7
EPS INTERROGE Philippe Meirieu « Situation problème » et « situation de résolution de problème » sont à la mode en EPS. Elles sont parfois consi- dérées comme exclusives d'autres pro- cédures pédagogiques. Quelle est leur place dans « l'arsenal » dont disposent les enseignants ? Leconcept de « situation-problème » ne doit pas être considéré comme une invention récente de la didactique. Même si. sous cette dénomination il ne remonte sans doute qu'à Piaget. il exprime, en réalité, un projet bien plus ancien et. sans doute, constitutif de la pédagogie moderne. Il faut nous rappeler, en effet, que les théories classiques de l'apprentissage telles qu'on les trouve énoncées chez Platon. Aristote et Saint-Augustin, cherchaient d'abord à sur- monter un paradoxe, à dépasser une aporie qui paraissait alors rendre précisément impossible tout apprentissage : « Comment apprendre à faire quelque chose qu'on ne sait pas faire si ce n'est en le faisant ? Et comment peut-on le taire puisque, justement, on ne sait pas le faire ? » Ou. en d'autres termes, toujours aussi paradoxaux : « Comment peut-on faire quelque chose qu'on ne sait pas faire pour apprendre à le faire ? » On se souvient que Platon dépasse cette aporie par la théorie de la réminiscence en affirmant qu'en réalité on n'apprend rien et que l'on ne fait que se res- souvenir tandis que Saint-Augustin considère que tout apprentissage n'est possible que sous l'autorité du « maître intérieur » vers lequel il faut résolument se tourner. L'un comme l'autre réduisent singulièrement les préten- tions de l'éducateur qui n'est ici qu'un accom- pagnateur, un « accoucheur ». comme aimait à le dire Socrate, en aucun cas un géniteur. De telles conceptions sont restées très large- ment dominantes jusqu'au 18 e siècle et à la « révolution matérialiste » : c'est à ce moment-là que les premiers penseurs matéria- listes apparaissent et que se fait jour l'idée que l'individu est. partiellement ou totalement, le résultat des pressions et des influences sociales et éducatives qui s'exercent sur lui. Condillac, philosophe sensualiste, met alors au point une « grammaire pédagogique » sensée faire accé- der tous les individus aux savoirs les plus com- plexes. Helvetius affirme que « l'éducation peut tout, même faire danser l'ours ». Et les encyclopédistes poursuivront le travail engagé par Coménius et la Grande Didactique en s'efforçant d'extraire les connaissances des pratiques sociales qui leur ont donné naissance et de les présenter par ordre de complexité croissante, de manière non aléatoire et exhaus- tive. Il y a là un projet fort qui postule la « per- fectibilité » de tous les hommes et insiste sur le pouvoir de l'éducateur... jusqu'à, parfois, même, considérer le sujet comme une cire molle sur laquelle il suffit d'apposer un sceau pour donner une forme. N'oublions pas que nous trouvons là l'étymologie même du verbe « enseigner » : « apposer un sceau ». Ces deux courants sont, à mon sens, porteurs d'éléments essentiels mais aussi dangereux s'ils sont chacun poussés jusqu'au bout de leur logique propre. La position platonicienne, respectueuse du sujet, imposant à l'éducateur une saine modestie, constitue sans aucun doute une « hygiène éducative » nécessaire, selon l'expression que Daniel Hameline uti- lise pour qualifier l'attitude non-directive, après la faillite de la non-directivité comme système pédagogique (1) : elle marque une sorte de limite au pouvoir d'éduquer en dési- gnant une intériorité sur laquelle l'éducateur n'a pas lui-même de pouvoir. Mais, ainsi conçue, l'éducation peut se renverser en abs- tention pédagogique et en admiration béate des aptitudes qui s'éveillent. D'un autre côté, la position matérialiste représente, par son volontarisme et son souci de rigueur, un effort capital pour faire partager les connaissances des hommes au delà du petit cercle des élus. Mais l'affirmation de la toute-puissance de l'éducateur peut déboucher sur les pires dérives et autoriser toutes les violences : du moment qu'il sait où est « le bien » de l'autre et qu'il se donne les moyens de le lui imposer, l'éducateur est prêt à tout, jusqu'à se faire colonisateur ou même, quand les autres résis- tent un peu trop à son pouvoir, à construire des « camps de ré-éducation » ! Nous sommes donc en présence de deux thèses qui apparaissent, l'une et l'autre, nécessaires et contradictoires... qui ne sont, en réalité, tolé- rables que si chacune d'entre elles est là pour faire barrage aux débordements de l'autre. Et. si Rousseau inaugure, à mon sens, la modernité éducative, c'est que précisément il est le premier à tenter de les rendre compa- tibles, au moins théoriquement. Il est le pre- mier, il ne sera pas le seul, et d'autres feront d'autres propositions. Mais celle de Rousseau reste exemplaire et archétypale au point qu'on pourrait presque lui référer toute l'histoire de la pédagogie depuis lors. Que dit Rousseau, en particulier dans le livre 2 de l'Emile ? Rien qui ressemble le moins du monde aux naïvetés non-directives qu'on lui met parfois dans la bouche : « Prenez une route opposée avec votre élève ; qu'il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ; on cap- tive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien, n 'est-il pas à votre merci ? Ne disposez- vous pas. par rapport à lui, de toutcequi l'en- vironne?N'êtes-vous pas le maître de l'affec- ter comme il vous plaît ? Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, tout n'est-il pas dans vos mains sans qu'il le sache ? Sans doute il ne doit faire que ce qu'il veut ; niais il ne doit vou- loir que ce que vous voulez qu'il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l'ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu'il va dire. (...) Ainsi, ne vous voyant point attentifàle contrarier, ne se défiant point de vous, n'ayant rien à vous cacher, il ne vous trompera point, il ne vous mentira point : il se montrera tel qu'il est sans crainte : vous pourrez, l'étudier tout à votre aise, et disposer tout autour de lui les leçons que vous voulez lui donner, sans qu'il pense jamais en recevoir aucune » (2). D'une certaine manière. Rousseau se livre, ici. à un « tour de passe-passe » : il cherche à rendre compatibles la directivité sur les fins et Nous remercions vivement Philippe Meirieu d'avoir bien voulu répondre aux questions formulées pour la Revue EP.S par Ch. Alin UFR STAPS Pointe-à-Pitre, J. Labiche IPR IA Lyon, A. Pelau- deix IPR IA Lyon, P. Denis professeur agrégé lycée Ampère Lyon. S. Philippon professeur agrégé IUFM et collège Lyon. P. Legrain UFR STAPS Paris X Nanterre, T. Froissart UFR STAPS Paris X Nanterre, J. Pain UFR STAPS Paris X Nanterre. Coordination Cl. Leray Revue EP.S. Revue EP.S n°258 Mars-Avril 1996 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

Philippe Meirieu - CERIMESuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70258...EPS INTERROGE Philippe Meirieu « Situation problème » et « situation de résolution de problème

  • Upload
    others

  • View
    4

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Philippe Meirieu - CERIMESuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70258...EPS INTERROGE Philippe Meirieu « Situation problème » et « situation de résolution de problème

EPS INTERROGE

Philippe Meirieu « Situation problème » et « situation de résolution de problème » sont à la mode en EPS. Elles sont parfois consi­dérées comme exclusives d'autres pro­cédures pédagogiques. Quelle est leur place dans « l'arsenal » dont disposent les enseignants ?

Le concept de « situation-problème » ne doit pas être considéré comme une invention récente de la didactique. Même si. sous cette dénomination il ne remonte sans doute qu'à Piaget. il exprime, en réalité, un projet bien plus ancien et. sans doute, constitutif de la pédagogie moderne. Il faut nous rappeler, en effet, que les théories classiques de l'apprentissage telles qu'on les trouve énoncées chez Platon. Aristote et Saint-Augustin, cherchaient d'abord à sur­monter un paradoxe, à dépasser une aporie qui paraissait alors rendre précisément impossible tout apprentissage : « Comment apprendre à faire quelque chose qu'on ne sait pas faire si ce n'est en le faisant ? Et comment peut-on le taire puisque, justement, on ne sait pas le faire ? » Ou. en d'autres termes, toujours aussi paradoxaux : « Comment peut-on faire quelque chose qu'on ne sait pas faire pour apprendre à le faire ? » On se souvient que Platon dépasse cette aporie par la théorie de la réminiscence en affirmant qu'en réalité on n'apprend rien et que l'on ne fait que se res­souvenir tandis que Saint-Augustin considère que tout apprentissage n'est possible que sous l'autorité du « maître intérieur » vers lequel il faut résolument se tourner. L'un comme l'autre réduisent singulièrement les préten­tions de l'éducateur qui n'est ici qu'un accom­pagnateur, un « accoucheur ». comme aimait à le dire Socrate, en aucun cas un géniteur. De telles conceptions sont restées très large­ment dominantes jusqu'au 18 e siècle et à la « révolution matérialiste » : c'est à ce moment-là que les premiers penseurs matéria­listes apparaissent et que se fait jour l'idée que l'individu est. partiellement ou totalement, le résultat des pressions et des influences sociales et éducatives qui s'exercent sur lui. Condillac, philosophe sensualiste, met alors au point une « grammaire pédagogique » sensée faire accé­der tous les individus aux savoirs les plus com­plexes. Helvetius affirme que « l'éducation peut tout, même faire danser l'ours ». Et les

encyclopédistes poursuivront le travail engagé par Coménius et la Grande Didactique en s'efforçant d'extraire les connaissances des pratiques sociales qui leur ont donné naissance et de les présenter par ordre de complexité croissante, de manière non aléatoire et exhaus­tive. Il y a là un projet fort qui postule la « per­fectibilité » de tous les hommes et insiste sur le pouvoir de l'éducateur... jusqu'à, parfois, même, considérer le sujet comme une cire molle sur laquelle il suffit d'apposer un sceau pour donner une forme. N'oublions pas que nous trouvons là l'étymologie même du verbe « enseigner » : « apposer un sceau ». Ces deux courants sont, à mon sens, porteurs d'éléments essentiels mais aussi dangereux s'ils sont chacun poussés jusqu'au bout de leur logique propre. La position platonicienne, respectueuse du sujet, imposant à l'éducateur une saine modestie, constitue sans aucun doute une « hygiène éducative » nécessaire, selon l'expression que Daniel Hameline uti­lise pour qualifier l'attitude non-directive, après la faillite de la non-directivité comme système pédagogique (1) : elle marque une sorte de limite au pouvoir d'éduquer en dési­gnant une intériorité sur laquelle l'éducateur n'a pas lui-même de pouvoir. Mais, ainsi conçue, l'éducation peut se renverser en abs­tention pédagogique et en admiration béate des aptitudes qui s'éveillent. D'un autre côté, la position matérialiste représente, par son volontarisme et son souci de rigueur, un effort capital pour faire partager les connaissances des hommes au delà du petit cercle des élus. Mais l'affirmation de la toute-puissance de l'éducateur peut déboucher sur les pires dérives et autoriser toutes les violences : du moment qu'il sait où est « le bien » de l'autre et qu'il se donne les moyens de le lui imposer, l'éducateur est prêt à tout, jusqu'à se faire colonisateur ou même, quand les autres résis­tent un peu trop à son pouvoir, à construire des « camps de ré-éducation » ! Nous sommes donc en présence de deux thèses

qui apparaissent, l'une et l'autre, nécessaires et contradictoires... qui ne sont, en réalité, tolé­rables que si chacune d'entre elles est là pour faire barrage aux débordements de l'autre. Et. si Rousseau inaugure, à mon sens, la modernité éducative, c'est que précisément il est le premier à tenter de les rendre compa­tibles, au moins théoriquement. Il est le pre­mier, il ne sera pas le seul, et d'autres feront d'autres propositions. Mais celle de Rousseau reste exemplaire et archétypale au point qu'on pourrait presque lui référer toute l'histoire de la pédagogie depuis lors. Que dit Rousseau, en particulier dans le livre 2 de l'Emile ? Rien qui ressemble le moins du monde aux naïvetés non-directives qu'on lui met parfois dans la bouche : « Prenez une route opposée avec votre élève ; qu'il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ; on cap­tive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien, n 'est-il pas à votre merci ? Ne disposez-vous pas. par rapport à lui, de tout ce qui l'en­vironne ? N'êtes-vous pas le maître de l'affec­ter comme il vous plaît ? Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, tout n'est-il pas dans vos mains sans qu'il le sache ? Sans doute il ne doit faire que ce qu'il veut ; niais il ne doit vou­loir que ce que vous voulez qu'il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l'ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu'il va dire. (...) Ainsi, ne vous voyant point attentif à le contrarier, ne se défiant point de vous, n'ayant rien à vous cacher, il ne vous trompera point, il ne vous mentira point : il se montrera tel qu'il est sans crainte : vous pourrez, l'étudier tout à votre aise, et disposer tout autour de lui les leçons que vous voulez lui donner, sans qu'il pense jamais en recevoir aucune » (2). D'une certaine manière. Rousseau se livre, ici. à un « tour de passe-passe » : il cherche à rendre compatibles la directivité sur les fins et

Nous remercions vivement Philippe Meirieu d'avoir bien voulu répondre aux questions formulées pour la Revue EP.S par Ch. Alin UFR STAPS Pointe-à-Pitre, J. Labiche IPR IA Lyon, A. Pelau-deix IPR IA Lyon, P. Denis professeur agrégé lycée Ampère Lyon. S. Philippon professeur agrégé IUFM et collège Lyon. P. Legrain UFR STAPS Paris X Nanterre, T. Froissart UFR STAPS Paris X Nanterre, J. Pain UFR STAPS Paris X Nanterre. Coordination Cl. Leray Revue EP.S.

Revue EP.S n°258 Mars-Avril 1996 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

Page 2: Philippe Meirieu - CERIMESuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70258...EPS INTERROGE Philippe Meirieu « Situation problème » et « situation de résolution de problème

le respect de la démarche de l'enfant dans les moyens. Il conserve à l'éducateur le pouvoir de décider de ce que l'enfant doit apprendre mais donne à l'enfant la responsabilité de l'apprendre lui-même selon sa propre démarche. Il fonde « la ruse pédagogique » par excellence... Ruse qui n'est véritablement tenable chez lui que parce que son système éducatif est adossé à une « métaphysique de l'enfant merveilleux » au sein de laquelle les

désirs d'apprentissage de l'enfant se trouvent miraculeusement accordés avec les projets de l'adulte. Ruse qui ne fonctionne qu'au sein d'un « naturalisme» fondateur qui permet que jamais un conflit ne vienne gripper la machine. Il serait intéressant d'observer comment Pes-talozzi. le disciple fidèle de J.J. Rousseau, qui va, lui. tenter de passer à l'acte, se heurtera à la résistance des enfants qui refusent de se soumettre à la ruse et d'entrer dans le jeu parce qu'ils ne partagent pas a priori les projets de leur éducateur. On y verrait, alors, un éduca­teur qui ne renonce en rien à la tentative rous-seauiste mais qui en reconnaît le caractère pré­caire, difficile, sans cesse à renégocier... parce que, à prendre les enfants pour ce qu'on vou­drait déjà qu'ils soient, on les empêche finale­ment de le devenir... et on en vient inévitable­ment à des attitudes qui consistent à briser ou à exclure. Mais là n'est pas, pour l'instant, notre propos ; ce qui. en revanche, doit être bien repéré, c'est le fonctionnement pédago­gique proposé par Rousseau et dont toute la pédagogie moderne est l'héritière : « tout faire en ne faisant rien »... « disposer autour de l'enfant un ensemble de contraintes et de ressources de telle manière qu'il puisse apprendre par lui-même »... « se tenir à égale distance d'un spontanéisme non-directif - qui refuse d'imposer quoi que ce soit au nom du respect de la liberté de l'autre - et d'un volon­tarisme autoritaire - qui croit qu'il suffit de décider que l'autre doit apprendre et ce qu'il doit apprendre pour qu'il le fasse ». Organiser le temps, l'espace, les outils, les situations, pour que l'autre puisse apprendre par lui-même. Créer les conditions pour qu'il puisse décider d'apprendre et le faire avec ses propres stratégies. Au fond, ce n'est rien d'autre que ce que l'on nomme aujourd'hui les « situations-problèmes » ou les « situations de résolution de problèmes » et c'est, me semble-t-il. la matrice de tout enseignement réussi. On peut donc considérer qu'à côté des « situa­tions-problèmes » formalisées comme telles par les enseignants, toutes les situations péda­gogiques ne permettent des apprentissages que quand elles sont investies par l'apprenant comme une « situation problème ». quand il se trouve dans les conditions nécessaires pour franchir un obstacle lui-même en utilisant les ressources de toutes sortes que l'on met à sa disposition. Parce que, tout compte fait et. sur ce point Rousseau a encore raison aujour­d'hui - un enseignement qui réussit est tou­jours l'entreprise difficile d'un éducateur qui décide d'agir sur les choses pour qu'un édu-qué décide d'agir sur lui-même.

Une tendance très forte en EPS est de tout faire découvrir par l'élève lui-même. Ainsi parle-t-on fréquemment de faire « émerger » des solutions, des réponses, des règles d'action, etc. A quelles conditions cette démarche peut-elle être efficace ?

Au fond, l'éducation physique est très rous-seauiste. ce qui n'a rien d'étonnant dans la mesure où elle fonctionne très largement sur un paradigme disciplinaire de type « natura­liste », après avoir fonctionné sur un para­digme hygiéniste ou militaire. Mais peut-être

l'éducation physique n'a-t-elle pas intégré suffisamment l'expérience pestalozzienne ? Peut-être ne s'est-elle pas suffisamment posée la question de savoir si ses projets didactiques étaient bien compatibles avec les projets d'ap­prentissage de ses élèves ? Ou. peut-être, a-t-elle trop vécu sur l'idée qu'elle était, dans ce domaine, une discipline privilégiée en raison de l'attraction quelle est sensée exercer sur les élèves ? Et il est vrai que ce n'est pas chez elle, surtout, que se posent les problèmes de « motivation »... Mais faut-il. pour autant, ignorer l'écart irréductible entre toute logique d'enseignement et toute logique d'apprentis­sage ? Faut-il croire que les élèves désirent toujours spontanément apprendre ce que nous voulons leur enseigner et dans l'ordre où nous voulons le leur enseigner ? Faut-il postuler que notre enseignement inévitablement col­lectif et programmatique s'accorde toujours sans difficulté avec la diversité des histoires individuelles ? Il y aurait là beaucoup de naï­veté. Ce n'est pas parce qu'une discipline a été, et reste encore très largement, conjonetu-rellement accordée aux demandes « sponta­nées » des élèves qu'elle peut se passer de réfléchir sur la place qu'elle fait au désir et à l'émergence de celui-ci, sur les difficultés à « faire entrer dans le jeu scolaire » des élèves qui, précisément, refusent de jouer ce jeu ou en jouent un autre.

En effet, la question du sens peut paraître ne pas se poser en EPS tant l'objet culturel intéresse les jeunes. Cependant, représentations des élèves et objectifs de l'enseignant semblent s'affronter. Ainsi, par exemple, le bas-ket-ball des rues valorise l'exploit indi­viduel alors que l'école cherche plutôt à mettre l'accent sur l'organisation collective. L'enseignant est-il, alors, condamné à abandonner ses objectifs pour obtenir l'adhésion de ses élèves ?

C'est la tentation permanente de celui qui sent la résistance de l'autre au projet qu'il a pour lui. Pour ma part, je considère cette résistance comme constitutive de la relation éducative : l'éduqué ne peut pas désirer ce que l'éducateur désire pour lui. ou alors c'est qu'il est déjà édu-qué et qu'on peut le laisser continuer son entraînement tout seul. Le désir de l'éducateur s'enracine dans un ensemble de valeurs et de références, il s'inscrit dans une vision de l'ave­nir à moyen et à long terme. Or. l'enfant, avant que son éducation ne soit faite, ne possède pas ces valeurs et ces références, n'en perçoit pas plus l'importance qu'il n'en comprend l'enjeu pour son avenir. Seuls les « bons élèves ». déjà « bien éduqués », désirent faire « spontané­ment ce que nous désirons leur enseigner », seuls les « bons élèves » savent où est « leur bien », où est « le bien ». Pour les autres, nous sommes toujours dans une « transaction », dans un travail permanent sur le désir, un effort pour aboutir à des compromis tenables sans passer - ou en passant le moins possible - par la répression ou par la manipulation. Dire que tout cela est simple à gérer serait évi­demment faux. Mais l'histoire de la pédagogie a déjà exploré quelques pistes et nous livre quelques bribes de solutions. Pour faire simple, disons que. sur cette question difficile.

Après avoir obtenu : - licence et maîtrise de Philosophie, - C.A.P. d'instituteur, - D.E.A. de Sciences de l'Éducation, Philippe Meirieu devient Docteur d'État es Lettres et Sciences humaines, en soutenant le 10 décembre 1983 devant l'Université Lumière - Lyon 2 : sa thèse ayant pour titre : « Apprendre en groupe ? Contribution à la recherche sur les pratiques de groupe en situation scolaire ». Professeur en Sciences de l'Éducation à l'Université Lumière - Lyon 2. Directeur de l'Institut des Sciences et Pratiques d'Éduca­tion et de Formation (ISPEF) de l'Université Lumière -Lyon 2. D'abord professeur de philosophie et français dans l'ensei­gnement secondaire, Philippe Meirieu a ensuite été institu­teur puis responsable d'un collège expérimental à Lyon. Dans ce cadre, il a mis en place une structure pédagogique originale où les élèves pouvaient choisir leurs professeurs et leurs enseignements. Il a pu ainsi vérifier la validité de l'hypothèse de la « pédagogie différenciée » selon laquelle la multiplication des itinéraires d'apprentissage et le fait de permettre à chacun de recevoir un enseignement adapté, favorisaient la réussite de tous. Il a confirmé ces hypothèses dans sa thèse d'État où. à par­tir d'une étude des pratiques de groupe, il en vient à mon­trer l'intérêt de différencier les méthodes au sein d'une « école plurielle » qui. simultanément, favorise les appren­tissages et la construction de l'autonomie de l'enfant. Philippe Meirieu a ensuite instrumenté la notion de péda­gogie différenciée à travers ses propres ouvrages ainsi qu'à travers la revue Cahiers pédagogiques dont il fut rédacteur en chef pendant cinq ans. Il a dirigé également plusieurs expérimentations sur de nombreux collèges en France, en particulier sur la notion de « groupe de besoin » qu'il sou­haite substituer à celle de « groupe de niveau ». Il a animé de nombreux stages de formations d'enseignants et de for­mateurs sur la pédagogie différenciée. Il a également créé une formule originale de formation des maîtres à la Mission Formation des Personnels de l'Académie de Lyon : forma­tion-intervention en établissements par « résolution de pro­blèmes professionnels ». En 1988. il est associé à la réflexion nationale sur les « contenus » de l'enseignement en France (Rapport Bour-dieu-Gros). Il est alors sollicité pour élaborer la nouvelle structure de formation des enseignants en France (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres). De 1990 à novembre 1993. il est membre du Conseil National des Pro­grammes, instance de 22 membres chargée de réfléchir à l'organisation et aux programmes du système éducatif. Il dirige la collection « Pédagogies » chez ESF Éditeur et il a fondé et anime le Réseau International de Recherches « Apprendre » qui agit pour la recherche et la formation sur le thème des apprentissages. Aujourd'hui, dans le cadre du Laboratoire de Pédagogie de l'Université Lumière - Lyon 2, il poursuit ses recherches sur le thème des apprentissages (il travaille, en particulier, sur la question du « transfert de connaissances »), sur le thème de la place de l'éthique dans la réflexion pédago­gique ainsi que sur les rapports des apprentissages et de la socialisation : dans ce cadre, il s'interroge sur le rôle de l'É­cole dans la création du « lien social ». A la rentrée 1993-94. Philippe Meirieu a repris, à côté de ses activités universitaires, un enseignement de français dans un lycée d'enseignement professionnel de Vénis-sieux. Depuis septembre 1995, il est membre de L'observatoire national de la lecture.

10

Revue EP.S n°258 Mars-Avril 1996 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

Page 3: Philippe Meirieu - CERIMESuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70258...EPS INTERROGE Philippe Meirieu « Situation problème » et « situation de résolution de problème

les pédagogues se répartissent traditionnelle­ment en deux groupes : les uns cherchent à finaliser les activités qu'ils proposent en les articulant avec les désirs déjà existants chez les élèves, les autres en les articulant avec des projets qu'ils entendent leur faire élaborer et prendre à cœur de réussir. Les premiers considèrent qu'il faut « prendre en compte » les intérêts des élèves mais en opérant des déplacements successifs qui per­mettent de passer de ce que les enfants dési­rent à ce que le maître désire ; c'est ce que l'on pourrait appeler « la pédagogie des inté­rêts ». Regardons quels sont les intérêts de nos élèves et prenons appui sur eux pour introduire plus ou moins subrepticement de nouveaux objets qui entretiennent quelque rapport avec ces centres d'intérêt... Parions aussi que cette proximité provo­quera un déplacement d'investisse­ment affectif des intérêts premiers (superficiels !) les intérêts « spon­tanés » sont toujours superficiels ! vers des centres d'intérêt plus conformes aux programmes (les « intérêts profonds ». toujours miraculeusement accordés avec l'offre de formation !). En face de ce courant, les seconds suggèrent de finaliser les activités scolaires, non point par l'amont, mais par l'aval, non point par les intérêts déjà existants mais par une projection dans le futur, ce sont ceux qui se placent sous la bannière de ce que l'on peut appeler « la pédagogie du projet ». Ainsi explique-t-on à l'enfant - dans la version la plus simple et la plus répandue - qu'il doit travailler pour ses notes, pour son avenir, pour obtenir l'amour de ses parents ou l'estime de ses enseignants, parce qu'il évitera ainsi le chômage ou la pri­son, parce qu'il se distinguera de ses cama­rades et que cela flattera son amour-propre. Dans une version plus élaborée, on parlera de mettre l'élève « en situation de projet ». en lui faisant anticiper mentalement la situation de réutilisation de ce qu'il apprend (qui est. mal­heureusement, le plus souvent, la situation d'évaluation scolaire) (3), ou en l'amenant à se représenter un résultat à long terme que l'on estime éminemment désirable pour lui et qui va, pense-ton, le mobiliser... La difficulté tient ici que. dès que l'on déscolarise le projet, que l'on s'éloigne des contraintes et de la simple pression évaluative. l'on est conduit à valoriser des projets où les apprentissages ris­quent de disparaître. On peut même considé­rer que plus cet effort pour mobiliser les élèves sur un projet extra-scolaire réussit, plus les élèves investissent le projet, moins on a de possibilités d'y glisser le plus petit apprentis­sage : quand on tient vraiment à réussir quelque chose, on ne prend pas de risque, on ne perd pas du temps à placer des gens en situation d'apprentissage, on joue à l'écono­mie et à la sécurité, on place dans les cages le meilleur gardien de but et non pas celui qui a peur du ballon ou qui ne sait pas comment l'arrêter... et que l'on aurait à coeur de faire progresser.

Ainsi voit-on que finalisation par l'amont et finalisation par l'aval conduisent à des impasses ; de plus, ces deux méthodes sont profondément solidaires, la première ne

tenant que parce qu'elle débouche sur la seconde et la seconde n'étant possible que parce qu'elle s'enracine sur la première. Sans construction d'un projet on ne peut mobiliser des intérêts déjà existants, et sans intérêts déjà existants on ne peut se donner et investir un projet... Est-ce à dire que nous ne devons jamais utiliser l'une de ces deux méthodes ? Je me garderai bien de l'affirmer ici et de pro­clamer sentencieusement : « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ». Je connais notre diffi­culté à tenir au quotidien dans des situations difficiles, je sais que nous ne sommes ni des saints ni des héros et que nous faisons comme

tout le monde : nous tirons sur les « vieilles bonnes ficelles » quand nous sommes fatigués et résignés à notre médiocrité. Pourtant, je voudrais dire que nous pouvons néanmoins espérer autre chose, ce que j'appelerai une pédagogie de l'énigme. Ne pas perpétuelle­ment évacuer le présent pour aller se réfugier dans le passé ou se projeter dans l'avenir. Considérer que le désir peut naître d'une situation elle-même, parce qu'elle est bien construite et que l'énigme qu'elle contient est capable de mobiliser les énergies. Je crois avoir écrit quelque part que la tâche première de l'enseignant était de « faire du désir avec du savoir et du savoir avec du désir » (4) : faire du désir avec du savoir, c'est désigner dans le savoir sur lequel on travaille, dans les représentations des élèves, dans l'exercice auquel on est confronté, l'incomplétude d'où naît l'insatisfaction. Ne pas en dire trop. Lais­ser venir le mystère qui appelle la promesse d'une intelligence. Faire du savoir avec du désir, c'est rendre possible la recherche active d'une connaissance qui n'est pas monnayée par l'affection de l'autre ou l'attribution d'une récompense, mais comporte d'abord, en elle-même, sa propre satisfaction. Et je suis convaincu qu'une telle attitude est possible : elle est possible dans toutes les dis­ciplines et sur tous les supports, parce qu'il y a toujours, dans les activités humaines un enjeu intellectuel qu'il s'agit de débusquer, parce qu'il y a toujours à comprendre dans ce que l'on fait et du plaisir à prendre dans cette compréhension des choses qui nous renvoie à l'élucidation du mystère de notre origine. Et. sans aucun doute, sommes-nous, sur ce plan, infiniment trop modestes, parfois même un peu méprisants envers nous-mêmes, nos élèves et ce que nous leur enseignons. Nous ne croyons pas assez qu'il y a là matière à un véritable travail mobilisateur et nous allons chercher ailleurs ce que nous avons en fait à disposition, dans l'instant et sous nos yeux.

Bien évidemment, la chose n'est pas facile et les élèves continueront à résister longtemps à notre intention de les instruire. Heureusement. Cela nous évite de les confondre avec des objets que nous n'aurions qu'à façonner à notre gré. Cela nous impose de nous confron­ter sans cesse avec ce que nous leur ensei­gnons pour en faire d'abord un objet de notre propre intelligence, une occasion de retra­vailler notre rapport au savoir, non pas seule­ment par souci d'efficacité didactique, mais aussi parce que notre épistémophilie (ce fameux « désir de savoir » qui n'est pas une « maladie sexuellement transmissible » !) y trouve son compte et laisse entrevoir aux autres qu'ils pourraient aussi y trouver le leur.

Actuellement, il reste que l'EPS est, de fait, une des disciplines les plus appré­ciées par les jeunes et ce d'autant plus qu'ils sont en difficulté scolaire. A quelles conditions celle-ci peut-elle favoriser leur intégration sociale et leur réussite à l'école ?

Il en est ici de l'EPS comme de toute activité proposée à des jeunes : elle peut favoriser leur intégration sociale et leur réussite personnelle dans la mesure où elle est occasion d'exercice de leur intelligence. Vous observez que je parle de « réussite personnelle » et que j'hé­site à parler de « réussite scolaire » : c'est parce que je ne sais pas très bien si l'exercice systématique de l'intelligence favorise de fait aujourd'hui, toujours et partout, la réussite scolaire... il est bien possible, malheureuse­ment, qu'il existe des situations scolaires où la docilité et le fait d'accepter sans comprendre soient des comportements plus efficaces que l'exercice d'une intelligence qui comporte toujours, de fait, une dimension critique. Ceci dit, il faut quand même toujours parier sur l'intelligence car il est incontestable que c'est là notre responsabilité majeure à l'égard de l'avenir : au delà de l'intégration provisoire dans des contraintes arbitraires, au delà de la réussite à des évaluations scolaires qui dispa­raîtront de la vie du jeune dès qu'il aura quitté l'école, ce dont nous sommes comptables devant l'avenir, notre « obligation vis à vis de la postérité ». comme dit le philosophe Hans Jonas (5), c'est de former nos élèves à l'in­telligence d'eux-mêmes et du monde, au discernement des enjeux auxquels ils seront confrontés, à la capacité à mener dans ce monde et face à ces enjeux, une « action sensée ». Ceci dit, il ne faut pas se cacher qu'une telle conception est difficile à tenir dans le cadre de l'école et. plus particulièrement, au sein d'une discipline scolaire particulière. En effet, se donner comme fin l'exercice de l'intelligence à l'occasion des savoirs et des situations que l'on présente, c'est accepter de surseoir, régu­lièrement, aux obligations programmatiques pour prendre le temps de penser avec les élèves à ce que l'on fait, d'en comprendre le sens, d'apprendre à anticiper (faire des scéna­rios qui permettent de savoir où aboutirait telle ou telle manière de faire si elle était géné­ralisée ou poussée à la limite), c'est s'entraî­ner à se donner des objectifs intermédiaires, à évaluer soi-même le point où l'on est arrivé, à

EPS N° 258 - MARS-AVRIL 1996 11 Revue EP.S n°258 Mars-Avril 1996 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

Page 4: Philippe Meirieu - CERIMESuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70258...EPS INTERROGE Philippe Meirieu « Situation problème » et « situation de résolution de problème

reformuler ce que l'on cherche à dire à l'autre jusqu'à ce qu'il puisse s'en saisir, à analyser les événements imprévus qui surviennent, c'est, enfin, pratiquer systématiquement la métacognition par laquelle le sujet devient véritablement intelligent de ses propres apprentissages... Or. le danger est grand que de telles pratiques finissent par phagocyter l'ensemble du cours et même, parfois, soient vécues comme délégitimant en quelque sorte un enseignant qui se vit d'abord comme le spécialiste d'une discipline particulière lui conférant seule un véritable statut profession­nel. Deux attitudes symétriques sont alors à éviter : le repli frileux sur les contenus disci­plinaires au détriment de ce que j'ai nommé l'exercice de l'intelligence, et l'abandon des exigences strictement disciplinaires au profit d'une méthodologie généraliste dans laquelle l'enseignant perd de vue que l'intelligence ne peut s'exercer que sur quelque chose de pré­cis... songeons à la phrase célèbre de Kant : « La colombe légère, quand, dans son libre vol. elle sent I air dont elle fend la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle volerait mieux dans le vide ».

Vous dites parfois que l'école est tra­versée par des clivages : - d'un côté une culture fonctionnelle, - de l'autre côté une culture abstraite. Où situez-vous l'EPS ? Quelle(s) fonc-tion(s) lui attribuez-vous ?

Il est vrai que l'école et la pédagogie sont fas­cinées par des oppositions que l'on a parfois tendance à présenter comme irréductibles et entre les pôles desquelles il y a souvent une sorte d'oscillation infernale. Ainsi en est-il de l'opposition que je viens d'évoquer entre le « tout disciplinaire » et le « tout méthodolo­gique ». Ainsi en est-il effectivement de l'op­position entre une « culture abstraite ». noble et prédisposant aux fonctions sociales les plus élevées, et une « culture fonctionnelle » sou­vent servie aux élèves en situation de diffi­culté sous le prétexte que l'on est ainsi plus proche de leurs préoccupations et que l'on a plus de chances de leur permettre d'accéder à quelques acquisitions qui pourront leur être utile. Cette intention n'était nullement, me semble-t-il. une intention d'exclusion et de ségrégation à l'égard de ces derniers, bien au contraire : pour ceux qui ont été à l'origine de ce projet, il convenait de prendre en compte les élèves en échec et de les raccrocher à l'ins­titution scolaire par des exercices proches de leur réalité sociale et qui pouvaient donc faire sens pour eux plus facilement. Cet effort s'est cependant heurté à plusieurs phénomènes qui l'ont amené à se retourner contre ses inten­tions initiales : d'une part, l'on sait aujour­d'hui que les apprentissages ne s'effectuent pas dans une sphère de pure rationalité et qu'ils sont toujours porteurs de charges sym­boliques et de marquages sociaux... l'attribu­tion aux élèves en situation difficile d'appren­tissages « fonctionnels » (lire une fiche de paye, bander une entorse, réparer un moteur de mobylette, chercher un itinéraire sur une carte routière, remplir des formulaires de constat amiable ou répondre à des petites annonces) a ainsi fonctionné comme une sorte

d'assignation à résidence de ces élèves, les enfermant dans une pensée « concrète » et « militariste » alors qu'il aurait convenu de leur permettre de s'en dégager. D'autre part, on a cru que de tels apprentis­sages étaient susceptibles de mobiliser les élèves et l'on s'aperçoit maintenant que cela ne fonctionne pas ainsi : les exercices fonc­tionnels provoquent même chez eux des effets de saturation et. contrairement à ce qui était recherché, ne les mobilise guère : ce qui les mobilise, au contraire, ce sont les travaux sur lesquels il y a des enjeux culturels forts, des enjeux identitaires, historiques, mytholo­giques, ce qui touche à leur origine et à leur destin. C'est ainsi que l'école a pu. à son insu, en ravalant les apprentissages scolaires au rang de simples utilités sociales, faire le lit du retour d'une religiosité intégriste chez certains jeunes. Enfin, et ce qui. finalement, est peut-être le plus grave : on a très fortement sous-estimé la fabuleuse capacité de l'institution scolaire à ériger en frontière institutionnelle infranchissable ce qui n'était, au départ, qu'un artefact pédagogique. Et cela doit, me semble-t-il, nous servir de leçon : dès que l'on affecte à certains élèves certaines méthodes pédago­giques sensées les faire réussir de manière spécifique en fonction de leur « nature psy­chologique et/ou sociale, on offre à l'institu­tion une légitimation toute prête pour « filiali­ser » et. finalement, organiser l'école en cercles concentriques en utilisant massive­ment la force centrifuge. S'agissant maintenant de la place spécifique de l'EPS dans ce phénomène, je crois qu'il s'agit d'une discipline qui a participé, comme les autres, à ce clivage, réservant certains sports aux enfants de banlieue pour « canali­ser leur violence ». tandis que d'autres activi­tés étaient proposées aux traditionnels « bons élèves ». Je suis convaincu, néanmoins que l'EPS a été, assez vite, consciente des dérives de telles pratiques et s'est efforcée de les évi­ter. Et cela d'autant plus que cette discipline est. précisément, au cœur de la tension fonc­tionnel/culturel. Parce qu'elle travaille avec le corps et qu'elle est consciente de la place de celui-ci dans les apprentissages physiques et sportifs (qui sont aussi, bien sûr. comme tous les apprentissages, des actes mentaux), l'EPS est à même de percevoir le caractère artificiel et dangereux de la césure fonctionnel/culturel. Elle sait que le corps est le lieu de tous les mythes et que le travail sur le corps renvoie à une fantasmatique originaire que l'on trouve aussi bien dans la mythologie grecque que dans les œuvres de science-fiction, dans Pyg-malion que dans Frankeinstein. dans le Golem que dans le clonage, dans l'exaltation publici­taire du corps athlétique que dans les rêveries futuristes et robotiques de La guerre des étoiles ou de Démolition man. Ce qui me surprend, cependant, c'est que la didactique de l'EPS ne travaille que fort peu cette dimension mythologique du corps et réduise parfois le corps à un « segment logico-rationnel » à caractère moteur, l'inscrivant ainsi, souvent à son insu, dans une mythologie technologique inconsciente d'elle-même et incapable de se penser comme telle. Ce qui me paraîtrait intéressant, au contraire, c'est d'ac­cepter, de revendiquer même, le caractère

« culturel », au sens très fort du terme, de toute activité physique et sportive. Pas seule­ment son caractère de « pratique sociale ». mais son caractère véritablement culturel qui l'inscrit dans toute une histoire, toute une mythologie, toute une symbolique qui surdé­termine bien souvent l'usage technique et même social du corps et du sport. Or. nous disposons de nombreux travaux sur cette « histoire du corps et de ses représentations ». souvent extrêmement intéressants mais qui restent complètement sépares des travaux en matière de didactique. Cela me paraît dom­mage, car les chercheurs dans le domaine de l'EPS disposent de ressources qu'ils ne met­tent pas suffisamment en synergie. Concrètement, me direz-vous, que pourrait être une EPS qui intègre fonctionnalité et cul­ture dans ses pratiques ? Sans doute m'est-il impossible de le dire avec précision, car je n'ai pas mené de recherches détaillées sur ce sujet. Mais, à titre exploratoire, il me semble que l'enseignant d'EPS qui n'a pas hésité à « intellectualiser » sa discipline en construi­sant une didactique de la motricité, aurait aussi intérêt à la« culturaliser » en travaillant sur les « représentations » du corps... et en prenant le mot de « représentation » dans sa volontaire polysémie : ce que l'élève se repré­sente comme étant un « corps sportif » dans telle ou telle situation et ce qui « se repré­sente » du corps dans ces activités, ce qui s'offre au regard et inscrit les corps dans une histoire symbolique, dans une « représenta­tion » qui n'est jamais purement technique. 11 y a là un champ de recherches très important à mon sens, qui peut déboucher sur des pra­tiques nouvelles en EPS et. aussi, sur des col­laborations interdisciplinaires extrêmement fécondes avec le professeur de français, d'his­toire, de biologie, de philosophie... Il y a là, aussi, moyen de retrouver peut-être, en EPS. cette formation essentielle de la personne qui peut s'effectuer par le théâtre et l'ensemble des exercices qui s'y rattachent. Dans de très nombreux pays le théâtre est reconnu comme une discipline scolaire à part entière ; ce n'est pas le cas chez nous où il reste, bien souvent, marginal et destiné essentiellement aux tradi­tionnels élèves motivés qui le pratiquent dans le cadre de clubs. Sans doute vais-je faire bon­dir de nombreux enseignants d'EPS mais je m'interroge sur la possibilité - et même la nécessité - pour eux. d'introduire systémati­quement dans leur discipline, dès aujourd'hui, des travaux sur des textes mythologiques, sur des supports culturels forts comme la musique, sur des supports cinématogra­phiques : histoire de se donner l'intelligence du corps, l'intelligence des corps, et pas seu­lement en réduisant ceux-ci à une machine manipulable par la didactique technico-ratio-naliste.

Comment situez-vous l'EPS par rap­port aux autres disciplines dans sa contribution des savoirs au lien social ? Serait-elle selon vous en « avance » et pourquoi ?

Je suis convaincu que l'EPS a déjà défriché beaucoup de terrain sur la difficile question des rapports entre « contrat didactique » et

12

Revue EP.S n°258 Mars-Avril 1996 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

Page 5: Philippe Meirieu - CERIMESuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70258...EPS INTERROGE Philippe Meirieu « Situation problème » et « situation de résolution de problème

« contrat social ». C'est d'ailleurs une ques­tion qui ne nous préoccupe, dans l'institution scolaire que depuis assez peu de temps. Jus­qu'à présent, en effet, nous supposions que les élèves, quand ils arrivaient à l'école, étaient déjà prêts à entrer dans le « contrat didac­tique » qui leur était proposé. Certes, comme l'on montré les didacticiens des mathéma­tiques, ce contrat didactique est toujours com­plexe et comporte une part inévitable d'impli­cite. Mais, les « bons élèves » savent décoder cette part d'implicite : très tôt. ils savent com­ment répondre à la maîtresse, avec le ton qui convient et en plaçant correctement le regard pour, tout à la fois, manifester que l'on sait et ne pas délégitimer l'enseignant dans sa fonc­tion de sujet-supposé-tout-savoir : ils savent qu'il n'est pas tellement important, à l'école, de savoir mais infiniment important de mon­trer qu'on sait... même quand on ne sait pas vraiment ! Et. surtout, ils connaissent les règles qui président au fonctionnement de la classe comme collectivité apprenante ; ils s'y soumettent, dès leur entrée, en quelque sorte spontanément : ils n'élèvent pas la voix n'im­porte quand et n'importe comment, ils ont leurs outils de travail, ils ne s'absentent pas pour aller boire sans demander l'au­torisation, ils n'interrom­pent pas l'enseignant pen­dant que celui-ci donne des consignes importantes, etc. Or. ce qui se passe aujour­d'hui sous nos yeux, c'est l'arrivée dans l'école, plus ou moins massive selon les quartiers et les niveaux scolaires, d'élèves qui ignorent ces règles. Et. plus profondément encore, c'est l'irruption d'enfants dans les classes qui n'ont pas construit la Loi, dans sa forme la plus élémen­taire et la plus fondamen­tale : le sursis au passage à l'acte, le sursis à la vio-lence. Ce phénomène est. sans doute, dû à un ensemble de causes parmi lesquelles figurent en bonne place l'influence des médias et l'effritement des grandes institutions traditionnelles de sociali­sation qu'étaient la famille, la religion, les pratiques associatives de proximité, etc. Il ne touche pas seule­ment les jeunes de ban­lieue, mais aussi les jeunes des centres-villes, et il suf­fit que. dans une classe, deux ou trois élèves soient ainsi en situation de rup­ture du lien social, il suffit de deux ou trois « enfants-bolides » comme les nomme Francis Imbert (6). pour que l'énergie du maître soit totalement absorbé et qu'il ne puisse

pas commencer à envisager de mettre en place un début de commencement d'une situation didactique. En réalité nous nous trouvons aujourd'hui confrontés, à l'échelle de tout un système, à des situations qui ressemblent étrangement à ce qu'ont eu à affronter les » grands pédagogues » qui avaient choisi d'éduquer des enfants jusque-là considérés comme inéducables : de Pestalozzi à Don Bosco, de Montessori à Makarenko. Et le défi que nous avons à surmonter est relativement simple à formuler : où nous prenons le parti de travailler à la construction du contrat social en même temps que nous travaillons à la mise en place du contrat didactique... ou nous considé­rons que seuls les enfants qui. déjà, entrent dans le contrat social peuvent être soumis au contrat didactique et nous pouvons écrire au fronton de nos classe : « Nul n'entre ici s'il n'est déjà éduqué ». Dans ce dernier cas, la didactique risque bien de devenir un nouvel outil de sélection et de se retourner alors contre les intentions de ses promoteurs. Nous exclurons les élèves incapables de passer par les fourches Caudines du contrat didactique et alimenterons le système de déversoir qui nous

conduira tout droit à une école babélisée « à l'amé­ricaine ». Or. sans doute en raison de la spécificité de leurs objets disciplinaires, sans doute aussi à cause de leur sensibilité sociale et. peut-être de leurs engagements politiques, les professeurs d'EPS ont pensé cette situation avant les autres enseignants : ils ont donc beaucoup à nous apprendre. Et. en particu­lier, sur les moyens de faire d'un apprentissage disci­plinaire une occasion de construction du lien social. C'est que la chose n'est pas aisée puisqu'il faut structurer la situation didactique non pas seule­ment en fonction des acquisitions individuelles qu'elle permet d'effectuer mais aussi en fonction de la construction de la Loi et de l'élaboration des règles de vie collective qu'elle favorise. Il y a là une ten­sion qui ressemble à celles que nous avons évoquées tout à l'heure et qu'il faut gérer avec beaucoup de soin : en effet, à trop privi­légier les progressions individuelles, on engage un processus de compéti­tion individualiste où tout est permis du moment que quelques uns s'en sortent : en revanche, à trop privilé­gier le collectif, on risque d'aller vers des activités qui écartent ou marginali­sent les progressions indi­

viduelles. Il faut donc, et c'est un défi essentiel pour la pédagogie aujourd'hui, organiser des situations d'apprentissage qui soient structu­rées de telle manière que le travail de tous permette l'expression et la progression de chacun. J'ai, pour ma part, tenté de formaliser un modèle didactique de ce type sous le nom de « groupe d'apprentissage » (7) mais je suis conscient que l'entreprise requiert un investis­sement et une vigilance de tous les instants.

En référence à vos travaux, comment rendre compatible en EPS la volonté de « ne pas condamner l'élève au silence sur lui » et « lui interdire un engagement immédiat »? A ce sujet, vous prenez actuellement des posi­tions vis à vis de la pédagogie institu­tionnelle en la définissant comme une « pédagogie du courage » et « une pédagogie du sursis ». Quels messages les enseignants d'éducation physique et sportive doivent-ils entendre au tra­vers de cette double définition ?

Il n'y a pas contradiction, bien au contraire, entre le sursis à l'engagement immédiat et le fait d'oser sa propre parole. On ne peut oser une parole qui vienne de soi que dans la mesure où l'on a pris le temps de l'incorporer dans son histoire, de réfléchir aux consé­quences de ce que l'on dit, d'écouter l'autre et ce qu'il a à nous dire. Une parole qui ne s'ins­crit pas dans ce sursis fondateur n'est pas une parole humaine, c'est un cri, un juron, une onomatopée... Certes, parfois, quand la souf­france est trop forte, on ne peut éviter de crier ; quand on se sent blessé, exclu, humilié, on ne peut surseoir à l'expression de sa révolte. Mais cette révolte ne peut aboutir que si elle est passée au tamis de l'intelligence, pas nécessairement de l'intelligence scientifique, ni même de l'intelligence argumentative ou spéculative, mais au moins d'une intelligence de l'expression «juste » telle que peuvent nous la fournir l'expression artistique ou même seulement le « geste juste » que, par­fois, le visage ou la main, dans la simplicité d'une relation apaisée, peuvent proposer. Par ailleurs, il me semble que. précisément, entre le sursis et le passage à l'acte, entre la réflexion et l'engagement, entre l'intention et l'action, ce qui est décisif, c'est la « prise de risque ». Or, précisément, la « prise de risque » est très peu travaillée à l'école et l'EPS est peut-être le lieu où quelque chose peut naître de ce côté-là. Une réflexion sur les conditions du passage à l'acte, même quand celui-ci doit arriver très vite dans la précipita­tion d'une compétition ou d'un match, me semble possible en EPS... comme un retour sur les passages à l'acte passés et une analyse intelligente de ceux-ci. Il y a toute une réflexion à mener avec les élèves sur cette ten­sion qui. pour Paul Ricœur, définit la volonté entre l'habitude et l'émotion (8) : comment prendre une décision sans s'en remettre à la routine personnelle ou au conformisme social ?... sans basculer, non plus, dans l'im­pulsion liée à un moment d'émotion fugace ? Voilà des questions essentielles pour la « for­mation de la personne » et des questions que le professeur d'EPS peut introduire, non pas

EPS N° 258 - MARS-AVRIL 1996 13 Revue EP.S n°258 Mars-Avril 1996 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

Page 6: Philippe Meirieu - CERIMESuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70258...EPS INTERROGE Philippe Meirieu « Situation problème » et « situation de résolution de problème

sous forme d'exposés verbaux, mais sous forme d'interrogations ponctuelles et précises sur les actes les plus banals qui se produisent dans la classe. Enfin, il me semble nécessaire, pour conclure sur cette notion de prise de risque que je consi­dère comme essentielle, d'évoquer les réflexions déjà engagées au sein de l'EPS sur la notion de modèle et sur le problème de l'imitation. Pour des gens comme moi qui regardent les choses de l'extérieur, il semble que l'EPS a vécu longtemps avec une pédago­gie excessivement modélisatrice à laquelle a succédé une abolition presque complète de tout modèle, de toute « démonstration » et de toute imitation. Encore une fois, je ne suis pas sûr que cette oscillation soit une bonne chose ; je ne suis même convaincu qu'aucune de ces deux attitudes ne peut vraiment permettre d'oser un geste original qui vienne de soi. Il me semble, en revanche, qu'il est nécessaire, pour prendre le risque de faire quelque chose que l'on ne sait pas faire, de dis­poser de points d'appui permet­tant de se représenter ce qui est possible et d'avoir ainsi à sa dis­position ce que les psychologues et les théoriciens de l'évaluation formatrice nomment une « base d'orientation ». Mais une telle « base » ne doit pas représenter un modèle fermé : elle doit être réajustée en permanence et inter­agir avec ce que le sujet découvre de ses propres stratégies d'appren­tissages comme avec ce qu'il invente lui-même pour surmonter les obstacles qu'il rencontre. L'imitation, comme l'identifica­tion dans le domaine psycho-affectif, est. j'en suis persuadé, une étape et un point d'appui indispensable... D'ailleurs, si on prétend l'éra­diquer, on ne fait que la rendre plus souter­raine et moins contrôlable ; si on l'ignore, on en entretient les formes les plus sauvages aux­quelles l'enfant va inévitablement se raccro­cher. L'important est donc de la manipuler avec lucidité et en permettant à chaque instant à l'élève de prendre appui sur elle pour la sub­venir. C'est d'ailleurs là le lot de toute pro­gression dans tous les domaines.

La notion de groupe est une réalité en éducation physique et sportive. Mais au-delà des conflits qu'elle génère, au sein desquels, ainsi que vous le rappe­lez, « l'enseignant se sait le gardien d'une loi », ce dernier n'en rencontre pas moins les problèmes de transgres­sion des interdits qui le placent sou­vent en gardien de temple vide. Quelles propositions avancer au regard de ces réalités et quels vous semblent être les paramètres d'une communication réussie ?

La question demanderait de longs développe­ments et pourrait être un des thèmes essentiels de la formation professionnelle initiale et continue. Pour faire simple et rapide, on peut évoquer trois conditions fondamentales d'une « communication réussie ». D'abord qu'il y ait un objet de communication

et que cet objet soit très fortement articulé au travail effectué ensemble : trop souvent, les enseignants croient que pour que la communi­cation soit authentique avec leurs élèves, il faut qu'ils parlent avec eux de tout autre chose que de ce qui se passe dans la classe. Ils contribuent ainsi, souvent avec la meilleure volonté du monde, à dévaloriser leur propre travail et à ériger une séparation radicale dans l'esprit des élèves entre le scolaire qui devient une obligation incapable de mobiliser leur intérêt et l'extra-scolaire où l'on peut, enfin, avoir des relations authentiques. Ensuite, pour qu'une véritable communica­tion puisse s'instaurer dans la classe, il est absolument indispensable que celle-ci soit vécue comme un « espace de sécurité ». Il faudrait ici revenir sur ce phénomène que j'ai déjà évoqué et qui constitue un des paradoxes de l'apprentissage : on ne peut apprendre à faire quelque chose que l'on ne sait pas faire qu'en le faisant ! Pour apprendre, il faut donc

prendre des risques : celui d'échouer, de tâtonner, d'être mal évalué, de se faire moquer de soi. etc. Et le rôle de l'éducateur est donc de diminuer au maximum ces risques pendant la phase d'apprentissage ; il est de garantir dans la classe un espace de sécurité psychologique et physique qui rende l'apprentissage pos­sible. Je sais que les professeurs d'EPS sont, en général, très sensibilisés sur les risques physiques qu'ils tentent de réduire au mini­mum... Mais, peut-être n'ont-ils pas assez mesuré l'importance des risques psycholo­giques, de la difficulté d'affronter le regard de celui qui se moque de vous quand vous ne par­venez pas à faire ce qu'on vous demande, du poids de l'évaluation, même implicite, qui paralyse toute tentative et de l'humiliation qui menace celui qui n'est déjà pas très sûr de lui ? Une enquête effectuée récemment par deux de mes étudiantes auprès d'élèves de collèges fait ressortir à quel point ils sont sensibles au langage utilisé par l'enseignant et comment ils peuvent se trouver humiliés et exclus par des expressions de l'enseignant qui ressortent cer­tainement dans sa bouche d'un simple désir de « familiarité »... Je ne suis pas sûr que les enseignants soient suffisamment alertés sur ce point. Et, enfin, je suis convaincu que la communi­cation ne peut être authentique et durable, véritablement formatrice pour les élèves, que si elle s'inscrit dans une perspective plus large qui est la construction de la communauté sco­laire comme « société de Droit ». Il n'y a de

communication possible entre les humains qu'à l'intérieur d'un cadre d'échanges, de règles, d'obligations réciproques relativement stabilisées. Or. l'école n'est pas, pour l'essen­tiel, une société de Droit. Il n'y existe pas les éléments fondateurs de la société de Droit : une institution médiatrice qui empêche la vic­time de se faire vengeance elle-même (si la victime décide de la peine - même si c'est un enseignant ! - elle ne fait plus justice, elle se venge et enclenche le cercle infernal de la vio­lence binaire), un ensemble de textes écrits fiables garantissant que les mêmes délits encourent les mêmes peines (quelles que soient les positions institutionnelles des per­sonnes concernées) et une organisation contractuelle des échanges fondée sur la parole tenue. Sans ce cadre, ou quand celui-ci tombe en désuétude, les personnes intéressées développent des stratégies de survie ou d'adaptation à la situation selon le vieux prin­cipe d'économie de Stuart Mill : « le plus d'effets possibles pour le moins d'efforts inutiles ». Vous voyez donc qu'il y a là un chantier important à investir et qui peut être l'objet d'un véritable travail interdisciplinaire autour du « projet d'établissement ».

L'EPS fait certainement partie des dis­ciplines de l'enseignement qui se sont intéressé aux problèmes posés par la différenciation pédagogique. Beau­coup d'enseignants qui se « réclament du terrain », comme ils disent, pen­sent en leur for intérieur ou énoncent parfois très clairement que faire de la pédagogie différenciée est pratique­ment impossible face au temps qui leur est imparti, aux conditions maté­rielles qui sont les leurs, mais surtout compte tenu des caractéristiques et du nombre des élèves dont ils ont à s'oc­cuper. Par ailleurs, vous dites que « la péda­gogie différenciée a été et reste pour vous la pierre de touche de vos tra­vaux ». Vous dites aussi que la péda­gogie différenciée « est moins un sys­tème qu'une démarche » ? Quel commentaire vous inspire cette obser­vation ?

Sur lu pédagogie différenciée, il y a eu, me semble-t-il. un grand malentendu. On a, en effet, entretenu la confusion entre deux manières de concevoir cette notion et l'on a développé ainsi des inquiétudes chez les uns, une certaine culpabilité chez d'autres, tout en favorisant les attaques des adversaires de toute réflexion et évolution pédagogique. Car, si l'on regarde bien, la différenciation pédago­gique puise à deux sources théoriques com­plètement différentes : d'une part, la psycho­logie différentielle qui s'efforce de déterminer les « aptitudes » des individus en fonction d'un diagnostic préalable, celui-ci étant donné, non seulement comme descriptif, mais aussi, très largement, comme prescriptif. D'autre part, la pédagogie que l'on pourrait nommer « contractuelle », où l'observation préalable des élèves n'est qu'une prise d'in­formation provisoires susceptibles d'ouvrir

14

Revue EP.S n°258 Mars-Avril 1996 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

Page 7: Philippe Meirieu - CERIMESuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70258...EPS INTERROGE Philippe Meirieu « Situation problème » et « situation de résolution de problème

des perspectives nouvelles et d'envisager une prospection dans le futur par laquelle le sujet peut subvenir son héritage, son caractère, ses « possibilités » et « aptitudes » du moment. En d'autres termes, il existe une manière de différencier la pédagogie qui s'attache à ce que Paul Ricœur (9) nomme l'idem, la mêmeté, la personne enfermée dans ses empreintes digitales, ses problèmes psycholo­giques et son marquage social. Mais il existe aussi une manière de différencier la pédago­gie, sans nier l'idem, qui promeut ce que Ricœur nomme l'ipse : la promesse d'un changement, l'espérance d'une différence librement assumée et réalisée, la volonté de se projeter au delà de ce que tout le monde croit que vous êtes capable de faire, d'échapper aux images qui vous collent à la peau, de relever un défi, de prendre des risques. Vous l'avez compris, c'est cette deuxième manière de différencier la pédagogie qui m'intéresse, même si mes « ennemis » ont toujours voulu laisser croire que c'était la pre­mière que je voulais imposer (10). Dans cette perspective, la différenciation pédagogique ne cherche pas à s'ériger en système, impo­sant une multitude d'évaluations préalables à partir desquelles seraient programmées les remédiations individualisées requises. Elle ne cherche pas. non plus, à s'étendre de manière parfaitement organisée et rationalisée sur l'ensemble des activités pédagogiques... Car une telle volonté serait, tout à la fois, source d'échec et de graves dangers. Source d'échec, parce qu'il est. en réalité, impossible de pro­céder à une évaluation diagnostique indivi­duelle qui tiendrait compte des niveaux de pré-requis, du rapport social au savoir, des stratégies d'apprentissage, des motivations et des besoins de chacun... et d'organiser ensuite la classe de manière à ce que chacun trouve une « pédagogie sur mesure » et que le maître régule le tout en temps réel : le nombre de variables à gérer est ici bien trop important et se heurte, non seulement aux problèmes de temps, mais aussi à des questions de faisabi­lité élémentaire. De plus, si une telle opéra­tion était possible, elle ressemblerait aux anti­cipations futuristes les plus sombres, comme 1984 d'Orwell ou Le meilleur des mondes d'Huxley : toute liberté individuelle serait abolie et chacun serait assigné à rester dans le rôle qui aurait été défini une bonne fois pour toutes pour lui. C'est pourquoi je préfère, pour ma part, une vision plus souple des choses, une différencia­tion qui consiste, plus modestement apparem­ment, à introduire des espaces de liberté et de négociation dans le déroulement des appren­tissages, à faire des propositions, non point individuelles et strictement adaptées à chacun, mais simplement un peu variées et par rapport auxquelles chacun aura à se situer. Je suis convaincu que c'est dans le fait de pouvoir ainsi se positionner librement par rapport à des propositions pédagogiques, dans le fait de les découvrir intéressantes alors qu'on les pensait inadaptées pour soi. dans l'examen de la manière dont on a réagi, dans l'échange avec autrui sur la manière dont on peut s'y prendre, que réside le véritable intérêt de la différenciation : l'émergence du sujet dans ses propres apprentissages (11).

Quel est votre point de vue et quels sont, selon vous, les principales com­pétences professionnelles qui peuvent permettre à un enseignant d'aborder de façon optimale les questions que posent l'enseignement et l'éducation en cette fin de 20e siècle ?

Je crois avoir décrit, tout au long de cet entre­tien, un nombre important de « compétences professionnelles » qui me paraissent essen­tielles et il n'est sans doute pas utile de les énumérer à nouveau ici ; vous avez pu noter qu'elles concernent trois grand pôles : un pôle que je nommerai « didactique » et qui renvoie à l'intelligence des opéra­tions motrices et mentales mises en jeu dans les savoirs à transmettre, un pôle que je nommerai « pédagogique » et qui renvoie à l'intelligence des situations de communica­tion et de socialisation mises en place dans la classe, et un pôle que je nommerai faute d'un terme qui convienne mieux - « mytholo­gique » et qui renvoie à l'intelligence de ce qui est mobilisé et mis en oeuvre, au plan anthropologique, dans notre activité profes­sionnelle. Je mesure bien que cette dernière polarité risque de surprendre plus d'un et de choquer ceux qui espèrent rabattre l'acte éducatif sur une absolue rationalité. Mais je crois qu'il n'est pas possible d'en faire l'impasse, tant je suis convaincu que les fondements anthropo­logiques de l'activité éducative sont ce qui. en dernier ressort, nous fait vivre. Le déni du symbolique au profit d'une technologie méca-niste m'apparaît ainsi comme un leurre, et, plus encore, ce déni renvoie, à son insu, à une

symbolique qui s'ignore, celle que l'on retrouve de Pygmalion à Frankeinstein, dans ces « mondes parfaits » où chaque homme est condamné à occuper une place définie pour lui par les experts, comme dans ces rêveries tota­litaires où Big Brother parvient toujours à maîtriser les êtres et à réduire leur liberté. Mais ces rêveries, aujourd'hui, nous en connaissons les dangers et c'est pourquoi je leur préfère une autre espérance, celle déjà décrite par Pestalozzi d'un monde où « chaque être puisse se faire œuvre de lui-

même »... N'y-a-t-il pas là, d'ailleurs, une entrée possible, comme le suggère Michel Soëtard présentant l'œuvre philosophique maîtresse de Pestalozzi. pour une nouvelle « sagesse »? « La sagesse de celui qui a pris son parti de l'effondrement moral, spirituel et politique de ce monde, mais qui voit dans cet effondrement, dès lors qu'il en articule le constat avec une foi sauvegardée de l'homme en son sens, la chance de l'éducation, la chance de la formation à l'humanité, la chance de la formation de l'homme. (...) L'éducation, c 'est, en définitive, un monde qui bascule.

Dans I éducation. Le nôtre ?»(12)«

Notes (1) Cf. La liberté d'apprendre - situation 2, Édi­tions ouvrières. Paris. 1977. (2) Jean-Jacques Rousseau. Emile ou De l'éducation. Garnier-flammarion. Paris, 1966. pages 150 et 151. (3) C'est ce que suggère la « gestion mentale » pro­posée par Antoine de la Garanderie. (4) Cf. Apprendre, oui... mais comment, ESF édi­teur. Paris, 15e édition, 1995. (5) Le principe responsabilité, Cerf. Paris. 1990. (6) Cf. Médiations, institutions et loi dans la classe, ESF éditeur. Paris, 2e édition, 1995. (7) Cf. Apprendre en groupe ?, en particulier le tome 2 : Outils pour apprendre en groupe, Chro­nique sociale, Lyon. 6e édition, 1994. (8) Philosophie de la volonté I - Le volontaire et l'involontaire. Aubier. Paris, 1950. (9) Dans Soi-même comme un autre. Le Seuil, Paris, 1990. (10) Cf. H. Boillot et M. Le Du. La pédagogie du vide, PUF, Paris. 1993. (11) Sur cette question, cf. Philippe Meirieu, « La pédagogie différenciée : enfermement ou ouverture ? ». texte de la contribution aux Entre­tiens Nathan 1995. à paraître aux Éditions Nathan-Éducation, L'école : diversité et cohérence. (12) J.-H. Pestalozzi, Mes recherches sur la marche de la nature dans l'évolution du genre humain, Pavot-Lausanne. 1994, commentaire de Michel Soëtard, page 283.

Bibliographie Outre de nombreux articles et ouvrages collectifs, il a publié les ouvrages suivants (par ordre chronolo­gique de publication) : - Itinéraire des pédagogies de groupe - Apprendre en groupe ? I, Chronique Sociale, Lyon. 5e édition. 1993 (traduit en italien).

- Outils pour apprendre en groupe - Apprendre en groupe ? 2, C h r o n i q u e Sociale. Lyon, 5e édition, 1993 (traduit en italien).

- L'École mode d'emploi, ESF Éditeur. Paris, 11e édition. 1995 (traduit en espagnol).

- Apprendre, oui... mais comment, ESF Éditeur, Paris, 15e édition, 1995 (traduit en italien, en espa­gnol et en anglais).

- Les devoirs à la maison, Syros, Paris, 1987 (tra­duit en espagnol).

- Enseigner, scénario pour un métier nouveau.

ESF Éditeur, Paris, 7e édition, 1995.

- Le choix d'éduquer, éthique et pédagogie, ESF Éditeur. Paris, 5e édition, 1995. - Emile, reviens, vite... ils sont devenus fous (en collaboration avec Michel Develay). ESF Éditeur, 3e édition. 1994. - L'envers du tableau - quelle pédagogie pour quelle École ?, ESF Éditeur. 3e édition. 1995.

- La pédagogie entre le dire et le faire, ou « le cou­rage des commencements », ESF. Paris, 1995.

15 EPS N° 258 - MARS-AVRIL 1996

Revue EP.S n°258 Mars-Avril 1996 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé