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Comment peut-on être "positiviste"? Jean Bricmont Publié dans PSYCHANALYSE, QUE RESTE-T-IL DE NOS AMOURS ? éd. par Francis Martens, Revue de l'Université de Bruxelles, 2000, 2, Editions Complexes Je voudrais demander au lecteur d'envisager favorablement une doctrine qui peut, je le crains, paraître extrêmement paradoxale et subversive. La doctrine en question est la suivante : il n'est pas désirable de croire en une proposition lorsqu'il n'y a aucune raison de penser qu'elle est vraie. Bertrand Russell (1) INTRODUCTION La publicité d'un ouvrage récent annonce que celui-ci constitue la réponse de deux psychanalystes à la " propagande scientiste d'une idéologie néo-positiviste " à la Sokal et Bricmont (2). Or ni dans notre livre, ni dans d'autres écrits, nous ne défendons le positivisme. Néanmoins, on peut comprendre cette accusation si l'on distingue entre positivisme et " positivisme ". Le positivisme sans guillemets, renvoie à une histoire complexe de doctrines auxquelles presque plus personne n'adhère littéralement. Mais l'épithète " positiviste "(3), telle qu'elle est utilisée aujourd'hui dans certains discours en sciences humaines et particulièrement en psychanalyse, couvre un champ beaucoup plus vaste que les doctrines du même nom et sert à discréditer toute approche empirique des phénomènes humains et à défendre une série d'épistémologies alternatives. Or, bien que le positivisme comme courant philosophique soit arrivé, sur certains points, à des impasses (dont je donnerai un exemple plus loin), il existe une attitude intellectuelle qu'on pourrait appeler scientifique(4), qui est moins précise que les doctrines philosophiques positivistes à proprement parler et que je vais tenter d'expliquer et de défendre. Par la même occasion, je critiquerai les épistémologies alternatives qui ont eu tendance à fleurir sur la tombe du positivisme réel. Les remarques qui suivent se situeront à un niveau purement épistémologique ou méthodologique. Comme on le verra, je ne veux pas simplement répéter, comme le font de nombreux scientifiques,

Bricmont - Comment Peut-On Être Positiviste

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Bricmont - Comment Peut-On Être Positiviste

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Comment peut-on tre "positiviste"?

Jean Bricmont

Publi dans PSYCHANALYSE, QUE RESTE-T-IL DE NOS AMOURS ?d. par Francis Martens, Revue de l'Universit de Bruxelles, 2000, 2, Editions Complexes

Je voudrais demander au lecteur d'envisager favorablement une doctrine qui peut, je le crains, paratre extrmement paradoxale et subversive. La doctrine en question est la suivante: il n'est pas dsirable de croire en une proposition lorsqu'il n'y a aucune raison de penser qu'elle est vraie.

Bertrand Russell(1)

INTRODUCTION

La publicit d'un ouvrage rcent annonce que celui-ci constitue la rponse de deux psychanalystes la "propagande scientiste d'une idologie no-positiviste" la Sokal et Bricmont (2). Or ni dans notre livre, ni dans d'autres crits, nous ne dfendons le positivisme. Nanmoins, on peut comprendre cette accusation si l'on distingue entre positivisme et "positivisme". Le positivisme sans guillemets, renvoie une histoire complexe de doctrines auxquelles presque plus personne n'adhre littralement. Mais l'pithte "positiviste"(3), telle qu'elle est utilise aujourd'hui dans certains discours en sciences humaines et particulirement en psychanalyse, couvre un champ beaucoup plus vaste que les doctrines du mme nom et sert discrditer toute approche empirique des phnomnes humains et dfendre une srie d'pistmologies alternatives. Or, bien que le positivisme comme courant philosophique soit arriv, sur certains points, des impasses (dont je donnerai un exemple plus loin), il existe une attitude intellectuelle qu'on pourrait appeler scientifique(4), qui est moins prcise que les doctrines philosophiques positivistes proprement parler et que je vais tenter d'expliquer et de dfendre. Par la mme occasion, je critiquerai les pistmologies alternatives qui ont eu tendance fleurir sur la tombe du positivisme rel.

Les remarques qui suivent se situeront un niveau purement pistmologique ou mthodologique. Comme on le verra, je ne veux pas simplement rpter, comme le font de nombreux scientifiques, que"Popper a dmontr que la psychanalyse n'est pas une science parce qu'elle n'est pas falsifiable". On peut, comme l'a fait par exemple Grnbaum(5), oprer une critique pistmologique moins catgorique (et moins simpliste) que celle de Popper, mais dont les conclusions sont sans doute tout aussi radicales.Je veux nanmoins d'emble souligner que je ne suis nullement spcialiste en psychanalyse ou, plus gnralement, en sciences humaines. Et que, si on se limite la critique esquisse ici, il est parfaitement possible de rpondre qu'il existera dans l'avenir une version de la psychanalyse qui satisfasse entirement aux contraintes pistmologiques que je souhaite dfendre(6). Mais les ractions de certains psychanalystes (ou d'autres spcialistes des sciences humaines) suite l'affaire Sokal et la publication de notre livre semblent indiquer que la ncessit de satisfaire ces contraintes n'est pas universellement admise(7).

Je commencerai par expliquer les arguments sceptiques et empiristes qui se trouvent la base de la dmarche scientifique. Ensuite, j'aborderai la question tant dbattue de savoir si cette dmarche peut s'appliquer galement l'tre humain et je conclurai par quelques remarques sur les relations passes et futures entre philosophie, sciences humaines et biologie.

2. POUR UN SCEPTICISME RAISONNABLE

Si j'tais assez faible que de me laisser surprendre tes ridicules systmes sur l'existence fabuleuse de l'tre qui rend la religion ncessaire, sous quelle forme me conseillerais-tu de lui offrir un culte? Voudrais-tu que j'adoptasse les rveries de Confucius plutt que les absurdits de Brahma?adorerais-je le grand serpent des ngres, l'astre des Pruviens, ou le dieu des armes de Mose? laquelle des sectes de Mahomet voudrais-tu que je me rendisse? ou quelle hrsie de chrtiens serait selon toi prfrable? Prends garde ta rponse.

D.A.F de Sade (8)

S'il a quelque chose que les voyages et les explorations ont rendu possible et qui a impressionn les penseurs des Lumires, c'est bien la dcouverte de la diversit des croyances, des coutumes et des pratiques. Cela a encourag un certain "relativisme", source de tolrance (comment peut-on tre Persan?) et a permis de comprendre que pas mal de nos coutumes et croyances n'avaient nullement le caractre absolu et invitable qu'on leur avait prcdemment attribu. De nos jours, pour observer la diversit des opinions, nul besoin de voyager; il suffit de parcourir les ouvrages d'une librairie ou d'une bibliothque: on peut y lire que le monde a t cr il y a moins de dix mille ans; ou qu'il a volu au cours de millions d'annessous l'impulsion de la slection naturelle; que des substances dilues au point de ne plus contenir aucune molcule de dpart ont nanmoins un effet curatif ou que les proprits des corps dpendent de leur composition chimique; qu'on peut communiquer avec l'au-del et tre rincarn sous une forme ou une autre aprs sa mort ou que la vie consciente s'arrte avec la mort physique. Comment effectuer un tri entre toutes ces ides? Certaines d'entre elles sont-elles vraies ou proches de la vrit, ou plausibles? Et, si oui, comment le savoir?

Une solution qui est devenue relativement la mode dans la culture contemporaine consiste rejeter la ncessit defaire un tri et de dclarer toutes ces croyances "galement vraies". Mais il est difficile de prendre cette ide au srieux trs longtemps, du moins si on l'applique toutes les questions de faitet qu'on donne au mot "vrit" le sens qu'il a dans la vie courante: l'ide que la Terre est ronde et l'ide qu'elle est plate ne sont pasgalement vraies. L'une fournit une meilleure approximation de la vrit que l'autre. C'est videmment un exemple lmentaire, mais il constitue nanmoins une rduction par l'absurde de la doctrine relativiste prise la lettre et dans toute sa gnralit (9).

Pour en revenir aux Lumires, la raction face la dcouverte de la multiplicit des croyances n'tait nullement, cette poque, le relativisme radical; cette prise de conscience encourageait certes la mise en question des croyances bases uniquement sur nos traditions, mais cela afin d'arriver des ides ou des normes vritablement valides et universelles ainsi qu' des types de raisonnement permettant de les dcouvrir. Un argument philosophique important, qui remonte cette culture des Lumires, est celui avanc par David Hume pour montrer qu'il n'est jamais rationnel de croire aux miracles (10). L'argument est simple et a une porte trs gnrale. Supposons, comme c'est le cas pour la plupart des gens, que vous n'ayez jamais vu un miracle vous-mme, mais que vous ayez simplement entendu des gens vous rapporter (par exemple via la Bible) l'existence de miracles. Est-il rationnel d'y croire? Non, rpond Hume, parce que vous savez, par votre exprience personnelle, qu'il existe des gens qui se font des illusions ou qui cherchent tromper d'autres personnes. Par contre, un miracle, vous n'en avez aucune exprience personnelle. Par consquent, il est plus rationnel de croire que le fait que vous entendiez un rcit de miracle s'explique en supposant que quelqu'un se trompe ou vous trompe plutt qu'en supposant qu'un miracle s'est rellement produit. Ou, pour exprimer autrement la mme ide, on peut faire remarquer que, lorsqu'on entend un rcit de miracle, le "fait brut", directement perceptible, qu'il faut chercher expliquer, ce n'est pas le miracle, mais le fait qu'on vous dit qu'un miracle s'est produit. Or l'explication de ce phnomne-l est facile: on peut toujours penser que ceux qui affirment l'existence du miracle cherchent vous tromper, se trompent ou sont tromps par d'autres.

Hume ne dit videmment pas qu'il ne faut croire qu'en ce qu'on peroit directement, mais plutt qu'il faut exiger de son interlocuteur que, si ce qu'il dit contredit notre exprience immdiate, il apporte des preuves de ce qu'il avance qui soient plus crdibles que cette exprience elle-mme. Hume tait content de son argument puisqu'il crivait qu'il "doit au moinsrduire au silencela bigoterie et la superstition les plus arrogantes et nous dlivrer de leurs impertinentes sollicitations"(11). L'argument est important non plus tant en ce qui concerne les miracles religieux traditionnels, auxquels peu de gens croient aujourd'hui (restent videmment les pseudo-sciences, l'astrologie, le New Age, etc.), mais parce qu'il donne un bon exemple de la faon rationnelle de procder pour effectuer un tri entre les diverses opinions auxquelles nous sommes confronts. On peut et on doit poser la mme question au garagiste qui vend des voitures d'occasion, au banquier qui fait miroiter des dividendes fabuleux, au politicien qui promet la sortie du tunnel aprs des annes d'austrit, au journaliste qui rend compte d'vnements se passant dans des pays lointains, ainsi qu'au physicien, au prtre ou au psychanalyste: quels arguments me donnez-vous pour qu'il soit plus rationnel de croire ce que vous dites plutt que de supposer que vous vous trompez ou que vous me trompez? Remarquons, qu'au temps de Hume, divers miracles taient attests par les plus hautes autorits, ce qui ne peut que nous encourager aujourd'hui porter un regard rsolument critique sur divers tmoignages supposs irrfutables. De plus, la longue liste des erreurs scientifiques passes (par exemple, en mdecine) rend le dfi du sceptique encore plus difficile relever.

Notons que Hume ne dit pas que cette faon de raisonner permet toujours d'arriver des conclusions correctes. En effet, il donne l'exemple d'un prince indien qui refusait de croire que l'eau gle chez nous en hiver et il approuve sa faon de raisonner: l'eau se solidifie abruptement autour de zro degr et le prince, vivant dans un climat chaud, n'avait aucune raison de croire qu'un tel phnomne soit possible. Hume donne simplement une rgle mthodologiquequ'il est rationnel de suivre en toutes circonstances; mais que cette rgle mne ou non la vrit dans un cas particulier ne peut tre garanti a priori et dpend du degr d'information que nous possdons dans ce cas-l.

3.DEFENSE ET ILLUSTRATION DE L'EMPIRISME

Le chancelier Bacon ne connaissait pas encore la nature; mais il savait et indiquait tous les chemins qui mnent elle. Il avait mpris de bonne heure ce que les universits appellent la philosophie, et il faisait tout ce qui dpendait de lui, afin que ces compagnies, institues pour la perfection de la raison humaine, ne continuassent pas de la gter par leurs quiddits, leur horreur du vide, leurs formes substantielles et tous les mots impertinents que non seulement l'ignorance rendait respectable, mais qu'un mlange ridicule avec la religion avait rendus presque sacrs.Voltaire (12)

Pour indiquer brivement comme on peut tendre le raisonnement humien sur les miracles, considrons les cinq propositions suivantes:

1. La matire est compose d'atomes.

2. Certaines substances gardent un effet thrapeutique mme aprs avoir t hautement dilues.

3. Dieu est amour.

4. L'inconscient est structur comme un langage.

5. La lutte des classes est le moteur de l'histoire.

Comment savoir lesquelles de ces propositions sont vraies (13)? Aucune n'est a priori vidente, elles dpassent toutes de trs loin notre exprience immdiate et certaines sont mme fort contre-intuitives (surtout la premire: comment la matire solide peut-elle tre compose d'atomes, c'est--dire essentiellement de vide?). Un positiviste logique aurait sans doute dit que les trois dernires propositions sont dnues de sens (en vertu de la doctrine selon laquelle le sens d'une proposition se ramne aux moyens de sa vrification) et un popprien dirait sans doute qu'elle ne sont pas falsifiables. Mais un des problmes rencontr par le positivisme est que, mme s'il est vrai que certaines propositions sont dnues de sens, il est difficile de formuler une thorie gnrale de la signification qui permette de dterminer si c'est le cas ou non. En effet, si on y rflchit, on s'aperoit vite que ce qui fait qu'un mot, un nonc ou un ensemble de propositions ont un sens est fort difficile caractriser. Laissons de ct pour l'instant le positivisme logique ainsi que les critiques poppriennes, et envisageons comment chacune de ces doctrines survit la critique base sur le scepticisme humien face aux miracles. Evidemment, les thories voques ici ne sont pas similaires ou quivalentes la croyance aux miracles; mais la question qui se pose leur sujet est du mme type: pourquoi devrais-je croire ce qu'elle disent plutt que de penser que je me trouve en face de gens qui se trompent ou qui me trompent?

En ce qui concerne la physique, on dispose de deux types d'arguments pour rpondre au sceptique: d'une part, la technologie est rellement un "miracle"(14); nous y sommes trop habitus pour penser en ces termes, mais si l'on pouvait voyager dans le temps et transporter des voitures ou des avions au 18 sicle, il seraient srement considrs (du moins premire vue) comme des miracles. Mais, la diffrence des miracles auxquels fait allusion par exemple la Bible, les miracles technologiques sont visibles par tous et fournissent donc une rponse au sceptique. Nanmoins, cet argument est loin d'tre totalement satisfaisant; d'une part, parce que la technologie est en partie (mais de moins en moins) le rsultat d'un processus de progrs par "essais et erreurs" qui n'est qu'indirectement li la science; d'autre part, parce que bon nombre de thories scientifiques n'ont pas d'applications technologiques directes (par exemplela cosmologie ou la thorie de l'volution). Mais il existe un deuxime "miracle", savoir l'adquation entre une multitude d'observations et d'expriences et les prdictions dduites des thories scientifiques. De nouveau, il y a quelque chose de rellement miraculeux dans le fait que, dans un monde o l'avenir est tellement imprvisible, l'on puisse prvoir avec une grande prcision o va s'arrter une aiguille sur un cadran la fin d'une exprience. Bien sr, ce genre d'arguments laisse ouvertes de nombreuses questions, par exemple sur le statut des entits "inobservables" introduites dans le discours scientifique, mais il indique comment, en principe, rpondre au sceptique et montrer que le discours scientifique n'est ni une pure illusion ni une pure tromperie.

Par contre, pour ce qui est de l'homopathie et en gnral des sciences dites parallles, le problme vient de ce qu'il n'existe ni de technologie "visible" ni de tests empiriques comparables ceux qui existent en sciences (prcis, reproductibles etc.) qui permettraient de rpondre au sceptique. Il existe videmment des gurisons, mais toute thrapie entrane un certain nombre de gurisons dues l'effet placebo (ce que mme les homopathes doivent admettre, moins de soutenir que, lorsque cet effet est mis en vidence dans la mdecine ordinaire, il est en ralit d un agent curatif invisible) et il n'existe aucun test statistique montrant que l'efficacit de l'homopathie dpasse l'effet placebo; or, seuls de tels tests pourraient permettre de rpondre au sceptique humien. En effet, puisque l'effet placebo existe, il est toujours plus rationnel, si on applique le raisonnement de Hume, de l'invoquer comme explication des gurisons plutt que de faire appel un effet curatif qui serait li aux dilutions mais sur l'existence duquel on ne possde aucune indication directe.

De plus, la plausibilit de la thorie homopathique a fort diminu avec le dveloppement de la thorie atomique de la matire (qui n'existait pas l'poque de Hahnemann). Les dfenseurs de l'homopathie ne se rendent pas toujours compte du fait que les millions d'expriences et d'applications confirmant la thorie atomique sont autant d'arguments indirects contre la thorie homopathique, puisque, si les proprits des corps dpendent de leur contenu atomique et molculaire, comme le soutient la physique, et que les hautes dilutions arrivent battre le nombre d'Avogadro, c'est--dire faire en sorte que plus une seule molcule du produit de dpart ne subsiste dans le produit final, alors il existe une vritable contradiction entre thorie atomique et thorie homopathique et tout argument en faveur de l'une est ipso facto un argument en dfaveur de l'autre. Un bon sceptique humien est donc en droit d'exiger des preuves en faveur de l'homopathie d'autant plus fortes que la thorie est improbable. Lors de l'affaire de la mmoire de l'eau, la plupart des commentateurs n'ont pas eu l'air de comprendre que l'attitude rationnelleconsistait justement tre plus sceptique vis--vis des allgations de Benveniste que si l'on avait eu affaire une exprience dont les implications ne contredisaient pas tant des thories bien tablies. Pourtant, ces mmes commentateurs feraient preuve de scepticisme si on leur affirmait qu'un suspect contre lequel pse des charges prcises et concordantes est en fait innocent. Que la "mthode scientifique" ne soit pas radicalement diffrente de ce genre de dmarche, qui est adopte spontanment dans la vie de tous les jours, est une des choses qu'il est le plus difficile faire comprendre au public dit cultiv.

Si l'on en vient la troisime proposition, on se heurte un autre type de problme: celui des assertions factuelles radicalement non empiriques. En effet, il est difficile d'imaginer comment une quelconque observation pourrait affecter d'une faon ou d'une autre la probabilit que nous pouvons attribuer la vracit de cette assertion ou de sa ngation (Dieu n'est pas amour). En effet, ces assertions sont trop imprcises pour qu'on puisse littralement en dduire quoi que ce soit et donc, toute observation concevable laisse inchange la probabilit qu'on lui attribue a priori. La seule faon de dpartager un nonc thologique et sa ngation est de faire appel des textes sacrs, correctement interprts. Mais il est vident qu'on ne peut pas dterminer sans circularit quels textes sont sacrs et, lorsqu'ils sont ambigus, quelle est leur interprtation "correcte"(17).

Restent les propositions quatre et cinq. On se trouve l devant des doctrines complexes qui souffrent en partie des difficults des thories deux et trois, bien qu' un degr moindre. D'une part, comme pour la thologie, ces thories tendent tre vagues (par exemple, que veut dire exactement "structur comme un langage"?), c'est--dire qu'il est difficile d'en dduire des noncs factuels prcis qui permettraient de les tester. D'autre part, comme pour les sciences parallles, il n'existe pas d'arguments empiriques nets en leur faveur, qu'il s'agisse d'expriences ou d'observations corroborant la thorie ou d'applications dont l'efficacit soit dmontre. Bien sr, il existe des cures, mais la systmaticit de leur efficacit est loin d'tre tablie. Il existe aussi des donnes "recueillies sur le divan" qui confirmeraient la thorie. Mais la diffrence entre celles-ci et les donnes scientifiques "ordinaires", diffrence qui est essentielle pour le sceptique humien, vient de ce que les donnes recueillies sur le divan ne sont, par dfinition, pas publiquement disponibles (contrairement aux "miracles" technologiques ou scientifiques). Or, il est facile de donner des exemples historiques de gens qui se trompent radicalement en utilisant exclusivement ce genre d'informations. Par consquent, il est nouveau plus rationnel de croire une erreur plutt qu' la thorie base uniquement sur de telles donnes.

Par contre, contrairement la thologie, le discours de la psychanalyse (ainsi que du marxisme) porte sur des ralits qui pourraient en principe tre apprhendes de faon plus prcise et, contrairement aux sciences parallles, elles n'entrent pas directement en contradiction avec des thories aussi bien tablies que la thorie atomique(18). Les partisans de la psychanalyse ont donc, en principe, une voie royale trace devant eux: essayer de formuler au moins une partie de ces thories de faon prcise, et voir comment, partir de l, on peut les tester exprimentalement, ou les utiliser pour expliquer un certain nombre d'observations. Et progresser ainsi petit petit. Malheureusement c'est rarement cette voie qui est emprunte et cela souvent pour de mauvaises raisons lies l'ide que les sciences de l'homme chappent aux contraintes pistmologiques valables pour les sciences de la nature.

Avant de passer, dans la section suivante, la critique de ce genre d'ides, je vais brivement expliquer les similitudes et les diffrences entre les critiques de Popper et celles exprimes ici. Popper prsente un curieux paradoxe: il est adul par un grand nombre de scientifiques, particulirement de biologistes(19), parce qu'il est suppos avoir trouv un critre de scientificit qui exclut dfinitivement le marxisme et la psychanalyse alors que certains psychanalystes le considrent comme le meilleur exemple de la navet avec laquelle leurs adversaires les attaquent(20). Tout cela permet de crer le plus parfait des faux dbats, qui occulte une question fondamentale, savoir si les critres de scientificit de Popper sont adquats pour caractriser la "scientificit" des sciences exactes. Popper considre que la psychanalyse permet "d'expliquer" tout comportement possible et imaginable, par exemple un homme qui jette un enfant l'eau pour le noyer ou qui risque la vie pour le sauver et, par consquent, qu'elle ne peut jamais tre rfute. Effectivement, si c'tait le cas, la psychanalyse pourrait difficilement tre considre comme scientifique, mais on voit mal pourquoi il faudrait une longue rflexion pistmologique (discutant la falsifiabilit etc.) pour tablir une telle banalit. Mais, outre le fait que Grnbaum dfend Freud contre une critique aussi grossire (d'aprs lui, Freud a modifi certains aspects de sa thorie suite des observations ou des objections qui les contredisaient), il reproche Popper d'avoir considr le genre de dmarche qu'il attribue la psychanalyse comme typique de l'attitude inductive en sciences et d'avoir utilis le caractre manifestement insuffisant de cette dmarche comme argument gnral contre l'inductivisme(21). Ce que Popper ne semble pas comprendre c'est que, si l'on prend vraiment la lettre ce qu'il dit, et qu'on rejette rellement l'induction, on rejette la science tout entire(22). En effet, il n'y a aucune raison de croire que le soleil se lvera demain qui ne soit pas base sur l'induction. Mme si l'on invoque les lois de la mcanique, ce sont encore des raisonnements inductifs qui nous amnent croire que ces lois seront encore valables demain. Et dire simplement que la "thorie" selon laquelle le soleil se lvera demain n'a pas encore t falsifie n'est pas trs satisfaisant, parce qu'il y a beaucoup d'autres thories qui n'ont pas encore t falsifies et auxquelles il est rationnel d'accorder une probabilit subjective beaucoup moins grande. Il est vrai que Popper dira que cette thorie a t "corrobore" parce qu'elle a pass un grand nombre de tests de falsification. Mais quelle diffrence conceptuelle il y a-t-il alors entre cette ide et l'inductivisme? Et s'il n'y en a pas, que viennent faire tous les arguments contre l'inductionque l'on trouve chez Popper? Pour revenir la psychanalyse, le problme ne doit pas ncessairement tre exprim en terme de falsifiabilit, mais peut aussi tre exprim d'un point de vue inductiviste, en soulignant qu'il y a peu de donnes publiquement disponibles dont la psychanalyse rende compte(23).

Par ailleurs, dclarer que X ou Y n'est pas une science a un caractre un peu trop global; presque toutes les sciences, leurs dbuts, ne sont pas des sciences au sens popprien (c'est--dire faisant des prdictions prcises et dont la falsification permettrait de rejeter la thorie); si elles permettent de faire des rtrodictions ou d'expliquer rellement des phnomnes connus, c'est dj un bon dbut. Par contre, l o Popper a raison c'est que, lorsqu'on discute avec des adeptes des thses 3, 4 ou 5, on se trouve souvent devant ce qu'on pourrait appeler une cible mouvante: vous critiquez un texte de Freud des annes 30; pas de chance, c'est dans des textes antrieurs que se manifestait clairement sa pense; vous vous attaquez au jeune Marx; dsol, mais c'est le Marx de la maturit qui compte, ou encore Rosa Luxembourg et ainsi de suite; pour ce qui est de la religion, celle professe actuellement est mconnaissable pour quelqu'un qui l'a tudie il y a vingt ans (sans, bien entendu, qu'aucune donne empirique nouvelle n'ait influenc cette volution); bref, la vrit est toujours ailleurs. On peut effectivement dcrire cette tactique comme une faon d'chapper la falsification et, en ce sens, Popper a fait une observation psychologique qui est souvent correcte; mais si l'on envisage son ouvre, et particulirement son scepticisme radical par rapport toute induction, comme doctrine philosophique, elle s'avre insatisfaisante.

4. CONTRE LE DUALISME METHODOLOGIQUE.

L'estime dont jouit une thorie de la connaissance dpend ordinairement moins de sa vraisemblance que de l'importance du rle que l'homme s'y attribue, c'est--dire en dfinitive de l'ide flatteuse de lui-mme qu'en retire celui qui y souscrit.Jean-Franois Revel (24)

Nous avons tous, spontanment, une vision dualiste du monde: nous nous considrons comme des tres dots d'un libre arbitre, d'une conscience, d'intentions etc., tandis que le monde non-vivant semble fait d'objets inanims obissant aveuglment des lois naturelles (et que les tres vivants non humains se situent quelque part entre les deux)(25). Ne peut-on pas partir de cette observation pour dfendre l'ide que la connaissance des phnomnes humains, psychologiques ou sociaux, appartient un autre niveau de ralit que celui des sciences naturelles ou du moins relvent d'une autre rationalit que celles-ci? C'est ce qu'on pourrait appeler l'argument du dualisme ou du pluralisme ontologique ou mthodologique. Je vais passer en revue diffrentes versions de cet argument et essayer de dfendre contre ceux-ci le monisme mthodologique, c'est--dire l'ide qu'il ne faut pas utiliser une mthode pour tudier l'univers physique, tous les animaux et la plus grande partie du corps humain, et changer radicalement d'approche dans l'tude du psychisme ou de la socit(26). Je vais commencer par discuter les arguments qui sont parfois donns pour dfendre les diffrentes versions du dualisme et aborder ensuite les arguments ngatifs qui sont avancs pour discrditer l'usage des mthodes scientifiques ordinaires dans l'tude des phnomnes humains.

Pour commencer, envisageons les arguments (implicitement) mtaphysiques qui sont utiliss pour dfendre le dualisme mthodologique. Par exemple, dans un ouvrage rcent consacr la dfense de la psychanalyse, Elisabeth Roudinesco vitupre contre l'ide que la "pense ne serait qu'une scrtion du cerveau" qui lui-mme ne serait qu'une machine comparable un ordinateur et elle voit dans la psychanalyse une "science de la subjectivit"(27). Il y a l plusieurs confusions; en effet, le problmemtaphysiquede savoir si l'esprit est ou non une manation du cerveau ou, comme le dit Roudinesco, l'me est ou non une "chose", doit tre compltement dcoupl du problme mthodologiqueconcernant les moyens qui sont accessibles l'tre humain pour connatre objectivement l'me ou toute autre substance immatrielle. Admettons, pour prendre un cas extrme, l'ide du dualisme cartsien - l'esprit est gouvern par une me immatrielle; admettons galement qu'on ait trouv une solution aux problmes habituels de cette doctrine (par exemple, comment l'me interagit-elle avec le corps et cette interaction viole-t-elle ou non les lois de la physique?)(28); demandons-nous ensuite comment connatre d'une faon suffisamment fiable pour convaincre le sceptique humien, les lois qui rgissent le fonctionnement de cette me? Comment faire si ce n'est en supposant que l'me a certaines proprits qui ont des consquences observables, c'est--dire en formulant et en testant des hypothses au sujet de cette me(et de ses interactions avec son environnement matriel)? Mais si la thorie de l'me tait formule prcisment en termes quantitatifs et pouvait tre teste, le caractre immatriel de l'me disparatrait en pratique de la discussion. On ne parlerait plus que de relations causales entre des "objets" dcrits en termes quantitatifs, relations qui seraient empiriquement testables et le discours deviendrait aussi "scientiste" que le plus scientiste des discours cognitivistes, comportementalistes, ou sociobiologistes. Si l'on veut, on ne parlerait pas de neurones ou, encore, on pourrait soutenir que la thorie de l'me ou de l'esprit ne peut tre "rduite" nos thories sur la matire. Mais le problme du rductionnisme doit tre soigneusement distingu de celui que pose le sceptique humien - celui-ci demande seulement des arguments probants en faveur des affirmations que le psychologue ou le sociologue fait, pas ncessairement que ces affirmations soient rductibles nos thories physiques; il existe d'ailleurs des thories physiques qui ne sont pas exprimes directement en termes d'atomes (thermodynamique, hydrodynamique etc.) et qui sont testes avec une grande prcision(29). Mais on ne peut pas invoquer le fait que le sujet qu'on tudie est (soi-disant) irrductible nos neurones pour se dispenser de soumettre sa thorie des tests empiriques.

Evidemment, le discours dualiste contemporain est en gnral, malgr des ambiguts de formulation, plus mthodologique que mtaphysique, c'est--dire que, lorsqu'on tudie l'tre humain, on pense disposer d'une autre approche que l'approche scientifique usuelle, consistant formuler et tester des hypothses; par exemple, une approche utilisant l'introspection, l'interprtation ou la comprhension intuitive que nous avons de nos semblables. Lorsque cette approche est systmatise, elle devient l'hermneutique. Il est indniable que cette approche existe et que, sous certains aspects, elle va bien au-del de ce que la science peut dire aujourd'hui. Il est d'ailleurs probable que, lorsque cette approche s'exprime dans la littrature ou l'art, elle fournisse une forme de comprhension de nous-mmes qui dpassera toujours ce que la science pourra apporter. Nanmoins, il est vident que cette approche a des limites dont les hermneuticiens ne sont pas toujours conscients: en effet, le sceptique peut demander comment faire pour dpartager des intuitions ou des interprtations divergentes, si ce n'est en essayant de voir lesquelles rendent compte du plus grand nombre de faits, lesquelles offrent le maximum de cohrence, etc. Par consquent, le sceptique nous amne, lorsqu'il y a conflit entre interprtations, utiliser celles-ci comme moyen heuristique plutt qu'apodictique et se tourner, au moins tant que faire se peut, vers l'observable et le quantitatif(30). Dans sa svre critique de la rinterprtation hermneutique de la psychanalyse par des philosophes tels que Ricour et Habermas, Grnbaum fait remarquer que dans tout le discours psychanalytique on trouve des assertions causales: telle condition dans la petite enfance produit tel rsultat l'ge adulte ou encore telle interaction thrapeutique produit tel effet sur l'analysant. Mais comment tablir des relations causales de faon fiable en utilisant uniquement l'introspection et l'hermneutique et sans faire appel aux mthodes que Grnbaum appelle "baconiennes", c'est--dire aux mthodes scientifiques usuelles?

Finalement, le discours dualiste exprime parfois l'ide que l'me ou la conscience est ce qui chappe tout mcanisme, tout dterminisme, toute loi. Quelque chose dou de libre arbitre; de nouveau, la question mtaphysique de savoir si une telle chose existe ou non est sans pertinence, parce que, par dfinition, si elle existe, elle ne sera pas objet de science; si le "sujet" signifie l'indtermin pur ou le non-causal(31), alors il n'existe pas et ne peut pas exister de "science du sujet", parce que tout ce que la science peut faire, c'est justement de dcouvrir et de tester des relations causales, ni plus ni moins. Ce qui ne veut pas dire qu'une psychologie (ou psychanalyse) scientifique ne peut pas exister, mais simplement qu'une telle science est par nature limite aux aspects de notre comportement qui ne relvent pas de l'action du "sujet libre".

Des arguments similaires peuvent tre utiliss contre l'ide, fort populaire chez certains psychanalystes, des "rationalits multiples"; il existerait des rationalits qui seraient de vraies rationalits, c'est--dire qui ne produiraient pas de simples illusions, mais qui seraient radicalement "autres" par rapport la rationalit scientifique. Pour montrer pourquoi cette approche ne peut pas marcher, appelons rationalitpetit ala rationalit ordinaire dont le dveloppement et l'extension est la base de la dmarche scientifique et qui inclut l'argument humien contre la croyance aux miracles; et supposons qu'en utilisant une "autre rationalit",petit b, on obtienne une srie de "rsultats" qui ne peuvent pas tre obtenus en utilisant uniquement la rationalitpetit a(c'est--dire que petit b est rellement "autre"(32)). Pourquoi devrait-on croire ces derniers rsultats? Comme on l'a vu, le raisonnement de Hume montre qu'il n'est jamais rationnel (selon la rationalitpetit a) d'y croire plutt que de croire une erreur. Par consquent, pour dfendre la rationalitpetit b, il faut en faitrejeterla rationalitpetit a, c'est--dire verser dans l'irrationnel(33).

Derrire l'ide des autres rationalits se cache souvent une ide relativement nave, savoir que certaines pratiques (par exemple, la pratique de la cure ou la pratique politique pour les marxistes) offriraient un accs privilgi la vrit et permettraient de passer outre aux pnibles mthodes baconiennes et aux patientes formulations et vrifications d'hypothses(34). De nouveau, comme pour l'hermneutique, il y a l une vrit partielle: sans aucun doute, nous apprenons faire pas mal de choses "dans la pratique" et nous nous passons alors parfaitement de toute thorie. Mais cette mthode des limites videntes (pensons aux mdecines traditionnelles) et il est fort douteux que des relations causales fiables (par exemple, entre petite enfance et ge adulte ou entre infrastructure et superstructure) puissent tre tablies de cette faon(35).

Un autre confusion frquente est lie au thme de l'opposition entre "La science et les sciences"(36). La pluralit des sciences est parfois utilise pour dfendre la pluralit des mthodes et ultimement celle des rationalits(37). Evidemment, il y a une multiplicit de disciplines, ayant toutes leurs mthodes particulires, et il est difficile de donner une caractrisation gnrale et exhaustive de ce qui leur est commun. Mais il est facile de mettre en vidence certains traits communs importants: par exemple, le sociologue se proccupera de la reprsentativit de son chantillon, le chimiste utilisera des "tmoins", le mdecin des expriences en double aveugle; si l'on veut, ce sont toutes des mthodologies diffrentes; mais elles ont en commun, dans chacun des champs o elles s'appliquent, de chercher prmunir le chercheur contre la contamination de ses donnes par des facteurs incontrls et, en fin de compte, de lui permettre de rpondre au sceptique humien. Certains psychanalystes dfendent l'ide qu'on peut utiliser titre scientifique les donnes "recueillies sur le divan" et dclarent qu'aprs tout il s'agit l d'une mthode adapte l'objet spcifique d'tude qu'est l'inconscient. Mais il y a une grande diffrence: les mthodes scientifiques "ordinaires" sont dveloppes pour viter les contaminations des donnes par des facteurs incontrls et si l'on suggre que de tels facteurs peuvent nanmoins tre prsents, le scientifique cherchera modifier ses mthodes afin de les liminer. Par exemple, pourquoi faire des exprience endoubleaveugle et pas en simple aveugle si ce n'est parce qu'on a observ que le fait que le mdecin sache si le produit qu'il donne est un placebo ou non peut avoir un effet sur le patient? Mais, si c'est le cas, comment savoir si les donnes recueillies sur le divan ne sont pas galement contamines par la suggestion(38)? A moins de possder des tests empiriques indpendants de ces donnes montrant que cette contamination (dont l'existence, comme celle de l'effet placebo, n'est pas douteuse) peut tre vite, le sceptique humien conclura nouveau qu'il se trouve face une illusion.

Envisageons finalement les arguments indirects en faveur du dualisme mthodologique, qui prennent le plus souvent la forme d'attaques contre l'application des mthodes scientifiques "habituelles" l'homme. En gros, deux types d'arguments sont invoqus savoir que l'application des mthodes scientifiques l'homme est soit impossible, soit nuisible.

Ces mthodes sontimpossibles appliquer: cet argument fait souvent appel la notion de libre arbitre ou l'impossibilit de raliser certaines expriences chez l'homme, pour des raisons thiques. Remarquons que Snque avait prdit, en parlant du mouvement des comtes: " Le jour viendra que, par une tude suivie de plusieurs sicles, les choses actuellement caches paratront avec vidence, et la postrit s'tonnera que des vrits si claires nous aient chapp"(39). A cette poque, l'tude des comtes pouvait sembler tout aussi impossible qu'une connaissance scientifique dtaille de l'homme peut le paratre actuellement (comment tudier les comtes, puisqu'il n'y avait pas de tlescopes, etc.). De plus, de trs nombreuses dcouvertes ont t faites ces dernires dcennies, en neurophysiologie, dans la thorie de la perception, en sciences cognitives ou dans la thorie de l'volution. Bien sr, ces thories ne portent pas sur nos sentiments les plus profonds; mais avant d'affirmer catgoriquement qu'un aspect ou l'autre de notre personnalit se situe hors de porte de la science, il est prudent de prendre patience et de se rappeler le commentaire de Snque. Finalement, le libre arbitre est un faux problme. En effet, comme notre comprhension du comportement humain est fort incomplte, il est toujours possible de ranger sous l'tiquette "libre arbitre" tout ce qui, actuellement, n'est pas compris scientifiquement et de continuer progresser ainsi. Il n'y a aucun risque d'arriver une impasse dans un futur prvisible.

Ces mthodes sontnuisibles: cette critique se base souvent sur le fait que des rgimes politiques autoritaires ou certaines formes de thrapie ont fait beaucoup de tort, tout en affirmant le faire au nom d'une approche "scientifique" de l'homme. Ici, la rponse est double: avant tout, la plupart de ces approches n'taient, en ralit, absolument pas scientifiques. Mais, et c'est le plus important, ce n'est pas la science qui dtermine les valeurs; aussi objectif que puisse tre un domaine prcis de connaissance, il ne peut nous contraindre agir dans une direction donne.

Il faut nanmoins souligner que, de toutes faons, les arguments ngatifs contre les mthodes scientifiques ne constituent pas, en tant que tels, des arguments positifs en faveur d'autres mthodes (mme s'ils jouent souvent ce rle au niveau de la rhtorique). On doit toujours envisager la possibilit que, du moins en ce qui concerne certains aspects de la ralit,aucunemthode ne permette l'tre humain de les comprendre.

Finalement, les psychanalystes reprochent souvent leurs adversaires de ne pas les comprendre, mais les "positivistes" ou les "scientistes" peuvent galement formuler de tels reproches. Par exemple, Elisabeth Roudinesco crit: "Thologie laque, le scientisme accompagne sans cesse le discoursde lascience et l'volutondessciences en prtendant rsoudretousles problmes humains par une croyance en la dtermination absolue de la capacit deLascience les rsoudre."(40) Contrastons cela avec la faon dont Bertrand Russell, qui serait srement considr comme "scientiste", caractrisait le groupe de philosophes auquel il appartenait : "Ils admettent honntement que l'intellect humain n'est pas capable d'apporter des rponses concluantes aux nombreuses questions essentielles pour l'humanit, mais ils refusent de croire qu'il existe un chemin "suprieur" de la connaissance par lequel on peut accder des vrits caches de la science et de l'intellect"(41). Il y a un monde de diffrence entre ces deux assertions, entre l'affirmation caricaturale que la science ne connat pas de limites et l'ide modeste que ce que nous pouvons connatre, nous le connaissons par des moyens scientifiques.

5. CONCLUSION

La vrit merge plus facilement de l'erreur que de la confusion.

Francis Bacon

Je n'ai pas abord ce qui est videmment le plus important dans la psychanalyse, du moins aux yeux de la plupart des gens, savoir lapratiquede la cure. Non pas comme "pratique" offrant soi-disant un accs privilgi la vrit, mais simplement comme thrapie. Et il faudrait effectivement sortir de l'pistmologie pour en parler; nanmoins, on peut faire quelque remarques, tout en restant ce niveau. Tout d'abord, si l'on affirme l'efficacit d'une thrapie (au-del de l'effet placebo), qu'elle soit somatique ou psychique, on doit pouvoir le montrer et le montrer statistiquement. En l'absence d'arguments de ce type, il est nouveau plus rationnel de ne pas croire l'efficacit de la thrapie en question, vu le grand nombre de thrapies qui ont t utilises dans le pass (les saignes pour ne prendre qu'un exemple) dont on sait aujourd'hui qu'elles faisaient plus de tort que de bien. De nouveau, ce recours aux statistiques s'impose cause de la ncessit de faire un tri face la multiplicit des thrapies et est totalement indpendant du fait que l'on s'occupe de l'esprit ou du corps. Par ailleurs, on ne peut pas soutenir que la psychanalyse apporte une gurison plus profonde que d'autres thrapies, verbales ou non verbales, si l'on ne dispose pas de critres objectifs permettant d'valuer la profondeur de ces gurisons (ainsi ventuellement que de la gravit des checs). On ne peut pas non plus se contenter de dire que des critres statistiques ne permettent pas de "mesurer" l'effet de la thrapie. Il en est peut-tre ainsi, mais comment celui qui soutiendrait cette ide saurait-il, lui, que la thrapeutique est efficace? Bien sr, si quelqu'un fait une analyse, c'est lui et lui seul de dcider si cette exprience lui "fait du bien"(42). Et il est a priori probable que parler de ses rves, de ses fantasmes, de sa vie intrieure, quelqu'un qui vous en rvle (soi-disant) la signification aide vivre certains des traumatismes lis la condition humaine ou la socit moderne. Mais si l'on envisage les choses de l'extrieur, par exemple si l'on doit dcider quelles thrapies encourager, enseigner ou subsidier au sein d'une politique de sant publique, alors les rcits d'expriences individuelles doivent s'effacer devant les arguments statistiques.

Une autre remarque concerne l'impact de la philosophie sur l'ide que le public cultiv a de la psychanalyse, particulirement en France. Un grand nombre de philosophes(43) ont t, divers degrs, intresss par la psychanalyse, bien plus en tout cas que par toute autre thorie sur laquelle se base une thrapeutique. On parlera plus facilement de Freud (ou de Marx) dans les cours de philosophie (ou, en Belgique, dans les cours de religion(44) et de morale) que, par exemple, de Darwin. Pourquoi? Parmi les diverses raisons de ce choix, on peut sans doute citer la faon dont la psychanalyse remet en question la conception philosophique traditionnelle du "sujet"(45). Mais ce genre de discussion a tendance laisser de ct la question cruciale de la vracit des thories freudiennes et des arguments empiriques qui permettraient, le cas chant, de l'tablir. Aprs tout, si les thories de Freud sont fausses, quelles incidences peuvent-elles bien avoir sur la philosophie ou la conception du sujet? Par consquent, plus le statut ou les implications de la psychanalyse sont dbattues par les philosophes, plus il est implicitement suppos que les thories psychanalytiques sont vraies, et plus la croyance dans ces thories se trouve renforce, mais cela en vertu d'un argument d'autorit plutt que d'un argument rationnel. Tout ceci cre une espce de "concurrence dloyale", bien qu'involontaire, en faveur de la psychanalyse par rapport d'autres thrapeutiques, par exemple comportementales, qui ne bnficient pas de l'attention des philosophes et du prestige que cette attention confre.

En fin de compte, que reste-t-il de nos "amours"? Les figures originaires du 19 sicle qui ont pendant longtemps t les amours de la culture intellectuelle, du moins en France, taient les "matres du soupon", Marx, Freud et Nietzsche. Pourtant, dj au 19 sicle, le physicien Ludwig Boltzmann remarquait que son sicle serait celui de Darwin. Peut-tre que le 21 sicle lui donnera raison; les avances de la psychologie cognitive et volutive, de la gntique ou des neurosciences jettent parfois un vent de panique dans certains milieux des sciences humaines; mais la force de ces courants ne rside pas dans le fait que notre socit soit matrialiste ou "dpressive"(46), mais de ce que les praticiens de ces disciplines sont, le plus souvent, "positivistes" (avec des guillemets) et tentent de tester objectivement leurs hypothses. Si l'on regarde ce qui se passe dans le monde anglo-saxon, on peut raisonnablement penser que les enfants de Freud et de Marx finiront par cder la place aux hritiers de Darwin, de Mendel et de Turing; il reste esprer que ceux-ci, lorsqu'ils auront "pris le pouvoir" resteront de bons "positivistes" c'est--dire de bons sceptiques et de bons empiristes et qu'ils ne transformeront pas leurs thories en de nouvelles vulgates et de nouveaux dogmes. Mais les intrts idologiques et matriels lis tout discours sur l'humain font qu'il ne s'agit sans doute l que d'un vou et probablement que d'un rve.

Notes

1.) RUSSELL (Bertrand),Sceptical Essays, Londres, Routledge, 1991, 189p. (p.11).

2.) GORI (Roland) et HOFFMANN (Christian),La science au risque de la psychanalyse, Paris, Eres, 400p.; le livre incrimin est: SOKAL (Alan) et BRICMONT (Jean),Impostures Intellectuelles, Paris, ditions O. Jacob, 1997, 277p.; deuxime dition: Le Livre de Poche, 1999.

3.) Epithte qui joue souvent en philosophie un rle analogue celui jou dans le discours politique par des qualificatifs tels que "stalinien" ou "fasciste". L'analogie va mme plus loin: j'ai rencontr des philosophes "positivistes" au Brsil qui taient critiqus, l'poque de la dictature, parce que leurs ides taient soi-disant proches du pouvoir; par ailleurs, on trouve la confusion entre positivisme et marxisme de l'poque stalinienne par exemple dans: SPIRE (Arnaud),La pense-Prigogine, Paris, Descle de Brouwer, 1999, 206p.

4.) Mais qui, videmment, sera appele scientiste ou positiviste par ses adversaires.

5.) GRNBAUM (Adolf),The Foundations of Psychoanalysis; A philosophical critique, Berkeley, Univ. of California Press, 1984, 310p.

6.) Pour des critiques de la psychanalyse allant bien au-del de celle esquisse ici, voir: VAN RILLAER (Jacques),Les illusions de

la psychanalyse, Sprimont, Mardaga, 1980, 415p, ainsi que EYSENCK (Hans),Decline and Fall of the Freudian Empire,

London, Penguin, 1985, 224p.

7.) Je suis nanmoins parfaitement conscient que de nombreuses personnes travaillant dans le secteur des sciences humaines considreront le texte qui suit comme une banalit; mais, ce sont en gnral ceux-l qui sont discrdits sous l'pithte de "positiviste" et dont l'attitude me semble devoir tre dfendue.

8.) SADE,Dialogue entre un prtre et un moribond, Paris, Ed. Mille et une nuit, 1993, 32p. (p.14). C'est videmment le moribond qui parle.

9.) Restent aux relativistes diverses possibilits: donner un autre sens au mot "vrit" ou limiter l'usage du relativisme certaines classes de propositions (par exemple celles qui chappent l'observation directe). Pour une critique de ces possibilits, voir BRICMONT (Jean), "Sociology and Epistemology",Revue Internationale de Philosophie( paratre).

10.) Il convient de distinguer soigneusement entre cet argument sceptique par rapport aux miracles et le scepticisme gnral vis--vis de toutes nos connaissances qui est souvent ce que l'on retient de la philosophie de Hume. Mais Hume considre qu'il faut traiter le scepticisme gnral, en pratique, "par la ngligence et l'inattention"; et, en effet, s'il prenait rellement au srieux le scepticisme gnral, pourquoi aurait-il besoin d'un argument spcifique pour mettre en doute la croyance aux miracles?

11.) HUME (David),Enqute sur l'entendement humain, traduit par BARANGER (Philippe) et SALTEL (Philippe), Paris, GF-Flammarion, 1983 [1748], 247p (p.184). Lucide, il ajoutait que cet argument "servira aussi longtemps que le monde durera. Car, je prsume, c'est aussi longtemps qu'on trouvera des rcits de miracles et de prodiges dans toute l'histoire, sacre et profane."

12.) Voltaire,Lettres philosophiques, Paris, Ed. Mille et unes nuits, 1999 (p.56).

13.) Bien sr elles sont toutes trop schmatiques pour tre "vraies" sans plus. Je les utilise simplement pour symboliser des thories ou doctrines (physique, sciences parallles, thologie, psychanalyse, marxisme) qui peuvent, elles, tre values. Notons que la quatrime proposition pourrait tre remplace par un enonc de psychanalyse non lacanienne sans rien changer la discussion qui suit.

14.) Et cela indpendamment des jugements de valeur qu'on peut porter sur ses bienfaits ou ses mfaits.

15.) Voir BRICMONT (Jean), "Sociology and Epistemology",Revue Internationale de Philosophie( paratre) pour une discussion de ces questions.

16.) Les expriences de Benveniste sur l'effet biologique de solutions hautement dilues, qui semblaient fournir une base scientifique l'homopathie, ont t rapidement discrdites, aprs avoir t imprudemment annonces par la revueNature. Pour une plus ample discussion, voir BROCH (Henri),Au cour de l'extraordinaire, Bordeaux, l'Horizon Chimrique, 1992.

17.) Pour une critique "positiviste" plus dtaille de la thologie, en particulier de l'ide que celle-ci s'adresse un autre ordre de ralit, voir BRICMONT (Jean), "Science et religion: l'irrductible antagonisme",Revue de l'Universit Libre de Bruxelles ( paratre).

18.) Bien que les progrs de la psychologie scientifique tendent rendre peu plausibles un certain nombre d'affirmations psychanalytiques.

A ce sujet, voir VAN RILLAER (Jacques),op.cit. et EYSENCK (Hans),op.cit.

19.) Voir, par exemple, l'introduction par Jacques Monod de: Popper (Karl),La logique de la dcouverte scientifique, Paris, Payot, 1978, 480 p.

20.) Voir, par exemple, LAPLANCHE (Jean), "La psychanalyse: mythes et thorie",Revue Franaise de Psychanalyse, tome LXII, 1998, n 3, p.871-888.

21.) Pour un inductiviste, une hypothse est d'autant mieux confirme qu'elle implique des rsultats inattendus; si elle prdit tous les comportements possibles et imaginables, aucune observation ne la confirmera.

22.) Pour une critique plus dtaille de Popper, voir SOKAL (Alan) et BRICMONT (Jean),op.cit., chapitre 3; et pour une critique plus radicale, voir STOVE (David),Popper and After: Four Modern Irrationalists, Oxford, Pergamon Press, 1982.

23.) Remarquons que Popper, au moins dans certains crits, considrait la thorie de Darwin comme galement infalsifiable; non seulement, ce n'est pas vrai, mais cela montre surtout combien Popper apprciait mal la dmarche scientifique: la force de la thorie de l'volution, dj l'poque de Darwin, venait du fait que sa thorie expliquait de faon naturelle un grand nombre d'observations.

24.) REVEL (Jean-Franois),Histoire de la philosophie occidentale, Paris, Nil Editions, 1994, 523p. (p.500).

25.) Notons que le dveloppement de la science nous a conduits une vue plus moniste: pour comprendre la vie, nous n'avons pas besoin d'une substance spciale autre que la physique et la chimie. De plus, les tres humains sont le rsultat d'une volution par slection naturelle, comme les autres animaux. Cela ne veut pas dire qu'il ne persiste pas des questions difficiles, par exemple propos de la conscience, mais, comme on le verra, les arguments ci-dessous ne dpendent nullement de la solution que l'on donne ces problmes.

26.) Voici quelques exemples, parmi bien d'autres, des effets du dualisme mthodologique:- Dclarer que l'esprit est une "tabula rasa" la naissance, et donc qu'il est unique parmi tous les organesde l'homme ou de l'animal.

- L'ide, apparente, que la thorie de l'volution ne peut apporter aucun clairage sur le fonctionnement de l'esprit.

- L'ide que la socit ou l'histoire doit tre tudie au moyen d'une mthode spciale, "dialectique", qui est totalement inconnue dans les sciences naturelles.

Pour une critique des deux premires ides, voir par exemple: Barkow, J. H., Cosmides, L., Tooby, J. (ds),The Adapted Mind. Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, Oxford, Oxford University Press, 1992.

27.) ROUDINESCO (Elisabeth)Pourquoi la psychanalyse?,Paris, Fayard, 1999, 201p. (p.65 et 88). On peut galement y lire que l'inconscient freudien n'est "ni hrditaire, ni crbral, ni automatique, ni neural, ni cognitif, ni mtaphysique, ni mtapsychique, ni symbolique, etc. Mais alors quelle est sa nature et pourquoi est-il sans cesse l'enjeu d'pres polmiques?" (p.70). Effectivement, la question mrite d'tre pose.

28.) Je ne prtends pas qu'Elisabeth Roudinesco ou d'autres psychanalystes soutiennent explicitement un dualisme mtaphysique (mme si leur langage le suggre parfois); je cherche simplement admettre d'emble l'ide qui me semble tre a priori la plus dfavorable la thse que je soutiens.

29.) Soulignons nanmoins que, dans le cas de la physique et de la biologie, le rductionnisme (bien compris) a t couronn de tant de succs qu'il est pour le moins tmraire d'affirmer que tel ou tel objet d'tude scientifique chappe par principe toute rduction aux lois de la physique.

30.) Remarquons que l'hermneutique encourage un glissement vers le relativisme, du moins si elle refuse cette volution; en effet, on se trouve alors dans l'impossibilit de trancher entre des interprtations mutuellement contradictoires et la seule solution est de prcher l'ide des vrits multiples.

31.) Par opposition ce qui relverait au moins d'une causalit statistique.

32.) Et pas simplement complmentaire (comme peuvent l'tre , par exemple, l'tude de l'histoire ou de la physique).

33.) Il serait galement intressant d'tudier comment une certaine conception de la "coupure pistmologique", par exemple chez Althusser, permettait d'immuniser les discours marxiste et freudien contre la ncessit de tests empiriques et fournissait ainsi une base thorique ce qui tait en fait une rationalit alternative.

34.) Notons galement l'ide apparente que seuls ceux qui ont fait une cure analytique sont habilits critiquer la psychanalyse. Comme le fait remarquer ironiquement Grnbaum (op.citp. 189), ce n'est pas parce que Francis Galton ne faisait pas de prires que les analyses statistiques dmontrant leur inefficacit ne devaient pas intresser les thologiens. Voir GALTON (Francis), "Statistical Enquiries into the Efficacy of Prayers",The Fortnightly Review, n 12, aot 1872, p. 125-135.

35.) Evidemment, cette confusion repose en partie sur les diffrents sens du mot "pratique" (scientifique ou ordinaire); ce sujet, Jean-Franois Revel fait une remarque pertinente (op.cit., p. 509) sur le fait que le mot "exprience" en franais est ambigu, parce qu'il ne distingue pas entre exprience vcue (experienceen anglais) et exprience scientifique (experimenten anglais). On pourrait aussi remarquer que le mot anglaisevidencen'a pas de bon correspondant en franais (le mot "preuve" suggrant trop l'ide d'une dmonstration mathmatique, qui est justement trs diffrente du type d'arguments disponibles dans les tudes empiriques). Mais, comme le souligne Revel: "Il est curieux que les philosophes, qui devraient, les premiers, viter de prendre pour des catgories logiques universelles les idiosyncrasies de leurs idiomes maternels, les creusent et les accentuent au point, souvent, de sublimer en vrits ternelles les accidents d'un folklore smantique particulier." (op.cit., p. 509).

36.) Par exemple, Elisabeth Roudinesco oppose aux "discours scientistes" de Sokal et Bricmont, "qui nourrissent les pires excs d'une normalisation policire de la pense", "une tout autre figure de la science: non pasLaScience conue comme une abstraction dogmatique, tenant la place de dieu ou d'une thologie rpressive, maislessciences organises de faon rigoureuse, ancres dans une histoire et dcoupes selon les modes de production du savoir." (op.cit., p.142). Remarquons que les positivistes soutenaient avec un certain acharnement l'unit de la science et, lorsqu'on voit l'usage qui est fait du thme de la pluralit des sciences, on ne peut que les comprendre.

37.) Il faudrait aussi analyser l'ide selon laquelle la rationalit scientifique elle-mme en est arriv jusitifier une autre rationalit, entre autres avec l'mergence de la mcanique quantique; par exemple, Gori et Hoffmann crivent: "l'pistmologie moderne comme l'oprationalisme mthodologique de la physique quantique rencontrent de manire imprvue la rflexion heideggrienne de la vrit conue commealtheia, c'est--dire dvoilement, descellement, dcouvrement."(op.cit., p.54). Dclaration qui vrai dire laisserait sans doute perplexes la plupart des physiciens travaillant en physique quantique.

38.) Cf. Grnbaum,op.cit. pour une discussion plus approfondie de ce problme.

39.) Cit par LAPLACE (Pierre Simon),Essai philosophique sur les probabilits, Paris, Christian Bourgois, 1986 (5medition: 1825).

40.) ROUDINESCO (Elisabeth),op.cit., p.71.

41.) RUSSELL (Bertrand),History of Western Philosophy, London, Routledge, 1991 (1redition, 1946), 842p. (p.789).

42.) L'analysant est en quelque sorte, du point de vue de l'argument poursuivi ici, dans la situation de celui qui est directement tmoin d'un miracle. Je mets ici de ct le problme, en ralit fort complexe, de l'effet que l'analyse peut avoir sur le comportement de l'analysant et donc, indirectement, sur son entourage.

43.) Citons, sans chercher tre exhaustif, Ricoeur, Habermas, Foucault, Derrida, Althusser. On peut penser qu'il y a eu en France dans les annes 50-60 un tournant vers les sciences humaines un peu semblable au tournant vers la logique et la physique qui a eu lieu au dbut de ce sicle chez les philosophes qui ont fond le positivisme logique. Mais avec des consquences trs diffrentes: alors que les seconds adoptaient une philosophie empiriste qui refltaient, d'aprs eux, la pratique de leur modle, les philosophes dont l'intrt se portait vers les sciences humaines avaient au contraire tendance essayer de justifier les dmarches les moins empiriques de ces dernires (pour un exemple typique de cette attitude, voir la dfense de Lacan par Althusser, dans "Freud et Lacan", in: ALTHUSSER (Louis),Positions, Paris, Ed Sociales, 1976, 173p.

44.) Il semble d'ailleurs que les professeurs de religion prfrent aborder les critiques de la religion dues Freud et Marx que celles dues des "positivistes" comme Bertrand Russell (voir "Pourquoi je ne suis pas chrtien", in: RUSSELL (Bertrand),Le mariage et la morale, Paris, d. 10/18, 1997, 351p.). On peut lgitimement se demander si ce n'est pas parce que celles-ci sont en fait plus facilement "assimilables".

45.) Cette explication n'est srement pas suffisante; en effet, si on y rflchit, la thorie de l'volution et la gntique moderne mettent bien plus en question la vision traditionnelle du sujet que les thories psychanalytiques sur l'inconscient.

46.) Comme le pense Elisabeth Roudinesco (op.cit., premire partie).