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8 DOSSIER AMC pratique n°215 février 2013 MISE AU POINT L’ insuffisance cardiaque à fraction d’éjection préservée (ICFEP) reste une énigme non résolue. Si l’on considère qu’un insuffisant cardiaque sur deux a une fraction d’éjection ventriculaire gauche (FEVG) « normale », que la popu- lation âgée principalement concernée par ce syndrome ne cesse d’augmenter, que la morbi-mortalité est aussi élevée que dans l’insuffisance cardiaque avec dysfonction systolique, enfin qu’aucun des traitements efficaces dans l’insuffisance cardiaque systolique ne semble en mesure d’amé- liorer le pronostic de l’ICFEP, on conçoit que cette pathologie soit en passe de devenir un problème majeur de santé publique. Si la physiopathologie de l’insuffisance car- diaque systolique est aujourd’hui bien com- prise et relativement simple (baisse de la fonction pompe, élévation des pressions de remplissage, activation des systèmes neuro- hormonaux), celle de l’ICFEP est manifeste- ment bien plus complexe, impliquant non seulement le ventricule gauche, mais éga- lement l’artère, l’oreillette gauche, la valve mitrale, le système nerveux autonome, sans oublier le rôle des multiples comorbidités chez ces patients souvent très âgés. Pour tenter de la comprendre, il faut considérer le système cardiovasculaire comme un système continu comportant un réservoir (veines et oreillettes), une pompe (ventricules et valves), et un système de distribution (artères), une défaillance d’une partie du système pouvant retentir sur les éléments contigus. Le ventricule gauche : dysfonction diastolique… et systolique La diastole Considérations générales (figure 1) Dans la dysfonction systolique, la contrac- tilité ventriculaire gauche est diminuée, et la pente de la relation pression-volume télésystolique est déplacée vers le bas et la droite (flèche pleine) ; les capacités d’éjec- tion sont diminuées ; afin de les mainte- nir, la loi de Frank-Starling implique l’aug- mentation du volume télédiastolique qui amène le ventricule sur la partie verticale de la courbe de relation pression-volume télédiastolique, les pressions de remplis- sage sont augmentées (flèche vide). Dans la dysfonction diastolique, les volumes sont normaux, mais la courbe de relation pres- sion-volume diastolique est déplacée vers le haut et la gauche (flèche pleine), ce qui explique que le ventricule gauche ne puisse se remplir qu’au prix d’une élévation de la pression télédiastolique (flèche vide). L’ICFEP est une pathologie du sujet âgé hypertendu, souvent diabétique et coro- narien. Le vieillissement et les pathologies qui l’accompagnent entraînent macrosco- piquement une hypertrophie ventriculaire gauche, ainsi qu’un certain nombre de modifications ultrastructurales du myocarde qui augmentent la rigidité diastolique du ventricule gauche, dans laquelle deux méca- nismes se conjuguent : baisse des proprié- tés de distensibilité passive et altération des capacités de relaxation active. Ces modifica- J.-C. Eicher Département de cardiologie, Centre hospitalier universitaire de Dijon [email protected] Physiopathologie de l’insuffisance cardiaque à fraction d’éjection préservée Pathologie du sujet âgé, hypertendu, souvent diabétique et coronarien. © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

Physiopathologie de l’insuffisance cardiaque à fraction d’éjection préservée

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L’insuffisance cardiaque à fraction d’éjection préservée (ICFEP) reste une énigme non résolue. Si l’on

considère qu’un insuffisant cardiaque sur deux a une fraction d’éjection ventriculaire gauche (FEVG) « normale », que la popu-lation âgée principalement concernée par ce syndrome ne cesse d’augmenter, que la morbi-mortalité est aussi élevée que dans l’insuffisance cardiaque avec dysfonction systolique, enfin qu’aucun des traitements

efficaces dans l’insuffisance cardiaque systolique ne semble en mesure d’amé-liorer le pronostic de l’ICFEP, on conçoit que cette pathologie soit en passe

de devenir un problème majeur de santé publique.Si la physiopathologie de l’insuffisance car-diaque systolique est aujourd’hui bien com-prise et relativement simple (baisse de la fonction pompe, élévation des pressions de remplissage, activation des systèmes neuro-hormonaux), celle de l’ICFEP est manifeste-ment bien plus complexe, impliquant non seulement le ventricule gauche, mais éga-lement l’artère, l’oreillette gauche, la valve mitrale, le système nerveux autonome, sans oublier le rôle des multiples comorbidités chez ces patients souvent très âgés. Pour tenter de la comprendre, il faut considérer le système cardiovasculaire comme un système continu comportant un réservoir (veines et oreillettes), une pompe (ventricules et valves), et un système de distribution (artères), une défaillance d’une partie du système pouvant retentir sur les éléments contigus.

Le ventricule gauche : dysfonction diastolique… et systolique

La diastole

Considérations générales (figure 1)Dans la dysfonction systolique, la contrac-tilité ventriculaire gauche est diminuée, et la pente de la relation pression-volume télésystolique est déplacée vers le bas et la droite (flèche pleine) ; les capacités d’éjec-tion sont diminuées ; afin de les mainte-nir, la loi de Frank-Starling implique l’aug-mentation du volume télédiastolique qui amène le ventricule sur la partie verticale de la courbe de relation pression-volume télédiastolique, les pressions de remplis-sage sont augmentées (flèche vide). Dans la dysfonction diastolique, les volumes sont normaux, mais la courbe de relation pres-sion-volume diastolique est déplacée vers le haut et la gauche (flèche pleine), ce qui explique que le ventricule gauche ne puisse se remplir qu’au prix d’une élévation de la pression télédiastolique (flèche vide).L’ICFEP est une pathologie du sujet âgé hypertendu, souvent diabétique et coro-narien. Le vieillissement et les pathologies qui l’accompagnent entraînent macrosco-piquement une hypertrophie ventriculaire gauche, ainsi qu’un certain nombre de modifications ultrastructurales du myocarde qui augmentent la rigidité diastolique du ventricule gauche, dans laquelle deux méca-nismes se conjuguent : baisse des proprié-tés de distensibilité passive et altération des capacités de relaxation active. Ces modifica-

J.-C. EicherDépartement de cardiologie, Centre hospitalier universitaire de [email protected]

Physiopathologie de l’insuffisance cardiaque à fraction d’éjection préservée

Pathologie du sujet âgé, hypertendu, souvent diabétique et coronarien.

© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

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La diminution de la vitesse de relaxation du myocarde peut ne pas s’exprimer au repos, mais à l’effort cette vitesse est incapable de s’accélérer lorsque la fréquence cardiaque s’élève ; ceci est lié à des anomalies de la sensibilité des myofilaments au Ca2+ et de la recapture du Ca2+ par le réticulum sarco-plasmique [1]. Le monoxyde d’azote (NO) joue également un rôle important dans la fonction diastolique par le biais du cGMP qui désensibilise les myofilaments au Ca2+ [2] et permet la relaxation ; un découplage de la NO-synthase entraine une dysfonction diastolique dans des modèles animaux.

La systole

Fraction d’éjection préservée n’est pas syno-nyme de fonction systolique normale. En effet, la FEVG est un indice très imparfait de fonction systolique. Tout d’abord il s’agit d’un indice dépendant de la charge et de la géométrie ventriculaire. Ensuite, en raison du remodelage hypertrophique, le dépla-cement endocardique est un mauvais reflet de la contractilité. L’étude du raccourcis-sement à mi-paroi reflète plus fidèlement la fonction radiale qui est en réalité anor-male. De même, les études de vélocité et de déformation en Doppler tissulaire ou en speckle tracking montrent que le raccour-cissement radial, longitudinal et la torsion ventriculaire gauche sont altérés malgré une FEVG normale.

tions ultrastructurales portent sur la matrice extracellulaire et sur les cardiomyocytes.L’hypertrophie ventriculaire gauche est généralement considérée comme un pro-cessus adaptatif en réponse à une sur-charge en volume ou en pression dans le but de normaliser la contrainte pariétale. Cependant, le remodelage concentrique excessif peut s’avérer délétère en diminuant la réserve coronaire et en étant responsable d’une ischémie sous-endocardique.Au niveau de la matrice extracellulaire, il existe une accumulation de collagène de type I, liée à la fois à un excès relatif de production et à une diminution du turn-over par down-regulation des métallopro-téinases de la matrice [1].Le cardiomyocyte est hypertrophié, sa com-pliance est altérée par une modification des isoformes de la titine, une protéine élas-tique du cytosquelette. Cette protéine est responsable non seulement de la rigidité passive du cardiomyocyte, mais également des forces de recul après raccourcissement, comme un ressort restituant les forces d’éti-rement et de compression. Un changement d’expression vers l’isoforme courte de la titine en réponse à une élévation de l’im-pédance artérielle a été décrit dans des modèles animaux ainsi que chez l’homme, ayant pour conséquence d’augmenter la contractilité au prix d’une augmentation de la rigidité ventriculaire gauche systolique et d’une altération de la relaxation active.

Figure 1. Mécanismes de la dysfonction diastolique.

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Si cette dysfonction systolique « subtile » n’est pas suffisante pour expliquer l’appa-rition de signes d’insuffisance cardiaque au repos, il est avéré qu’elle s’accompagne d’une baisse de la réserve contractile se traduisant par une intolérance à l’effort, comme le montrent les études en écho-graphie d’effort [3]. Cette moindre réserve contractile s’explique probablement en par-tie par une moindre réponse à la stimula-tion adrénergique que l’on peut mettre en évidence par l’échographie de stress sous dobutamine, et qui résulte soit d’une baisse de sensibilité des �-récepteurs, soit d’un dysfonctionnement de l’interaction myofi-lament-calcium.

L’asynchronisme mécanique

L’asynchronisme électrique (QRS > 120 ms) est retrouvé chez environ 30 % des patients ayant une FEVG altérée mais sa prévalence dans l’ICFEP est plus faible. De façon simi-laire, les études ayant évalué l’asynchro-nisme mécanique ventriculaire gauche en Doppler tissulaire retrouvent une plus faible prévalence de l’asynchronisme systo-lique dans l’ICFEP (18-33 %) que dans l’in-suffisance cardiaque systolique (38-57 %). En revanche, un asynchronisme diastolique est fréquent dans l’ICFEP (56-58 %). Le rôle de cet asynchronisme diastolique dans la dysfonction diastolique n’est cependant pas bien établi : une étude chez des dia-bétiques non coronariens n’a pas montré d’impact direct sur la relaxation [4], alors qu’une autre a démontré une association indépendante de l’asynchronisme diasto-lique avec la survenue d’une ICFEP après syndrome coronaire aigu [5]. Les données actuelles sont insuffisamment robustes pour prédire si cet aspect peut représenter une cible thérapeutique potentielle. Si les bénéfices de la stimulation biventriculaire dans l’insuffisance cardiaque systolique sur l’asynchronisme systolique et la fonction systolique sont bien établis, les effets sur la fonction et l’asynchronisme diastoliques sont plus inconstants. Il semblerait que la simple diminution des pressions de remplis-sage grâce au traitement médicamenteux classique permette de diminuer l’asynchro-

nisme diastolique. Les résultats du registre franco-suédois KaRen actuellement en cours permettront peut-être de mieux défi-nir l’incidence et l’impact pronostique des asynchronismes mécaniques dans l’ICFEP.

L’artère : dysfonction vasculaire et couplage ventriculo-artériel

Le couplage ventriculo-artériel représente l’interaction optimale entre le cœur et le système artériel pour assurer un travail car-diaque maximal. Il est mesuré par le rapport élastance artérielle/élastance télésystolique VG (Ea/Ets). Avec l’âge, les deux paramètres augmentent et le couplage peut se mainte-nir dans des valeurs normales, au moins au repos. A l’effort, chez le sujet normal, l’in-dex Ea/Ets diminue, ce qui traduit une aug-mentation de l’efficacité de la pompe. Chez le sujet âgé hypertendu, cet index diminue moins, une faible augmentation du volume sanguin s’accompagnant alors d’une aug-mentation plus importante de la pression artérielle ; par conséquent, lorsque le sys-tème ventriculo-artériel est sollicité par un stress (effort ou surcharge hydrique), le couplage est anormal et il devient difficile de maintenir une performance cardiovascu-laire efficace. Les patients sont donc sujets aux œdèmes pulmonaires aigus « flash » traduisant une très faible réserve d’adapta-tion.L’augmentation de la rigidité vasculaire qui accompagne le vieillissement, l’hyperten-sion et le diabète est un phénomène très commun dans l’ICFEP. Les modifications ultrastructurales observées dans l’hyper-tension artérielle et chez le sujet âgé sont très similaires avec, notamment, une aug-mentation du rapport collagène/élastine et une hypertrophie musculaire de la media qui altèrent les propriétés de distensibilité passive de l’artère. Les conséquences de cette baisse de la compliance artérielle sont les suivantes : augmentation de la vitesse de l’onde de pouls, télescopage de l’onde incidente et de l’onde réfléchie, augmenta-tion de la pression artérielle systolique qui s’amplifie à l’effort, aggravant en retour la relaxation diastolique ventriculaire gauche

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avec une élévation sévère des pressions de remplissage à l’effort (figure 2).De plus, la réserve de vasodilatation lors de l’exercice est altérée, avec des consé-quences non seulement sur la post-charge ventriculaire, mais aussi sur la perfusion périphérique du muscle squelettique, ce qui contribue à l’intolérance à l’effort. Cette dysfonction vasculaire est en partie due à une dysfonction endothéliale responsable d’une diminution de la vasodilatation flux-dépendante [1]. La dysfonction neuro-hor-monale joue également un rôle important : baisse de la vasodilatation �-adrénergique, désensibilisation du baroréflexe, activation du système rénine-angiotensine local.La dysfonction vasculaire n’affecte pas seulement la circulation systémique. Les patients âgés avec ICFEP ont fréquem-ment une hypertension artérielle pulmo-naire disproportionnée ne pouvant pas s’expliquer uniquement par un mécanisme passif purement post-capillaire, suggérant l’existence d’une vasculopathie pulmonaire autonome [7]. Ce type d’HTAP peut expli-quer les tableaux d’insuffisance cardiaque droite prédominante parfois observés chez ces patients. De plus, le niveau de pression artérielle pulmonaire systolique étant forte-ment corrélé à la mortalité, l’hypertension artérielle pulmonaire pourrait représenter une cible thérapeutique intéressante [8].

Réserve chronotrope

La fréquence cardiaque est un des deux paramètres, avec le volume d’éjection, permettant d’adapter le débit cardiaque au stress. Plusieurs études ont montré que les patients avec ICFEP avaient une réserve chronotrope diminuée par rapport aux sujets normaux et aux hypertendus sans insuffisance cardiaque [9]. Cette incompé-tence chronotrope trouve de nombreuses explications : altérations du système ner-veux autonome avec baisse du tonus vagal et hyperactivité sympathique, down-regula-tion des �-récepteurs, baisse de sensibilité du baroréflexe, dysfonction sinusale, effets électrophysiologiques des médications (anti-arythmiques, �-bloquants, psycho-tropes…). Elle explique au moins en partie la diminution des capacités fonctionnelles, mais il pourrait aussi s’agir d’un mécanisme de protection pour préserver la diastole. La correction de l’incompétence chronotrope par la stimulation fait actuellement l’objet d’une évaluation dans l’essai RESET.

Oreillette gauche

Pendant la diastole ventriculaire, quand la valve mitrale est ouverte, l’oreillette gauche (OG) est exposée à la pression diastolique ventriculaire gauche ; si cette pression est élevée de façon chronique, un remodelage de l’OG se produit et la taille de l’OG est un marqueur simple et robuste, qualifié de baromètre, ou « hémoglobine glyquée » des pressions de remplissage ventriculaire gauche. On sait que le volume de l’OG permet de prédire les pressions de remplis-sage, le taux de peptides natriurétiques, les capacités fonctionnelles et le pronostic dans l’ICFEP.On sait également que plus la dysfonction diastolique ventriculaire gauche est sévère, plus le rôle de la systole auriculaire gauche dans le remplissage ventriculaire gauche devient prépondérant. On conçoit alors que la perte de la systole OG lors d’un passage en fibrillation atriale ait des conséquences hémodynamiques délétères. La fonction OG est cependant complexe et ne se résume pas

Figure 2. Relations entre l’augmentation de la rigidité artérielle et la dysfonction diastolique (d’après Mottram [6]).

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gauche, ou élastance artérielle entre les deux groupes. Les volumes et la fonction systolique OG étaient également compa-rables, les seuls paramètres différenciant l’insuffisance cardiaque diastolique de la dysfonction diastolique sans insuffisance cardiaque étaient le strain OG en systole et un indice de rigidité OG, ces paramètres étant d’ailleurs très bien corrélés à la pres-sion artérielle pulmonaire [12].Enfin, un papier tout récent de la Cleveland Clinic montre que les capacités fonction-nelles déclinent certes avec l’âge, mais sont également fortement déterminées par le strain OG total qui est là encore un para-mètre de fonction réservoir et de rigidité de l’OG [13].Les causes d’altération de la compliance OG sont multiples et on y retrouve comme par hasard tous les ingrédients de l’insuffi-sance cardiaque diastolique : vieillissement, hypertension artérielle, ischémie. Une des conséquences des altérations dégénératives du tissu atrial (mais est-ce seulement une conséquence ?) est l’apparition de troubles conductifs intra-auriculaires. Le bloc inter-atrial (BIA) est extrêmement fréquent dans la population âgée. La présence d’un BIA est fortement corrélée au risque de fibrilla-tion atriale, d’accident vasculaire cérébral, et d’insuffisance cardiaque. La durée de l’onde P sur l’ECG est corrélée à la taille de l’OG. Enfin, le BIA est un marqueur de dysfonction auriculaire gauche [14]. Nous avons décrit récemment une population de patients avec symptômes sévères d’IC-FEP associés à un bloc inter-atrial : il existe chez ces patients un retard de l’activation électromécanique de l’OG avec pour consé-quence une interruption de la vidange auri-culaire gauche par la fermeture mitrale. Les conséquences hémodynamiques ressem-blent à celles du syndrome du pacemaker avec délai A-V trop court, ou à celles du rétrécissement mitral : élévation des pres-sions dans l’oreillette gauche dont la rigidité augmente, et hypertension artérielle pul-monaire post-capillaire avec grande onde V capillaire traduisant un trouble sévère de compliance de l’OG [15]. Ces phénomènes pourraient être corrigés par une stimulation atriale gauche via le sinus coronaire.

à sa fonction pompe et son effet « boos-ter » ; on a tendance à négliger la fonction « diastolique » de l’OG, qui survient pendant la systole ventriculaire au cours de laquelle l’OG a une fonction « réservoir », et pen-dant la protodiastole et la phase de diasta-sis au cours desquelles l’OG a une fonction « conduit ». On peut étudier ces différentes fonctions à l’écho-Doppler, par la méthode des volumes, les différents modes Doppler, et surtout, aujourd’hui, grâce au 2D strain.La fonction réservoir de l’OG est certai-nement un élément fondamental dans le maintien d’une pression capillaire pulmo-naire basse : en effet, pendant la systole, la valve mitrale est fermée, et l’OG repré-sente la charge hydraulique terminale du ventricule droit ; les veines pulmonaires et l’OG sont un système normalement très compliant qui permet au ventricule droit de se vider dans un réservoir à basse pression.Une des premières équipes à s’être intéres-sée à la fonction auriculaire gauche dans l’ICFEP est celle du Johns Hopkins Hospital à Baltimore [10]. Elle a montré que les patients avec ICFEP avaient des paramètres de compliance artérielle et de fonction dias-tolique ventriculaire gauche similaires aux hypertendus non insuffisants cardiaques, mais qu’ils avaient des pressions pulmo-naires plus élevées, une OG plus dilatée, une fonction réservoir plus faible, et une réserve contractile atriale lors d’un effort de handgrip altérée comparativement aux patients avec hypertrophie ventriculaire gauche sans insuffisance cardiaque.Tout récemment, une autre équipe améri-caine a démontré qu’un index de fonction atriale, basée également sur des mesures de volume, prédisait le risque de réhospitalisa-tion pour insuffisance cardiaque congestive chez des patients coronariens avec fraction d’éjection préservée, et suggérait que la dysfonction OG pourrait être une cible thé-rapeutique intéressante [11].Dans une étude comparant 20 patients ayant une ICFEP à 19 patients ayant une hypertrophie ventriculaire gauche sans insuffisance cardiaque, Kurt et al. ont mon-tré qu’il n’y avait pas de différence signifi-cative en termes de volume et masse ven-triculaire gauche, élastance ventriculaire

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Valve mitrale

Une autre hypothèse originale a été pro-posée par l’équipe lilloise [16] qui a docu-menté l’apparition d’insuffisances mitrales fonctionnelles chez 4 patients adressés pour échographie d’effort dans le cadre de dyspnées inexpliquées, parallèlement à une augmentation de la surface de tenting, une absence de progression du volume d’éjec-tion et une élévation des pressions pul-monaires. Le mécanisme du tenting mitral ne paraît pas passer par un remodelage ventriculaire gauche, dans la mesure où la distance pilier postérieur-anneau ne varie pas ; l’hypothèse retenue est l’élévation de la pression auriculaire gauche générant des forces de poussée s’opposant aux forces de fermeture de la mitrale. La même équipe a ensuite rapporté une série de 70 patients avec ICFEP, chez lesquels la présence d’une insuffisance mitrale fonctionnelle s’avère un prédicteur indépendant d’hypertension artérielle pulmonaire.

Rôle des facteurs déclenchants

L’expérience clinique montre que la majo-rité des patients étiquetés ICFEP font des épisodes congestifs aigus entrecoupant des périodes stables pauci-symptomatiques. La plupart de ces patients ont une dysfonction diastolique avec un profil mitral type alté-ration de la relaxation et des pressions de remplissage basses, sans symptôme d’insuf-fisance cardiaque chronique. Il s’agit dans ce cas d’une maladie latente émaillée d’épi-sodes paroxystiques à l’occasion d’un phéno-mène aigu : poussée hypertensive, surcharge hydrosodée (révélant parfois une sténose de l’artère rénale), raccourcissement de la dias-tole (tachycardie), perte de la systole auri-culaire (fibrillation atriale), augmentation des besoins (anémie, effort, hyperthyroïdie), ischémie (syndrome coronaire aigu) [17]. Dans cette situation, la maladie se manifeste surtout par des œdèmes aigus pulmonaires « flash » avec retour rapide à l’état stable après diurétiques, et l’objectif est donc avant tout d’identifier la cause et de focaliser sur la prévention des facteurs de déstabilisation.

Rôle de l’albumine et de la pression oncotique

Dans des conditions physiologiques, le maintien des fluides dans le secteur vascu-laire résulte d’un équilibre entre la pression hydrostatique, qui tend à « pousser » le plasma vers le secteur interstitiel, et la pres-sion oncotique qui le retient dans le vais-seau. Dans l’insuffisance cardiaque, les phé-nomènes congestifs sont habituellement expliqués par une élévation de la pression hydrostatique capillaire. Il ne faut cepen-dant pas négliger la contribution poten-tielle d’une baisse de la pression oncotique. L’albumine représente la principale force s’opposant à l’extravasation liquidienne. L’hypoalbuminémie est fréquente chez le sujet âgé, résultant de facteurs multiples : dénutrition, inflammation, hémodilution, insuffisance hépatique, pertes digestives ou rénales. La baisse de l’osmolarité plas-matique peut favoriser la survenue d’un œdème pulmonaire chez l’ICFEP malgré l’absence d’élévation critique des pressions capillaires pulmonaires, et pourrait aussi contribuer à la progression de l’insuffisance cardiaque en favorisant l’œdème myocar-dique, l’hypervolémie, la résistance aux diu-rétiques, le stress oxydatif et l’inflammation [18]. Récemment, l’hypoalbuminémie a été identifiée comme un facteur pronostique à part entière dans l’ICFEP [19].

Rôle des comorbidités

Les patients ICFEP sont âgés et souffrent généralement de multiples comorbidités : hypertension artérielle, diabète, obésité, insuffisance rénale, anémie, bronchopathie chronique obstructive, etc. Toutes ces patho-logies sont significativement plus prévalentes dans l’ICFEP que dans l’insuffisance cardiaque systolique. Elles peuvent altérer les capacités fonctionnelles et mimer les symptômes de l’insuffisance cardiaque. Il a été montré que les comorbidités ont un impact beaucoup plus important sur les symptômes et qu’elles sont plus souvent la cause de l’hospitalisation chez l’ICFEP que chez le patient avec FEVG altérée. Cela doit bien entendu être pris en

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compte pour le diagnostic différentiel et le choix des cibles thérapeutiques [20, 21].Sans négliger l’élément de confusion qu’elles peuvent induire dans le diagnostic d’insuf-fisance cardiaque (expliquant peut-être en partie les difficultés à mettre en évidence un effet bénéfique des thérapeutiques médi-camenteuses dans les grands essais), toutes ces pathologies peuvent avoir des impacts directs ou indirects sur la structure et la fonc-tion ventriculaire. Le diabète s’accompagne d’une dysfonction endothéliale, d’une acti-vation sympathique et d’une altération du métabolisme myocardique responsable de la « cardiomyopathie diabétique ». Chez l’obèse, l’accumulation d’acides gras non estérifiés et la dysrégulation métabolique entraîne une accumulation de produits du métabolisme lipidique toxiques responsables d’une dysfonction contractile. L’inflammation systémique associée au diabète, à l’obé-sité (rôle des adipokines) et à beaucoup d’autres comorbidités peut aussi contribuer à la dysfonction myocardique. Le syndrome cardio-rénal s’accompagne d’activation neuro-hormonale, remodelage cardiaque, inflammation et congestion veineuse, sans oublier le rôle de l’anémie. En plus des modi-fications de la structure cardiaque, l’anémie, le diabète, l’obésité et l’insuffisance rénale s’accompagnent d’une surcharge volumique qui joue un rôle important dans la physiopa-thologie de l’ICFEP [22].L’impact des comorbidités sur le pronostic est également très élevé : 60 % des patients ICFEP meurent de causes non cardiovasculaires contre 36 % de ceux avec fraction d’éjection altérée. Le diabète, le taux d’hémoglobine et le débit de filtration glomérulaire étaient associés au pronostic, alors que le BNP et les paramètres échocardiographiques n’étaient pas prédictifs de morbi-mortalité chez 98 patients ICFEP français [23].Ces considérations sont bien entendu d’une haute importance en termes de stratégie thérapeutique, la question d’une prise en charge se focalisant plus sur les comorbidités que sur la fonction cardiaque étant posée. En d’autres termes, l’ICFEP est-elle une mala-die distincte nécessitant un traitement spéci-fique, ou un simple amalgame de comorbi-dités liées à l’âge ? Une étude toute récente

sur une cohorte de 386 patients ICFEP ambu-latoires strictement appariés pour l’âge, le sexe, la surface corporelle et l’hypertension artérielle montre qu’après ajustement pour les différentes comorbidités, l’ICFEP est asso-ciée de façon indépendante à des altérations ventriculo-vasculaires plus sévères que les sujets sains et les hypertendus sans insuffi-sance cardiaque [24].

Conclusion

L’insuffisance cardiaque à fraction d’éjec-tion préservée est une pathologie extrême-ment complexe et hétérogène qui ne peut se résumer comme l’insuffisance cardiaque avec altération de la FEVG, à une dysfonc-tion myocardique et une activation neuro-hormonale. L’hypothèse qui a prévalu un certain temps de deux « phénotypes » différents d’une même maladie semble de moins en moins plausible, ne serait-ce qu’en raison de l’échec de tous les grands essais médicamenteux calqués sur le modèle neuro-hormonal. La physiopathologie de ce syndrome reste mal comprise, mais il faut probablement considérer qu’il s’agit d’une maladie « systémique » [25], que ce soit au sens d’une dysrégulation de l’ensemble du système cardiovasculaire, mais également au sens d’une maladie impliquant tous les autres organes, une maladie du vieillis-sement en quelque sorte. Il est manifeste également qu’il ne s’agit pas d’une mala-die, mais d’un spectre pathologique impli-quant à des degrés divers la dysfonction ventriculaire, le couplage ventriculo-arté-riel, l’oreillette, le système nerveux auto-nome et les autres organes. Enfin, il faut aussi considérer l’ICFEP comme une maladie de l’adaptation où toutes les « réserves » (systolique, diastolique, vasomotrice, chro-notrope, atriale) sont critiquement réduites et où la moindre sollicitation peut entraîner une faillite du système. Cette complexité explique qu’on soit probablement encore loin de détenir la solution thérapeutique de cette maladie encore « orpheline ».

Conflits d’intérêt : l’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêt en relation avec cet article

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En pratique : Plus que d’une maladie, il s’agit d’un spectre pathologique impliquant à des degrés divers la dysfonction ventriculaire, le couplage ventriculo-artériel, l’oreillette, le système nerveux autonome, et les autres organes.