire le périmètre des questions à explorer, la mise au jour des limites intrinsèques du constructivisme nécessite sans doute quelques définitions préalables. Pour commencer, on pro-posera ici d’appeler constructivisme la doctrine selon laquelle les phénomènes descriptibles dans le monde, qu’ils soient réputés ordinairement sociaux ou naturels, n’existent pas antérieurement et extérieurement au travail accompli pour les catégoriser. Pour un constructiviste, les couleurs et les sons, de même que les lois de la gravitation, les atomes, les différences entre l’homme et les autres animaux, la mort, le quotient intellectuel, les saules pleureurs, l’empereur Charles Quint ou les petits pots pour bébés sont autant d’entités qui relèvent d’une construction sociale. Ainsi comprise, la position constructiviste intègre en une série de formules synthétiques des éléments qu’elle puise dans la tradi-tion culturaliste aussi bien que dans la phénoménologie et dans la sociologie de la connaissance 9.

En cela, le constructivisme s’oppose au naturalisme, si l’on veut bien entendre à travers ce dernier terme, la doctrine qui soutient que les phénomènes existent avant même que d’être catégorisés et indépendamment de tout travail de caté-gorisation. Défini de cette façon, le naturalisme s’inspire du physicalisme et du causalisme. Pour un naturaliste, toutes les entités évoquées plus haut (des

9. Sur la dette de P. Berger et T. Luckmann à l’égard tant de la sociologie phénoménologique d’Alfred Schütz que de la sociologie de la connaissance de Karl Mannheim, cf. « Une interview avec Thomas Luckmann », Sociétés, 21, 1988 ; ainsi que Schütz (A.), Luckmann (T.), The Structures of the Life-World, Evanston, Nor-thern University Press, 1973.

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couleurs et des sons à l’objet matériel que constitue un petit pot pour bébés) existent, que les humains s’en aperçoivent ou pas et qu’ils les construisent ou pas comme telles. Le naturaliste affirme ainsi qu’il existait des microbes au Moyen Âge, quoi qu’aient pu en penser, ou ne pas en penser, les contemporains. Et il prétend que, déjà à cette époque, la terre tournait autour du soleil 10.

Du point de vue propre aux sciences sociales, le constructivisme présente un avantage décisif sur le naturalisme : celui de nous faire entrer dans le raisonne-ment de ces sciences en ce qu’il a de plus spécifique et de distinctif par rapport aux sciences de la vie. Ainsi, par exemple, le leitmotiv selon lequel « tout ce qui nous apparaît comme naturel est en fait socialement construit » se révèle-t-il un moyen efficace d’accéder à l’attitude que ces sciences requièrent, dans la mesure où il nous éloigne du sentiment d’une transparence immédiate des phé-nomènes que nous nous sommes donné pour tâche d’étudier et nous immu-nise, de ce fait, à l’égard de tout réalisme naïf. Nous pensons spontanément qu’il existe une différence de nature entre hommes et femmes ? Cependant, nous dit le constructiviste, cette réalité est socialement construite : d’une part, comme le montre le culturalisme, les rôles sexuels sont très différemment définis selon les sociétés et les groupes humains, de sorte que ce qu’est un homme, et ce qu’est une femme, est variable ; d’autre part, comme le suggère la sociologie de la connaissance, ce que nous tenons pour une réalité objective résulte en fait d’un processus social d’objectivation (par exemple, l’objectivation d’une différence de type anatomique ou génétique). D’emblée, le constructivisme nous a élevé au degré de réflexivité appelé par l’enquête en sciences sociales : il nous incite à mesurer ce que les catégories dont nous sommes spontanément tentés de nous servir, doivent à l’histoire du groupe humain dans lequel nous avons été socialisés. En outre, il nous encourage à faire un pas de recul vis-à-vis de tout phénomène qui nous apparaît objectif pour mieux considérer le processus d’objectivation (de production, de fabrication…) qui nous l’a rendu disponible. En cela, le constructivisme nous préserve contre la tendance à l’ob-jectivisme qui menace les sciences sociales à chaque fois qu’elles estiment – à tort 11 – devoir prendre pour modèle l’épistémologie naturaliste et physicaliste des sciences de la vie.

Il se pourrait toutefois que, comme tout moyen pédagogique utile aux débu-tants, le constructivisme puisse se muer, aux étapes ultérieures de l’appren-tissage du métier de chercheur, en un obstacle qui limite la progression. Sans doute est-ce le cas lorsque son application et sa rhétorique, devenues méca-niques, empêchent le chercheur de prêter attention à ce qui justifie, pour le sens commun, l’attachement au naturalisme, à savoir : la difficulté d’adhérer à la

10. Comme nous allons le voir, le constructiviste, lorsqu’il est incohérent, affirme également ce genre de chose.11. Passeron (J.-C.), Le raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.

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thèse selon laquelle la réalité ne serait rien d’autre qu’une construction sociale. Pour peu, en effet, que le constructiviste admette, quitte à se placer un instant aux côtés du sens commun, que les réalités qu’il étudie, ne sont pas entièrement des constructions sociales, s’impose à lui la nécessité intellectuelle de rendre compte de ce « pas entièrement » et de son statut dans les explications qu’il lui est possible de donner des conduites des agents et de la production de l’ordre social. S’ouvre alors la perspective de positions constructivistes que l’on peut dire plus réflexives, dans la mesure où elles ne se contentent pas de rompre avec le naturalisme – opération au fondement de toute démarche relevant authen-tiquement des sciences sociales – mais font, de surcroît, l’effort d’intégrer au plan théorique le constat selon lequel la démarche sociologique n’épuise jamais l’analyse de la réalité.

Ce pas réflexif supplémentaire est malaisé à accomplir puisqu’il porte le chercheur aux limites de l’attitude constructiviste, c’est-à-dire au point où la rupture avec le naturalisme qui est à l’œuvre dans la vie sociale, n’exige plus de nier l’existence d’une extériorité au social – de nier, autrement dit, que quelque chose, dans les objets sociologiques, ne relève pas entièrement du social. La question qui se pose alors au chercheur, est éminemment pratique : est-il seu-lement utile d’évoquer, dans l’analyse des phénomènes socio-historiques, cette extériorité au social ? Et si oui, comment le faire ? Ces dernières années, diverses réponses à cette double question ont été élaborées. Certaines sont venues des sciences de la vie, d’autres des sciences sociales 12. Parmi ces dernières, l’une sera ici privilégiée : celle qu’a tenté de fournir ce qu’il est convenu de dénom-mer aujourd’hui, en France, la « sociologie pragmatique 13 ». Inspirée par le constructivisme, cette sociologie s’en est progressivement détachée. Plus exac-tement, elle en est venue à en proposer une version nouvelle, plus réflexive au sens que nous avons précisé.

Le degré supplémentaire de réflexivité qu’introduit la sociologie pragma-tique par rapport aux versions antérieures du constructivisme, tient à l’impor-tance qu’elle accorde à la notion d’épreuve. Au-delà de la grande diversité de ses usages et de ses acceptions parmi les auteurs concernés, on se risquera ici à donner de ce concept une définition très générale : constitue une épreuve toute situation au cours de laquelle des acteurs font l’expérience de la vulnérabilité de l’ordre social, du fait même qu’ils éprouvent un doute au sujet de ce qu’est la réalité. Ces épreuves peuvent être minimes et très éphémères, et ne relever, en somme, que d’un simple trouble – par exemple, face à un tiroir qui fait des

12. Cf. De Fornel (M.), Lemieux (C.), dir., Naturalisme versus constructivisme ?, Paris, Éditions de l’EHESS, 2007.13. Sous cette étiquette se trouve ici désignée la nébuleuse des enquêtes qui ont été produites en France depuis le milieu des années 1980 dans le sillage des travaux de M. Callon et de B. Latour d’une part, de L. Boltanski et de L. Thévenot d’autre part. Pour une présentation d’ensemble, cf. Barthe (Y.) et al., « Socio-logie pragmatique : mode d’emploi », article à paraître.

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difficultés pour s’ouvrir ou à un plat qui se révèle avoir un léger goût de brûlé. Elles n’en demeurent pas moins susceptibles de s’amplifier selon le schéma de mobilisation et de montée en généralité qu’ont maintes fois décrit les sociolo-gues pragmatistes et sur lequel a porté une très grande part de leur attention analytique 14. De sorte que, si fugaces et mineures soient-elles, elles n’en consti-tuent pas moins déjà, à leur niveau, des épreuves à bas bruit, des sortes de micro-épreuves jetant aux yeux des acteurs un doute, susceptible de grandir, quant à la validité des institutions et de l’ordre social auxquels ils participent 15. Cette approche, sans rien minorer de la prévisibilité et de la régularité relatives des conduites sociales, implique toutefois de renoncer à considérer comme défini-tivement acquises tant la stabilité des appuis matériels et organisationnels que les acteurs trouvent à leur disposition pour produire des jugements et pour agir que la pérennité de leur sens commun de la réalité. En cela, elle nous guide vers une conception plus dynamique, et de la vie sociale, et des processus cognitifs qui s’y déploient. En outre, à travers l’attention particulière qu’elle porte à la dimension matérielle des épreuves, elle appelle une théorie de l’action capable de faire leur part aux détails concrets des dispositifs comme à l’expérience cor-porelle des acteurs 16.

En quoi une telle approche mène-t-elle à développer une forme plus réflexive de constructivisme ? C’est ce que nous voudrions suggérer dans les lignes qui suivent, en revenant sur trois difficultés auxquelles se heurte la posture construc-tiviste, lorsque le chercheur se contente de la définir et de la pratiquer comme un simple antinaturalisme. Comme nous tenterons de le montrer, l’intérêt de la notion d’épreuve est qu’elle peut aider à résoudre de telles difficultés.

Le charcutage ontologique

Le constructivisme peut faire obstacle à l’analyse, en premier lieu, à chaque fois que le fait d’avoir été socialement construit n’est attribué qu’à une seule par-tie du phénomène étudié. À chaque fois, autrement dit, que le constructivisme

14. Cf. notamment Thévenot (L.), L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Décou-verte, 2006. Nous pouvons forcer le tiroir et l’endommager, et étant réprimandé pour cela, tenter de nous justifier et de gagner des alliés à notre cause. Nous pouvons demander au serveur du restaurant le rempla-cement du plat jugé avoir un goût de brûlé et, si cela nous est refusé, faire un scandale. Nous serons alors passés, à chaque fois, vers une situation dotée d’un plus haut degré de publicité et aurons été conduits, au plan argumentatif, à « monter en généralité ».15. N’étant pas parvenu à ouvrir ce tiroir, alors que d’autres utilisateurs (des enfants par exemple) y arrivent, c’est notre supériorité sur eux en matière d’habileté que nous pouvons remettre en cause. Ayant trouvé que ce plat avait un goût de brûlé, c’est la réputation de ce restaurant que nous pouvons juger surfaite. En ce sens, la confirmation ou la révision de nos connaissances ne peut pas ne pas avoir d’effet politique, c’est-à-dire qu’elle affecte nécessairement notre rapport aux institutions et à l’ordre social auquel nous participons.16. Lemieux (C.), « Jugements en action, actions en jugement. Ce que la sociologie des épreuves peut appor-ter à l’étude de la cognition », in Clément (F.), Kaufmann (L.), dir., La sociologie cognitive, Paris, Éditions de la MSH, 2011.

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revendiqué par le chercheur se révèle n’être qu’une conception partielle de la réalité. C’est ce qui arrive quand l’enquête se centre sur le travail de construc-tion de la réalité prêté à certains acteurs mais non pas sur celui que mènent d’autres acteurs avec lesquels les premiers se trouvent en concurrence ou en conflit. Dans cette perspective, le chercheur en vient, par exemple, à opposer à la façon dont des experts, des gouvernants, des journalistes ou des « gens ordi-naires » construisent la réalité, la réalité tout court – une réalité qu’il devrait plutôt reconnaître, s’il se voulait cohérent, comme étant la réalité telle qu’il l’a lui-même construite ou telle que l’ont construite les statistiques ou les docu-ments dont il se sert. Lorsqu’il oppose ainsi la réalité « objective » à celle qu’ont construite certains acteurs, le constructivisme devient hémiplégique. Ironique-ment, il se mue en un naturalisme qui n’interroge plus que la moitié des phé-nomènes étudiés, celle que le chercheur présuppose avoir été « mal » construite au regard de l’autre moitié, qu’il présuppose apparemment n’avoir jamais été construite par personne.

Dorothy Pawluch et Steve Woolgar ont proposé une critique incisive de cette attitude qu’ils dénomment le « charcutage ontologique » (ontological gerryman-dering) et qui permet au chercheur de renvoyer les représentations des acteurs au monde de la construction sociale, tout en revendiquant pour lui un ancrage permanent dans la connaissance objective des faits 17. Sans doute n’est-il pas utile ici d’approfondir les reproches que ces deux auteurs formulent. Car après tout, ils visent moins la posture constructiviste considérée en elle-même que certaines de ses mises en œuvre dont le caractère partiel et, partant, asymé-trique, mérite d’être dénoncé du point de vue de ce que serait un construc-tivisme universel et cohérent. Reste que le charcutage ontologique peut être compris comme le symptôme d’une difficulté récurrente : comment affirmer que la réalité n’est jamais qu’une construction sociale des acteurs tout en sau-vegardant, pour soi-même, un accès privilégié à l’objectivité du réel – accès sans lequel il semble difficile de dénoncer comme fallacieuses ou erronées les constructions sociales entreprises par certains acteurs ? Comment, autrement dit, revendiquer une position constructiviste sans se montrer, par voie de consé-quence, relativiste, c’est-à-dire incapable d’attribuer à certaines constructions sociales de la réalité une supériorité sur d’autres ? Le charcutage ontologique se présente comme une tentative désespérée et incohérente pour essayer de s’extraire de cette difficulté. Il aboutit, dans ses expressions les plus inconsé-quentes, à affirmer que la réalité est pour moitié (ou à hauteur de quelque autre

17. Pawluch (D.), Woolgar (S.), « Ontological Gerrymandering: The Anatomy of Social Problems Explana-tions », Social Problems, 32 (3), 1985. Le charcutage ontologique est la posture standard dans la quasi-totalité des études consacrées à la « construction médiatique » des faits sociaux. Pour illustration, voir par exemple Champagne (P.), « La construction médiatique des “malaises sociaux” », Actes de la recherche en sciences sociales, 90, 1991 ; Muchielli (L.), Le scandale des « tournantes ». Dérives médiatiques, contre-enquête socio-logique, Paris, La Découverte, 2005 ; Duval (J.), Le mythe du « trou de la Sécu », Paris, Raisons d’agir, 2007.

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pourcentage) socialement construite et, pour la partie restante, non construite. Or, instaurer ce type d’ontologie dualiste – en omettant, qui plus est, d’indiquer les critères dont il convient de se servir pour délimiter les deux régions du réel que l’on entend séparer – introduit, par rapport à la posture constructiviste, ce qu’il faut bien appeler une régression. Car une telle position mène à encourager le chercheur à faire preuve à l’égard de tout un pan de la réalité – celui qui est censé à ses yeux abriter les faits avérés et les constats indiscutables – d’un réa-lisme naïf et non questionné.

Il apparaît qu’une solution beaucoup plus acceptable au problème a été fournie par Durkheim. On sait que l’article qu’il a publié en 1903, avec Mar-cel Mauss, sous le titre « De quelques formes primitives de classification » est fréquemment mentionné comme l’une des origines du constructivisme. De fait, cet article défend la thèse, qu’on a pu qualifier de « sociocentrique », selon laquelle l’ensemble de nos catégories, sans exception, a une origine sociale 18. En ce sens, non seulement les classifications totémiques en usage dans les sociétés primitives, mais encore les classifications scientifiques réputées les plus objec-tives au sein de nos sociétés, ne sauraient être dites totalement « objectives », si du moins, par « objectif », l’on veut entendre un point de vue sur le monde qui ne reposerait sur aucun cadre socialement produit et ne serait donc pas attaché à un groupe social et à son histoire. Pour les mêmes raisons, l’emploi de ces catégories ne peut jamais être débarrassé de toute affectivité et de toute autorité morale. Comme l’écrivent les auteurs : « La pression exercée par le groupe social sur chacun de ses membres ne permet pas aux individus de juger en liberté les notions que la société a élaborées elle-même » 19.

Est-ce à dire, cependant, que la vérité des systèmes de classification tient entièrement à l’autorité sociale et affective dont ils jouissent ? Une telle théo-rie de la vérité aboutirait à défendre des positions relativistes. Car la validité des catégories sociales utilisées par les individus pour appréhender et classer le monde naturel y serait présentée comme ayant intégralement sa source dans les croyances collectives de ces individus, c’est-à-dire dans un simple accord entre les hommes ne préjugeant en rien d’un accord avec la nature elle-même. Durkheim est très conscient de ce problème, lorsque, dans les Formes élémen-taires de la vie religieuse, il tient à compléter l’idée de croyance collective par celle d’expérience collective. Ainsi écrit-il :

« Une représentation collective, parce qu’elle est collective, présente déjà des garanties d’objectivité ; car ce n’est pas sans raison qu’elle a pu se généraliser et se maintenir avec une suffisante persistance. Si elle était en désaccord avec la nature des choses, elle n’aurait pu acquérir un empire étendu et prolongé

18. Durkheim (É.), Mauss (M.), « De quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives », in Mauss (M.), Essais de sociologie, Paris, Minuit, 1971 [1re publ. 1903].19. Ibid., p. 229.

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sur les esprits. […] Une représentation collective est nécessairement soumise à un contrôle indéfiniment répété : les hommes qui y adhèrent la vérifient par leur expérience propre. Elle ne saurait donc être complètement inadéquate à son objet 20. »

Contrairement à une interprétation courante, la théorie durkheimienne de la connaissance n’a donc pas pour seuls éléments constitutifs des représentations collectives et des sanctions mutuelles à travers lesquelles les individus s’obligent à penser et à agir conformément à ces représentations. Ainsi que le passage ici mentionné le souligne 21, cette théorie pointe aussi vers les notions d’expé-rience et de contrôle par l’expérience, c’est-à-dire vers l’idée que la matérialité du monde a le pouvoir de troubler notre sens de la réalité et de nous en faire douter. Ainsi des représentations collectives qui seraient trop peu adéquates à ce que Durkheim appelle la « nature des choses » courraient-elles le risque d’être régulièrement invalidées par l’expérience et de poser des problèmes pra-tiques persistants. C’est ce qui explique pourquoi, selon Durkheim et Mauss, les contradictions qui ne manquent pas d’apparaître entre des systèmes de clas-sification et des expériences individuelles et collectives sont au principe d’une dynamique d’évolution et de révision continus de ces systèmes de classification.

En intégrant la notion d’expérience, Durkheim et Mauss livrent une solution élégante au problème sur lequel bute le constructivisme, lorsqu’il en est réduit, pour essayer d’échapper au relativisme, à pratiquer à outrance le charcutage ontologique. Cette solution consiste à faire de l’objectivité des connaissances socialement produites sur le monde naturel et social le résultat d’un double contrôle, au fondement d’une dynamique complexe : contrôle des croyances et des attentes individuelles par les autres membres du groupe ; mais aussi, et tout autant, contrôle des représentations collectives partagées, par l’expérience indi-viduelle et collective. Dans la mesure où il omet l’existence de ce second type de contrôle, celui que fournit aux individus leur expérience directe de la maté-rialité du monde – contrôle qui correspond très précisément à ce que les socio-logues pragmatistes appellent une épreuve –, le constructivisme se condamne à présenter la production sociale des savoirs sous les auspices d’un arbitraire qui est pourtant loin d’être entièrement le sien. En raison même de cet oubli, il ne peut espérer se soustraire à la position relativiste à laquelle il s’est lui-même condamné qu’au prix d’une série d’incohérences logiques : celles-là même qui caractérisent le charcutage ontologique.

20. Durkheim (É.), Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses universitaires de France, 1985 [1re éd. 1912], p. 625.21. Comme bien d’autres à travers l’ensemble de l’œuvre. Cf. Lemieux (C.), « What Durkheimian Thought Shares with Pragmatism: How the Two Can Work Together for the Greater Relevance of Sociological Prac-tice », Journal of Classical Sociology, 12 (3-4), 2012.

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La déréalisation

Le constructivisme peut faire obstacle à l’analyse, en second lieu, à chaque fois que le chercheur autonomise les constructions sociales par rapport à leur infrastructure socio-empirique et matérielle. C’est ce qui arrive dès lors qu’il ne s’attache plus qu’à l’analyse d’énoncés sans tenter de rendre compte des contextes d’énonciation et des situations pratiques où ils furent produits et validés. On pourra aisément parler, par exemple, de la construction sociale des risques, de l’enfance, des astres ou de l’Algérie française, en s’en tenant à une collection de propos décontextualisés, sans égard pour les appuis bien réels que les acteurs concernés ont trouvés dans la corporéité et la matérialité des phé-nomènes qu’ils ont ainsi jugés, qualifiés et décrits. Ainsi pratiqué, le construc-tivisme ne se distingue guère d’une simple analyse des représentations ou des idéologies qui incline le chercheur à insister sur leur arbitraire, du fait même qu’il dénie toute pertinence analytique au fondement que de telles représen-tations et de telles idéologies trouvent dans la pratique des acteurs concernés.

Soit, parmi de multiples autres exemples, un ouvrage collectif portant sur les questions de santé en Afrique de l’Ouest, publié à la fin des années 1990 sous le titre La construction sociale des maladies 22. Entendant montrer que le rhume ou le paludisme sont des constructions sociales, les auteurs y entreprennent de décrire de quelle façon chacun des groupes humains qu’ils étudient se repré-sente le corps, son intériorité, ses échanges avec l’extérieur, la façon dont se transmettent les maladies, les raisons pour lesquelles elles se transmettent ou encore, la manière dont elles disparaissent. De telles représentations sont répu-tées rendre explicables et prévisibles les conduites des individus, et sans nul doute est-ce très largement le cas. Imaginons qu’un groupe se construise comme invulnérable au sida : d’après le schéma d’analyse privilégié par les auteurs, si un membre de ce groupe, malgré cette représentation d’invulnérabilité (ou fau-drait-il dire plutôt : en raison de cette représentation) contracte le sida, il est prévisible que ses partenaires le désigneront comme n’étant plus vraiment un membre du groupe, comme l’ayant abandonné ou trahi, et qu’ils le traiteront en conséquence – possiblement, par la stigmatisation, la mise à l’écart ou l’exclu-sion. Cet exemple suggère en quoi l’approche constructiviste est susceptible de constituer une sorte de boucle du social sur lui-même, dès lors que l’analyse ne se déploie qu’au seul niveau des représentations (représentations de la maladie, du corps, du groupe et de ce qu’il doit être...). Dans cette optique, en effet, toute maladie étant nécessairement appréhendée par les acteurs à travers une certaine représentation du corps, la nécessité analytique de prendre en compte un point d’extériorité au social (à savoir : le corps en tant qu’il contredit les représenta-tions formées à son sujet) ne se fait pas sentir. Qui plus est, le fait même que le

22. Jaffré (Y.), Olivier de Sardan (J.-P.), dir., La construction sociale des maladies. Les entités nosologiques populaires en Afrique de l’Ouest, Paris, Presses universitaires de France, 1999.

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corps, en tombant malade, se mette à démentir ce que les humains affirmaient sur son compte (« C’est un corps invulnérable. ») a toutes les chances de passer inaperçu, attendu que cette résistance du corps est très rapidement reprise en main et normalisée symboliquement par les acteurs (le malade est déclaré ne plus faire partie du groupe).

En faisant fond sur la notion d’épreuve et en convergeant, par conséquent, vers l’idée durkheimienne d’un contrôle par l’expérience, la perspective ouverte par la sociologie pragmatique conduit à envisager les choses quelque peu diffé-remment. Pour commencer, elle incite à admettre que la maladie, et plus géné-ralement les transformations du corps, constituent un point d’extériorité au social. Certes, cette extériorité est saisie par les humains à travers un discours et des représentations mais elle constitue bel et bien, néanmoins, une extério-rité vis-à-vis d’eux, irréductible au discours et aux représentations qu’ils en donnent 23. C’est pourquoi, par exemple, attraper le sida est, pour les membres de la société dont nous parlons ici, une épreuve, c’est-à-dire un moment où se rejoue pour eux le rapport entre leurs représentations de la réalité (mon corps « doit » être invulnérable) et la matérialité du monde (mon corps est malade). Il est évidemment possible, et sans doute même probable, qu’au terme de cette épreuve, la représentation initiale aura été maintenue – par exemple, le corps malade aura été normalisé symboliquement comme n’étant plus, ou comme n’ayant jamais été, celui d’un membre du groupe. Mais il se peut aussi – si, par exemple, le malade conteste ne plus faire partie du groupe et l’avoir trahi, ou si beaucoup de membres du groupe tombent à leur tour malades – que la représentation soit sensiblement réajustée, voire même abandonnée. L’idée importante, ici, est que le contact avec la matérialité du monde aura donné lieu pour les acteurs à une mise à l’épreuve de leurs conceptions collectives de la réalité et qu’elle aura de ce fait enclenché parmi eux une activité de jugement et une dynamique de réaffirmation, ou le cas échéant de réajustement, de leurs conceptions de départ. C’est cette activité de jugement et cette dynamique de confirmation et de révision que le constructiviste est facilement porté à négli-ger, lorsque ne prenant pas au sérieux la perturbation que la matérialité des pra-tiques fait subir aux croyances collectives, il referme sur lui-même le cercle des interprétations du réel produites par les acteurs. Ce qui est alors perdu de vue n’est autre que le fondement que les croyances trouvent dans la matérialité des pratiques, fondement qui, comme l’avait parfaitement fait observer l’approche

23. Boltanski (L.), La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard, 2004. On notera que cette position est conforme à la conception durkheimienne dite de l’homo duplex, consistant à refuser la réduction du corps humain tant à son seul substrat biologique qu’à sa seule socia-lisation – et ce, quand bien même le sociologue, comme tel, ne s’intéresse qu’à la seconde dimension. Cf. Durkheim (É.), « Le dualisme de la nature humaine et ses conditions sociales », in La science et l’action, Paris, Presses universitaires de France, 1987.

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marxiste, les rend toujours moins arbitraires et moins faciles à détruire que si elles n’étaient que de simples idéalités détachables de l’expérience concrète 24.

À chaque fois que c’est au seul plan des croyances, et non d’abord dans la matérialité des pratiques, que le constructiviste recherche le principe de la per-pétuation de l’ordre social, le risque est grand, pour lui, de déréaliser le monde social qu’il entend analyser. Il peut être enclin, notamment, à considérer que la réalité telle qu’elle se présente aux acteurs ne tient, au fond, qu’à la tyran-nie qu’exercent sur leurs esprits certaines catégories – alors qu’il lui faudrait reconnaître que cette réalité tient d’abord à une certaine organisation sociale des pratiques (i.e. à une certaine division du travail social) propre à fonder les catégories en question dans l’expérience individuelle des acteurs. Partant, il peut être tentant pour lui d’imaginer, ou de laisser croire, non seulement que l’avènement de nouvelles catégories est une condition nécessaire et suffisante pour qu’ait lieu une construction différente de la réalité mais encore qu’un tel avènement est toujours à la portée des acteurs, pour peu qu’ils le veuillent ou en décident. Or cette double affirmation exagère considérablement le détachement dont chaque individu est capable vis-à-vis des pratiques auxquelles il prend part et qui fondent son sens du réel et, éventuellement, sa résistance actuelle à adopter de nouvelles catégories. En outre, elle incite à concevoir le changement social en tant qu’invention de nouvelles institutions ou de nouvelles croyances en rupture avec celles qui les ont précédées, et non pas comme le résultat d’une altération dans les institutions existantes et les croyances préalables. En cela, elle peut facilement faire oublier que, pour reprendre l’expression de Paul Faucon-net et Marcel Mauss, « les institutions nouvelles ne peuvent être faites qu’avec les anciennes, puisque celles-ci sont les seules qui existent 25 ». Lorsqu’un tel spontanéisme et un tel volontarisme viennent colorer la posture constructi-viste, celle-ci ne peut qu’échouer à rendre compte de ce qui, dans le processus de construction d’une réalité nouvelle, dépasse la volonté et la conscience indi-viduelles des acteurs 26.

Comme dans le cas du charcutage ontologique, il sera possible d’affirmer que la critique de la déréalisation – soit : le reproche de couper les croyances de leurs fondements pratiques – s’adresse moins au constructivisme en tant que tel qu’à certains de ses usages. Ce n’est pas faux. Toutefois, ici encore, la dérive repro-chée a valeur de symptôme. Elle rend manifeste un problème rencontré régu-lièrement par le chercheur constructiviste : peut-on maintenir complètement

24. Raison pour laquelle il ne suffit pas, selon Marx, de dénoncer comme illusoire le fétichisme de la mar-chandise. Encore faut-il comprendre comment les agents y sont sans cesse reconduits par l’organisation matérielle de leurs pratiques.25. Fauconnet (P.), Mauss (M.), « La sociologie. Objet et méthodes », in Mauss (M.), Essais de sociologie, op. cit., p. 17.26. Pour un développement de cet argument, cf. Lemieux (C.), Le devoir et la grâce. Pour une analyse gram-maticale de l’action, Paris, Economica, 2009, p. 58-65 et 213-218.

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l’idée que la réalité, en tant qu’elle est socialement construite, est arbitraire, si l’on affirme en même temps que la construction de cette réalité trouve son fondement dans l’organisation sociale des pratiques ? La déréalisation permet certes d’éluder cette difficulté, dans la mesure où elle situe le fondement de la construction sociale de la réalité dans les croyances elles-mêmes, considérées alors comme un ordre autonome. Mais elle éloigne le chercheur, ce faisant, du projet d’une authentique sociologie des croyances car, en le portant à décrire des systèmes d’énoncés et non pas des actions d’énonciation, elle réduit ses pos-sibilités d’analyser la croyance en tant qu’activité pratique. Le défi auquel est confrontée la position constructiviste consiste, de ce point de vue, à se doter des outils méthodologiques et conceptuels qui lui permettent d’appréhender la réalité non comme une idéologie ou une croyance partagée mais comme un processus pratique en cours, auquel les individus participent par leurs actions. Tel est, à bien des égards, le déplacement qu’opère l’approche pragmatique. Or ce déplacement a une double conséquence méthodologique, qu’il convient de souligner : d’une part, il limite la possibilité pour le chercheur de considérer la réalité socialement construite qu’il examine, comme purement arbitraire ; d’autre part, il augmente sa capacité à reconnaître, dans le processus même de construction sociale de cette réalité, un degré élevé d’indétermination qui peut, de prime abord, ne pas sauter aux yeux.

La critique de l’artificialité

Le constructivisme peut faire obstacle à l’analyse, enfin, à chaque fois qu’il se traduit par une critique de l’artificialité du réel – à chaque fois, autrement dit, qu’il fait porter sa critique du monde social sur le fait même que la réalité est construite. On notera d’emblée que pour un constructiviste cohérent, s’en prendre au caractère construit du réel s’apparente à une aberration : comment reprocher à la réalité son statut ontologique ? Comment lui faire grief de n’être pas autrement que construite ? Seule la pratique du charcutage ontologique permet de rendre cet étonnant reproche formulable. Car c’est seulement à condition de présumer du caractère non construit, ou moins construit, d’une partie de la réalité que le caractère construit, ou plus construit, de l’autre partie peut faire l’objet d’une dénonciation. Et c’est donc seulement à condition de rendre la position constructiviste inopérante que la critique de l’artificialité du réel peut être avancée.

En son inanité, la critique de l’artificialité du réel signale le risque constant, pour le chercheur constructiviste, de situer la portée critique de ses analyses là où elle ne se trouve pas. Ce n’est pas la même chose, en effet, que de partir du prin-cipe méthodologique qu’un scandale (par exemple) est socialement construit et que de dénoncer le caractère artificiel de ce scandale. De même n’est-ce pas la même chose que de partir du principe méthodologique que les différences raciales sont socialement construites et que de dénoncer les différences raciales

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comme artificielles. Lorsque la confusion s’opère entre ces deux régimes énon-ciatifs, la fameuse « rupture épistémologique » est consumée : le chercheur en vient à épouser une forme de raisonnement ordinaire qui ne le distingue plus de certains des acteurs qu’il est censé étudier. Car dénoncer le caractère artificiel d’un scandale, c’est dire ce que beaucoup de ceux qui sont visés par ce scan-dale, disent déjà ; de même que dénoncer le caractère artificiel des différences raciales, c’est affirmer ce qu’affirment déjà, depuis nombre d’années, nombre de ceux qui dénoncent le racisme. Or, si le constructivisme peut apporter un gain heuristique par rapport à l’attitude naturelle et à la connaissance commune, n’est-ce pas à la condition expresse d’être en mesure de dire sur le monde social quelque chose d’autre ou de plus que ce que certains acteurs en disent déjà ?

Il est certain, d’un autre côté, que critiquer l’artificialité de certaines réalités reste le moyen le plus commode, pour un chercheur, de se faire entendre par les « profanes ». Comme l’ont suggéré un certain nombre d’auteurs, le rapport au monde que cultivent les membres des sociétés modernes est en effet sans doute moins ancré dans le seul naturalisme qu’il ne l’est dans une ontologie dualiste qui oppose à des réalités naturelles, des réalités artificielles 27. Si cela est exact, il est à remarquer que le chercheur adepte du charcutage ontologique se conforme, ce faisant, à l’attitude la plus commune parmi ses contemporains. Le terrain est prêt, dès lors, pour que ses analyses viennent conforter, chez les acteurs, la conception du monde qu’ils se faisaient. Si apport critique il y a, il ne consistera qu’en cela que la ligne de démarcation entre réalités naturelles et arti-ficielles aura été chahutée – par exemple, telle entité jugée d’ordinaire naturelle aura été montrée comme étant, en fait, manufactured. L’ontologie dualiste des acteurs, elle, n’aura pas été remise en cause, de sorte que la dénaturalisation des réalités sociales – opération au fondement de l’attitude sociologique – n’aura été que très ponctuelle. On pourrait même aller jusqu’à dire que c’est le natura-lisme qui sortira renforcé, dans la mesure où, comme on l’a dit, la dénonciation de l’artificialité d’une partie déterminée du réel présuppose l’existence d’autres parties qui puissent être réputées naturelles et soient ainsi soustraites au soup-çon d’artificialité.

Lorsqu’elle se mue en critique de l’artificialité, l’approche constructiviste se fait donc pleinement entendre par les non-sociologues – du moins par ceux qui sont déjà en lutte contre la naturalisation de certaines réalités. Cependant, ce n’est plus, alors, le constructivisme qui est entendu mais, pour ainsi dire, son opposé, à savoir : l’idée que la réalité pourrait ne pas être socialement construite et qu’elle devrait ne pas l’être. La popularité remarquable du constructivisme

27. Cf. tout particulièrement, Descola (P.), Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. Ainsi que Des-rosières (A.), « Les qualités des quantités. Comment gérer la tension entre réalisme et conventionnalisme ? », in De Fornel (M.), Lemieux (C.), dir., Naturalisme versus constructivisme ?, op. cit. ; Trom (D.), « À l’épreuve du paysage. Constructivisme savant et sens commun constructiviste », Revue du MAUSS, 17, 2001.

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est peut-être, sous ce rapport, le fruit d’un malentendu qui ne profite qu’en apparence aux sciences sociales. Car s’il est possible, comme l’a suggéré I. Hac-king, que ce soit la capacité de la doctrine constructiviste à entrer en résonance avec notre sens commun critique qui fasse aujourd’hui son succès 28, c’est aussi cette forme d’accord préétabli qui, au final, entrave le potentiel critique dont est porteuse la doctrine. Sans cesse, en effet, nous la voyons retomber dans le cadre socialement prescrit de la critique de l’artificialité – un cadre qui protège, en définitive, les mécanismes ordinaires de la naturalisation des rapports sociaux. Et nous oublions peu à peu que le constructivisme recèle, potentiellement, une critique bien plus ambitieuse, et bien plus radicale, du naturalisme tel qu’il est à l’œuvre dans la vie sociale. Car c’est l’opposition même entre des réalités natu-relles et des réalités artificielles qu’il conduit à rejeter. Or cette révolution intel-lectuelle et politique, la critique de l’artificialité ne permet guère d’en prendre la mesure. En un certain sens, on peut même dire qu’elle y contrevient.

À l’instar du charcutage ontologique et de la déréalisation, la dérive que représente la critique de l’artificialité du réel ne remet pas en cause le construc-tivisme en son principe. Mais elle a quelque chose de symptomatique d’un problème auquel cette doctrine n’a de cesse de se heurter : comment produire à propos du monde social une critique sans, pour ce faire, mobiliser des argu-ments naturalistes ? Comment, autrement dit, dénoncer la façon dont le monde social est actuellement construit sans être contraint de procéder, pour cela, à la naturalisation de tout ou partie de ce monde social ? La question, on le sait, a particulièrement agité les études féministes, parfois tentées, pour dénoncer la domination masculine, de naturaliser, voire d’essentialiser, la condition fémi-nine 29. Ici encore, on aimerait suggérer que l’approche pragmatique en socio-logie peut permettre d’apporter une solution correcte au problème. En faisant place, dans l’analyse des faits sociaux, à la question du contrôle par l’expérience, cette approche, en effet, déplace le foyer de la critique : ce n’est plus le carac-tère construit d’une réalité qui peut être reproché ; ce sont les épreuves qui concourent à la construction de cette réalité qui peuvent être jugées insuffi-santes ou insatisfaisantes. Il s’agit, de ce point de vue, de montrer en quoi cer-tains dispositifs matériels et organisationnels limitent les possibilités de certains agents d’apporter leur concours à la construction d’une réalité qui les concerne ou encore – ce qui revient à peu près au même – de montrer en quoi les opéra-tions pratiques à travers lesquels une réalité est bâtie, restreignent les chances de relancer, à son sujet, les épreuves et les confirmations par l’expérience 30. Encore

28. Hacking (I.), Entre science et réalité…, op. cit.29. Cf. par exemple Carroll (S.), Zerilli (L.), « La science politique américaine face aux défis du féminisme », Politix, 41, 1998.30. Pour un exemple de mise en œuvre de cette perspective critique, cf. Lagneau (É.), L’objectivité sur le fil. La production des faits à l’Agence France-Presse, thèse pour le doctorat de science politique, Institut d’études politiques de Paris, 2010.

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convient-il de préciser que ce type de critiques adressées aux procédures pra-tiques dont un groupe social ou professionnel se sert pour construire la réalité, n’est envisageable qu’à la condition d’assumer un point de vue normatif bien déterminé, sans lequel cette critique n’aurait tout simplement pas lieu d’être. Ce point de vue normatif, c’est celui en vertu duquel il paraît souhaitable que les réalités produites socialement soient davantage soumises au contrôle par l’expérience de tous ceux qu’elles concernent, étant donné que seul l’accroisse-ment de ce contrôle collectif par l’expérience peut les rendre plus adéquates aux pratiques sociales effectives 31.

*

Il existe aujourd’hui une façon très répandue de ne pas être constructiviste : c’est celle qui consiste à n’être constructiviste qu’à moitié. Il est vrai que, dans le cours d’une enquête sociologique, l’idée selon laquelle la réalité est une construction sociale, n’est pas aisée à tenir jusqu’au bout. Au contact des maté-riaux empiriques, le chercheur constructiviste se trouve exposé à des problèmes pratiques qu’il n’envisageait pas nécessairement au départ, tels que le risque de devoir se montrer relativiste, l’impossibilité d’accéder suffisamment à la maté-rialité des pratiques ou le manque d’assise imprévu pour dénoncer un rapport social institué. La tentation est grande, alors, d’en revenir à l’apparente sécurité d’un raisonnement naturaliste – ce dont témoignent les options que nous avons décrites ici sous les termes de charcutage ontologique, de déréalisation ou de critique de l’artificialité. Toutefois, parce que ce retour au naturalisme réinjecte dans le raisonnement sociologique des formes naïves de réalisme, il constitue de facto un désaveu des ambitions du programme constructiviste. La naturalisa-tion du monde social, qu’il s’agissait de combattre, est rétablie, quoique sur un mode paradoxal – ce qui permet de sauver les apparences.

Comme cet article s’est efforcé de l’indiquer, il existe au moins une seconde façon de ne pas être constructiviste. Elle est certes à ce jour nettement moins usitée que la première et pourrait même être dite, en comparaison, anecdotique. C’est celle qui consiste, pour le chercheur, à pousser le programme construc-tiviste jusqu’au bout de sa logique, afin d’être en mesure d’en formuler une version plus réflexive, c’est-à-dire plus consciente de ses limites. Il s’agit alors de parvenir à récupérer, au plan théorique lui-même, non pas le naturalisme (qu’on a exclu à bon droit) mais, plus exactement, la question du fondement que le naturalisme trouve dans la matérialité des pratiques sociales. Cette récu-pération est l’effort même auquel se livre la sociologie pragmatique, lorsqu’elle

31. C’est de cette manière que Anne Rawls propose de comprendre l’intention normative qui animait Durkheim. Cf. Rawls (A.), « Durkheim’s Theory of Modernity: Self-Regulating Practices as Constitutive Orders of Social and Moral Facts », Journal of Classical Sociology, 12 (3-4), 2012. En ce qu’il promeut des modes de construction de la réalité fondés sur l’expérimentation scientifique et la participation égalitaire des citoyens, un tel point de vue normatif s’origine dans le projet des Lumières.

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reconnaît dans l’épreuve avec le monde matériel la source d’une dynamique de confirmation et de révision des institutions et des croyances. Tel était déjà, on l’a indiqué, le mouvement qu’opérait le durkheimisme lorsqu’il complétait la prise en compte de la façon dont les représentations collectives sont contrôlées à travers le jeu des sanctions mutuelles au sein du groupe, par la prise en compte de la façon dont elles le sont également par l’expérience des individus engagés corporellement au contact du monde.

À ce titre, et à la condition expresse de rester conscient qu’elle implique le principe de ce double contrôle, la thèse du sociocentrisme défendue par Durkheim et Mauss, telle que nous l’avons rappelée, peut constituer pour le constructivisme réflexif un guide parfaitement valable. Cette thèse affirme en effet que le monde naturel n’est pas moins que le monde social l’objet d’un tra-vail de catégorisation dont l’origine se trouve entièrement dans l’organisation sociale des pratiques – et aucunement dans la « nature des choses » elles-mêmes. Pour autant, le travail de catégorisation dont il s’agit, n’est pas totalement indé-pendant de la confirmation ou du démenti qui lui apporte régulièrement l’ex-périence des individus placés au contact de la « nature des choses ». C’est cet aspect du durkheimisme, si souvent négligé, qu’il s’agit de prendre au sérieux si l’on veut éviter au constructivisme les impasses dans lesquelles il s’enferre.

Ajoutons que pour qui admet la thèse durkheimienne du sociocentrisme, il ne saurait faire de doute que si les sciences sociales échouent à épuiser entière-ment l’analyse de la réalité, ce n’est certes pas que cette dernière comporterait une région qui, pouvant être décrétée n’être pas socialement construite, échap-perait à leur juridiction. À vrai dire, l’empire des sciences sociales s’étend aussi loin que s’étend le monde connu – i.e. le monde qui fait l’objet d’une connais-sance humaine. Que ce monde connu soit réputé social ou naturel n’y change rien : dès lors qu’il est l’objet d’un savoir, et donc d’un travail de catégorisation, il devient une réalité produite socialement, analysable à ce titre par les sciences sociales. De ce point de vue, la seule limite que s’assignent ces sciences, tient au fait qu’elles ne sauraient expliquer autrement que socialement la production sociale de savoirs sur le monde. Encore s’agit-il moins, de leur part, d’une limi-tation qui les restreint que d’une condition de possibilité de leur exercice 32.

Dès lors, si ce n’est pas par l’existence d’une région non socialement construite de la réalité, comment expliquer l’échec des sciences sociales à épuiser l’analyse de la réalité ? Dans l’optique du constructivisme réflexif ici défendu, la réponse à cette question tient à un constat : la réalité est, au sens littéral, infinie. Elle l’est en ce qu’étant l’objet d’un constant processus collectif de réaffirmation et de

32. L’enjeu, on l’aura compris, est ici de réaffirmer le principe durkheimien selon lequel « les faits sociaux ne peuvent être expliqués que par des faits sociaux », mais en prenant soin toutefois de réintégrer à l’intérieur du cercle des faits sociaux, car là est sa juste place, la question du contrôle des croyances par l’expérience ou, si l’on préfère, la question de l’épreuve, au sens précis donné à ce terme par la sociologie pragmatique.

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révision, il est impossible de déterminer, avec une absolue certitude, ce qu’elle sera dans l’instant prochain – quoique cela soit relativement prévisible. Ceci explique que plus encore que la réalité elle-même considérée comme une don-née objective, c’est le processus de sa réaffirmation et sa révision – le processus, diraient les ethnométhodologues, de son accomplissement pratique continu – qui mérite d’être placé au centre de l’analyse des sciences sociales. Notre argu-ment aura été ici de dire que pour être conduit à bien, un tel projet implique, en tant que préalable, d’admettre dans l’analyse sociologique elle-même l’existence d’une extériorité au social.

Cyril Lemieux est chercheur au Laboratoire interdis-ciplinaire d’études sur les réflexivités (LIER) de l’Ins-titut Marcel Mauss et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses travaux sont consacrés à la sociologie du jour-nalisme et des processus de médiatisation ainsi qu’à la théorie de l’action et au statut épistémologique et politique des sciences sociales. Derniers ouvrages

parus : Le devoir et la grâce. Pour une analyse grammaticale de l’action, Paris, Economica, 2009, et Un président élu par les médias ?, Paris, Presses des Mines, 2010. Il a récemment édité Faire des sciences sociales, t. 1 : Critiquer, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012 (avec Pascale Haag), et La subjecti-vité journalistique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010.

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