Platon Mythe de Gygès

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Le pouvoir et la maîtrise

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Platon - La Rpublique (II, 359-360)Les hommes prtendent que, par nature, il est bon de commettre l'injustice et mauvais de la souffrir, mais qu'il y a plus de mal la souffrir que de bien la commettre. Aussi, lorsque mutuellement ils la commettent et la subissent, et qu'ils gotent des deux tats, ceux qui ne peuvent point viter l'un ni choisir l'autre estiment utile de s'entendre pour ne plus commettre ni subir l'injustice. De l prirent naissance les lois et les conventions, et l'on appela ce que prescrivait la loi lgitime et juste. Voil l'origine et l'essence de la justice : elle tient le milieu entre le plus grand bien commettre impunment l'injustice et le plus grand mal la subir quand on est incapable de se venger. Entre ces deux extrmes, la justice est aime non comme un bien en soi, mais parce que l'impuissance de commettre l'injustice lui donne du prix. En effet, celui qui peut pratiquer cette dernire ne s'entendra jamais avec personne pour s'abstenir de la commettre ou de la subir, car il serait fou. Telle est donc, Socrate, la nature de la justice et telle son origine, selon l'opinion commune.

Maintenant, que ceux qui la pratiquent agissent par impuissance de commettre l'injustice, c'est ce que nous sentirons particulirement bien si nous faisons la supposition suivante. Donnons licence au juste et l'injuste de faire ce qu'ils veulent ; suivons-les et regardons o, l'un et l'autre, les mne le dsir. Nous prendrons le juste en flagrant dlit de poursuivre le mme but que l'injuste, pouss par le besoin de l'emporter sur les autres : c'est ce que recherche toute nature comme un bien, mais que, par loi et par force, on ramne au respect de l'galit. La licence dont je parle serait surtout significative s'ils recevaient le pouvoir qu'eut jadis, dit-on, l'anctre de Gygs le Lydien. Cet homme tait berger au service du roi qui gouvernait alors la Lydie. Un jour, au cours d'un violent orage accompagn d'un sisme, le sol se fendit et il se forma une ouverture bante prs de l'endroit o il faisait patre son troupeau. Plein d'tonnement, il y descendit, et, entre autres merveilles que la fable numre, il vit un cheval d'airain creux, perc de petites portes ; s'tant pench vers l'intrieur, il y aperut un cadavre de taille plus grande, semblait-il, que celle d'un homme, et qui avait la main un anneau d'or, dont il s'empara ; puis il partit sans prendre autre chose. Or, l'assemble habituelle des bergers qui se tenait chaque mois pour informer le roi de l'tat de ses troupeaux, il se rendit portant au doigt cet anneau. Ayant pris place au milieu des autres, il tourna par hasard le chaton de la bague vers l'intrieur de sa main ; aussitt il devint invisible ses voisins qui parlrent de lui comme s'il tait parti. Etonn, il mania de nouveau la bague en ttonnant, tourna le chaton en dehors et, ce faisant, redevint visible. S'tant rendu compte de cela, il rpta l'exprience pour voir si l'anneau avait bien ce pouvoir ; le mme prodige se reproduisit : en tournant le chaton en dedans il devenait invisible, en dehors visible. Ds qu'il fut sr de son fait, il fit en sorte d'tre au nombre des messagers qui se rendaient auprs du roi. Arriv au palais, il sduisit la reine, complota avec elle la mort du roi, le tua, et obtint ainsi le pouvoir. Si donc il existait deux anneaux de cette sorte, et que le juste ret l'un, l'injuste l'autre, aucun, pense-t-on, ne serait de nature assez adamantine pour persvrer dans la justice et pour avoir le courage de ne pas toucher au bien d'autrui, alors qu'il pourrait prendre sans crainte ce qu'il voudrait sur l'agora, s'introduire dans les maisons pour s'unir qui lui plairait, tuer les uns, briser les fers des autres et faire tout son gr, devenu l'gal d'un dieu parmi les hommes. En agissant ainsi, rien ne le distinguerait du mchant : ils tendraient tous les deux vers le mme but. Et l'on citerait cela comme une grande preuve que personne n'est juste volontairement, mais par contrainte, la justice n'tant pas un bien individuel, puisque celui qui se croit capable de commettre l'injustice la commet. Tout homme, en effet, pense que l'injustice est individuellement plus profitable que la justice, et le pense avec raison d'aprs le partisan de cette doctrine. Car si quelqu'un recevait cette licence dont j'ai parl, et ne consentait jamais commettre l'injustice, ni toucher au bien d'autrui, il paratrait le plus malheureux des hommes, et le plus insens, ceux qui auraient connaissance de sa conduite ; se trouvant mutuellement en prsence ils le loueraient, mais pour se tromper les uns les autres, et cause de leur crainte d'tre eux-mmes victimes de l'injustice. Voil ce que j'avais dire sur ce point.