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Jean-Pierre Chrétien-Goni PIÈCES MISÉRABLES 1 Les Editions du Vent

PIÈCES MISÉRABLES 1 · pense à la maison d’un vieux couple d’alcooliques. ... je me demande si l’autre jour ... Il prend un vieux journal jauni

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Jean-Pierre Chrétien-Goni

PIÈCES MISÉRABLES 1

Les Editions du Vent

PIÉCES MISÉRABLES ET GROTESQUES 1Théâtre

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Janvier 2013Collection Les Enfants du Chaos Volume 3

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Avant Propos

Ces textes sont issus de multiples chantiers d’improvisation entre 2004 et 2006. Le travail de notre Compagnie, «Le Cercle de Craie», se déplaçait de résidence ne résidence, dans les lieux obscurs de notre temps, lieux de l’enfermement carcéral, psychiatrique, ghettos urbains... Ce sont ces traversées bouleversantes, ces rencontres inouïes, qui ont donné naissance à ce qui est consigné ici: histoires de quartier, fables de prison, personnages hors normes, funambules sociaux, acrobates épiques de l’existence, lutteurs infatigables contre toutes les formes d’anéantissement.

Ces différentes pièces sont indépendantes, même si elles appartiennent au même univers. Initialement, deux autres pièces faisait partie du même ensemble, à ce jour publiée dans les deux premiers volumes de la série «Les Enfants du Chaos». Le prochain volume achève-ra ce cycle. La thématique de la série consiste à rassembler des pièces qui toutes tentent de rendre compte de ce chaos au coeur de nos sociétés, et de la puissance imaginaire qu’il recèle quand on accepte d’y séjourner, de le traverser, de se laisser traverser.

Comment aborder au théâtre, la misère? Mon choix a été d’inscrire le travail dans les for-mes d’un grotesque contemporain, pour le dire au plus court. Cette manière de faire, cette «esthétique», m’a semblé la seule possible à partir des situations sociales extrêmes qu’elle souhaitait porter à la scène. Le grotesque dispose au moins du mérite de manifester le plus terrible de nos humanités - le mot désigne d’abord des «fresques de grotte», provenant de fouilles archéologiques dans la Domus Aurea de Néron... - en cherchant les voies du rire. Même si le rire est souvent un peu jaune... Mais comment faire autrement?

Jean-Pierre Chrétien-Goni

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A Martine Decourt, trop absente

Père et Mère Chaos

PIÈCE 1

Un appartement d’une pièce cuisine. Un désordre indescriptible  ; des déchets partout. On pense à la maison d’un vieux couple d’alcooliques. Ce n’est pourtant pas le cas. Ce sont des Ecartés Volontaires. Les fenêtres sont barricadées de planches, la porte clouée. Père et Mère Chaos ont cru la fin du monde arrivée et ils se sont enfermés chez eux depuis vingt ans. Ils passent tout leur temps à écouter autour d’eux un monde qu’il redoute et qu’ils ne comprennent plus.

Mère Chaos est perchée sur un tabouret, visiblement le bras passé au travers de la der-nière lucarne qui laisse passer le jour. Elle tient une sorte de lance bricolée.

PERE CHAOS : Qu’est ce tu fais  ?

MERE CHAOS : Silence, merde, je pêche !…

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PERE CHAOS : Mais ça fait combien de fois que j’te dis, qu’on pêche pas un pigeon, on le chasse…

MERE CHAOS : Si harponner une bestiole c’est pas pêcher, alors j’sais pas ce que c’est  !

PERE CHAOS : (aux aguets) ..Tais-toi, on monte dans l’escalier…

MERE CHAOS : (tendant l’oreille à son tour) ...Des bottes  ?…non, des rangers…! Ils arri-vent !…

PERE CHAOS : (il se concentre sur son écoute, il a l’oreille collée à la porte d’entrée barri-cadée)... Non, non, juste des chaussures de ville…du 42, pas plus…probablement l’un des nouveaux locataires du haut…un de ces employés modèle de la ville qui dépose chaque jour son enveloppe pour informer les autorités de…(regards complices entre eux)

MERE CHAOS : Bon, ça va, mais j’vais quand même l’inscrire sur le registre, on sait ja-mais…c’est peut-être important pour tes calculs (elle sort un grand registre usagé envelop-pé dans un sac plastique transparent)…c’est quelle heure  ?

PERE CHAOS : C’est bizarre…(il consulte un réveil)…il a pas bougé depuis ce matin…et j’ai pas entendu les carillons de l’Eglise…ils ont peut-être commencé à les démolir aus-si…non, il ont fait comme partout, des bureaux dans le clocher et un supermarché dans la nef…  !

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MERE CHAOS : J’écris  : «23 Septembre à…cinq heures du matin…un locataire chaus-sant du 42 descend bruyamment l’escalier et nous avons la preuve qu’ils s’attaquent à la religion «…voilà…

PERE CHAOS : (toujours à écouter les bruits ambiants)... Il pleut.... on va avoir de l’eau... passe moi les bassines…(il tend un verre dans le ciel de la lucarne pour recueillir un peu d’eau ; il la goûte et la recrache avec dégoût)…laisse tomber ! Ils ont balancé du fluor par-tout, sans doute dans la nuit avec les bombardements silencieux  : c’est le fluor, qui au mo-ment de l’impact, empêche le son de se propager…

MERE CHAOS : Ah  ! comme ça, les pauvres gens croient que la guerre est finie…

PERE CHAOS : J’vais m’occuper du dessous…(il s’allonge et pose l’oreille sur le plan-cher)…

MERE CHAOS : Moi j’vais travailler sur la radio…(elle saisit une très vieille radio cassée qui n’émet que des sifflements)…j’écoute  !…allez-y, j’écoute  !…

PERE CHAOS : (toujours l’oreille au plancher ou utilisant un vieux stéthoscope) Il doit être complètement imbibé le polonais…il chante l’hymne de son pays…j’entends la télé aus-si…non…c’est sa femme qui l’engueule…ça m’étonnait aussi…comment il aurait encore

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la télé, ils ont fait le quartier général de leurs armées dans la télé…c’est marqué sur mon registre…21 Avril, il y a huit ans…(il cite de mémoire le registre)…ils ont tambouriné à notre porte…un homme en uniforme bleu…je l’ai vu par le judas....une heure après, hop, plus d’électricité  : ils avaient lancé le coup d’Etat…plus rien dans le poste…

MERE CHAOS : Je capte quelque chose…c’est dans une langue bizarre...y a deux voix…je comprends rien…on dirait deux chiens qui discutent, t’entends  ? Tu vois pas, que pen-dant tout ce temps qu’on est enfermé là sous les toits, les chiens, ils aient appris à par-ler…et là dedans, c’est sûrement un pays où ils ont pris le pouvoir…écoutes, on dirait qu’ils s’adressent à nous…moi, je te préviens, j’obéirai pas à des chiens et surtout pas à des chiens étrangers  ! Il faut mettre ça dans ton registre et à partir de maintenant on va surveiller tout ce qui renifle derrière la porte…( elle réfléchit)...je me demande si l’autre jour…j’ai pas…

PERE CHAOS : Tu t’rappelle Gamine, notre petite ratière noire et blanche, elle avait tout, les sentiments, le regard, il lui manquait effectivement que la parole…

MERE CHAOS : (soudain inquiète)...Tu crois qu’elle était avec eux  ?

PERE CHAOS : Pas ma Gamine, non, pas ma Gamine… (assailli par le chagrin)...et dire qu’elle s’est faite écrabouillée la dernière fois qu’on est sorti…

MERE CHAOS : Ah, je la revois encore la voiture rouge avec la musique qui sortait des vi-tres en hurlant…y s’est même pas arrêté !…

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PERE CHAOS : C’était peut-être un attentat  ?

MERE CHAOS : Ah cette fois non! Je veux bien accepter toutes tes idées, mais là tu dé-railles…tu sais bien, c’était avant ! Juste la veille, avant qu’ça démarre tout ça, l’anarchie, dehors!…

PERE CHAOS : Hier, j’ai senti des tremblements dans les murs  ; même vibration que pour les convois de chars d’assaut, il y quatre ans…il y en a qui doivent faire retrai-te…mais lesquels  ?

MERE CHAOS : C’est peut-être les chiens…

PERE CHAOS : A ton tour, Rosa, ressaisis toi!

Il prend un vieux journal jauni

PERE CHAOS : (ému par sa lecture) C’était bien en ce temps…

MERE CHAOS : Mais tu le connais par cœur, depuis le temps, ton journal du dernier jour!…enfin, si ça te fait plaisir  !

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PERE CHAOS : (sans lire, il «  récite les nouvelles  ») «Grève massivement suivie par les cheminots de la capitale…de notre envoyé spécial…des cohortes de manifestants se pres-saient devant le siège de la Compagnie des Trams, cet après-midi…Pression diplomatique dans les comités du Nord…la conférence des présidents de secteur marquée par des dis-sensions sur la répartition de la pauvreté entre les différentes composante des comités…A-gadès  : 3, Brasalia  : 2, un match d’anthologie entre les deux clubs phares de notre sous-continent…»... (il soupire...)

MERE CHAOS : (elle récite à son tour, les yeux fermés, souriante) 1- on en fait parfois des confettis, 2- malheur à qui l’attrape, 3- noble, 4- lettre grecque, 5…

PERE CHAOS : (il l’interrompt, fou de joie)...C’est les mots croisés, c’est les mots croisés, Rosa  ! page 12 en bas à gauche…je t’aime Rosa  ! (il va l’embrasser avec ardeur)

Ils s’immobilisent, aux aguets, à nouveau…

MERE CHAOS  : des truffes qui flairent sous la porte…

PERE CHAOS : Des griffes sur les marches de l’escalier,…

MERE CHAOS : Des gémissements dans la cour en bas… il sont après nous, je te l’avais dit, ils sont après nous !…

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PERE CHAOS Prends le sac, Rosa, c’est le moment de lâcher notre position…le registre, n’oublie pas le registre pour les historiens de l’homme, plus tard...allez, j’ouvre la petite fe-nêtre sur les toits…les chiens sur les toits n’oseront pas nous suivre…

Père Chaos ouvre, la lumière du jour surgit, Mère Chaos se poste à ses côtés; leurs têtes dépassent du toit…ils restent stupéfaits, emerveillés devant ce qu’ils voient…

MERE CHAOS : regarde, des fleurs ! des arbres partout !…

PERE CHAOS : Notre boulangerie, elle est recouverte de vigne vierge…et les herbes dans l’avenue !…

MERE CHAOS : Ça sent bon…dans la cour, y a des palmiers…regarde, les petits singes dans l’ancienne loge de la concierge !…

PERE CHAOS : (souriant) ...C’est peut-être bien, chez les chiens !…

MERE CHAOS : On leur dira, que Gamine, c’était pas de notre faute…

PERE CHAOS : Viens, ma Rosa, viens…

ils sortent sur le toit et disparaissent, heureux..

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Maison pour femmes

PIÈCE 2

Une cellule dans une prison lointaine. Zone d’infamie loin de toute ville, des centaines de kilomètres de forêts autour, le froid et la misère pour des prisonnières et leurs gardiennes. La prisonnière fait de la couture dans sa cellule ; la porte est ouverte, car aucune fuite n’est possible. La gardienne entre et reste silencieuse un moment. Elle vient voir ce que fait la dé-tenue. Elles se regardent avec agressivité.

LA GARDIENNE : Tu prépare ton prochain défilé de mode, vieille mademoiselle  ? Pour les ours et les hiboux  ?

LA DÉTENUE  : Non, pour les vieilles chouettes de ton espèce malfaisante  ; je te fais une chasuble couleur merde et sang, idéale pour l’automne de ton existence....

Elles éclatent de rire ensemble, longuement…

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LA DÉTENUE  : Ferme la porte de la cellule en sortant, la conscience professionnelle se perd par ici....je sais pas à quoi on vous paye, mes petites matonnes…

LA GARDIENNE : Tu parles d’or, mademoiselle. Je vois pas bien ce que pourrait faire celle qui se mettrait à courir tout droit dans la forêt...ici c’est comme un trou dans la terre, avec les bords trop hauts pour s’agripper… on ne saute même pas…pas besoin de grille pour vous interdire le ciel…

LA DÉTENUE  : Pour nous interdire, surveillante Bouton d’Or, NOUS interdire: on est dans le même puits à déchet…c’est pour ça qu’on te surnomme Bouton d’Or, parce que tu fleuris sur du fumier au fond d’un trou  ?

LA GARDIENNE : Non, c’est parce que j’adore vous les faire bouffer à quatre pattes dans l’herbe au Printemps, ça vous fait ruminer joli…

Silence

LA DÉTENUE  : On arrête là  ?

LA GARDIENNE Ouais, t’as raison, on arrête là…

LA DÉTENUE  : Les filles deviennent folles ici, tu sais ça  ? Non  ?

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LA GARDIENNE : Tu parles de la petite nouvelle qu’a pris perpet  ? (elle l’imite)  «  on va aller noyer les chats, ça va amuser les enfants...  ! Tu viens, mamour  ?  »...Mamour c’est son polochon, qu’elle traîne partout comme un pantin…

LA DÉTENUE  : Ouais, celle là, elle devait déjà être bien attaqué en arrivant dans notre zone… Non, je pense aux deux jumelles qui ont défenestré leurs parents…elles ne man-gent plus, elles passent leur temps à se regarder dans les yeux, toute la journée, elle dor-ment même avec les visages collés, elles crient dès qu’on les touche…elles vont pas te-nir…

LA GARDIENNE : Ça doit être ça, la vraie innocence…se regarder jusqu’à la mort dans ses propres yeux... malgré ce qu’on a fait…

LA DÉTENUE  : J’ai envie d’un homme, Bouton d’or…le mien, y m’écrit des conneries  : «tiens bon, mon amour, je pense à toi, je passerai te voir bientôt, mais tu sais mille kilomè-tres c’est pas rien»... et tout le tralala…Y viendra jamais.

LA GARDIENNE : Tu sais, la Surveillante Chef, elle a pété un plomb... elle a écrit une lon-gue lettre au Ministère pour demander la visite chez nous d’un bordel de campagne pour femmes…Elle nous a dit, en se marrant, qu’on pourrait inspecter le matériel…tu vois la tête du premier secrétaire du sous-chef de cabinet qui a lu ça !…il a dû avoir des insom-nies…

LA DÉTENUE  : Nom de Dieu, ce serait géant !…on se mettrait toutes dans le vieux gym-nase en bois...on trouverait bien des bouts de rouge à lèvres chez les nouvelles…je prépa-rerais des tenues affriolantes avec de vieux rideaux de la cantine…on se mettrait toutes en

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groupe au fond et on les ferait rentrer les uns après les autres pour les mater, les p’tits mecs…t’imagine le caquetage, y a au moins dix langues différentes ici, dix façons de mur-murer «  amore mio !  » avec les lèvres…

Elles miment la scène avec un glamour un peu dérisoire  ; et au milieu de leur jeu,  entre un homme, un sac à la main, intimidé.

L’HOMME : Euh....bonjour, c’est la surveillante-chef qui m’a indiqué que vous étiez ici (dé-signant la gardienne)…je suppose que c’est vous qui…

LA GARDIENNE : ...allez savoir…un jour l’une, un jour l’autre, c’est comme ça ici...mais officiellement, oui, c’est moi…qu’est ce qui amène ce joli Monsieur  ?…

L’HOMME : je viens de la part du ministère...je fais parti du groupe de… enfin du groupe qui vient d’arriver…

LA GARDIENNE : Quel groupe  ?

L’HOMME : (embarrassé) ...Eh bien, le groupe d’hommes, le groupe de volontaires…

LA GARDIENNE : Volontaires de quoi ?…y mettent des hommes dans notre service main-tenant... c’est nouveau dans cette région, les hommes…

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L’HOMME : (toujours un peu embarrassé)...on est là relativement à un courrier récent de votre hiérarchie…si vous voyez ce que…j’ai été affecté à votre cellule pour la nuit…et vous aurez encore droit à mes services dans trois jours…nous repartons à la fin de la semaine pour aller opérer ailleurs…

LA DÉTENUE  : (stupéfaite)....il vient là en service volontaire pour l’amour !…putain, je rê-ve…  ! (un temps) oh, excusez-moi, je ne voulais pas employer ce mot là, ça été plus fort que moi…

L’HOMME : aucune importance…nous avons été prévenus…

Les deux femmes tournent autour de lui…

LA GARDIENNE : ...et, on vous a prévenu aussi, que vos services s’appliquaient à l’admi-nistration carcérale  ?…

LA DÉTENUE  : ...et ça se passe comment  ?…moi, par exemple, je suis très amoureuse en ce moment, pas vrai Bouton d’Or…

L’HOMME …on a un protocole…un peu de musique, un verre de porto, nous dansons un moment et puis nous le faisons...

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LA DÉTENUE  :... un protocole  !…mais si moi j’ai envie que tu me prennes brutalement, joli cœur, comment on fait  ?

L’HOMME : ça n’est pas dans le protocole, c’est interdit...

Elles rient…

LA GARDIENNE : si on change juste l’ordre, ça peut pas le faire  ?...d’abord l’amour, puis la musique et on finit dans le porto  ?

L’HOMME : (encore embarrassé)...écoutez, vous me gênez…

LA DÉTENUE  : (se frottant contre lui avec insistance)... on te plaît, au moins…

L’HOMME : ce n’est pas vraiment la question, madame…

LA DÉTENUE  : ...mais merde, il est venu faire du sexe humanitaire, ou quoi  ? Comment tu veux garder l’appétit toi  ?

LA GARDIENNE : Eh, Mademoiselle ! si tu veux passer ton tour, tu peux  ! Mais le pro-chain, c’est peut-être dans dix ans…

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L’homme sort un magnétophone de son sac, il le met en marche; on entend une musique de variétés romantiques des années 60. Il sort la bouteille de Porto, en sert trois verres. Il les offre aux dames. Il invite la détenue à danser. Ils dansent une sorte de slow très lent. Au bout de quelques instants, elle éclate de rage contre lui.

LA DÉTENUE    : Mais tu peux pas me dire des trucs gentils...je sais pas, moi, t’as pas écrit des poèmes d’amour quand tu étais adolescent  ?.... Je me contenterai de presque rien, tu vois là: par exemple... «tu es jolie, tu sais, ta peau de satin cuivrée et tes reins là qui obsèdent mes mains»... même des trucs nuls comme ça, pourraient aller…

Elle s’apaise. Ils s’assoient, tous les trois, les uns à côté des autres, avec leur verres, ne sa-chant quoi faire…La Gardienne se met à rire, suivie bientôt par la détenue, et enfin par l’homme lui-même…

LA GARDIENNE : ( à l’Homme)...t’es pas un professionnel de la chose, pas vrai…  ?

L’HOMME : Non, je viens de commencer...avant, j’étais employé du courrier au Ministère, et comme y a eu des réorganisations, j’ai pas eu le choix: ça ou la porte…je me suis dit, tant qu’à faire, autant que soit la porte de la chambre des filles…

LA GARDIENNE : ..ou d’un paquet, d’une tonne de filles, petit glouton !…

L’HOMME : Glouton, non, j’ai mes limites…

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Ils se lèvent tous les trois et vont vers le public.

L’HOMME : Mesdames et Messieurs, pour des raisons évidentes de décence et de digni-té morale, à une époque où le cinéma nous a habitués à être témoins de tous les détails anatomiques d’un acte amoureux, et en accord avec la production, nous avons décidé de sauter le passage qui suit dont le réalisme érotique eût pu choquer l’un ou l’autre d’entre vous…

LA DÉTENUE  : Nous avons pensé en particulier aux messieurs, que certaines situations auraient à la fois mis dans l’embarras et probablement choqués…

LA GARDIENNE : s’il advient qu’à l’occasion d’un prochain spectacle, l’assemblée est ex-clusivement composée de femmes, il est possible que nous proposions cette partie de no-tre pièce…

L’HOMME : nous vous donnons donc rendez-vous dans les minutes après la partie censu-rée…

Les trois acteurs vont s’allonger  ; l’homme se mettra torse nu, face contre le sol  ; les deux femmes s’allongeront également et allumeront une cigarette.

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LA DÉTENUE    : Bon…voilà…

LA GARDIENNE  : Pourquoi tu me regardes comme ça ?…

La Détenue fait les poches de l’homme qui ne bouge pas…

LA DÉTENUE  : pourquoi t’as fait ça  ?

LA GARDIENNE : je sais pas, c’était bien...et puis j’ai pensé à toi…

LA DÉTENUE  : et alors, ça suffisait à le condamner à mort, le pauvre type ?…tu l’as étouf-fé…

LA GARDIENNE : c’est bien pour la même chose, que t’es là toi aussi, non ?...

LA DÉTENUE  : (elle sourit) oui, j’ai eu un beau tableau de chasse, avant de tomber…

LA GARDIENNE : avant qu’ils ne t’interdisent la chasse…

LA DÉTENUE  : et maintenant  ?

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LA GARDIENNE : (un temps)...maintenant...maintenant.... on est pareilles toutes les deux…

Silence, assez long

LA DÉTENUE  : c’est l’heure de l’appel avant le petit déjeuner, il faut que tu fasses ton boulot…viens…

Elles sortent, après avoir roulé le corps de l’homme dans un coin.

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Même pas mal...

PIÈCE 3

Un artiste de variétés. Un homme d’une quarantaine d’année, avec une valise. Ses habits de scène sont un peu élimés. Il se présente au public.

L’artiste de Variétés: (silencieux, souriant niaisement, d’un ton de confidence)...Mesdames et messieurs, ce soir est peut-être mon anniversaire....en tout cas ça doit pas tomber loin...(silence, embarras)...en cette occasion exceptionnelle, je vais brièvement vous conter comment je suis devenu artiste de variétés…

Il lance un cri en ouvrant les bras comme pour lancer son spectacle, puis devant le silence du public se tait, reste un instant figé et commence...

A la naissance d’un garçon, on devrait porter le deuil, c’est comme ça qu’elle parlait ma mère…direct à la case finale, hop, par ici tu arrives, et par là tu sors... alors j’suis né et aus-sitôt direction poubelle, ou presque... elle m’a mis dans un sac de chez Beauchamp, iso-therme, recyclable, et accroché tout vif à l’espagnolette d’une fenêtre, à la caserne des pompiers. Elle est repartie dans l’hiver, en toussant et grognant contre le reste du monde. Et j’en faisais désormais partie, des restes : un petit reste. Mais j’ai eu de la chance, c’était un sac à conserver les surgelés...ça m’a permis d’attendre une main secourable. Ils étaient pas loin les secours, mais en plein hiver les gens ne s’intéressent pas à leur fenêtre. Ça devait ressembler à de la nourriture de la veille qu’on a mis au frais pour le lendemain.

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Mais passait par là une troupe de comédiens ruinés par la grande crise de la fin du siècle  ...ils s’étaient organisés en une de ces compagnies misérables volant et buvant plus que jouant la comédie. Voilà donc qu’ils aperçoivent un sac oublié bien prometteur aux affa-més: une bénédiction du ciel ! Ils s’emparent de moi sans deviner que le contenu allait se mettre à gigoter et à brailler...ils s’étaient mis à courir et ça m’a réveillé, pardi ! Ils ont d’abord cru à une farce des forces de police…j’appris à connaître depuis le penchant des agents de l’ordre public pour la plaisanterie, en particulier avec les personnes comme nous, sensibles de la tête. Je me souviens, il n’y a pas si longtemps encore, avoir remar-qué sur une voie ferrée, entre les rails, une liasse de billets de banque bien épaisse; elle m’était offerte par la providence... je me suis naturellement jeté sur le ballast, mais au mo-ment même où ma main allait s’emparer du trésor....la liasse s’est envolé devant moi. Elle venait d’être tirée par une ficelle tenue par un groupe de la police mobile caché derrière une guérite de chantier...le train arrivait juste à cet instant....j’en ai eu le souffle coupé, mais juste le souffle, parce qu’encore la chance m’a souri: j’avais trébuché sur le rail en voyant l’envol des billets, et m’était retrouvé cul par-dessus tête de l’autre côté ! Je revois le groupe des agents se taper sur les cuisses en riant, le doigt pointé dans ma direction. Une mauvaise blague, voilà mon signe de naissance. Bref, j’ai donc passé mon enfance dans la grande famille des artistes vagabonds. J’ai été successivement élevé par Médée, enfin, c’était ce que l’actrice jouait à ce moment là, puis par Bérénice, Electre, Mère Cou-rage et Carmen. A chaque pièce bricolée dans les hangars de cette période , je changeai de famille. J’ai peu à peu appris tous les trucs du métier  : comment échapper aux coups quand le père, enfin, celui qui en fait fonction dans le lit d’une de mes mamans-actrices, est ivre...comment se faufiler par les portes de derrière des Grands Magasins d’alimenta-tion, s’accrocher au wagon de queue des trams sans tomber, attendre des heures sous la pluie sans attraper la mort, etc…Mais il y avait le spectacle de temps en temps, dans des faubourgs perdus, devant une poignée de spectateurs fatigués. Moi, après avoir distribué les verres d’eau de vie aux comédiens avant qu’ils n’entrent en jeu, j’allais me cacher sous la scène des tréteaux…Quel délice ! J’ai tout vu, tout appris en dessous…les mots, les chants, les danses sur ma tête… (une femme entre en scène en costume de Médée)...tiens, voilà ma première maman, elle va vous expliquer, ne vous inquiétez ça va pas me faire mal…c’est Médée…

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Elle porte un parapluie ouvert. Elle est vulgaire. Pendant ce temps l’artiste de variétés pré-pare son numéro en avant scène.

Médée : Comment il est devenu un artiste de variétés?....C’est moi qui ai décroché le sac, j’allais dire le gros lot...vous me voyez là (elle désigne son propre visage) à l’âge que j’avais à l’époque. Je fais juste usage d’un artifice propre à nous autres les comédiens  : le trans-formisme. (l’artiste applaudit, la femme l’interrompt)…s’il vous plaît, nous ne faisons que notre métier.

(Changement d’attitude, elle devient très agitée)

J’attrape le niard et on cavale ...on a échappé de peu à une autre bande de musiciens er-rants qui avaient sans doute été chassés de leurs caves. Finalement, c’est à l’abri dans no-tre vieille caravane qu’on a découvert l’artiste, lui... on s’est réuni et on a décidé que je se-rai sa mère, et qu’on lui dirait que j’étais veuve et que s’il était pas content comme ça, on le poserait dans le rayon layette d’un super-marché et qu’il verrait là s’il se trouvait mieux… A l’époque, je jouais....et je dois dire qu’on m’y trouvait plutôt convaincante (sou-rie satisfait)...Je crois que mes camarades m’ont attribué le mioche à cause du rôle, pour me faire travailler. (Elle prend le temps de composer de manière très théâtrale le person-nage de Médée) «  je gémis en pensant à l’action que je dois accomplir  ; car je tuerai mes enfants et personne ne me les arrachera…et je quitterai cette terre en expiant par l’exil le meurtre de mes très chers enfants, ayant osé le plus impie des crimes…  »...(elle salue très sommairement) voilà, c’est Médée....Il a marché très vite, huit mois à peine. Il a toujours été très doué pour la cavale: dès qu’il me voyait…pfuit…il décampait et moi je le poursui-vais en lui interprétant ma partition avec la plus grande ferveur  : «on ne reverra jamais vi-vants les enfants qu’il a eus de moi…Que nul ne me juge lâche, faible et insensible  ! Je suis terrible à mes ennemis et bienveillante pour mes amis  ! Ceux qui sont tels ont une vie très glorieuse.» (Adoucie) Je crois qu’il a appris de moi le goût pour le drame intempo-rel…Et comme déjà, il jouait bien la peur !…(elle le regarde avec tendresse)… «Même pas mal ! il disait...Même pas mal !», avec ses yeux tout mouillés…ce furent ces premiers mots au petit bougre  ! Après les premières représentations, j’ai momentanément interrompu ma carrière, pour une affaire conjugale malheureuse et un séjour à la prison de la rue Popin-

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court. Un établissement au standing très moyen, dont la Pénitentiaire n’a guère de raisons de se vanter... C’est donc Bérénice qui l’a recueilli dans notre petite troupe...elle entre-voyait, elle aussi un grand succès avec ce rôle, et le petit était passé maître déjà dans tous les arts de la mémoire. Il se rappelle des milliers de vers, certes souvent dans le dés-ordre, mais il n’a pas de limite. Il dit même se souvenir des propos de sa mère naturelle le jour de sa naissance…n’est pas étonnant...?

L’artiste de variété : «  que le jour recommence et que le jour finisse sans que jamais Titus puisse voir Bérénice  ».....(nostalgique)...c’était bien…Bérénice, la reine de Palestine !…

Médée : C’est depuis que tout le monde l’appelle : Titus. Bérénice le regardait en pleurant à longueur d’alexandrin  ! Et le petit Titus passait la serpillière aux pieds de la Reine…le di-recteur de la troupe connaissant quelques incertitudes financières, ils ont décidé de faire de ce duo, le spectacle phare de notre troupe plusieurs années durant, jusqu'à ce qu’elle finisse, la Bérénice, par partir avec un certain Antioche, militaire de carrière célibataire qui fut pendant quelque temps notre seul spectateur. Je passerai sur les autres Mamans. Tou-tes ont fait de lui, par leur dévouement artistique, celui qu’il est aujourd’hui et que vous ap-plaudissez. Il devait avoir quatorze ans quand il nous fut dérobé par un cirque de passage.

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Entre Innocent, un jeune homme en short, grand dadet au visage innocent, il entre avec les bras levé très haut au dessus de sa tête. Il les maintiendra ainsi pendant toute sa pré-sence sur scène.

Innocent : Comment il est devenu un artiste de variétés !…

Bonjour, je suis Innocent Bras-levés, c’était mon nom dans le spectacle à l’époque où j’ai connu Titus au cirque. On avait l’âge que j’ai là...pas bien pubères, pas bien gâtés du monde. Le cirque a croisé la route de la troupe des comédiens... il marchait à l’arrière en rêvassant...il a vu nos éléphants a fait demi-tour et il les a suivi en souriant à leurs énor-mes derrières, avec l’air étonné qu’il a toujours…Moi, j’étais apprenti-assistant dompteur  : les bras levés, c’était pour ça. Mon travail était de tenir le Cercle que traversaient les lions en sautant au-dessus de ma tête. (Il montre comment il s’y prenait)... Hop...Hop...et Hop encore...faut l’entraînement et bien se baisser si le lion est vieux. J’ai quelques traces sur la peau du crâne de mes erreurs d’apprentissage. On est vite devenus amis avec Titus, et on s’est mis à rêver à notre propre numéro  : Titus et Innocent, Innocent et Titus. On aimait bien courir après les jeunes filles acrobates. Elles étaient nombreuses et bien coquines à tourner devant nous en tous sens. L’une d’elle dormait accrochée à l’envers à une barre dans sa chambre, à trois mètres de hauteur. On arrivait jamais à les attraper. «Même pas mal!», qu’il disait tous les soirs, sur sa paillasse avant de s’endormir. Je ne sais quand il a eu l’idée de ce numéro qui lui vaut aujourd’hui une renommée internationale. Peut-être à cause du dompteur qui l’obligeait à faire la doublure des lions à coup de fouet? Peut-être à cause des clowns qui le traînaient sur la piste pour faire rire les enfants? Peut-être à cause d’une force particulière de l’esprit, associée à une grande dureté de la peau  ?

Innocent prend la voix d’un monsieur Loyal...musique de cirque...

En tout cas, vous allez pouvoir, à nouveau ce soir, apercevoir le grand Titus dans son nu-méro exceptionnel de Souffre-Douleur...vous allez pouvoir l’invectiver, lui déverser votre fiel...l’artiste est prêt, mesdames et messieurs pour tous les coups, horions et châtaignes de votre fantaisie venimeuse. Il est là pour vous ! il appartient comme chaque soir à son

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public qu’il défoule, et rend au bonheur ordinaire d’une nuisance gratuite, mesdames et messieurs, Titus est à vous à tout jamais.

Titus a terminé son maquillage, posé sur sa tête un casque de protection en plastique, mis des vêtements ridicules, trop courts pour sa taille...il se précipite vers le public en imagi-nant entendre leurs moqueries et leurs insultes..

..

Titus : ....(hurlant)....MÊME PAS MAL  ! MÊME PAS MAL  !MÊME PAS MAL  ! (à volonté...)

Il sort dans le vacarme le plus total, sur une musique qui se désagrège au fur et à mesure, jusqu’à la cacophonie...

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La Chôme

PIÈCE 4

La Chôme, roi du chômage, seul monarque indemnisé par les assurances sociales, recrute pour un grand Projet, une utopie anarchiste

Deux nouveaux venus dans son univers, se présentent pour leur premier tour de piste so-cial : Pat et sa copine Poum. Pat est un jeune désœuvré mais éduqué; elle est une jeune toxico embuée . Ils sont de bonne famille. Ils viennent pour occuper leur temps inutile.

La Chôme a des allures d’Orson Welles interprétant l’avocat de Mr K dans le Procès de Kafka. Intelligent, menaçant...et à la limite de l’auto-décomposition.

La chôme dort au centre du cercle de lumière, cheveux longs, robe de chambre et cou-ronne de roi en papier.

Les deux jeunes entrent et observent l’espace…

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POUM : c’est quoi ici, Pat, c’est quoi  ? ça ressemble à rien ton adresse, j’sais pas d’où tu sors tous tes sales plans, mais moi, je veux dormir...allez viens on va dormir !

PAT : s’il te plaît Poum ! T’as déjà beaucoup abusé de l’horizontale récemment, alors reste debout, merde ! Et accroche toi à la caravane…ils embauchent, ils embauchent, je te dis  !!

POUM : ça y est ! Voilà ! Elle est lâchée l’incantation magique  : tu dis le mot «EM-BÔ-CHE  » et les portes secrètes des usines s’ouvrent devant les deux petits poulets fai-néants (elle rigole)…mais Pat, on a tout fait de ce qui était possible de rien faire ! faut pas qu’tu t’acharnes contre le destin !…(à voix basse en articulant  , moqueuse)  : le mektoub, mon p’tit, le mektoub qui nous colle au sol…

PAT : justement ma Poum! ...j’ai eu des visions ce matin, et des naturelles. Je nous voyais gagnants...gagnants... t’as compris ? Moi, j’ai le culte de la gagne! C’est maman, ça, qui me l’a mis dans le patrimoine. Je suis un traîne-savate par accident...alors que je m’apprê-tais à cocher solennellement la troisième case du loto, mon regard a ripé sur une annonce: «  Bon travail pour couple de grands inactifs, références sérieuses dans ce domaine, sa-laire approprié  »

POUM : et là, t’as immédiatement songé que notre expérience en la matière était proba-blement imbattable ! ...( elle s’effondre, soudainement déprimée)...Notre monde est tout plat, lisse, vide, Pat mon inutile ami…

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PAT : Allez, il faut te taire au moins une fois par an, Poum, et c’est le bon moment, nous y sommes…

Ils s’approchent de la Chôme, assoupi sur son trône.

PAT : Hmm  ! ...Bonjour !…

POUM : Ça commence bien ton affaire, il roupille…

LA CHÔME (grommèle) ...Moui...quoi  ?… C’est qui  ?… C’est quelle heure  ? (il ouvre un œil, puis l’autre, en continuant à grogner se tournant vers les deux jeunes arrivants)

PAT : on vient pour le tra…tra...le travail…

LA CHÔME : (souriant) ...voilà un trébuchement de langue qui augure très favorablement de notre entretien, presqu’une carte de visite... (il mime avec une sincérité quasi-tragique) tra…tra…tra…tra-vail….d’ailleurs ça respecte l’origine du mot : tri-palium, instrument ro-main de torture…

POUM : ça y est !... j’ai déjà plus envie d’être là…

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LA CHÔME : oui, oui, très bien ça aussi !…avant d’être dans la position que j’occupe (il ré-ajuste sa couronne), j’ai pas mal titubé…la démarche vitale qui se dérobe…on sent déjà ça à l’école…on les voit, on les reconnaît ceux-la, les boiteux de la cervelle… à peine arrivés qu’ils se sont déjà barrés…ils ne laissent même pas de trace, un mauvais souvenir parfois pour l’instituteur…mais voilà, ils ont basculé dans d’autres mondes…

POUM : je confirme Pat, on dégage, il me fait peur...

LA CHÔME : Taratata fillette ! Dans la bascule des évènements, je pèse plus lourd que vous deux réunis  ! Je vous tiens dans mon jeu à présent  ! Oh! un p’tit valet de carreau, et une dame de pique un peu émoussée à sa pointe …mais faisons aimablement connais-sance à toutes fins utiles. Commençons par moi-même. J’ai l’honneur d’être connu sous le titre de La Chôme, roi de mon état, demandeur d’emploi chronique, mais absolument vierge de toute servitude. Quand leur petit monde là-bas, joue les utilités et se perd à nommer des reines de beauté, moi je claironne mon auguste présence d’inactif absolu dans toutes les salles d’attente du monde du tra-tra-travail, comme vous dites délicieuse-ment, monsieur le petit valet de carreau. Et ce n’est pas sans effort qu’on dirige un peuple, croyez moi. Il est vrai que j’ai joui et hérité de nombreux privilèges. J’ai par bonheur, raté de peu une enfance heureuse et me suis vigoureusement épanoui dans une adolescence calamiteuse. L’âge adulte a été entièrement consacré à ma noble mission  : l’échappée belle, l’échappée à l’embauche intempestive de l’après grande guerre, au recrutement massif de l’industrie automobile des années folles, à la déferlante des titularisations des trente glorieuses. Aucun objet utilisable n’est jamais sorti de mes mains, pas une idée constructive de ma pensée, je le jure !…Vous me croyez un peu dérangé, n’est ce pas, si, si, je comprends…

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PAT : Non, pas le moins du monde! Poum et moi, (elle s’appelle comme ça) on fait parfois des concours de dérangement. Vous savez quand on tombe sur un «  la ligne de votre cor-respondant est temporairement indisponible  »...on a réfléchi à cette idée  : artistes de l’in-disponible !…

POUM : (rigolant et mimant un coup de téléphone)… «désolés, on peut pas…ah! là ça va pas être possible…Ouh  ! lala  ! y a pas moyen !…là, tout de suite, je regrette, j’ai un truc à faire…» (sérieuse Vous imaginez, on s’est fait des tas d’amis  !…moi, je crois que vous êtes, seigneur La Chôme, en léger dérangement…mais bon, je dis ça, je dis rien  !

La Chôme se lève, et avec une élégance très…encombrée, esquisse devant eux quelques pas de danse classique….

LA CHÔME  : et voilà le travail  ! Si je puis dire…j’ai écrit le mot «  travail  » dans l’annonce en quelque sorte, pour appâter l’inactif, le vrai...l’inactif, il peut pas résister, il cherche son contraire comme la vie cherche la mort...il est tout dans cette tension, il fouine en direction de son malheur…l’honnêteté eût dû me conduire à parler de partenaire. En effet, je cher-che des partenaires, évidemment pas des collaborateurs, ça tombe sous le sens...

PAT : Mon inquiétude viendrait moins des mots que vous utilisez que des mouvements que vous faites…pure dépense d’énergie sans but ou agitation aléatoire conformément à votre vocation  ?

LA CHÔME : (précieux) ...Danse de Roi, petit valet, danse de Roi et roi de cœur (il s’inter-rompt, brutalement sérieux)...je me suis aperçu avec effroi, que je n’avais pas de

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Cour….imaginez un monarque sans courtisan, c’est l’entreprise sans le profit  : une contra-dictio in terminis, un couteau sans lame auquel manque le manche, autant dire: rien…

POUM : ...ce qu’on doit faire, c’est courtisan et courtisane  ? ...Autrement dit vous vous lancez dans la Maison Close et nous on serait en quelque sorte le matériel de base  ? (dés-espérée) ....C’est comme ça qu’on finit au bout de la nuit, dans le petit commerce dou-teux…alors là, m’sieur la chôme, je crois qu’il y a erreur...si je passe pas mal de temps au lit, c’est par pur effet de paresse et d’abandon.... pas autre chose…

PAT : (énervé)...pourquoi faut-il toujours que je tombe sur des coups tordus?... Désolé, si vous croyez qu’on est tellement des bons à rien, que moins que rien ça nous irait, là vous déraillez, Seigneur de la Chôme. Excusez, mais j’ai une de ces envies d’aller rien faire ailleurs qui me prend là....que je dois y aller d’urgence…tu viens, Poum ?

LA CHÔME : (les arrêtant)...Formidable !…je ne pouvais rêver mieux…formidable, j’vous garde !…

PAT : Non, terminé, on est partis...

LA CHÔME : Non, au contraire, vous avez passé l’épreuve avec succès !  Parfois l’inactif cède au dernier moment, devant les délices du jardin de la soumission. Ne rien faire ne suf-fit plus, il veut devenir un objet flottant au gré des volontés, ballotté de ci de là, d’une main à l’autre, d’un bras à un autre…c’est ce qui, pernicieusement, le guette…vous n’êtes pas

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de ceux qui se commerce le corps et la dignité…bravo !…je peux désormais vous expli-quer réellement mon projet…

POUM : dernière tentative, votre Altesse !…

LA CHÔME : bien entendu, cette fois plus de piège (il s’installe solennellement)…Je viens d’acheter par correspondance quelques centaines de kilomètres carrés en Patagonie, vous savez, tout en bas, en bas des Amériques…vraiment une affaire…un petit héritage in-attendu et c’est conclu…voilà le titre de propriété (il montre de vieux papiers froissés)…il est rédigé dans la langue des indiens guanamos, c’est carré ! J’ai alors pu mettre en route la machine…tout est prêt…il ne manquait que vous… (il se tait un instant pour accentuer ses effets)...mes amis, je vais reconstituer le jardin d’Eden dans mon nouveau territoire, le pays des hommes innocents, avant la chute dans la connaissance et le travail…j’ai bien re-lu les textes, il est temps de tout remettre à zéro, au zéro des temps cosmiques, avant l’in-vention du boulot.

Et pour ça, n’ayant par lassitude pas pris la peine de m’assurer une descendance et n’étant pas très sûr de mes capacités actuelles, je me suis mis à la recherche du couple primitif de mon nouveau jardin …mais il me les fallait parfaits, jamais souillés par la servi-tude du travail, sachant s’allonger dans les espaces infinis du rien-faire, et attirés par au-cun des vils commerce que l’oisiveté parfois suscite…vous êtes là, c’est parfait, vous êtes p a r f a i t s … PAT : mais ça nous conduit où votre histoire, vous voulez quoi et qu’est-ce qu’on a en échange  ?

LA CHÔME : Ça vous conduit d’abord sur un rafiot loué par mes soins. Faut pas se pres-ser, la traversée sera longue, on a tout le temps de déguster. Puis là-bas, deux trois jours

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en camion, une petite semaine à dos de mulet avec les indiens et nous voilà aux portes du…j’ose à peine prononcer le nom ineffable…

Ils ont tous trois les yeux fermés, le sourire aux lèvres, l’esprit là-bas…(pendant les répli-ques suivantes où ils rêvent)

POUM : …le Paradis !…

PAT : …on pourra faire pousser des trucs…des digitales ombrées, des crocus malins, des fortisia hallucinis, et encore d’autres, partout !…

POUM : les levers de soleil sur le Pacifique…l’écume irisée des vagues, les herbes hautes qui caressent les jambes…

LA   CHÔME  : (aux anges) …faudra pas oublier les p’tites laines, fais frais la nuit…

POUM: et on fera…

LA CHÔME…rien…

PAT: …rien…

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LA CHÔME  : enfin, si...juste des enfants...je veux dire: vous deux...faudra faire un peuple, une humanité nouvelle, ça sera votre contribution à la re-fondation du monde…

PAT: : imagine en plus qu’on soit intelligent…

POUM : on interdirait l’argent, le pouvoir

LA CHÔME : et pour pas qu’on s’ennuie, je vous raconterai des histoires, le soir, des histoi-res du monde d’avant. ..

Ils ouvrent les yeux et restent un moment silencieux…La Chôme enlève sa couronne, pas fi e r d e l u i  ; l e s d e u x a u t r e s l e r e g a r d e n t g e n t i m e n t … LA CHÔME …bon, faut que j’aille voir l’assistante sociale, pour les loyers de retard…si vous repassez par là, hésitez pas les petits, je vous ai trouvé bien…allez salut…

il sort. Silence long. Pat et Poum ont du mal à émerger...

POUM : ta mère va bien nous inviter à manger?

PAT : probable, Poum, bien probable…

POUM : allez on bouge....

Ils sortent

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P’tit ClanPIÈCE 5

Un homme rentre chez lui, il sort de son travail, lit un livre ou le journal, métro, bus, un peu de marche, quelques courses au supermarché pour la soirée. Un très jeune homme le suit depuis le début, obscur, un sac sur le dos, silencieux restant toujours à distance…

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Arrêtez de me suivre, d’accord? Je ne sais pas qui vous êtes et je m’en moque. Je ne vous donnerai rien…

P’TIT CLAN : …

L’homme repart, l’autre le suit à nouveau. L’homme s’arrête encore...

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Arrête de me suivre, d’accord ? Je ne sais pas qui tu es… (ils se regardent, le jeune homme ne dit rien)...en plus il comprend rien...allez ouste du vent, dégage !…

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P’TIT CLAN : ( avec un fort accent)...M’appelle P’tit Clan, M’sieur...pas sourd..même un nom ! P’tit Clan !.. m’sieur !…

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Tant mieux pour toi, bonhomme Tiquan ou j’sais pas quoi...mais chez nous, on suit pas les gens sans raison ou alors c’en est de mauvaises... et je vais aller droit au poste si tu continues ton manège !...

P’TIT CLAN : Avez pas la tête à faire ça... suis sûr !...l’habitude des visages de chez vous... mon nom, c’est P’tit Clan ou Clandé-trois pommes, à cause de la taille , et que suis arrivé chez vous, vot’pays, pour l’asile

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Je suis fatigué, alors c’est pas la peine d’essayer avec les sentiments. Je connais cette ville et tous les traquenards dans ton genre. Tu veux de l’argent !...ça se termine toujours ainsi dans mon «  chez moi  », dont tu parles. Ecouter quelqu’un, lui parler, c’est accepter de marchander avec lui et de traduire ça en billets…même ta misère est en vente libre… laisse-moi au moins oublier ça, quand je marche pour rentrer chez moi !

P’TIT CLAN : Demande rien, Monsieur-qui-marche, demande rien !..Mais marcher derrière quelqu’un qui rentre, c’est comme rentrer aussi dans un chez soi...seule différence, c’est juste le bout du chemin, pas le chemin...

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : (souriant)...Il m’arrive de faire comme toi parfois, mais c’est pour suivre une jolie fille, comme ça, de loin, pendant un moment... Mais le jeu

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n’est pas le même, elle ne doit surtout pas s’en apercevoir et s’en effrayer…autant te dire que son chez elle, il est jamais au bout de ma promenade !…Une terrasse de café, une porte cochère dans une petite rue, une boutique, un taxi…Ma compagnie s’arrête là, à des années-lumière de son lit….

P’TIT CLAN (s’approche)...voudrais juste un renseignement, pas plus, M’sieur-qui-mar-che…

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Ecoute, les Centres d’hébergement, je sais pas où ils sont, pas plus que la cantine de la Soupe Populaire...j’ai pas la fibre sociale, ma propre merde me comble suffisamment...

P’TIT CLAN : Non, non, voudrais juste savoir si…si mon corps sent encore le poisson  ?

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Ça va pas  ?! il veut que je lui dise s’il pue  ! On ne l’avait encore jamais faite, celle là, dans cette saloperie de rue…

P’TIT CLAN : Explique  : fait le voyage dans camions de sardines depuis le pays, là bas. Sept nuits de camion en camion...une fois seulement des maquereaux, dans la glace mais quand même, l’odeur…depuis, ça colle sur la peau...frotter fort tous les matins à faire sai-gner, mais arrive pas à faire partir…tu peux sentir et dire  ?

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : ( il soupire, et s’approche pour sentir, renifle d’un peu loin, il sourit un peu gêné)... Non tu sens plutôt l’homme…rien de dramatique. Je dois

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pas faire mieux à cette heure ci... mais je vais pas te demander de le vérifier, si tu per-mets…

P’TIT CLAN : Parti depuis des mois, et toujours cette puanteur dans le nez...finira peut-être avec le retour du bonheur ici…

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Ici  ? tu peux toujours attendre  !

P’TIT CLAN : Ah pas vrai! Monsieur qui veux tout garder pour lui  ! Pas vrai  ! Arrivé ici, fait la connaissance d’un p’tit gamin de mon pays...quatorze ans à peine, venu seul à l’âge de huit ans dans mêmes camions que moi...eh bien, avait du bonheur plein les poches, en paquet avec des élastiques autour, à boire des verres au café et plein de rendez-vous avec tout le monde  ! M’a expliqué le truc  ! Habité chez beaucoup de gens, comme ça en cachette des uniformes, dans les caves des maisons, petits travaux, petits services et hop  ! Ses parents croient qu’il est mort dans la traversée…

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Je crois pas cette histoire, un gamin seul dans cette jungle...!

P’TIT CLAN : Y a des gens qui aident parfois... un lit qui reste dans coin d’une chambre inoccupée, assiette de trop au fond de la marmite...ça pas bien compliqué à ceux-là… (un temps)... la nuit commence à venir, aime pas la nuit et surtout pas les vôtres, vous man-que des étoiles par ici...

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L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Non, mais tu t’es foutu de ma gueule avec tes «  de-mande rien à M’sieur qui marche  » ! t’avais flairé le pigeon…!

P’TIT CLAN : désolé ! au début, on sait jamais à qui on a affaire...pas mal gens glauques qui traînent par là...commence par faire le bourricot, ça les fait sortir du bois...enfin suis pas sûr que proverbe existe chez vous…

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Tu vois, j’avais raison, t’es quand même un arna-queur  !

P’TIT CLAN : Mais non, te jure que tout ce que t’ai dit est vrai  : camions, sardines et pu-tain d’odeur...même gamin, l’existe du côté des Cités là haut..., P’tit Clan, son nom à lui, ai emprunté, y me plaît, y me va bien. Et les nuits, en ai vraiment peur chez vous...Viens des Comores.

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Tu crois que mes nuits ne me font pas peur à moi  ? Si je rentre chez moi à pied, c’est pour y arriver moins vite, pas par goût de la marche…

P’TIT CLAN : Moi, aurais jamais dû arriver, pas eu de chance, bateau a pas coulé dans le détroit…

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Bon là, on est parti pour aller pleurnicher dans le fond d’un bar, très, très bas au fond…( il hésite, regarde le garçon)...alors tu t’amènes à la maison, y me reste du jambon …

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P’TIT CLAN : suis musulman, fais pas l’imbécile  !

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Oh  ! merde, en plus il est compliqué !

P’TIT CLAN : Et te jure, deux trois nuits, pas plus, le temps de…enfin tu vois, veux pas m’incruster, mais la nuit…au fait bien sûr pour odeur de sardine  ?

L’HOMME QUI RENTRE CHEZ LUI : Fais pas chier, bouge  !

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