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© Casemate 2015. Tous droits de reproduction interdits. Supplément gratuit • Casemate 78, février-mars 2015. Philippe GAUCKLER

Philippe GAUCKLER · Poutine vert de rage. Pour lui, comme pour la majorité des Russes, l’Ukraine est une petite Russie, le territoire où est née la Russie. On n’y touche pas

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© Casemate 2015. Tous droits de reproduction interdits.

Supplément gratuit • Casemate 78, février-mars 2015.

PhilippeGAUCKLER

Comment passe-t-onde l’univers lumineuxde Prince Lao à celui, très sombre,de Koralovski ?

Philippe Gauckler : Début 2008, lorsd’un déjeuner à Paris avec le staff Dar-gaud-Lombard, je reçois des satisfecitet des encouragements de tout lemonde pour Prince Lao. Mais uneréflexion d’un des éditeurs de la mai-son d’édition m’interloque : « Nous tesuivons sur Lao, pas de problème. Maissi tu veux vraiment gagner ta vie avecla BD, essaye d’imaginer un personnageadulte. Tu en as le potentiel. »Je sors à la fois flatté et consterné. Lesventes de Prince Lao sont moyennes,mais j’ai dans l’idée de le faire grandir,

d’épaissir le personnage. J’imaginemême un rêve prémonitoire dans lequelChabala, le yéti blanc, rencontre leprince adulte une Kalachnikov entre lesmains. Je me régale d’avance à imagi-ner le chemin que mon petit gars devraparcourir avant de se retrouver résistantdéfendant la cause du Tibet. Travaillé par la réflexion de l’éditeur,une idée me vient en découvrant, surun document de la NASA, un caissongros comme une fusée avec des bou-lons partout. Elle m’évoque immédia-

tement une machine à voyager dans letemps. En deux ou trois soirs, je story-boarde à fond les gamelles une his-toire de paradoxe temporel et depilotes de la NASA remonteurs detemps. Évidemment, leur première mis-sion est d’aller tuer Hitler alors qu’il n’estqu’estafette durant la guerre de 14-18.Et de regarder ce qui va advenir lesdécennies suivantes. Ce premier tomese termine par la découverte d’unebombe atomique cachée sous Berlin.Tiens, ça nous rappelle quelquechose…Oui, j’ai repris l’idée dans Koralovski.Hélas, l’éditeur me dit avoir déjà deuxséries basées sur des paradoxes tem-porels qui marchent moyennement.Retour à la case départ. Je décide alors

I

Interview

Gonflé ! Alors que sort le premier tome de sa nouvelle série, consacréeaux luttes intestines qui déchirent la Russie de Poutine et à la guerre dupétrole, Philippe Gauckler (Prince Lao) prend la défense du patron de laRussie. Suite de l’interview, publiée dans Casemate 78, d’un auteuréclectique qui fut, il y a trente ans, le petit prince de Métal Hurlant.

Koralovski #1/3,L’Oligarque, Philippe Gauckler,Le Lombard,12 €,27 février.

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Pétrole

Emboliesen SOUS-SOL

« Nous te suivons sur Prince Lao, mais si tuveux vraiment gagner ta vie avec la BD… »

Philippe GAUCKLER

ArchivesTechniques secrètes, Casemate 55,Gauckler dynamité par Marini, Casemate 31,Ses peurs sont mes peurs, Casemate Ciné Tim Burton/Alice.

de me pencher sur le sort d’un per-sonnage issu de mes croquis derecherche. Un espèce de clochard,qu’on voit marcher sur la chaussée,pieds nus, en manteau long, au milieudes voitures. Genre Yougo ayant fait laguerre du Kosovo. Je démarre sur uneintrigue vaguement pétrolière, mon ex-soldat infiltrant une société militaire pri-vée. Et appelle le projet Unterwelt, lemonde souterrain en allemand.Accueil de l’éditeur ?Je dirais que le truc traînait des piedsdans sa bouche ! Je repars donc aucharbon, lis tout ce que je trouve surle pétrole. La Guerre secrète du pétrole,de Jacques Bergier et Bernard Thomas,paru en 1968, m’ouvre d’étrangeshorizons.Le Bergier du Matindes magiciens etde la revue Pla-nète ? Plutôtsulfureux, lebonhomme !Un esprit extrê-mement ouvert.À tout. Un scienti-fique génial, mais qui,c’était son problème, nefiltrait rien. Du coup, il nerepousse pas plus le paranormal queles soucoupes volantes. Le tout donneun assemblage genre grosse poubellebien remplie. Mais dans une poubelle,

en farfouillant, on peut trou-ver des choses pas-

sionnantes. Commesur Internetaujourd’hui ! Ber-gier m’a renvoyésur Fred Hoyle, un

astrophysicieninventeur de l’ex-

pression Big Bang qu’ilimagine par dérision,

contestant la théorie de l’expansionde l’univers. Il bat également en brèchela théorie du pétrole issue des fossiles,« la soupe des dinosaures », au profitde l’idée de pétrole abiotique. Les élé-ments des hydrocarbures existeraientdéjà dans le matériau primaire qui

forme les astres. Une théorie à la modedans l’Union soviétique des années cin-quante, soixante.N’est-ce pas un peu farfelu ?Peut-être, mais cela pose des ques-tions. Actuellement, la sonde spatialeaméricaine de la mission Cassini-Huy-gens étudie Saturne et ses satellites. L’und’eux, Titan, serait recouvert d’hydro-carbure, de méthane. D’où vient-il ?Titan n’a connu, que je sache, ni dino-

saures ni fougères géantes dont ladécomposition aurait pu donner

du pétrole !Qu’est-ce que la politiquede « pénurie durable » depétrole que vous évo-quez dans Koralovski ?Une politique qui metd’accord les groupespétroliers et les écolo-gistes de tous bords.L’idée est que, pour diffé-rentes raisons, la consom-mation de pétrole dimi-nuera – ce qui contentera

les écologistes –, mais quel’augmentation régulière de

son prix permettra de mainte-nir les mêmes marges bénéfi-

ciaires – ce qui contentera lespétroliers. Tout le monde est content.

Avec un zeste de provocation, disonsque les grands rassemblements écoloscomme ceux de Kyoto, Copenhague,Rio, sur l’état de la Terre, pourraientpresque être subventionnés par lescompagnies pétrolières !

IIII

Interview

« La “pénurie durable” de pétrole metd’accord pétroliers et écologistes… »

Philippe GAUCKLER

Suite page suivante

Un enfant du MÉTALLes histoires de SF de Philippe Gauck-ler, scénarisées par Charles Imbert, fontle bonheur de la revue Métal Hurlantdu début des années quatre-vingt. Ledessinateur adapte ensuite Blue, unchef-d’œuvre post-cataclysmique deJoël Houssin où des gangs d’ados s’af-frontent dans les ruines d’un Pariscoupé du monde. Toujours avec Hous-sin, il donne dans le polar noir avecFranck le menteur où il dessine laseule scène érotique de sa carrière(ce pudique se demande commentaborder une scène de sexe indispen-sable dans Koralovski #2). Gauckleradopte ensuite un trait plus cartoon,plus clair, pour Convoi, fresque d’anti-cipation consacrée – dès 1990 – à l’in-fluence des jeux virtuels et signéeThierry Smolderen. Déçu par le succèsrelatif de Convoi, Gauckler se consacrependant les dix années suivantes à lapublicité. Jusqu’à Prince Lao, réaliséen solo et au dessin destiné à unpublic plus jeune. Quatre tomes sortis entre 2006 et 2009.

Quid des énergies renouvelables ?Elles ne pourront pas tout. L’avionsolaire n’est pas pour demain ni après-demain, et on n’a pas trouvé de véri-table alternative au diesel. Le GPL, gazde pétrole liquéfié, considéré comme« propre » est quasiment interdit dansles parkings par peur des explosions. Les écolos ont-ils raison de guer-royer contre l’exploitation du gazde schiste ?Oui. Déjà par principe : les fonds inves-tis ne sont pas consacrés au dévelop-pement des énergies nouvelles. D’au-tre part, sa production massive auxÉtats-Unis fait baisser le prix du pétrole,donc rend les énergies renouvelablesmoins compétitives.Pourquoi l’Europe ne suivrait-ellepas l’exemple des États-Unis ?En Amérique, l’extraction se situe sur-tout dans les zones désertiques duDakota du Nord. On y exploite un gise-ment phénoménal qui se prolonge éga-lement au Canada. On peut y fracturer,injecter des produits chimiques àgrande profondeur sans protestation,aucune ville n’existant à proximité. Leforage, dans des zones habitées, enPennsylvanie par exemple, pose desproblèmes de pollution et les habi-tants réagissent.En Europe, les zones désertiques sontnettement plus réduites. Quasi inexis-tantes en France. Xavier Dorison disait,dans le dernier Casemate, qu’aucunpoint du pays n’était à plus de 40 km

d’une autoroute. Et les prospectionseffectuées en Pologne et en Angleterren’ont pas donné grand-chose.Chercher du gaz de schisteen Europe demandebeaucoup d’investisse-ments pour peu debénéfices. Et, auxÉtats-Unis, l’abon-dance de la pro-duction en pleinecrise mondialeamène l’effon-drement actueldes cours (voirCasemate 78).Le pétrole, armede guerre entrel’Amérique et laRussie de Poutine ?Ce n’est pas nouveau.Un projet américain pro-posait aux Européens defabriquer une noria de métha-niers qui alimenterait l’Europe avecdu gaz naturel liquéfié américain. L’Eu-rope pourrait ainsi se passer du gazrusse… Vous dites, dans Casemate 78, quela guerre en Crimée est en quelquesorte la réponse de Poutine à la

guerre du Kosovo. Quel rapport ? L’intervention armée de l’OTAN en Ser-bie en 1999, sans mandat de l’ONU,le détachement de la Serbie puis sonindépendance ont fait grincer desdents à une Russie au fond du trou quin’avait pas les moyens d’intervenir. EnUkraine, le coup d’État anti-Ianouko-vytch – un mégalo totalement indé-

fendable – s’est réalisé avec labénédiction des États-Unis.

Ceux-ci, depuis longtemps,soutiennent la prospection

pétrolière et gazière, lesrecherches offshore enmer Noire qui pour-raient amener l’Ukraineà être indépendantede Moscou énergi-quement. Ce qui rendPoutine vert de rage.Pour lui, comme pour

la majorité des Russes,l’Ukraine est une petite

Russie, le territoire où estnée la Russie. On n’y touche

pas. Poutine, en parlant de lascission de fait de la Crimée

– partie de l’Ukraine prorusse – autilisé à dessein les mots employés

par l’OTAN à propos de la Serbie en1999…À propos des amis de Poutine,pourquoi un oligarque, dans Kora-lovski, a-t-il la tête de Depardieu ?Un clin d’œil ?Pas du tout. Au départ, je voulais don-

III

« La scission de la Crimée console Poutinede l’impuissance russe au Kosovo en 1999 »

Philippe GAUCKLER

ner à Aleksandr la tête de Luc Besson.En magnat de l’industrie cinématogra-phique russe, je le trouvais parfait. Maispas ma main qui refusait de le croquerd’une manière satisfaisante. Au boutd’un moment, c’est Depardieu qui estapparu, sans que je m’en aperçoive.Mon crayon, seul, m’a guidé. Votre Poutine s’appelle Khanine.Parce qu’il a les dents longues ?Non, le khan est une sorte de tsar asia-tique et je trouvais qu’entre Khanine etPoutine, la résonnance était bonne. Uneremarque en passant. Le mot slave n’apas la même résonnance aux États-Unisque chez nous. Pour les Américains, lemot veut dire esclave. Et Poutine, pho-nétiquement, c’est « put in », mettrededans. Mettre dedans les esclaves…Comment voulez-vous que les Amé-ricains, inconsciemment, aient unehaute idée de la Russie ? Si Poutines’appelait Ivan le Terrible, ce serait peut-être différent.Ce type est un taiseux. Il garde un quasi-silence sur la crise en Crimée alors quel’Occident se déchaîne contre lui. Cequ’on sait de sa vie dément pourtantl’image d’un homme totalement fascinépar l’argent. Il n’a rien de bling-bling.En revanche, il paraît capable de colèresfroides. Mais il réagit en judoka, atten-dant, au fond du tatami, que le groslard d’en face commette un faux pas.Quand ce triptyque sera-t-ilachevé ?Le tome 2, déjà bien avancé, est prévupour août 2015. Remise des planchesle 15 mars. Le tome 3 doit sortir enfévrier 2016. Dans quatorze mois, toutdoit être bouclé.Un rythme facile à tenir ?J’ai eu bien sûr une baisse de régimeen fin d’encrage du premier. Un troude deux mois. J’emmagasinais les infor-mations sans arriver à les utiliser. Toutétait sur des étagères dans ma tête,mais impossible de me remettre à lacuisine du scénario. S’est produitensuite un phénomène étonnant. À lavision des premières planches misesen couleurs par Scarlett Smulkowski

(coloriste d’Elric, Blueberry, La Légendedu Changeling…), j’ai eu l’impressionde pénétrer littéralement dans l’universde Koralovski. Cela m’a débloqué d’uncoup. Je me suis immédiatement colléau scénario du tome 2. Aujourd’hui,j’encre la planche 23.Avez-vous une formation d’écono-miste pour arpenter ainsi les méan-dres de la politique internationale ?Non, mais depuis quatre ans, entredeux contrats de dessins publicitaires,mon job principal jusqu’à un passé

proche, j’ai potassé le sujet, me tenantà un programme de lecture drastique.On trouve des analyses très perfor-mantes, sortant du discours habituel,traditionnel. Ainsi Naomi Klein et soncélèbre La Stratégie du choc (Case-mate 78). J’ai également beaucoupappris de Jacques Sapir, économistefrançais grand spécialiste des straté-gies russes et dont le blog est pas-sionnant. Il existe aussi quelques livresregroupant des interviews de l’oli-garque Mikhaïl Khodorkovski qui m’aservi de modèle pour Koralovski, ainsiqu’un autre écrit sur lui par un journa-liste. On peut aussi trouver son discoursprononcé à Washington pour une fon-dation, discours d’ailleurs totalementatlantiste !En fait, je me sens comme Gaston danssa grotte de papier, progressant dansle noir, ma lampe de poche à la main.Mon éditeur est là aussi pour parfoisme guider. Mais, aujourd’hui, les pos-sibilités d’information sont telles qu’onpeut ne pas prendre l’information offi-cielle, politiquement correcte, au piedde la lettre. Confronter des opinionsdifférentes permet de se forger sa pro-pre vision des choses.Après ce triptyque, avez-vous l’in-tention de retrouver le monde plussimple de Prince Lao ?Je pense plutôt continuer à explorerl’univers de Koralovski. Que va-t-il sepasser en Antarctique ? Jusqu’à pré-sent ce continent blanc bénéficie d’unprotocole de protection. Jusqu’àquand ? Certains ne sont-ils pas déjàen train de racler secrètement son sous-sol ? J’aimerais aussi traiter un sujetévoquant le centenaire de la révolu-tion russe de 1917. Et adapter La Nuitdes temps de René Barjavel. La vie est curieuse. Je me demande sila baisse des commandes publicitaires,qui ont été longtemps mes principalessources de revenus, n’a pas été un bientant, depuis, je me sens un énorme, uncolossal appétit de BD !

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI

IV

Interview

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« Au départ, l’oligarque Aleksandr devait avoirles traits de Besson et non ceux de Depardieu »

Philippe GAUCKLER