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Philosophie antique Problèmes, Renaissances, Usages 8 | 2008 Les anciens sophistes Un monde sans pitié Platon à l’école de Thrasymaque de Chalcédoine Arnaud Macé Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/philosant/4510 DOI : 10.4000/philosant.4510 ISSN : 2648-2789 Éditeur Éditions Vrin Édition imprimée Date de publication : 3 décembre 2008 Pagination : 33-60 ISBN : 978-2-7574-0076-0 ISSN : 1634-4561 Référence électronique Arnaud Macé, « Un monde sans pitié », Philosophie antique [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 01 juillet 2021, consulté le 01 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/philosant/4510 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/philosant.4510 La revue Philosophie antique est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modication 4.0 International.

Platon à l’école de Thrasymaque de Chalcédoine

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Page 1: Platon à l’école de Thrasymaque de Chalcédoine

Philosophie antiqueProblèmes, Renaissances, Usages 8 | 2008Les anciens sophistes

Un monde sans pitiéPlaton à l’école de Thrasymaque de Chalcédoine

Arnaud Macé

Édition électroniqueURL : https://journals.openedition.org/philosant/4510DOI : 10.4000/philosant.4510ISSN : 2648-2789

ÉditeurÉditions Vrin

Édition impriméeDate de publication : 3 décembre 2008Pagination : 33-60ISBN : 978-2-7574-0076-0ISSN : 1634-4561

Référence électroniqueArnaud Macé, « Un monde sans pitié », Philosophie antique [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 01 juillet2021, consulté le 01 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/philosant/4510 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosant.4510

La revue Philosophie antique est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative CommonsAttribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

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Philosophie antique, n° 8 (2008), 33-60

UN MONDE SANS PITIÉ : PLATON À L’ÉCOLE DE THRASYMAQUE DE CHALCÉDOINE Arnaud MACÉ Université de Franche-Comté

RÉSUMÉ. La présente étude vise à tirer du témoignage platonicien la plus large information positive sur le maître de rhétorique Thrasymaque de Chalcédoine. Il s’agit en particulier d’établir la cohérence entre le propos tenu sur Thrasymaque dans le contexte de la présentation de l’histoire de la rhétorique dans le Phèdre et les propos prêtés au personnage de Thrasymaque au premier livre de la République. On avance que les thèses politiques du personnage fictif reflètent une conception de l’art oratoire fondée sur la production d’affections chez l’auditeur, en particulier de la pitié : la description des situations politiques doit faire appa-raître en toute circonstance la position peu enviable du dominé, afin de justifier la plainte. Ce résultat est confirmé par la confrontation aux fragments restants de l’œuvre de Thrasymaque. On en tire dès lors une conclusion sur l’influence du Thrasymaque historique sur Platon : si le philosophe abandonne la rhéto-rique émotionnelle de l’orateur, il en conserve et en amplifie le pessimisme.

SUMMARY. The aim of this paper is to draw on Platonic evidence as much positive information as possible about the rhetoric teacher Thrasymachus of Chalcedon. It is more specifically claimed that there is a consistency between what is said of Thrasymachus in the Phaedrus, as part of an outline of the history of rhetoric, on the one hand, and the words attributed to the character of Thrasymachus in Republic I, on the other hand : the political ideas of the character correspond to a conception of oratory based on generating affects, especially pity, in the audience : any account of a political situation has to show the unenviable position of the dominated in order to justify the complaint. This claim is confirmed by a comparison with the extant fragments of Thrasymachus’ works. A conclusion is also drawn in relation to the influence of the historical Thrasymachus on Plato : although the philosopher discards the emo-tional oratory of Thrasymachus, he keeps and even further emphasizes his pessimism.

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La présente étude vise à tirer du témoignage platonicien la plus large information positive sur le maître de rhétorique Thrasymaque de Chal-cédoine, vraisemblablement actif dans le dernier tiers du Ve siècle1. On a bien raison de se prémunir contre le risque de prendre pour argent comptant les références aux auteurs préplatoniciens que l’on trouve chez Platon et Aristote, et d’opposer un scepticisme salutaire aux reconstruc-tions les plus spéculatives de ces œuvres le plus souvent perdues2. En ce qui concerne plus particulièrement Platon, on mesure depuis bien long-temps la difficulté de faire usage des dialogues comme source pour la connaissance des auteurs qui l’ont précédé, dans quelque domaine que ce soit3. Le problème est souvent le même, et le cas de Thrasymaque en est emblématique : d’une part, Platon constitue souvent le témoin chronolo-giquement le plus proche de la source4 et par ailleurs le plus substantiel5 que nous ayons sur l’auteur, et d’autre part, la nature du texte platonicien,

1. Nous plaçons Thrasymaque dans la génération de Thucydide (né autour de 460).

Sur ce point voyez les notes qui accompagnent notre traduction des témoignages et fragments de Thrasymaque dans l’édition GF-Flammarion des sophistes (à paraître), en particulier la note 1. Dans la suite nous citons cette traduction, en indiquant la numéro-tation de l’édition GF-Flammarion, suivie de la numérotation Diels-Kranz et Unter-steiner [abrégés désormais en DK et U, respectivement], lorsque le texte concerné se trouve aussi dans ces éditions.

2. Un modèle de ce sain scepticisme serait par exemple la mise au point de Brisson 2002.

3. C’est là une question souvent débattue depuis la fin du XIXe siècle, notamment depuis Zeller 1892, p. 165-184 ; pour une bibliographie plus récente, voir Dixsaut & Brancacci 2002.

4. C’est bien encore le cas pour Thrasymaque. Le jeune Platon a pu être contem-porain de Thrasymaque, et il est, si l’on excepte un témoignage d’Aristophane (450 ? – 485 ?) susceptible d’être discuté (Les Convives, fragment 198, 1-10 = Thrasymaque 4 [= A4 DK/U]), notre plus ancien témoin de l’œuvre et de la vie de Thrasymaque. Aristophane, Platon et Aristote sont les seuls témoins pré-hellénistiques que nous ayons.

5. Le témoignage platonicien occupe la plus grande partie du chapitre Thrasymaque dans toute édition contemporaine des sophistes.

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mettant en scène des discours qu’il intègre à une construction théorique originale, rend souvent problématique son usage immédiat comme source historique.

On aura vite fait de faire disparaître la question avec la difficulté, et de renoncer à toute reconstruction positive, en considérant qu’il ne nous reste plus qu’une création platonicienne de Thrasymaque comme des autres sophistes. C’est pourtant là une perspective qui fausse notre regard sur Platon lui-même. La créativité de la forme littéraire qui est la sienne, si elle nous oblige à une lecture subtile de son dispositif, n’em-pêche pas qu’il faille, pour lui rendre justice, entendre aussi qu’elle a l’am-bition de tenir un propos sur son temps et sur ses contemporains. Platon, en créant un personnage de Thrasymaque, a quelque chose à dire d’une figure de l’Athènes du Ve siècle son temps, de la pratique et des discours qui furent les siens. Il serait tout de même paradoxal que l’allé-gation d’une plus grande rigueur historique sur l’évaluation des sources ait pour résultat de nous soustraire à la tâche, difficile et certes incertaine – mais quelle tâche historique ne l’est pas ? –, de reconstruire les pensées du Ve siècle avec les témoignages qui nous sont parvenus, y compris celui de Platon6.

D’autre part, si Platon représente souvent une grande partie des té-moignages les plus anciens, il n’est pas notre seule voie d’accès, et si nous ne sommes pas riches en fragments qui nous renseignent sur l’œuvre d’un auteur préplatonicien indépendamment du témoignage platonicien, nous n’en sommes pas non plus tout à fait démunis. Il convient en général d’exploiter de la manière la plus minutieuse cette donnée exté-rieure, en la recontextualisant au sein des faits et discours de son temps, afin d’obtenir un étalon de mesure de la modification que Platon fait subir aux discours de l’auteur qu’il met en scène. Nous pouvons dire des choses du Thrasymaque historique, de ses opinions et de sa politique, indépendamment de Platon7. En mesurant le geste platonicien à cette aune, nous redonnons à celui-ci sa signification de fait historique, c’est-à-dire sa relativité, sa qualité de point de vue situé, sa spécificité d’inter-vention philosophique au sein des faits et discours de l’époque. Nous apprenons aussi ce que Platon a retiré pour lui-même de ces auteurs avec lesquels il a tant voulu se confronter.

6. Voyez Constantopoulos 1959, qui utilise les dialogues comme source pour l’étude

du droit positif et des théories juridiques de Calliclès, Thrasymaque ou Protagoras. Voir aussi l’article de Döring 1993, dans lequel l’auteur confronte la présentation platonicienne des doctrines de Thrasymaque et de Protagoras au contexte historique pour en sonder la crédibilité.

7. Sur ce point, voir dans ce numéro l’article de Mauro Bonazzi.

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Platon mentionne Thrasymaque dans deux contextes différents : l’un au sein du tableau de l’art oratoire qu’il présente dans le Phèdre, l’autre au seuil de la République et au sein d’un débat sur la définition de la justice. Les deux témoignages ont une valeur différente eu égard à la question historique : dans le Phèdre, Socrate émet un jugement sur les orateurs du Ve siècle et, parmi eux, sur Thrasymaque ; dans la République, Platon donne vie à un personnage de Thrasymaque qui vit dès lors une exis-tence fictionnelle autonome. Si ce dernier procédé n’est pas sans rapport au réel, puisque ce portrait de Thrasymaque doit convaincre un lectorat qui est en âge, comme Platon, d’avoir connu ou entendu Thrasymaque, il ne l’est pas de manière aussi directe que le discours du Phèdre. La ques-tion du rapport entre ces deux portraits est donc une étape clef dans l’examen du problème du rapport entre Platon et Thrasymaque.

1. Thrasymaque au sein de l’histoire de la rhétorique (Phèd re).

Platon est l’une des sources des histoires de la rhétorique classique qui nous sont parvenues, tradition au sein de laquelle Thrasymaque tient une bonne place. Aristote et Théophraste sont vraisemblablement la source principale des histoires ultérieures de la rhétorique, notamment celle de Denys d’Halicarnasse. Pour résumer les choses, Thrasymaque est présenté par Aristote comme l’un des fondateurs de l’art oratoire, après Tisias et avant Théodore8, comme un orateur dont la combativité était un trait proverbial9, qui maniait avec succès la métaphore10, qui le pre-mier avait développé un souci pour le rythme en prose, maniant le péan, même s’il n’a pas nommé lui-même son invention11, et avait essayé de théoriser la question du « jeu » de l’orateur et de ses effets sur l’audi-toire12. La place de Thrasymaque dans l’histoire du style est plus marquée encore chez Denys d’Halicarnasse et chez Cicéron : il en ressort l’image d’un Thrasymaque inventeur d’un style en prose ramassé et élégant13, intermédiaire entre le style poétique et ornemental de Gorgias et la prose naturelle de Lysias, plus proche de la langue ordinaire14, déployant selon le goût des uns (Denys) un heureux mélange, celui d’un style déjà périodique mais encore compact, et selon celui des autres, davantage épris d’amples périodes (Cicéron), un style encore trop concis et trop

8. Soph. El. 183b28-34 = Thrasymaque 2 = 85A2 DK/U. 9. Rhet. II, 23, 1400b19-23 = Thrasymaque 6 = 85A6 DK/U. 10. Rhet. III, 11, 1413a5-11 = Thrasymaque 5 = 85A5 DK/U. 11. Rhet. III, 8, 1408b32-1409a6 = Thrasymaque 11 = 85A11 DK/U. 12. Rhet. III, 1, 1403b35-1404a15 = Thrasymaque 15 = 85B5 DK/U. 13. Denys d’Halicarnasse, Is. 20, 4-23 = Thrasymaque 13 = 85A13 DK/U. 14. Denys d’Halicarnasse, Dem. 3, 1-55 = Thrasymaque 26 = 85B1 DK/U.

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proche de celui de Gorgias15. Platon, avant Aristote et Théophraste, a proposé dans le Phèdre une présentation de l’art oratoire du siècle pré-cédent et du début du IVe. Le philosophe athénien oppose la rhétorique telle qu’elle existe dans la pratique et les manuels des orateurs à l’art de parler tel qu’il pourrait être s’il était véritablement philosophique, c’est-à-dire dialectique ; pour ce faire, il présente les grands noms de l’art ora-toire, les titres de leurs manuels, les procédés dont chacun a fait trou-vaille (266d-268a). Thrasymaque fait partie des tout premiers noms évoqués.

Maintenant, dis-moi comment il faut appeler ceux qui s’instruisent auprès de toi ou de Lysias. Cet apprentissage n’est-il pas celui de cet art des discours dont l’usage a rendu Thrasymaque et d’autres encore eux-mêmes habiles à parler, et capables d’en rendre d’autres tels à leur tour, ceux qui consentaient à leur porter des présents comme à des rois16 ?

Platon présente Thrasymaque comme un des premiers maîtres de rhétorique célèbres à l’époque où Socrate s’entretient avec Phèdre du dis-cours de Lysias : voilà qui semble confirmer encore, contre Denys et en faveur d’Aristote, l’idée que Thrasymaque est plus ancien que Lysias17. La présentation de l’art oratoire suit la tripartition des parties du discours, des styles et de l’action du discours sur les âmes. Thrasymaque ne sera plus mentionné dans le reste de cette présentation en rapport avec les deux premières catégories, ce qui semble aller à l’encontre de la place que les histoires ultérieures lui attribueront dans ce domaine. Pourtant, si l’on considère que ces auteurs ultérieurs ont fait de Thrasymaque l’initiateur d’un style de transition, cela n’est peut-être pas incompatible avec le fait que Platon ait estimé qu’il avait fourni sa contribution la plus originale à l’art oratoire dans un autre domaine18. Toujours est-il que ce qui frappe le plus, chez Thrasymaque, c’est une propriété qui relève du troisième et dernier élément.

À dire vrai, pour les discours qui font pleurer, lorsque c’est sur la vieil-lesse et sur la pauvreté qu’on les traîne, celui qui est passé maître en cet art, c’est, me semble-t-il, le puissant Chalcédonien. Homme qui n’eut pas son pareil à la fois pour mettre les foules en fureur, puis pour, à l’inverse,

15. Cicéron, Or. XII, 39-XIII, 40 = Thrasymaque 12 = 85A12 DK/U. 16. Platon, Phaedr. 266c1-5 (nous traduisons) = Thrasymaque 9. 17. Voir la note 3 à Thrasymaque 3. 18. Ou bien l’histoire de cette évolution du style est encore hors d’atteinte d’un

Platon qui y appartient lui-même : il fera du reste partie des histoires proposées par ses successeurs, ainsi comme héritier, avec Thucydide, des innovations thrasymachéennes, selon Denys d’Halicarnasse (Dem. 3, 1-55 = Thrasymaque 26 = 85B1 DK/U).

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apaiser cette fureur par enchantement, grâce à des incantations (ejpav/dwn), selon son expression. Il excelle aussi bien à la calomnie qu’à la destruc-tion de la calomnie, quel que soit le motif19.

Voilà donc l’attribution par Platon d’une conception psychagogique de la rhétorique à Thrasymaque, qui sera aussi évoquée par Aristote20. Cette puissance de la rhétorique sur les affections des âmes rapproche Thrasymaque de Gorgias. Ce dernier, dans l’Éloge d’Hélène (§ 8-13), at-tribue justement au discours la puissance de faire naître et disparaître le chagrin et le plaisir dans les âmes, au moyen d’incantations lui aussi : il s’agit d’« incantations inspirées des dieux au moyen de discours (aiJ ga;r e[nqeoi dia; lovgwn ejpw/dai;) » (§ 13). Gorgias poursuit, au paragraphe 14, en mesurant cette puissance quasi magique du discours à celle des remèdes et des drogues sur le corps, analogie qui est absente dans ce qui nous reste de Thrasymaque. Hermias, dans ses scolies sur le Phèdre, a commenté l’expression « le puissant Chalcédonien » de la manière sui-vante :

Le Chalcédonien, il s’agit de Thrasymaque. Il a enseigné les choses suivantes : il faut mener le jury du tribunal au chagrin et implorer sa pitié en se lamentant sur son âge, sa pauvreté, ses enfants et toutes les choses de ce genre. - « Puissant », dit-il donc, peut-être parce que Thrasymaque développe ces choses mêmes en vue de la puissance du discours, ou peut-être parce qu’il a dit dans un de ces discours quelque chose de tel que ceci : « les dieux ne considèrent pas les affaires humaines, sinon ils n’auraient pas négligé la justice, le plus grand des biens aux yeux des hommes ; or nous voyons que les hommes ne font pas usage de celle-ci21. »

Notons bien les précisions d’Hermias quant aux situations particuliè-rement prisées par Thrasymaque pour exciter la pitié – telle serait donc la « puissance » de Thrasymaque : savoir se plaindre de son âge, de sa pau-vreté, de ses enfants, etc., et ainsi faire pleurer le jury. La puissance tien-drait peut-être aussi, précise Hermias, aux sentences percutantes qu’ap-paremment Thrasymaque aimait prononcer : Platon, selon Hermias, pense à de telles phrases lorsqu’il appelle Thrasymaque « puissant ». Tout cela est assez cohérent : pour attirer la pitié de l’auditoire, le Chalcédo-nien est habile à peindre des tableaux absolument désespérants, ainsi celui de la situation lamentable de l’homme abandonné des dieux, vivant

19. Platon, Phaedr. 267c7-d2 (trad. Brisson) = Thrasymaque 28 = 85B6 DK/U. 20. Aristote, Rhet. III, 1, 1403b35-1404a15 = Thrasymaque 15 = 85B5 DK/U. 21. Hermias, In Platonis Phaedrum schol. 239, 18-24 Couvreur = Thrasymaque 29

= 85B6 et B8 DK/U.

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sans le secours de la justice qu’il semble pourtant priser tant22. Nous revenons à propos de la République sur cette dimension de la rhétorique thrasymachéenne.

Une fois présenté l’art oratoire, Socrate passe à une phase critique, qui procède à la manière inductive habituelle, c’est-à-dire par comparai-son avec un ou plusieurs autres arts (268a-269d), et établit que les ora-teurs et les maîtres de rhétorique ne possèdent pas l’art de parler ; il reste dès lors à exposer en quoi consisterait cet art véritable (269e-274b). La deuxième mention de Thrasymaque survient à la fin de la phase critique :

Avoir la capacité, Phèdre, de devenir un orateur accompli, il est probable, sans doute même nécessaire, que cela soit comme pour tout : s’il est dans ta nature d’être éloquent, tu seras un orateur respecté, si tu adjoins à cela la science et l’exercice. Mais s’il te manque l’une de ces choses, pour cette raison tu ne seras pas accompli. Or, pour ce qui concerne cet art, la voie sur laquelle Lysias et Thrasymaque se sont engagés ne me semble pas révéler la méthode à suivre23.

Socrate expose maintenant ce que serait le véritable art oratoire fondé sur la dialectique et repousse les représentants de l’art oratoire tel qu’il est pratiqué, en affirmant qu’ils ne connaissent pas l’art véritable de parler : ils n’en possèdent que le préambule, à l’instar de l’auxiliaire du médecin ou du dramaturge, c’est-à-dire celui qui saurait accomplir les gestes du spécialiste, sans pour autant savoir à quel moment et en relation à quoi il est bon de les accomplir24. Les orateurs comme Thrasymaque ont décou-vert des procédés, mais il leur manque la connaissance du sujet sur lequel ces procédés ont un effet, à savoir l’âme des hommes – de même qu’un médecin connaît la nature du corps. Une autre mention de Thrasymaque confirme ce point :

Il est donc évident que Thrasymaque, ou tout autre qui aurait sérieuse-ment entrepris d’enseigner l’art oratoire, commencerait par peindre l’âme avec la plus grande précision et par faire voir si elle est, par nature, une et

22. Nous sommes tout à fait en accord, contre une majorité de commentateurs, avec

l’interprétation non moralisante de ce fragment par M. Bonazzi (voir son article dans ce numéro). Thrasymaque ne crie pas son désespoir, pas plus qu’il ne dit en première per-sonne que la justice est pour lui le plus grand des biens : il énonce froidement et préci-sément la situation lamentable des hommes, privés de ce qu’ils prisent au plus haut point. Nous ajouterons que la froideur de l’énonciation n’empêche pas l’éveil de la pitié en nous, bien au contraire.

23. Platon, Phaedr. 269d2-8 = Thrasymaque 17a = A12b U. 24. Pour une description plus complète de cette argumentation, voir Macé 2006,

p. 159-163.

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homogène, ou si elle est multiforme, à la manière d’une forme corporelle. C’est cela, en effet, que nous appelons la nature d’une chose25.

Voilà le fondement d’un art oratoire véritable, dont Thrasymaque aurait été dépourvu. Une telle enquête devrait au contraire permettre de déterminer pour chaque chose ce qu’elle est capable, en fonction de sa nature, de faire et de subir26. Voilà la spéculation sur la nature qui serait seule en mesure de fonder un véritable art rhétorique, en étudiant la nature de ce qui en constitue l’objet. Si Thrasymaque peut être comparé à l’auxiliaire du médecin ou du poète, s’il ne sait pas quand accomplir le geste de l’expert véritable – quand et à qui faire une saignée ; quand faire une scène grandiose, une scène émouvante – , c’est parce qu’il ignore avant tout une chose, à savoir la nature du patient et de l’ordre propre à celui-ci (la santé dans le corps, le tout de l’œuvre). Il sait faire pleurer et se réjouir les âmes, mais ne sait pas quand et à quel propos cela est bon ou mauvais pour elles. Comme l’orateur du Gorgias, il flatte ou afflige sans connaître les effets de son action sur les âmes.

Le Phèdre livre donc un jugement sur le Thrasymaque historique : qu’il soit juste ou non, ce jugement s’adresse à la pratique réelle de Thrasy-maque, que les lecteurs de Platon sont en mesure de connaître par eux-mêmes. La compatibilité de ce portrait avec celui de la République est donc un point important en vue de poser la question du rapport entre celui-ci et l’œuvre du Thrasymaque historique.

2. La question de la cohérence de la position attribuée à Thrasymaque dans la Républ ique

Nous nous rendîmes donc chez Polémarque, et nous rencontrâmes là Lysias et Euthydème, les frères de Polémarque, mais encore Thrasy-maque de Chalcédoine et Charmantide de Pæania, et Clitophon, fils d’Aristonyme. Se trouvait là aussi Céphale, le père de Polémarque. Il me parut avoir beaucoup vieilli. Cela faisait longtemps en effet que je ne l’avais vu27.

Si la rencontre mise en scène par la République a lieu au début des années vingt28 et celle du Phèdre au début des années dix29, il est cohérent que le jeune maître de rhétorique (peut-être est-il chez Céphale pour donner des leçons à un Lysias adolescent ?) plein de fougue de la

25. Platon, Phaedr. 271a4-8 = Thrasymaque 17b = A12a U. 26. Pour une description de ce type de savoir, voyez Phaed. 95e-99d. 27. Platon, Resp. 328b4-c1 = Thrasymaque 10. 28. Voir sur ce point notre note 10 à Thrasymaque 10. 29. Voir les précisions de Brisson 1989, dans l’introduction à sa traduction, p. 32 sqq.

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République soit devenu dans le Phèdre une référence obligée de l’art oratoire, auteur d’un certain nombre d’œuvres bien connues. Clitophon, qui se réclame aussi de Thrasymaque dans le dialogue apocryphe qui porte son nom, défendra ardemment Thrasymaque, comme un fidèle disciple (340a2-c5) ; cet élément peut être valorisé pour rapprocher Thra-symaque des cercles oligarchiques hostiles à la démocratie30.

Le tempérament de Thrasymaque se manifeste bientôt, lorsqu’il ne parvient pas à se retenir d’intervenir dans la discussion. Socrate vient de faire admettre à Polémarque, qui défendait l’idée commune selon laquelle la justice consiste à rendre à chacun son dû – c’est à dire à l’ami du bien et à l’ennemi du mal –, que la justice ne pouvait inclure comme l’une de ses parties le fait de nuire à qui que ce soit (336a).

Thrasymaque quant à lui avait plusieurs fois entrepris, au beau milieu de notre conversation, de s’emparer de la parole, ce dont il avait été empê-ché par ses voisins, désireux de suivre le débat jusqu’au bout. Comme nous faisions une pause, au moment où je disais ces mots, il n’était plus en mesure de garder son calme : il se rassembla comme un animal et se jeta sur nous comme s’il voulait nous dépecer. Polémarque et moi, saisis par la peur, fûmes pris de panique. Lui, s’avançant au centre de l’assem-blée, s’exclama : quelles sont donc ces niaiseries que vous débitez depuis un petit moment, Socrate31 ?

Thrasymaque est pareil à une bête sauvage, à un lion : il est classique depuis Homère de comparer l’homme vigoureux qui se jette dans la bataille à un animal sauvage32. Il n’a pas échappé aux commentateurs que cette comparaison pouvait prendre dans la République une signification supplémentaire en faisant de Thrasymaque une personnification du thy-mos, de la partie ardente et irascible de l’âme qui sera isolée au livre IV33. Faisant irruption dans le débat, Thrasymaque va énoncer cinq thèses sur la justice. Au moins quatre types de questions ont été soulevées par les commentateurs à ce sujet : celle de la cohérence, celle de la nature, celle de la réfutation et celle de l’authenticité historique de ces thèses – le per-sonnage de Thrasymaque a-t-il une position cohérente qui s’exprime à

30. Voir l’article de M. Bonazzi dans ce numéro : au camp démocrate de Céphale et

de ses fils, qui seront victimes de l’oligarchie, la République opposerait Thrasymaque et Cli-tophon, adversaires de la démocratie.

31. Resp. I, 336b1-c1 = Thrasymaque 21a = 85A10 DK/U. 32. Voyez par exemple Il. XI, 383 et Od. XXIII, 48. 33. Wilson 1995 développe cette idée et y trouve un facteur supplémentaire d’unité

de la République.

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travers ses différentes thèses ou l’une d’elles34 ? Quelle est la nature de cette position35 ? Thrasymaque est-il ou non réfuté par Socrate ? Le per-sonnage de Thrasymaque défend-il des thèses qui pourraient-être celles du Thrasymaque historique36 ? Commençons par considérer les deux premières questions en lisant les textes adéquats.

Ecoute donc, dit-il. Je dis quant à moi, en effet, que le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort [1]. Et alors ? Tu n’applaudis pas ? Non, tu n’y consentiras pas. — C’est que, dis-je, j’aimerais d’abord com-prendre ce que tu dis. Voici comment pour l’instant je comprends : tu dis que le juste, c’est l’intérêt du plus fort. Et cela, cher Thrasymaque, com-ment donc l’entends-tu ? Tu ne veux en effet pas dire, je suppose, quel-que chose de la sorte : si Poulydamas, le lutteur, est plus fort que nous, et que son intérêt en vue de fortifier son corps, c’est la viande de bœuf, qu’une telle nourriture soit aussi, pour nous qui sommes moins forts que lui, notre intérêt et donc ce qui est juste ? — Es-tu donc sans honte, Socrate, dit-il, de t’emparer ainsi de l’argument et de lui nuire autant qu’il est possible ? — Mais ce n’est en rien ce que je fais, excellent homme, repris-je : dis plus clairement ce que tu veux dire. — Est-ce que tu ne sais pas, dit-il, que, parmi les cités, il y a celles qui sont des tyrannies, celles qui sont démocratiques et celles qui sont des monarchies ? — Comment ne le saurais-je pas ? — Est-ce cela qui dirige dans chaque cité, c’est bien le dirigeant ? — Tout à fait. — Chaque pouvoir établit les lois qui servent ses intérêts : la démocratie des lois démocratiques, la tyrannie des

34. En faveur de l’incohérence, voir par exemple Everson 1998. La position

cohérentiste est tout particulièrement illustrée par Kerferd 1976 [1947-1948] et prolongée par exemple par Neschke-Hentschke 1985 ; pour une critique de cette position, voyez Vegetti 1998, « Trasimaco », p. 233-256, notamment p. 236-237.

35. La meilleure mise au point sur l’ensemble des positions attribuées au personnage de Thrasymaque reste celle de Kerferd 1976 [1947-1948], p. 545-548. Kerferd distingue quatre positions différentes ainsi attribuées à Thrasymaque : le nihilisme éthique selon lequel la morale n’est qu’une illusion (Burnet, Taylor, Cornford), le légalisme selon lequel la morale n’a d’existence que par la loi (Winspear), le naturalisme selon lequel la morale est fondée dans la nature de l’homme (Stallbaum), l’égoïsme psychologique selon lequel les hommes poursuivent toujours leur intérêt (Joseph). Voir les notes de Kerferd pour l’ensemble des références.

36. Il faudrait d’abord noter que la réponse à cette question ne dépend pas de celle de la cohérence, puisque certains auteurs non cohérentistes attribuent néanmoins certaines définitions platoniciennes au Thrasymaque historique : voyez ainsi Maguire 1971, qui fait un état de la question, et affirme que les thèses qu’il appelle « politiques » (les deux pre-mières, « deux des trois » dit-il) peuvent être attribuées à Thrasymaque lui-même, et que la troisième, « éthique », est le fait de Platon. Pour une position affirmant au contraire le divorce entre le Thrasymaque historique et le personnage platonicien, voyez par exemple Gomperz 1912, « Thrasymachos von Chalkedon », p. 49-57 ; d’une autre manière, Mario Vegetti 1998, « Trasimaco », affirme ce divorce, en appelant à se débarrasser de la ques-tion du Thrasymaque historique.

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lois tyranniques et les autres de même. Une fois ces lois établies, ils pro-clament que ce qui doit être tenu pour juste par les dirigés, c’est ce qui constitue leur intérêt à eux-mêmes, et celui qui s’en écarte, ils le punissent comme agissant de manière illégale et injuste. C’est cela, mon bon, que je dis : que dans toutes les cités c’est la même chose qui est juste, c’est-à-dire l’intérêt du pouvoir en place. Or c’est lui qui com-mande, il me semble, si bien que, si l’on raisonne correctement, il s’ensuit que partout c’est la même chose qui est juste, à savoir l’intérêt du plus fort [2]37.

Deux thèses sont affirmées dans cet extrait, la première étant que « le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort (to; tou kreivttono~ sumfevron) » (1). De nombreux commentateurs s’accordent pour ne pas voir dans cette première thèse le cœur même de la position du person-nage de Thrasymaque38 : il y a pour cela en effet au moins une bonne raison, c’est que cette formulation reste indéterminée quant à la relation (plus fort/plus faible) qu’elle introduit, ne précisant pas suffisamment ce qui est juste à cet égard : de quoi parle-t-on ? De ce qu’il est juste que le fort fasse ? Que le faible fasse ? Kerferd l’a très justement dit : le sens des premières thèses reste implicite tant que l’on ne comprend pas qu’elles sont formulées du point de vue du faible, du gouverné, du dominé, ce que seule la thèse (4) explicitera39. C’est du reste ce que l’objection de Socrate souligne dans sa tentative de traduire cette première définition en une injonction pour le plus faible. Thrasymaque illustre en réponse sa thèse dans le contexte politique qui donne précisément sens à la relation plus fort/plus faible qu’il a en tête : le juste, c’est toujours ce qui est dans l’intérêt des dominants, du gouvernement en place (thèse 2)40. Pourtant, cette illustration n’explicite pas encore suffisamment le fait que c’est au

37. Platon, Resp. I, 338c1-339a4 = Thrasymaque 21b = 85A 10 DK/U. 38. Des interprètes, par ailleurs en désaccord sur la position même du personnage de

Thrasymaque, s’accordent en revanche pour ne pas donner à la première définition la position centrale. Par exemple, selon Hourani 1962 et Kerferd 1964, la thèse (1) est incomplète et ne saurait exprimer le fondement de la position de Thrasymaque. D’autres pourtant retiennent cette définition comme sa position fondamentale, ainsi Flew 1995, pour lequel c’est avant tout à la définition de la justice comme avantage du plus fort qu’il faut répondre, ce que Socrate n’aurait pas suffisamment fait. Cette définition est encore le centre du débat pour Johnson 1985.

39. Kerferd 1976 [1947-1948], p. 561 : « As long as we remember that the statement ‘justice is the interest of the stronger’ is made from the point of view of the ruled, it will be clear that this justice is ‘another’s good’ in the terms of the long speech, and we have perfect consistency between Thrasymachus’ first statement about justice and what he says in the long speech. »

40. Sur le fait que cette équivalence entre toutes les formes de gouvernement, comme représentant toujours l’intérêt d’une partie et non du tout, est révélatrice d’une opposi-tion au discours des démocrates, voir M. Bonazzi dans ce numéro.

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dominé qu’elle s’adresse. Derechef, Socrate demande une explicitation du point de vue du dirigé :

Hé bien dis-moi : ne dis-tu pas aussi qu’obéir aux dirigeants est bel et bien le juste [3] ? — C’est ce que je dis41.

Les commentateurs qui jugent l’explicitation suffisante font de la thèse (3) la position centrale de Thrasymaque42 et tendent à attribuer à ce dernier une position légaliste : la justice consiste dans l’obéissance aux lois43. La thèse (3) doit pourtant encore être précisée quant à son contenu.

Pour l’heure, Socrate tente d’exploiter une contradiction possible entre la thèse (2) et la thèse (3) dans le cas où l’on admettrait que les diri-geants ne sont pas infaillibles : si les dirigeants se trompent et n’édictent pas des lois qui sont dans leur intérêt véritable, alors, en obéissant, les dirigés ne servent pas l’intérêt du gouvernement et ne font pas ce qui est juste (cf. 339c-340d). Thrasymaque sera donc contraint, pour sauver la cohérence des thèses (1-3), d’affirmer l’infaillibilité des dirigeants (cf. 340d-341a), en mobilisant une analogie avec la techne (le médecin ne se trompe pas en tant que médecin) qui va donner à Socrate les armes de sa deuxième tentative de réfutation (341c-343a). Socrate établit que dans l’art, celui qui a la compétence, qui le rend donc capable de gouverner et de diriger quelque chose, n’agit pas dans son intérêt mais dans l’intérêt de l’objet de sa compétence. Ayant lu le Phèdre, il nous faut remarquer que cette attaque met en place les mêmes attendus que celle qui y est dé-ployée : celui qui a la compétence connaît son objet et sait ce qui lui con-vient ; certains n’ont certes pas cette compétence et sont en effet capables de nuire à ce dont ils s’occupent. Nous reviendrons sur cette importante convergence des arguments des deux dialogues.

Cette nouvelle ligne d’argumentation de Socrate ouvre la voie à la grande tirade de Thrasymaque (343a-344c), passage autrefois injustement méprisé44, et pourtant véritable morceau d’anthologie rhétorique, par lequel le défi de montrer que la justice est profitable est lancé à Socrate. Traduisons pour l’instant une première partie de ce très riche discours :

41. Platon, Resp. I, 339b7-9 = Thrasymaque 21c = 85A10 DK/U. 42. C’est la position de Hourani 1962, exprimée à l’encontre de Kerferd 1976 [1947-

1948]. Voir la réponse de Kerferd en 1964. 43. Voir sur ce point Hadgopoulos 1973, qui développe des arguments supplémen-

taires en faveur de Kerferd et pour réfuter l’attribution d’une position légaliste à Thrasy-maque par Hourani.

44. Voir Kerferd 1976 [1947-1948], p. 552 n. 20.

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Comme nous étions à ce point de l’argument et qu’il était transparent pour tous que le discours sur le juste s’était retourné en son contraire, Thrasymaque, au lieu de répondre, dit : Socrate, dis-moi, as-tu une nour-rice ? — Comment cela ? repris-je. Ne vaut-il pas mieux répondre que poser de telles questions ? — C’est qu’elle ne surveille ton rhume qu’avec distraction et ne t’essuie pas le nez quand tu en as besoin, toi qui n’as pas appris d’elle la différence entre un berger et ses moutons. — Pourquoi cela plus qu’autre chose ? dis-je. — Parce que tu penses que les bergers et les bouviers ont pour but le bien-être des moutons et des bœufs, les engraissent et prennent soin d’eux en ayant autre chose en vue que le bien du maître et le leur propre, et de même, que ceux qui dirigent dans les cités, ceux qui véritablement commandent, sont dans une autre dis-position d’esprit vis-à-vis de ceux qu’ils dirigent qu’on le serait à l’égard des moutons, et que nuit et jour ils pensent à autre chose que ceci : com-ment en tirer avantage pour eux-mêmes. Et tu es ainsi tellement avancé dans la connaissance du juste et de la justice, comme de l’injuste et de l’injustice, que tu ignores que la justice et le juste sont en vérité un bien pour autrui (4), l’intérêt du plus fort (1) et de celui qui dirige (2), et que ce qui est propre à celui qui obéit et à celui qui sert, c’est le dommage ; que l’injustice, c’est le contraire et qu’elle impose son pouvoir aux gens véritablement honnêtes et justes, et que ceux qui sont dirigés font l’avantage de celui qui est à chaque fois le plus fort, et, servant celui-ci, le rendent heureux, sans faire leur propre bonheur en aucune façon45.

Thrasymaque avance d’abord un bel argument à l’encontre de l’ana-logie technique retournée contre lui par Socrate : le berger a beau savoir prendre soin du mouton et le faire en effet, cela ne l’empêche pas d’en-graisser le mouton dans son seul intérêt à lui, ou de son patron (343b). C’est un argument fort contre la tentative platonicienne de fonder le pouvoir sur le modèle technique : il faut différencier le « soin » d’un expert pour son objet de la question de l’intérêt éventuellement tiré de ce soin. C’est un élément non négligeable pour qui voudrait prouver que Thrasymaque n’a pas été réfuté par Socrate en République I, en ajoutant que Socrate présuppose trop vite que ce qui est bon pour le patient d’une relation individuelle le sera aussi dans le cadre d’un groupe ou de la cité. On pourrait même faire valoir que cet argument survivra à l’ensemble de l’analyse de la République : la forme de gouvernement choisie dans la Répu-blique est-elle assurée de toujours concilier soin porté aux citoyens et inté-rêt de ceux-ci ? La question est plus vaste que ce que nous permet de considérer la présente étude, mais nous allons revenir sur la question de la permanence, dans l’argumentation platonicienne, de questions posées par le personnage de Thrasymaque.

45. Platon, Resp. I, 343a1-d1 = Thrasymaque 22 = 85B6a DK/U.

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Une quatrième thèse complète désormais les trois premières : « le juste, c’est un bien pour autrui (ajllovtrion ajgaqovn) » (4). Un argument fort, non seulement pour la cohérence de la position du personnage de Thrasymaque, mais encore en faveur de la lecture selon laquelle il faut attendre la quatrième thèse pour trouver l’explicitation complète de cette position, réside dans la formulation ici présente, où la thèse (4) est énon-cée et immédiatement glosée par les thèses (1) et (2). Si le juste est l’inté-rêt du plus fort en général et des dirigeants en particulier, c’est parce qu’en étant juste et en agissant conformément à la justice, nous servons les intérêts des plus forts (nous qui ne sommes pas dans cette position dominatrice), et non les nôtres : tel est le sens que le reste de la grande tirade de Thrasymaque donne en effet à ses thèses.

Il est significatif que ce soit en arrivant à sa quatrième thèse, à cette formulation-ci, que le personnage de Thrasymaque se trouve en mesure d’embrasser la description la plus riche et la plus diverse des phéno-mènes sociaux, et d’éclairer une multiplicité de ceux-ci à la lumière de sa définition de la justice : nous tenons bien là le noyau le plus fort et le plus concret de sa position. Entrons donc dans la description de la diver-sité des relations inégales et non réciproques qui peuvent se constituer dans la société et qui illustrent le fait qu’être un homme juste, c’est se condamner à faire le bien d’autrui au détriment du sien propre.

Voilà, Socrate, le plus naïf des hommes, ce qu’il faut observer : l’homme juste a partout le dessous sur l’homme injuste. D’abord, dans toutes les associations mutuelles, partout où un homme juste s’associe à un homme injuste, tu ne trouveras jamais qu’au moment où l’association se dissout le juste a plus que l’injuste, mais moins. Ensuite dans les affaires de la cité, s’il se trouve que des levées d’impôt ont lieu, le juste, à richesse égale, contribue davantage, et l’injuste moins ; s’il y a des rétributions, l’un ne touche rien, l’autre récolte beaucoup. Et lorsque chacun d’eux exerce quelque magistrature, il revient à l’homme juste, même s’il ne subit pas d’autre dommage, de souffrir parce qu’il néglige sa maison et qu’il ne profite en rien du service public, du fait qu’il est juste. En outre il se fait haïr par sa famille et par ses proches, aussi longtemps qu’il ne consent pas à leur rendre service aux dépens de la justice. À l’injuste, il revient tout le contraire de cela. Je parle de celui qui, comme je le disais à l’instant, est capable de faire des profits considérables. C’est celui-là que tu dois examiner, si tu veux décider dans quelle mesure, dans la sphère privée, l’injustice est plus profitable que la justice. Le moyen le plus facile pour que tu comprennes, c’est que tu ailles jusqu’à l’injustice la plus accomplie, celle qui porte l’injuste au sommet du bonheur et qui rend malheureux ceux qui subissent l’injustice et ceux qui ne consentent pas à la commettre. Telle est la tyrannie, qui soustrait à autrui son bien, par la ruse aussi bien que par la violence, qu’il s’agisse de biens sacrés ou

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profanes, privés ou publics, le tout non pas petit à petit, mais tout d’un coup. Si celui qui commet l’injustice ne parvient pas à rester dans l’ombre, il est puni pour chacune des parts qu’il a prises à l’injustice, et il encourt les plus grands blâmes : on nomme en effet ceux qui commet-tent ainsi le mal des profanateurs, des marchands d’esclaves, des perce-murailles, des spoliateurs, des voleurs. Pourtant, lorsque quelqu’un en a pour les richesses des citoyens et les réduit eux-mêmes en esclavage, au lieu d’être appelé par des noms infâmants, il est dit heureux et bienheu-reux, non pas seulement par les citoyens de sa cité mais aussi par tous les autres lorsqu’ils apprennent que l’injustice qu’il a commise est la plus intégrale des injustices. Ceux qui blâment l’injustice ne la blâment pas parce qu’ils craignent de la commettre, mais bien plutôt parce qu’ils redoutent de la subir. Ainsi, Socrate, l’injustice, lorsqu’elle est suffisam-ment développée, est une chose plus forte, plus libre et plus impérieuse que la justice et, comme je l’ai dit au début, le juste se trouve être l’intérêt du plus fort, et l’injuste, ce qui profite à soi-même, sert l’intérêt de chacun46.

C’est un texte d’une grande richesse par sa description, et l’évaluation de la portée du témoignage platonicien sur Thrasymaque perd à ne pas en lire davantage les détails ni en contextualiser le registre et les thèmes dans l’histoire des discours de la fin du Ve siècle et du début du IVe. Le texte est d’abord rythmé par l’opposition des choses privées et des choses publiques, idia kai demosia, qui opposent en l’occurrence l’intérêt personnel, les affaires, les relations familiales et amicales, les associations à but lucratif, au service et à la conduite des affaires de l’État. Dans tous ces contextes, l’homme juste peut être défini comme celui qui est respec-tueux des règles établies : de l’accord entre partenaires en affaires, de l’honnêteté dans le versement de l’impôt et dans la réception de subsides publics, de l’impartialité dans l’exercice des magistratures, de l’implica-tion dans celles-ci lorsqu’on en a la charge, du désintéressement person-nel dans l’administration de l’argent et des faveurs publics. Il convient de souligner que Thrasymaque n’a ainsi en rien modifié le sens des mots « juste » et « injuste » (car c’est une telle idée qui a souvent obscurci la lecture de ces pages)47 : il en prend du reste l’acception la plus populaire (être honnête, payer ses impôts, ne pas tromper son prochain, etc.) afin d’expliquer que la justice est désavantageuse et l’injustice la seule manière de veiller à son propre intérêt. Il n’y a donc ici ni naturalisme, ni léga-lisme, ni égoïsme, ni nihilisme : Thrasymaque parle simplement de ce que

46. Platon, Resp. I 343a1-344c8 = Thrasymaque 22 = DKB6a = UA10. 47. Voir le long développement de Kerferd 1976 [1947-1948] sur ce point, p. 554-

559 : Thrasymaque ne dit jamais qu’être injuste est « juste », en un nouveau sens du terme.

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les gens appellent être « juste », au sens le plus simple, celui de l’hon-nêteté dans les relations sociales, sans prendre position sur la question de savoir si cette justice a un fondement naturel ou conventionnel. Nous reviendrons sur ce point à propos du dernier passage où Thrasymaque développe son propos et qui a nourri le plus d’interprétations de type « immoraliste ».

Platon écrit ici un texte qui s’inspire très fortement de la façon dont d’autres auteurs ont pu décrire les crises politiques et sociales que le con-texte de la guerre a provoquées à Athènes. On trouve tout particulière-ment chez Thucydide la description d’une cité où l’intérêt personnel prend le pas sur le bien commun, où chacun cherche à se servir48. On trouve aussi chez Thucydide de parfaites descriptions de l’homme injuste selon Thrasymaque, celui qui entend faire fructifier son intérêt personnel aux dépens de sa charge publique, ainsi avec la figure d’Alcibiade49. Le Thrasymaque de Platon prolonge cette description apocalyptique de la société, avec des accents peut-être plus proches de Xénophon, notam-ment dans la façon dont celui-ci met à égalité les luttes d’influences pri-vées et publiques50. Ce sont aussi des accents très platoniciens, tout sim-plement, tels que ceux que l’on trouve dans le Gorgias, en particulier en ce

48. C’est probablement chez Thucydide que l’on trouve, avec l’acuité la plus grande,

la dénonciation de la dégénérescence de l’État sous l’effet de l’égoïsme individuel. Ainsi les Athéniens, débarrassés d’un Périclès qui les rappelait encore trop à leur devoir public, prennent les plus mauvaises décisions politiques « pour servir leurs ambitions privées et leurs profits privés (kata; ta;~ ijdiva~ filotimiva~ kai; i[dia kevrdh) » (II, 65, 7, trad. Romilly 1962) ; au lieu de s’occuper du sort des troupes en Sicile, ils se mettent « à pratiquer les intrigues personnelles pour savoir qui sera chef du peuple (kata; ta;~ ijdiva~ diabola;~ peri; th~ tou dhvmou prostasiva~) et de cette manière ils affaiblissent ainsi les armées, et, pour la première fois, apportent dans l’administration de la ville le désordre de leurs luttes (ta; peri; th;n povlin prwton ejn ajllhvloi~ ejtaravcqhsan) » (II, 65, 11-12, trad. Romilly 1962) ; « ils perdirent la guerre en cédant aux coups qu’ils se portèrent eux-mêmes, du fait de leurs conflits privés (kata; ta;~ ijdiva~ diafora;~) » (II, 65, 12, trad. Romilly 1962). La description mensongère que les orateurs athéniens font de la Sicile pour inciter leurs concitoyens à croire à une guerre facile témoigne encore de la conception d’un État où chacun n’a plus pour but que d’accaparer tout ce sur quoi il peut encore mettre la main : « chacun ne cherche qu’à mettre à sa portée ce qu’il suppose pouvoir prendre à la communauté, soit grâce à l’ascendant de sa parole, soit par la sédition, quitte à aller, s’il ne réussit pas, habiter ailleurs (e{kasto~ h] ejk tou levgwn peivqein oi[etai h] stasiavzwn ajpo; tou koinou labw;n a[llhn ghn, mh; katorqwvsa~, oijkhvsein, tauta eJtoimavzetai) » (VI, 17, 2, trad. Romilly 1975).

49. Voir les descriptions par Nicias d’Alcibiade qui veut étonner « par les dépenses insensées (dia; de; polutevleian) qu’il fait pour son écurie (ajpo; th~ iJppotrofiva~) » et entend « profiter de sa magistrature (ejk th~ ajrch~) » pour les couvrir : il ne faut pas lui donner l’occasion « de se donner du lustre en son privé au péril de la cité (tw/ th~ povlew~ kinduvnw/ ijdiva/ ejllampruvnesqai) » (Thuc. VI, 12, trad. Romilly 1975).

50. Xénophon, Mem. III, 5, 16.

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qui concerne l’impunité du tyran qui peut spolier sans être inquiété51. L’injustice n’est pas glorifiée en tant que telle par Thrasymaque : cela dépend de son succès. L’injuste qui est pris, le voleur, le prévaricateur, est une figure lamentable, vouée à l’humiliation – ou aux scènes de la comédie52. Enfin, il est vraisemblable que Platon s’ingénie ici à produire une imitation, crédible pour ses lecteurs, des discours de Thrasymaque : le caractère roboratif d’une fresque qui ne laisse aucune porte de sortie au pauvre juste, condamné à l’infortune en affaires, en famille aussi bien que dans la vie publique, et finalement destiné à être le mouton d’un tyran, pourrait bien être l’expression de cette « puissance » que Platon accordait au Chalcédonien dans le Phèdre.

Il reste à préciser plus exactement la position du personnage eu égard à la tyrannie. La critique-t-il ? Admire-t-il cependant quelque aspect du tyran ? Le dernier texte qu’il nous faut regarder permet de préciser ce point et de conclure sur la question de l’immoralisme. Si rien ne permet de tirer du précédent texte l’affirmation d’un renversement des valeurs, où la véritable « justice » serait alors d’être « injuste » et la « justice » des gens ordinaires, un vice, le langage du personnage de Thrasymaque, dans ce dernier texte, semble porter l’éloge du tyran très près d’une opération de ce type. Qu’en est-il ?

Allons donc, dis-je, Thrasymaque, réponds-nous en reprenant depuis le début. Tu dis que l’injustice portée à sa perfection est plus profitable que la parfaite justice ? — C’est bien ce que je dis, dit-il, et j’ai dit pourquoi. — Eh bien, que dis-tu si, à ce propos, tu considères ceci : tu appelles sans doute l’une de ces choses une excellence et l’autre un vice ? — Comment faire autrement, en effet ? — Est-ce que tu nommes la justice excellence et l’injustice vice ? — C’est bien probable, dit-il, plaisant homme, alors que je dis que l’injustice est profitable et que la justice ne l’est pas ! — Mais alors, que dis-tu ? — L’inverse, dit-il. — Tu dis que la justice est un vice ? — Non pas, mais assurément une noble naïveté. — Tu appelles donc l’injustice une disposition vicieuse ? — Non plus, mais un jugement avisé, dit-il. — Et les injustes, Thrasymaque, ils te semblent être des hommes sages et bons ? — Oui, dit-il, ceux qui sont injustes au plus haut point, qui sont en mesure de soumettre les cités et les peuples. Tu penses peut-être que je parle des coupeurs de bourse ? C’est là certes une chose profitable aussi, dit-il, comme les autres choses du même genre, si l’on passe inaperçu. Mais cela ne mérite pas qu’on en parle. Seul le mérite ce dont je viens de parler à l’instant. — Je n’ignore pourtant pas, dis-je, ce que tu veux dire, mais je m’étonne d’une chose : si tu fais

51. Platon, Gorg. 466a sq. 52. Sur la figure du voleur de deniers publics, voir Aristophane, Nub. 351-352, ou

Thesm. 811-813.

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de l’injustice une partie de la vertu et de la sagesse, tu dois faire de la justice une partie du contraire ? — Mais c’est bien là ce que je fais. — Voilà, repris-je, qui est plus rude, mon cher, et il n’est pas facile de voir ce qu’il faudrait dire à ce point. Si en effet tu établissais que l’injustice est profitable, tout en accordant qu’elle est un vice et une chose laide comme toutes les choses de ce genre, nous aurions quelque chose à te répondre en invoquant les opinions admises. Mais il est maintenant très clair que tu diras alors qu’elle est belle et forte et que tu lui adjoins toutes les autres choses de ce genre que moi j’attribue à la justice, puisque tu oses ranger l’injustice parmi les choses excellentes et sages. — Tu prédis très justement, Socrate53 !

Dans le présent texte, Thrasymaque nie très explicitement que la jus-tice soit un vice : elle est plutôt une naïve simplicité (gennaivan eujhvqeian, 348c12) alors que celui qui profite de la situation (l’injuste) manifeste de l’intelligence pratique (eujboulivan, 348d2). Par conséquent, l’inversion des valeurs ne va pas jusqu’à dire l’injustice vertueuse et la justice vi-cieuse : ce que l’on inverse, ce sont toutes les qualités que Socrate lie à la vertu et au vice, à savoir le bon et le profitable à la première et l’inverse au second. Thrasymaque semble aller jusqu’à dire qu’en conséquence il y a du bon, de l’excellence, dans l’injustice, et quelque chose de mauvais dans l’injustice. Mais il a clairement refusé de poser une nouvelle morale affirmant que l’injustice est la vraie vertu et la justice un vice. On doit dès lors se ranger aux analyses de ceux qui, comme Timothy Chappell54, af-firment que l’on ne peut rabattre Thrasymaque sur Calliclès ou sur le sur-homme nietzschéen et lui attribuer une véritable inversion des valeurs. Thrasymaque, à la différence de Calliclès, ne fait pas usage de l’opposi-tion entre loi et nature, si typique de nombreux débats du Ve siècle : Calliclès invoque la nature pour justifier la domination des plus forts contre la loi des faibles – il fait ainsi appel à une norme de justice. Thra-symaque n’est pas du tout sur cette position : pour lui, la loi n’est pas l’œuvre des faibles qui entendent se protéger des êtres que la nature a rendus plus forts – elle est au contraire le fait des dominants qui assurent leur domination sur les dominés, lesquels sont pris au piège d’une loi qu’on leur demande de respecter. Si Thrasymaque peut faire le même éloge que Calliclès de l’homme parfaitement injuste, le tyran, il ne le fait pas du point de vue d’une apologie de la nature, mais bien plutôt d’un point de vue d’intérêt bien compris : l’homme qui ne suit pas docilement les lois, l’homme injuste, est plus avisé, il s’occupe mieux de ses intérêts

53. Platon, Resp. 348b8-349a3 (nous traduisons) = Thrasymaque 23 = 7 (85) A10 U. 54. Chappell 1993, en particulier p. 6-8. L’auteur fait le point sur le vaste débat qui a

été alimenté par cette question.

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que ceux qui, comme Socrate, se drapent dans leur justice, et se laissent en réalité tondre sans broncher.

Si on se réfère à la façon dont Socrate et Adimante évoquent encore le propos de Thrasymaque au début du livre II, il est clair que Platon, écrivant pour des lecteurs qui sont susceptibles de bien connaître les positions de Thrasymaque, fait un geste fort en faisant s’accorder les deux interlocuteurs, pourtant en désaccord sur la valeur même de la con-duite intègre et juste, sur le fait qu’on a beaucoup entendu Thrasymaque dénigrer la justice – beaucoup trop55 : il n’était pas tout seul, il y en a eu dix mille autres, mais il semble qu’on l’ait tout particulièrement bien en-tendu. Tout porte à penser que le dénigrement des gens qui s’obstinent à se comporter de manière intègre au milieu d’une société corrompue ait bien pu être un thème que Platon et son auditoire pouvaient reconnaître comme typiquement thrasymachéen.

3. Le rôle de Thrasymaque dans l’édifice de la Répub l ique

Le personnage de Thrasymaque est-il réfuté ? Si l’on tient que la position de Thrasymaque n’est pas immédiatement ni totalement réfutée par Socrate, qu’elle est cohérente et voulue telle par Platon, il est dès lors possible, mais non nécessaire, que Thrasymaque soit le personnage char-gé de lancer le défi, relayé par Adimante et Glaucon au début du livre II, que toute la République doit relever. Platon a du reste lui-même placé cette piste de lecture dans la bouche de son propre frère, Adimante :

Car il me semble que Thrasymaque a succombé à ton charme, comme un serpent, plus tôt qu’il n’aurait fallu, et la démonstration concernant jus-tice et injustice n’a pas encore été menée comme je l’entends56.

Ou encore :

... Je redonnerai de la jeunesse à l’argument de Thrasymaque57…

On peut alors chercher dans l’ensemble du dialogue les éléments qui font réponse au débat entre Thrasymaque et Socrate : une lecture « proleptique » de l’ensemble est depuis longtemps à l’œuvre58, contre les

55. Pour Socrate, voir 358a, et pour Adimante, 358c. 56. Resp. I, 358b, traduction Pachet 1993. 57. Ibid. 58. Elle était ainsi déjà menée dans les années soixante par Sparshott 1966 ; elle est

développée par Kahn 1971. Elle trouve son prolongement chez Wilson 1995, p. 58-67, qui complète la démonstration de Kahn en invoquant le lien entre le caractère de

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interprètes qui voudraient lire séparément le livre I, en arguant en outre du fait qu’il constituait un tout autonome, conçu comme un dialogue so-cratique à part entière intutilé Thrasymaque et dont le protagoniste aurait été immédiatement réfuté à chaque tentative, comme Hippias – même si la question de l’existence préalable d’un tel dialogue est en soi indépen-dante de celle de l’unité de l’édifice final59. Dès lors la question de la réfu-tation du personnage de Thrasymaque est une question à deux niveaux : il y a d’une part la question que nous avons déjà rencontrée, de savoir s’il est réfuté dans la discussion du livre I et, d’autre part, pour ceux qui reconnaissent l’unité de la République, la question très discutée de savoir si le défi de Thrasymaque trouve ou non une réponse satisfaisante dans le reste du livre60.

Il y a en outre une autre façon d’aborder la question de la présence du personnage de Thrasymaque : qu’il soit réfuté ou non, Thrasymaque est un personnage que Platon a tenu à inclure dans l’édifice de la République, et cela indépendamment de la question de savoir s’il avait écrit ou non, auparavant, un Thrasymaque. Ce personnage joue un rôle significatif dans la composition, qu’il soit ou non réfuté : c’est par exemple la ligne déve-loppée par ceux qui voient dans Thrasymaque une personnification de la partie ardente de l’âme. C’est d’ailleurs un point de vue que l’on peut étendre aux thèses mêmes de Thrasymaque : quand bien même Thrasy-maque serait en partie ou totalement réfuté, il reste que c’est avec lui et contre ses thèses que le débat est construit, et qu’il se pourrait que sa façon de poser les problèmes ait été utile à l’ensemble. On a fait des hypothèses sur les points d’accord qui, par delà leur divergence, uniraient

Thrasymaque et le thymos : le débat entre Socrate et Thrasymaque met en scène le conflit entre thymos et raison, qui n’a dès lors plus besoin d’être illustré en République IV.

59. Certains commentateurs ont lié les deux questions : que Thrasymaque ne soit pas réfuté dans le livre I et que cela concoure à l’unité de l’ensemble du livre, conçue ainsi dès le départ. Voir par exemple Harrison 1967. Mais elles ne le sont pas nécessairement : les rappels de l’opinion de Thrasymaque au début du livre II, qui marquent donc l’unité entre le propos du livre I et le défi que Socrate doit relever au cours des neuf livres suivants, pourraient aussi bien constituer le signe d’une unité conçue dès le départ qu’une construction de celle-ci après coup, une façon de relancer la discussion d’abord écrite de manière autonome. D’autres éléments contribuent certes à créer l’unité de l’ensemble, mais l’argument de la réécriture est toujours invocable. Les deux questions sont donc théoriquement indépendantes et il n’est pas besoin de prouver l’inexistence d’un dialogue intitulé Thrasymaque pour prouver l’unité conceptuelle de la République comme tout.

60. Sur le défi global, Socrate répond-il correctement et réfute-t-il en effet Thrasy-maque ? Certains pensent que oui : Dorter 1974. D’autres pensent que Socrate ne répond pas à Thrasymaque, puisqu’il montre que la justice en un nouveau sens (ordre platonicien de l’âme) est profitable, mais non que la justice au sens ordinaire (se conformer aux règles sociales) est profitable. C’est là la fameuse controverse lancée par Sachs 1963. Voir aussi Flew 1973 et Flew 1995.

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en réalité les positions de Socrate et de Thrasymaque61, ou encore sur la façon dont Platon placerait dans le discours de Thrasymaque des élé-ments servant à corriger certains aspects de son socratisme au moment d’aborder de manière systématique la question politique – Thrasymaque aurait ainsi joué un rôle décisif dans la maturation de la pensée morale et politique de Platon62. On a ainsi souligné l’importance de la relation asymétrique dominant-dominé pour la philosophie politique de Platon63 – nous y avons nous-mêmes vu le « testament de Thrasymaque »64 pré-sent au cœur de l’édifice de la République. Socrate ne remet pas en cause l’idée que tout système politique suppose une structure qui oppose des dirigeants et des dirigés : il conteste, comme on l’a vu, que cette relation se fasse toujours au détriment des dirigés, mais non sa pertinence. Plus encore, ce schème de la domination est essentiel à la définition de la vertu de la cité juste, au livre IV : la définition de toutes les vertus suppose une telle structure et c’est encore en fonction de celle-ci que telle ou telle vertu peut être attribuée à la cité65. En outre, la vertu plato-nicienne de la modération réalise véritablement la thèse (3) de Thrasy-maque : l’obéissance des dominés aux lois des dominants. En posant la question politique en termes de dominants et de dominés, Thrasymaque a posé un cadre qui est celui des analyses des livres à venir et qui détermine l’attribution de la qualité d’agent moral à la cité elle-même. Ce contexte de domination, introduit par Thrasymaque, reste une spécificité platonicienne qu’un démocrate comme Karl Popper, en 1945, n’a pas manqué de remarquer : Platon ne pose pas la question « comment par-tager le pouvoir ? » ou « comment organiser le pouvoir de telle sorte que certains ne soient pas dominés par d’autres ? », mais « qui doit domi-ner ? »66.

Certes, il s’agit de corriger quelque chose dans la façon dont Thrasy-maque suppose qu’une telle relation sera toujours au profit des domi-nants – dans le cas où une cité juste est possible. Mais dans le cadre des cités injustes, c’est-à-dire de toutes les cités existantes, la description faite par le Socrate de Platon est-elle moins pessimiste que celle de Thrasy-maque ? Se conformer à la loi, dans ces cités, n’est-ce pas servir l’intérêt

61. C’est même le titre de l’article de Putterman 1997. 62. Reeve 1985, dans le cadre d’une hypothèse sur l’évolution intellectuelle de Platon,

affirme ainsi que les arguments anti-socratiques contenus en République I sont ceux qui ont mené Platon à un nouveau départ en philosophie morale, que le reste de la République met en œuvre.

63. Voir sur ce point Gibbs 1995, qui cherche de ce côté l’accord entre Socrate et Thrasymaque.

64. Voir Macé 2002, p. 181-182. 65. Ibid. p. 178-182. 66. Popper 1979, p. 104 sqq.

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d’autrui ? Socrate accomplit une description des malheurs de l’homme juste au début du livre VIII. Or il reprend les thèmes de la grande tirade de Thrasymaque, décrivant les occasions de la vie privée et de la vie publique où l’homme juste pâtit de la concurrence de ceux qui ont moins de scrupules, lui qui n’a pas mis d’empressement à faire partie de ceux qui dirigent et qui profitent de la naïveté des autres.

Lorsque, dis-je, il entend en premier lieu sa mère se plaindre du fait que son mari ne fait pas partie des gens qui dirigent (tw`n ajrcovntwn) et que cela la rabaisse au milieu des autres femmes, qu’après cela elle le voit mettre bien peu d’empressement à gagner de l’argent, ne pas se battre ou protester, qu’il s’agisse de ses propres affaires en allant devant les tribu-naux, ou d’affaires publiques (mhde; macovmenon kai; loidorouvmenon ijdiva/ te ejn dikasthrivoi~ kai; dhmosiva/), mais au contraire prendre toutes ces choses avec une humeur égale, et qu’alors il lui vient à l’esprit qu’il ne pense jamais qu’à lui-même et n’a pour elle ni grand respect ni mépris. Elle se plaint de toutes ces choses et lui dit que son père n’est pas un homme, qu’il se laisse aller, et toutes les choses encore du genre que les femmes aiment à chanter dans de telles circonstances67.

Les réprimandes de la femme donnent ici une très belle illustration de ce qu’entendait Thrasymaque lorsqu’il parlait de ces hommes justes qui s’attirent l’inimitié de leur famille parce qu’ils ont refusé d’aller à la chasse aux avantages. Certes, le tableau dressé par Socrate a corrigé une chose par rapport au tableau thrasymachéen : les dirigeants creusent de toutes façons leur malheur en endommageant leur âme. Mais cette consolation est-elle une bonne nouvelle, si les gouvernés ne sont pas épargnés ? Les dirigeants injustes corrompent tout autant leur peuple, nous le savons depuis le Gorgias68, et la chose ne s’est pas arrangée dans la République, où nous savons désormais que les traitements injustes rendent les victimes injustes69. Au moins, les dirigeants se payent en honneurs et en fortune et, en outre, leurs femmes et leurs proches ne leur crient pas dessus : l’homme juste peut être corrompu et il aura le malheur supplémentaire de savoir que son propre fils devient un homme injuste – ce que l’homme injuste est quant à lui incapable de voir, ce qui ne l’empêchera pas néanmoins d’en subir les conséquences. Le pessimisme socratique de la fin de la République n’a rien à envier au pessimisme trasymachéen du début : non seulement le dominant des sociétés injustes continue à profiter de la situation au sens du profit que Thrasymaque entendait, mais le juste au sens thrasymachéen, celui qui ne fait qu’obéir, voit son

67. Resp. VIII, 549c8-e1. 68. Voir 515c-517a. 69. Resp. I, 335b-e.

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désavantage augmenté même du fait que son âme aussi, à lui, et celle de ses proches se corrompt peu à peu. La corruption de l’âme censée gâter le profit du dominant n’épargne pas le dominé.

4. L’unité des figures de Thrasymaque du Phèd re et de la Républ ique et le Thrasymaque historique.

Et au total, Platon est-il un si mauvais lecteur de Thrasymaque, en en faisant le personnage qui introduit dans la République la structure à ses yeux fondamentale de la vie politique, à savoir le fait qu’il y a des dirigeants et des dirigés, des dominants et des dominés ? Les quelques fragments et témoignages que nous avons laissent penser que le Thrasy-maque historique était quelqu’un qui était très sensible à ce contexte de domination, à toutes les situations où il y a des dirigeants et des dirigés, des vainqueurs et des vaincus. Le fragment B1 décrit une telle situation : l’orateur prend la parole pour dénoncer une situation où l’impéritie des dirigeants ne permet plus au citoyen de se taire70. Avant, nous étions bien gouvernés, sagement dirigés, mais il est devenu impossible de continuer à subir les effets désastreux de la politique de nos dirigeants sans agir : il faudrait revenir à la situation d’antan. Thrasymaque décrit la situation de citoyens livrés sans défense aux mains de leurs dirigeants, subissant chaque jour les tourments dont d’autres sont responsables, privés des recours que d’autres cités ont trouvés dans leur propre misère. On retrouvera encore dans le fragment qui nous reste du discours aux Larissiens (B2)71 l’invocation d’une situation asymétrique : la perspective, pour les Larissiens, d’être esclaves d’un tyran – cette comparaison du peuple soumis à un tyran à la situation d’esclave que Platon reprend aussi pour élaborer la longue tirade de son personnage de Thrasymaque.

Il y a bien sûr une différence fondamentale avec le personnage de la République : l’auteur du fragment B1 ne fait pas l’éloge de l’injustice de ceux qui profitent de la situation à laquelle les citoyens se trouvent sou-mis. Il appelle au contraire au retour à une situation où les dirigeants diri-geraient avec sagesse, évitant aux citoyens les infortunes d’aujourd’hui. De manière générale, le Thrasymaque des fragments adopte le point de vue du dominé, et, en cela, nous pouvons voir l’application par Thrasy-maque à la rhétorique politique des mêmes principes que ceux qu’il semblait préconiser dans le cadre de la rhétorique judiciaire, à savoir invoquer tous les éléments susceptibles d’attirer la pitié de l’auditoire, ainsi l’âge ou le sort de ses enfants72. Hermias, comme nous l’avons vu,

70. Denys d’Halicarnasse, Dem. 3, 1-55 = Thrasymaque 26 = 85B1 DK/U. 71. Clément, Strom. VI, 2, 16 = Thrasymaque 27 = 85B2 DK/U. 72. Thrasymaque 29, précédemment cité, à propos du Phèdre.

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complète le tableau d’un Thrasymaque invoquant la situation lamentable d’hommes livrés à l’injustice et abandonnés par les dieux : après la situa-tion personnelle au tribunal et celle d’un peuple entier soumis à ses diri-geants, c’est toute la condition humaine qui peut désormais être décrite comme digne d’inspirer la pitié.

C’est cette dimension de l’art oratoire de Thrasymaque, sur laquelle, dans le Phèdre, insiste Platon, que l’on peut trouver particulièrement adaptée à la plupart des situations pathétiques que l’on trouve invoquées dans les fragments de Thrasymaque qui nous sont parvenus. Mais c’est dès lors l’éloge de l’injustice attribué par Platon à Thrasymaque qui cadre mal avec cette image : la volonté d’attirer la pitié sur le sort des simples citoyens subissant l’infortune que leur promettent les rivalités de leurs dirigeants, sur le sort de l’homme dans un monde sans justice, semble peu compatible avec l’éloge des injustes qui profitent de ces situations, éloge qui rapproche le discours de Thrasymaque de celui d’un Polos. Mais alors l’opposition est moins entre Platon et les fragments qu’entre Platon et le fragment cité par Hermias, d’un côté, et, de l’autre, le fragment B1, car inspirer la pitié pour l’humanité privée de la justice qu’elle aime pourtant, c’est bien marquer l’illusion d’une telle poursuite de l’injustice en ce monde abandonné des dieux, y compris celle d’un orateur appelant ses concitoyens à revenir à un état plus juste au moyen de l’invocation de la concorde. L’éloge des injustes avisés est parfaite-ment compatible avec le fragment rapporté par Hermias : mieux encore, son pessimisme théologique et politique donne à cet éloge un fondement philosophique plus profond. Y a-t-il dès lors une contradiction entre les fragments ? Il n’est pas inconcevable qu’un même auteur mette dans sa pratique de logographe, à la demande d’un client, sa capacité d’inspirer la pitié au service d’un appel à la justice des hommes, quand bien même il n’a quant à lui aucun espoir que les choses s’arrangent pour quiconque subit la domination des injustes et se moque d’une telle naïveté.

Cette compatibilité entre le Thrasymaque du Phèdre, de la République et des fragments ne doit pas nous dispenser de chercher les raisons propres qu’aurait Platon d’insister sur l’éloge de l’injustice chez Thrasymaque. Revenons sur la question du point commun entre le Thrasymaque réel auquel se réfère directement le Phèdre, et le personnage de la République. L’unité évidente entre les deux est celle de la critique adressée par Socrate à Thrasymaque dans les deux cas : il manque à l’orateur la techne qui procure la connaissance de l’objet sur lequel porte son art, il manque au personnage de la République de penser la relation de pouvoir sur un modèle technique qui permette d’imaginer que des dirigeants puissent prendre soin d’un objet qu’ils connaissent. Il manque au gouvernant de Thrasymaque la connaissance de l’âme des dominés, de telle sorte qu’il

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puisse faire la différence entre la situation qui est dans son intérêt et celle qui est dans l’intérêt de ceux dont il a la charge. Si la rhétorique psycha-gogique du véritable Thrasymaque est un danger en ce qu’elle ignore la réalité qu’elle entend modifier, il s’ensuit, d’un point de vue platonicien, qu’elle n’a pas les moyens de faire la différence en dernière instance entre une domination juste et une domination injuste. Il s’ensuit, pour Platon, qu’avec une telle rhétorique, un Thrasymaque est porté à mener sa per-ception juste du rapport hiérarchique fondateur de toute société et de la situation tragique des hommes justes dans une cité corrompue vers une ambiguïté fondamentale qui le désarme devant la réussite de la tyrannie.

Thrasymaque avait-il lui-même franchi ce pas ? Ce n’est pas impos-sible, mais nous n’en saurions rien. Platon emmène-t-il Thrasymaque au-delà de lui-même ? C’est possible, car il avait tout lieu d’être prédisposé à le percevoir de cette manière ou d’être particulièrement sensible à cet aspect de son discours. En vertu de la critique platonicienne de la rhéto-rique, il est nécessaire qu’en l’absence de philosophie la déploration de la situation du juste dans un monde où seuls règnent les injustes mène à une apologie du bon calcul fait par ces derniers. En lui rendant sa pos-sible partialité, nous rendons au propos platonicien à la fois son histori-cité et sa spécificité philosophique au sein des débats politiques de son temps, et du même coup, son rôle possible de source pour l’appréhen-sion de ceux-ci. Thrasymaque avait probablement su toucher un Platon dont le pessimisme sur l’état des cités de son temps n’a rien à envier à celui de l’orateur de Chalcédoine, au point qu’il en fasse l’interlocuteur le plus marquant de son premier grand livre de philosophie politique. La tête dans la gueule de l’animal sauvage, Platon ne croit plus que l’on sorte indemne d’une société injuste ou des coups portés par les injustes : tandis que la condamnation et la haine d’une foule corrompue ne pouvait affec-ter le juste dans ce qu’il a de plus précieux73, le livre I de la République s’achève sur l’idée que les mauvais traitements rendent mauvais et cor-rompent les âmes74. Même les justes sont perdus sans une trans-formation radicale de la société. Thrasymaque et Platon se rencontrent dans le noir constat de l’état irrécupérable des sociétés qu’ils ont devant les yeux, et de l’impossibilité pour quiconque d’échapper en leur sein à la corruption générale. Thrasymaque, semble-t-il, avait encore de la pitié pour un monde à l’abandon, ou tentait d’en susciter chez ses contempo-rains. Platon n’en aura plus.

73. Crit. 44d1-10. 74. Resp. I, 335b-e. Sur cette tension entre le Criton et la République, voir Macé 2002,

p. 82-85.

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