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DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE ET D’ÉTHIQUE APPLIQUÉE Faculté Des Lettres Et Sciences Humaines Université De Sherbrooke PLATON : THÉÂTRE ET PHILOSOPHIE Fondements, nature et visée de la méthode dialectique Maxence GÉVAUDAN Travail présenté à : Benoît CASTELNÉRAC (directeur de recherche) Yves BOUCHARD Mathieu MARION en vue de l’obtention du grade de MAÎTRE EN PHILOSOPHIE SHERBROOKE, QUÉBEC, CANADA MARS 2017 brought to you by CORE View metadata, citation and similar papers at core.ac.uk provided by Savoirs UdeS

PLATON : THÉÂTRE ET PHILOSOPHIE · 2018. 1. 2. · Platon un mystique et l’on trouve cela très joli d’imaginer que la philosophie se développe comme un poème. Et ainsi, doucement,

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Page 1: PLATON : THÉÂTRE ET PHILOSOPHIE · 2018. 1. 2. · Platon un mystique et l’on trouve cela très joli d’imaginer que la philosophie se développe comme un poème. Et ainsi, doucement,

DEacutePARTEMENT DE PHILOSOPHIE ET DrsquoEacuteTHIQUE APPLIQUEacuteE

Faculteacute Des Lettres Et Sciences Humaines

Universiteacute De Sherbrooke

PLATON THEacuteAcircTRE ET PHILOSOPHIE Fondements nature et viseacutee de la meacutethode dialectique

Maxence GEacuteVAUDAN

Travail preacutesenteacute agrave Benoicirct CASTELNEacuteRAC (directeur de recherche)

Yves BOUCHARD

Mathieu MARION

en vue de lrsquoobtention du grade de

MAIcircTRE EN PHILOSOPHIE

SHERBROOKE QUEacuteBEC CANADA MARS 2017

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REacuteSUMEacute

Afin de comprendre le processus drsquoacquisition de connaissance chez Platon nous

proposons une eacutetude de la dialectique selon un spectre large en se focalisant principalement sur

la nature dramatique des textes du corpus Agrave partir drsquoune analyse des fondement eacuteleacuteates de la

meacutethode antilogique nous tenterons par le biais de la dialogique (ou seacutemantique des jeux) de

comprendre le caractegravere agonistique de la meacutethode proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous

tacirccherons par la suite de faire le lien entre les conclusions intermeacutediaires et la structure geacuteneacuterale

de la meacutetaphysique platonicienne afin de ne pas perdre la coheacuterence du systegraveme pris dans sa

globaliteacute Nous eacutevaluerons la qualiteacute de lrsquooutil interpreacutetatif obtenu agrave travers une lecture du

Gorgias

Mots-cleacutes Platon Parmeacutenide Zeacutenon eacuteleacuteatisme antilogique dialogique joute rheacutetorique

agonistique sophistique Gorgias Banquet Theacuteeacutetegravete Sophiste Politique

ABSTRACT

In order to understand Platorsquos knowledge acquisition process we suggest a wide-range study of

the dialectic mainly focusing on the theatrical nature of his texts From an analysis of the eleatic

foundations of the antilogical method we will try to understand the agonistic feature of the

method given by Plato in his dialogs by using the dialogical logic (or game semantic) Then we

will bind our mid-conclusions and the general structure of Platorsquos metaphysic in order not to

loose the coherence of the whole system We will evaluate the quality of our interpretative tool

through a reading of the Gorgias

Key-words Plato Parmenides Zeno eleatism antilogic dialogic joust rhetoric agonistic

sophistic Gorgias Symposium Theaetetus Sophist Statesman

ii

iii

AVANT-PROPOS

Il serait mensonger de preacutetendre que la reacutedaction de ce travail fut aiseacutee lrsquoobstacle majeur

ayant eacuteteacute en grande partie de deacutefinir clairement la probleacutematique Cela transparaicirct aujourdrsquohui

encore dans la version finale de part lrsquoeacutetendue des theacutematiques abordeacutees En effet le sujet choisi

mdash la dialectique chez Platon mdash est neacutecessairement vaste et recoupe tous les aspects de la

philosophie platonicienne crsquoest par la dialectique que Platon parle de meacutetaphysique de

politique de morale drsquoart du pecirccheur agrave la ligne de lrsquoacircmehellip Il nrsquoeacutetait donc jamais simple de

savoir ce qui constituait pleinement un eacuteleacutement important pour la reacutedaction du travail Or si tout

semble inteacuteressant dans une recherche plus rien ne lrsquoest veacuteritablement Il faut neacutecessairement

mettre en place des critegraveres discriminants clairs sans quoi rien ne progresse Ceci prit du temps

De plus le projet initial portait davantage sur les Eacuteleacuteates que sur Platon agrave proprement parler il y

eut donc un glissement de la lecture allant de la dialectique comme simple support de lrsquoheacuteritage

eacuteleacuteate agrave la dialectique comme cœur mecircme du travail dont lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne serait qursquoun des

angles eacutetudieacutes

Mais il existe un problegraveme plus profond encore Quelques curieux se demandent ce que

peut ecirctre lrsquoactiviteacute drsquoun chercheur en philosophie de lrsquoAntiquiteacute Et apregraves trois ans de travail

dont un an consacreacute en grande partie agrave cette recherche il ne mrsquoest toujours pas aiseacute drsquoecirctre

pleinement en mesure de reacutepondre Que cherche-t-on veacuteritablement Lrsquoobjectif est-il de

retrouver la penseacutee drsquoun auteur ou bien plutocirct de tenter drsquoen faire le plus beau systegraveme

possible Si lrsquoon srsquoen tient agrave cette seconde approche mdash celle du litteacuteraire inscrite dans le

profond sillon de la philosophie continentale mdash alors on voudrait lire Platon comme on lirait

Proust ou Hugo et lrsquoon ne fait rien drsquoautre que du commentaire litteacuteraire On cherche la figure de

style on essaie de tout embellir comme pour faire plaisir agrave lrsquoauteur On termine par faire de

Platon un mystique et lrsquoon trouve cela tregraves joli drsquoimaginer que la philosophie se deacuteveloppe

comme un poegraveme Et ainsi doucement est ajouteacutee une nouvelle pierre agrave lrsquoeacutedifice du miracle

grec fier de participer agrave un si bel ouvrage qui traverse deacutejagrave les acircges depuis des siegravecles

Dans notre cas il fallut se faire violence et tenter de garder le cap comme Ulysse pendant

son retour vers Ithaque ici le lit de Calypso est remplaceacute par les travaux de Luc Brisson de

iv

Jean-Franccedilois Pradeau et de nombreux autres Au deacutetour drsquoune introduction au Parmeacutenide on se

surprend agrave ecirctre seacuteduit par certains propos on recircve drsquoune crypto-cosmologie drsquoune ontologie preacute-

chreacutetienne drsquoune monde des Ideacutees agrave lrsquoimage du Jardin drsquoEacuteden Et lrsquoon commence

progressivement agrave ne plus lire mais agrave deacutesirer le texte Platon serait drsquoailleurs bien plus plaisant

srsquoil avait conceptualiseacute ensemble εἶδος et ἰδέα On cherche agrave plaire on joue sur les mots on

ajoute ccedilagrave et lagrave des majusculeshellip Bref on ne commente plus lrsquooriginal grec mais deacutejagrave une

traduction Fait-on encore de la philosophie Et comme Ulysse lrsquoon pense chaque jour ecirctre

heureux dans un fantastique festin le banquet est gargantuesque les commentaires sont bien

dodus regorgent de belles ideacutees mais degraves lors que le soleil est derriegravere lrsquohorizon on pleure face

au rivage en repensant agrave ce royaume lointain Ce royaume ougrave attend patiemment celle que lrsquoon a

laisseacutee au deacutebut de ce peacuteriple Le roi drsquoIthaque lrsquoappelle Peacuteneacutelope nous lrsquoappelons laquo veacuteraciteacute raquo

Que dit-on encore de vrai sur ces textes incapables de se deacutefendre par eux-mecircmes Dans

lrsquoOdysseacutee il faudra lrsquoaide des dieux pour que le heacuteros reprenne la mer ici-bas les dieux se font

bien discrets Tout au mieux une Muse apparaicirct quelques fois mais lagrave encore elle est le plus

souvent muette

Que le lecteur se rassure nous nrsquoavons fait qursquoune courte escale sur lrsquoicircle drsquoOgygie et

avons mecircme refuseacute lrsquoimmortaliteacute proposeacutee par la deacuteesse Le travail suivant srsquoil preacutesente des

caracteacuteristiques diverses et eacuteparses ne relegraveve que drsquoune seule volonteacute apporter un regard neuf et

original sur la meacutethode dialectique telle que Platon nous la preacutesente Puisse-t-il servir cette

cause

v

Ποτὲ αὐτῆς ἐν ἀγορᾷ καὶ θοἰμάτιον περιελομένης συνεβούλευον οἱ γνώριμοι χερσὶν ἀμύνασθαι laquo Νὴ Δί εἶπεν ἵν ἡμῶν πυκτευόντων ἕκαστος ὑμῶν λέγῃ εὖ Σώκρατες εὖ Ξανθίππη raquo

Un autre jour en pleine place elle lui avait arracheacute son manteau et ses amis lui conseillaient de la punir par quelques gifles laquo Par Zeus dit-il pour que nous nous battions agrave coups de poings et que chacun drsquoentre vous crie laquo Vas-y Socrate vas-y Xanthippe raquo

DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie doctrines et sentences des philosophes illustres II 5

vi

vii

FORMAT DES CITATIONS

Toutes les citations de textes grecs utiliseacutees dans notre travail proviennent de la banque de

donneacutees du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig

Nous faisons coiumlncider chaque passage en langue originale avec sa traduction franccedilaise

Afin drsquoeacuteclairer le lecteur sur les choix de traduction nous augmentons la graisse de la police des

mots importants Agrave chaque groupe de mots mis en emphase dans la langue originale correspond

un groupe de mots mis en emphase dans la traduction franccedilaise selon lrsquoexemple suivant

Τὰ ζῷα τρέχει

Les animaux courent

(AUTEUR Œuvre Section du passage)

Les fragment drsquoHeacuteraclite sont eacuteparses agrave travers lrsquoensemble de la litteacuterature Nous

donnerons dans nos citations le numeacutero du fragment issu du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig puis

en bas de page la reacutefeacuterence textuelle drsquoougrave est issu ce fragment

Concernant les traductions du grec nous avons systeacutematiquement pris le parti de la fideacuteliteacute

aux mots grecs et ne lrsquoavons modifieacutee que pour en rendre le reacutesultat intelligible Nous avons

pleinement conscience que le reacutesultat en franccedilais est parfois drsquoune piegravetre qualiteacute litteacuteraire Le

lecteur nous pardonnera en gardant agrave lrsquoesprit la ceacutelegravebre formule parfois attribueacutee au poegravete

Charles Baudelaire laquo Une traduction est semblable agrave une femme si elle est belle sans doute

nrsquoest elle pas fidegravele raquo

Les citations plus modernes (article monographie etc) suivent le format Chicago-Style

(AUTEUR date page) Les reacutefeacuterences complegravetes se trouvent agrave la fin de notre travail dans la

section REacuteFEacuteRENCES

viii

REMERCIEMENTS Ce travail est le fruit drsquoune vaste reacuteflexion que je conduisis pendant pregraves de trois ans je

ne peux que remercier mon directeur Benoicirct Castelneacuterac ainsi que Mathieu Marion sans qui ce

travail nrsquoaurait jamais vu le jour Le premier fut un guide hors pairs patient et toujours de bon

conseil Le second agrave travers son seacuteminaire agrave Montreacuteal donna agrave mon travail un fantastique eacutelan

Je pense dans un deuxiegraveme temps agrave mon professeur de philosophie de lrsquoAntiquiteacute et

professeur de grec ancien Jean-Joeumll Duhot qui suscita en moi un immense inteacuterecirct pour la

philosophie grecque lors de mes eacutetudes agrave lrsquoUniversiteacute Lyon 3 Jean Moulin Il mrsquoeacutevita ainsi une

eacuteventuelle passion pour la transsubstantiation ou tout autre sujet de meacutetaphysique meacutedieacutevale et

je ne peux que lui en ecirctre greacute

Jrsquoadresse enfin toute ma tendresse agrave ma famille ainsi qursquoagrave mon amie pour leur soutien

inconditionnel

ix

INDEX DES FIGURES

Fig 1 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon selon le modegravele de Vlastos 28

Fig 2 Double neacutegation dans les logiques classique et intuitionniste 30

Fig 3 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon proposeacutee 34

Fig 4 Repreacutesentation logique du deuxiegraveme fragment de Parmeacutenide 37

Fig 5 Repreacutesentation dialogique du principe de non-contraction 76

Fig 6 Repreacutesentation dialogique de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 77

Fig 7 Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent et neacutegation du conseacutequent 77

Fig 8 Table de veacuteriteacute de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 78

Fig 9 Arborescence dialogique semi-contradictoire 102

Fig 10 Arborescence dialogique contradictoire 103

Fig 11 Sortie drsquoune arborescence dialogique contradictoire 104

Fig 12 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias 1 [449a - 452e] 116

Fig 13 Critique de Gorgias par Socrate [451e - 452e] 117

Fig 14 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias [457a - 461a] 120

Fig 15 Table de veacuteriteacute du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122

Fig 16 Arbre du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122

Fig 17 Repreacutesentation arborescente du problegraveme de lrsquoinjustice 138

x

SOMMAIRE

I INTRODUCTION 1 Probleacutematique

2 Meacutethodologie

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon

3 La meacutethode eacuteleacuteate

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 1 La dialectique chez Aristote

2 La dialectique comme enreacutegimentation

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 1 Contexte drsquoapparition de la dialectique

2 La figure du sophiste

V EacuteTUDES DE CAS 1 Gorgias nature de la rheacutetorique

2 Polos et Socrate mesures et morale

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue

VI CONCLUSION

REacuteFEacuteRENCES

xi

I INTRODUCTION

1 Probleacutematique

Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne

Une main est tendue vers le ciel Lrsquoautre tient la ciguumle sans mecircme daigner la regarder Oui

il va la boire cette coupe mais avant une derniegravere fois continuons agrave discuter Parlons de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme un dernier mythe eschatologique avant de partirhellip Les autres autour

baissent les yeux Le paradoxe est agrave son paroxysme crsquoest en mourant maintenant qursquoil devient

immortel Et jusqursquoagrave ses derniegraveres secondes Socrate megravene la discussion

Lorsque que le chercheur travaille sur les diffeacuterentes œuvres drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute le

deacutesir premier semble consister agrave trouver un systegraveme coheacuterent dans lrsquoensemble de son œuvre

laquelle ne se reacuteduisant souvent qursquoagrave quelques fragments En croisant ses sources le philosophe

tente ainsi de mettre agrave jour lrsquouniteacute fondatrice agrave lrsquoorigine de lrsquoensemble de la reacuteflexion Le

chercheur est agrave cet instant dans une posture proche du matheacutematicien qui face agrave un nuage de

points tenterait de retracer la courbe pour en retrouver lrsquoeacutequation unique Dans le cas du corpus

platonicien le problegraveme est tout autre Lagrave ougrave certains ne nous laissegraverent que quelques mysteacuterieux

passages Platon confia aux acircges la totaliteacute de sa prolifique œuvre La recherche drsquouniteacute ne

consiste alors plus agrave combler les trous par des speacuteculations mais bien au contraire agrave articuler

ensemble une immense quantiteacute drsquoinformations semblant parfois contradictoires

Bien que la preacutesence du personnage de Socrate apparaisse comme un leitmotiv fiable 1

nous ne pouvons cependant parler drsquouniteacute des thegraveses socratiques Il faut chercher cette uniteacute du

cocircteacute de la forme plutocirct que de fond Par delagrave les sujet abordeacutes ainsi que les thegraveses deacutefendues

lrsquoensemble de ces œuvres sont toutes des illustrations drsquoune certaine puissance de dialoguer Le

dialogue prend place avec le personnage de Socrate ce dernier rencontre divers personnages a

priori persuadeacutes de lrsquoinfaillibiliteacute de leur science Socrate leur fait alors prendre conscience des

bornes de leurs connaissances Ceci passe par la mise en eacutevidence de limites inheacuterentes aux

Socrate est preacutesent dans tous les dialogues de Platon hormis Les Lois1

1

deacutefinitions des notions formuleacutees par ces personnages (lrsquoamitieacute lrsquoamour le beau le juste la

tempeacuterance etc) En partant drsquoune thegravese de deacutepart Socrate propose le plus souvent drsquoarriver agrave la

preuve de lrsquoimpossibiliteacute de soutenir la thegravese initiale Ainsi lrsquoincapaciteacute agrave deacutefinir un terme est un

excellent moyen de voir que lrsquoon ne le comprend pas entiegraverement

Cette meacutethode drsquoexamen nrsquoest pourtant le sujet principal drsquoaucun dialogue certes elle est

un outil systeacutematiquement employeacute mais nrsquoest que vaguement deacutefinie De la mecircme maniegravere

chez les commentateurs y compris de nos jours elle reste une notion relativement peu eacutetudieacutee

pour elle-mecircme Elle demeure le plus souvent consideacutereacutee comme compreacutehensible en soi et ne

requeacuterant pas drsquoeacutetudes approfondies et lrsquoattention des commentateurs se porte bien souvent plus

sur le contenu des argumentations que sur leur fonctionnement

Le caractegravere aporeacutetique

Mecircme si le dialogue en tant que tel nrsquoest jamais le sujet drsquoune des œuvres de Platon nous

devons tout de mecircme remarquer que certains passages font reacutefeacuterence agrave cette meacutethode

Οὐκοῦν καὶ ὅτι ἡ τοῦ διαλέγεσθαι δύναμις μόνη ἂν φήνειεν [αὐτὸ τὸ ἀληθές] ἐμπείρῳ ὄντι ὧν νυνδὴ διήλθομεν ἄλλῃ δὲ οὐδαμῇ δυνατόν

Et aussi que la puissance de dialoguer peut seule faire apparaicirctre [le vrai lui-mecircme] agrave un individu ayant fait lrsquoexpeacuterience des sciences que nous venons de parcourir mais que par aucune autre [puissance] ce ne serait pas possible

(PLATON Reacutepublique VII 533a) 2

Dans la philosophie platonicienne lrsquoobjectif absolu du philosophe est clairement drsquoatteindre la

veacuteriteacute la puissance du dialogue est pour le philosophe lrsquooutil pour atteindre cette derniegravere Le

dialogue devrait conduire en se focalisant sur une notion donneacutee agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute

Force est de constater que cela ne semble pas ecirctre le cas Bien au contraire le corpus platonicien

ne laisse entrevoir le plus souvent que des reacutefutations de thegraveses des opinions divergeant drsquoun

dialogue agrave un autre et surtout des paradoxes et des apories

Laporie est une fin sans reacuteponse satisfaisante cela se remarque aux derniegraveres lignes du

dialogue ainsi qursquoagrave lambiance ressentie En effet hormis dans le Parmeacutenide il nexiste aucun

Sauf indication contraire les traductions grecques seront reacutealiseacutees par nos soins2

2

dialogue se terminant de faccedilon positive par une confirmation deacutefinitive de la veacuteriteacute de la

conclusion Au mieux un consensus provisoire mais dont le caractegravere absolu ne semble pas

veacuteritablement acquis Le dialogue serait dans ce cas un bien mauvais moyen drsquoobtenir un savoir

srsquoil ne pouvait apporter qursquoune connaissance neacutegative des choses Le raisonnement de Socrate le

rend certes capable de dire ce qursquoune notion nrsquoest pas mais il est en revanche incapable

drsquoeacutenoncer clairement et de faccedilon consistante agrave travers le corpus ce qursquoelle est ce problegraveme

nous lui donnons le nom drsquoapophatisme dialectique De plus tel que le dit Platon le dialogue 3 4

nrsquoest pas une puissance ou capaciteacute parmi drsquoautres mais la laquo seule raquo (microόνη id [533a]) meacutethode

srsquooffrant au philosophe en quecircte de veacuteriteacute Lrsquoeacuteventualiteacute selon laquelle lrsquoart du dialogue ne serait

qursquoune meacutethode incomplegravete parmi drsquoautres nrsquoest donc pas envisageable car il nrsquoexiste pour

Platon aucun autre moyen drsquoatteindre la veacuteriteacute

Pour deacutepasser ce paradoxe de lrsquoapophatisme dialectique (crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute

reacutecurrente pour la meacutethode du dialogue drsquoavoir un jugement positif sur le reacuteel tout en eacutetant

pourtant la seule meacutethode capable drsquoen rendre raison selon Platon) nous pouvons orienter notre

recherche vers la meacutethode telle que deacutefinie par Socrate la maiumleutique Ce dernier explique agrave

quelques reprises que son art est similaire agrave celui de sa megravere lrsquoart de la sage-femme 5

Εἶτα ὦ καταγέλαστε οὐκ ἀκήκοας ὡς ἐγώ εἰμι ὑὸς μαίας μάλα γενναίας τε καὶ βλοσυρᾶς Φαιναρέτης [hellip] Ἆρα καὶ ὅτι ἐπιτηδεύω τὴν αὐτὴν τέχνην ἀκήκοας

Pauvre innocent est-ce que tu ignores que je suis fils dune sage-femme tregraves habile et renommeacutee Pheacutenaregravete [hellip] Nrsquoas tu pas aussi entendu que jexerce le mecircme art

(PLATON Theacuteeacutetegravete 149a)

Socrate fait accoucher laquo les acircmes raquo (τὰς ψυχὰς id [150a]) Son travail consiste ensuite agrave

examiner si lrsquoecirctre enfanteacute est plein de laquo fausseteacute raquo (ψεῦδος) ou de laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθές) Le

Lrsquoapophatisme est un terme reacutefeacuterant de faccedilon quasi exclusive agrave la theacuteologie neacutegative Nous voulons ici 3

retrouver le sens premier du verbe ἀπόφηmicroι laquo je nie raquo nous prendrons ce mot sans aucune acceptation theacuteologique

Dialectique est agrave comprendre ici comme lrsquoadjectif propre au dialogue4

Dans le sens de la τέχνη grecque5

3

dialogue nrsquoapporterait dans ce cas aucun savoir mais permettrait de controcircler les savoirs acquis

Cependant nous ne faisons ici que deacuteplacer le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique Si la

maiumleutique est lrsquoart drsquoaccoucher les esprits il apparaicirct clairement dans les dialogues que la

maiumleutique socratique est bien souvent steacuterile en termes de contenu elle nrsquoaccouche drsquoaucune

deacutefinition deacutefinitive mais elle eacutenonce et controcircle les hypothegraveses

Le postulat theacuteacirctral

Le lecteur pourra preacutetendre que cela ne repose que sur la contingence des rencontres et

que si Socrate avait eu de la chance il aurait pu trouver un interlocuteur susceptible drsquoenfanter

Cela va alors agrave lrsquoencontre drsquoun aspect fondamental du dialogue un choix litteacuteraire de

repreacutesentation Un dialogue est en soi une production drsquoordre theacuteacirctral il y a des personnages

des tirades (i e le texte prononceacute) un cadre spatio-temporel des deacutecors et des indications

sceacuteniques Lrsquoensemble de ce qui gravite autour des tirades des personnages nous lrsquoappelons

theacuteacirctraliteacute Dans une piegravece de theacuteacirctre la theacuteacirctraliteacute se compose donc de tout ce qui relegraveve de la

mise en scegravene tout ce qui nrsquoest pas prononceacute dans les tirades des personnages Cela ne veut pas

dire pour autant que la theacuteacirctraliteacute ne deacutepend que du metteur en scegravene le texte lui-mecircme contient

deacutejagrave de la theacuteacirctraliteacute il srsquoagit entre autres des didascalies Une didascalie ou indication

sceacutenique est un enseignement contextuel Il ne srsquoagit pas drsquoune tirade mais elle fait pourtant 6

partie du texte de lrsquoœuvre La theacuteacirctraliteacute ne srsquoexprime donc pas uniquement dans la

repreacutesentation mais aussi dans le texte

Nous formulons alors ainsi ce que nous appelons le laquo postulat theacuteacirctral raquo le personnage de

Socrate est un archeacutetype il ne sagit pas dune histoire reacuteelle Socrate pourrait juste sappeler laquo Le

philosophe raquo de la mecircme maniegravere que Platon incarne parfois les thegraveses de Parmeacutenide et de

Zeacutenon en laquo lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Nous sommes dans la repreacutesentation de personnages

caracteacuteristiques En cela lœuvre de Platon tend agrave luniversaliteacute de son discours car au dessus de

la relativiteacute du contexte demeure de faccedilon transcendante un appel agrave luniversel

Lrsquoeacutetymologie de didascalie est drsquoailleurs διδασκαλία signifiant enseignement6

4

Aux questions du caractegravere aporeacutetique des dialogues ainsi que de la steacuteriliteacute de la

maiumleutique nous devons alors affronter un problegraveme drsquoampleur Il ne devient plus possible de

justifier lrsquoabsence de reacuteponse par un simple manque de chance Nous partons du principe que

Platon est maicirctre agrave bord et que le corpus dont nous sommes en possession est suffisamment

complet pour que la repreacutesentation de la dialectique nrsquoy soit pas tronqueacutee La meacutethode socratique

chez Platon est supposeacutee apporter des veacuteriteacutes alors qursquoelle ne semble dans les faits que mettre en

eacutevidence lrsquoerreur et ne conclure que par des apories ou des invitations agrave continuer le travail 7

Quelle est lrsquoorigine de cet eacutecart entre lrsquoobjectif et le reacutesultat de la recherche de veacuteriteacute chez

Socrate Nous pouvons nous demander srsquoil srsquoagit soit drsquoun effet neacutecessaire de la dialectique

auquel cas elle ne serait qursquoun outil intermeacutediaire mais incomplet soit que la dialectique est

victime drsquoune reacutealiteacute transcendante et alors le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique viendrait

drsquoun apophatisme ontologique crsquoest-agrave-dire que lrsquoon ne pourrait rien dire sur lrsquoecirctre de faccedilon

positive chez Platon 8

Dans cette derniegravere eacuteventualiteacute comme dans la premiegravere si la veacuteriteacute nrsquoest pas accessible au

moyen de la dialectique quelle serait alors reacuteellement la nature de lrsquoexercice dialectique pour

Socrate sinon un jeu consistant agrave trouver des contradictions et agrave reacutefuter des adversaires Une

telle activiteacute nrsquoest-elle pas fort ressemblante agrave lrsquoactiviteacute des sophistes

Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge

Agrave la suite des paradoxes que nous venons drsquoeacutevoquer nous pensons qursquoun eacuteleacutement de

reacuteponse se situe dans la nature mecircme du texte de Platon le dialogue Pour bien des

commentateurs le dialogue nrsquoest chez Platon qursquoun choix stylistique pour illustrer une theacuteorie

Ceux-ci pensent que le travail du commentateur revient agrave extraire le contenu philosophique du

texte afin de se deacutefaire du poids litteacuteraire charrieacute par le dialogue Dans cette optique Aristote

Nous ne neacutegligeons pas lrsquoexistence de nombreux dialogue platoniciens ougrave le caractegravere aporeacutetique ne 7

semble pas apparaicirctre de faccedilon eacutevidente Nous pensons par exemple agrave lrsquoApologie le Criton le Pheacutedon mais aussi au Banquet Cependant notre propos est le suivant jamais dans lrsquoœuvre de Platon Socrate ne reacutepondrait agrave la proposition drsquoun interlocuteur laquo cette deacutefinition est correcte et deacutefinitive raquo Demeure alors une sensation drsquoincompleacutetude Lrsquounique exception est le Parmeacutenide sur lequel nous reviendrons abondamment par la suite

Rejoignant ici la position plotinienne en opeacuterant un glissement de lrsquoapophatisme agrave lrsquoaphaireacutetisme8

5

apparaicirct bien plus professionnel puisqursquoil eacutecrit une philosophie de traiteacutes Cependant ferions-

nous le mecircme exercice avec Moliegravere ou Shakespeare Agrave lrsquoeacutevidence non Nous voyons bien

qursquoun reacutesumeacute drsquoHamlet aussi minutieux soit-il nrsquoa plus grand lien avec lrsquoœuvre originale Degraves

lors peut-on raisonnablement croire que cela fonctionnerait de la sorte chez Platon Est-il

possible de comprendre le message du Banquet sans le hoquet drsquoAristophane

Lrsquoensemble du message contenu dans lrsquoœuvre de Platon nous est transmis par le biais du

dialogue Cependant ce message nrsquoest pas purement lineacuteaire et la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les

dialogues perturbe la nature de ce message En consideacuterant les œuvres de Platon non plus comme

de simples eacutenonciations lineacuteaires drsquoideacutees mais plutocirct comme des mises en scegravene repreacutesentant

diffeacuterents moments drsquoune reacuteflexion geacuteneacuterale alors nous pourrons eacutetablir de maniegravere plus correcte

ce que sont les veacuteritables thegraveses ontologiques dans le corpus platonicien

La tradition raconte que Platon aurait commenceacute par eacutecrire des œuvres theacuteacirctrales avant

qursquoil ne les brucirclacirct apregraves avoir rencontreacute Socrate

Ἔπειτα μέντοι μέλλων ἀγωνιεῖσθαι τραγῳδίᾳ πρὸ τοῦ Διονυσιακοῦ θεάτρου Σωκράτους ἀκούσας κατέφλεξε τὰ ποιήματα εἰπώνmiddot laquo Ἥφαιστε πρόμολ ὧδεmiddot Πλάτων νύ τι σεῖο χατίζει raquo9

Eacutetant sur le point de concourir pour la trageacutedie il rencontra Socrate devant le theacuteacirctre dionysiaque et agrave la suite de leur entretien il brucircla ce qursquoil avait eacutecrit en disant laquo Hephaistos vient ici Platon maintenant a besoin de toi raquo

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III [trad GENAILLE])

Si lrsquoanecdote semble peu creacutedible elle est en revanche symbolique De la mecircme maniegravere les

proches de Platon auraient retrouveacute agrave sa mort une piegravece drsquoAristophane agrave cocircteacute de lui Lrsquoœuvre de 10

Platon dans sa totaliteacute est drsquoailleurs une vaste trageacutedie Pensons au prologue drsquoAntigone de Jean

Anouilh

Voilagrave Ces personnages vont vous jouer lhistoire dAntigone Antigone cest la petite maigre qui est assise lagrave-bas et qui ne dit rien Elle regarde droit devant elle

Les guillemets ont eacuteteacute rajouteacute par nos soins pour rendre la citation plus lisibles Celles-ci ne sont pas 9

preacutesentes dans le texte original tireacute du Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig

La source de cette anecdote est lrsquoeacutemission de radio sur France Culture du 11 feacutevrier 2008 intituleacutee laquo Les 10

nouveaux chemins de la connaissance raquo Elle nous est conteacutee par Monique Dixsaut

6

Elle pense Elle pense quelle va ecirctre Antigone tout agrave lheure quelle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermeacutee que personne ne prenait au seacuterieux dans la famille et se dresser seule en face du monde seule en face de Creacuteon son oncle qui est le roi Elle pense quelle va mourir quelle est jeune et quelle aussi elle aurait bien aimeacute vivre Mais il ny a rien agrave faire Elle sappelle Antigone et il va falloir quelle joue son rocircle jusquau bouthellip

(ANOUILH 2008 5)

Degraves les premiers instants nous savons tous que Socrate va mourir Pourtant nous regardons les

dialogues srsquoenchainer lrsquohistoire avancer De la rencontre avec les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave sa

condamnation agrave mort Platon retrace toute la vie philosophique drsquoun personnage lrsquohistoire drsquoun

homme Nous pourrions essayer de comparer les œuvres de Platon aux eacutecrits de lrsquohistorien

Xeacutenophon reacutealiser des travaux drsquoarcheacuteologie afin de savoir si la rencontre entre Socrate et 11

Parmeacutenide eut eacuteteacute possible Quel inteacuterecirct dans un travail de philosophie Tout cela reviendrait agrave

renier le cœur mecircme de lrsquoœuvre de Platon sa puissance litteacuteraire

A fortiori nous avanccedilons lrsquoideacutee selon laquelle la theacuteacirctraliteacute repreacutesente une part importante

du message philosophique y compris de lrsquoexercice dialectique Penser les personnages des

dialogues comme des acteurs jouant un rocircle retourne consideacuterablement les perspectives de

lecture Nous tacirccherons donc dans la suite de notre travail de deacutemontrer en quoi la dialectique

possegravede une part de jeu nrsquoeacutetant pas incompatible avec la recherche de veacuteriteacute Si les œuvres de

Platon sont consideacutereacutees plutocirct comme des piegraveces de theacuteacirctre que des reacutealiteacutes historiques alors la

repreacutesentation dune aporie dans un dialogue ne peut plus ecirctre vue comme un simple constat

deacutechec de la meacutethode du dialogue mais comme un moment obligatoire dans une conception

plus large Les dialogues de Platon ne sont pas des piegraveces en eux-mecircmes mais simplement les

actes drsquoune seule œuvre qursquoil faut comprendre dans sa totaliteacute

Il convient enfin de preacuteciser ce que nous entendons par le personnage de Socrate et

lrsquoadjectif socratique srsquoy rapportant Socrate est un personnage ayant existeacute cela ne fait presque

Il nrsquoest jamais simple de parler de meacutethode historique dans le contexte antique Cependant la 11

meacutethodologie de Xeacutenophon se rapproche de celle de Thucydide dont il compleacuteta lrsquoœuvre Mecircme si le dialogue socratique eacutetait agrave lrsquoacircge classique un style litteacuteraire agrave part entiegravere nous pensons que lrsquoapproche de Xeacutenophon repose sur des eacutevegravenements et des situations probables Platon philosophe et dramaturge joue davantage dans le registre du symbolique

7

aucun doute Cependant nous ne sommes pas ici dans un travail drsquohistorien pur et simple la

philosophie antique nrsquoest pas une archeacuteologie des faits sinon une archeacuteologie de la penseacutee Dans

le cas preacutesent la seule penseacutee que nous choisissons drsquoeacutetudier est celle de Platon Nous

consideacuterons alors davantage Socrate comme personnage litteacuteraire et dramatique plutocirct qursquoen tant

qursquoindividu ayant reacuteellement veacutecu toutes les aventures qui lui sont attribueacutees Cela possegravede sur le

plan meacutethodologique de nombreux avantages le premier eacutetant que la reacutealiteacute historique des faits

ne nous importe guegravere Qursquoimporte que Socrate ne rencontracirct pas Parmeacutenide dans sa jeunesse le

personnage creacuteeacute par Platon a effectivement veacutecu cette rencontre Lrsquoensemble de notre travail

reposera donc sur Socrate personnage dramatique des œuvres de Platon

Notre objectif ne sera autre que de deacutefinir de faccedilon juste la meacutethode agrave lrsquoœuvre dans les

dialogues de Platon Nous deacutefendons lrsquoideacutee selon laquelle notre position de lecture influence les

reacutesultats de la dialectique platonicienne Notre hypothegravese de recherche peut alors se reacutesumer en

une phrase en consideacuterant les œuvres de Platon comme des productions theacuteacirctrales nous serons

agrave mecircme de trouver davantage de reacuteponses que dans le cadre drsquoune lecture traditionnelle Ceci

nous permettra de comprendre drsquoune autre maniegravere sous un nouveau jour les perspectives en jeu

dans les dialogues Certains problegravemes drsquoordres meacutetaphysique et ontologique devraient alors

trouver de nouvelles reacuteponses invisibles jusqursquoici Il est vrai que nos interrogations sur la

dialectique peuvent sembler quelque peu heacuteteacuterogegravenes Notre hypothegravese de travail place tous nos

espoirs du cocircteacute interpreacutetatif Cela apparaicirctra peut-ecirctre arbitraire en risquant de contraindre le

texte agrave se conformer agrave notre theacuteorie Nous devons donc prendre soin de deacutefinir avec rigueur notre

meacutethodologie afin drsquoeacuteviter toute deacuteteacuterioration du sens initial au profit de notre approche

8

2 Meacutethodologie

De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques

Notre travail se divisera en quatre grands moments Notre hypothegravese de deacutepart preacutesuppose

lrsquoexistence de reacuteponses dans lrsquoœuvre de Platon En effet notre recherche nrsquoaurait pas lieu drsquoecirctre

si nous pensions que la dialectique platonicienne eacutetait totalement incomplegravete et que certaines

reacuteponses nrsquoavaient pas eacuteteacute formuleacutees par Platon Nous marquons ici un choix initial fort en

refusant de croire drsquoune part agrave un apophatisme dialectique chez Platon (crsquoest-agrave-dire que la

dialectique nrsquoest pas apte agrave trouver de veacuteriteacutes agrave cause de sa neacutecessaire incompleacutetude) mais aussi

agrave un simple laquo appel agrave la continuation du travail raquo comme si Platon nrsquoavait fourni que la meacutethode

sans reacutesultats Au contraire nous partons de lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique a deacutejagrave atteint son

but (dans les textes) et qursquoil ne tient qursquoagrave nous lecteurs de Platon de comprendre ces reacuteponses

Selon le vieil adage la veacuteriteacute est lrsquoadeacutequation entre lrsquoecirctre et la penseacutee crsquoest-agrave-dire

lrsquoeacutelaboration drsquoun jugement juste Ainsi tout comme un texte sera vrai en vertu de son rapport au

monde une lecture sera vraie selon son rapport au texte Dans un premier temps il srsquoagira pour

nous de deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoest la meacutethode socratique crsquoest-agrave-dire drsquoen comprendre les

regravegles de fonctionnement Nous nuancerons notre deacutefinition en lui imposant comme bornes les

deacutefinitions drsquoautres meacutethodes proches mais diffeacuterentes (eacuteristique antilogique etc) Cette partie

relegravevera clairement drsquoun caractegravere historique srsquoinspirant des grandes theacuteories interpreacutetatives sur

la dialectique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours (de maniegravere non exhaustive mais significative) Notre

modus operandi consiste en lrsquoeacutelaboration drsquoune grille de lecture apte agrave augmenter notre capaciteacute

agrave comprendre le fonctionnement des raisonnements argumentatifs de la dialectique platonicienne

Notre originaliteacute reposera eacutevidemment sur ce que nous avons appeleacute le postulat theacuteacirctral La

position interpreacutetative que nous eacutelaborerons partira de notre hypothegravese de recherche selon

laquelle il ne convient pas de lire Platon comme un bloc monolithique mais comme une

succession de scegravenes ayant chacune un objectif propre Cet outil que nous concevrons est

interpreacutetatif crsquoest-agrave-dire que sa viseacutee nrsquoest autre que drsquoaccroitre notre acuiteacute conceptuelle face au

texte drsquoun dialogue de la mecircme maniegravere que des lunettes augmentent lrsquoacuiteacute visuelle drsquoune

personne myope ou astigmate sans modifier lrsquoobjet regardeacute Lrsquooutil ne modifie pas le contenu du

9

texte il modifie notre perception de celui-ci Ce point nous parait tregraves important dans la mesure

ougrave cette perspective purement interpreacutetative nrsquoest pas simple agrave respecter dans lrsquoeacutelaboration drsquoun

outil interpreacutetatif Chaque systegraveme interpreacutetatif implique des schegravemes logiques de

fonctionnement diffeacuterents Nous devons donc nous assurer dans la mesure du possible que les

schegravemes impliqueacutes par lrsquooutil que nous allons eacutelaborer ne sont pas incompatibles avec les

schegravemes du contexte drsquoeacutecriture Au contraire nous voulons que ceux-ci soient les plus proches 12

possible afin drsquoecirctre en adeacutequation avec la volonteacute de lrsquoauteur Nous profiterons de cette partie

pour eacutevoquer diffeacuterents problegravemes interpreacutetatifs en lien avec la meacutethode dialectique Cette partie

srsquoachegravevera par un choix drsquoordre logique que nous justifierons quant au meilleur moyen de

repreacutesenter les eacutechanges dialectiques

Dans un troisiegraveme temps nous nous attacherons agrave comprendre ce que pourrait ecirctre

lrsquoorigine de la dialectique Pour paraphraser Aristote si notre premier moment aura eacuteteacute consacreacute

agrave la cause mateacuterielle de la dialectique (son fonctionnement propre ses regravegles) le troisiegraveme temps

de notre travail se tournera vers drsquoune part sa cause efficiente et drsquoautre part vers sa cause finale

(en effet la dialectique comme production humaine ou projet permet cette superposition entre

origine et finaliteacute) Nous en profiterons pour tirer les conclusions meacutetaphysiques et plus

preacuteciseacutement ontologiques de nos choix interpreacutetatifs et repreacutesentatifs des moments dialectiques

En effet notre point de deacutepart est que la grille interpreacutetative de lrsquoexercice dialectique affecte

consideacuterablement les reacutesultats meacutetaphysiques Nous ferons alors une analyse eacutelargie des grands

traits meacutetaphysiques du systegraveme platonicien puis tacirccherons de comprendre comment la

dialectique srsquointegravegre dans ce systegraveme Nous serons dans lrsquoobligation de faire une revue des

preacuteoccupations ontologiques de quelques preacutesocratiques afin de comprendre le contexte

drsquoapparition de la meacutethode dialectique proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous nous

pencherons ensuite plus en avant sur les aspects meacutetaphysiques directement en lien avec les

preacutesupposeacutes induits par la dialectique telle que nous lrsquoaurons deacutefinie dans le chapitre preacuteceacutedent

Nous pensons ici agrave R G Collingwood prenant lrsquoexemple drsquoune traduction du grec πόλις par le mot 12

laquo Eacutetat raquo en lrsquoaffligeant de tous les concepts contemporains propre agrave notre concept drsquoEacutetat et agrave observer des erreurs dans les eacutecrits politiques grecs Pour Collingwood cela revient agrave traduire le mot grec τριήρης par laquo bateau agrave vapeur raquo on srsquoeacutetonnerait par la suite des variances conceptuelles et des incoheacuterences suite agrave lrsquousage du mot τριήρης lu comme bateau agrave vapeur dans les textes antiques (COLLINGWOOD 1994)

10

Il ne faut pas perdre de vue que lrsquoobjectif final est drsquoeacutelaborer une position de lecture apte agrave

deacutepasser les difficulteacutes laquo superficielles raquo des dialogues afin drsquoen comprendre le sens profond Il

ne srsquoagit pas pour autant de faire de la sur-interpreacutetation ou de lrsquoinvention

Le dernier moment de notre travail consistera en la mise en application de notre systegraveme

repreacutesentatif agrave un certain nombre de passages issus du corpus platonicien principalement le

Gorgias Lrsquoobjectif sera ici double drsquoune part expeacuterimenter notre outil repreacutesentatif en

laquo condition reacuteelle raquo crsquoest-agrave-dire sur de longs passages ougrave lrsquoenchevecirctrement des ideacutees ne va pas

de soi Notre outil ne prend son sens que dans le cadre de lrsquoanalyse profonde drsquoun passage et de

ses articulations avec les autres passages Drsquoautre part nous pourrons eacutetudier le rapport entre la

dialectique et le projet meacutetaphysique chez Platon Le troisiegraveme moment de notre travail opeacuterera

donc la synthegravese entre nos remarques drsquoordre logique du premier moment de notre travail et les

consideacuterations plus meacutetaphysiques du deuxiegraveme Nous reviendrons par la suite plus

abondamment sur le choix du Gorgias Nous pouvons drsquoores et deacutejagrave eacutevoquer le sujet du dialogue

comme motif principal En effet le troisiegraveme moment de notre travail reposera principalement

sur la distinction entre lrsquoactiviteacute sophistique et lrsquoactiviteacute philosophique Le Gorgias repreacutesente la

suite logique de notre interrogation theacuteorique puisque le dialogue repreacutesente agrave la fois une

reacuteflexion theacuteorique sur le sujet en questionnant la nature de la rheacutetorique mais aussi une

illustration pratique en opposant directement le personnage de Socrate agrave des sophistes

La quasi-totaliteacute de notre travail reposera sur les travaux de Benoicirct Castelneacuterac et de

Mathieu Marion Nous leur empruntons le regard dialogique qui seul permet de donner agrave cette

eacutetude une coheacuterence geacuteneacuterale en faisant de lrsquoexercice du dialogue un moment strateacutegique dont

lrsquoissue est incertaine Ainsi de nombreux eacuteleacutements deacutecoulant de cette analyse (critique des

travaux de Vlastos interpreacutetation du poegraveme de Parmeacutenide lecture des sophistes etc)

srsquoinscrivent en toute logique dans le mecircme sillon De plus nous avons choisi de nous appuyer

sur les reacutecents travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot dont lrsquoanalyse porte sur des centres drsquointeacuterecircts

souvent identiques aux nocirctres Parfois nous nous en inspirons parfois nous nous en deacutetacherons

mais ses travaux permettront toujours de servir de reacutefeacuterentiel surtout dans la deuxiegraveme moitieacute de

notre travail

11

Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique

Le projet que nous preacutesentons ici peut apparaicirctre au lecteur en bien des endroits encore

peu deacutefini vague voire teinteacute drsquoune certaine preacutetention Nous connaissons le danger inheacuterent agrave

notre travail Bien souvent le deacutesir de systegraveme pousse le commentateur agrave creacuteer de vastes

cateacutegories dans lesquelles il tenterait souvent par la violence du sur-commentaire de ranger les

concepts selon un ordonnancement preacuteeacutetabli Lrsquoobjectif est pour nous de retrouver une lecture

coheacuterente de lrsquoensemble du travail que Platon nous propose sans pour autant lui infliger le cadre

a priori de notre volonteacute Nous deacutesirons ainsi formuler une theacuteorie de la dialectique (ou tout du

moins en dessiner les contours) Or la nature mecircme du texte de Platon nous force agrave prendre

lrsquoensemble du corpus en consideacuteration puisque la meacutethode du dialogue srsquoy applique en tout

endroit Si les reacutesultats de notre travail pourront sembler parfois arbitraires nous aimerions alors

insister davantage sur la meacutethode proposeacutee que les reacutesultats en eux-mecircmes

Les travaux de recherche ont pour critegravere de qualiteacute la preacutecision de leur probleacutematique

Dans notre cas celle-ci semble peu deacutelimiteacutee si cela peut ressembler agrave une faiblesse le lecteur

saura y voir la volonteacute drsquoun effort de synthegravese Prenant lrsquoexemple de la biologie lrsquoeacutetude

minutieuse drsquoune cellule ne prend pleinement son sens que replaceacutee dans lrsquoorganisme dans son

ensemble De la mecircme maniegravere la dialectique eacutetant le fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne il

aurait eacuteteacute maladroit selon nous de se contenter de quelques passages Celle-ci ne prend tout son

sens que dans lrsquooptique drsquoun projet plus geacuteneacuteral La philosophie nrsquoest pas une position deacutefinitive

mais plutocirct une posture intellectuelle face au monde pas une reacuteponse mais une faccedilon drsquoaborder

les questions Si chaque dialogue se concentre sur un problegraveme unique les diffeacuterents

raisonnements se chevauchent et interagissent entre eux Comprendre la meacutethode dialectique ne

consiste pas simplement agrave comprendre des moments dialectiques mais comment cette suite de

moments est au cœur drsquoune œuvre totale et efficace

Nous ne pouvons que reconnaitre la vaste porteacutee de notre projet Il est eacutevident que notre

probleacutematique ne srsquoinscrit pas dans une simple question technique mais implique un grand

nombre de reacuteflexions correacutelaires En reacutealiteacute notre travail sera ameneacute agrave traiter un vaste ensemble

de thegraveses platoniciennes (ontologie meacutethode de recherche mythologie implication politique

12

etc) Le lecteur comprendra que notre objectif eacutetant initialement lrsquoeacutelaboration drsquoune meacutethode

syntheacutetique il serait vain de focaliser lrsquoensemble de notre travail sur quelques lignes drsquoun

dialogue Ne pas avoir circonscrit notre recherche agrave un corpus reacuteduit nrsquoest pas une pure

preacutetention mais une reacuteelle volonteacute drsquoeacuteclaircissement et drsquoapprofondissement de la penseacutee

platonicienne dans son ensemble

13

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE

Socrate joue les beacuteotiens

Ce que nous appelons le postulat theacuteacirctral nous permet de penser le problegraveme de lrsquoorigine

de la dialectique sous un autre angle Si la theacuteacirctraliteacute du corpus de Platon nrsquoest pas un choix

simplement estheacutetique mais un point cleacute de la penseacutee de lrsquoauteur alors nous devons lire

lrsquoensemble des dialogues comme autant de scegravenes drsquoune vaste trageacutedie se terminant par la mort

de Socrate Sur le plan dramatique Le Parmeacutenide de Platon est lrsquoœuvre premiegravere il srsquoagit de la

premiegravere scegravene de cette trageacutedie philosophique Socrate y est jeune non-initieacute agrave la philosophie et

vulneacuterable face agrave la dialectique drsquoexperts tels que Parmeacutenide et Zeacutenon Socrate incarne une

posture de beacuteotien Commencer notre travail par Le Parmeacutenide nrsquoest cependant pas sans

preacutetention lrsquoouvrage est reconnu agrave travers les siegravecles comme lrsquoune des piegraveces les plus obscures

de lrsquoensemble du corpus Mais comprendre drsquoune nouvelle faccedilon Le Parmeacutenide est un moyen

neacutecessaire pour relire Platon En fonction de la lecture qursquoun commentateur fait du Parmeacutenide

toute sa vision du platonisme se trouve modifieacutee Finalement cela repreacutesente pour nous un

avantage meacutethodologique en commenccedilant par Le Parmeacutenide nous serons agrave mecircme de

reconstruire plus facilement la penseacutee de Platon

Il existe une raison nous conduisant agrave commencer notre eacutetude par Le Parmeacutenide En effet

dans sa preacutesentation de la theacuteorie platonicienne Diogegravene Laeumlrce deacuteclare que lrsquoorigine du style du

dialogue remonterait agrave Zeacutenon drsquoEacuteleacutee

Διαλόγους τοίνυν φασὶ πρῶτον γράψαι Ζήνωνα τὸν Ἐλεάτην

On dit que Zeacutenon drsquoEacuteleacutee fut le premier agrave eacutecrire des dialogues

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)

Propos qursquoil reacuteitegravere plus loin en citant un texte disparu drsquoAristote

Ἀριστοτέλης δ ἐν τῷ Σοφιστῇ φησι πρῶτον Ἐμπεδοκλέα ῥητορικὴν εὑρεῖν Ζήνωνα δὲ διαλεκτικήν

14

Aristote dans [son ouvrage] le Sophiste deacuteclare qursquoEmpeacutedocle trouva la 13

rheacutetorique le premier et Zeacutenon la dialectique

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum VIII)

Ces deux citations bien qursquoelles ne puissent constituer une preuve historique deacutemontrent agrave

lrsquoeacutevidence un large courant de penseacutee dans lrsquoAntiquiteacute laissant entendre que le principe du

dialogue voire la meacutethode dialectique seraient lrsquoœuvre de Zeacutenon disciple de Parmeacutenide Sans

toutefois tirer de conclusion hacirctive nous pouvons reconnaitre une certaine coheacuterence entre les

propos de Diogegravene Laeumlrce et notre ideacutee selon laquelle la rencontre avec les eacuteleacuteates repreacutesenteacutee

dans le Parmeacutenide serait agrave lrsquoorigine de la pratique philosophique de Socrate

Enfin srsquoil eacutetait encore neacutecessaire de justifier le caractegravere neacutecessaire de commencer notre

travail par le Parmeacutenide il existe un dernier point pouvant sembler anodin et relevant pourtant

selon nous drsquoune grande importance Comme eacutevoqueacute un peu plus haut face agrave ce sentiment

drsquoimpuissance de la dialectique dans presque tous les dialogues le Parmeacutenide est un des seuls agrave

se terminer positivement (quoique de maniegravere tregraves abrupte) avec la certitude pour les

participants drsquoavoir trouveacute des choses on ne peut plus vraies (Ἀληθέστατα [166c]) Il srsquoagit pour

nous de comprendre ce que peut ecirctre la valeur de cette veacuteriteacute et si agrave la lumiegravere de nos

interpreacutetations lrsquoexercice socratique ne deviendra pas davantage compreacutehensible

Nous traduisons volontairement lrsquoinfinitif εὑρεῖν par le passeacute simple trouva13

15

1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide

La notion drsquoobstacle interpreacutetatif

Le Parmeacutenide est certainement lrsquoun des dialogues de Platon ayant la reacuteputation la plus

forte Il est agrave la fois obscur complexe fastidieux reacutepeacutetitif et dans le mecircme temps au cœur de

toute une interpreacutetation meacutetaphysique de la penseacutee de Platon Cependant puisque notre eacutetude

doit neacutecessairement commencer par ce dialogue il convient de srsquointerroger de prime abord sur

les eacuteventuels problegravemes de lecture risquant de srsquooffrir agrave nous La question est naiumlve qursquoest-ce

qui rend le Parmeacutenide si compliqueacute par rapport aux autres dialogues Sur le modegravele de Gaston

Bachelard dans la Formation de lrsquoesprit scientifique nous deacutecidons de commencer notre eacutetude agrave

partir de la notion drsquoobstacle Quels sont les obstacles empecircchant le lecteur de trouver 14

directement dans ce dialogue des reacuteponses claires promises par la meacutethode socratique

Comment un mecircme ouvrage peut-il tantocirct ecirctre lu comme un traiteacute de cosmologie tantocirct comme

la cleacute de voute de lrsquoontologie platonicienne et pour drsquoautres enfin comme un simple exercice

dialectique

Selon nous bien des obstacles ne se trouvent pas dans le texte ils sont propres au contexte

de lecture Les obstacles en question ne sont pas du cocircteacute du texte mais uniquement du cocircteacute du

lecteur Crsquoest pourquoi nous parlerons drsquoobstacles interpreacutetatifs Ces obstacles sont des

problegravemes propres agrave lrsquoesprit du lecteur celui-ci nrsquoarrive jamais lrsquoesprit vierge de tout preacutejugeacute

lorsqursquoil entame sa lecture Quel travail intellectuel est-il alors neacutecessaire drsquoeffectuer au

preacutealable afin de saisir pleinement la nature et la viseacutee du Parmeacutenide Il ne srsquoagit pas

simplement drsquoun problegraveme de compreacutehension mais de repreacutesentation de la dialectique crsquoest un

exercice se trouvant dans un corpus tregraves eacuteloigneacute de nous autant sur les plans temporel

linguistique que culturel

Nous ne pouvons cependant eacutenumeacuterer de maniegraveres exhaustive lrsquoensembles des obstacles

interpreacutetatifs Nous choisissons donc afin de preacuteciser au mieux notre meacutethodologie de recherche

laquo Quand on cherche les conditions psychologiques des progregraves de la science on arrive bientocirct agrave cette 14

conviction que crsquoest en terme drsquoobstacle qursquoil faut poser le problegraveme de la connaissance scientifique raquo (BACHELARD 2004 15)

16

drsquoeacutevoquer quelques uns des plus repreacutesentatifs drsquoentre-eux Lrsquoenjeu de ce premier moment est

conseacutequent il srsquoagit agrave la fois drsquoadopter la position intellectuelle adeacutequate afin drsquoeacutetudier la

dialectique platonicienne en faisant table-rase de nos preacutejugeacutes de lecture et dans un second

temps drsquointerpreacuteter le texte du Parmeacutenide au plus proche de ce qursquoil pouvait ecirctre dans lrsquoesprit de

son auteur Ce dernier point nrsquoest pas anodin la philosophie de lrsquoAntiquiteacute dans son projet

mecircme est une archeacuteologie de la penseacutee Il ne srsquoagit pas tant de dire ce qui a eacuteteacute eacutecrit ou dit mais

de justifier le sens de ce qui a eacuteteacute dit au moment ougrave cela a eacuteteacute dit Il srsquoagit drsquoun projet de

coheacuterence mais aussi drsquoauthenticiteacute agrave lrsquoimage de lrsquoarcheacuteologue qui ne fait pas que constater la

preacutesence drsquoun objet dans le sol mais lrsquoen sort le nettoie et cherche enfin agrave comprendre

preacuteciseacutement son usage Le temps alternant aussi bien les corps que les mots nous devons garder

agrave lrsquoesprit que les eacutetranges ronds de bronze oxydeacutes et ne refleacutetant rien aujourdrsquohui dans les

museacutees furent jadis drsquoeacutetincelants miroirs

Les obstacles que nous allons maintenant eacutetudier ne sont pas propres qursquoau Parmeacutenide et

srsquoappliquent en partie aux autres dialogues de Platon et certainement agrave drsquoautres textes de

lrsquoAntiquiteacute Demeure un dernier point en suspens qui nrsquoaura pas eacutechappeacute au lecteur srsquoil existe

des obstacles externes nrsquoexiste-t-il pas aussi des obstacles internes Agrave lrsquoeacutevidence oui lorsque

le propos est confus la ponctuation absente (que lrsquoon pense aux fragments drsquoHeacuteraclite dit 15

lrsquoObscur) etc Ceux-ci seront traiteacutes dans la suite de notre travail lors de la lecture de lrsquoœuvre

proprement dite

Lrsquoobstacle historiographique

Le premier de ces obstacles est agrave lrsquoeacutevidence un problegraveme drsquoordre historiographique Agrave

travers lrsquohistoire de la philosophie le fait que telle œuvre soit encore preacutesente plutocirct qursquoune autre

nrsquoest jamais issu du hasard bien que cela soit une eacutevidence il faut prendre le temps de

comprendre les conseacutequences que cela peut avoir dans notre travail Au contraire pendant des

siegravecles la conservation des œuvres ne deacutependait que de la laquo bienveillance raquo de copistes le plus

souvent moines qui inlassablement reproduisaient certains ouvrages plutocirct que drsquoautres Agrave

lrsquoeacutevidence nous pouvons avancer le fait que le fragment drsquoœuvres qui nous est arriveacute du passeacute

Agrave entendre comme laquo produisant la confusion chez le lecteur raquo15

17

correspond agrave ce qui eacutetait le plus recopieacute Agrave lrsquoinverse une œuvre produite en de rares exemplaires

aura surement disparu agrave la suite de quelques incendies de bibliothegraveques et autres ravages Nous

arrivons alors agrave cette premiegravere ideacutee assez eacutevidente certes mais neacuteanmoins cruciale qui est que

lrsquoensemble des fragments antiques aujourdrsquohui accessibles le sont par un jeu drsquointeacuterecircts et de

subjectiviteacutes De maniegravere plus approfondie nous pouvons mecircme affirmer que ce qui est parvenu

jusqursquoagrave nous nrsquoa pu le faire qursquoen plaisant pour des raisons diverses aux instances responsables

de la copie des manuscrits Pour illustrer notre propos nous pouvons dire que la survie des

manuscrits est soumise agrave des lois semblables agrave celles auxquelles sont soumises les espegraveces

animales drsquoapregraves lrsquoeacutevolution darwinienne les œuvres ayant surveacutecu eacutetaient celles les mieux

adapteacutees agrave leur environnement non pas naturel mais ici politique et culturel

Nous pouvons alors eacutevoquer la relation freacutequente mdash voire systeacutematique mdash entre les

instances chargeacutees de la copie des manuscrits et les autoriteacutes religieuses du moment Pour

appuyer notre point un simple constat suffit parmi les corpora les plus fournis de la

philosophie grecque nous trouvons Platon et Aristote tout deux furent reacuteemployeacutes agrave maintes

reprises dans le cadre de diverses theacuteologies (agrave travers le neacuteoplatonisme pour Platon et dans le

cas drsquoAristote par lrsquoœuvre scolastique thomiste entre autres) Il semble aujourdrsquohui difficile de

lire Le Parmeacutenide de Platon sans avoir agrave lrsquoesprit Les Enneacuteades plotiniennes Dans la cinquiegraveme

des Enneacuteades Plotin fonde une meacutetaphysique agrave partir de laquo LrsquoUn raquo (τὸ ἕν) provenant directement

du texte de Platon Il srsquoagit pour Plotin du principe fondamental la premiegravere des hypostases

(ὑπόστασις) Les conseacutequences de cette lecture tregraves particuliegravere se retrouvent encore aujourdrsquohui

dans notre appreacutehension de lrsquoœuvre de Platon En prenant laquo LrsquoUn raquo comme principe

meacutetaphysique dans Le Parmeacutenide lrsquoeacuteventualiteacute mecircme de lrsquoexercice dialectique laisse place agrave un

monologue ontologique

Allant dans notre sens et critiquant une lecture trop plotinienne Luc Brisson soulegraveve ce

problegraveme dans lrsquointroduction de sa traduction du Parmeacutenide et deacuteclare

La lecture du Parmeacutenide ici proposeacutee rompt avec cette interpreacutetation grandiose qui voit dans la seconde partie du Parmeacutenide une description des degreacutes de lrsquoecirctre qui assimileacutes agrave des diviniteacutes procegravedent de lrsquoUn

(BRISSON 2011 9)

18

Sans cet effort nous ne lisons plus vraiment Platon mais le Platon comme le lisait Plotin

Pour reprendre notre approche historiographique nous pouvons avancer lrsquoideacutee que si le

corpus de Platon existe encore ce nrsquoest pas uniquement pour lui-mecircme mais surtout en tant qursquoil

incarne les fondements du neacuteoplatonisme lequel agrave travers Plotin notamment eacutetait en adeacutequation

avec une penseacutee chreacutetienne en pleine formation De facto nous ne lisons pas seulement Plotin

comme un commentateur de Platon mais aussi parfois Platon comme un preacutecurseur de Plotin 16

Subjectiviteacute de la traduction

Dans le cas de la philosophie de lrsquoAntiquiteacute le lecture doit faire face agrave un problegraveme ducirc agrave la

langue drsquoeacutecriture Le traducteur agrave travers des choix lexicaux stylistiques et typographiques

produit une interpreacutetation personnelle de lrsquoœuvre La traduction repreacutesente le deuxiegraveme problegraveme

externe agrave la compreacutehension drsquoun dialogue de Platon La langue grecque bien loin de la langue

franccedilaise ressemble en certains points davantage agrave la langue allemande dans son aspect

interpreacutetatif syntaxe plus flexible et vocabulaire favorable aux neacuteologismes et agrave la creacuteation

lexicale La langue grecque est une langue interpreacutetative en changement pleine de possibiliteacutes

Pour reprendre lrsquoexemple de lrsquoinfluence plotinienne dans le Parmeacutenide nous pouvons

simplement eacutevoquer le choix de certains traducteurs de mettre une majuscule agrave laquo lrsquoUn raquo Il srsquoagit

du choix de Leacuteon Robin (cf ROBIN 1950) entre autres Agrave lrsquoeacutevidence cette majuscule est

purement arbitraire eacutetant donneacute que la distinction de casse nrsquoapparaicirct qursquoau IXegraveme siegravecle avec

lrsquoinvention par les copistes byzantins des minuscules Pourtant Leacuteon Robin insiste sur laquo lrsquoUn raquo

plutocirct que laquo lrsquoun raquo ou seulement laquo un raquo lrsquoarticle deacutefini nrsquoeacutetant pas systeacutematiquement preacutesent

dans le texte grec Ainsi est-il possible de dire que par sa traduction seulement Leacuteon Robin

influence consideacuterablement la lecture en conceptualisant une notion de faccedilon arbitraire Mais si

la majuscule de laquo lrsquoUn raquo peut sembler relever de lrsquoordre du deacutetail notre second exemple sera

sans doute plus convaincant il srsquoagit du concept drsquo laquo Ideacutee raquo ou de laquo Forme raquo Il est important de

se questionner sur ce que nous appelons laquo Forme raquo ou laquo Ideacutee raquo Le concept repose sur deux mots

De la mecircme maniegravere la deacutenomination de laquo Preacutesocratiques raquo engendre une lecture biaiseacutee et 16

anachronique en laissant croire que les premiers philosophes seraient lagrave pour preacuteparer le terrain au Socrate de Platon

19

grecs laquo εἶδος raquo et laquo ἰδέα raquo Nous remarquons lagrave encore le choix du traducteur qui place de

maniegravere presque systeacutematique une majuscule comme pour confirmer au lecteur la preacutesence drsquoun

concept central

En dehors du corpus platonicien ces deux mots signifient lrsquoallure crsquoest-agrave-dire ce que lrsquoon

distingue drsquoune chose Ils deacuterivent drsquoune mecircme racine indo-europeacuteenne celle du verbe ὁράω

(voir observer porter son regard (cf BAILLY 1901)) dont lrsquoinfinitif aoriste est ἰδεῖν donnant

video en latin Drsquoun objet nous identifions sa forme stricto sensu par nos sens et plus 17

preacuteciseacutement par la vue Lrsquoideacutee ou forme nrsquoest donc pas neacutecessairement dans la penseacutee Elle est

perccedilue par nos faculteacutes intellectuelles lorsque nous employons nos sens ce qui nous permet de

reconnaitre un objet Lrsquoideacutee ou forme est donc du cocircteacute du reacuteel au sens de la silhouette crsquoest-agrave-

dire ce que je vois drsquoune chose Ce ne sont pas des termes issus drsquoun jargon philosophique mais

de la vie courante En outre lrsquoutilisation des mots dans le corpus semble ne pas respecter de

regravegle preacutecise les deux termes seraient parfaitement interchangeables Il semble alors peu 18

probable que la theacuteorie centrale drsquoun auteur ne meacuterite pas un terme agrave proprement parler mais

deux termes eacutequivoques interchangeables et issus du langage populaire Nous voyons alors

comment la traduction peut biaiser la lecture en faisant des termes εἶδος et ἰδέα les eacuteleacutements

centraux drsquoune ontologie ideacutealiste

La traduction est une activiteacute subjective et la compreacutehension de lrsquoactiviteacute dialectique

neacutecessite un accegraves au plus proche de la penseacutee et de lrsquoimaginaire de lrsquoauteur Comme nous

venons de le voir par delagrave le problegraveme eacutevident de la polyseacutemie de laquo λόγος raquo laquo εἶδος raquo ou encore

laquo ἀγαθὸν raquo il existe un problegraveme de subjectiviteacute de la part du traducteur qui par ses choix

lexicaux influence le contenu informatif de lrsquoœuvre Au lendemain de deux milleacutenaires de

philosophie profondeacutement chreacutetienne le travail de deacute-construction reste conseacutequent

En replaccedilant le digamma disparu nous retrouvons ϝιδεα conduisant phoneacutetiquement au video latin17

Cela nrsquoest cependant pas lrsquoavis de lrsquoeacutecole neacuteo-kantienne dite laquo de Marbourg raquo repreacutesenteacutee notamment 18

par Hermann Cohen et Paul Natorp Selon ces derniers il existerait une diffeacuterence fondamentale entre lrsquoεἶδος signifiant le concept (Begriff) socratique et lrsquoἴδεα (Idee) platonicienne (cf FRONTEROTTA 2000)

20

Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation

Lire un philosophe nrsquoest pas chose facile Comme le preacutecise Ferdinand Alquieacute dans son

opuscule Qursquoest-ce que comprendre un philosophe lrsquoattitude agrave adopter face agrave un texte de

philosophie nrsquoest jamais claire et est la source de nombreuses confusions agrave travers toute lrsquohistoire

de la philosophie La philosophie ne peut se lire comme de la science pure dans la mesure ougrave 19

la bonne compreacutehension drsquoun texte de philosophie deacutepend toujours drsquoun contexte Ceci nrsquoest pas

le cas drsquoun ouvrage de matheacutematiques par exemple Il est deacutelicat drsquoaffirmer que lrsquoon puisse

veacuteritablement philosopher de maniegravere absolue Pourtant lire un philosophe ce nrsquoest pas non plus

simplement lire lrsquoœuvre drsquoun homme drsquoun point de vue psychologique Nous pensons possible

dans une certaine mesure de dissocier un homme de ses ideacutees Il srsquoagit pour nous drsquoadopter une

posture du juste milieu suivant ainsi les conseils de Ferdinand Alquieacute

La philosophie nrsquoest pas la science elle nrsquoest pas un systegraveme ou un ensemble de systegravemes elle est une deacutemarche et une deacutemarche nrsquoa de sens que parce qursquoune personne effectue cette deacutemarche [hellip] La deacutemarche philosophique nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par des raisons psychologiques ce nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par lrsquohistoire ou agrave partir drsquoun certain eacutetat social

(ALQUIEacute 2005 89)

Les obstacles psycho-historiques deacutecoulent drsquoune prise de position trop unilateacuterale face au

problegraveme eacutevoqueacute Dans le premier cas si le lecteur se place drsquoun point de vue anhistorique alors

le cadre spatio-temporel et lrsquoensemble du contexte drsquoeacutecriture disparaissent Ce processus conduit

dans le cas de la philosophie antique notamment agrave un chronocentrisme du lecteur En reacutefutant

lrsquoaspect humain et la situation drsquoeacutecriture il devient possible drsquoimaginer par exemple que les

propos tenus par Platon concernant les philosophes Eacuteleacuteates furent totalement diffeacuterents de la

reacutealiteacute De la sorte le lecteur part du principe que Platon aurait directement eacutecrit pour lui en

sachant par avance que la penseacutee drsquoun auteur disparaitrait et qursquoil pourrait ainsi facilement la

manipuler Un exemple reacutecent est de voir dans le personnage du Parmeacutenide de Platon un individu

radicalement diffeacuterent du Parmeacutenide historique auteur du poegraveme

laquo [hellip] lrsquoeacutetonnement du philosophe de ne pas ecirctre compris me paraicirct ecirctre la source mecircme de toute la 19

philosophie occidentale raquo (ALQUIEacute 2005 29)

21

Pour reprendre la question reacutecemment poseacutee par John Palmer le Parmeacutenide porte-t-il la trace drsquoune laquo lecture sophistique raquo qui gauchirait la penseacutee de Parmeacutenide au point de rendre impossible ou agrave tout le moins tregraves risqueacute de lrsquoaborder comme un teacutemoignage fiable sur le Parmeacutenide historique

(CASTELNEacuteRAC 2014 436) 20

Cette question bien que leacutegitime neacuteglige en partie le fait que dans le contexte drsquoeacutecriture

les lecteurs de Platon connaissaient aussi le philosophe drsquoEacuteleacutee et qursquoil eut eacuteteacute surprenant de le

mettre en scegravene dans un ouvrage en lui faisant tenir des propos radicalement diffeacuterents des

siens Il serait bien sucircr maladroit de simplement dire que puisque Platon et Parmeacutenide veacutecurent 21

durant des peacuteriodes proches alors les propos de Platon ne peuvent qursquoecirctre lrsquoexacte reproduction

de la penseacutee eacuteleacuteate Cependant dans le cas preacutecis des arguments de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee Le Parmeacutenide

et son argumentation sont selon nous la preuve que le deacutebat eacuteleacuteate ne tournait pas autour de

lrsquoexistence ou non du mouvement comme beaucoup le pensegraverent mdash ou le pensent encore mdash

nous aborderons ce point par la suite

Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute

Une lecture trop psychologique peut conduire agrave drsquoautres erreurs de lecture En srsquoappuyant

sur des eacutetudes stylistiques cherchant agrave retrouver lrsquoordre drsquoeacutecriture des dialogues de Platon en

fonction des occurrences lexicales lrsquoargument laquo psychologique raquo conduit agrave consideacuterer

lrsquoensemble de la penseacutee de Platon sur un mode chronologique Par exemple si les eacutetudes

stylistiques tendent agrave confirmer que tel dialogue aurait eacuteteacute eacutecrit dans une peacuteriode de jeunesse

lrsquoargument psychologique va utiliser la biographie de Platon afin de trouver des liens entre lrsquoeacutetat

drsquoesprit psychologique de Platon et le contenu du dialogue Cette lecture psychologique et

chronologique utilisant en parallegravele la biographie de Platon revient agrave chercher du sens dans ce

qui nrsquoen a pas forceacutement (comme le lien eacuteventuel entre un dialogue et un voyage ou un

quelconque eacutevegravenement politique) Si cette technique peut sembler fonctionnelle elle neacuteglige

Benoicirct Castelneacuterac fait reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de John Palmer Platorsquos Reception of Parmenides (1999)20

Remarquons cependant que les traces de laquo satire philosophique raquo remontent agrave Aristophane 21

contemporain de Socrate Dans Les Nueacutees il fait tenir des propos par Socrate ridicules et contraires agrave ceux rapporteacutes par Platon ou Xeacutenophon Sans doute le contexte politique est-il agrave lrsquoorigine de ce deacutenigrement Nous reviendrons plus en deacutetails sur ce point par la suite

22

cependant que Platon pouvait maitriser diffeacuterents styles agrave sa guise Platon est agrave lrsquoeacutevidence un

eacutecrivain de lrsquoimitation Il ne serait selon nous pas impossible que Les Lois et Le Criton furent

eacutecrits durant la mecircme peacuteriode dans des styles volontairement diffeacuterents 22

Plus encore cette approche neacuteglige volontairement certains eacuteleacutements du texte dans

lrsquooptique de faire rentrer lrsquoœuvre dans un scheacutema preacutedeacutefini En ce qui concerne Le Parmeacutenide

nous pouvons citer la theacuteorie de Gilbert Ryle ce dernier ne pouvait expliquer la critique de la

theacuteorie des Ideacutees dans une peacuteriode aussi tardive de la vie de Platon Il fonda alors une theacuteorie

selon laquelle Platon serait entreacute dans une peacuteriode de doute laquelle lrsquoaurait finalement conduit agrave

se reacutefuter dans Le Parmeacutenide (cf RYLE 1994) Nous voyons ici un problegraveme propre agrave toute

theacuteorie qui dans un deacutesir de coheacuterence preacutefegravere avancer des reacutesultats contre-intuitifs plutocirct que de

revoir sa lecture Lrsquoanalogie avec la theacuteorie psychanalytique est assez simple en vertu de

lrsquoabsence de critegravere de falsifiabiliteacute une theacuteorie ne pouvant ecirctre reacutefuteacutee par aucune expeacuterience

ne peut ecirctre veacuteritablement scientifique 23

Agrave lrsquoinverse une approche nous semblant plus adeacutequate consiste agrave repeacuterer les incoheacuterences

manifestes dans lrsquoensemble du corpus tout en partant du principe que le systegraveme est deacutejagrave

coheacuterent Les incoheacuterences apparaissant dans notre lecture ne viennent alors pas du texte mais de

notre lecture Cette meacutethodologie est plus modeste et rend agrave Platon les cleacutes de la coheacuterence de

son œuvre Certes cette position est arbitraire mais en philosophie la vraisemblance drsquoune

interpreacutetation est directement lieacutee avec la coheacuterence et la simpliciteacute qursquoelle donne agrave lrsquoœuvre

eacutetudieacutee Plus une lecture parvient agrave reacuteunir lrsquoensemble drsquoun corpus et agrave en simplifier les concepts

plus elle devient vraisemblable Agrave lrsquoinverse plus une lecture neacutecessite de faire des deacutetours

logiques sous-entend des aleacuteas dans la lecture ou fait lrsquoimpasse sur certains aspects plutocirct que

drsquoautres et plus cette lecture nous parait invraisemblable Pensons agrave la geacuteomeacutetrie une seule

courbe peut avoir diffeacuterentes eacutequations la plus simple est bien souvent la plus fonctionnelle

Nous ne soutenons pas cette thegravese mais refusons dans notre meacutethodologie toute tentative mdash souvent 22

deacutelicate voire hasardeuse mdash de rapprochement entre le style drsquoun dialogue et une eacuteventuelle peacuteriode de la vie de Platon

Tel que formuleacute par Karl Popper dans Conjectures and Refutations The Growth of Scientific 23

Knowledge en 1963

23

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon

Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon

Le Parmeacutenide est composeacute drsquoun court prologue et drsquoun vaste dialogue diviseacute en deux

parties ineacutegales La premiegravere plus courte restitue une rencontre (historiquement peu probable)

entre Socrate et les deux philosophes drsquoEacuteleacutee Parmeacutenide et son disciple Zeacutenon Elle comporte

une courte introduction puis laisse ensuite place agrave la mise agrave lrsquoeacutepreuve drsquoune theacuteorie des ideacutees (ou

formes) deacutefendue par Socrate La seconde partie est une deacutemonstration de dialectique entre

Parmeacutenide et un jeune homme du nom drsquoAristote Nous consideacutererons dans notre analyse que 24

les arguments deacuteveloppeacutes par les Eacuteleacuteates dans lrsquoœuvre et mecircme dans lrsquoensemble du corpus de

Platon retranscrivent assez fidegravelement la penseacutee de ces philosophes (drsquoapregraves lrsquoobstacle

chronocentriste eacutevoqueacute preacuteceacutedemment) Il convient avant de commencer agrave analyser lrsquoœuvre

dans sa globaliteacute de srsquointerroger sur la nature reacuteelle des arguments eacuteleacuteates afin de replacer le

dialogue de Platon dans un contexte intellectuel Puisque la discussion commence apregraves que

Socrate eut eacutecouteacute Zeacutenon il faut impeacuterativement tacirccher de les comprendre dans toute leur porteacutee

Les propos de Zeacutenon ne nous sont pas directement rapporteacutes mais nous savons que ceux-ci

traitent de la multipliciteacute des ecirctres

πῶς φάναι ὦ Ζήνων τοῦτο λέγεις εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα ὡς ἄρα δεῖ αὐτὰ ὅμοιά τε εἶναι καὶ ἀνόμοια τοῦτο δὲ δὴ ἀδύνατον οὔτε γὰρ τὰ ἀνόμοια ὅμοια οὔτε τὰ ὅμοια ἀνόμοια οἷόν τε εἶναι οὐχ οὕτω λέγεις mdash οὕτω φάναι τὸν Ζήνωνα

Comment entends-tu ceci Zeacutenon si les ecirctres sont multiples il faut quils soient agrave la fois semblables et dissemblables entre eux Or cela est impossible car ce qui est dissemblable ne peut ecirctre semblable ni ce qui est semblable ecirctre dissemblable Nest-ce pas lagrave ce que tu entends mdash Cest cela mecircme reacutepondit Zeacutenon

(PLATON Parmeacutenide 127e [trad modif COUSIN])

Cette ideacutee rejoint les fameux paradoxes de Zeacutenon Nous pouvons prendre pour reacutefeacuterence ce que

rapporte Aristote dans La Physique au livre Ζ Dans lrsquoargument de lrsquoAchille Zeacutenon deacutemontre

Sans rapport certain avec le philosophe de lrsquoOrganon quoi que la date de reacutedaction du dialogue eucirct 24

permis agrave Platon cet anachronisme

24

que laquo jamais (οὐδέποτε [239b14-29]) agrave la course le plus lent (τὸ βραδύτατον) ne pourra ecirctre 25

atteint par le plus rapide (τοῦ ταχίστου) raquo Le mouvement serait alors impossible selon ce critegravere

puisque une distance eacutetant toujours divisible il resterait toujours quelque distance agrave parcourir

avant drsquoatteindre lrsquoarriveacutee Aristote propose une reacutefutation de facto de ce paralogisme le constat

empirique du mouvement

τὸ δ ἀξιοῦν ὅτι τὸ προέχον οὐ καταλαμβάνεται ψεῦδοςmiddot ὅτε γὰρ προέχει οὐ καταλαμβάνεταιmiddot ἀλλ ὅμως καταλαμβάνεται εἴπερ δώσει διεξιέναι τὴν πεπερασμένην

Le fait de supposer que ce qui est devant nest pas rejoint est faux tant quil est devant il nest pas rejoint mais il est cependant rejoint puisqursquoil [Zeacutenon] avouera que la ligne finie est parcourue

(ARISTOTE Physique VI 239b26-29)

Les trois autres paradoxes de Zeacutenon (le stade la dichotomie et la flegraveche) suivent exactement le

mecircme scheacutema et reposent in fine toujours sur la division agrave lrsquoinfini soit drsquoune distance soit drsquoun

moment

Tout en distinguant ces deux seacuteries drsquoarguments [contre le multiple et contre le mouvement] il faut reconnaicirctre qursquoil y a entre elles un lien eacutetroit Crsquoest parce que Zeacutenon a nieacute la pluraliteacute qursquoil nie le mouvement En effet le mouvement suppose le temps et lrsquoespace qui sont des continus crsquoest parce que ces continus ne sont pas composeacutes ou comme dit Zeacutenon ne sont pas multiples que le mouvement y est impossible Le mouvement srsquoil est reacuteel divise le temps et le lieu ougrave il srsquoaccomplit il ne peut donc se produire dans un continu sans parties

(BROCHARD 1926 4)

Aristote les reacutefute de la mecircme maniegravere que pour lrsquoargument dit de lrsquoAchille agrave partir du simple

constat empirique (ie la flecircche atteint la cible)

Lrsquoideacutee selon laquelle Zeacutenon serait ici en train de nier lrsquoexistence du mouvement (argument

anti-cineacutetique) nous semble hautement naiumlve Le bon sens semble contredire lrsquoideacutee selon laquelle

deux hommes prendraient le bateau et traverseraient la mer Meacutediterraneacutee pour finalement

arriveacutes agrave Athegravenes deacuteclarer que tout mouvement est impossible Lrsquoargument anti-cineacutetique

Remarquons au passage lrsquoabsence de tortue25

25

parfois encore deacutefendu reflegravete selon nous un certain deacutedain vis-agrave-vis des penseurs eacuteleacuteates

occultant la porteacutee de lrsquoargumentation reacuteelle 26

Cette lecture fait lrsquoimpasse sur le constat empirique de lrsquoexistence du mouvement (β) que les

Eacuteleacuteates ne pouvaient vraisemblablement pas nier Lrsquoargumentation des Eacuteleacuteates ne peut pas

reposer sur une reacutefutation du mouvement un modegravele anti-cineacutetique sans quoi elle nrsquoaurait

aucune porteacutee intellectuelle Il serait alors peu compreacutehensible que Platon mette en scegravene pour la

premiegravere fois le personnage de Socrate en preacutesence de Parmeacutenide et Zeacutenon Cette naissance

philosophique du personnage de Socrate nrsquoen serait pas une si les Eacuteleacuteates nrsquoavaient pas eu un

rocircle bien plus deacutecisif 27

La question est de savoir comment dans lrsquoun et dans lrsquoautre cette seacuterie de divisions par deacutefinition ineacutepuisable peut ecirctre eacutepuiseacutee et il faut qursquoelle le soit pour que le mouvement se produise Ce nrsquoest pas reacutepondre que de dire qursquoelles srsquoeacutepuisent simultaneacutement

(BROCHARD 1926 4)

Les reacuteponses proposeacutes par la plupart des commentateurs ne reacutepondent jamais agrave la veacuteritable

question Plutocirct que de chercher agrave comprendre le laquo pourquoi raquo des arguments de Zeacutenon ceux-

ci (Aristote le premier) cherchent le laquo comment raquo Crsquoest pour ainsi dire manquer totalement

lrsquoobjectif de Zeacutenon mais aussi et surtout eacuteviter la difficulteacute comment un espace et un temps

continus peuvent ecirctre les supports de pheacutenomegravenes discontinus

Vlastos et le raisonnement apagogique

Maintenant que nous avons mis agrave distance la lecture naiumlve drsquoun eacuteleacuteatisme anti-cineacutetique il

convient neacuteanmoins de srsquointerroger sur une autre lecture plus seacuteduisante cette fois Dans

lrsquointroduction du Parmeacutenide toujours apregraves avoir entendu Zeacutenon tenir une longue liste

drsquoarguments contre la multipliciteacute (plusieurs heures de lecture) Socrate demande agrave ce dernier de

Un grand nombre de commentateurs drsquoAristote surtout semblent ne connaitre de la penseacutee eacuteleacuteate que 26

ce qursquoAristote a pu en dire laquo [] la tesis eleata [] sostiene que todas las cosas estaacuten en reposo [] el ser es infinito e inmoacutevil raquo (BOERI 2006 65)

Notre prise de position est arbitraire mais se justifie par un gain de coheacuterence dans lrsquoœuvre de Platon Il 27

nous semble plus coheacuterent de penser que la premiegravere apparition de Socrate soit un eacutevegravenement marquant et instructif pour le lecteur plutocirct que lrsquooccasion de lrsquoexposeacute drsquoune position naiumlve et insoutenable

26

preacuteciser lrsquoobjectif de son premier argument laquo Si les ecirctres sont multiples (Εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα

[127e]) il faut qursquoils soient et semblables (ὅmicroοια) et dissemblables (ἀνόmicroοια) ce qui est

impossible (ἀδύνατον) car ni les semblables ne peuvent ecirctre dissemblables ni les dissemblables

semblables raquo Lrsquoargument contre la multipliciteacute du discours de Zeacutenon repose donc sur le principe

de non-contradiction Cette contradiction crsquoest lrsquoimpossibiliteacute logique (ἀδύνατον) que quelque

chose soit et ne soit pas En drsquoautres termes il srsquoagit de lrsquoimpossibiliteacute pour tout ecirctre que cet ecirctre

puisse simultaneacutement recevoir un preacutedicat et en mecircme temps ne pas le recevoir

Il est alors possible drsquoadopter une lecture moins naiumlve de lrsquoargumentation de Zeacutenon Si

Zeacutenon a conscience de lrsquoargument empirique de lrsquoexistence du mouvement alors sa conclusion

devient une antilogie La question est alors la suivante Zeacutenon en deacutemontrant lrsquoimpossibiliteacute de

la thegravese du multiple (οὐκ ἔστι πολλά [128a]) est-il en train de soutenir la thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-

dire la thegravese de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (ἓν [hellip] εἶναι τὸ πᾶν) deacutefendue par Parmeacutenide Cette question 28

nrsquoest pas sans importance il srsquoagit drsquoun moment crucial de notre reacuteflexion Le jeune Socrate

considegravere ici mdash agrave juste titre mdash que deacutemontrer une contradiction dans une thegravese consiste agrave

donner raison agrave la thegravese opposeacutee La critique de la multipliciteacute engagerait le soutien de la thegravese

de lrsquouniteacute Agrave cette remarque Zeacutenon reacutepond ceci

ἀλλὰ σὺ μὲν εἶπες τῶν συμβεβηκότων τι ἔστι δὲ τό γε ἀληθὲς βοήθειά τις ταῦτα [τὰ γράμματα] τῷ Παρμενίδου λόγῳ πρὸς τοὺς ἐπιχειροῦντας αὐτὸν κωμῳδεῖν ὡς εἰ ἕν ἐστι πολλὰ καὶ γελοῖα συμβαίνει πάσχειν τῷ λόγῳ καὶ ἐναντία αὑτῷ

Mais tu as rencontreacute juste en un point la veacuteriteacute est que ces [eacutecrits] visent agrave aider le discours de Parmeacutenide contre ceux qui voudraient ridiculiser en montrant que si tout eacutetait un il sensuivrait de nombreuses conseacutequences absurdes et contradictoires

(PLATON Parmeacutenide 128c)

Zeacutenon cherche agrave travers sa liste drsquoarguments agrave deacutemontrer la preacutesence de contradictions dans la

thegravese de la multipliciteacute La dialectique pourrait alors ecirctre un mouvement de recherche de

contradictions dans le but de soutenir une thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-dire le moyen drsquoopeacuterer une

Litteacuteralement laquo que tout est un raquo28

27

reductio ad absurdum En vertu du principe de non-contradiction cela semblerait parfaitement

coheacuterent

En srsquoappuyant sur le principe du tiers exclu il serait possible que lrsquoopposeacute des thegraveses

contredites par Zeacutenon soient celles qursquoil deacutefendrait La premiegravere dialectique platonicienne serait

une meacutethode de raisonnement par lrsquoabsurde Il srsquoagit notamment de la lecture que deacutecida

drsquoadopter Gregory Vlastos

Because it is allowed the waywardness of impromptu debate elenctic argument may take any number of different routes But through its motley variations the following pattern which I shall call standard elenchus is preserved

(1) The interlocutor asserts a thesis p which Socrates considers false and targets for refutation

(2) Socrates secures agreement to further premises say q and r (each of which may stand for a conjunct of propositions)33 The agreement is ad hoc Socrates argues from q r not to them

(3) Socrates then argues and the interlocutor agrees that q amp r entail not-p

(4) Socrates then claims that he has shown that not-p is true p false

(VLASTOS 1994 11)

En transposant le modegravele de Vlastos agrave la premiegravere partie du Parmeacutenide Zeacutenon aurait

conscience de lrsquoexistence du mouvement par le constat empirique ce qui permet drsquoatteindre une

contradiction De cette contradiction deacutecoule la preuve de la thegravese opposeacutee agrave la thegravese initiale via

la reductio ad absurdum Selon Vlastos la neacutegation du mouvement ne serait que la premiegravere

eacutetape du raisonnement

FIG 1 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON SELON LE MODEgraveLE DE VLASTOS

α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α

β not β

β Existence du mouvement

[Issu du constat empirique]

Contradiction perp

Reductio Ad Absurdum not α

28

La transposition que nous effectuons ne respecte pas complegravetement les propos de Vlastos qui

lui-mecircme diffeacuterenciait la dialectique de Zeacutenon de lrsquoelenchus socratique

More objectionable is the assimilation of the elenchus to Zenos dialectic from which it differs in a fundamental respect The refutands in Zenos paradoxes are unasserted counterfactuals [hellip] Socrates on the other hand as we shall see will not debate unasserted premises mdash only those asserted categorically by his interlocutor who is not allowed to answer contrary to his real opinion

(VLASTOS 1994 2)

Cependant les diffeacuterences entre les deux meacutethodes reposent selon lui sur la nature des

hypothegraveses (preacutemisses) Nous remarquons que cela ne perturbe pas notre lecture puisque nous

nous inteacuteressons ici agrave la progression logique du raisonnement plutocirct qursquoagrave la nature de ses

preacutemisses

Nous remarquons alors qursquoen supposant que les Eacuteleacuteates pratiquent la reductio ad

absurdum Vlastos condamne Socrate agrave reproduire le mecircme scheacutema dans les dialogues suivants

Cela pourrait repreacutesenter une solution deacutefinitive au problegraveme du caractegravere aporeacutetique de la

dialectique il suffirait de remonter le cours des contradictions eacutemises pas Socrate et de prendre

les autres preacutemisses accepteacutees par linterlocuteur afin drsquoobtenir le contraire de la thegravese reacutefuteacutee

Vlastos semble ainsi deacutepasser le problegraveme des apories et parvient agrave entrevoir comme par un jeu

de miroirs les mysteacuterieuses thegraveses socratiques Vlastos nomme ce processus laquo elenchos

standard raquo (VLASTOS 1994 11)

Critique de la position de Vlastos

La lecture de Vlastos nrsquoest pourtant pas exempte de difficulteacutes Le principe de

contradiction nrsquoimplique pas neacutecessairement le principe de tiers exclu En drsquoautres termes la

neacutegation drsquoune neacutegation ne constitue pas une preuve de la thegravese initiale Il srsquoagit drsquoun point de

lecture souleveacute par Mathieu Marion agrave la suite notamment des travaux de Jonathan Barnes

Marion justifie son propos agrave partir drsquoune lecture intuitionniste consideacuterant que la double

neacutegation ne peut ecirctre reacuteduite agrave la thegravese initiale

29

FIG 2 DOUBLE NEacuteGATION DANS LES LOGIQUES CLASSIQUE ET INTUITIONNISTE

Pour un intuitionniste montrer que la supposition de A megravene agrave une contradiction permet drsquoaffirmer notA mais montrer que la supposition de notA megravene agrave une contradiction permet seulement drsquoaffirmer notnotA et non par eacutelimination de la double neacutegation que A

(MARION 2014 16)

Cependant Marion ne preacutetend pas non plus que les Grecs eurent pleinement conscience de ces

deux scheacutemas diffeacuterents Il srsquoagit selon Marion drsquoadopter une position intermeacutediaire Dans le

cadre des joutes dialectiques eacuteleacuteates lrsquoobjectif drsquoaffirmer ou drsquoinfirmer une thegravese passe par la

confrontation avec des contradictions ou antilogies Pour cette raison nous nommerons

antilogique le processus argumentatif eacuteleacuteate Dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate une thegravese vraie doit ecirctre

exempte de contradiction En revanche il est faux de dire que pour les Eacuteleacuteates faire deacutecouler

une contradiction conduit agrave une preuve de lrsquoinverse de la thegravese initiale Il nrsquoy a pas

contrairement agrave lrsquoavis de Vlastos un recours au tiers exclu dans le cadre de la recherche

dialectique chez les Eacuteleacuteates

Il srsquoagit preacuteciseacutement du sens de la suite du passage du Parmeacutenide que nous avons vu plus

haut

ἀντιλέγει δὴ οὖν τοῦτο τὸ γράμμα πρὸς τοὺς τὰ πολλὰ λέγοντας καὶ ἀνταποδίδωσι ταὐτὰ καὶ πλείω τοῦτο βουλόμενον δηλοῦν ὡς ἔτι γελοιότερα πάσχοι ἂν αὐτῶν ἡ ὑπόθεσις εἰ πολλά ἐστιν ἢ ἡ τοῦ ἓν εἶναι εἴ τις ἱκανῶς ἐπεξίοι

Cet eacutecrit reacutepond donc aux partisans de la pluraliteacute et leur renvoie leurs objections et plus encore en deacutesirant deacutemontrer qursquoen reacutealiteacute lrsquohypothegravese quil y a de la pluraliteacute conduit agrave des conseacutequences encore plus ridicules que la supposition que tout est un

(PLATON Parmeacutenide 128d)

Double neacutegation avec tiers exclu Double neacutegation sans tiers exclu

notnotA ≣ A notnotA ≢ A

30

Zeacutenon ne nie pas la preacutesence de contradictions dans la thegravese de Parmeacutenide il montre une

preacutesence de contradictions encore laquo plus ridicules raquo (γελοιότερα) dans la thegravese de la 29

multipliciteacute En cela la situation est telle que lrsquoapplication du tiers exclu semble impossible

Zeacutenon ne deacuteclare pas que la thegravese de lrsquouniteacute ne comporte aucune contradiction mais que la thegravese

de la multipliciteacute comporte aussi des contradictions La lecture de Vlastos apparaicirct maintenant

comme trop simpliste Pour appuyer notre point citons la deacuteesse Diotime de Mantineacutee du

Banquet cette derniegravere apprend agrave Socrate que la justesse drsquoune position est une question de juste

milieu Dans le passage suivant Socrate srsquointerrogeant sur la nature de lrsquoEros rapporte les propos

de la deacuteesse La question est de savoir si Eros est beau et bon ou laid et mauvais La reacuteponse de

la deacuteesse se situe dans un intermeacutediaire entre les deux positions

Μὴ τοίνυν ἀνάγκαζε ὃ μὴ καλόν ἐστιν αἰσχρὸν εἶναι μηδὲ ὃ μὴ ἀγαθόν κακόν Οὕτω δὲ καὶ τὸν ἔρωτα ἐπειδὴ αὐτὸς ὁμολογεῖς μὴ εἶναι ἀγαθὸν μηδὲ καλόν μηδέν τι μᾶλλον οἴου δεῖν αὐτὸν αἰσχρὸν καὶ κακὸν εἶναι ἀλλά τι μεταξύ ἔφη τούτοιν

Ne rend pas neacuteceacutessaire que ce qui nest pas beau soit laid et que ce qui nest pas bon soit mauvais Ainsi comprends que pour avoir reconnu que lamour nest ni beau ni bon il ne faut pas le croire laid et mauvais

(PLATON Banquet 202c)

Il srsquoagit drsquoun contre-exemple agrave lrsquoideacutee que le principe de non-contradiction conduirait

systeacutematiquement agrave celui du tiers exclu Diotime ne renie pas le fait qursquoil est impossible que ce

qui est beau soit laid dans le mecircme temps mais il est possible drsquoecirctre dans une position ternaire

ou intermeacutediaire

Pour compleacuteter la critique de Vlastos effectueacutee par Marion nous pouvons simplement

revenir sur la signification reacuteelle de lrsquoapplication du tiers exclu dans lrsquoexercice dialectique En

pensant qursquoune reacutefutation (sens que Vlastos donne agrave lrsquoelenchos) conduit agrave lrsquoinstauration de la

thegravese opposeacutee agrave lrsquohypothegravese de deacutepart alors lrsquointeacuterecirct mecircme du dialogue disparait pour laisser

Lrsquoemploi du superlatif nous permet drsquoenvisager une vision plus probabiliste de la veacuteriteacute chez les 29

Eacuteleacuteates Plus une theacuteorie contient des contradictions moins il est probable que celle-ci soit vraie Lrsquoassertion la plus exempte de contradictions serait la plus pure et donc potentiellement la plus proche de la veacuteriteacute Lrsquoantilogique eacuteleacuteate aurait une approche de la veacuteriteacute comme gain de coheacuterence Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre travail

31

place agrave un dogmatisme laquo masqueacute raquo Lrsquoexercice du dialogue ne serait qursquoun preacutetexte pour avancer

des thegraveses physiques meacutetaphysiques et morales Deux arguments viennent selon nous contredire

cette ideacutee Dans un premier temps le nombre de dialogues Si Platon avait deacutesireacute veacutehiculer des

thegraveses toutes faites lrsquousage reacutepeacuteteacute drsquoune trentaine de dialogues semblerait parfaitement inutile et

mecircme deacuteleacutetegravere pour la compreacutehension de ses thegraveses Il faut au contraire que le style du dialogue

soit un eacuteleacutement important voire neacuteceacutessaire de la meacutethode de recherche platonicienne Dans un

second temps les propos mecircmes de Socrate lorsque celui-ci explique sa meacutethode la

maiumleutique Agrave plusieurs reprises dans le Theacuteeacutetegravete par exemple Socrate rappelle agrave son

interlocuteur qursquoil ne sait rien et qursquoil est steacuterile

ἐπεὶ τόδε γε καὶ ἐμοὶ ὑπάρχει ὅπερ ταῖς μαίαις ἄγονός εἰμι σοφίας καὶ ὅπερ ἤδη πολλοί μοι ὠνείδισαν ὡς τοὺς μὲν ἄλλους ἐρωτῶ αὐτὸς δὲ οὐδὲν ἀποφαίνομαι περὶ οὐδενὸς διὰ τὸ μηδὲν ἔχειν σοφόν ἀληθὲς ὀνειδίζουσιν τὸ δὲ αἴτιον τούτου τόδε μαιεύεσθαί με ὁ θεὸς ἀναγκάζει γεννᾶν δὲ ἀπεκώλυσεν εἰμὶ δὴ οὖν αὐτὸς μὲν οὐ πάνυ τι σοφός οὐδέ τί μοι ἔστιν εὕρημα τοιοῦτον γεγονὸς τῆς ἐμῆς ψυχῆς ἔκγονον

Jrsquoai drsquoailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis steacuterile en matiegravere de sagesse et le reproche qursquoon mrsquoa fait souvent drsquointerroger les autres sans jamais me deacuteclarer sur aucune chose parce que je nrsquoai en moi aucune sagesse est un reproche qui ne manque pas de veacuteriteacute Et la raison la voici crsquoest que le dieu me contraint drsquoaccoucher les autres mais ne mrsquoa pas permis drsquoengendrer Je ne suis donc pas du tout sage moi-mecircme et je ne puis preacutesenter aucune trouvaille de sagesse agrave laquelle mon acircme ait donneacute le jour

(PLATON Theacuteeacutetegravete 150c [trad modif CHAMBRY])

La position de Vlastos implique donc neacutecessairement que de tels passages traitant de la meacutethode

maiumleutique relegravevent drsquoune forme de manipulation de la part du personnage de Socrate

Lrsquoelenchos standard de Vlastos est selon nous une neacutegation du principe du dialogue Notre

critique de la lecture de Vlastos repose drsquoune part sur les propos mecircmes de Socrate dans

diffeacuterents dialogues et drsquoautre part sur la reacutealiteacute litteacuteraire qui est que Platon nrsquoa eacutecrit que mdash ou

presque mdash des dialogues La question qursquoil srsquoagirait alors de poser agrave Vlastos serait simplement

pourquoi des dialogues Si Platon avait deacutesireacute mettre sa penseacutee en traiteacutes pourquoi aurait-il

perseacuteveacutereacute dans le style litteacuteraire du dialogue pourtant si propre agrave la confusion Nous voyons

comment notre hypothegravese de deacutepart conditionne toute lrsquointerpreacutetation de la lecture de Platon En

32

placcedilant dans le style du dialogue un sens veacuteritable (ce que semble ne pas faire Vlastos) la

dialectique sort du dogmatisme

Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon

Ce que nous eacutevoquions comme notre hypothegravese du postulat theacuteacirctral permet ici drsquoentrevoir

une reacuteponse claire agrave cette question le dialogue nrsquoest pas un moyen dissimuleacute pour transmettre

des thegraveses mais le cœur mecircme du propos une meacutethode qursquoil srsquoagit maintenant pour nous

drsquoeacutetudier Nous avons refuseacute lrsquoargumentaire naiumlf voulant que Zeacutenon essaierait de deacutemontrer

lrsquoimpossibiliteacute du mouvement Dans un mecircme temps la position de Vlastos nous est aussi

apparue comme deacutenaturant le travail de Platon Il devient alors neacutecessaire pour nous de proposer

une lecture plus coheacuterente agrave partir de nos critiques preacuteceacutedentes

Nous reprochons agrave Vlastos son dogmatisme Il srsquoagit alors selon nous de simplement

arrecircter le raisonnement eacuteleacuteate agrave la mise en eacutevidence drsquoune contradiction sans tirer drsquoautre

conclusion Nous reprenons alors les arguments de Zeacutenon et les mettons en relation avec ce que

nous avons compris plus haut Zeacutenon ne soutient pas mdash directement du moins mdash la thegravese de

lrsquouniteacute de lrsquoecirctre mais deacutesire deacutemontrer que la thegravese inverse (de la pluraliteacute) conduit aussi agrave des

contradictions En reprenant une fois encore le scheacutema repreacutesentant lrsquoargumentation logique des

arguments de Zeacutenon nous proposons maintenant une lecture dite antilogique dont la derniegravere

eacutetape sera la contradiction (ou antilogie)

Si cette lecture peut sembler tregraves proche de celle de Vlastos elle srsquoen diffeacuterencie sur un

point fondamental Dans le cas preacutesent la mise en eacutevidence de la contradiction ne permet pas de

prouver la thegravese inverse agrave lrsquohypothegravese principale de deacutepart Nous gardons cependant le constat

empirique du mouvement rendant agrave la penseacutee toute son intelligence

33

FIG 3 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON PROPOSEacuteE

La dialectique eacuteleacuteate est une antilogique puisque elle se contente de montrer crsquoest-agrave-dire de

mettre en eacutevidence des contradictions sans pour autant franchir le pas de la conclusion Il nrsquoy a

donc pas agrave proprement parler de Reductio ad absurdum chez les Eacuteleacuteates ou du moins pas en ces

termes

Il srsquoagit maintenant de veacuterifier notre interpreacutetation et de la justifier Dans un premier temps

il devient clair que le problegraveme que nous soulevions chez Vlastos du dogmatisme dialectique

disparaicirct aussitocirct En effet il est impossible de dire que les conclusions agrave la suite drsquoun

raisonnement de cette forme soient des veacuteriteacutes mdash ou tout du moins des veacuteriteacutes positives Mais

nous devons alors faire face agrave un autre problegraveme si ses raisonnements se terminent par des

antilogies la meacutethode eacuteleacuteate est-elle agrave mecircme de trouver quelque chose ou est-elle bloqueacutee dans

ce que nous pourrions appeler un apophatisme meacutethodologique Nous voyons ici comment le

questionnement souleveacute par la lecture des arguments de Zeacutenon nous conduit aux mecircmes

questions que celles que nous posions un peu plus tocirct 30

Pour sortir de ce paradoxe il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoaller tregraves loin Si les arguments de

Zeacutenon semblent condamner agrave rester dans la contradiction la fin mecircme du Parmeacutenide quelques

pages plus loin est au contraire bien plus affirmative

mdash Εἰρήσθω τοίνυν τοῦτό τε καὶ ὅτι ὡς ἔοικεν ἓν εἴτ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν αὐτό τε καὶ τἆλλα καὶ πρὸς αὑτὰ καὶ πρὸς ἄλληλα πάντα πάντως ἐστί τε καὶ οὐκ ἔστι καὶ φαίνεταί τε καὶ οὐ φαίνεται mdash Ἀληθέστατα

mdash Disons-le donc et ajoutons que agrave ce qursquoil semble soit que lrsquoun existe soit qursquoil nrsquoexiste pas lui et les autres choses relativement agrave eux-mecircmes et les un aux autres

α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α

β not β

β Existence du mouvement

[Issu du constat empirique]

Contradiction perp

Cf supra I 1 laquo Le caractegravere aporeacutetique raquo30

34

sont absolument tout et ne le sont pas paraissent tout et ne le paraissent pas mdash Cela est parfaitement vrai

(PLATON Parmeacutenide 166c-d [trad modif CHAMBRY])

Bien que les arguments de Zeacutenon semblent ne pas deacutepasser la contradiction la meacutethode de

Parmeacutenide dans la deuxiegraveme partie du dialogue est agrave mecircme de trouver des veacuteriteacutes positives La

situation nrsquoest pas propre au Parmeacutenide mais se produit aussi agrave la fin du Sophiste et du

Politique Ces deux dialogues se terminent de maniegravere positive deacutemontrant que lrsquoacquisition

drsquoune veacuteriteacute eacutetait possible selon Platon

Παντάπασι μὲν οὖν

Crsquoest donc tout agrave fait cela

(PLATON Sophiste 268d)

Κάλλιστα αὖ τὸν βασιλικὸν ἀπετέλεσας ἄνδρα ἡμῖν ὦ ξένε καὶ τὸν πολιτικόν

Tu nous as encore de la plus belle faccedilon deacutefini jusqursquoagrave la fin cher eacutetranger lrsquohomme royal et [lrsquohomme] politique

(PLATON Politique 311c) 31

Lrsquohypothegravese preacuteceacutedente que nous avions appeleacutee laquo lrsquoapophatisme dialectique raquo est ainsi

parfaitement reacutefuteacutee Un jugement vrai sur le monde est possible chez Platon et la dialectique ne

peut ecirctre reacuteduite agrave un simple plaisir de reacutefuter des interlocuteurs puisque nous avons des

exemples clairs de deacutefinitions positives et reacuteussies

Le principal point commun de ces trois dialogues est la preacutesence comme interlocuteur

principal soit de Parmeacutenide et de Zeacutenon (originaires drsquoEacuteleacutee) soit de celui que lrsquoon appelle

laquo lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo (Ἐλεάτης Ξένος [216a]) Il devient alors neacutecessaire dans le cadre de notre

eacutetude drsquoapprofondir notre champ de recherche en ne nous cantonnant pas seulement au

Parmeacutenide comme premiegravere occurence socratique du corpus platonicien mais aussi aux autres

eacutecrits eacuteleacuteates

Eacutemile Chambry attribue cette phrase agrave laquo Socrate raquo ce que nous ne faisons pas Nous suivons le 31

Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig et attribuons cette phrase agrave laquo Socrate le jeune raquo (Νεώτερος Σωκράτης) lrsquointerlocuteur principal du dialogue gardant ainsi la coheacuterence de la progression de la discussion jusqursquoagrave sa conclusion

35

3 La meacutethode eacuteleacuteate

Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide

Notre eacutetude des arguments de Zeacutenon eacutevoqueacutes au deacutebut du Parmeacutenide nous conduit agrave

interroger le projet eacuteleacuteate dans son ensemble agrave travers notamment leurs eacutecrits directs Si ce

recours peut sembler ecirctre une digression non neacutecessaire il faut neacuteanmoins se souvenir que dans

lrsquooptique de notre eacutetude de la dialectique socratique nous sommes actuellement face agrave une

situation paradoxale drsquoune part lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate telle que preacutesenteacute par Zeacutenon ne peut pas ecirctre

dogmatique et doit logiquement srsquoarrecircter agrave lrsquoantilogie et drsquoautre part la meacutethode eacuteleacuteate est une

meacutethode que Platon recommande dans lrsquooptique de trouver des veacuteriteacutes Nous devons alors avant

de continuer deacutefinir clairement ce que peut ecirctre la meacutethode eacuteleacuteate sans Platon crsquoest-agrave-dire

principalement la meacutethode telle que preacutesenteacutee dans le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature afin de

comprendre les origines du projet dialectique eacuteleacuteate

Degraves les premiegravere ligne du poegraveme le jeune homme est accueilli par la laquo justice raquo (Δίκη [fr

1]) qui lui ouvre les portes des laquo chemins raquo (κελεύθων) de la laquo nuit raquo (Νύξ) et du

laquo jour raquo (Ἤmicroας) Quelques lignes plus bas la deacuteesse explique au jeune homme que celui-ci doit

apprendre laquo toutes choses raquo (πάντα) agrave la fois le laquo cœur raquo (ἦτορ) laquo circulaire raquo (εὐκυκλέος) et

laquo immuable raquo (ἀτρεmicroὲς) de la laquo veacuteriteacute raquo (Ἀληθείη) et drsquoautre part les laquo opinions raquo (δόξας) des

laquo mortels raquo (βροτοί) hors des laquo croyances vraies raquo (πίστις ἀληθής) La deacuteesse deacuteclare que le

jeune homme laquo doit en juger raquo (χρῆν δοκίmicroως) en laquo naviguant raquo (περῶντα) pour laquo tout raquo (πάντα)

laquo agrave travers tout raquo (διὰ παντὸς) Cette lecture rapide du premier fragment du poegraveme de Parmeacutenide

est lourde de conseacutequences Lrsquoobjectif de la dialectique eacuteleacuteate serait drsquoatteindre le cœur de la

veacuteriteacute Cela confirme ce que nous eacutevoquions plus tocirct il est impossible de penser que la finaliteacute

de la meacutethode se trouverait dans lrsquoantilogie la recherche doit se terminer par une veacuteriteacute Or cette

meacutethode consiste agrave analyser aussi bien les savoirs vrais que les opinions fausses Cette

navigation doit ecirctre faite pour chaque chose agrave travers tous les possibles La meacutethode eacuteleacuteate est

donc une dialectique de la recherche ne devant rien neacutegliger Elle analyse tous les possibles

Le second fragment nous renseigne sur le fonctionnement de cette meacutethode Il nrsquoexiste

pour la deacuteesse que deux laquo voies de recherche raquo (ὁδοὶ [hellip] διζήσιός [fr2]) compatibles avec laquo la

36

penseacutee raquo (νοῆσαι) La premiegravere est laquo qursquoil est raquo (ἔστιν) et laquo qursquoil est impossible de ne pas

ecirctre raquo (microὴ εἶναι) il srsquoagit du laquo chemin de la certitude raquo accompagnant la laquo veacuteriteacute raquo La seconde

voie est laquo qursquoil nrsquoest pas raquo (οὐκ ἔστιν) et laquo qursquoil est neacutecessaire de ne pas ecirctre raquo (χρεών ἐστι microὴ

εἶναι) Cette seconde route est un piegravege que le jeune homme laquo ne doit pas approcher raquo (ἀταρπόν)

Nous remarquons alors une apparente contradiction entre les deux fragments Dans le

premier fragment la deacuteesse deacuteclare que toutes les possibiliteacutes doivent ecirctre envisageacutees Dans le

second fragment elle semble se contredire et demander au jeune homme de ne pas pratiquer la

deuxiegraveme voie Comment peut-on alors concilier les deux injonctions afin de retrouver la

coheacuterence du projet

FIG 4 REPREacuteSENTATION LOGIQUE DU DEUXIEgraveME FRAGMENT DE PARMEacuteNIDE

Il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la variable laquo A raquo Celle-ci est remplaccedilable par toute assertion

Entre les deux propositions nous employons volontairement la conjonction de coordination

laquo et raquo agrave la place du connecteur logique laquo and raquo Dans le cas de lrsquoutilisation de la conjonction

logique laquo and raquo la formule ainsi creacuteeacutee irait agrave lrsquoencontre du principe de non-contradiction puisque

cela conduirait agrave admettre (A andnotA) La meacutethodologie de Parmeacutenide ne recherche pas seulement

ce qui est mais elle recherche ce qui est neacutecessairement De la mecircme maniegravere cette

meacutethodologie recherche eacutegalement ce qui nrsquoest pas neacutecessairement Nous devons ainsi

comprendre la formulation des deux voies comme deux moments distincts de la recherche Crsquoest

pour cette raison que nous donnerons le nom de conjonction meacutethodologique au connecteur en

question sans la valeur logique de la conjonction il signifie que les deux eacutetapes co-existent

ἀγνοοῦσιν γὰρ οἱ πολλοὶ ὅτι ἄνευ ταύτης τῆς διὰ πάντων διεξόδου τε καὶ πλάνης ἀδύνατον ἐντυχόντα τῷ ἀληθεῖ νοῦν σχεῖν

La plupart [des gens] ignorent en effet que sans explorer toutes les voies sans cette divagation il est impossible de tomber sur le vrai pour en avoir lrsquointelligence

(PLATON Parmeacutenide 136d-e)

A laquo Il est raquo

(A ^ not(notA)) et (notA ^ ◻(notA))

37

Nous devons maintenant nous interroger sur ce que les paroles du premier fragment

peuvent signifier vis-agrave-vis de la meacutethode proposeacutee dans le deuxiegraveme Contrairement aux ideacutees

courantes nous ne pensons pas que la seconde voie ne doive pas ecirctre exploreacutee Les deux voies

doivent ecirctre arpenteacutees Cependant la premiegravere voie est seule productrice de savoir positif La

seconde voie est productrice de non-savoir elle traite de ce qui nrsquoexiste pas Ce nrsquoest pas pour

autant une mauvaise voie mais cette derniegravere est reacuteduite agrave lrsquoaporie elle relegraveve de lrsquoapophatisme

ontologique (dire ce qursquoune chose nrsquoest pas sans dire ce qursquoelle est)

Certes Parmeacutenide exclut le non-ecirctre comme inintelligible mais cela nrsquoest pas une raison suffisante pour penser que la seconde voie disparaicirct entiegraverement du raisonnement de Parmeacutenide agrave partir du fr 2 Cette voie nrsquoen montre pas moins ce qursquoest une neacutegation et permet de reconnaicirctre que nier lrsquoexistence drsquoun objet de recherche constitue une impasse En effet beaucoup srsquoen faut que Parmeacutenide se prive de la neacutegation dans son poegraveme Lrsquousage de la neacutegation soulegraveve pourtant un problegraveme pour lrsquoeacutenonciation de la veacuteriteacute puisqursquoil est impossible drsquoobtenir une connaissance agrave partir de phrases neacutegatives Cela nrsquoexclut pas que lrsquousage de la seconde voie soit neacutecessaire pour discerner laquoce qui estraquo du contraire voire que les deux voies puissent ecirctre employeacutees alternativement ou de maniegravere concurrente La seconde voie reste une voie de recherche mecircme si elle megravene agrave lrsquoaporie en soutenant laquoce nrsquoest pasraquo il est impossible drsquoavancer Mais cela est deacutejagrave un reacutesultat drsquoune part on y reconnaicirct une impasse et drsquoautre part il semble que seule une affirmation puisse lancer la recherche puisqursquoune neacutegation ne contient en soi aucune information directe sur lrsquoobjet de la recherche

(CASTELNEacuteRAC 2014 444)

La deuxiegraveme voie du poegraveme nrsquoest pas lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoenquecircte sur laquo A raquo mais lrsquoabsence

du preacutedicat drsquoexistence crsquoest-agrave-dire la validiteacute de laquo notA raquo au niveau ontologique Nous pourrions

reacutesumer les propos de la deacuteesse en lrsquoideacutee que lrsquoon ne peut pas enquecircter sur ce qui nrsquoexiste pas Il

ne srsquoagit pas de deacutefendre une thegravese mais drsquoexplorer son contraire Ici la meacutethode ne vise pas agrave

avoir raison face agrave un adversaire mais agrave enquecircter sur toutes les voies afin de trouver un absolu

sans contradiction la veacuteriteacute Les opinions des mortels ne sont pas lrsquousage de la deuxiegraveme voie

mais le mauvais usage des deux premiegraveres La premiegravere voie est le seul chemin menant agrave la

veacuteriteacute mais il ne srsquoagit pas directement de la veacuteriteacute pour autant La deacuteesse nous propose une

meacutethode neacutecessitant encore un travail drsquoanalyse et drsquoentrainement Nous devons ici remarquer le

parallegravele eacutevident entre la meacutethode preacutesenteacute dans le poegraveme de Parmeacutenide et ce que Socrate deacutefinit

38

comme son art laquo maiumleutique raquo Le terme elenchos plus haut deacutefini comme laquo test raquo (par recherche

drsquoeacuteventuelles contradictions contre le terme de laquo reacutefutation raquo proposeacute par Vlastos) consiste dans

en un rejet ou une acceptation opeacutereacute apregraves un test de validation Ce test nrsquoest pas sans rappeler la

dokimasie (δοκιmicroασία) crsquoest-agrave-dire une analyse selon un certain nombre de critegraveres bien deacutefinis

Lorsque le lexicographe Pollux parle de la dokimasie des animaux agrave sacrifier il liste ainsi les

eacuteleacutements importants

Προσακτέον δὲ θύσιμα ἱερεῖα ἄρτια ἄτομα ὁλόκληρα ὑγιῆ ἄπηρα παμμελῆ ἀρτιμελῆ μὴ κολοβὰ μηδὲ ἔμπηρα μηδὲ ἠκρωτηριασμένα μηδὲ διάστροφα

Il faut preacutesenter des victimes qui conviennent pour un sacrifice bien constitueacutees entiegraveres intactes en bonne santeacute exemptes drsquoinfirmiteacutes avec tous leurs membres avec des membres bien conformeacutes elles ne doivent ecirctre ni mutileacutees ni estropieacutees ni amputeacutees de leurs extreacutemiteacutes ni difformes

(FEYEL 2006 36) 32 33

Il srsquoagit pour le philosophe en quecircte de veacuteriteacute de veacuterifier si les assertions respectent les exigences

de la logique comme les animaux doivent respecter les exigences du sacrifice Nous parlerons

cependant plutocirct drsquoelenchos pour deacutesigner lrsquoensemble du processus drsquoeacutevaluation ainsi que la

phase finale drsquoacceptation ou de rejet de lrsquohypothegravese

Dans le cinquiegraveme fragment du poegraveme le poegravete nous dit qursquoil lui est laquo indiffeacuterent raquo (Ξυνὸν

[fr5]) de commencer laquo drsquoun cocircteacute plutocirct que drsquoun autre raquo (ὁππόθεν) car il reviendra en arriegravere

(πάλιν) Nous retrouvons ici la recherche selon les deux meacutethodes Nous pouvons comprendre

que lrsquoune des deux voies conduira neacutecessairement agrave une contradiction (une antilogie) alors que

lrsquoautre voie conduira agrave une veacuteriteacute Il srsquoagit drsquoemprunter tous les chemins possibles afin

drsquoidentifier le seul qui soit exempt de contradiction

Nous pouvons dores et deacutejagrave tirer quelques conclusions sur la meacutethode de recherche eacuteleacuteate

Il faut systeacutematiquement eacutevaluer chaque voie possible Dans le cas drsquoune enquecircte sur A cela

signifie donc drsquoune part laquo srsquoil est vrai que A raquo puis laquo srsquoil est faux que A raquo La deuxiegraveme voie

Drsquoapregraves BETHE E (eacuted) Pollucis Onomasticon (1900) I 29 32

Grec et traduction sont de (FEYEL 2006)33

39

nrsquoest cependant pas suffisante pour eacutetablir un veacuteritable savoir sur le monde savoir que quelque

chose est faux nrsquoest qursquoun premier pas mais il convient par la suite de deacutepasser ce premier

moment pour dire quelque chose de positif Les deux voies sont fonctionnelles mais il existe

neacuteanmoins une hieacuterarchie Dans cette perspective il apparait que le caractegravere aporeacutetique des

dialogues relegraveve de la seconde voie celle du non-ecirctre Arriver agrave une aporie crsquoest ecirctre capable de

dire ce qursquoune chose nrsquoest pas crsquoest donc un progregraves face agrave lrsquoignorance de deacutepart Mais cela

nrsquoest pas suffisant

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique

Nous devons maintenant nous pencher sur un autre aspect de la penseacutee eacuteleacuteate En effet la

recherche selon les deux voies est un eacuteleacutement central de la meacutethode proposeacutee par Parmeacutenide

Cependant il existe un autre eacuteleacutement tout aussi important et donnant lieu agrave de nombreuses

interpreacutetations Il srsquoagit de la fameuse thegravese de laquo lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo Comme nous lrsquoavons vu

preacuteceacutedemment les arguments de Zeacutenon sur le mouvement servaient notamment agrave deacutemontrer que

la thegravese de la pluraliteacute de lrsquoecirctre eacutetait tout aussi invraisemblable mdash sinon plus encore mdash que celle

de son maicirctre Parmeacutenide Il faut alors reconnaitre lrsquoeacutevidence Parmeacutenide soutenait effectivement

une thegravese sur lrsquouniteacute de lrsquoecirctre Encore est-il neacutecessaire de comprendre ce agrave quoi se reacutefegravere

laquo lrsquoecirctre raquo et son laquo uniteacute raquo Cette thegravese est exprimeacutee dans le huitiegraveme fragment moment cleacute de

notre reacuteflexion Le poegravete nous dit que laquo ce qui est raquo (ἔστιν [fr8]) est maintenant laquo tout

entier raquo (ὁmicroοῦ πᾶν) laquo un raquo (ἕν) et laquo continu raquo (συνεχές) Dans ce passage la deacuteesse srsquoadresse au

jeune homme dans le but de lui enseigner ce qursquoest la veacuteriteacute Il ne srsquoagit plus seulement de savoir

ce qui est mais ce qui est vrai Le rapport au discours est primordial souvenons-nous que les

portes de cet enseignement avaient eacuteteacute ouvertes par lrsquoincarnation de laquo la justice raquo (Δίκη [fr1]) au

premier fragment La veacuteriteacute est un jugement pas un constat La connaissance est un effort

intellectuel de discernement entre lrsquoecirctre et le non-ecirctre Enfin lrsquoaction de laquo penser raquo (νοεῖν [fr3])

et lrsquoaction laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont laquo la mecircme chose raquo (τὸ [hellip] αὐτὸ)

La meacutethodologie de la deacuteesse consiste agrave diffeacuterencier ce qui est de ce qui nrsquoest pas Il ne

srsquoagit pas de la reacutealiteacute mais de la veacuteriteacute La veacuteriteacute est une chez Parmeacutenide laquo lrsquoun raquo est le

principe neacutecessaire pour fonder un savoir Si la veacuteriteacute nrsquoeacutetait pas une alors des eacutenonceacutes

40

contraires pourraient ecirctre consideacutereacutes comme vrais Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre vrai est lrsquooccasion de la 34

science pour les Eacuteleacuteates Nous comprenons alors cette uniteacute comme un principe non pas

ontologique ou cosmologique mais logique et eacutepisteacutemologique Lrsquouniteacute ne porte pas sur le

monde mais sur un objet scientifique (objet de science) Il srsquoagit de lrsquoexpression la plus

eacuteleacutementaire du principe de non-contradiction Si une chose est vraie son contraire est

neacutecessairement faux Si nous rapprochons ceci du troisiegraveme fragment citeacute ci-dessus nous

pouvons comprendre que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre rejoint lrsquouniteacute eacutepisteacutemologique Pour qursquoun savoir soit

possible il faut neacutecessairement que lrsquoobjet de ce savoir soit unique non pas que tous les objets

de connaissance sont identiques et immuables mais que les principes de connaissance sont

perpeacutetuels

Dans la penseacutee eacuteleacuteate aucun savoir nrsquoest possible sans lrsquoimmuabiliteacute et la persistance de

lrsquoecirctre Cette penseacutee srsquooppose agrave lrsquoideacutee drsquoune autonomie propre de lrsquoecirctre Cette continuiteacute de lrsquoecirctre

a pour conseacutequence de rendre ce dernier accessible par la penseacutee Le projet rationaliste eacuteleacuteate

rejoint drsquoune certaine maniegravere notre ideacutee contemporaine de deacuteterminisme

Chez les ecirctres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions dexistence de tout pheacutenomegravene sont deacutetermineacutees dune maniegravere absolue Ce qui veut dire en dautres termes que la condition dun pheacutenomegravene une fois connue et remplie le pheacutenomegravene doit se reproduire toujours et neacutecessairement agrave la volonteacute de lrsquoexpeacuterimentateur [hellip] Tous les pheacutenomegravenes de quelque ordre quils soient existent virtuellement dans les lois immuables de la nature et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions dexistence sont reacutealiseacutees

(BERNARD 1984 13)

Ne faisons pas drsquoanachronisme lrsquoapproche eacuteleacuteate nrsquoest pas comparable agrave celle de Claude

Bernard Cependant il faut selon nous la comprendre dans cet esprit Lrsquoobjet de science est

laquo un raquo parce qursquoil est constant et eacuteternel Mais cela ne signifie pas que tout ce qui est penseacute existe

ou que tout ce qui existe forme une vaste uniteacute cosmologique En gardant agrave lrsquoesprit que le poegraveme

expose une meacutethode (et non pas un reacutecit mythique sur le monde agrave la maniegravere drsquoHeacutesiode) il est

assez clair que le fragment VIII reacuteputeacute comme eacutetant le cœur de lrsquoontologie eacuteleacuteate constitue en

reacutealiteacute un preacutecis drsquoeacutepisteacutemologie Il faut que lrsquoobjet de science soit un sans quoi toute veacuteriteacute ne

Occasion est ici agrave prendre au sens de principe neacutecessaire34

41

serait que temporaire Face au problegraveme de la fondation drsquoun savoir le deacuteterminisme apparaicirct

comme le premier pas eacutepisteacutemologique sans lequel rien ne peut ecirctre dit Lrsquoun parmeacutenidien

comme principe de science est aussi le principe neacutecessaire de la deacutefinition Pour appuyer notre

theacuteorie nous nous reacutefeacuterons agrave un fragment souvent mal interpreacuteteacute du poegraveme de Parmeacutenide le

fragment V deacuteclarant que laquo le fait de penser raquo (νοεῖν) et celui laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont une laquo mecircme

chose raquo (Τὸ γὰρ αὐτὸ) Non pas que Parmeacutenide soit en train de donner une reacutealiteacute agrave tout objet de

penseacutee mais au contraire on ne peut veacuteritablement penser (au sens de connaitre) que ce qui est

(de maniegravere durable) Pour ainsi dire la penseacutee eacuteleacuteate ne nie pas lrsquoexistence du mouvement mais

dans le cadre de sa deacutefinition de laquo ce que doit ecirctre la science raquo (comme activiteacute de connaissance

du reacuteel) il srsquoagit de ne srsquoattacher qursquoaux proprieacuteteacutes eacuteternelles des corps

En bref le poegraveme de Parmeacutenide nrsquoest pas un traiteacute de cosmologie ni drsquoontologie il srsquoagit

drsquoune meacutethode de recherche La premiegravere question est quel est lrsquoobjet rechercheacute Ce que

Parmeacutenide et Zeacutenon nous disent est que la somme des parties drsquoun ecirctre (distance moment etc)

ne peut jamais eacutegaler le tout il existe toujours un je-ne-sais-quoi de plus dans la totaliteacute Ainsi

nous pouvons comprendre que contre les partisans du devenir et de la pluraliteacute de lrsquoecirctre il

existe selon les philosophes eacuteleacuteates une uniteacute de lrsquoecirctre comme objet de science Malgreacute les

divisions multiples il existe toujours une transcendance Penser la diversiteacute crsquoest se donner pour

objectif de deacutefinir lrsquoindeacutefinissable Agrave lrsquoinverse penser lrsquouniteacute derriegravere le multiple crsquoest avoir une

chance de saisir ce qursquoil y a de neacutecessaire dans le reacuteel et ainsi transcender ce dernier La

meacutethode eacuteleacuteate reacutefute en cela la capaciteacute drsquoune deacutefinition en extension agrave ecirctre pleinement

satisfaisante au profit drsquoune deacutefinition en compreacutehension En srsquoattachant agrave lrsquounique derriegravere le

multiple il faut ecirctre capable de saisir ce qui entre toujours mdash et neacutecessairement mdash dans la

constitution de ce que lrsquoon srsquoattache agrave deacutefinir

Cet eacuteleacutement sera primordial dans la penseacutee platonicienne agrave de nombreuses reprises les

interlocuteurs de Socrate tenteront de faire passer un groupe drsquoexemples (deacutefinition en extension)

comme reacuteponse aux questions de Socrate Meacutenon par exemple dans le dialogue eacuteponyme

deacutefinira la vertu en donnant un ensemble de cas diffeacuterents Socrate nrsquoest eacutevidemment pas dupe

Πολλῇ γέ τινι εὐτυχίᾳ ἔοικα κεχρῆσθαι ὦ Μένων εἰ μίαν ζητῶν ἀρετὴν σμῆνός τι ἀνηύρηκα ἀρετῶν παρὰ σοὶ κείμενον

42

Jrsquoai lrsquoimpression drsquoavoir beaucoup de chance cher Meacutenon si agrave la recherche drsquoune vertu jrsquoen ai trouveacute tout un essaim aupregraves de toi

(PLATON Meacutenon 72a [trad Castelneacuterac])

Nous sommes ici en preacutesence drsquoun parfait exemple de reacutefutation non pas par contradiction

(recours agrave une antilogie) mais plus en rapport agrave un problegraveme meacutethodologique Si la dialectique

se pose pour objectif de deacutefinir une notion cette deacutefinition ne doit pas ecirctre une suite drsquoexemple

mais la recherche du principe commun agrave tous ces exemples

Demeure une derniegravere interrogation sur le poegraveme pourquoi cette thegravese a-t-elle toujours eacuteteacute

aussi mal comprise Le problegraveme de lrsquointerpreacutetation du projet eacuteleacuteate vient en partie selon nous

de lrsquoabsence de syntaxe deacutefinie dans la langue grecque Dans les hypothegraveses eacutenonceacutees par Platon

dans Le Parmeacutenide reprenant tregraves certainement les theacutematiques abordeacutees par les Eacuteleacuteates la place

de la conjonction laquo si raquo (εἰ) dans lrsquointerrogation laquo srsquoil est un raquo (εἰ ἕν ἐστιν[137c]) nrsquoest pas

parfaitement claire Tantocirct celle-ci se trouve avant la proposition (i e 137c) tantocirct celle-ci se

trouve entre lrsquoobjet et le verbe (i e 142c) Face agrave ce problegraveme Alain Seacuteguy-Duclot propose

lrsquoideacutee selon laquelle Platon reacutealiserait un jeu phoneacutetique et seacutemantique La place de la

conjonction deacutefinirait alors lrsquoobjet sur lequel porterait cette conjonction ce qui aurait pour

finaliteacute de faire osciller le sens du verbe laquo ecirctre raquo (εἶναι) entre un sens copulatif et un sens

existentiel Denis OrsquoBrien reacutesume ainsi lrsquoargument de Seacuteguy-Duclot

Si hen priveacute darticle est placeacute avant la conjonction gouvernant une proposition conditionnelle il est le sujet du verbe pris en son sens existentiel (donc hen ei estin laquo si un est raquo) En revanche si hen priveacute darticle est placeacute apregraves la conjonction il est le compleacutement du verbe pris en son sens copulatif (donc ei hen estin laquo sil est un raquo)

(OrsquoBRIEN 2008 230 [trad SEacuteGUY-DUCLOT])

Cette argumentation rend possibles nos hypothegraveses de lecture Il eacutetait neacutecessaire selon notre

approche que le Eacuteleacuteates fussent capables de distinguer lrsquoecirctre copule de lrsquoecirctre comme preacutedicat

drsquoexistence Cette lecture de Seacuteguy-Duclot permet drsquoappuyer notre propre lecture et justifie ainsi

le projet eacutepisteacutemologique en remplaccedilant la lecture cosmologique Cette interpreacutetation rend gracircce

agrave la penseacutee eacuteleacuteate en geacuteneacuteral en lui permettant drsquoopeacuterer la distinction logique entre la copule est

43

le preacutedicat drsquoexistence Nous pouvons alors comprendre que le cœur du problegraveme pour le

Parmeacutenide de Platon nrsquoest pas de savoir srsquoil existe une uniteacute fondamentale (si le laquo un raquo existe)

mais si laquo ce qui est raquo possegravede une uniteacute dans le temps et dans lrsquoespace (si laquo ce qui est raquo est un)

Lrsquoexercice eacuteleacuteate devient ainsi beaucoup plus clair et coheacuterent

Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide

Lrsquoun des eacuteleacutements les plus perturbants lors de la lecture du Parmeacutenide est le fait que cet

ouvrage pourtant consideacutereacute comme ayant eacuteteacute eacutecrit tardivement par Platon semble drsquoembleacutee

reacutefuter la theacuteorie centrale de tout le systegraveme platonicien la theacuteorie des ideacutees Nous avons

preacuteceacutedemment eacutevoqueacute plusieurs problegravemes relatifs agrave cette lecture naiumlve notamment lorsque nous

recensions les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo propres au Parmeacutenide Nous allons cependant revenir 35

sur ce point agrave la lumiegravere de ce que nous avons compris de la meacutethodologie eacuteleacuteate Que lrsquoon ne

srsquoy trompe pas alors que la seconde partie du dialogue (vaste et fatigante) est selon nous drsquoun

inteacuterecirct bien plus heuristique mdash donc meacutethodologique mdash qursquoontologique nous devons cependant

nous attacher tout particuliegraverement agrave ces quelques pages que Platon nrsquoa pas placeacutees ici par

hasard

La reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees alors porteacutee par le jeune Socrate intervient tregraves

rapidement et drsquoune faccedilon assez surprenante Socrate introduit sa theacuteorie agrave partir de laquo la forme en

soi de la ressemblance raquo (αὑτὸ εἶδός τι ὁmicroοιότητος [129a]) et la forme opposeacutee agrave celle-ci de laquo la

dissemblance raquo (ἀνόmicroοιον) Selon Socrate le problegraveme que pose Zeacutenon nrsquoen est pas

veacuteritablement un Pour Socrate il nrsquoest pas impossible qursquoun ecirctre participe agrave la fois de la

ressemblance en soi en ce qursquoil ressemble agrave un autre ecirctre et participe dans le mecircme temps de la

dissemblance en soi pour tout ce qursquoil ne ressemble pas Continuant ainsi son raisonnement il

deacuteclare de la mecircme maniegravere qursquoun ecirctre peut laquo participer raquo (microετέχειν) laquo de lrsquouniteacute raquo (τοῦ ἑνὸς) et

laquo participer aussi raquo (αὖ microετέχειν) laquo des choses multiples raquo (ταῦτα πολλὰ) en mecircme temps Le

raisonnement socratique se porte sur laquo les genres et les espegraveces raquo (τὰ γένη τε καὶ εἴδη) des ecirctres

mdash ce que la posteacuteriteacute appellera les Ideacutees

Cf supra II 1 laquo Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide raquo35

44

καὶ περὶ τῶν ἄλλων ἁπάντων ὡσαύτως εἰ μὲν αὐτὰ τὰ γένη τε καὶ εἴδη ἐν αὑτοῖς ἀποφαίνοι τἀναντία ταῦτα πάθη πάσχοντα ἄξιον θαυμάζειν εἰ δ᾽ ἐμὲ ἕν τις ἀποδείξει ὄντα καὶ πολλά τί θαυμαστόν λέγων ὅταν μὲν βούληται πολλὰ ἀποφῆναι [hellip]

et de mecircme pour tout le reste il ne faudrait pas moins seacutetonner si on venait agrave deacutemontrer que les genres et les espegraveces sont en eux-mecircmes susceptibles de leurs contraires mais il ny aurait rien de surprenant agrave ce quon deacutemontracirct que moi je suis agrave la fois un et multiple

(PLATON Parmeacutenide 129c [trad modif COUSIN])

Le sujet ne porte alors plus sur les laquo choses visibles raquo (τοῖς ὁρωmicroένοις [129e]) mais sur les

laquo choses de lrsquointellect raquo (τοῖς λογισmicroῷ [130a])

Agrave lrsquoeacutevidence ce cours passage a eacuteteacute mdash et est toujours mdash consideacutereacute comme lrsquoune des

expressions fondatrice de la penseacutee meacutetaphysique platonicienne La meacutethode est en effet

radicale Il ne srsquoagit plus de srsquointerroger sur ce que lrsquoon voit mais sur ce que lrsquoon peut penser Il

nrsquoy a lagrave rien qui sera reacutefuteacute par la suite La suite est en revanche plus deacutelicate le fait de

distinguer drsquoune part les objets visibles et drsquoautre part les objets de lrsquointellect suscite un vif

inteacuterecirct chez Parmeacutenide Dans cette proto-penseacutee platonicienne Socrate eacutenonce lrsquoideacutee selon

laquelle les objets visibles participeraient drsquoun ou plusieurs genres Il faudrait alors pencher son

esprit davantage sur ces genres que sur les choses visibles La theacuteorie eacutetant poseacutee Parmeacutenide

commence son travail drsquoaccoucheur en questionnant Socrate 36

Parmeacutenide opegravere un deacutecalage drsquoune notion (le beau le juste le bon) vers un individu

(lrsquohomme le feu lrsquoeau la boue le poil la saleteacute) Le deacutecalage que Parmeacutenide opegravere nrsquoest pas

anodin il srsquoagit au contraire drsquoun veacuteritable problegraveme drsquoordre logique et seacutemantique Le grec nrsquoa

pas de verbe autre qursquoecirctre (εἶναι) pour exprimer agrave la fois le fait drsquoexister (lrsquoecirctre au monde) et le

fait de recevoir un preacutedicat (lrsquoecirctre copule) Lorsque lrsquoon dit que laquo cet homme est juste raquo nous

affirmons dans le mecircme temps que laquo lrsquohomme est au monde raquo mdash tout du moins comme objet de

penseacutee mdash mais nous ne pouvons pas pour autant dire que laquo le fait drsquoecirctre juste raquo existe

indeacutependamment drsquoun sujet Pourtant le problegraveme se pose de maniegravere inverse agrave lrsquoesprit de

Par le terme laquo drsquoaccoucheur raquo nous marquons volontairement la paterniteacute eacuteleacuteate de la meacutethode 36

maiumleutique socratique chez Platon

45

Platon puisque ce qui est remis en question nrsquoest pas la capaciteacute que lrsquoesprit a de saisir ces

valeurs transcendantes comme autant de reacutealiteacutes indeacutependantes mdash cela semble au contraire bien

naturel pour Platon mdash mais en revanche drsquoopeacuterer le mecircme processus pour la compreacutehension des

laquo sujets raquo du monde propres agrave recevoir ces valeurs

En effet lrsquoactiviteacute consistant agrave deacutefinir quelque chose (individu ou notion) oblige agrave deacutepasser

cet individu agrave le transcender Or la transcendance des individus nrsquoest pas la mecircme chose que la

transcendance des valeurs En effet lrsquoindividu en tant qursquoecirctre est toujours dans le reacuteel Il

nrsquoexiste pas mdash a priori mdash un individu en dehors du monde En revanche les valeurs sont deacutejagrave

hors du monde et ne peuvent srsquoexprimer que par lrsquoexpression qursquoun sujet du monde peut en

faire Dire que diffeacuterentes personnes participent de lrsquoideacutee drsquohomme ne veut pas dire qursquoil existe

dans un autre monde un homme parfait qui serait le modegravele de tous les hommes Sinon comme

le dit Parmeacutenide il faudrait une ideacutee pour tout ce qui nous entoure et le monde des ideacutees serait

un catalogue infini pour autant que lrsquoon puisse diviser le reacuteel (lrsquoideacutee de main lrsquoideacutee de main

gauche lrsquoideacutee de doigt lrsquoideacutee de pouce lrsquoideacutee drsquoongle lrsquoideacutee de phalange etc)

La reacutefutation de Parmeacutenide est meacutethodologique il est certes possible de diviser le reacuteel

indeacutefiniment (paradoxes de Zeacutenon) mais son eacutetude impose la division par genres et sous-

espegraveces et de postuler une uniteacute fondamentale de ces eacuteleacutements atomiques sans quoi lrsquoeacutetude ne

serait qursquoune reacutegression infinie Cette distinction entre la division naiumlve et la division par genre

est parfaitement illustreacutee par la remarque de lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee dans sa reacuteflexion sur le politique

τοιόνδε οἷον εἴ τις τἀνθρώπινον ἐπιχειρήσας δίχα διελέσθαι γένος διαιροῖ καθάπερ οἱ πολλοὶ τῶν ἐνθάδε διανέμουσι τὸ μὲν Ἑλληνικὸν ὡς ἓν ἀπὸ πάντων ἀφαιροῦντες χωρίς σύμπασι δὲ τοῖς ἄλλοις γένεσιν ἀπείροις οὖσι καὶ ἀμείκτοις καὶ ἀσυμφώνοις πρὸς ἄλληλα βάρβαρον μιᾷ κλήσει προσειπόντες αὐτὸ διὰ ταύτην τὴν μίαν κλῆσιν καὶ γένος ἓν αὐτὸ εἶναι προσδοκῶσιν ἢ τὸν ἀριθμόν τις αὖ νομίζοι κατ᾽ εἴδη δύο διαιρεῖν μυριάδα ἀποτεμνόμενος ἀπὸ πάντων ὡς ἓν εἶδος ἀποχωρίζων καὶ τῷ λοιπῷ δὴ παντὶ θέμενος ἓν ὄνομα διὰ τὴν κλῆσιν αὖ καὶ τοῦτ᾽ ἀξιοῖ γένος ἐκείνου χωρὶς ἕτερον ἓν γίγνεσθαι κάλλιον δέ που καὶ μᾶλλον κατ᾽ εἴδη καὶ δίχα διαιροῖτ᾽ ἄν εἰ τὸν μὲν ἀριθμὸν ἀρτίῳ καὶ περιττῷ τις τέμνοι τὸ δὲ αὖ τῶν ἀνθρώπων γένος ἄρρενι καὶ θήλει Λυδοὺς δὲ ἢ Φρύγας ἤ τινας ἑτέρους πρὸς ἅπαντας τάττων ἀποσχίζοι τότε ἡνίκα ἀποροῖ γένος ἅμα καὶ μέρος εὑρίσκειν ἑκάτερον τῶν σχισθέντων

46

Voici Nous avons fait comme si voulant diviser en deux le genre humain on en faisait le partage agrave la maniegravere de la plupart des gens drsquoici qui seacuteparent la race helleacutenique de tout le reste comme formant une uniteacute distincte et reacuteunissant toutes les autres sous la deacutenomination unique de barbares bien qursquoelles soient innombrables qursquoelles ne se mecirclent pas et ne parlent pas la mecircme langue se fondent sur cette appellation unique pour les regarder comme une seule espegravere Crsquoest encore comme si lrsquoon croyait diviser les nombres en deux espegraveces en coupant une myriade sur le tout dans lrsquoideacutee qursquoon en fait une espegravece agrave part et qursquoon preacutetendicirct en donnant agrave tout le reste un nom unique que cette appellation suffit pour en faire aussi un genre unique diffeacuterent du premier Mais on devrait plus sagement et on diviserait mieux par espegraveces et par moitieacutes si lrsquoon partageait les nombres en pairs et impairs et le genre humain en macircles et femelles et si lrsquoon nrsquoen venait agrave seacuteparer et opposer les Lydiens ou les Phrygiens ou quelque autre peuple agrave tous les autres que lorsqursquoil nrsquoy aurait plus moyen de trouver une division dont chaque terme fucirct agrave la fois espegravece et partie

(PLATON Politique 262c-e [trad modif CHAMBRY])

Cela illustre lrsquoambiguiumlteacute de la position eacuteleacuteate contrairement agrave ce que semble croire Vlastos

Zeacutenon ne peut pas reacutepondre agrave ses paradoxes Le problegraveme est toujours preacutesent lrsquoesprit ne peut

se poser que sur des ecirctres conccedilus dans lrsquouniteacute sans quoi aucun savoir ne serait possible Pourtant

lrsquoexpeacuterience semble affirmer que tout est toujours divisible Il y a un eacutecart entre la connaissance

fonctionnant par recherche drsquouniteacute (de principe) et lrsquoeacutetude de la nature (reposant sur les

matheacutematiques) qui nous indique que le reacuteel est indeacutefiniment divisible En drsquoautres termes il

existe un eacutecart fondamental entre lrsquoeacutepisteacutemologie et lrsquoontologie Selon nous crsquoest ce problegraveme

qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit lors de nos lectures de Platon et non pas la question inverse de

ce qursquoest le reacuteel Nous postulons alors une approche eacutepisteacutemologique plutocirct qursquoontologique Il ne

convient plus de dire que Platon parle de laquo ce qursquoest le monde raquo mais de laquo comment il est

possible drsquoavoir une connaissance sur ce monde raquo

Nous souhaitons agrave la suite de notre travail donner de nouveaux eacuteleacutements interpreacutetatifs

quand agrave ce que lrsquohistoire de la philosophie appelle encore laquo une reacutefutation de la theacuteorie des

Ideacutees raquo Il nrsquoy a selon nous reacutefutation que drsquoune approche tregraves naiumlve de la theacuteorie des Ideacutees

Parmeacutenide deacutemontre agrave Socrate qursquoil est neacutecessaire de distinguer les valeurs et les individus et

que la transcendance de ce qui nrsquoest pas au monde sans sujet nrsquoest pas comparable agrave la

transcendance de ce qui y est deacutejagrave En cela Platon anticipe parfaitement lrsquoargument du troisiegraveme

47

homme drsquoAristote puisque le fait mecircme de parler de laquo lrsquoIdeacutee drsquohomme raquo semble contradictoire

Rappelons cependant que le Parmeacutenide est lrsquoincipit de lrsquoensemble de la piegravece philosophique Les

positions ne sont pas encore deacutefinies seulement des problegravemes sont poseacutes Nous voyons

cependant comment la trageacutedie philosophique commence par la reacutefutation drsquoune approche

ontologique naiumlve qui sera pourtant par la suite consideacutereacutee comme la theacuteorie centrale de Platon

En gardant agrave lrsquoesprit ce que nous appelions plus haut le danger interpreacutetatif du

laquo chronocentrisme raquo nous comprenons comment Platon est vraisemblablement en train de

reacutepondre agrave drsquoeacuteventuels deacutetracteurs En reacutedigeant le Parmeacutenide il illustre de cette faccedilon comment

sa theacuteorie ne peut se reacuteduire agrave une lecture naiumlve Il met drsquoailleurs volontairement cette derniegravere

dans la bouche drsquoun Socrate non initieacute agrave la philosophie Le Parmeacutenide nrsquoest donc pas un aveu de

faiblesse mais bien au contraire la deacutemonstration de lrsquoeacutecart qursquoil pouvait exister entre la

compreacutehension de la theacuteorie platonicienne par certains et la veacuteritable penseacutee de lrsquoauteur Platon

renvoie lrsquoargument du troisiegraveme homme au temps du jeune Socrate ses deacutetracteurs avaient 37

presque un siegravecle de retard sur sa penseacutee 38

Le laquo parricide raquo du Sophiste

Nous pouvons deacutesormais entrevoir assez clairement lrsquoensemble des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la

penseacutee eacuteleacuteate et se retrouvant dans la meacutethode platonicienne de recherche de la veacuteriteacute Un dernier

point en suspend neacutecessite briegravevement notre attention comment expliquer le fameux

laquo parricide raquo du Sophiste En effet lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee deacuteclare deacutepasser la position de Parmeacutenide

Οἶσθ οὖν ὅτι Παρμενίδῃ μακροτέρως τῆς ἀποῤῥήσεως ἠπιστήκαμεν

Le nom laquo troisiegraveme homme raquo (τρίτος ἄνθρωπος) nous vient drsquoAristote (Meacutetaphysique 37

[990b17-1079a13 1039a2] et Reacutefutations sophistiques [178b36])

Lrsquoun des exemples reacutecents de creacutedit donneacute agrave la theacuteorie du troisiegraveme homme comme moyen de reacutefuter la 38

meacutetaphysique platonicienne est de Gail Fine qui en 1995 disait laquo Although these differences between the various versions of the TMA [Third Man Argument] do not affect its logic they may involve different conceptions of forms (are they paradigms are they particulars universals or both) of sensibles (are they imperfect) and of the relation between forms and sensibles (is participation to be explicated in terms of paradigmatism) One possible moral is that whether or not we view forms as paradigms as particulars or as universals or both whether or not we view sensibles as being fully F no matter what form is at issue (the form of man or of large) Plato is still vulnerable to the TMA raquo (FINE 1995 30)

48

Sais-tu que nous sommes depuis bien longtemps au-delagrave de lrsquointerdiction de Parmeacutenide

(PLATON Sophiste 258c)

LrsquoEacuteleacuteate commence par montrer diffeacuterents aspects du sophiste en respectant sa meacutethode de

recherche par antilogie Il termine alors par lrsquoideacutee que la sophistique est un art trompeur Or les

sophistes avaient pour coutume drsquoutiliser lrsquoargument mecircme de Parmeacutenide qui disait que le non-

ecirctre nrsquoest pas de sorte qursquoil serait impossible de penser ou de parler faux LrsquoEacuteleacuteate deacutecide donc

drsquoattaquer cette ideacutee par une longue digression mdash si longue qursquoelle donna parfois le sentiment

aux commentateurs drsquoecirctre le sujet principal du dialogue Ce passage nrsquoest pourtant qursquoune grande

parenthegravese qui devra se refermer pour laisser place agrave lrsquoexercice deacutefinitionnel sur le sophiste

commenceacute au deacutebut du dialogue

Lrsquoeacutetranger arrive agrave la conclusion qursquoil existe du non-ecirctre dans le simple fait de ne pas ecirctre

identique agrave autre chose Pour le dire autrement du simple fait que lrsquoAutre est (crsquoest-agrave-dire que

tout nrsquoest pas qursquoun) alors il y a du non-ecirctre dans le fait de ne pas ecirctre identique agrave lrsquoautre Si A et

B sont diffeacuterents alors il y a du non-ecirctre dans la mesure ougrave A nrsquoest pas B Pourtant A et B sont

pleinement et sont soumis agrave la regravegle de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre telle que nous lrsquoavons vue

preacuteceacutedemment Il nrsquoy a pas de contradiction entre lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme objet de connaissance

et lrsquoexistence du non-ecirctre comme relation incorrecte entre deux ecirctres Cette analyse sera

primordiale pour comprendre par la suite la meacutetaphysique platonicienne

Qursquoil y ait en effet une attaque de la penseacutee historique de Parmeacutenide nrsquoest pas le sujet de

notre travail Agrave lrsquoeacutevidence Parmeacutenide eacutetait deacutejagrave acircgeacute quand Socrate eacutetait jeune Nous pouvons

affirmer qursquoil est impossible que Platon ait eu un contact direct avec Parmeacutenide voire mecircme

Zeacutenon Platon ne put qursquoen avoir un heacuteritage lointain agrave travers les poegravemes et les enseignements

de ses maicirctres dont le Socrate historique Ceci pour comprendre que lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate chez

Platon ne peut pas et ne doit pas ecirctre le reflet de la penseacutee de Parmeacutenide plus drsquoun siegravecle

auparavant Platon creacutee un eacuteleacuteatisme nouveau unique propre agrave ses convictions son

enseignement mais aussi son contexte politique et ideacuteologique (reacuteponse agrave des deacutetracteurs par

exemple) Preuve en est le personnage du Sophiste ou du Politique ne porte aucun nom il est

49

juste un laquo eacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Ce nrsquoest plus Parmeacutenide ou Zeacutenon qui eux sont nommeacutement

preacutesents dans le Parmeacutenide mais un heacuteritier dont la penseacutee ne srsquoinscrit pas dans un hypotheacutetique

dogme eacuteleacuteatique figeacute depuis le poegraveme du maicirctre

Allant dans le sens de notre interpreacutetation nous prenons pour appui les travaux de Nestor-

Louis Cordero qui mit en eacutevidence de nombreuses modifications dans les manuscrits Selon ce

dernier lrsquoeacutetranger est agrave tort preacutesenteacute comme un laquo disciple raquo (ἑταῖρος [216a]) mais devrait plutocirct

ecirctre compris comme eacutetant au contraire laquo diffeacuterent raquo (ἕτερον) des disciples de Parmeacutenide

Le mot en question est ἕτερον laquodiffeacuterent divers autre queraquo Si nous choisissons ce mot le deuxiegraveme ἑταίρων ne doit pas disparaicirctre car il est le seul qui reste et la traduction du passage serait laquoil est originaire dEacuteleacutee mais (il y a un δε toujours neacutegligeacute) diffeacuterent des compagnons (ἑτέρων au pluriel) de Parmeacutenide et de Zeacutenonraquo Voilagrave agrave mon avis quel est le texte veacuteritable de la page 216a

(CORDERO 1991 31)

De la sorte nous voyons clairement que Platon srsquoinscrit volontairement dans une ligneacutee eacuteleacuteate

tout en se deacutefaisant de lrsquoapproche classique Il gardera la meacutethode antilogique eacuteleacuteate et la

deacutefinition par dichotomies (analyses successives des diffeacuterentes voies) mais il se refuse dans le

mecircme temps agrave se soumettre agrave lrsquoontologie moniste drsquoune lointaine tradition eacuteleacuteate

De la mecircme maniegravere que pour la theacuteorie des Ideacutees dans le Parmeacutenide ce qui est agrave tort

perccedilu comme une reacutefutation ou une contraction dans sa propre penseacutee est en fait une reacuteponse agrave

ceux qui auraient mal compris ce que repreacutesente lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans la penseacutee platonicienne

Platon preacutecise ce qui constitue dans sa penseacutee un concept tel que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (et donc le fait

que le non-ecirctre ne soit pas) Preacutetendre que seul lrsquoecirctre puisse ecirctre penseacute ne signifie en aucun cas

qursquoil soit impossible de concevoir ou exprimer ce qui nrsquoest pas vrai Le mensonge est

parfaitement possible Dire qursquoil nrsquoy a que lrsquoecirctre qui soit (comme objet de science) ne signifie

pas qursquoil nrsquoy ait que de lrsquoecirctre dans les discours des hommes bien au contraire Cela se comprend

drsquoailleurs aiseacutement sans la possibiliteacute de se tromper la recherche philosophique nrsquoaurait aucun

inteacuterecirct puisque toute assertion serait aussitocirct valideacutee du simple fait qursquoelle ait eacuteteacute prononceacutee Il

faut donc ne pas rester dans une lecture naiumlve de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre eacuteleacuteate

50

Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie

Il convient deacutesormais de syntheacutetiser ce que qui fonde le socle eacuteleacuteatique de la dialectique

platonicienne Premiegraverement quel est lrsquoobjet de la recherche en question Chez les Eacuteleacuteates

comme chez Platon par la suite la meacutethode recherche avant tout la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire une

connaissance du reacuteel qui soit neacutecessaire et sans contradictions laquo Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo nrsquoest que la

theacuteorisation de cet objet de recherche Sans uniteacute de lrsquoobjet de recherche la recherche est

impossible

Ce que nous avons nommeacute antilogique consiste en une recherche de coheacuterence crsquoest-agrave-dire

lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme partant drsquoun concept et tentant de rejoindre des conclusions sans

jamais rencontrer de contradiction Cette dialectique est dite laquo ascendante raquo ou laquo anagogique raquo 39

car partant drsquohypothegraveses et elle remonte vers des principes qui seront finalement vrais (non plus

probables mais certains) Ce cheminement est ascensionnel car en partant des donneacutees du reacuteel

il forge une hypothegravese et lrsquoeacuteprouve selon les lois de la logique En eacutetudiant toutes les possibiliteacutes

la dialectique ascendante arrive parfois agrave un reacutesultat positif Crsquoest notamment le cas dans les

dialogues meneacutes par des Eacuteleacuteates (Parmeacutenide Sophiste Politique) ou suivant rigoureusement

cette meacutethode (Theacuteeacutetegravete) Lrsquoelenchos consiste en un test de validiteacute soit par recherche de

contradiction dans le systegraveme soit de maniegravere plus subtile par la mise en eacutevidence drsquoune

inconsistance dans la meacutethode (i e laquo les abeilles raquo du Meacutenon)

Enfin il ne convient pas de parler de reacutefutation car la reacutefutation sous-entend une prise de

position En deacuteclarant que Socrate reacutefuterait telle ou telle position nous construisons un cadre de

penseacutee restreint dans lequel Socrate deacutefendrait certaines thegraveses de maniegravere masqueacutee Cela va agrave

lrsquoencontre mecircme du principe du dialogue et reacuteduirait les ouvrages de Platon agrave du crypto-

dogmatisme Notre postulat theacuteacirctral nous impose davantage de profondeur dans lrsquoeacutetude et

drsquointerroger le style dialogueacute dans sa complexiteacute Notre lecture ne supprime pas lrsquoeacuteventualiteacute de

reacutesultats positifs dans quelques dialogues (nous en avons deacutejagrave annonceacutes) mais privileacutegie

cependant lrsquoideacutee selon laquelle le reacutesultat comme laquo thegravese platonicienne sous-jacente raquo nrsquoest pas

une neacutecessiteacute sinon une possibiliteacute

Du grec ἀναγωγή signifiant laquo eacuteleacutevation raquo39

51

La dialectique est donc en partie une activiteacute consistant agrave bien diviser pour cateacutegoriser

classer les ecirctres afin de les deacutefinir au mieux Telle est la tacircche de la dialectique que nous

appelons ascendante Une fois lrsquoascension effectueacutee le dialecticien est en mesure de parler

correctement du concept ou de lrsquoecirctre qursquoil interrogeait Lrsquoascension est repreacutesenteacutee par la sortie

du philosophe hors de la caverne Il faut sortir pour se deacutefaire de lrsquoattachement instinctif aux

ombres et monter jusqursquoagrave contempler les ecirctres tels qursquoils sont vraiment Mais cette deacutefinition de

la dialectique semble incomplegravete pour le moment lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne recouvrant qursquoune seule

des facettes de cet art agrave savoir son eacutelan initial La dialectique platonicienne srsquoinscrit pleinement

dans la ligneacutee de lrsquoeacuteleacuteatisme mais ne pourrait srsquoy reacuteduire Il convient deacutesormais de nous 40

inteacuteresser davantage au fonctionnement de la dialectique maintenant que nous avons mis en

lumiegravere les principes sur lesquels elle repose

Il est en reacutealiteacute impossible de deacutefinir clairement ce que repreacutesente la ligne de penseacutee eacuteleacuteate du simple 40

fait que les eacutecrits manquent pour srsquoen faire une claire ideacutee sur tous les sujets (politique art morale etc)

52

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE

Dialogue dialectique et joute

Que la meacutethode socratique baseacutee sur le dialogue soit couramment appeleacutee laquo dialectique raquo

preacutesupposerait une diffeacuterence entre le simple dialogue et la dialectique Plus exactement il y

aurait des moments dialectiques au sein des dialogues De maniegravere geacuteneacuterale la dialectique est

consideacutereacutee comme une meacutethode rigoureuse dont lrsquoobjectif serait lrsquoacquisition drsquoun savoir alors

que le dialogue ne serait qursquoune activiteacute banale et quotidienne ayant pour finaliteacute lrsquoeacutechange

drsquoinformations Pourtant lrsquoeacutetymologie de ce que nous appelons dialectique nous renvoie au grec

laquo διαλέγω raquo et semble ne pas se distinguer clairement du dialogue en geacuteneacuteral Nous retrouvons

drsquoune part la racine λεγ λογ du discours et du raisonnement qui malgreacute sa polyseacutemie

repreacutesente toujours lrsquoideacutee drsquoun travail de deacutetermination du reacuteel par la penseacutee Drsquoautre part le 41

preacutefixe laquo δια raquo implique une notion de rapport drsquoeacutechange et de discrimination par division

Le dialogue est une activiteacute quotidienne toute interaction orale entre deux individus est

une forme de dialogue Pourtant tout dialogue est-il dialectique Dans le dialogue comme dans

la dialectique nous remarquons une pluraliteacute des positions le dialogue est lrsquoœuvre de plusieurs

personnes qui eacutechangent quand le monologue nrsquoest lrsquoaffaire que drsquoune seule Mais ce qui semble

distinguer la dialectique du dialogue semble reacutesider dans sa preacutetention agrave fournir le moyen

drsquoobtenir un savoir speacutecifique La dialectique est alors une forme de raisonnement heuristique agrave

plusieurs Le raisonnement dialectique peut ecirctre qualifieacute drsquoargumentation puisque chaque

individu donne des arguments allant dans le sens de sa penseacutee Plus preacuteciseacutement les participants

de lrsquoexercice dialectique argumentent en deacutefendant une thegravese essayent drsquoen contredire une autre

ou eacutenoncent des hypothegraveses au sujet de certains preacutedicats

Comme nous le remarquions plus haut Platon ne parle pas de dialectique mais plutocirct de

puissance de dialoguer Il semble donc possible que la distinction entre le dialogue et la

Le λόγος est agrave la fois le discours la parole mais aussi lrsquoargumentation la rationalisation Il se 41

comprend geacuteneacuteralement comme une opposition au microῦθος (la parole du poegravete transcendant la rationaliteacute du reacuteel) Nous reviendrons par la suite sur cette opposition

53

dialectique comme meacutethode de recherche soit posteacuterieure agrave la reacutedaction des dialogues de Platon

Le dialogue est deacutejagrave une activiteacute de recherche les interlocuteurs ne parlent pas sans raison Bien

que certains dialogues puissent ecirctre purement informatifs et ne pas reposer sur un

fonctionnement de questions et reacuteponses lrsquointeacuterecirct de la preacutesence drsquoun deuxiegraveme interlocuteur

repose justement sur lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune critique de la thegravese initiale ou tout au moins sur une

eacutevolution entre le point de deacutepart des eacutechanges et lrsquoarriveacutee Quelle diffeacuterence peut-on faire entre

le dialogue et la dialectique Quelle est la validiteacute de la diffeacuterenciation entre le cours normal du

dialogue de lrsquoactiviteacute dialectique

Ces interrogations nous amegravenent agrave mettre en doute la distinction entre la dialectique et le

dialogue Cette mise en doute nrsquoest pas un reniement deacutefinitif sinon le commencement de notre

reacuteflexion Le dialogue consiste en une discussion agrave plusieurs agrave lrsquoinverse du monologue Le

dialogue suppose alors une intervention des diffeacuterents partis dans la conversation Pour conforter

notre ideacutee les premiegraveres phrases de Socrate semblent le plus souvent initier insidieusement la

totaliteacute de lrsquoexercice en abordant naturellement le thegraveme qui sera au cœur du dialogue comme si

ce que nous appelions dialectique nrsquoeacutetait en fait que la simple progression drsquoune discussion

Face agrave cette interrogation nous deacutecidons de reacutepondre agrave la question inverse Nous tacirccherons

de voir comment la dialectique a eacuteteacute deacutefinie puis nous comparerons ceci au contenu des

dialogues Ainsi si une diffeacuterence existe veacuteritablement entre dialogue et dialectique nous serons

agrave mecircme de la confirmer La dialectique est deacutefinie comme un exercice argumentatif Mais le

raisonnement dialectique diffegravere-t-il des autres raisonnements et de quelle maniegravere Quel

rapport entretient la dialectique avec la deacuteduction lrsquointuition ou encore lrsquoinduction

Dans le cours du dialogue la dialectique serait un moment diffeacuterent une meacutethode

potentiellement plus rigoureuse avec un projet deacutefini agrave lrsquoavance Nous pensons pouvoir

distinguer deux diffeacuterences entre dialogue et dialectique la nature (i e le fonctionnement

structurel) et la viseacutee (i e lrsquoobjectif) Cependant nous devons remarquer que la nature drsquoune

meacutethode deacutepend de sa viseacutee et reacuteciproquement sa viseacutee se deacutefinit par sa nature Nous ne

pouvons alors distinguer lrsquoeacutetude du premier de lrsquoeacutetude du second Notre lecture preacutesupposera (agrave

54

lrsquoimage drsquoun raisonnement par lrsquoabsurde) lrsquoexistence de moments dans le dialogue Nous les

appellerons joutes dialectiques

Srsquointerroger sur la nature des joutes dialectiques revient agrave srsquointerroger sur la nature de ce

qursquoune joute produit Nous pourrions ecirctre tenteacutes de reacutepondre simplement qursquoune joute

dialectique produit un savoir crsquoest-agrave-dire une connaissance qui puisse servir de veacuteriteacute mais cela

nous apparait insuffisant pour fonder une distinction preacutecise entre dialectique et dialogue De

plus lrsquointuition la deacuteduction ou lrsquoinduction sont autant de meacutethodes permettant lrsquoobtention drsquoun

savoir quel rapport peut entretenir la dialectique avec ces derniegraveres Dans notre cas la question

fondamentale que nous devons nous poser est alors la suivante que pouvons-nous espeacuterer

apprendre agrave la suite drsquoune joute dialectique Quelle peut ecirctre la nature drsquoun savoir eacutemanant

drsquoune joute

Nous voyons la limite meacutethodologique de notre interrogation en regard avec notre projet

geacuteneacuteral Si nous ne savons pas ce que peuvent ecirctre les productions drsquoune joute il semble difficile

de commencer lrsquoeacutelaboration drsquoune grille interpreacutetative pour mettre agrave jour les reacuteponses En effet

cette situation est plus communeacutement appeleacutee laquo cercle vicieux raquo Nous avons besoin de savoir ce

qursquoest une joute afin drsquoeacutelaborer lrsquooutil le plus efficace agrave la compreacutehension de ses reacutesultats et

dans le mecircme temps nous avons besoin de savoir ce que peuvent ecirctre les reacutesultats espeacutereacutes drsquoune

joute afin de la deacutefinir pleinement

Nous proposons de faire le choix drsquoutiliser drsquoautres auteurs que Platon pour comprendre la

dialectique chez ce dernier Drsquoune part nous croyons que srsquoil existe un projet dialectique alors

ses diffeacuterentes expressions partent drsquoune ideacutee commune drsquoautre part la nature de lrsquoexercice

influence neacutecessairement la finaliteacute de celui-ci si bien que le projet de Platon ne peut pleinement

ecirctre interpreacuteteacute uniquement agrave travers drsquoautres auteurs Nous ne reacuteduisons pas toutes les

dialectiques agrave un seul exercice commun dans toute lrsquoAntiquiteacute nous pensons simplement que

cet exercice devait trouver une origine commune et que cette origine doit au moins se retrouver

en partie dans la viseacutee de cet exercice Une fois la viseacutee deacutefinie il sera bien plus aiseacute de voir en

quoi ce projet srsquoexprime de diffeacuterentes maniegraveres drsquoun auteur agrave lrsquoautre Drsquoapregraves ce postulat initial

55

les diffeacuterences entre les dialectiques reposeraient principalement sur la nature et la preacutesentation

des reacuteponses

Notre objectif est donc drsquoeacutetablir clairement quelles pouvaient ecirctre la viseacutee et les conditions

drsquoemploi des joutes dialectiques agrave lrsquoeacutepoque de Platon Ceci eacutetant termineacute nous pourrons en

deacuteduire de faccedilon geacuteneacuterale la nature des reacuteponses engageacutees par lrsquoexercice dialectique Enfin nous

pourrons tirer des conclusions sur la meacutethode socratique et eacutelaborer lrsquooutil interpreacutetatif le plus

adeacutequat

56

1 La dialectique chez Aristote

Aristote pegravere de la logique

Avant de commencer notre eacutetude sur lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate nous avons dans un premier temps

repeacutereacute et analyseacute ce qui constituait selon nous les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo agrave la lecture du

Parmeacutenide Nous avons pourtant omis volontairement un de ces obstacles qui ne peut ecirctre traiteacute

comme les autres sa nature est plus complexe et requiert davantage de reacuteflexion Il srsquoagit

drsquoAristote ou plutocirct de lrsquoimage drsquoAristote et de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoesprit des commentateurs

Pour beaucoup drsquoentre eux Aristote est le fondateur de la logique telle que nous la connaissons

Lrsquoideacutee que la logique serait neacutee avec la syllogistique aristoteacutelicienne des Premiers Analytiques

est bien reacutepandue En effet Aristote dans son Organon srsquoest attacheacute agrave deacutefinir preacuteciseacutement

lrsquoensemble des principes logiques de son eacutepoque si bien que celui-ci est consideacutereacute comme laquo le

pegravere de la logique raquo Cela pose cependant un problegraveme drsquoenvergure En attribuant agrave Aristote la 42

paterniteacute des eacuteleacutements de base de la logique (principe du tiers exclu principe de non-

contradiction logique modale etc) ces mecircmes commentateurs font de la dialectique

platonicienne une suite laquo heureuse raquo drsquoarguments sans reacuteelle structure logique sous-jacente

Nous devons alors dans un premier temps deacutemonter le mythe de lrsquoabsence de logique preacute-

aristoteacutelicienne puis dans un second temps nous tacirccherons de comprendre quelle est la place de

la dialectique chez Aristote et ce que ses eacutecrits peuvent nous apprendre dans le cadre de notre

eacutetude Lrsquoeacutecriture platonicienne est pleine de mystegraveres de meacutetaphores de symboles Cela

repreacutesente ce que nous avons appeleacute preacuteceacutedemment la puissance litteacuteraire de Platon Nous

devons cependant remarquer que cette eacutecriture nrsquoaide pas lorsque nous deacutesirons analyser de

maniegravere preacutecise la meacutethode dialectique Face agrave lrsquoexeacutegegravese platonicienne Aristote apparait comme

lrsquoauteur le plus proche sur le plan conceptuel (relation de maicirctre agrave eacutelegraveve) et spatio-temporel Mais

Aristote est aussi systeacutematique dans son eacutecriture les œuvres drsquoAristote ne sont ni des 43

Les recherches contemporaines tendent cependant agrave replacer le travail drsquoAristote dans son contexte et 42

non plus agrave en faire une production geacuteniale ex nihilo Nous espeacuterons œuvrer en ce sens

Aristote tente drsquoeacutecrire un systegraveme deacutefini regroupant tous les champs de la philosophie et srsquoarticulant de 43

lrsquoun agrave lrsquoautre

57

dialogues ni des poegravemes mais des traiteacutes de philosophie Agrave peu de choses pregraves ce modegravele

perdure jusqursquoagrave aujourdrsquohui dans lrsquoactiviteacute philosophique acadeacutemique

Opposition entre Topiques et Analytiques

Nous deacutecidons drsquoeffectuer une lecture des Topiques drsquoAristote dont le sujet est

preacuteciseacutement la dialectique Ce choix dans le cadre de notre eacutetude nrsquoest pas sans risque les

diffeacuterences entre la penseacutee du Stagirite et de celle de Platon sont nombreuses recouvrent tous les

plans et risqueraient drsquoinfluencer notre lecture platonicienne Lrsquoune de ces diffeacuterences justifie

cependant notre choix En effet Aristote nrsquoeacutecrit pas seulement sur la dialectique mais aussi et

surtout sur les syllogismes deacutemonstratifs et deacuteductifs La lecture contemporaine a mecircme une

forte tendance agrave consideacuterer que lrsquoapproche logico-syllogistique drsquoAristote aurait deacutepasseacute la

dialectique platonicienne En drsquoautres termes Aristote serait lrsquoinventeur drsquoune meacutethode

scientifique alors que Platon nrsquoaurait fait que du bavardage dialectique W D Ross le formule

lui-mecircme

La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolue [hellip] Aristote a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes

(ROSS 1930 86 [trad PARODI])

Cette citation de WD Ross est drsquoune tregraves grande importance Si cette hieacuterarchie entre dialectique

et deacutemonstration est aveacutereacutee alors notre lecture de Platon srsquoen verrait profondeacutement changeacutee

Dans cette perspective Socrate serait confronteacute agrave lrsquoaporie parce que sa meacutethode eacutetait deacutefaillante

Aristote aurait trouveacute la solution agrave lrsquoaporie de Platon

Lrsquoideacutee selon laquelle Platon et Aristote srsquoopposeraient nrsquoest pas nouvelle Le premier est

bien souvent deacutecrit comme tributaire drsquoune ideacuteologie ceacuteleste et accompagneacute drsquoun certain deacutegout

de la reacutealiteacute sensible La tradition attribue au second une meacutethode scientifique empirique et

rationnelle Aristote laquo pegravere de la science raquo Il convient de remettre en question cette dichotomie

historique Aristote fait-il lui-mecircme une hieacuterarchie entre syllogisme dialectique et syllogisme

deacutemonstratif

58

Commenccedilons par nous demander quel peut-ecirctre le rocircle des Topiques Un laquo τόπος raquo est en

grec un lieu au sens geacuteographique mais aussi figureacute Les laquo τόποι raquo sont donc les lieux par 44

lesquels il convient de passer dans tout bon cheminement intellectuel Aristote reacutedige donc une 45

suite de lieux intellectuels par lesquels quiconque cherche un certain savoir doit passer Les

Topiques sont donc un manuel agrave lrsquousage des esprits deacutesireux drsquoentreprendre des reacuteflexions

dialectiques Comme la totaliteacute de son corpus ou presque Aristote eacutecrit pour des eacutetudiants ou

tout du moins des personnes en apprentissage La diffeacuterence avec les œuvres de Platon est

grande Platon pense que le savoir neacutecessite un immense effort drsquointerpreacutetation et de

compreacutehension Agrave lrsquoinverse Aristote preacutefegravere adopter la posture deacutejagrave tregraves scolaire du livre de

cours

Il srsquoagit de comprendre de quelle nature est ce savoir Regardons comment Aristote ouvre

lui-mecircme son ouvrage

Ἡ microὲν πρόθεσις τῆς πραγmicroατείας microέθοδον εὑρεῖν ἀφacute ἧς δυνησόmicroεθα συλλογίζεσθαι περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήmicroατος ἐξ ἐνδόξων καὶ αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες microηθὲν ἐροῦmicroεν ὑπεναντίον

Le propos de notre travail [sera de] deacutecouvrir une meacutethode gracircce agrave laquelle dabord nous pourrons raisonner [agrave partir] dendoxes sur tout problegraveme proposeacute [gracircce agrave laquelle] aussi au moment de tenir nous-mecircmes un discours nous ne dirons rien de contraire

(ARISTOTE Topiques 100a18-21)

Il preacutecise son propos quelques lignes plus loin

Πρῶτον οὖν ῥητέον τί ἐστι συλλογισmicroὸς καὶ τίνες αὐτοῦ διαφοραί ὅπως ληφθῇ ὁ διαλεκτικὸς συλλογισmicroός τοῦτον γὰρ ζητοῦmicroεν κατὰ τὴν προκειmicroένην πραγmicroατείαν

En premier bien sucircr on doit dire ce quest un raisonnement et par quoi ses espegraveces se diffeacuterencient de maniegravere agrave ce quon obtienne le raisonnement dialectique cest lagrave ce que nous cherchons dans le travail que nous nous proposons

(ARISTOTE Topiques 100a21-25)

Comme lorsque nous disons drsquoune assertion qursquoil srsquoagit drsquoun laquo lieu commun raquo44

Nous retrouvons cette ideacutee dans le mot laquo meacutethode raquo constitueacute du grec laquo ὁδός raquo signifiant la route45

59

Le sujet est le syllogisme dialectique mais pouvons-nous pour le mot syllogisme garder la

deacutefinition qursquoAristote en avait deacutejagrave fait dans les Premiers analytiques Nous croyons que cela

est le cas et nous appuyons ce choix sur le fait qursquoAristote reacutepegravete agrave lrsquoidentique la deacutefinition des

Premiers analytiques directement apregraves le passage des Topiques que nous venons de voir Un

laquo syllogisme raquo (συλλογισmicroὸς [100a25]) est un laquo discours raquo (λόγος) dans lequel nous posons

certaines choses afin drsquoen faire laquo reacutesulter neacutecessairement raquo (ἐξ ἀνάγκης) quelque chose drsquoautre agrave

partir de laquo ce qui avait eacuteteacute poseacute raquo (διὰ τῶν κειmicroένων) Il nrsquoy a donc qursquoune seule syllogistique au

sens drsquoensemble de regravegles logiques 46

La dialectique est pour Aristote une meacutethode permettant de raisonner agrave partir drsquoendoxes

afin de pouvoir par la suite soutenir une thegravese sans se contredire Par endoxe nous entendons

lrsquoantonyme de paradoxe crsquoest-agrave-dire ce qui est approuveacute par le plus grand nombre La traduction

latine probabilis est un faux ami car il faut y voir non ce qui est possible mais ce qui est

approuveacute Lrsquoendoxe est donc ce qui est reconnu par les grands hommes nous pourrions dire 47

aujourdrsquohui la communauteacute scientifique Il faut y voir en substance un concept proche de celui de

paradigme Toute la diffeacuterence entre les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques

serait contenue dans la nature des preacutemisses utiliseacutees Les regravegles logiques applicables crsquoest-agrave-

dire les formes valides de syllogismes sont identiques drsquoun syllogisme agrave lrsquoautre Mais si les

syllogismes dialectiques reposent sur des endoxes ces derniers ne produisent aussi que des

endoxes En logique modale nous dirions que ce qui est reconnu du plus grand nombre nrsquoest pas

pour autant neacutecessaire Les conclusions peuvent donc aussi ne pas ecirctre neacutecessaires (ce qui est

valide mdash qui respecte les regravegles de la logique mdash nrsquoest pas neacutecessairement vrai drsquoautant plus que

Nous prenons ici pour reacutefeacuterence le travail de Benoicirct Castelneacuterac qui deacuteclare 46

laquo Albeit the most frequent one the reduction (apagocircgecirc) is only one type of lsquodemonstration through impossibilityrsquo in the Prior Analytics raquo en se basant sur les travaux de Robin Smith (SMITH 1989 p 141ndash142)

Sur ce point de traduction nous suivons agrave la lettre la remarque de Georges Frappier qui fut lrsquoun des 47

premiers agrave remarquer le deacutecalage seacutemantique entre le probabilis latin de Boegravece et le mot laquo probable raquo drsquoaujourdrsquohui (FRAPPIER 1977 115)

60

les endoxes ne sont en fait que les produits de lrsquoinduction du plus grand nombre ) Agrave lrsquoinverse 48

le syllogisme deacutemonstratif produit un savoir puisqursquoil procegravede de preacutemisses vraies Aristote creacuteeacute

une hieacuterarchie avec drsquoune part les syllogisme deacutemonstratifs producteurs de savoir et drsquoautre

part les syllogismes dialectiques producteurs drsquoopinion Les premiers seraient maicirctres dans

lrsquoempire du neacutecessaire les seconds esclaves de lrsquoaccidentel et du contingent

Si ce que nous venons de voir est vrai alors agrave quoi bon eacutecrire les Topiques Comment

justifier lrsquoeacutecriture drsquoun ouvrage mdash le plus long des six composants lrsquoOrganon mdash condamneacute agrave

demeurer infeacuterieur aux Analytiques Au deuxiegraveme chapitre des Topiques Aristote eacutevoque les

utiliteacutes des diffeacuterents syllogismes Il y remarque trois utiliteacutes au syllogisme dialectique

laquo lrsquoexercice raquo (γυmicroνασίαν [101a25]) laquo les entretiens raquo (ἐντεύξεις) et laquo les connaissances de

caractegravere philosophique raquo (φιλοσοφίαν ἐπιστήmicroας)

Pour comprendre en quoi la dialectique est un exercice intellectuel il suffit de voir que la

dialectique est une preacuteparation en vue drsquoeacutechanges scientifiques Les eacuteleacutements du traiteacute contenus

entre les livres II et VII visent agrave deacutevelopper les compeacutetences qui seront neacutecessaires

ulteacuterieurement dans lrsquoexercice scientifique Ceci srsquoexplique par lrsquoidentiteacute des regravegles qui reacutegissent

agrave la fois les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques En bref le topos

dialectique se joint aux topoi deacutemonstratifs parce quils opegraverent agrave partir des mecircmes

raisonnements selon des preacutemisses diffeacuterentes Lrsquoexercice dialectique est un entrainement agrave

lrsquousage des regravegles de la logique mais dans un contexte moins seacuterieux (puisque les preacutemisses ne

sont que probables et non pas certaines comme dans le cas de lrsquoexercice deacutemonstratif) Crsquoest

ainsi qursquoil convient drsquoentendre la notion drsquoentrainement

La seconde utiliteacute concerne les entretiens Il srsquoagit de la rencontre entre un dialecticien et

un scientifique Puisque les deux emploient les mecircme lois logiques (la syllogistique) le

Bien avant de le formuler comme David Hume le fera plus tard les philosophes de lrsquoAntiquiteacute avaient 48

cependant tregraves clairement saisi ce qui allait devenir le laquo problegraveme de lrsquoinduction raquo En proceacutedant du singulier au geacuteneacuteral lrsquoesprit srsquoappuie sur un nombre restreint de possibiliteacutes et en tire une conclusion ayant valeur de regravegle universelle Cependant comme Platon le dira dans le Gorgias (que nous eacutetudierons par la suite) la foule est tregraves largement manipuleacutee et est conduite en eacutechec le nombre nrsquoest en rien garant drsquoune quelconque veacuteriteacute dans la Reacutepublique seul un individu sort de la caverne alors que tous les autres restent dans lrsquoerreur

61

dialecticien peut mettre agrave lrsquoeacutepreuve la position du scientifique Si une position ne tient pas face agrave

la dialectique alors elle nrsquoest pas encore scientifiquement deacutefendable (manque drsquoexplications ou

de preuves) Les entretiens permettent pendant des rencontres entre deux philosophes de mettre

en doute une position deacutefendue par lrsquoun des deux Quand bien mecircme srsquoagirait-il drsquoune preacutemisse

consideacutereacutee comme vraie par le premier il pourrait ne srsquoagir que drsquoune endoxe pour le second le

premier verrait une neacutecessiteacute lagrave ougrave le second ne ne verrait qursquoune possibiliteacute Dans cette

situation le syllogisme dialectique permet donc une laquo mise agrave lrsquoeacutepreuve raquo des positions

deacutefendues

[hellip] apregraves secirctre enquis de lopinion de son adversaire le dialecticien amorce une seacuterie de questions amenant ladversaire agrave approuver une seacuterie de preacutemisses le conduisant agrave conclure le contraire de lopinion donneacutee au deacutepart cest de cette faccedilon que lopinion est dite mise agrave lrsquoeacutepreuve [hellip] Il peut mettre agrave leacutepreuve lopinion elle-mecircme comme nous venons de le dire ou une des preacutemisses de lrsquoadversaire mais en la traitant comme opinion

(FRAPPIER 1977 126)

Cette mise agrave lrsquoeacutepreuve se termine par le scientifique reprenant sa marche possiblement soumis agrave

de nouvelles erreurs mais laquo deacutebarrasseacute raquo par la dialectique des anciennes Agrave lrsquoinverse les

opinions retenues apregraves lrsquoexercice sont des propositions approuvables le scientifique devra en

tenir compte dans sa science (FRAPPIER 1977 125)

Ce qui ne passe pas la mise agrave lrsquoeacutepreuve dialectique est en manque drsquoexplication ou de

preuves Inversement une thegravese qui passe le test entre dans une laquo veacuteraciteacute potentielle raquo

Neacuteanmoins cela ne constitue toujours pas de la science au mieux des points de deacutepart des 49

opinions desquelles on peut mdash ou ne peut pas mdash partir Dans cette perspective la dialectique ne

permet pas la creacuteation drsquoun savoir positif mais plutocirct neacutegatif elle reacutefute ce qui est faux selon ses

propres standards mais ne permet pas pour autant de dire ce qui est vrai La dialectique serait-

Nous avons conscience des limites inheacuterentes agrave notre propos Le mot laquo science raquo repreacutesente 49

eacutetymologiquement un savoir mais le diffeacuterencier de la croyance comme nous le faisons nrsquoest certainement pas une eacutevidence Le lecteur pourra toujours nous objecter que tout savoir aussi scientifique soit-il repose sur la croyance de sa possibiliteacute Nous ne pouvons cependant pas nous permettre pour des raisons meacutethodologiques de reacutediger un lexique entier sur ces notions Nous nous reacutefeacuterons donc par deacutefaut au sens le plus geacuteneacuteral La science est ici lrsquoensemble des savoirs dans le systegraveme drsquoun paradigme coheacuterent la fin de cette coheacuterence eacutetant le deacutebut drsquoune reacutevolution scientifique au sens de Thomas Kuhn

62

elle laquo vide vaine raquo comme le dit Aristote (FRAPPIER 1977 126) Nous voyons eacutemerger ici le

caractegravere informel de la notion drsquoendoxe nous reviendrons sur ce point par la suite

La connaissance des principes premiers

Passons maintenant agrave la troisiegraveme utiliteacute eacutevoqueacutee par Aristote Comment un raisonnement

nrsquoeacutetant pas neacutecessaire peut-il produire des connaissances philosophiques Le passage de

lrsquoἔνδοξα agrave lrsquoἐπιστήmicroη semble profondeacutement contre-intuitif Aristote deacutefinit les principes de

sciences au premier livre des Seconds Analytiques lrsquohypothegravese tout drsquoabord sur laquelle repose

un autre raisonnement Lrsquohypothegravese est conclusion drsquoune science anteacuterieure Lrsquohypothegravese est

possiblement soumise au mecircme examen que la conclusion scientifique dans le deacutebat En

confirmant son hypothegravese comme une conclusion le scientifique confirmera davantage encore

son raisonnement qui ne reposera plus sur du sable mais sur des principes solides et veacuterifieacutes Il y

a bien sucircr le problegraveme de la reacutegression infinie

Cela nous amegravene au second problegraveme lrsquoaxiome Celui-ci laquo ne sera jamais deacutemontreacute mais

sa condition peut ressembler agrave celle de lrsquohypothegravese raquo (FRAPPIER 1977 127) En reacutealiteacute il nrsquoy a

ici pas de grande diffeacuterence lrsquoaxiome eacutetant une hypothegravese explicite inclue dans un systegraveme de

raisonnement la dialectique permet de questionner sa valeur absolue au mecircme titre que les

hypothegraveses

Le veacuteritable changement apparait maintenant avec lrsquoeacutetude des principes premiers

ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην ἐπιστήmicroην

De plus [ce travail] sert pour les [principes] premiers de chaque science

(Aristote Topiques 101a35)

Ces principes premiers sont anteacuterieurs agrave tout savoir ils repreacutesentent la possibiliteacute mecircme drsquoun

savoir Puisque le syllogisme dialectique repose sur des regravegles il est impossible pour ce dernier

de remettre en cause ses propres principes fondamentaux La dialectique permet donc de par sa

nature investigatrice drsquointerroger ce qui deacutefinit la notion mecircme de savoir scientifique Plus

encore la dialectique permet drsquoaffiner et de repenser les deacutefinitions qui sont les veacuteritables

principes fondateurs de tout savoir puisque ce savoir doit ecirctre communiqueacute agrave autrui La

63

dialectique implique un eacutechange une expression des concepts avec la possibiliteacute constante que

ceux-ci soit eacutetudieacutes La dialectique avance par divisions successives dissociant progressivement

le neacutecessaire du contingent Lrsquoexercice de deacutefinition repose essentiellement sur cette dichotomie

par identification de lrsquoaccidentel Ce qui reste apregraves exercice peut donc ecirctre consideacutereacute drsquoessentiel

ce sur quoi la deacutefinition peut srsquoappuyer (FRAPPIER 1977 129) La mise agrave lrsquoeacutepreuve est donc

neacutecessaire sans quoi le systegraveme serait redondant

Nous pouvons conclure ce premier moment sur la dialectique de maniegravere positive La

dialectique est en effet hieacuterarchiseacutee dans lrsquoœuvre drsquoAristote mais pour des raisons bien

diffeacuterentes de notre postulat de deacutepart Contrairement agrave la citation de WDRoss Les Topiques ne

sont pas laquo suranneacutes raquo au contraire ils repreacutesentent lrsquounique moyen pour srsquoattaquer agrave ce qui vient

avant la science En ce sens la dialectique nrsquoest effectivement pas creacuteatrice de savoir 50

scientifique mais sa meacutethode par endoxes et le respect des regravegles logiques issues de la mecircme

souche que les Analytiques en font lrsquounique moyen de commencer une recherche scientifique De

plus il srsquoagit aussi du seul moyen de remettre en question ce qui apparait agrave la communauteacute

scientifique comme eacutetant des eacutevidences Nous devons cependant garder agrave lrsquoesprit que la

dialectique ne produit aucun savoir deacutefinitif chez Aristote il srsquoagit seulement drsquoune prise de

position reconnue comme fiable dans le contexte du deacutebat scientifique La dichotomie entre

science et dialectique nrsquoeacutetant pas la mecircme chez Platon nous partons du travail que nous venons

de reacutealiser afin drsquoeacutetudier la composition reacuteelle drsquoune joute dialectique et de comprendre ce que

celle-ci peut finalement produire

La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne

Lrsquohistoire de la logique nrsquoest pas sans exemples de projets interpreacutetatifs dont la porteacutee

deacutepassa largement celle de la simple lecture Les conseacutequences eacuteventuelles drsquoun outil mal adapteacute

drsquoun projet mal interpreacuteteacute peuvent ecirctre veacuteritablement deacuteleacutetegraveres pour lrsquoHistoire de la 51

philosophie Agrave la fin du XIXegraveme siegravecle les avanceacutees en matheacutematiques et en logique formelle

Si ce ne sont que des endoxa mais pas agrave comprendre au sens chronologique50

Non pas par lrsquoauteur du projet (qui interpregravete neacutecessairement bien son œuvre) mais par les lecteurs de 51

ce projet

64

eacutetaient nombreuses Il semblait alors leacutegitime et feacutecond drsquoaxiomatiser les diffeacuterents champs de la

penseacutee afin drsquoobserver les reacutesultats obtenus Jan Łukasiewicz deacutecida drsquoaxiomatiser la

syllogistique aristoteacutelicienne dans la ligneacutee de lrsquoEacutecole de logique polonaise naissante Son projet

reposait sur le principe drsquoune lineacuteariteacute de la logique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours reacuteciproquement

il devait ecirctre possible selon lui drsquoappliquer des principes contemporains afin de laquo corriger raquo la

syllogistique drsquoAristote

Ainsi la logistique drsquoaujourdrsquohui nrsquoest ni plus ni moins qursquoune suite et une extension de la logique formelle antique Ce nrsquoest pas un courant agrave lrsquointeacuterieur de la logique avec laquelle quelques autres tendances pourraient coexister mais preacuteciseacutement la logique formelle scientifique contemporaine entretient avec la logique antique une relation semblable agrave celle que par exemple les matheacutematiques contemporaines entretiennent avec les Eacuteleacutements drsquoEuclide

(ŁUKASIEWICZ 2010 237 [trad F CAUJOLLE-ZASLAVVSKY])

Nous nrsquoirons pas jusqursquoagrave parler drsquoune erreur de la part de Łukasiewicz mais il faut cependant

reconnaitre lrsquoaspect hautement anachronique drsquoun projet de la sorte

Łukasiewicz a donc fait un choix paradoxal celui drsquoun systegraveme qui utilise intuitivement des regravegles qui ne seront formuleacutees que par [l]es successeurs [drsquoAristote]

(GOURINAT 2011 79)

[Pour Łukasiewicz] la syllogistique drsquoAristote est une axiomatique qui ne se rend pas compte qursquoelle se sert des axiomes que sont les syllogismes car elle ne se rend pas compte que ses syllogismes sont des implications

(GOURINAT 2011 80)

Łukasiewicz nrsquoheacutesite pas agrave laquo corriger le travail drsquoAristote raquo (ŁUKASIEWICZ 2010 130) au regard

de la logique contemporaine Sa restauration ressemble alors davantage agrave un neacuteologisme 52

syllogistico-axiomatique

Notre objectif nrsquoest pas ici de rentrer dans le deacutetail de lrsquoapproche axiomatique de la

syllogistique drsquoAristote opeacutereacutee par Łukasiewicz Nous eacutevoquons lrsquoœuvre de Łukasiewicz afin

drsquoillustrer la borne exteacuterieure de notre travail Nous voulions cependant preacutesenter

Nous pourrions comparer le travail de Jan Łukasiewicz agrave celui drsquoEugegravene Viollet-le-Duc dans le 52

domaine de la restauration architecturale Crsquoest dans ce sens que nous employons le terme de restauration

65

lrsquoaxiomatisation de Łukasiewicz afin drsquoeacuteclairer ce qui selon nous est une des raisons de la

mauvaise connaissance et interpreacutetation de la logique grecque En prenant pour modegravele la

logique du systegraveme aristoteacutelicien il apparaicirct que certaines conseacutequences philosophiques furent

deacuteleacutetegraveres pour la bonne compreacutehension de lrsquohistoire de la logique 53

Nous avons vu chez Aristote que le projet dialectique vise lrsquoentrainement la mise agrave

lrsquoeacutepreuve des thegraveses et finalement la remise en question des principes de science Notre objectif

initial est de comprendre la nature des productions dialectiques Premiegraverement nous pouvons

dire drsquoapregraves notre eacutetude aristoteacutelicienne que la dialectique semble produire un certain savoir-

faire dans les entretiens La dialectique est un entrainement agrave la meacutethode deacuteductive et donc agrave la

meacutethode deacutemonstrative en geacuteneacuteral Mais la dialectique permet surtout lrsquointerrogation des

principes de science les principes premiers de la theacuteorie deacutemonstrative Cependant agrave travers

cette interrogation la dialectique nrsquoest productrice que drsquoun savoir drsquoordre neacutegatif la dialectique

ne peut rien asserter positivement elle ne peut que reacutefuter un principe Nous rejoignons ici notre

ideacutee initiale drsquoun apophatisme dialectique Pourtant si lrsquoeacutetude du projet dialectique chez Aristote

peut nous servir de point de deacutepart elle doit ecirctre suivie drsquoune transposition agrave lrsquoœuvre de Platon

Nous allons maintenant nous concentrer sur la nature des joutes dialectiques dans les dialogues

Nous pensons ici aux travaux de Willard Van Orman Quine ou encore de Gottlob Frege dont la lecture 53

de la logique de lrsquoAntiquiteacute nous semble bien souvent anachronique La logique y est consideacutereacutee dans sa continuiteacute historique sans se preacuteoccuper de son aspect contextuel (caractegravere agonistique que nous eacutetudierons dans la suite de notre travail)

66

2 La dialectique comme enreacutegimentation

Le tableau de pointage

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et les deux voies de recherche sont les principes fondamentaux qui selon

nous constituent lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate agrave lrsquoœuvre dans la dialectique platonicienne Mais le simple fait

drsquoavoir deacutefini ces principes dans le poegraveme de Parmeacutenide ne permettent pas de dire preacuteciseacutement

comment la dialectique platonicienne fonctionne La suite de notre travail sera donc maintenant

de faire le lien entre la meacutethode eacuteleacuteate mdash que nous appellerons antilogie mdash telle que deacutefinie et

son fonctionnement reacuteel dans les dialogues de Platon Comme eacutevoqueacute preacuteceacutedemment nous ne

parlerons pas drsquoun elenchos standard (Vlastos) qui consisterait en un elenchos reacutefutatif mais

bien plutocirct drsquoun elenchos comme test (dokimasie) par recherche de contradiction Le fait de

trouver une contradiction ne signifie alors pas le soutien attacheacute agrave une autre thegravese inverse Mais

est-ce suffisant pour dire preacuteciseacutement que lrsquohypothegravese de deacutepart propre agrave cette thegravese est fausse

Le raisonnement au cœur de la dialectique eacuteleacuteate repose sur la deacuterivation dimpossibiliteacutes

au moyen de joutes celles-ci se nommant des laquo discours contraires raquo des antilogies De ces

deacuterivations les conclusions agrave tirer sont complexes et ne nous renseignent pas de faccedilon binaire sur

le reacuteel nous lrsquoavions vu avec la precirctresse Diotime de Mantineacutee (Banquet) Lrsquoantilogique eacuteleacuteate

est un entrainement agrave deacuteriver des contradictions agrave partir drsquoune thegravese initiale mais durant

lrsquoexercice dialectique drsquoautres hypothegraveses que la thegravese initiale sont soutenues La repreacutesentation

drsquoune conclusion deacutecoulant drsquoune thegravese initiale est trop simpliste il existe un grand nombre

drsquohypothegraveses intermeacutediaires comme autant drsquoinfeacuterences qui finissent par arriver agrave la conclusion

(le plus souvent une antilogie) Nous consideacuterons que dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate le fait drsquoarriver agrave

une contradiction est simplement le constat que le systegraveme deacutefendu dans son ensemble nrsquoest pas

correct Ce systegraveme est composeacute de lrsquohypothegravese de deacutepart mais aussi de toutes les hypothegraveses

intermeacutediaires Lrsquoensemble de ces hypothegraveses intermeacutediaires forment le laquo tableau de

pointage raquo (MARION 2014 10) 54

Marion emprunte la notion de laquo tableau de pointage raquo (scoreboard) agrave Lewis dans54

LEWIS D 1983 laquo Scorekeeping in a Language Game raquo dans Philosophical Papers Volume 1 Oxford Oxford University Press 233-249

67

Questionneur obtient de la sorte des engagements de la part de Reacutepondant aux eacutenonceacutes B1 B2 Bn qui forment avec A le laquo tableau de pointage raquo de Reacutepondant A B1 B2 Bn

(MARION 2014 10)

Le fait de deacuteriver une contradiction en antilogique eacuteleacuteate nrsquoest donc pas une opposition

radicale entre la thegravese de deacutepart (α) et la conclusion (perp) Le tableau de pointage forme un

systegraveme composeacute de toutes les hypothegraveses intermeacutediaires (β1 β2 β3 hellip βn perp) La contradiction

ne porte alors pas uniquement sur la thegravese de deacutepart (α) mais aussi sur chacune des hypothegraveses

intermeacutediaires (βx) Le problegraveme est en fait bien plus complexe Chacune des hypothegraveses

intermeacutediaires est soumise au principe de tiers exclu cependant la contradiction apparaissant

apregraves lrsquoajout de plusieurs hypothegraveses intermeacutediaires il est impossible sur le moment de dire drsquoougrave

le problegraveme vient preacuteciseacutement dans la suite des propositions

Nous pouvons justifier notre propos agrave partir drsquoun passage du Charmide employeacute par

Marion (MARION 2014 17) Dans ce passage le personnage de Critias refuse de se contredire

(reacutefuter son hypothegravese de deacutepart) et preacutefegravere se reacutetracter en partie (sous-entendu revenir en arriegravere

sur les hypothegraveses intermeacutediaires) Noter lecture suggegravere ici que Platon avait conscience de

lrsquoensemble du systegraveme drsquohypothegraveses agrave lrsquoœuvre dans la deacuteduction de preuve

Ἀλλὰ τοῦτο μέν ἔφη ὦ Σώκρατες οὐκ ἄν ποτε γένοιτο ἀλλ εἴ τι σὺ οἴει ἐκ τῶν ἔμπροσθεν ὑπ ἐμοῦ ὡμολογημένων εἰς τοῦτο ἀναγκαῖον εἶναι συμβαίνειν ἐκείνων ἄν τι ἔγωγε μᾶλλον ἀναθείμην καὶ οὐκ ἂν αἰσχυνθείην μὴ οὐχὶ ὀρθῶς φάναι εἰρηκέναι μᾶλλον ἤ ποτε συγχωρήσαιμ ἂν ἀγνοοῦντα αὐτὸν ἑαυτὸν ἄνθρωπον σωφρονεῖν

Mais ceci Socrate reprit-il ne se peut jamais si donc tu penses que ce que jrsquoai dit preacuteceacutedemment conduise neacutecessairement agrave ceci [cette conclusion] jaime encore mieux me reacutetracter en partie et sans rougir avouer que je me suis mal exprimeacute plutocirct que de convenir jamais quun homme puisse ecirctre sage sil ne se connaicirct pas lui-mecircme

(PLATON Charmide 164c-d)

Dans cet exemple Critias opegravere clairement une diffeacuterence entre son point de deacutepart et les

derniegraveres assertions qursquoil vient de tenir Il est donc possible de revenir en arriegravere sur les

hypothegraveses intermeacutediaires sans pour autant remettre en question son hypothegravese initiale

68

Comme on peut le voir Critias en tant que Reacutepondant preacutefegravere revenir en arriegravere et reacuteparer son tableau de pointage en rejetant un de ses eacuteleacutements plutocirct que de conceacuteder la contradictoire ce qui deacutemontre que Platon eacutetait parfaitement conscient de cette possibiliteacute et que celle-ci ne le gecircnait nullement

(MARION 2014 17)

Nous venons de voir que la dialectique eacuteleacuteate peut ecirctre comprise sur le principe drsquoun tableau de

pointage comprenant lrsquoensemble des hypothegraveses intermeacutediaires Nous devons maintenant

analyser plus en deacutetails le fonctionnement de lrsquoantilogique eacuteleacuteate En effet Platon choisit de

donner la dialectique eacuteleacuteate comme point de deacutepart de la trageacutedie socratique Si la dialectique

socratique ne se reacutesume pas neacutecessairement agrave la dialectique eacuteleacuteate nous ne pouvons cependant

nier son rocircle initiateur

Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate

Le tableau de pointage ne repreacutesente en reacutealiteacute qursquoune partie du fonctionnement geacuteneacuteral

des joutes dialectiques Ce systegraveme de recherche dialectique que nous appelons antilogique est

reacutegi par un ensemble de regravegles Nous allons maintenant eacutetudier plus en deacutetails lrsquoensemble de ces

regravegles afin de comprendre le fonctionnement preacutecis drsquoune joute eacuteleacuteate Cette interrogation aura

pour objectif de mettre agrave jour la nature preacutecise des productions issues drsquoun exercice dialectique

Mathieu Marion deacutenombre onze regravegles deacutefinissant le deacuteroulement des joutes antilogiques

eacuteleacuteates Nous allons reacutesumer briegravevement le contenu de ces onze regravegles (MARION 2014 9-14) et

voir ce que ces regravegles impliquent Une joute ne peut se faire qursquoentre deux personnes jouant

chacune un rocircle deacutefini Lrsquoun des joueur sera le Questionneur et lrsquoautre le Reacutepondant Le

Questionneur commence la joute en obtenant de Reacutepondant son engagement agrave une thegravese (A)

Cette thegravese est alors supposeacutee pour les besoins de la joute Cela se constate aiseacutement chez

Platon puisque Socrate demande toujours agrave son interlocuteur de deacutefinir telle ou telle notion Le

point de deacutepart sera la thegravese deacutefendue par Reacutepondant La joute a alors pour objectif de voir pour

Reacutepondant srsquoil sera capable de deacutefendre cette thegravese mdash et non pas pour Questionneur de soutenir

une thegravese (contre le dogmatisme de Vlastos)

69

La joute est une succession de questions courtes et de reacuteponses affirmatives ou neacutegatives

Ces question sont courtes car elles ne doivent porter que sur une seule assertion agrave la fois afin que

les inscriptions drsquohypothegraveses au tableau de pointage soient le plus claires possible Comme

annonceacute plus haut agrave la thegravese initiale sont ajouteacutees les hypothegraveses reconnues par Reacutepondant

Chaque eacuteleacutement du tableau de pointage est un engagement de la part de Reacutepondant vis-agrave-vis de

Questionneur Le Questionneur ne peut ajouter aucun eacuteleacutement au tableau de pointage tant que

Reacutepondant ne lrsquoa pas conceacutedeacute preacutealablement De la sorte les eacuteleacutements implicites supposeacutes par

Questionneur mais ne figurant pas au tableau de pointage de Reacutepondant ne sont pas

neacutecessairement suffisants pour deacuteriver une contradiction de la joute Reacutepondant est toujours

capable de renier cette hypothegravese implicite de sorte qursquoil faille alors recommencer une joute

Cette regravegle explique aussi laquo lrsquoaveu drsquoignorance raquo (MARION 2014 10) de Socrate impeacuteratif pour

le bon deacuteroulement de la joute Sans cet aveu drsquoignorance Socrate introduirait de lui-mecircme de

nouvelles hypothegraveses deacutetruisant ainsi la proprieacuteteacute du tableau de pointage De plus cette regravegle

introduit aussi une laquo contrainte doxastique raquo (MARION 2014 10) le Reacutepondant doit dire ce qursquoil

pense suivre sa doxa crsquoest-agrave-dire son opinion personnelle

La regravegle suivante est lrsquoinfeacuterence de lrsquoimpossibiliteacute par Questionneur Il srsquoagit du cœur de

lrsquoantilogique eacuteleacuteate Agrave partir de lrsquoensemble des engagements de Reacutepondant Questionneur doit

parvenir agrave infeacuterer une impossibiliteacute (ἀδύνατον) ou une fausseteacute eacutevidente Cette regravegle repose sur 55

le principe de non-contradiction tel que nous lrsquoavions eacutenonceacute plus haut Pour cette raison les

reacuteponses sont reacuteduites agrave laquo oui raquo ou laquo non raquo assurant dans la recherche le caractegravere bivalent des

assertions atomiques Les Eacuteleacuteates avancent drsquoailleurs dans leur raisonnement via les paires de

preacutedicats contradictoires (limiteacute et illimiteacute divisible et indivisible etc)

Nous devons ici faire face agrave un paradoxe Nous avions vu plus haut que lrsquoargument de

Zeacutenon nrsquoest compreacutehensible qursquoen lrsquoabsence du tiers exclu Pourtant la meacutethodologie eacuteleacuteate est

une reacuteduction binaire des assertions de sorte de pouvoir en infeacuterer une contradiction Le principe

de tiers exclu intervient donc dans le raisonnement Nous pouvons sortir de cette impasse si nous

remarquons les deux eacutechelles de grandeur drsquoune joute Au niveau atomique des assertions le

Parmi ces fausseteacutes figurent laquo la reacutefutation lrsquoerreur le paradoxe raquo tel que deacutefini par Aristote dans les 55

Reacutefutations sophistiques [165b12] (MARION 2014 11)

70

principe de tiers exclu fonctionne Une assertion est soit juste soit fausse Il srsquoagit drsquoune logique

bivalente En revanche agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble de la joute il est impossible de reacuteduire la

succession des engagements de Reacutepondant agrave une situation binaire (comme le fait Vlastos)

Chaque engagement atomique peut prendre deux valeurs mais il arrive souvent mdash toujours mdash

qursquoun engagement ne soit pas atomique et repreacutesente en reacutealiteacute une succession drsquoarguments

implicites Les combinaisons sont donc immenseacutement nombreuses leur nombre

vraisemblablement incalculable agrave lrsquoeacutechelle du reacuteel Nous voyons maintenant pourquoi le tiers

exclu ne permet pas le raisonnement par lrsquoabsurde sur lrsquoensemble drsquoun systegraveme mais est

neacutecessaire pour lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage et lrsquoavancement drsquoune joute

Finalement il apparaicirct maintenant que la joute nrsquoest pas une activiteacute neutre il srsquoagit drsquoun

jeu Celle-ci se termine par la victoire de lrsquoun des deux participants Si le Questionneur parvient agrave

infeacuterer une impossibiliteacute drsquoapregraves le tableau de pointage de Reacutepondant et que celui-ci ne peut en

rendre raison alors Questionneur remporte la joute Agrave lrsquoinverse si Questionneur ne parvient pas

agrave infeacuterer une impossibiliteacute Reacutepondant emporte la joute (MARION 2014 12) Nous voyons ici 56

lrsquoaspect contextuel drsquoune joute En effet si dans un tribunal la clepsydre limite drastiquement le

temps de parole il nrsquoen est rien dans une discussion entre amis Afin drsquoempecirccher les joueurs de

perdre volontairement du temps les tactiques dilatoires sont interdites (MARION 2014 12) Il est

aussi interdit drsquoutiliser des sophismes ceux-ci eacutetaient pour la plupart reacutepertorieacutes dans des

manuels et figuraient deacutejagrave dans LrsquoEuthydegraveme dans un ordre fort proche de celui des Reacutefutations

sophistiques (MARION 2014 12) 57

La derniegravere regravegle porte sur le processus drsquoinduction Le Questionneur peut dans le fil de

lrsquoexercice dialectique conceacuteder une universelle affirmative laquo Tous les A sont B raquo Cependant

cela nrsquoest possible que si le Reacutepondant a preacutealablement preacutesenteacute plusieurs instances et si le

Comme crsquoest notamment le cas dans Le Criton Le Gorgias La Reacutepublique56

Marion renvoie ici agrave Dorion (DORION 1995 100) qui eacutetablie la liste suivante de cinq correspondances 57

entre LrsquoEuthydegraveme et les Reacutefutations sophistiques (SE pour Sophisticis Elenchis) 1 E 267c et SE 4 165b31-34 2 E 277a9-b1 et SE 4 166a30-31 3 E 298e4-5 et SE 24 179a39 b14 b39 180a4 4 E 300a et SE 4 166a9-10 5 E 300b et SE 4 166a12-14 10 171a8 a28-30 19 177a12 a25-26

71

Questionneur nrsquoest pas capable de fournir un contre-exemple Dans ce cas seulement

lrsquouniverselle positive est inscrite au tableau des engagements de Reacutepondant La joute nrsquoest donc

pas un long fleuve tranquille au contraire la volonteacute de gagner des deux partis donne un

caractegravere agonistique agrave la joute Le Reacutepondant est en position deacutefensive alors que le

Questionneur est en position offensive

Nous pouvons maintenant conclure cette analyse du fonctionnement des joutes eacuteleacuteates et

de leur influence sur la dialectique socratique Nous voyons clairement que lrsquoantilogique eacuteleacuteate

nrsquoest pas un simple dialogue il srsquoagit drsquoun moment complexe gouverneacute par un ensemble de

regravegles Lrsquoexercice antilogique est parfaitement deacutefini Celui-ci implique un rapport de force entre

deux individus qui srsquoaffrontent pour gagner la joute Nous voyons alors en quoi notre outil

repreacutesentatif logique ne peut pas se reacuteduire agrave une arborescence selon le modegravele de la deacuteduction

naturelle Les arguments avanceacutes par les participants ne convergent pas vers une conclusion de

faccedilon a priori Au contraire les deux partis se divisent et argumentent de sorte que leur

adversaire ne soit plus en situation de deacutefendre sa propre thegravese La dialectique nrsquoest pas une

monologique mais une dialogique de lrsquoargumentation rationnelle Le raisonnement obtenu est un

eacutequilibre entre deux tensions opposeacutees Si la tension est trop forte alors la joute se reacuteduit agrave une

antilogie La suite de notre travail consistera maintenant agrave deacutefinir de faccedilon deacutefinitive notre outil

dialogique de repreacutesentation des joutes dialectiques

72

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux

Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante

Nous venons de le voir la dialectique ne peut se comprendre totalement sans une approche

dialogique Il est non seulement neacutecessaire sur le plan logique drsquoinclure dans les paramegravetres de

lecture la dualiteacute de lrsquoexercice dialectique mais il est surtout impossible de reacuteduire

lrsquoargumentation drsquoune joute de maniegravere monologique sans omettre le contexte de chaque joute

Une joute requiert donc lrsquoacceptation tacite de regravegles crsquoest-agrave-dire diffeacuterentes contraintes

deacutependant soit de la nature mecircme de lrsquoexercice soit du contexte de cet exercice

Lrsquoenchainement hypotheacutetico-deacuteductif des raisonnements en deacuteduction naturelle tente drsquoecirctre

repreacutesentatif de lrsquoavancement drsquoune penseacutee Cependant la deacuteduction naturelle rencontre une

limite dans le cas preacutecis de la dialectique Cette repreacutesentation donne lrsquoillusion drsquoun avancement

lineacuteaire non pas dans le temps mais sur le plan argumentatif En reacutealiteacute la deacuteduction naturelle

ne permet que la repreacutesentation finale de lrsquoargument obtenu mais nrsquoinclut pas les allers-retours

que repreacutesente une joute dialectique telle qursquoillustreacutee par les Eacuteleacuteates et Platon Nous devons donc

terminer le premier moment de notre eacutetude par une mise au point deacutefinitive de ce que nous

entendons par le concept de joute dialectique

Nous le disions plus haut la dialectique se deacutefinit comme un raisonnement argumentatif agrave

plusieurs Il faut donc neacutecessairement ecirctre au moins deux et avoir des thegraveses diffeacuterentes agrave

deacutefendre Dans ce cas la dialectique nrsquoest-elle pas simplement la deacutefense drsquoune thegravese plutocirct

qursquoune autre La dialectique est une activiteacute agrave plusieurs il faut donc y inclure la pluraliteacute des

raisonnements et surtout la maniegravere avec laquelle ces raisonnements deacutependent de la pluraliteacute

En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas une suite de monologues srsquoopposant les uns aux

autres les monologues se reacutepondent srsquoagencent et conduisent la discussion agrave un reacutesultat Ce

reacutesultat nrsquoest donc pas un point drsquoarriveacutee absolu mais est relatif agrave lrsquoactiviteacute dialectique

preacuteliminaire

Nous devons maintenant nous poser la question suivante quelle est la valeur de la veacuteriteacute

du reacutesultat drsquoune joute dialectique Peut-on dire que ce qui reacutesiste agrave lrsquoargumentation dialectique

73

est vrai Agrave lrsquoeacutevidence la critique que nous faisions de lrsquoapproche de Vlastos fonctionne dans sa

reacuteciproque et si le systegraveme est coheacuterent il est cependant possible que la thegravese initiale comporte

une contradiction mais que cette contradiction soit annuleacutee par une autre contradiction issue de

lrsquoun des engagements du tableau de pointage Il est donc impossible de parler de veacuteriteacute au sens

scolastique drsquoadeacutequation de lrsquoecirctre et de la penseacutee Si la veacuteriteacute est un jugement sur le reacuteel une

joute dialectique ne semble produire qursquoune veacuteriteacute infeacuterieure Elle ne produirait mecircme que des

systegravemes argumentatifs en eacutequilibre mais sans rapport direct avec le reacuteel

Nous pouvons alors parler drsquoune veacuteriteacute qui ne serait plus ontologique mais pragmatique

Une veacuteriteacute deacutependant du contexte dialectique une strateacutegie gagnante Cependant cela revient agrave

aborder le problegraveme dans le mauvais sens Ce nrsquoest pas la veacuteriteacute qui ne serait qursquoune strateacutegie

gagnante mais au contraire la strateacutegie gagnante qui jouerait le rocircle drsquoune veacuteriteacute en attendant

potentiellement drsquoecirctre un jour reacutefuteacutee Dans cette optique il convient maintenant de srsquointerroger

sur la nature drsquoune pareille veacuteriteacute nous devons donc observer sous le spectre de la logique

dialogique comment fonctionnent les arguments au sein des raisonnements dialectiques

Questionneur et Reacutepondant

Durant notre eacutetude des regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate nous avons eacutetabli la reacutepartition des

rocircles entre le Questionneur et le Reacutepondant nous garderons volontairement les mecircmes termes

afin de rendre notre argumentation plus coheacuterente et plus compreacutehensible Nous allons emprunter

le modegravele logique deacutejagrave existant de la dialogique ou seacutemantique des jeux

La dialogique nait dans les anneacutees soixante ses deux grands preacutecurseurs sont mdash entre

autres mdash Lorenzen et Conway Une grande part des travaux en seacutemantique des jeux concerne

lrsquointelligence artificielle il srsquoagit de se rapprocher de la reproduction la plus fidegravele drsquoun

entretien entre deux interlocuteurs Cette logique se diffeacuterencie par sa volonteacute de repreacutesenter une

argumentation comme un eacutechange entre diffeacuterentes personnes Lrsquoobjectif nrsquoest donc plus du tout

le mecircme que dans les lectures monologique inspireacutees par la syllogistique aristoteacutelicienne par

exemple La validiteacute drsquoune thegravese ne deacutepend plus drsquoaxiomes ou de formes preacutedeacutefinies Il srsquoagit

pour les participants de trouver une strateacutegie afin de deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese

74

adversaire ou drsquoempecirccher lrsquoinfeacuterence de cette contradiction Il nrsquoy a donc que deux issues

possibles agrave une joute Soit le Questionneur parvient agrave une impossibiliteacute et il emporte alors la

joute en deacutemontrant que la thegravese de deacutepart eacutetait fausse soit le Questionneur eacutechoue agrave deacutemontrer

lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese et Reacutepondant remporte la joute

Nous voyons que le passage drsquoune repreacutesentation monologique agrave une repreacutesentation

dialogique neacutecessite une approche par questions et reacuteponses Les arguments ne srsquoenchainent pas

de faccedilon absolue comme dans une recherche theacuteorique abstraite mais sont relatifs agrave des

situations ougrave certaines questions impliquent neacutecessairement certaines reacuteponses Agrave chaque

opeacuterateur logique correspond alors une obligation de reacuteponse dont voici la liste 58

La Neacutegation drsquoun terme (notα) implique que le Questionneur reacuteponde par son affirmation (α)

La Conjonction de deux termes (α and β) implique que le Questionneur questionne drsquoabord le premier (1) puis le second (2)

La Disjonction inclusive (α or β) implique que le Questionneur remette en cause lrsquoensemble Dans ce cas le Reacutepondant ayant eacutenonceacute la disjonction nrsquoa qursquoagrave deacutefendre lrsquoun des deux termes au choix (α) ou (β)

Le Conditionnel (α sup β) implique que le Questionneur affirme lrsquoanteacuteceacutedent (α) Srsquoil est impossible pour le Reacutepondant de le nier (notα) alors il doit impeacuterativement deacutefendre le 59

conseacutequent (β)

La Quantification universelle (forallx F(x)) implique que le Questionneur demande agrave 60

veacuterifier lrsquoapplication de la fonction (F) agrave une variable de son choix (x0) Le Reacutepondant doit alors justifier cette application (F(x0))

La Quantification existentielle (existx F(x)) implique que le Questionneur demande un exemple (F(x)) Le Reacutepondant doit alors fournir lrsquoexemple de son choix (F(x0))

Cette liste a pour objectif de montrer comment passer drsquoune logique monologique agrave une

logique dialogique Les connecteurs ne sont plus clairement apparents dans la seconde surtout

Drsquoapregraves (VERNANT 2004 90) Nous avons cependant remplaceacute les termes laquo Opposant raquo et 58

laquo Proposant raquo par laquo Questionneur raquo et laquo Reacutepondant raquo afin de preacuteserver la lineacuteariteacute de notre travail

Le conditionnel est une autre eacutecriture de la disjonction (notα or β)59

La poleacutemique est encore grande au sujet de lrsquousage des quantificateurs par les dialecticiens de 60

lrsquoAntiquiteacute Nous ne deacutesirons pas entrer dans le deacutebat En vertu de la regravegle antilogique drsquoinduction il apparaicirct cependant que les notions drsquouniversaliteacute et drsquoexistence eacutetaient au moins sous-jacentes aux argumentations Cela est suffisant pour que nous eacutevoquions ce cas de figure

75

lorsque ceux-ci sont pris dans le flot du dialogue Notre objectif sera donc maintenant de trouver

comment reacuteduire les dialogues agrave ces confrontations dialogiques sans deacutenaturer ou perdre le

contenu

Repreacutesentation tabulaire

Nous arrivons enfin au terme de notre eacutetude preacuteliminaire lrsquoeacutelaboration drsquoun outil logique

repreacutesentatif propre agrave lrsquoexercice dialectique chez Platon Drsquoapregraves la logique dialogique nous

voyons qursquoune arborescence ne convient pas agrave repreacutesenter fidegravelement le jeu des argumentations

Nous optons pour une repreacutesentation tabulaire Celle-ci aura lrsquoavantage de mettre en vis-agrave-vis les

deux participants de la joute De haut en bas le tableau repreacutesentera la suite des arguments sous

forme de questions et de reacuteponses Nous prenons un exemple extrait de (VERNANT 2004 91)

FIG 5 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DU PRINCIPE DE NON-CONTRACTION

Dans cet exemple nous constatons que le Questionneur a obtenu lrsquoassertion laquo not(p and notp) raquo de la

part de Reacutepondant Questionneur attaque alors la joute en assertant la thegravese opposeacutee laquo (p and notp) raquo

Au troisiegraveme tour le Reacutepondant interroge le Questionneur sur le premier terme laquo 1 raquo de son

assertion laquo p raquo Le Questionneur lui reacutepond en assertant laquo p raquo Au tour suivant le Reacutepondant

interroge laquo 2 raquo le Questionneur sur laquo notp raquo Le Questionneur concegravede alors laquo notp raquo Agrave cet instant

la joute est termineacutee nous constatons que le Questionneur a asserteacute agrave la fois laquo p raquo et laquo notp raquo ce

Ordre des tours Questionneur Reacutepondant

1 not(p and notp)

2 (p and notp)

3 1

4 p

5 2

6 notp

7 p

Victoire de Reacutepondant

76

qui provoque une impossibiliteacute par antilogie Le Reacutepondant est victorieux Sa thegravese de deacutepart

laquo not(p and notp) raquo est donc une strateacutegie gagnante qui devient dans le cadre de cette joute une veacuteriteacute

Lrsquoexemple ici preacutesenteacute peut sembler paradoxal Il srsquoagit tout du moins drsquoun cas particulier

puisque la victoire est deacutefinie par le principe de non-contradiction lui-mecircme au cœur de la joute

Lrsquoexemple suivant (VERNANT 2004 102) est bien plus complexe et repreacutesente la joute

opposant un meacutedecin (Questionneur) agrave sa patiente (Reacutepondant) Nous allons voir comment la

repreacutesentation dialogique tabulaire permet la mise en eacutevidence drsquoun sophisme (ici la neacutegation de

lrsquoanteacuteceacutedent)

FIG 6 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT

Les nombres entre crochets indiquent le tour de la formule viseacutee par lrsquoattaque La thegravese de deacutepart

repreacutesente le sophisme de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Celle-ci srsquoinspire de la neacutegation du

conseacutequent (modus tollens) qui elle est logiquement correcte

FIG 7 NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT ET NEacuteGATION DU CONSEacuteQUENT

Tours Questionneur Reacutepondant

1 [(A sup B) and notA] sup notB

2 (A sup B) and notA

3 1

4 (A sup B)

5 A

6 B

7 2 [2]

8 notA

9 notB [1]

Victoire de Questionneur

Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Neacutegation du conseacutequent

A sup B notA ⊢ notB A sup B notB ⊢ notA

77

Nous allons essayer de comprendre la strateacutegie ici agrave lrsquoœuvre Vernant nous explique que la

proposition (A) signifie laquo lrsquoenfant est atteint drsquoune maladie heacutereacuteditaire raquo et la proposition (B)

signifie laquo le parent est atteint de la maladie heacutereacuteditaire raquo La thegravese de deacutepart du parent

(Reacutepondant) consiste agrave dire que si son enfant nrsquoest pas atteint de cette maladie alors lui (le

parent) nrsquoen souffre pas Analysons la table de veacuteriteacute de la situation

FIG 8 TABLE DE VEacuteRITEacute DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT

Nous avons ici indiqueacute le connecteur principal avec le symbole laquo raquo Nous repeacuterons que le seul

moment ougrave cette formule est fausse correspond au cas laquo notA and B raquo i e la patiente refuse

drsquoadmettre qursquoelle puisse ecirctre atteinte de la maladie heacutereacuteditaire laquo B raquo alors que son enfant ne

souffre pas de cette maladie laquo notA raquo Nous remarquons dans la repreacutesentation tabulaire que les

deux assertions laquo B raquo et laquo notA raquo sont les deux coups joueacutes par le Questionneur La strateacutegie du

meacutedecin est donc gagnante

Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique

Lrsquointeacuterecirct de cette repreacutesentation nrsquoest pas simplement graphique il srsquoagit drsquoune

compreacutehension philosophique radicalement diffeacuterente Premiegraverement lrsquoargumentation dans une

joute deacutevoile un caractegravere pragmatique Lrsquoobjectif nrsquoest pas de trouver un absolu commun mais

de finir vainqueur de la joute

La novation srsquoavegravere essentiellement philosophique Est introduite explicitement la dimension pragmatique en logique Alors qursquoen logique standard la proposition excluait toute dimension eacutenonciative pour se reacuteduire agrave un simple porteur de valeur de veacuteriteacute en logique dialogique chaque proposition est veacuteritablement une proposition eacutemanant drsquoun interlocuteur qui srsquoengage sur elle par un acte drsquoassertion De plus un tel acte de discours prend place dans un jeu dialogique

[(A sup B) and notA] sup notB

1 1 1 0 0 1 0

1 0 0 0 0 1 1

0 1 1 1 1 0 0

0 1 0 1 1 1 1

78

(Dialogspiel) entre proposant et opposant On a affaire agrave un jeu de langage qui relegraveve de la discussion rationnelle Degraves lors chaque proposition prend sens en fonction de son utilisation opeacuteratoire dans le jeu dialogique On ne pense plus en termes drsquoaxiomes mais de systegraveme opeacuteratoire de validiteacute mais de strateacutegie gagnante non plus de repreacutesentation mais drsquoaction

(VERNANT 2004 94)

Le deacutesir de victoire et le caractegravere pragmatique sont deux nouveaux paramegravetres que nous ne

pouvions veacuteritablement observer avant de passer par la repreacutesentation dialogique Agrave cela nous

voyons aussi que cette repreacutesentation met en valeur les erreurs commises par un des deux

interlocuteurs Cela sera drsquoune grande importance dans le cas des dialogues de Platon ougrave le

personnage de Socrate semble parfois diriger voire manipuler ses interlocuteurs Nous pourrons

alors souligner ces moments meacutetalogiques

Le premier moment de notre eacutetude est maintenant termineacute Nous avons analyseacute la

dialectique depuis les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave Aristote (de maniegravere non-exhaustive) afin de comprendre

ce qui pouvait fonder un socle commun Lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans son rapport agrave lrsquoantilogie place

lrsquoexercice dialectique dans un rapport de force que nous ne pouvions repreacutesenter logiquement La

dialectique nrsquoest donc pas strictement diffeacuterente du dialogue dans sa faccedilon drsquoecirctre elle ne

constitue qursquoune enreacutegimentation de celui-ci Notre choix drsquoune repreacutesentation tabulaire tregraves

inspireacutee de la logique dialogique nous apparut comme un compromis permettant de repreacutesenter

les raisonnements logiques dans la temporaliteacute du dialogue en suivant lrsquoordre des tours De cette

repreacutesentation nous avons deacuteduit une nouvelle deacutefinition de la veacuteriteacute chevauchant celle de

validiteacute Dans une joute le concept de veacuteriteacute est assimileacute agrave celui de strateacutegie gagnante

Cependant si chaque joute est un exercice contextuel comment pouvons-nous donner agrave ces

veacuteriteacutes un champ drsquoapplication supeacuterieur agrave celui du dialogue Il semble que la veacuteriteacute drsquoune joute

ne nous apprenne rien ou presque sur le reacuteel Cette veacuteriteacute est purement pragmatique Agrave cet

instant la diffeacuterence entre Socrate et lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoest plus clairement identifiable

79

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE

Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes

La nature des joutes impose agrave ses productions un caractegravere relatif La dialectique ne serait

pas productrice drsquoune veacuteriteacute sur le monde mais drsquoune veacuteriteacute relative au dialogue drsquoapregraves ce que

nous venons de voir Notre objectif initial eacutetait de se munir drsquoun outil capable de mieux

interpreacuteter la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon Cependant nous devons

maintenant faire face agrave un problegraveme drsquoun autre ordre Puisque la dialectique en tant que

raisonnement relatif est lrsquounique outil du philosophe pour Platon comment peut-on diffeacuterencier

le philosophe du sophiste En effet les conclusions du chapitre preacuteceacutedent sont sans appel et

historiquement tregraves paradoxales puisque nous nous trouvons face agrave une conception antireacutealiste

de la veacuteriteacute chez Platon

Notre interrogation ne repose pas ici sur des aspects purement pratiques mdash comme

lrsquoabsence de salaire pour lrsquoun et non pour lrsquoautre mdash mais sur le fond veacuteritable des deux

meacutethodes LrsquoHistoire de la philosophie a longtemps eu tendance agrave deacutenigrer les sophistes au

profit des philosophes ce pheacutenomegravene que nous appelons manicheacuteisme historique ne semblerait

pas fondeacute mdash au regard de notre eacutetude fonctionnelle sur les joutes Si la dialectique ne peut

deacutepasser le simple cadre du dialogue comment peut-on diffeacuterencier le philosophe du sophiste

En vertu de quel principe lrsquoun serait-il meilleur que lrsquoautre Ce problegraveme se posait deacutejagrave agrave

lrsquoeacutepoque de Socrate En effet ce dernier eacutetait consideacutereacute par un grand nombre de ses

contemporains comme un sophiste parmi les autres comme en teacutemoigne la piegraveces les Nueacutees

drsquoAristophane Dans lrsquoexemple suivant Aristophane semble ne faire aucune diffeacuterence entre les

sophistes et la personne de Socrate Socrate serait un sophiste parmi les autres

ΦΕΙΔΙΠΠΊΔΗΣ Αἰβοῖ πονηροί γ᾿ οἶδα Τοὺς ἀλαζόνας τοὺς ὠχριῶντας τοὺς ἀνυποδήτους λέγεις ὧν ὁ κακοδαίμων Σωκράτης καὶ Χαιρεφῶν

PHILIPPIDE Tu veux parler de ces charlatans De ces arrogants ces individus au teint jaune ces va-nu-pieds au nombre desquels est ce mauvais geacutenie de Socrate et Cheacutereacutephon

80

(ARISTOPHANE Nueacutees 104)

Lrsquoun des eacuteleacutements fondamentaux du caractegravere sophistique de Socrate serait sa capaciteacute agrave avoir

deux discours lrsquoun faible et lrsquoautre fort

ΣΩΚΡΆΤΗΣ τί δῆτα πότερα τοῦτον ἀπάγεσθαι λαβὼν βούλει τὸν υἱόν ἢ διδάσκω σοι λέγειν

ΣΤΡΕΨΙΆΔΗΣ δίδασκε καὶ κόλαζε καὶ μέμνησrsquoὅπως εὖ μοι στομώσεις αὐτόν ἐπὶ μὲν θάτερα οἷον δικιδίοις τὴν δrsquoἑτέραν αὐτοῦ γνάθον στόμωσον οἵαν ἐς τὰ μείζω πράγματα

ΣΩΚΡΆΤΗΣ ἀμέλει κομιεῖ τοῦτον σοφιστὴν δεξιόν

SOCRATE Quoi donc Veux-tu plutocirct ramener ton fils [avec toi] ou que je linstruise agrave discourir

STREPSIADE Instruis-le punis-le et souviens-toi de bien lui aiguiser la langue afin qursquoil en ait une [de langue] pour les petites causes et lautre pour les affaires plus graves

SOCRATE Ne sois pas inquiet tu auras chez toi un sophiste habile

(ARISTOPHANE Nueacutees 1105-1110)

Dans cet extrait les deux dialogues eacutevoqueacutes rejoignent la conception drsquoune veacuteriteacute purement

pragmatique Les sophistes peuvent toujours employer soit un discours fort soit un discours

faible Mais si tel est aussi le cas de Socrate comme le sous-entend Aristophane alors la veacuteriteacute

nrsquoaurait aucune valeur Cependant nous ne devons pas perdre drsquoesprit que le personnage de

Socrate repreacutesenteacute par Platon nrsquoa qursquoune faible valeur historique Gardons en vue que nous nous

attachons uniquement agrave comprendre la figure du philosophe chez Platon mecircme si nous le

nommons Socrate

Notre travail a maintenant pour objectif de comprendre les relations que Socrate entretient

avec les sophistes dans les dialogues Nous tacirccherons de voir au niveau dialectique quels

peuvent ecirctre les critegraveres permettant de diffeacuterentier Socrate des sophistes Cette eacutetape est

neacutecessaire dans la mesure ougrave cette distinction conditionnera notre outil repreacutesentatif En mettant

agrave la lumiegravere le critegravere de distinction entre le philosophe et les sophistes nous serons agrave mecircme

drsquoadapter notre outil en conseacutequence

81

Agrave partir de nos hypothegraveses de deacutepart notamment la possibiliteacute de deacutepasser les apories

apparentes de la dialectique socratique nous dirigerons notre eacutetude dans le sens positif drsquoune

distinction possible entre Socrate et les sophistes Lrsquoinverse serait envisageable sur un plan

historique Cependant nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute plusieurs fois la nature theacuteacirctrale des œuvres de

Platon Et dans lrsquoensemble du corpus il nrsquoy aurait eu aucune raison pour que Platon reacutealisacirct une

distinction entre Socrate et les sophistes srsquoil ne pensait pas cette dichotomie fondeacutee Ce moment

de notre eacutetude aura pour objectif de comprendre sur quoi repose la diffeacuterence de traitement opeacutereacute

par Platon entre Socrate et les sophistes Une fois que nous aurons analyseacute ce critegravere de

distinction nous nous en servirons pour affiner notre outil repreacutesentatif de lrsquoexercice dialectique

82

1 Contexte drsquoapparition de la dialectique

Rationalisme et antirationalisme

La distinction entre lrsquoexercice philosophique et la sophistique ne repose pas dans la nature

des joutes Nous devons donc sortir des joutes pour comprendre la dialectique dans un espace

plus grand Nous avons preacuteceacutedemment vu que le projet dialectique se deacutefinissait par sa capaciteacute agrave

remettre en question les principes des sciences les principes premiers Nous deacutecidons de

commencer cette eacutetude par une mise en contexte de la penseacutee platonicienne au sein de lrsquoactiviteacute

philosophique de son temps Quelle est la perspective philosophique propre agrave Platon par rapport

aux autres philosophes de son temps Ici il nrsquoest plus question de theacuteacirctraliteacute mais bien du fond

meacutetaphysique agrave lrsquoorigine de cette activiteacute Il nous semble leacutegitime de consideacuterer au regard de

son impact sur la philosophie occidentale en geacuteneacuteral que Platon eacutetait un penseur diffeacuterent

incarnant une nouvelle maniegravere de pratiquer lrsquoactiviteacute philosophique

Platon nrsquoest pourtant pas le premier philosophe en Gregravece Avant lui drsquoautres pratiquaient

aussi ce que nous appelons aujourdrsquohui la philosophie Dans ce cas quel peut ecirctre lrsquoeacuteleacutement cleacute

de la seacuteparation entre Platon et le reste des philosophes de son temps Cet eacuteleacutement devra drsquoune

part justifier le caractegravere unique de la penseacutee platonicienne mais aussi rendre raison de notre

travail et expliquer en quoi la dialectique socratique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon se

distingue de lrsquoactiviteacute sophistique

Il est de coutume de dire que la distinction fondamentale entre les premiers philosophes et

leurs preacutedeacutecesseurs repose sur un usage speacutecial de la raison le λόγος Le λόγος incarne un projet

rationaliste Il nrsquoest drsquoailleurs pas surprenant de trouver parmi ces premier philosophes des

matheacutematiciens devenus ceacutelegravebres par la suite tels que Thalegraves et Pythagore Mais cet usage de la

raison nrsquoest pas suffisant pour justifier une distinction aussi forte drsquoavec les poegravetes par exemple

Il est impossible de dire que les œuvres homeacuteriques sont deacutenueacutees de λόγος comme toute activiteacute

humaine en geacuteneacuteral Nous devons alors voir la naissance de la philosophie comme un nouvel

emploi du λόγος un projet de rationalisation du monde Cette rationalisation se distingue alors

de ce que les poegravetes pouvaient faire non pas dans la meacutethode mdash il srsquoagit du mecircme λόγος mdash mais

dans le cadre drsquoapplication de cette meacutethode Nous pourrions dire que les poegravetes rationalisent un

83

monde dont ils sont eux-mecircme les deacutemiurges alors que les premiers philosophes mettent le

λόγος au profit drsquoune quecircte diffeacuterente la rationalisation de notre monde

De cette tentative de rationalisation apparaissent rapidement deux pocircles opposeacutes en

tension agrave lrsquoorigine de tous les deacutebats Le premier pocircle (pocircle de lrsquouniteacute) est constitueacute de lrsquoEacutecole

drsquoEacuteleacutee avec principalement Parmeacutenide Zeacutenon et Meacutelissos Le second pocircle (pocircle de la pluraliteacute)

est principalement incarneacute par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese mais aussi Pythagore Deacutemocrite Empeacutedocle

ou Hippocrate Nous allons eacutetudier agrave la suite ces deux Eacutecoles afin de comprendre leurs

interactions mutuelles et leurs influences sur le deacutebat dialectique agrave lrsquoeacutepoque de Platon

La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle

Au projet rationaliste eacuteleacuteate srsquooppose la penseacutee de la contradiction incarneacutee notamment

par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese Pour Heacuteraclite laquo la guerre raquo (τὸν πόλεmicroον [fr80] ) est un principe 61

laquo commun raquo (ξυνόν) Peu apregraves Heacuteraclite deacuteclare que la laquo justice raquo (δίκην) mecircme pratique la

laquo discorde raquo (ἔριν) Dans un autre fragment le penseur drsquoEacutephegravese affirme que laquo toutes les

choses raquo (πάντα [fr8] ) laquo surviennent raquo (γίνεσθαι) laquo du fait de la discorde raquo (κατ ἔριν) 62

Cependant croire que la penseacutee heacuteracliteacuteenne srsquooppose au λόγος est faux

Dans le passage suivant correspondant au premier fragment le penseur drsquoEacutephegravese en

appelle au λόγος mdash vu ici selon nous comme principe de la rationaliteacute Heacuteraclite note alors la

preacutesence manifeste drsquoincoheacuterences entre ce principe exempt de contradictions et le reacuteel toujours

en action

γινομένων γὰρ πάντων κατὰ τὸν λόγον τόνδε ἀπείροισιν ἐοίκασι πειρώμενοι καὶ ἐπέων καὶ ἔργων τοιούτων ὁκοίων ἐγὼ διηγεῦμαι κατὰ φύσιν διαιρέων ἕκαστον καὶ φράζων ὅκως ἔχει

CELSE Origegravene contre Celse VI 4261

ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque Θ 2 1155b462

84

Bien que toutes choses surviennent drsquoapregraves cette raison ils ne semblent y avoir aucun acte de paroles et de faits tels que je les expose distinguant leur nature et eacutenonccedilant comment ils sont

(HEacuteRACLITE drsquoEacutephegravese fr1) 63

Heacuteraclite sans doute agrave partir du constat empirique ne peut reacuteduire le reacuteel agrave lrsquouniteacute Ce qursquoil

appelle laquo discorde raquo repreacutesente lrsquoensemble des interactions agrave lrsquoorigine du mouvement et du

devenir Suivant les hypothegraveses parmeacutenidiennes lrsquouniteacute ne permettrait aucun changement ni

aucun mouvement La penseacutee heacuteracliteacuteenne tente de penser la pluraliteacute du reacuteel et cela ne peut

passer que par une penseacutee de lrsquoalteacuteriteacute Selon Heacuteraclite la laquo discorde raquo repreacutesente lrsquointeraction de

deux entiteacutes disparates primordiales neacutecessaires agrave la possibiliteacute du reacuteel

Mais cette alteacuteriteacute nrsquoest pas exteacuterieure Heacuteraclite tout en ne niant pas le λόγος considegravere

cette alteacuteriteacute au sein mecircme de lrsquoecirctre En effet le λόγος est le principe de non-contradiction de

lrsquoecirctre la discorde apparaicirct agrave cause de la preacutesence de non-ecirctre au cœur de lrsquoecirctre Dans cette

lecture seulement nous pouvons expliquer comment le λόγος garantit la coheacuterence ontologique

dans un contexte de discorde meacutetaphysique

Nous devons opeacuterer une nuance dans notre deacutenomination de position heacuteracliteacuteenne

antirationaliste En ajoutant agrave lrsquoecirctre le non-ecirctre plein de contradictions la position heacuteracliteacuteenne

deacutepasse le cadre du simple conflit rationalisme et antirationalisme cette dichotomie est deacutejagrave

rationaliste Cette opposition entre rationalisme et antirationalisme repose sur une opposition

reprenant la forme du principe de non-contradiction crsquoest-agrave-dire un principe rationaliste

Heacuteraclite deacutepasse cette opposition Il devient alors impossible de contredire Heacuteraclite agrave partir

drsquoune contradiction puisque Heacuteraclite integravegre les contradictions dans son ontologie En cela

lrsquoargumentation eacuteleacuteate ne peut affaiblir la penseacutee heacuteracliteacuteenne Au contraire celle-ci semble

mecircme lrsquoappuyer Chez Heacuteraclite la contradiction nrsquoest plus une deacutefaite dialectique crsquoest une

victoire

Nous semblons bien loin de notre point de deacutepart la dialectique chez Platon Bien au

contraire nous sommes ici au cœur de lrsquoorigine de la dialectique Celle-ci se deacutefinit comme le

SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 13263

85

dialogue initial entre les tenants eacuteleacuteates du principe de non-contradiction reposant sur lrsquouniteacute

onto-eacutepisteacutemologique et les partisans heacuteracliteacuteens de la pluraliteacute

Si le rationalisme ne sait reacutefuter qursquoen deacutecouvrant agrave partit de preacutesupposeacutees rationalistes des contradictions dans la thegravese adverse il ne pourra jamais lrsquoemporter sur lrsquoantirationalisme lequel ne croit aux preacutesupposeacutes du rationalisme ni au principe de non-contradiction Pour espeacuterer contrer lrsquoantirationalisme heacuteracliteacuteen le rationalisme doit engager une argumentation plus complexe que les simples antilogies de Zeacutenon Bien plus il doit se deacutegager du rationalisme parmeacutenidien lui-mecircme lequel conduit finalement [hellip] agrave une autre forme contraire drsquoantirationalisme

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 39)

De ce conflit reacutesulte une tension la dialectique Les deacutebuts de lrsquoHistoire de la philosophie de

lrsquoAntiquiteacute sont intimement lieacutes agrave la naissance du projet rationaliste Cependant lrsquoeacutevolution du

projet philosophique deacutepasse ce projet Le programme platonicien est un effort de retour agrave

lrsquoeacutequilibre depuis cette tension initiale ce qursquoaffirme sans nuance lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans la

gigantomachie du Sophiste

De la mecircme maniegravere Proclus dans son Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon deacuteclare

que lrsquoorigine de la philosophie doit se comprendre agrave travers un jeu drsquoinfluence et que la position

de Platon est celle drsquoun intermeacutediaire

Lrsquoeacutecole ionienne srsquooccupe de la physique lrsquoitalienne des intelligibles lrsquoattique tient le milieu

(DUMONT 1991 IV) 64

Cette lecture geacuteographique des fondements de la philosophie et donc de la dialectique nous

permet de comprendre la position si particuliegravere de Platon dans le panorama philosophique de

son eacutepoque

Nous avons vu agrave de nombreuses reprises le vaste heacuteritage leacutegueacute par les Eacuteleacuteates agrave Platon

ceux que Proclus nomme ici laquo lrsquoeacutecole italienne raquo Mais il existe aussi un heacuteritage dont nous

nrsquoavons que tregraves peu parleacute celui de Pythagore qui est aussi agrave comprendre comme faisant partie

de cette eacutecole italienne Pour le second pocircle drsquoinfluence il faut savoir que lrsquoeacutecole ionienne ne se

Citant (PROCLUS In Parmenidem I 12 [trad DUMONT])64

86

borne pas qursquoagrave Thales Anaximandre ou Anaximegravene mais aussi qursquoHeacuteraclite drsquoEacutephegravese est

justement un repreacutesentant de lrsquoeacutecole ionienne En deacutefinissant lrsquoeacuteleacutement constitutif du monde

comme eacutetant laquo le conflit lrsquoaltercation raquo (Πόλεmicroος) il srsquoinscrit parfaitement dans cette recherche

physique initieacute par Thales quelques siegravecles auparavant

Il srsquoagit maintenant pour nous de comprendre comment Platon prend position par rapport agrave

cette heacuteritage heacuteracliteacuteen et deacutepasse cette opposition primordiale entre rationalisme et

antirationalisme Nous connaissons bien sucircr la place que lrsquoeacutecole eacuteleacuteate occupe dans la

dialectique voire dans la meacutetaphysique platonicienne dans son ensemble Cependant il serait

naiumlf de penser que Platon ne srsquoinscrit que dans une seule ligneacutee Un bref passage de Diogegravene

Laeumlrce nous apprend drsquoailleurs que Platon suivit des cours des Eacuteleacuteates ainsi que drsquoun certain

Cratyle disciple drsquoHeacuteraclite bien que la penseacutee de celui-ci semble srsquoecirctre en partie eacuteloigneacutee de

celle du maicirctre drsquoEacutephegravese drsquoapregraves le Cratyle de Platon

Ἐκείνου δ ἀπελθόντος προσεῖχε Κρατύλῳ τε τῷ Ἡρακλειτείῳ καὶ Ἑρμογένει τῷ τὰ Παρμενίδου φιλοσοφοῦντι

Apregraves la mort [de Socrate] il suivit les leccedilons de Cratyle disciple drsquoHeacuteraclide et celles drsquoHermogegravene philosophe de lrsquoeacutecole de Parmeacutenide

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)

Comment pouvons-nous preacuteciseacutement interpreacuteter cet heacuteritage Le dialogue du Cratyle nous

renseigne sur un centre drsquointeacuterecirct crucial de la penseacutee platonicienne la nature du langage Nous

devons cependant ecirctre prudents la majoriteacute des travaux de linguistique prenant ce dialogue pour

exemple semblent deacutenaturer la finesse du trait platonicien pour faire place agrave un dualisme

parfaitement anachronique Agrave de nombreuses reprises nous lisons qursquoHermogegravene soutient lrsquoideacutee

selon laquelle il nrsquoexisterait pas de lien entre signifiant et signifieacute (adoptant ainsi la position de

Saussure avant lrsquoheure) alors que Cratyle serait un partisan du sens intrinsegraveque des mots La

lecture la plus correcte du texte serait selon nous celle proposeacutee par Jean-Louis Vaxelaire

La trame du dialogue est classique deux personnages ayant des vues opposeacutees interpellent Socrate pour qursquoil arbitre leur deacutebat Le thegraveme est indiqueacute par le sous-titre laquo sur la justesse des noms raquo et si lrsquoon suit Baratin amp Desbordes (1981 16) 65

Baratin M amp Desbordes F (1981) Lrsquoanalyse linguistique dans lrsquoantiquiteacute classique mdash I Les theacuteories 65

ParisKlincksieck

87

la langue doit ecirctre conforme aux choses pour les deux protagonistes mais le moyen drsquoy parvenir est distinct Hermogegravene estime que laquo la nature nrsquoassigne aucun nom en propre agrave aucun objet crsquoest affaire drsquousage et de coutume chez ceux qui ont pris lrsquohabitude de donner les noms raquo (Platon 1989 384d-e) alors que pour Cratyle 66

laquo le nom est un ensemble (strictement) deacutetermineacute de lettressons qui nomme (correctement) la chose nommeacutee parce qursquoil correspond agrave la nature de celle-ci et lui est attribueacute raquo (Mouraviev 1985 167) 67

(VAXELAIRE 2014 537)

Quiconque lit le dialogue du Cratyle ne peut qursquoecirctre eacutetonneacute par la reacutepartition des rocircles et des

thegraveses deacutefendues Hermogegravene est traditionnellement preacutesenteacute comme un disciple drsquoEacuteleacutee or ce

dernier est pourtant le repreacutesentant de lrsquoideacutee selon laquelle le langage ne serait qursquoune

convention de sorte que Platon fait drsquoHermogegravene un porte-parole de Protagoras absent du

dialogue mais dont la thegravese sera eacutetudieacutee (comme ce fut le cas dans le Theacuteeacutetegravete) Agrave lrsquoinverse

Cratyle soutient la thegravese drsquoun lien a priori entre la nature du mot et la nature de lrsquoecirctre qursquoil

deacutesigne

Quel peut ecirctre lrsquointeacuterecirct de ce dialogue dans le cadre de notre eacutetude sur la dialectique

Nrsquoest-ce pas la simple illustration drsquoun usage mdash habituel mdash de cette derniegravere pour tenter

drsquoarbitrer deux positions comme dans un grand nombre drsquoautres dialogues Agrave lrsquoeacutevidence oui

il y a de la dialectique dans la structure de lrsquoargumentation Mais cependant ce dialogue plus

que tout autre nous renseigne sur la porteacutee des mots et ce que lrsquoon peut ecirctre en droit drsquoattendre

de ceux-ci Or toute recherche dialectique se fait par le langage crsquoest une activiteacute

neacutecessairement linguistique Cette ideacutee nrsquoest pas nouvelle puisque Paul Janet la deacutefendais deacutejagrave il

y a plus drsquoun siegravecle et demi

Platon (1989) laquo Cratyle raquo Ion Meacutenexegravene Euthydegraveme Cratyle Paris Gallimard p 101-7766

Mouraviev SN (1985) laquo La premiegravere theacuteorie des noms de Cratyle (essai de reconstruction) raquo Studia 67

Di Filosofia Preplatonica Ed M Capasso et al Naples Bibliopolis p 159-72

88

La discussion de Cratyle vient de nous le montrer lrsquoeacutetude des mots peut ecirctre drsquoun grand secours pour la connaissance des essences des choses En rattachant la science des mots agrave la science des reacutealiteacutes Platon fait de la grammaire une science philosophique et dans ce sens on comprend que Proclus ait dit que le Cratyle est un dialogue dialectique On sait de plus lrsquoimportance que lrsquoeacutecole socratique attache agrave la deacutefinition Or la science des deacutefinitions suppose la science du langage

(JANET 1848 53)

Il nous importe alors de comprendre la position qursquoadopte Platon face au repreacutesentant de la

position sophistique de Protagoras Ce que Janet appelle une science des deacutefinitions est bien

selon nous lrsquoeffort dialectique platonicien celui dont lrsquoobjectif sera de dire quelque chose de vrai

sur le monde

Nous passons volontairement la progression du dialogue pour eacutetudier la conclusion

socratique finale position dite laquo intermeacutediaire raquo entre celle drsquoHermogegravene et celle de Cratyle

Comme toujours il est deacutelicat de dire preacuteciseacutement si cette thegravese finale est celle de Platon ou srsquoil

ne srsquoagit que drsquoune illustration de lrsquoexercice du dialogue Socrate conclut en faisant des mots les

laquo images raquo (εἰκὼν[432b]) en utilisant le principe de la laquo repreacutesentation par la peinture raquo (γράmicromicroα

[430e]) des ecirctres Il nous importe de prendre la mesure de cette deacutefinition En faisant des mots

les repreacutesentations fondeacutees mais jamais parfaites des ecirctres il semble que tout lrsquoart deacutefinitionnel

proposeacute par lrsquoexercice dialectique soit voueacute agrave une certaine incompleacutetude Il nrsquoest jamais

totalement possible de saisir par la parole une reacutealiteacute de la mecircme maniegravere qursquoil serait impossible

de saisir parfaitement un modegravele agrave travers une reproduction de ce dernier La nature seacutemantique

de la joute invite alors agrave la prudence les contradictions ne megravenent pas agrave des veacuteriteacutes positives

89

2 La figure du sophiste

Le personnage du Gorgias

Agrave la suite de notre premier chapitre nous avons vu que la diffeacuterence entre Socrate et les

sophistes nrsquoeacutetait pas aussi eacutevidente que nous aurions pu lrsquoimaginer Nous avions convenu que la

dialectique se diffeacuterenciait du dialogue par une enreacutegimentation sur le modegravele de lrsquoantilogique

eacuteleacuteate Cependant ces regravegles srsquoinscrivent dans le cadre drsquoune approche pragmatique de la veacuteriteacute

Deacutes lors la recherche socratique mdash ou dialectique mdash ne se diffeacuterentiait plus de la meacutethode des

sophistes La dialectique nrsquoeacutetait pas tant un art de trouver la veacuteriteacute sinon lrsquoart drsquoavoir toujours

raison Neacuteanmoins au terme de cette mise en contexte et de lrsquoanalyse ontologique constituant

notre second chapitre nous voyons que la recherche drsquoune autre veacuteriteacute mdash crsquoest-agrave-dire

ontologique mdash est bien la viseacutee ultime du projet platonicien

Nous nous proposons maintenant de reacutepondre agrave la question que nous posions plus haut

dans les premiegraveres lignes de ce chapitre sur quoi repose la diffeacuterence entre Socrate et les

sophistes Nous voyons drsquoailleurs que cette interrogation rejoint la question de deacutepart de

lrsquoensemble de notre travail quelle diffeacuterence existe-t-il entre la dialectique et le dialogue En

effet si Socrate ne se diffeacuterentie pas des sophistes alors la dialectique ne se distinguerait en rien

du cours du dialogue lrsquoensemble des œuvres de Platon ne serait que du bavardage ou tout au

plus lrsquoart de donner lrsquoimpression drsquoavoir raison (i e de la rheacutetorique) Pourtant il nrsquoen est rien

la meacutetaphysique platonicienne deacutemontre un systegraveme complexe procircnant une meacutethodologie de

recherche parfaitement deacutefinie

Afin de comprendre sur quoi repose une eacuteventuelle diffeacuterence entre Socrate et ses

contemporains nous deacutecidons drsquoeacutetudier le personnage de Gorgias En effet nous venons de

deacutefinir le projet ontologique de Platon en nous inteacuteressant agrave la viseacutee sophistique nous pourrons

clairement marquer la diffeacuterence entre la figure du philosophe et la figure du sophiste Gorgias

est notamment connu pour son Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature (Περὶ τοῦ microὴ ὄντος ἢ Περὶ

φύσεως) ainsi que pour son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene Ces deux textes constituent des teacutemoignages

preacutecieux quant agrave la nature de lrsquoargumentation sophistique nous les mettrons en parallegravele avec

les eacuteleacutements concernant le personnage de Gorgias (et dans une moindre mesure Protagoras)

90

preacutesents chez Platon Nous eacutetudierons le premier de ces textes de maniegravere attentive le second

nous servira dans une moindre mesure

Le Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature de Gorgias est un texte complexe et comportant

un grand nombre de difficulteacutes intrinsegraveques mais aussi meacutethodologique En effet ce que nous

appelons Traiteacute sur le non-ecirctre est en fait un discours unique dont les aleacuteas du temps nous

leacuteguegraverent deux versions La premiegravere tireacutee du De Xenophane Zenone et Gorgia est apocryphe

La seconde est extraite du Adversus Mathematicos de Sextus Empiricus Cependant bien que les

deux textes se rejoignent en de nombreux points (dont eacutevidemment le sujet principal) certaines

diffeacuterences dans lrsquoordre des arguments ou les termes employeacutes rendent le niveau de preacutecision de

lrsquoeacutetude plus large que les nuances eacutetudieacutees Nous pouvons neacuteanmoins nous attarder agrave la 68

structure argumentative de ce texte Trois arguments sont ici deacuteveloppeacutes laquo que rien

nrsquoest raquo (οὐδὲν ἔστιν) laquo que srsquoil est quelque chose alors il est insaisissable par lrsquoHomme raquo (εἰ 69

καὶ ἔστιν ἀκατάληπτον ἀνθρώπωι) laquo que srsquoil est saisissable alors il est impossible agrave formuler 70

et incommunicable aux autres raquo (εἰ καὶ καταληπτόν ἀλλὰ τοί γε ἀνέξοιστον καὶ ἀνερmicroήνευτον

τῶι πέλας) Il peut paraitre surprenant de la part drsquoun rheacuteteur tel que Gorgias de structurer son 71

discours par un enchainement drsquoarguments aussi contradictoires En effet si Gorgias deacutemontre

que laquo rien nrsquoest raquo alors agrave quoi bon continuer le discours pour deacutemontrer que laquo srsquoil y a quelque

chose cela est inconnaissable raquo et idem pour le dernier argument Il srsquoagit ici de replacer le

travail de Gorgias dans son contexte et preacuteciseacutement le contexte meacutetaphysique et surtout

ontologique deacutecoulant du cadre eacuteleacuteate tel que nous le deacutefinicircmes plus tocirct Gorgias nrsquoeacutecrit pas son

Traiteacute sans raison il ne srsquoagit pas drsquoune œuvre ex nihilo bien au contraire Les trois arguments

successifs repreacutesentent preacuteciseacutement les trois preacutetentions contenues dans le λόγος du projet

rationaliste

Contrairement agrave un texte comme le Parmeacutenide de Platon ougrave nous pouvons eacutetudier chaque mot les jeux 68

de langage voire les eacuteleacutements phoneacutetiques dans le cas des retranscriptions du traiteacute de Gorgias nous sommes condamneacutes agrave rester mdash au mieux mdash au niveau structurel Toute interpreacutetation plus pousseacutee se doit neacutecessairement de reconnaitre une eacutevidente proportion drsquoarbitraire et de subjectiviteacute

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 6669

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 7770

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 8371

91

Le premier de ces arguments est que laquo rien nrsquoest raquo Agrave lrsquoeacutevidence la formule a ducirc choquer

et crsquoest lagrave certainement un des objectifs du sophiste Mais qursquoen est-il reacuteellement Gorgias

deacuteclare-t-il que le monde serait uniquement constitueacute de neacuteant Une telle lecture relegraveve drsquoune

interpreacutetation naiumlve Lrsquoargumentation de Gorgias est constitueacutee drsquooppositions successives de

propositions contradictoires agrave lrsquoimage des Eacuteleacuteates Face aux Eacuteleacuteates Gorgias deacutecide de

combattre ses ennemis (les rationalistes) avec leurs propres armes crsquoest-agrave-dire la rationaliteacute Le

premier argument est reacutesumeacute ainsi par Sextus Empiricus

ὅτι μὲν οὖν οὐδὲν ἔστιν ἐπιλογίζεται τὸν τρόπον τοῦτονmiddot εἰ γὰρ ἔστι ltτιgt ἤτοι τὸ ὂν ἔστιν ἢ τὸ μὴ ὄν ἢ καὶ τὸ ὂν ἔστι καὶ τὸ μὴ ὄν οὔτε δὲ τὸ ὂν ἔστιν ὡς παραστήσει οὔτε τὸ μὴ ὄν ὡς παραμυθήσεται οὔτε τὸ ὂν καὶ ltτὸgt μὴ ὄν ὡς καὶ τοῦτο διδάξειmiddot οὐκ ἄρα ἔστι τι

Quil ny a rien [Gorgias] raisonne de la maniegravere suivante srsquoil y a quelque chose [crsquoest] soit lecirctre ou le non-ecirctre ou bien et lecirctre et le non-ecirctre Drsquoune part lecirctre nest pas comme il leacutetablira ni non plus que le non-ecirctre est comme il lrsquoaffirmera non plus encore que lecirctre en mecircme temps et le non-ecirctre comme [le raisonnement] lrsquoenseignera Il ny a donc rien

(SEXTUS EMPIRICUS Adversus Mathematicos fr 66)

Nous voyons ici clairement comment Gorgias deacutecide drsquoadopter une approche eacutetrangement tregraves

rationnelle mdash voire eacuteleacuteate Son travail ne se diffeacuterencie de Meacutelissos ou de Zeacutenon qursquoagrave travers

cette conclusion agrave la fois ironique et qui semble pourtant justifieacutee laquo rien nrsquoest raquo

Le rien nrsquoest de Gorgias ce nrsquoest pas ce vide ontologique absolu comme si le sophiste

reniait sa propre existence Il srsquoagit du deacuteni de la capaciteacute du projet rationnel agrave saisir le reacuteel

laquo Rien nrsquoest si lrsquoon ne srsquoen tient qursquoau principe de non-contradiction raquo telle serait sans doute la

version complegravete de la conclusion de Gorgias Mais il ne srsquoagit pas seulement de critiquer notre

capaciteacute agrave appreacutehender le reacuteel (ce qursquoil fera dans le deuxiegraveme argument) ou encore de critiquer

notre capaciteacute par le discours agrave retranscrire le reacuteel (ce qursquoil fera dans le troisiegraveme argument) Le

premier argument du laquo rien nrsquoest raquo est une prise de position face agrave ceux qui pensent que lrsquoecirctre est

multiple (Heacuteraclite) ou unitaire (Eacuteleacuteates) Gorgias sort de ce deacutebat reposant sur des illusions car

lrsquoecirctre nrsquoest selon lui rien drsquoautre qursquoune creacuteation de lrsquoesprit Comme le souligne Seacuteguy-Duclot

(cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 51-52) la position de Gorgias transcende mecircme la chose-en-soi

92

kantienne il ne srsquoagit plus seulement de savoir ce que lrsquoon est en droit drsquoespeacuterer connaitre drsquoun

reacuteel deacutejagrave existant mais bien plutocirct de cesser de croire qursquoil existe un reacuteel en dehors de nos

perceptions et de lrsquoillusion de reacuteel que nous creacuteons nous-mecircmes 72

Cette lecture an-ontologique du monde place les sophistes les plus extrecircmes mdash Gorgias et

Protagoras notamment mdash au delagrave du deacutebat ontologique Il srsquoagit drsquoune attaque sur la possibiliteacute

mecircme du projet rationnel philosophique Quelle ironie alors que drsquoemployer agrave cette entreprise la

meacutethode des paires de preacutedicats contraires La cible ultime de Gorgias nrsquoest autre que le principe

de non-contradiction Le sophiste est de ce fait intouchable par le philosophe puisque lrsquoarme

unique de ce dernier nrsquoest autre que ce que le sophiste renie En drsquoautres termes reacutefuter un

sophiste crsquoest deacutejagrave jouer son jeu En reacuteduisant une joute agrave des moments de contradictions il nrsquoy

a rien que le philosophe ne puisse faire face agrave celui qui se nourrit de la contraction Lrsquoantilogie

nrsquoest en rien la fin du raisonnement pour un sophiste elle est la preuve de son ultra-relativisme

Politique et rapport aux autres une affaire de contexte

Il faut alors se questionner sur le sens que peut avoir le mot laquo veacuteriteacute raquo pour un sophiste Agrave

lrsquoeacutevidence nous venons de le dire la veacuteriteacute ontologique comme adeacutequation de lrsquoecirctre et de la

penseacutee est reacuteduite agrave neacuteant En effet drsquoune part lrsquoecirctre ne possegravede aucune identiteacute propre et est sans

cesse en eacutevolution mais il en va de mecircme pour le sujet pensant lui aussi sans identiteacute propre et

gouverneacute par le changement Il est alors en toute logique impossible de parler drsquoune adeacutequation

entre un reacuteel illusoire en perpeacutetuel mouvement et un Moi-pensant lui aussi illusoire et en

perpeacutetuel mouvement Nous voyons ici comment la position sophistique ne doit pas ecirctre

confondue avec la laquo simple raquo pluraliteacute heacuteracliteacuteenne Il ne srsquoagit plus de critiquer la propension

de lrsquoesprit agrave unifier le multiple La critique formuleacutee par Heacuteraclite agrave lrsquoencontre des Eacuteleacuteates est

une critique rationnelle du projet rationnel Agrave lrsquoinverse le sophiste voit le reacuteel comme un oceacutean

ougrave les philosophes preacutetendraient pouvoir identifier telle ou telle goute drsquoeau Si nous regardons

seacuterieusement les quelques eacuteleacutements meacutetaphysiques preacutesents chez Gorgias par exemple alors le

La position de Gorgias se rapprocherait peut-ecirctre davantage de celle de George Berkeley et de son 72

laquo esse est percipi aut percipere raquo

93

principe drsquoidentiteacute semble ecirctre une illusion pour le sophiste lrsquoecirctre ne peut ni ecirctre un ni ecirctre

pluriel il est un magma amorphe

Cependant nous devons nous interroger sur la viseacutee de lrsquoexercice sophistique Pourquoi le

sophiste est-il sophiste En effet la question peut sembler naiumlve Ce qui permet bien souvent de

distinguer les sophistes des (autres ) philosophes repose en partie sur leur reacutemuneacuteration Un

sophiste demande de lrsquoargent pour partager son art Agrave lrsquoinverse le philosophe œuvre

gratuitement et partage sa science mdash ou plutocirct son doute mdash librement avec ses eacutelegraveves

Lrsquoexemple le plus extrecircme de cette laquo geacuteneacuterositeacute philosophique raquo est certainement le

comportement de Socrate tellement geacuteneacutereux qursquoil partageait ses reacuteflexions agrave tous y compris

ceux qui ne voulaient pas les entendre Nous sommes bien loin des fortunes reacuteclameacutees par ces

rois de la rheacutetoriques que furent Gorgias ou Protagoras pour quelques heures de deacutemonstration

oratoires Nous devons neacuteanmoins admettre que faire reposer notre diffeacuterence entre les sophistes

et les philosophes uniquement sur un critegravere peacutecuniaire nrsquoest pas satisfaisant

La question de lrsquoargent nrsquoest qursquoune reacuteciproque de la distinction essentielle entre

philosophes et sophistes Il srsquoagit de srsquointerroger sur la finaliteacute de lrsquoactiviteacute sophistique Ce nrsquoest

pas un hasard si lrsquoessor de lrsquoactiviteacute sophistique agrave Athegravenes est synchroniseacutee avec lrsquoapparition de

la pratique deacutemocratique Le sophiste tel que nous le preacutesente Platon naicirct de la rheacutetorique de

lrsquoart oratoire du deacutebat Il existe un lien intrinsegraveque entre lrsquoactiviteacute sophistique et le rapport aux

mots au langage

Si nous nous inteacuteressons aux interpreacutetations modernes sur ces derniers (cf SEacuteGUY-

DUCLOT 2014 73) il semblerait que le sophiste accomplisse agrave travers son talent oratoire un

retour agrave lrsquoordre naturel des choses crsquoest-agrave-dire la domination du fort sur le faible En effet la

deacutemocratie a pour conseacutequence de mettre le pouvoir entre les mains de lrsquoensemble du corps

eacutelectoral elle donne le κράτος au δῆmicroος Dans une perspective sophistique cela va agrave lrsquoencontre

de ce que lrsquoon peut constater dans la nature ougrave le faible est toujours domineacute par le fort Cela est

mecircme tautologique puisque est deacutefini comme fort celui capable de dominer lrsquoautre Le fort est

donc condamneacute agrave dominer En revanche avant la domination il nrsquoy a pas de laquo plus fort raquo

94

puisque la domination est la condition sine qua non de la force Pensons agrave cette phrase ceacutelegravebre du

theacuteacirctre de lrsquoabsurde

Oui jrsquoai de la force jrsquoai de la force pour plusieurs raisons Drsquoabord jrsquoai de la force parce que jrsquoai de la force [hellip]

(IONESCO 1959 29)

Le plus fort nrsquoest plus fort que parce qursquoil est plus fort Il y a en cela un pragmatisme absolu La

justice reposant sur un respect de lrsquoordre naturel toute domination est alors juste et justifieacutee

Si nous poussons lrsquointerpreacutetation agrave son extrecircme alors sophiste et tyran deviennent

synonymes Le sophiste serait celui qui en deacutemocratie use de son art pour gouverner les autres

Le sophiste nrsquoest deacutemocrate que dans la mesure ougrave la deacutemocratie est lrsquounique endroit ougrave sa

rheacutetorique lui assure sa domination Le sophiste ne serait donc deacutemocrate que pour mieux vivre

en tyran Par son usage habile et deacutetourneacute du langage le sophiste prend le controcircle de ses

contemporains Cependant cela ne repreacutesenterait pas pour lui un usage pervers du discours au

contraire en lrsquoabsence de veacuteriteacute ontologique atteignable par la parole il ne reste que ce rapport

purement pragmatique au langage de domination La perversion se trouve pour le sophiste dans

le discours philosophique en preacutetendant deacutecrire le reacuteel par le langage Au contraire ce que le

sophiste fait nrsquoest rien drsquoautre que lrsquousage le plus pur du discours un moyen pragmatique de

reacuteaffirmation de lrsquoordre des choses entre dominants et domineacutes

Lrsquousage de la rheacutetorique par le sophiste lors des reacuteunions politiques a donc pour objectif premier de subvertir le modegravele deacutemocratique dont lrsquoeacutegalitarisme afficheacute est antinaturel agrave ses yeux pour reacutetablir la loi du plus fort crsquoest-agrave-dire pour lui la loi naturelle La sophistique nrsquoest donc qursquoun mode de restauration de la tyrannie au sein mecircme de la deacutemocratie gracircce agrave ce laquo tyran tregraves puissant raquo qursquoest le langage car le peuple une fois manipuleacute prendra ses deacutecisions non en fonction de laquo lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral raquo mais de lrsquointeacuterecirct drsquoun seul le plus fort

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 74)

Nous devons cependant nuancer cette derniegravere analyse De cette faccedilon nous semblons

donner au terme de sophiste un sens univoque et nrsquoayant pas connu drsquoeacutevolution Pourtant il est

important de rappeler que le sophiste a lui aussi une geacuteneacutealogie Lorsque nous remontons agrave

lrsquoorigine du terme nous remarquons que celui-ci nrsquoa pas toujours eu une face aussi obscure tout

du moins il partageait avec cette derniegravere une autre face plus respectable Le sophiste est avant

95

tout sophos crsquoest-agrave-dire savant dans son domaine Agrave ce titre un meacutedecin est aussi sophiste

lorsque le sujet porte sur la santeacute et le pilote est sophiste si le deacutebat srsquointeacuteresse agrave la navigation

Mais ce qui a permis cette transition entre le laquo bon sophos raquo et le laquo mauvais sophiste raquo crsquoest

avant tout le recours au langage comme nous le remarquions plus haut Que le sophos soit expert

est un eacuteleacutement important mais plus encore il est celui capable de justifier drsquoaffirmer son

opinion dans le deacutebat par des arguments y compris des ruses Nous voyons alors comme le

changement moral a opeacutereacute autour de ce terme ambigu

Si nous reprenons maintenant lrsquoexemple que nous eacutevoquions plus haut les conclusions

ontologiques agrave la suite des traiteacutes de Gorgias ne sont pas la cleacute de voute de la compreacutehension

sophistique Le sophiste lui-mecircme ne se sent engageacute par ses propos que le temps drsquoune joute Il

nrsquoest pas neacutecessaire de refaire une laquo meacutetaphysique sur lrsquoecirctre raquo agrave la suite du Traiteacute de Gorgias

alors que ce dernier est juste dans une forme de provocation Le sophiste agrave lrsquoeacutepoque de Platon

critique effectivement les grands principes ontologiques des philosophes de la nature mais

uniquement pour le principe de critique Il est dans une deacutemonstration constante du relativisme

du langage en se faisant systeacutematiquement lrsquoavocat du diable Nous devons cependant

reconnaitre que le rapport au pouvoir est une probleacutematique importante de lrsquoactiviteacute sophistique

la meilleure plaidoirie assure renommeacutee ceacuteleacutebriteacute et argent Nous reacuteservons en revanche

lrsquoanalyse du sophiste-tyran agrave des cas plus extrecircmes mdash voire purement fictif mdash tels que Calliclegraves

Lrsquoensemble du corpus sophistique srsquoeacuteclaire alors agrave la lueur de cette nouvelle lecture Si les

sophistes nrsquoont drsquoune part aucun reacutefeacuterentiel agrave une veacuteriteacute ontologique et drsquoautre part pas drsquoautre

objectif qursquoune renommeacutee maximum alors il devient parfaitement logique que ceux-ci puissent

dire un jour noir et le lendemain blanc Il srsquoagit pour le sophiste de saisir la meilleure occasion

possible pour acqueacuterir de la ceacuteleacutebriteacute crsquoest-agrave-dire du charisme mais aussi de lrsquoargent et des

possessions mateacuterielles

La sophistique deacutepasse la simple rheacutetorique elle ne se contente plus seulement de jouer

avec le langage mais la sophistique nrsquoest pas mdash ou tregraves peu mdash un projet de prise de pouvoir

selon nous

96

Le deacutesir de connaissance du philosophe

Le projet philosophique de Platon se deacutefinit par rapport agrave un besoin fondamental le besoin

de connaissance et de veacuteriteacute La philosophie est un deacutesir il ne peut y avoir de recherche que

dans la perspective drsquoun manque Le philosophe commence sa recherche de veacuteriteacute par la

reconnaissance de son ignorance la neacutescience socratique rejoignant ainsi lrsquoeacutetonnement initial agrave

lrsquoorigine de la recherche Srsquoeacutetonner de la nature drsquoune chose crsquoest reconnaitre que lrsquoon ne la

comprend pas complegravetement Lrsquoeacutetonnement est bel et bien le premier pas indispensable agrave la

recherche philosophique

Οὔκουν ἐπιθυμεῖ ὁ μὴ οἰόμενος ἐνδεὴς εἶναι οὗ ἂν μὴ οἴηται ἐπιδεῖσθαι

Celui ne sachant pas qursquoil est priveacute [de quelque chose] ne deacutesire absolument pas ce dont il ignore ecirctre priveacute

(PLATON Banquet 204a)

Mais lrsquoeacutetonnement seul ne suffit pas Il faut une deuxiegraveme eacutetape indispensable deacutesirer combler

ce manque par la science Le constat drsquoignorance seul ne produit rien sinon une abstention une 73

suspension du jugement (ἐποχή) Pour deacutepasser ce premier moment seul le deacutesir de savoir

permet de passer du scepticisme neacutegatif agrave une recherche de la veacuteriteacute La position socratique nrsquoest

qursquoinitialement sceptique Socrate laquo sait qursquoil ne sait rien raquo mais il ne pense pas qursquoil ne pourra

jamais rien savoir Au contraire il apparaicirct chez Platon que la philosophie nrsquoa pas drsquoautre raison

drsquoecirctre que la possibiliteacute drsquoun savoir vrai Le philosophe ne peut deacutesirer que ce qursquoil croit

possible autrement la veacuteriteacute ne serait simplement qursquoun recircve ou un fantasme Socrate est un

sceptique optimiste

Notre interpreacutetation nrsquoest pas ex nihilo Dans le Banquet Socrate deacutefinit lrsquoEacuteros agrave partir

drsquoun reacutecit de la deacuteesse Diotime Nous voyons la dialectique supeacuterieure agrave lrsquoœuvre le mythe est au

service de la compreacutehension des anhypotheacutetiques Le philosophe de Platon est identique agrave lrsquoEacuteros

tel que deacutefini par Diotime pauvre de ne pas ecirctre deacutejagrave combleacute mais riche de sa volonteacute de le

faire Lrsquoeacutetonnement repreacutesente la pauvreteacute initiale neacutecessaire agrave la recherche lrsquoignorant se pense

Nous entendons ici le terme laquo science raquo dans son acceptation la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une 73

connaissance

97

deacutejagrave plein riche de tout ce qursquoil croit savoir Agrave cette pauvreteacute srsquoajoute la richesse du philosophe

sa volonteacute de connaitre Cette identiteacute entre Eacuteros et le philosophe nrsquoest pas sans raison le

philosophe est par deacutefinition lrsquoamoureux de la laquo sagesse raquo (σοφία) De plus ce rapport fondeacute 74

sur lrsquoamour du savoir est agrave lrsquoorigine du projet politique du philosophe En effet il est question

pour le philosophe de feacuteconder et drsquoeacuteduquer mdash gracircce agrave cette σοφία mdash lrsquoacircme de lrsquoaimeacute laquelle

ferait agrave son tour de mecircme avec une autre et ainsi de suite pour atteindre lrsquoimmortaliteacute au sens

geacuteneacutealogique agrave travers une chaicircne une seacuterie de feacutecondations qui assureraient la survie et la

continuiteacute agrave ses penseacutees

Ἔστι γάρ ὦ φίλε Φαῖδρε οὕτωmiddot πολὺ δ οἶμαι καλλίων σπουδὴ περὶ αὐτὰ γίγνεται ὅταν τις τῇ διαλεκτικ τέχνῃ χρώμενος λαβὼν ψυχὴν προσήκουσαν φυτεύῃ τε καὶ σπείρῃ μετ ἐπιστήμης λόγους οἳ ἑαυτοῖς τῷ τε φυτεύσαντι βοηθεῖν ἱκανοὶ καὶ οὐχὶ ἄκαρποι ἀλλὰ ἔχοντες σπέρμα ὅθεν ἄλλοι ἐν ἄλλοις ἤθεσι φυόμενοι τοῦτ ἀεὶ ἀθάνατον παρέχειν ἱκανοί καὶ τὸν ἔχοντα εὐδαιμονεῖν ποιοῦντες εἰς ὅσον ἀνθρώπῳ δυνατὸν μάλιστα

Ceci est vrai mon cher Phegravedre Mais il est encore je pense une bien plus belle maniegravere de srsquooccuper de lrsquoart de la parole crsquoest quand on a rencontreacute une acircme bien disposeacutee drsquoy planter et drsquoy semer avec la science en se servant de lrsquoart dialectique des discours aptes agrave se deacutefendre eux-mecircmes et agrave deacutefendre aussi celui qui les sema discours qui au lieu drsquoecirctre sans fruits porteront des semences capables de faire pousser drsquoautres discours en drsquoautres acircmes drsquoassurer pour toujours lrsquoimmortaliteacute de ces semences et de rendre heureux autant que lrsquohomme peut lrsquoecirctre celui qui les deacutetient

(PLATON Phegravedre 276e-277a [trad modif MEUNIER])

Le projet politique nrsquoest pas exteacuterieur agrave la dialectique La maiumleutique est un moment neacutecessaire

de la recherche de veacuteriteacute Ce passage relativise la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme chez

Platon Lrsquoacircme devient immortelle en atteignant des savoirs intelligibles eacuteternels et crsquoest alors en

cela qursquoelle devient tout aussi eacuteternelle que les savoirs acquis Par exemple si le philosophe

possegravede en son acircme lrsquoideacutee de cercle alors la part de son acircme pleine de cette ideacutee est aussi

eacuteternelle que lrsquoideacutee elle-mecircme Ainsi lorsque le corps meurt il ne subsiste que la part eacuteternelle

de lrsquoacircme la part correspondant aux ideacutees La recherche philosophique est donc une recherche

Le φίλος nrsquoest pas simplement lrsquoami mais il est aussi lrsquoaimeacute ou lrsquoecirctre qui nous plait Le φίλος est lrsquoobjet 74

drsquoune recherche

98

drsquoeacuteterniteacute face agrave la contingence du corps Lrsquoascension vers les intelligibles est analogique au

deacutesir du beau En effet le beau est lrsquointelligible rendu visible agrave travers lrsquoecirctre sensible corrompu

Le θυmicroός (irascible) choisit entre lrsquoἐπιθυmicroία (concupiscible) et le νοῦς (rationnel) Le mouvement

philosophique consiste agrave diriger son θυmicroός vers le νοῦς tel que deacutecrit dans lrsquoalleacutegorie des deux

chevaux et du cocher dans le Phegravedre Le philosophe choisit le plaisir supeacuterieur le plaisir

transcendant Le choix de la beauteacute non mateacuterielle conduit le philosophe vers le transcendant (cf

SEacuteGUY-DUCLOT 2004 6)

Afin de produire cette feacutecondation des esprits tous les moyens sont bons agrave de nombreuses

reprises Socrate nrsquoest pas deacutecrit comme un simple serviteur de la veacuteriteacute sinon comme un

individu ironique suscitant honte et malaise chez ses interlocuteurs Alcibiade parle de lui en ces

termes

Πέπονθα δὲ πρὸς τοῦτον μόνον ἀνθρώπων ὃ οὐκ ἄν τις οἴοιτο ἐν ἐμοὶ ἐνεῖναι τὸ αἰσχύνεσθαι ὁντινοῦνmiddot ἐγὼ δὲ τοῦτον μόνον αἰσχύνομαι Σύνοιδα γὰρ ἐμαυτῷ ἀντιλέγειν μὲν οὐ δυναμένῳ ὡς οὐ δεῖ ποιεῖν ἃ οὗτος κελεύει ἐπειδὰν δὲ ἀπέλθω ἡττημένῳ τῆς τιμῆς τῆς ὑπὸ τῶν πολλῶν Δραπετεύω οὖν αὐτὸν καὶ φεύγω καὶ ὅταν ἴδω αἰσχύνομαι τὰ ὡμολογημένα

Jrsquoai eacuteprouveacute pour cet homme seulement ce dont on ne me croirait guegravere capable de la honte il est en effet le seul devant qui je ressente de la honte Je sais que je ne peux rien opposer agrave ce qursquoil me conseille de ne pas faire et pourtant je nrsquoai pas la force apregraves lrsquoavoir quitteacute de reacutesister agrave lentraicircnement de la populariteacute et je le fuis mais quand je le revois jai honte davoir si mal tenu ma promesse

(PLATON Banquet 216b)

En effet la meacutethode socratique se distingue du projet platonicien theacuteorique dans son application

Afin de mettre en eacutevidence ce que lrsquoon ne sait pas Socrate emploie allegravegrement le risible et

lrsquoironie Tout en gardant agrave lrsquoesprit son projet meacutetaphysique sous-jacent agrave la dialectique Socrate

opegravere discregravetement quelques virages afin drsquoamener son interlocuteur preacuteciseacutement ougrave il souffrira

de la prise de conscience de son ignorance De lagrave doit naitre le deacutesir de savoir Socrate ne quitte

jamais son programme que cela soit dans les moments dialectiques mais aussi dans le reste du

dialogue La meacutethode socratique contient une composante meacuteta-logique ressemblant fortement agrave

la rheacutetorique sophistique

99

La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique

Contrairement agrave ce que nous avions vu plus haut concernant le caractegravere pragmatique de la

veacuteriteacute dans les joutes dialectiques nous devons maintenant comprendre que ces joutes se placent

dans une optique plus profonde Bien que la meacutethodologie antilogique des joutes reacuteduise la

strateacutegie gagnante agrave une veacuteriteacute contextuelle nous voyons que lrsquoobjectif final du philosophe

repose sur son besoin de veacuteriteacute Les joutes ne sont que quelques moments drsquoun plus vaste projet

En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas uniquement reacuteductible agrave des joutes la dialectique

rejoint lrsquoensemble du projet de recherche de veacuteriteacute y compris le moment le plus eacuteleveacute crsquoest-agrave-

dire la recherche anhypotheacutetique Mais la dialectique inclut aussi ce qui se trouve en amont des

joutes le deacutesir de connaissance La distinction entre Socrate et les sophistes repose

essentiellement agrave cet endroit Les projets divergent bien que les meacutethodes soient parfois tregraves

proches Plus encore la posture sophistique vient seule compleacuteter le projet philosophique gracircce

agrave sa capaciteacute agrave deacutefier tous les fondements du savoir y compris la rationaliteacute et lrsquoeacutevidence du

principe de non-contradiction

En cela le sophiste rejoint le philosophe Les deux diffegraverent drsquoune part sur les meacutethodes

drsquoargumentation (le sophiste emploie volontairement des paralogismes) drsquoautre part sur sa

meacutethodologie psychologique (recours agrave des proceacutedeacutes eacutemotionnels meacuteta-argumentatifs) La

particulariteacute de Socrate est de ne pas se priver drsquoavoir recours aux mecircmes proceacutedeacutes

psychologiques Cependant lorsque Socrate suscite la honte ou le deacutegoucirct ce nrsquoest pas dans une

optique sophistique de clore le deacutebat et laquo de sembler avoir raison raquo Il srsquoagit drsquoune honte

peacutedagogique dont lrsquoobjectif est de deacuteclencher les premiers moments philosophiques chez son

interlocuteur prise de conscience de son ignorance et deacutesir de combler cette ignorance Pour

reprendre la fameuse alleacutegorie le philosophe retourne dans la caverne pour annoncer aux autres

ce qursquoil a vu agrave lrsquoexteacuterieur La finaliteacute de lrsquoexercice individuel philosophique est politique le

philosophe ne peut se contenter de sortir de la caverne il doit y retourner et tacirccher de convaincre

les autres drsquoen sortir

[hellip] καὶ ἐπειδὰν ἀναβάντες ἱκανῶς ἴδωσι μὴ ἐπιτρέπειν αὐτοῖς ὃ νῦν ἐπιτρέπεται [hellip] Τὸ αὐτοῦ ἦν δ ἐγώ καταμένειν καὶ μὴ ἐθέλειν πάλιν

100

καταβαίνειν παρ ἐκείνους τοὺς δεσμώτας μηδὲ μετέχειν τῶν παρ ἐκείνοις πόνων τε καὶ τιμῶν [hellip]

[hellip] mais apregraves srsquoecirctre eacuteleveacutes et avoir contempleacute [le bien] ne leur permettons pas ce quon leur permet aujourdrsquohui [hellip] De rester lagrave-haut reacutepondis-je et de ne pas vouloir redescendre parmi les prisonniers afin de partager avec eux travaux et honneurs [hellip]

(PLATON Reacutepublique 519d)

Ce passage ne doit pas ecirctre mal interpreacuteteacute Croire que Socrate aurait reacuteussi agrave aller contempler les

ideacutees (noeacutesis) serait faux car si tel avait eacuteteacute le cas le dialogue perdrait agrave nouveau son inteacuterecirct et

nous reviendrons agrave une situation proche de celle du dogmatisme de Vlastos eacutetudieacutee plus tocirct

Cependant Socrate a effectivement atteint le premier palier de la recherche la prise de

conscience de son absence de savoir (neacutescience) et du chemin qui lui reste agrave parcourir Pour le

replacer dans lrsquoalleacutegorie de la caverne Socrate nrsquoest pas en haut mais il a reacuteussi agrave deacutefaire ses

chaicircnes et contemple tout le chemin qui lui reste agrave parcourir Il ne serait alors pas correct de

penser que Socrate pratique une dialectique descendante (diareacutesis) quand il joue le rocircle de la

laquo torpille raquo Il nrsquoest agrave cet instant qursquoen train de demander aux autres de srsquoeacutelever avec lui Crsquoest lagrave

un deacutetail primordial que lrsquoalleacutegorie ne repreacutesente pas mais de par le caractegravere dialogique de la

recherche de principe anhypotheacutetique il nrsquoest semble-t-il pas possible de srsquoeacutelever seul Le travail

ne peut ecirctre fait qursquoagrave deux au moins puisque le dialogue est neacutecessaire pour mener agrave bien cette

recherche

Les joutes ne sont pour le philosophe qursquoun moyen pratique permettant drsquoacqueacuterir une

connaissance theacuteorique syntheacutetique et transcendante Le philosophe de Platon ne se contente pas

de mettre au clair des contradictions il les integravegre dans un systegraveme geacuteneacuteral Au lieu de voir une

joute comme un systegraveme entier il fallait interpreacuteter chaque joute comme une uniteacute atomique de

reacuteflexion formant des couples de branches dont les nœuds ne sont que de simples assertions

Nous deacutecidons alors de compleacuteter notre outil repreacutesentatif de la meacutethode socratique par une

structure arborescente sous-jacente inteacutegrant les tableaux dialogiques des joutes aux diffeacuterents

croisements

101

FIG 9 ARBORESCENCE DIALOGIQUE SEMI-CONTRADICTOIRE

Dans cet exemple il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la proposition laquo A raquo Agrave Lrsquoorigine de lrsquoarbre se

trouve donc la question laquo A raquo signifiant laquo est-ce que A est vraie raquo Lrsquoarborescence se divise

alors en deux branches Agrave gauche la recherche sur laquo A raquo passe par un exercice dialogique

soutenant la thegravese laquo A raquo La reacutesultat est une antilogie ce qui deacutemontre que la thegravese laquo A est vraie raquo

implique des contradictions Agrave droite lrsquoexercice dialogique porte agrave lrsquoinverse sur la thegravese laquo notA raquo

Le reacutesultat est une victoire du soutenant de la thegravese laquo notA raquo ce qui permet agrave lrsquoarborescence de

continuer (repreacutesenteacute ici par un trait vertical au sommet de lrsquoexercice dialogique) Ce scheacutema

bien que minimaliste est applicable agrave lrsquoensemble drsquoun raisonnement dialectique

Il faut neacuteanmoins preacuteciser le cadre drsquoapplication de cette meacutethode de lecture En effet dans

le cas preacutesent nos conclusions ne diffegraverent pas veacuteritablement de lrsquoapproche proposeacutee par

Gregory Vlastos et son emploi du tiers exclu Il faut alors ne pas oublier comme nous le

preacutecisions plus haut dans notre travail de prendre en consideacuteration les thegraveses implicites et les

propositions intermeacutediaires

102

FIG 10 ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE

Dans lrsquoexemple preacutesent nous voyons qursquoagrave la question laquo est-que A est vraie raquo aucune reacuteponse

ne convient En effet les deux recherches dialogiques ont conduit agrave des antilogies Il est tout agrave

fait imaginable que deux joutes successives partant de thegraveses opposeacutees aboutissent agrave des

contradictions Nous serions alors dans la situation ougrave Gorgias srsquoexclamerait laquo Rien nrsquoest raquo

puisque ni la thegravese ni lrsquoantithegravese ne semblent acceptables Il faut alors repenser le problegraveme en le

divisant quelles sont les thegraveses implicites de A Aucun raisonnement nrsquoest ex nihilo Il lui faut

toujours une origine des preacutemisses fondamentales De plus dans le cours du raisonnement

drsquoautres propositions sont progressivement valideacutees elles aussi drsquoune maniegravere parfois tregraves

subtile Il faut alors pour le philosophe revenir agrave un autre croisement

En reprenant notre exemple preacuteceacutedent nous pouvons diviser la thegravese laquo A raquo en un ensemble

de propositions secondaires laquo α β γ δ etc raquo Le reacutesultat contradictoire laquo A and notA raquo conduit alors

103

agrave revenir agrave une intersection infeacuterieure afin de questionner lrsquoun de ces propositions secondaires

FIG 11 SORTIE DrsquoUNE ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE

Dans cet exemple le processus de sortie de situation contradictoire va amener le dialogue agrave se

diriger vers le questionnement de la proposition laquo α raquo Ce processus nrsquoest pas neacutecessaire dans les

faits mais il est neacutecessaire sur le plan pragmatique pour continuer le dialogue Srsquoil est devenu

impossible de soutenir laquo A raquo ainsi que laquo notA raquo alors il faut en conclure qursquoune contradiction est

inheacuterente agrave la proposition initiale crsquoest-agrave-dire agrave son systegraveme incluant ses thegraveses implicites En

lrsquooccurence il srsquoagit ici de la proposition implicite laquo α raquo qui va alors ecirctre agrave son tour questionneacutee

Voici un exemple concret Consideacuterons un dialogue entre deux personnages Le dialogue

porte sur la mesure du bord drsquoune riviegravere Les deux personnages partent de cette expeacuterience de

penseacutee je deacutelimite le long de la riviegravere une longueur drsquoun megravetre entre deux points N et S (Nord

Sud) Je vais dans un premier temps consideacuterer cette distance comme mesurant un megravetre (M = 1)

104

Mais je remarque que le bord de la riviegravere nrsquoest pas parfaitement droit alors je vais mesurer

davantage preacuteciseacutement et je vais trouver un peu plus par exemple M = 17 Mais si je

commence agrave mesurer centimegravetre par centimegravetre toujours sur cette mecircme longueur je vais

trouver un reacutesultat encore plus grand par exemple M = 45 Or je peux toujours continuer ce

travail jusqursquoagrave mesurer le tour de chaque grain de sable du bord de cette riviegravere et trouver M =

80 voire M = 250

Une joute srsquoengage alors sur le sujet La proposition laquo A raquo consiste agrave dire que la mesure est

possible puisque le rectangle drsquoun megravetre de longueur et de largeur eacutegale au leacuteger eacutecart lateacuteral du

bord de la riviegravere (EstOuest) a une surface parfaitement mesurable (NS x EO) Dans mon

rectangle de surface NSxEO la distance rechercheacutee ne peut pas deacutepasser une certaine limite

deacutefinie par cette surface Pourtant lrsquoargument de la division infinie des distances (agrave lrsquoimage de

lrsquoargument de Zeacutenon) conduit agrave une contradiction pratique La mesure ne peut pas ecirctre possible

puisque une augmentation de preacutecision de la mesure conduit agrave une augmentation de la longueur

La thegravese laquo A raquo est consideacutereacutee comme contradictoire (cf [FIG 9])

Le lendemain une seconde joute srsquoengage Les rocircles sont alors inverseacutes (Proposant devient

Opposant et vice versa) La thegravese deacutefendue devient alors laquo notA la mesure est impossible raquo Cette

fois lrsquoattaque consistera agrave dire que puisque la surface du rectangle est deacutelimiteacutee la mesure est

neacutecessairement possible puisqursquoune longueur infinie ne peut ecirctre contenue dans un espace fini

Lrsquoargument semble imparable et la joute se termine par une situation aporeacutetique (cf [FIG 10])

La situation pourrait alors rester pendant tregraves longtemps comme boucheacutee deacutenueacutee de toute

solution Et en effet si ces joutes auraient parfaitement pu avoir lieu du temps de Zeacutenon Socrate

ou encore Gorgias la reacuteponse deacutefinitive ne viendra pas avant 1904 soit plus de deux milleacutenaires

plus tard En effet le sueacutedois Helge von Koch deacutemontra geacuteomeacutetriquement la possibiliteacute drsquoune

distance infinie dans une surface finie ce qui est le propre drsquoune courbe fractale Ceci est rendu 75

possible par le fait que les fractales se trouvent dans une dimension intermeacutediaire entre ligne

(dimension 1) et surface (dimension 2) La fractale est drsquoune dimension drsquoapproximativement

126 Dans cette situation nous voyons que la proposition implicite laquo α une distance infinie ne

Le terme de fractale ne sera cependant inventeacute qursquoen 1974 par le Franccedilais Benoicirct Mandelbrot75

105

peut ecirctre contenue dans une surface finie raquo nrsquoest pas neacutecessaire Il y a donc une sortie possible de

la joute par la remise en question de cette proposition implicite et le deacutepart drsquoune nouvelle

arborescence (cf [FIG 11])

Nous nous interrogions au deacutebut de ce chapitre sur la diffeacuterence entre le philosophe et le

sophiste entre Socrate et Gorgias Nous le voyons ce nrsquoest pas tant la matiegravere mais bien la

maniegravere qui diffeacuterencie ces deux personnages Il ne srsquoagit pas drsquoune distinction entre le fond et la

forme mais bien entre ce qui est dit et la volonteacute sous-jacente agrave ce qui est dit La matiegravere

sophistique ressemble agrave srsquoy meacuteprendre agrave la matiegravere philosophique

Autant peut faire le sot celuy qui dit vray que celuy qui dit faux car nous sommes sur la maniere non sur la matiere du dire

(MONTAIGNE Les Essais III 8)

Le philosophe pense qursquoil existe un chemin exempt de toute contradiction il convient alors

de le chercher sans cesse Ce chemin conduit progressivement agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute La

suite des assertions que forment les croisements valideacutes par les tests dialogiques constitue un

discours vrai lrsquoadeacutequation entre la parole et lrsquoecirctre Le sophiste est le plus souvent dans une

approche ne deacutepassant pas le niveau de la joute elle-mecircme Il est dans un exercice de

deacutemonstration de son talent Une recherche qui srsquoeacutetendrait sur plusieurs anneacutees ne lrsquointeacuteresserait

donc pas puisque lrsquoauditoire nrsquoaurait ni la patience ni lrsquointelligence de profiter drsquoun tel spectacle

106

V EacuteTUDES DE CAS

Lrsquoeacutepreuve du dialogue

Apregraves avoir eacutelaboreacute un outil repreacutesentatif en deux temps (dialogique tabulaire des joutes et

arborescence meacutetaphysique) il convient maintenant drsquoemployer ce dernier non plus sur

quelques passages mais agrave une œuvre dans son inteacutegraliteacute Il srsquoagit pour nous de passer du

champs theacuteorique de lrsquoeacutelaboration de lrsquooutil agrave un aspect plus pratique de la mise en application

Les quelques citations que nous avons utiliseacutees auparavant ne confirment pas encore la veacuteraciteacute

de nos propos agrave lrsquoimage drsquoune course ce chapitre constituera pour notre meacutethodologie une

eacutepreuve drsquoendurance

Nous devons agrave preacutesent employer notre meacutethode repreacutesentative des cheminements

intellectuels socratiques agrave lrsquoun des dialogues de Platon Afin de faire drsquoune pierre deux coups il

nous semble meacutethodologiquement plus avantageux de prendre pour support un dialogue mettant

clairement en scegravene le combat de la philosophie et de la sophistique Pourtant la figure du

sophiste agrave travers celles de Gorgias tout comme celle de Protagoras ne saurait ecirctre suffisante

pour appuyer clairement nos thegraveses meacutetaphysiques deacuteveloppeacutees au chapitre preacuteceacutedent

Lrsquoensemble de lrsquoarborescence de la recherche de veacuteriteacute neacutecessite la figure du sophiste dans toute

sa splendeur un sophiste sans limite sans contrainte dont les propos seraient le reflet exact de sa

penseacutee un sophiste allant jusqursquoagrave renier lrsquoideacutee mecircme de morale Dans lrsquoensemble du corpus

platonicien un seul personnage incarne agrave merveille lrsquoensemble de ces principes il srsquoagit de

Calliclegraves Ce personnage preacutetendument fictif nrsquoapparaicirct que dans un seul dialogue le Gorgias

Le Gorgias possegravede un autre grand avantage par rapport agrave drsquoautres dialogues mettant en

scegravene des sophistes Lrsquoensemble des personnages sont veacuteritablement preacutesents contrairement agrave

Protagoras par exemple qui nrsquoest que laquo raconteacute raquo par Socrate dans le Theacuteeacutetegravete Cela nous

permettra drsquoappuyer davantage notre propos concernant le caractegravere theacuteacirctral des dialogues de

Platon Quoique notre meacutethode ne soit pas uniquement consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du Gorgias il nous

semble ici plus clair de prendre pour exemple une œuvre exempte drsquoexceptions Enfin la

progression du dialogue est agrave lrsquoimage de notre propre progression En partant drsquoune question sur

107

la nature de la rheacutetorique crsquoest-agrave-dire sur le fonctionnement des joutes dialectiques la reacuteflexion

se concentre progressivement vers la finaliteacute des actions agrave savoir la justice et le Bien Le plan du

dialogue est assez proche du plan de notre travail avec drsquoune part une reacuteflexion sur la

meacutethodologie formelle des joutes et dans un second temps une approche plus meacutetaphysique de la

question Crsquoest pour ces raisons que nous choisissons drsquoeacutetudier le Gorgias dans le cadre drsquoune

analyse approfondie

Notre eacutetude ne sera pas lineacuteaire et ne portera pas sur lrsquointeacutegraliteacute du dialogue Nous nous

concentrerons sur certains passages ougrave notre meacutethode permettra la mise en eacutevidence drsquoun sens

diffeacuterent de ce qursquoune lecture classique aurait pu proposer Nous devons avertir ici le lecteur le

Gorgias est une œuvre complexe abordant un grand nombre de theacutematiques (nature du tyran

mesures arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique art de gouverner etc) Nous nrsquoavons en aucun cas la

preacutetention drsquooffrir ici une analyse complegravete de ce dialogue Mecircme si nous ne pouvons pas faire

abstraction du sens lrsquoanalyse que nous proposons ici a simplement pour viseacutee de permettre la

visualisation concregravete de lrsquoapplication de notre meacutethode agrave un dialogue dans son inteacutegraliteacute

108

1 Gorgias nature de la rheacutetorique

Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e]

Quiconque lit le Gorgias est en droit de srsquointerroger sur la coheacuterence entre le titre et

lrsquoœuvre Gorgias nrsquoest certainement pas le personnage principal du dialogue ni de maniegravere

quantitative ni de maniegravere qualitative Quantitativement il repreacutesente la plus petite part du

dialogue quoique plus ou moins agrave eacutegaliteacute avec Polos mais loin derriegravere Calliclegraves

Qualitativement lrsquoeacutecart est encore plus profond et lrsquoargumentation entre Socrate et Gorgias

semble de surface en comparaison des derniegraveres lignes du texte Alors pourquoi lrsquoavoir appeleacute le

Gorgias Sans doute parce que le personnage de Gorgias constitue le point de deacutepart lrsquoeacutetincelle

neacutecessaire agrave lrsquoembrasement geacuteneacuteral que repreacutesente ce dialogue Il faut commencer par cette

premiegravere interrogation pour justifier lrsquoensemble du raisonnement Finalement le reste nrsquoest que

la suite logique le deacuteroulement presque matheacutematique de cette piegravece de theacuteacirctre en quatre actes

Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduira neacutecessairement agrave srsquointerroger sur lrsquoeacutevaluation de ce que

peut ecirctre le pire et cette derniegravere conduira elle aussi irreacutemeacutediablement agrave la deacutefinition du meilleur

Nous disions plus tocirct citant Anouilh que lrsquoensemble du corpus platonicien eacutetait une vaste mise

en scegravene tragique commenccedilant par le Parmeacutenide pour srsquoachever dans le Pheacutedon Mais le modegravele

reste le mecircme agrave lrsquoeacutechelle plus petite des dialogues Dans le cas du Gorgias la machinerie

tragique se met en place degraves la premiegravere phrase lanceacutee par Calliclegraves 76

Πολέμου καὶ μάχης φασὶ χρῆναι ὦ Σώκρατες οὕτω μεταλαγχάνειν

On dit cher Socrate que crsquoest ainsi qursquoil faut participer agrave une guerre ou agrave une bataille

(PLATON Gorgias 447a)

Il srsquoagit drsquoun dicton de lrsquoeacutepoque qui se rapproche de notre laquo arriver apregraves la bataille raquo

Cependant quand le lecteur connait la suite du dialogue il semble que le vocabulaire choisi

laisse peu de place au doute En arrivant laquo en retard raquo (ὑστεροῦmicroεν [447a]) Socrate a rateacute laquo la

fecircte raquo (ἑορτῆς) et ne peut plus que participer agrave laquo une guerre raquo (Πολέmicroου) ou agrave laquo une

bataille raquo (microάχης) La petite plaisanterie nrsquoest pas choisie au hasard Ainsi commence le dialogue

Agrave entendre ici comme laquo theacuteacirctrale raquo76

109

qui sous ses airs de fausse courtoisie va bientocirct devenir un veacuteritable combat drsquoune part oratoire

puis drsquoordre moral entre la philosophie et la sophistique

Le personnage de Gorgias ne se fait pas attendre pour montrer sa preacutetention et sa haute

estime de lui-mecircme Lors de la deacutemonstration qursquoil donnait peu avant lrsquoarriveacutee de Socrate le

sophiste srsquoengageait agrave laquo reacutepondre agrave toute [question] raquo (πρὸς ἅπαντα [hellip] ἀποκρινεῖσθαι [447c])

que lui poserait son auditoire Cela ravit Socrate qui ne montrait pas de reacuteel inteacuterecirct agrave lrsquoideacutee de

simplement entendre laquo la preacutesentation de nombreuses belles [choses] raquo (πολλὰ γὰρ καὶ καλὰ [hellip]

ἐπεδείξατο [447a]) comme les sophistes ont coutume de faire En effet la nuance est importante

et deacutefinit drsquoembleacutee la viseacutee du dialogue plus exactement ces quelques phrases reacutesument deacutejagrave en

substance le conflit agrave venir Le rheacuteteur incarneacute ici en la personne de Gorgias ne fait le plus

souvent qursquoun exposeacute un spectacle en quelque sorte lagrave ougrave le philosophe deacutesirerait un

interrogatoire Ceci est drsquoailleurs illustreacute agrave travers la tentative mdash ridicule mdash de Polos deacutesireux

de reacutepondre agrave Cheacutereacutephon agrave la place de Gorgias

mdash Νῦν δ ἐπειδὴ τίνος τέχνης ἐπιστήμων ἐστίν τίνα ἂν καλοῦντες αὐτὸν ὀρθῶς καλοῖμεν

mdash ὦ Χαιρεφῶν πολλαὶ τέχναι ἐν ἀνθρώποις εἰσὶν ἐκ τῶν ἐμπειριῶν ἐμπείρως ηὑρημέναι ἐμπειρία μὲν γὰρ ποιεῖ τὸν αἰῶνα ἡμῶν πορεύεσθαι κατὰ τέχνην ἀπειρία δὲ κατὰ τύχην ἑκάστων δὲ τούτων μεταλαμβάνουσιν ἄλλοι ἄλλων ἄλλως τῶν δὲ ἀρίστων οἱ ἄριστοι ὧν καὶ Γοργίας ἐστὶν ὅδε καὶ μετέχει τῆς καλλίστης τῶν τεχνῶν

mdash Maintenant puisqursquoil [le rheacuteteur] est instruit drsquoun certain savoir comment devons-nous lrsquoappeler avec justesse

mdash Ocirc Cheacutereacutephon de nombreux arts sont trouveacutes expeacuterimentalement chez les hommes agrave la suite drsquoexpeacuteriences Lrsquoexpeacuterience en effet fait avancer notre vie selon lrsquoart alors que lrsquoinexpeacuterience [la fait avancer] selon le hasard Or [les hommes] participent agrave chacun de ces [arts] les uns drsquoune maniegravere les autres drsquoune autre maniegravere mais les meilleurs [hommes participent] aux [arts] les meilleurs Gorgias en fait partie et il participe donc au plus beau des arts

(PLATON Gorgias 448c)

Agrave travers cette confuse tirade Polos essaie de semer le trouble autour de la question initialement

poseacutee Mecircme pour le locuteur grec la succession des termes laquo ἄλλοι ἄλλων ἄλλως raquo est un

moyen pour Platon de souligner comment Polos joue beaucoup avec les mots et qursquoil ne se

110

preacuteoccupe pas reacuteellement du sens Nous sommes lagrave dans une belle deacutemonstration de rheacutetorique

ougrave le public sera impressionneacute par la formule sans pour autant en avoir compris quelque chose

Ne demeure alors dans lrsquoesprit du spectateur que la conclusion agrave savoir que lrsquoart de Gorgias est

le plus beau et que ce dernier fait partie des meilleurs hommes

Comme Socrate le fait remarquer Polos ne reacutepond pas agrave la question mais fait simplement

un discours comme ceux auxquels il est laquo tregraves bien preacutepareacute raquo (καλῶς [hellip] παρεσκευάσθαι

[448d]) La diffeacuterence entre lrsquoactiviteacute du sophiste et lrsquoactiviteacute philosophique est ici marqueacutee non

pas par un raisonnement dialectique deacutejagrave agrave lrsquoœuvre mais simplement par le cours du dialogue

En effet le raisonnement sur la nature de lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoa pas encore pu commencer agrave

cause notamment de lrsquoincapaciteacute de Polos de reacutepondre agrave une question sans en deacutevier Pourtant en

ne sachant pas reacutepondre Platon reacutealise ici implicitement et par le biais de lrsquohumour une

premiegravere approche de lrsquoactiviteacute sophistique Nous pouvons deacutejagrave lire en substance ce que nrsquoest

pas la sophistique agrave savoir un moyen de raisonnement rationnel Le rheacuteteur agrave travers son

habitude des longs discours drsquoapparat nrsquoest finalement pas capable de tenir une discussion plus

de quelques reacuteponses sans ceacuteder agrave la tentation de lrsquoenvoleacutee oratoire Les propos de Polos

rejoignent parfaitement ce pour quoi Socrate ne montrait aucun inteacuterecirct lorsque Calliclegraves eacutevoquait

les laquo nombreuses et belles choses raquo de la preacutesentation de Gorgias Cette reacuteponse de Polos nrsquoest

pas une deacutefinition abstraite de la rheacutetorique mais bien au contraire une deacutemonstration par

lrsquoexemple agrave lrsquoinsu du rheacuteteur

Lrsquoopposition entre le dialogue socratique et la rheacutetorique est mateacuterialiseacutee par la remarque

(sur un ton faussement flatteur) de Socrate

Δῆλος γάρ μοι Πῶλος καὶ ἐξ ὧν εἴρηκεν ὅτι τὴν καλουμένην ῥητορικὴν μᾶλλον μεμελέτηκεν ἢ διαλέγεσθαι

Il mrsquoest eacutevident que Polos drsquoapregraves ce qursquoil vient de dire srsquoest exerceacute agrave [la technique] appeleacutee rheacutetorique plutocirct qursquoagrave dialoguer

(PLATON Gorgias 448d)

Nous devons insister degraves le deacutebut du dialogue sur le talent incontestable de Platon agrave joindre le

fond agrave la forme en opposant non pas seulement les activiteacutes philosophique et sophistique mais

en confrontant aussi les individus leurs repreacutesentants mutuels Lrsquoactiviteacute ne se distingue pas de

111

lrsquoindividu il y a une uniteacute substantielle entre le style de raisonnement et le style de la penseacutee ou

du comportement 77

Polos est mis drsquoembleacutee hors-jeu mdash du moins pour lrsquoinstant Le premier interlocuteur de

Socrate sera donc Gorgias mais il faut au preacutealable deacutefinir les regravegles preacutecises qui reacutegiront cet

entretien lrsquoobjectif eacutetant de ne pas sombrer agrave nouveau dans les tirades vides de sens de Polos

Socrate demande agrave Gorgias de srsquoengager agrave respecter le scheacutema laquo questions-reacuteponses raquo (τὸ microὲν

ἐρωτῶν τὸ δ᾽ ἀποκρινόmicroενος [449b]) et agrave ne faire que laquo de courtes reacuteponses raquo (ἀλλὰ ἐθέλησον

κατὰ βραχὺ τὸ ἐρωτώmicroενον ἀποκρίνεσθαι) agrave lrsquoinverse de lrsquoexemple de Polos Crsquoest uniquement

en respectant ces regravegles que les deux pourront laquo dialoguer raquo (διαλεγόmicroεθα) ensemble Bien que

Gorgias ne se reacutejouisse pas agrave lrsquoideacutee de reacuteduire la longueur de ses reacuteponses Socrate parvient

facilement agrave le faire accepter de se precircter au jeu En faisant paraitre la regravegle de la micrologie

comme un deacutefi reacuteveacutelant le talent de Gorgias ce dernier accepte en vrai professionnel du discours

sucircr que sa concision impressionnera lrsquoauditoire Nous voyons alors comment Socrate en jouant

innocemment avec les affects de ses interlocuteurs parvient agrave transformer doucement le dialogue

en un exercice dialectique Mais Gorgias ne srsquoarrecircte pas lagrave et deacutecide de retourner cet 78

inconveacutenient (impossibiliteacute de noyer son adversaire dans un flot de paroles) en un avantage

Gorgias reacuteduit ses reacuteponses agrave de simples laquo oui raquo ou laquo non raquo conceacutedant ainsi le moins possible agrave

Socrate

Things started in a very hospitable tone Being kindly asked to keep his answers as short as possible Gorgias begins the first game of the dialogue by answering nothing else than ldquoyesrdquo to Socratesrsquo first two questions (449d) When complimented by Socrates for his concision he says that it is answering in a ldquovery appropriaterdquo way (πάνυ ἐπιεικῶς 449d7)

(CASTELNEacuteRAC 2015 5)

Pour entrer dans un raisonnement rationnel de forme dialogique il faut neacutecessairement que

les reacuteponses soient reacuteductibles agrave des propositions vraies ou fausses Dans une reacuteponse longue

comme celle de Polos la conclusion arrive apregraves deacutejagrave un grand nombre de suppositions crsquoest-agrave-

Pierre Hadot parlerait ici de laquo mode de vie raquo (HADOT 1995)77

Remarquons que Socrate nrsquoeacutevoque cependant jamais la dialectique mais seulement le dialogue78

112

dire des propositions qui entreraient dans lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage Cependant si

chaque reacuteponse est de cette forme il ne devient plus veacuteritablement possible de dialoguer puisque

chaque reacuteponse repreacutesenterait agrave elle seule un systegraveme argumentatif entier Lrsquounique moyen serait

alors que lrsquoopposant prenne encore bien plus de temps pour deacutemontrer point par point la fausseteacute

des propos La meacutethode est connue des sophistes puisque comme nous venons de le dire il 79

faudrait toujours plus de temps pour contredire lrsquoensemble du raisonnement que pour simplement

lrsquoeacutecouter Dans le cadre drsquoun deacutebat en assembleacutee reacutegi par la clepsydre pareille technique

srsquoapparente agrave une meacutethode dilatoire Il faudrait tellement de temps pour prouver rigoureusement

la fausseteacute drsquoun monologue que lrsquoadversaire y renonce donnant ainsi lrsquoillusion drsquoun aveu de

faiblesse et par lagrave mecircme du seacuterieux du monologue de persuasion Socrate a donc eu avant mecircme

le deacutebut veacuteritable de lrsquointerrogatoire la bonne ideacutee de supprimer lrsquoune des armes de preacutedilection

du sophiste la macrologie Gorgias devra ecirctre concis dans ses reacuteponses

Nous voyons comment lrsquoironie socratique coupleacutee agrave son aveu drsquoignorance permettent dans

le deacutebut du dialogue de preacuteparer le terrain agrave un exercice philosophique digne de ce nom Lrsquoironie

socratique ne repose pas uniquement sur lrsquoaveu drsquoignorance (qui donne le sentiment agrave

lrsquointerlocuteur drsquoecirctre en position de force alors qursquoil est en reacutealiteacute en retard sur Socrate) et une

demande drsquoeacuteclaircissement sur un sujet donneacute Ici par exemple Socrate dissimule lrsquoexercice de

recherche sous la forme drsquoun jeu en utilisant intelligemment lrsquoarrogance et la preacutetention de ses

interlocuteurs afin notamment de leur faire accepter des contraintes neacutecessaires au bon

deacuteroulement de lrsquoexercice du dialogue Le lecteur se souviendra alors ce que nous disions plus

tocirct concernant les regravegles de lrsquoantilogie eacuteleacuteate Ce moment du dialogue sous couvert drsquoironie

permet une enreacutegimentation du dialogue Cette phase de transition est neacutecessaire et repreacutesente

selon nous le deacutebut de ce que la tradition nommera communeacutement dialectique En effet ce qui se

situe en amont de cette enreacutegimentation nrsquoappartient qursquoau dialogue ou du moins agrave la

preacuteparation psychologique des interlocuteurs ce qui se situe en aval et en deacutecoule logiquement

Agrave cet instant notre critique de la macrologie dans le cadre dialectique peut sembler contradictoire avec 79

les vastes monologues socratiques de la fin du dialogue Nous reviendrons plus tard sur la question de la macrologie et de la juste mesure de la parole

113

constitue la dialectique Il faut remarquer que durant tout le dialogue Socrate doit reacuteguliegraverement

maintenir ses interlocuteurs dans une condition psychologique adeacutequate

Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e]

Nous nous inteacuteressons maintenant agrave la suite du dialogue lrsquoentretien entre Gorgias et

Socrate Cet entretien est une excellente occasion de mettre en application lrsquooutil repreacutesentatif

preacuteceacutedemment deacuteveloppeacute Nous profitons de cet instant pour rappeler briegravevement ce que nous

recherchons Comme expliqueacute plus haut le raisonnement socratique repose sur la meacutethode eacuteleacuteate

de la recherche drsquoantilogies Cela a neacutecessiteacute lrsquousage drsquoun tableau de pointage crsquoest-agrave-dire une

liste de lrsquoensemble des assertions de lrsquointerlocuteur Plus le dialogue avance plus lrsquointerlocuteur

laquo inscrit raquo des assertions sur ce tableau Lrsquoelenchus est alors le moment ougrave deux informations

contradictoires figurent sur le tableau de pointage de lrsquointerrogeacute Socrate saisit lrsquooccasion pour

faire reconnaitre cette position comme impossible deacutefectueuse probleacutematique et donc

insoutenable en vertu des lois de la logique (notamment le principe de non-contradiction)

Lrsquoentretien commence Le point de deacutepart est simple Gorgias preacutetend ecirctre un grand

laquo orateur raquo (ῥήτορα [449a]) Il doit donc posseacuteder une science la laquo rheacutetorique raquo (ῥητορικῆς)

Lrsquoobjectif premier du dialogue est donc de connaitre la nature de lrsquoactiviteacute que lrsquoon appelle

rheacutetorique Socrate fait alors reconnaitre agrave Gorgias que srsquoil est orateur il peut alors former

drsquoautres orateurs crsquoest-agrave-dire transmettre le savoir qursquoil possegravede [449b] Socrate se permet ici

une parenthegravese Il profite de lrsquoexemple preacuteceacutedent donneacute par Polos pour demander agrave Gorgias de

ne pas reproduire la mecircme erreur agrave savoir se perdre dans un monologue trop long Il demande agrave

Gorgias de rester aussi concis que possible dans ses reacuteponses ce que ce dernier accepte (y voyant

ici un deacutefi suppleacutementaire)

ἀλλὰ ποιήσω καὶ οὐδενὸς φήσεις βραχυλογωτέρου ἀκοῦσαι

Je le ferai [reacutepondre par de courtes reacuteponses] et tu reconnaitras que jamais tu nrsquoas entendu parler plus briegravevement

(PLATON Gorgias 449c)

114

Socrate parvient donc par une bonne compreacutehension psychologique de son interlocuteur agrave

introduire une autre regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate qui est lrsquoabsence de technique dilatoire Socrate

demande alors sur quel objet porte la science de Gorgias

[hellip] ἴθι δή μοι ἀπόκριναι οὕτως καὶ περὶ τῆς ῥητορικῆς περὶ τί τῶν ὄντων ἐστὶν ἐπιστήμη

[hellip] vas-y reacuteponds-moi et [dis-moi] au sujet de la rheacutetorique sur quelles choses qui existent porte cette science

(PLATON Gorgias 449d)

Il srsquoagit drsquoune question de τέχνη Gorgias reacutepond que cette science porte laquo sur les

discours raquo (περὶ λόγους [449e]) Cependant cette reacuteponse est incomplegravete et Socrate tente de la

preacuteciser en lui imposant une borne neacutegative Gorgias complegravete en preacutecisant que la rheacutetorique

porte sur les discours qui ne concernent pas une laquo activiteacute manuelle raquo (χειρούργηmicroα [450b]) et

dont toute lrsquoaction et lrsquoaccomplissement passe par la parole Pour la diffeacuterencier des activiteacutes

purement theacuteoriques comme laquo lrsquoarithmeacutetique le calcul ou la geacuteomeacutetrie raquo (ἡ ἀριθmicroητικὴ καὶ

λογιστικὴ καὶ γεωmicroετρικὴ [450d]) Socrate pousse encore Gorgias agrave compleacuteter sa reacuteponse Il

finit apregraves une courte digression par deacutefinir la rheacutetorique comme laquo lrsquoart de la persuasion raquo (τὸ

πείθειν [452e])

La meacutethode est toujours la mecircme les reacuteponses de Gorgias sont incomplegravetes (ce qui est

deacutejagrave une technique dilatoire dans une joute le moins on en dit le moins lrsquoon est reacutefutable)

Socrate en profite et utilise des contre-exemples afin drsquoobliger son interlocuteur agrave preacuteciser sa

penseacutee et de lrsquoengager agrave soutenir quelque chose de veacuterifiable Lrsquoobjectif est de faire admettre un

nombre suffisant drsquoassertions agrave Gorgias afin drsquoavoir le plus drsquoeacuteventualiteacutes de mettre au jour une

contradiction Nous allons scheacutematiser lrsquoeacutetat actuel de lrsquoentretien entre Socrate et Gorgias et

utiliser notre meacutethode de repreacutesentation

115

FIG 12 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS 1 [449a - 452e]

Il y a trois grands moments au cours de la deacutefinition agrave lrsquoinstant [2] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet

comme eacutetant laquo les discours raquo (α) Agrave lrsquoinstant [4] il reacuteduit cela aux laquo discours theacuteoriques raquo (α2)

Lrsquoinstant [6] est un jugement de valeur la digression que nous eacutevoquions plus haut (α2x) que

Socrate neutralise [7] par lrsquoinvocation drsquoautres jugements possibles (f(x) g(x) et h(x)) agrave savoir le

meacutedecin le maicirctre de gymnase et le financier Enfin en [8] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet de la

rheacutetorique comme eacutetant laquo les discours persuasifs raquo (α26) Nous remarquons tregraves clairement le

processus que nous eacutevoquions plus haut qui consiste agrave pousser Gorgias agrave toujours preacuteciser son

propos crsquoest-agrave-dire agrave caracteacuteriser de plus en plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de la rheacutetorique (bien que

Gorgias ne soit pas dupe et agisse en connaissance de cause) Ce faisant Gorgias accumule les

possibiliteacutes de contradiction donnant des armes agrave Socrate pour la suite de lrsquoentretien

Cependant hormis la tentative du jugement de valeur en [6] lrsquoavanceacutee se fait de maniegravere

reacuteguliegravere et les tactiques dilatoires ou agrave caractegravere agonistique sont peu preacutesentes Gorgias semble

se prendre effectivement au jeu que lui propose Socrate fier de pouvoir reacutepondre agrave tout et sous

toutes les contraintes (fierteacute volontairement stimuleacutee par Socrate) La suite de lrsquoentretien gagne

en intensiteacute Socrate continue agrave relever certains eacuteleacutements prouvant le caractegravere incomplet de la

Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)

[1] A

[2] α [3] α11 α12 hellip αn

[4] α - α1 = α2 [5] α21 α22 hellip α2n

[6] α2x [7] f(x) g(x) h(x)

[8] α26

A Sur quel objet porte la rheacutetorique α discours

α1 discours portant sur une activiteacute manuelle α11 meacutedecine α12 gymnastique

α2 discours portant sur une activiteacute theacuteorique α21 algegravebre α22 geacuteomeacutetrie

x jugement de valeur α2x les plus belles choses α26 discours persuasif

f(x) ce que certains pensent de x g(x) idem h(x) idem

116

deacutefinition de Gorgias En effet lrsquoopposition que Gorgias deacutesire marquer entre les discours

persuasifs et lrsquoalgegravebre ou la geacuteomeacutetrie nrsquoest pas valide

FIG 13 CRITIQUE DE GORGIAS PAR SOCRATE [451e - 452e]

Pour reprendre notre eacutecriture preacuteceacutedente le rapport (α21 α22) ne α26 nrsquoest pas correct Le rapport

introduit par Socrate est (α21 α22) isin α26 En effet les discours persuasifs constituent un

ensemble dont lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie sont des eacuteleacutements La distinction de Gorgias opposant

lrsquoobjet de la rheacutetorique agrave lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie est donc invalide Les coups [6] et [8] de

Gorgias sont annuleacutes pour cette raison et la question de la distinction poseacutee en [5] est le dernier

coup en jeu Il nrsquoy a donc pas victoire de Socrate mais Gorgias est obligeacute drsquoavancer des eacuteleacutements

compleacutementaires de deacutefinition

Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b]

La nouvelle deacutefinition de Gorgias change le registre du dialogue La rheacutetorique comme

discours persuasif se deacuteroule dans laquo un tribunal un conseil ou une assembleacutees raquo (δικαστηρίῳ

[hellip] βουλευτηρίῳ [hellip] ἐκκλησίᾳ [452e]) et a pour objet laquo le juste et lrsquoinjuste raquo (δίκαιά τε καὶ

ἄδικα [454b]) Une dimension eacutethique entre dans le cours du dialogue Cette notion finira par

prendre la totaliteacute de lrsquoespace crsquoest-agrave-dire devenir la laquo cible raquo de Socrate Ce dernier preacutecise

alors son propos

Οὐ σοῦ ἕνεκα ἀλλὰ τοῦ λόγου ἵνα οὕτω προΐῃ ὡς μάλιστ᾽ ἂν ἡμῖν καταφανὲς ποιοῖ περὶ ὅτου λέγεται

Gorgias Socrate

(α21 α22) ne α26 (α21 α22) isin α26

117

Ce nrsquoest pas toi qui est en cause mais le dialogue je voudrais le voir progresser de faccedilon agrave rendre ce [dont nous] parlons totalement visible pour nous80

(PLATON Gorgias 453b)

Il deacutesire faire progresser la discussion mais nullement mettre en cause la personne de Gorgias

Cette preacutecision a son importance puisque le personnage de Socrate est clairement en train de

chercher par tous les moyens agrave contredire Gorgias Il faut donc rappeler que cette aspect

agonistique nrsquoest pas qursquoillusoire et qursquoil srsquoagit bien plutocirct drsquoune part entiegravere de la meacutethode de

recherche de la veacuteriteacute Socrate insiste sur le fait qursquoil nrsquoanticipera rien de la penseacutee de Gorgias ce

qui explique le fait que Socrate doive sans cesse proposer agrave Gorgias drsquoadmettre ou de refuser les

conseacutequences logiques de ses propos Ceci est en lien direct avec la regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate

que nous avions vu plus haut consideacuterant comme cible possible drsquoune contradiction (elenchos)

une thegravese clairement eacutenonceacutee par le Reacutepondant Ainsi mecircme si Socrate semble parler beaucoup

plus que son interlocuteur il srsquoagit bien drsquoun dialogue et Gorgias nrsquoest en rien un Yes-man 81

comme le supposerait certaines interpreacutetations Gorgias en acquiesccedilant assume la responsabiliteacute

de chaque assertion acquiesceacutee Il est pleinement actif dans le dialogue

Socrate fait distinguer agrave Gorgias la diffeacuterence entre laquo la croyance raquo (πίστις [454d]) qui peut

srsquoaveacuterer ou ne pas ecirctre vraie et laquo le savoir raquo (microάθησις) neacutecessairement vrai Les discours

persuasifs se divisent en deux cateacutegories ceux permettant lrsquoacquisition drsquoun savoir et ceux ne

produisant qursquoune simple croyance La rheacutetorique reconnait Gorgias fait partie de cette

deuxiegraveme cateacutegorie et ne peut produire que la croyance chez son auditoire Elle ne transmet pas

de savoir veacuteritable mais donne lrsquoillusion du vrai au public Ainsi la rheacutetorique ne fait pas

connaitre le juste et lrsquoinjuste Cette ideacutee est drsquoailleurs ce qursquoil deacutefend avec humour et non sans

talent dans son discours Sur le non-ecirctre que nous avons eacutetudieacute peu avant

Le mot visible nrsquoest pas anodin La veacuteriteacute chez les Grecs est un concept neacutegatif ἀλήθεια signifie laquo qui 80

ne peut ecirctre dissimuleacute raquo avec preacutesence de lrsquoα privatif et la racine du verbe λήθω laquo cacher masquer raquo Quand un propos devient clairement visible (καταφανές) crsquoest qursquoil nrsquoy a plus aucun voile drsquoignorance sur celui-ci plus aucune illusion lrsquoobjet est directement regardeacute pour ce qursquoil est Le lien avec le projet meacutetaphysique tel que nous le deacutefinissions plus haut est eacutevident Cela nrsquoest drsquoailleurs pas sans rappeler lrsquoalleacutegorie de la caverne dont lrsquoobjectif principal est drsquoavoir les objets reacuteels clairement en vue

Nous pensons agrave la critique de Gerald Press laquo Besides what is blocked from view when adopting 81

language such as laquo mouth piece raquo or laquo yes-man raquo is our own longing for a neat system or foolproof method instead of a messy conversation raquo (PRESS 2000 102)

118

Par la suite les questions de Socrate font admettre agrave Gorgias que dans le cas des reacuteunions

drsquoassembleacutes il serait bien plus pertinent de demander lrsquoavis drsquoexperts (i e lrsquoavis du meacutedecin

face agrave un problegraveme sanitaire lrsquoavis du constructeur de navires si lrsquoon se preacutepare agrave la guerre ou

enfin lrsquoavis de lrsquoarchitecte pour la construction de remparts) La question de Socrate est claire

dans quel cas devrait-on alors demander lrsquoavis de lrsquoorateur La reacuteponse de Gorgias bien que

compreacutehensible est assez surprenante Celui-ci ayant reconnu qursquoil faille se reacutefeacuterer au plus

compeacutetent dans son domaine deacuteclare qursquoil est cependant commun que lrsquoon srsquoen tienne agrave lrsquoavis

de lrsquoorateur mecircme si ce dernier nrsquoa aucune connaissance du sujet dont il parle Plus encore

Gorgias donne lrsquoexemple de son fregravere meacutedecin et deacuteclare ecirctre plus capable que lui pour

convaincre les malades de suivre ou non un traitement Gorgias deacuteclare mecircme que la rheacutetorique

laquo tient sous sa domination raquo (συλλαβοῦσα ὑφ᾽ αὑτῇ [456a]) laquo toutes les autres 82

puissances raquo (ἁπάσας τὰς δυνάmicroεις) La rheacutetorique ne serait ainsi subordonneacutee agrave aucune autre

discipline

Gorgias reconnait cependant qursquoil existe des orateurs malveillants Mais Gorgias refuse

drsquoassumer la responsabiliteacute car selon lui le maicirctre ne peut ecirctre tenu pour responsable des deacuterives

de son eacutelegraveve Agrave cet instant encore le cours du dialogue est interrompu par Socrate qui preacutecise la

viseacutee de sa meacutethode

τοῦ δὴ ἕνεκα λέγω ταῦτα ὅτι νῦν ἐμοὶ δοκεῖς σὺ οὐ πάνυ ἀκόλουθα λέγειν οὐδὲ σύμφωνα οἷς τὸ πρῶτον ἔλεγες περὶ τῆς ῥητορικῆς φοβοῦμαι οὖν διελέγχειν σε μή με ὑπολάβῃς οὐ πρὸς τὸ πρᾶγμα φιλονικοῦντα λέγειν τοῦ καταφανὲς γενέσθαι ἀλλὰ πρὸς σέ

Pourquoi dis-je cela Il me semble qursquoen ce moment que ce que tu exprimes nrsquoest pas tout agrave fait coheacuterent ni en accord avec ce que tu disais premiegraverement de la rheacutetorique Je crains donc de te reacutefuter jrsquoai peur que tu ne penses que lrsquoardeur qui mrsquoanime vise non pas agrave rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion mais bien agrave te critiquer

(PLATON Gorgias 457e [trad modif CANTO-SPENCER])

Il profite de cet instant pour rappeler une fois encore la diffeacuterence entre son projet et celui de la

sophistique en geacuteneacuteral Socrate semble percevoir une contradiction dans le discours de Gorgias

Litteacuteralement laquo sont rassembleacutees par elle raquo (voix passive) mais il srsquoagit bien de domination ce que 82

confirme la totaliteacute des traductions francophones et anglophones consulteacutees

119

et preacutecise alors que mecircme srsquoil met au jour une contradiction il ne faudra pas interpreacuteter cela sous

un aspect agonistique mais veacuteritablement dans une volonteacute de recherche commune Quoiqursquoil

srsquoagisse drsquoun rappel inteacuteressant des regravegles eacutethiques de lrsquoantilogique lrsquointerruption nous semble

permettre de srsquoassurer que son interlocuteur ne se sente pas tellement vexeacute qursquoil arrecircte

lrsquoentretien ce qui dans lrsquoantilogique est signe drsquoun eacutechec (sans interlocuteur la recherche devient

impossible)

Socrate demande agrave Gorgias de reprendre un nouvel eacutechange agrave partir de ce quil vient de

dire Il lui fait admettre que lrsquoorateur doit neacutecessairement avoir connaissance du juste Or

Gorgias reconnait aussi que celui qui connait le juste ne peut que devenir juste tout comme celui

qui connait la meacutedecine devient meacutedecin Agrave lrsquoeacutevidence cette assertion est loin de comporter un

aspect neacutecessaire mais Gorgias lrsquoaccepte sans broncher La contradiction est donc en place

Lrsquoorateur doit ecirctre juste alors qursquoil existe des orateurs qui ne sont pas justes Nous repreacutesentons

maintenant ce passage de maniegravere simplifieacutee selon notre meacutethode inspireacutee par la seacutemantique des

jeux afin drsquoeacuteclairer ce qui nous semble ecirctre un moment deacutelicat de lrsquoargumentation

FIG 14 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS [457A - 461A]

Ce passage est selon nous bien plus complexe qursquoil ne le laisse paraicirctre Le questionnement

repose sur ce qursquoest lrsquoart oratoire [1] Gorgias deacuteclare que lrsquoart oratoire est tout puissant et

Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)

[1] R

[2] (R gt J ) ⊢ [(R gt J ) sup (RJ ⋀ RnotJ)] [3] R sup KJ

[4] KJ [5] KJ sup notRnotJ

[6] notRnotJ [7a] notRnotJ ⋀ RnotJ

[7b] perp

Victoire de Socrate

R art oratoire J Justice

R gt J lrsquoart oratoire deacutepasse la justice KJ connaissance du juste

Rj lrsquoart oratoire doit connaitre le juste RnotJ lrsquoart oratoire ne connait pas le juste

120

transcende la justice (R gt J) Cette proposition est en fait un agreacutegat drsquoautres propositions 83

Cette transcendance de la justice est la conseacutequence du fait que la rheacutetorique consiste agrave enseigner

le juste et lrsquoinjuste alors que le maitre de rheacutetorique ne peut ecirctre consideacutereacute comme responsable si

ses eacutelegraveves sont injustes Il faut donc neacutecessairement une anteacuterioriteacute de la rheacutetorique sur la justice

(R gt J) sans quoi ces consideacuterations seraient impossibles Gorgias reconnait aussi qursquoil existe des

orateurs justes (RJ) et des orateurs non-justes (RnotJ) puisque la rheacutetorique deacutepasse la justice Il

srsquoagit donc pour Gorgias drsquoune implication ((R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)) Socrate fait alors reconnaitre agrave

Gorgias que la rheacutetorique implique une connaissance de ce que sont les choses justes [3] [4]

Mais Socrate deacuteclare aussi que la connaissance des choses justes supprime lrsquoeacuteventualiteacute drsquoecirctre

injuste [5] ce que Gorgias reconnait [6] Socrate remarque alors que Gorgias est en situation de

contradiction puisqursquoil soutient drsquoune part qursquoil existe des orateurs injustes et drsquoautre part que

lrsquoexistence de pareils orateurs est impossible [7a] Gorgias est donc reacutefuteacute [7b]

laquo οἱ δὲ microεταστρέψαντες χρῶνται τῇ ἰσχύϊ καὶ τῇ τέχνῃ οὐκ ὀρθῶς οὔκουν οἱ διδάξαντες πονηροί οὐδὲ 83

ἡ τέχνη οὔτε αἰτία οὔτε πονηρὰ τούτου ἕνεκά ἐστιν ἀλλ᾽ οἱ microὴ χρώmicroενοι οἶmicroαι ὀρθῶς raquo [457a]

121

Question sur le principe du tiers exclu

Nous voulons maintenant preacuteciser ce que nous disions plus tocirct concernant lrsquousage du tiers

exclu (drsquoapregraves Vlastos par exemple) Socrate pourrait tirer implicitement la conclusion que lrsquoart

oratoire ne transcende pas la justice not(R gt J) ce qursquoil ne fait pas

FIG 15 TABLE DE VEacuteRITEacute DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457a - 461a]

Lrsquoargumentaire de Socrate a pourtant permis de prouver que (RJ ⋀ RnotJ) eacutetait faux Dans le

premier cas ou cela est faux nous voyons que lrsquoensemble de la formule est inconsistante

lrsquoimplication nrsquoest pas valideacutee Dans le second cas lrsquoimplication est juste mais la formule de

deacutepart (R gt J) est cette fois agrave 0 Dans ce cas la formule est valide mais nrsquoest pas vraie puisqursquoil

srsquoagissait de la thegravese de deacutepart de Gorgias La conclusion serait juste si (RJ ⋀ RnotJ) est faux ou

impossible nous avons une preuve de not(R gt J) en accord avec le principe du tiers exclu Il

srsquoagirait donc drsquoune forme de raisonnement par lrsquoabsurde

FIG 16 ARBRE DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457A - 461A]

(R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)

1 1 1

1 0 0

0 1 1

0 1 0

(R gt J) ⊢C [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] [rarr eacutelim] R rarr KJ R

KJ rarr notRnotJ KJ[rarr eacutelim]

RnotJ notRnotJ[⋀ intro]

[not eacutelim]

[not intro]

RnotJ ⋀ notRnotJ

Contradiction perp

Reduction Ad Absurdum

Interdit en antilogique eacuteleacuteatenot(R gt J)

122

Nous remarquons que ce raisonnement serait valide Cependant cela ne serait pas vrai dans le

cadre de la recherche drsquoune veacuteriteacute ontologique au sens eacuteleacuteate un trop grand nombre

drsquohypothegraveses de deacutepart pourrait contenir des erreurs et donc ecirctre la source de lrsquoincoheacuterence

geacuteneacuterale du systegraveme Il ne srsquoagit pas pour Socrate drsquoune pure eacuteristique mais bien drsquoun projet 84

diffeacuterent Dans le contexte de la recherche de veacuteriteacute lrsquoerreur peut ecirctre dans lrsquoensemble de la

phrase de deacutepart (R gt J) ⊢I [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] et non pas seulement dans

lrsquohypothegravese (R gt J) Il serait donc dangereux de deacuteduire directement not(R gt J) sans remettre en

cause lrsquoensemble des autres hypothegraveses constituant le tableau de pointage de Gorgias (bien que

pour la plupart Socrate soit implicitement agrave lrsquoorigine des hypothegraveses) Le raisonnement par

lrsquoabsurde requiert une simplification binaire que lrsquoantilogique de Socrate refuse Pour cette

raison Socrate propose de continuer lrsquoentretien avec Gorgias [461a-b]

Nonetheless on my reading the first round (up to 457c) is a victory for Gorgias Socrates then kindly asks his elder to play another round (457c-458b) Since he pretends being able to answer any sort of question this is something Gorgias cannot refuse (458d-e see also 447c) Then Socrates will catch him in a contradiction (see 457e 461a 462b 463a) He takes no pride in doing so and thinks it would take many other rounds before seeing clearly into the subject

ταῦτα οὖν ὅπῃ ποτὲ ἔχει μά τὸν κύνα ὦ Γοργία οὐκ ὀλίγης συνουσίας ἐστὶν ὥστε ἱκανῶς διασκέψασθαι

ldquo by the dog Gorgias we should spend no small amount of time together before we fully inquire into the subject rdquo (461a7-b2)

(CASTELNEacuteRAC 2015 5)

Nous pouvons deacutesormais conclure cette premiegravere partie sur lrsquoentretien entre Socrate et le

personnage de Gorgias Plusieurs eacuteleacutements importants ont eacuteteacute releveacutes durant cette eacutetude Dans un

premier temps lrsquoironie socratique est un eacuteleacutement neacutecessaire pour deacuteclencher le dialogue il faut

neacutecessairement que le comportement de Socrate suscite une interrogation et donne envie agrave ses 85

eacuteventuels interlocuteurs de se prendre au jeu Pour pousser ses interlocuteurs dans les meacuteandres

drsquoun dialogue Socrate doit donc ruser en jouant sur leurs inteacuterecircts Dans notre exemple nous

avons vu par exemple que Socrate se permit agrave plusieurs reprises de complimenter Gorgias en

Cf supra II 2 laquo Le tableau de pointage raquo84

Lrsquoironie vient du verbe ἔίρων signifiant laquo interroger en feignant lrsquoignorance raquo85

123

preacutetendant que lrsquoexercice qursquoil lui proposait serait tregraves simple pour un orateur de son acabit Ce

passage obligatoire du dialogue et qui parfois revient au cours de lrsquoentretien est eacutetroitement lieacute agrave

la meacutethode maiumleutique la recherche de veacuteriteacute telle que la conccediloit Platon neacutecessite un

engagement personnel Pour Socrate le meilleur moyen drsquoobtenir lrsquoengagement personnel de son

interlocuteur consiste agrave lui donner une impression de faciliteacute Cette faciliteacute est un moyen pour

Socrate drsquoobtenir de ses interlocuteurs une plus grande spontaneacuteiteacute dans leurs reacuteponses

Dans un deuxiegraveme moment nous avons vu comment Socrate introduisit progressivement

un certain nombre de regravegles de discussion certaines avant le deacutebut du questionnement mais

drsquoautres pendant voire agrave la toute fin avant la reacutefutation finale Lrsquoenreacutegimentation du dialogue

vers la dialectique nrsquoest pas une illusion il srsquoagit drsquoune phase neacutecessaire Cette phase est

cependant tregraves variable en fonction de lrsquointerlocuteur de Socrate une grande part du travail

repose sur la psychologie de lrsquointerlocuteur de Socrate Nous pouvons pour justifier notre propos

prendre deux exemples Dans un premier temps lrsquoenreacutegimentation avec Polos passa en grande

partie par une lutte contre la macrologie lrsquoart de faire de longs discours visant agrave perdre son

interlocuteur dans un deacutedale de thegraveses En revanche lrsquoenreacutegimentation avec Gorgias semble bien

plus porter sur le respect mutuel et la bienseacuteance Il semble que Socrate ne deacutesire pas froisser

Gorgias alors qursquoil semble tout autant ne pas se preacuteoccuper de violemment contredire Polos

From the readerrsquos point of view things are getting both darker and funnier with Polos but the arguments are not getting better mostly for two reasons Firstly Polos makes it a matter of pride in his first speech he almost openly calls Gorgias a coward (461b5) and he scorns Socrates as we just saw In a word he is being hubristic Socrates meets him with due irony numerous times

(CASTELNEacuteRAC 2015 6)

Troisiegravemement nous avons remarqueacute comment la seacutemantique des jeux que nous avons

deacutecideacute drsquoemployer pour repreacutesenter certaines argumentations a permis de mettre en lumiegravere

lrsquoaspect strateacutegique de lrsquointerrogation socratique Comme le dit Polos il semble que lrsquoobjectif de

Socrate soit tout entier tourneacute vers la reacutefutation de son adversaire par la mise en eacutevidence drsquoune

contradiction Cependant Socrate ne reacutefute pas agrave proprement parler son adversaire il ne fait que

relever des contradictions Par la suite lorsque les contradictions deviennent trop nombreuses

124

lrsquointerlocuteur de Socrate deacutecide de se retirer de la discussion ou un nouvel interlocuteur fait

irruption Cependant nous ne pouvons pas parler de reacutefutations mais bien plutocirct de

contradiction Il srsquoagit drsquoailleurs du sens premier du terme ἔλεγχος qui avant de signifier

reacutefutation signifie simplement examen

Enfin le dernier moment de cette premiegravere eacutetude fut une deacutemonstration expeacuterimentale de

ce que nous eacutevoquions quant au principe du tiers exclu dans les joutes Lagrave ougrave les interpregravetes

virent le plus souvent des preuves par lrsquoabsurde nous nrsquoavons trouveacute que des contradictions Il

reste alors un pas entre lrsquoantilogie et le reductio ad absurdum pouvant potentiellement ecirctre

franchi en fonction du contexte Ce laquo pas raquo ne peut cependant ecirctre franchi de maniegravere

systeacutematique

125

2 Polos et Socrate mesures et morale

De Gorgias agrave Polos [461b - 466a]

Nous venons drsquoillustrer agrave lrsquoeacutechelle drsquoun entretien (du deacutebut du dialogue jusqursquoagrave la

contradiction) lrsquoaspect strateacutegique drsquoune joute dialectique Notre repreacutesentation a en effet pour

objectif drsquoinsister non pas sur le raisonnement dans son ensemble consideacutereacute comme un bloc

monolithique qui serait admis par deux protagonistes mais bien plutocirct comme un eacutechange

strateacutegique dont lrsquoobjectif final sera pour Socrate ou pour son adversaire la mise en eacutevidence

drsquoune contradiction dans le raisonnement adverse mdash ou de la coheacuterence de sa propre penseacutee

quoique chez Platon le fait de ne pas ecirctre Eacuteleacuteate reacuteduise grandement la probabiliteacute drsquoune tel

eacutevegravenement Cependant notre travail avait aussi pour conclusion lorsque nous nous eacutetions

interrogeacutes sur la diffeacuterence entre Socrate et les sophistes que la meacutethode socratique reposait

chez Platon tout du moins sur un projet drsquoenvergure tout orienteacute vers la recherche drsquoune veacuteriteacute

ontologique (et non plus strateacutegique) Nous allons donc saisir ce deuxiegraveme moment de la lecture

du Gorgias pour illustrer ce que nous appelons lrsquoarborescence de recherche ougrave chaque nœud

serait une joute dialectique Cette combinaison justifiera alors le nom geacuteneacuteral drsquoarborescence-

tabulaire pour notre outil de repreacutesentation En bref apregraves lrsquoeacutechelle microscopique de lrsquoentretien

avec Gorgias nous allons maintenant consideacuterer lrsquoeacutechelle macroscopique de lrsquoentretien avec

Polos en le replaccedilant dans un projet plus vaste

La suite de lrsquoentretien est drsquoailleurs assez diffeacuterente de ce qursquoil eacutetait jusque lagrave Socrate

ayant deacuteclareacute avoir deacutecouvert une contradiction chez Gorgias Polos deacutecide de prendre la relegraveve

Ce dernier srsquoindigne de la meacutethode socratique lrsquoensemble des rappels eacutethiques effectueacutes durant

ce premier moment ne suffisent pas agrave convaincre Polos de la bonne foi de Socrate Polos

reproche agrave Socrate drsquoavoir fait conceacutedeacute des propositions fausses agrave Gorgias afin de le pousser agrave la

contradiction

τοῦτο ὃ δὴ ἀγαπᾷς αὐτὸς ἀγαγὼν ἐπὶ τοιαῦτα ἐρωτήματα ἐπεὶ τίνα οἴει ἀπαρνήσεσθαι μὴ οὐχὶ καὶ αὐτὸν ἐπίστασθαι τὰ δίκαια καὶ ἄλλους διδάξειν

126

[crsquoest] cela qui te reacutejouit drsquoautant plus si crsquoest toi qui y pousse avec tes questions Vraiment te figures tu que lrsquoon contesterait savoir ce que sont les choses justes et les enseigner quand mecircme

(PLATON Gorgias 461c)

Pour Polos la malhonnecircteteacute est manifeste car il est impossible de pouvoir preacutetendre enseigner ce

qursquoest ou ce que nrsquoest pas le juste tout en ne le connaissant pas soi-mecircme Pour cette raison

Polos deacuteclare la contradiction caduque et la justifie par une laquo faiblesse raquo de Gorgias Socrate

deacutecide donc drsquoinviter Polos agrave prendre la place de Gorgias afin de constater si lui aussi tomberait

dans une pareille contradiction

καὶ νῦν εἴ τι ἐγὼ καὶ Γοργίας ἐν τοῖς λόγοις σφαλλόμεθα σὺ παρὼν ἐπανόρθου δίκαιος δ᾽ εἶ καὶ ἐγὼ ἐθέλω τῶν ὡμολογημένων εἴ τί σοι δοκεῖ μὴ καλῶς ὡμολογῆσθαι ἀναθέσθαι ὅτι ἂν σὺ βούλῃ [hellip]

Ainsi en ce moment mecircme si dans nos propos agrave Gorgias et moi il y a quelque chose drsquoinexact corrige-nous tu le dois Et je veux si nous nous sommes mis drsquoaccord sur un point qui te paraicirct faux que tu me fasses rejouer mon coup [hellip]

(PLATON Gorgias 461c-d [trad modif LAFFITTE])

Lrsquoironie socratique est encore une fois une neacutecessiteacute face agrave un personnage indigneacute et en colegravere

lrsquoart de la conversation neacutecessite au preacutealable la reacuteintroduction drsquoune perspective de recherche

commune crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour lrsquointerlocuteur de Socrate agrave continuer le dialogue Nous

remarquons ici encore comment cette recherche de veacuteriteacute semble adopter un caractegravere ludique

(au sens premier du terme) La reacutefeacuterence au jeu de pions nrsquoest drsquoailleurs pas un hasard il est clair

que Socrate et les sophistes jouent le mecircme jeu mais pour des motifs diffeacuterents Ce moment peut

donner lrsquoimpression (volontaire) que Socrate nrsquoest plus alors en train de chercher la veacuteriteacute mais

srsquoamuse simplement agrave reacutefuter les thegraveses de ses interlocuteurs agrave la suite (agrave lrsquoimage drsquoun Gorgias

preacutetendant pouvoir reacutepondre agrave toute question) Cette interpreacutetation nrsquoest pourtant que partielle

car il apparaicirct au delagrave de la satisfaction immeacutediate de la reacutefutation que Socrate deacutesire

neacuteanmoins arriver agrave une position finale exempte de toute contradiction La suite du dialogue

appuiera davantage ce point comme nous le verrons

Cependant chose remarquable les rocircles srsquoinversent agrave cet instant et Socrate entre dans la

posture du Reacutepondant Lrsquoobjectif de Platon est compreacutehensible apregraves avoir critiqueacute la position

127

de Gorgias il convient maintenant pour Platon agrave travers la figure de lrsquoauteur drsquoavancer sa thegravese

Comme toujours chez Platon il nrsquoy a pas de hasard en vertu notamment du postulat theacuteacirctral tel

que nous lrsquoeacutevoquions parmi nos hypothegraveses de recherche Cette transition est agrave lrsquoeacutevidence une

rupture manifeste dans la maiumleutique comme art de la recherche de veacuteriteacute Socrate nous montre

alors comment il convient drsquoagir dans une telle situation Il faut flatter lrsquoadversaire et donner

lrsquoillusion que celui-ci a le dessus sur la situation bien souvent les dialogues se concluent par un

malaise chez lrsquointerlocuteur celui-ci nrsquoayant pas eacuteteacute capable de deacutefinir son propre objet Voilagrave

alors tout lrsquointeacuterecirct de ce passage faussement eacutelogieux de Socrate vis-agrave-vis de la jeunesse

qursquoincarne Polos et ougrave Socrate espegravererait voir celui-ci le laquo corriger raquo de ses erreurs Seul le

lecteur naiumlf pourrait prendre ce passage au pied de la lettre Platon joue drsquoailleurs beaucoup de

lrsquoironie socratique pour non seulement eacuteclairer ce que nous disions plus haut mais aussi pour

discreacutediter certains personnages aupregraves du lecteur Ici par exemple Polos apparaicirct clairement

comme un personnage peu enclin agrave la discussion et encore moins agrave discerner lrsquoironie de la

sinceacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence la recherche de veacuteriteacute sur le monde par delagrave les preacutejugeacutes sensibles ne

sera pas simple avec ce personnage Pourtant Socrate se sacrifie Comme il est eacutecrit dans la

Reacutepublique au livre VII le philosophe doit retourner dans la caverne pour sortir les autres de

leur ignorance Crsquoest cela que Socrate reacutealise devant nous en ne renonccedilant jamais au dialogue

mais en lui donnant des regravegles pour que celui-ci ait un sens 86

La regravegle principale que Socrate deacutesire imposer est cruciale elle deacutefinit la condition mecircme

du dialogue la micrologie (que nous opposons agrave la macrologie agrave savoir lrsquoart des longs

discours) Socrate demande agrave Polos de continuer lrsquoentretien par de courtes questions et reacuteponses

condition sine qua non de la recherche dialectique selon lui Comme eacutevoqueacute lors de la premiegravere

intervention de Polos avant lrsquoentretien avec Gorgias les longs discours ne reacutepondent pas aux

questions ils permettent uniquement de perdre lrsquoadversaire (dans un contexte agonistique) dans

les meacuteandres drsquoun raisonnement trop long agrave reacutefuter Il est neacutecessairement plus long de reacutefuter un

raisonnement que drsquoeacutenoncer le raisonnement fallacieux lui-mecircme La macrologie est donc agrave la

Lrsquoenreacutegimentation du dialogue lui donne agrave la fois une direction crsquoest-agrave-dire oriente la recherche et 86

dans le mecircme temps la justifie en lui attribuant une signification Nous jouons alors sur la polyseacutemie du sens en franccedilais Par ces regravegles le dialogue devient senseacute et censeacute

128

fois un moyen de faire perdre le cours du dialogue agrave lrsquoadversaire et aux auditeurs mais aussi un

habile moyen pour gagner du temps car il devient impossible pour lrsquoopposant de prendre assez

de temps pour reacutefuter la totaliteacute de la proposition initiale Pourtant quiconque a lu le Gorgias ne

peut que srsquoeacutetonner drsquoune pareille argumentation de la part de Socrate qui le plus souvent

monopolise la parole et qui finira mecircme le dialogue par ne plus que parler seul face au

deacutesinteacuteressement de Calliclegraves Neacuteanmoins il faut ici garder agrave lrsquoesprit qursquoil srsquoagit avant tout du

principe maiumleutique et que pour cette raison Socrate parle beaucoup mais pas trop

Bien que nous allions revenir dans la derniegravere partie de notre travail sur les monologues

socratiques de la fin du Gorgias nous pouvons deacutejagrave eacutevoquer la raison principale de cette

diffeacuterence de traitement la juste mesure Quand bien mecircme Socrate parlerait parfois beaucoup 87

plus que Polos Gorgias ou Calliclegraves il ne parle jamais trop Socrate est toujours soit dans son

raisonnement soit dans une ironie dont la viseacutee est seulement de maintenir les conditions du

dialogue Agrave lrsquoinverse mecircme srsquoils parlent parfois peu il nrsquoempecircche que les sophistes ne sont pas

agrave chaque intervention dans le sens du dialogue lrsquoobjectif est avant tout pour eux de sortir

victorieux de lrsquoeacutechange Bien au contraire agrave de nombreuses reprises ceux-ci tentent de perturber

lrsquoauditoire et lrsquoadversaire afin de remporter la joute sans se preacuteoccuper de la justesse de leur

propos Plus preacuteciseacutement drsquoapregraves la conclusion de notre premier chapitre sur le fonctionnement

des joutes la veacuteriteacute des sophistes nrsquoest autre qursquoune simple strateacutegie gagnante En cela le simple

fait drsquoecirctre victorieux est un preuve temporaire de la veacuteraciteacute de lrsquoargumentation Cela ne

fonctionne plus chez Platon pour qui la veacuteriteacute nrsquoa drsquoautre juge que le reacuteel lui-mecircme Lrsquoexteacuterieur

de la caverne est le monde le plus reacuteel davantage reacuteel que les ombres projeteacutees sur le fond de la

salle La macrologie du sophiste (au sens geacuteneacuteral) est ainsi une strateacutegie dont lrsquounique objectif

est de deacutestabiliser lrsquoadversaire Crsquoest donc potentiellement une strateacutegie gagnante mais dans

lrsquooptique plus honnecircte de la recherche de veacuteriteacute comme absolu commun reacutesultant drsquoun effort de

dialogue cette macrologie est une consideacuterable perte de temps qursquoil faut impeacuterativement

eacuteradiquer Un bon dialogue repose sur la juste mesure du temps de parole mesure non pas

Agrave ne pas confondre avec la mesure du juste que nous allons aborder par la suite Nous nous inspirons 87

ici et pour la suite de maniegravere pousseacutee des travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot et notamment du chapitre VI de son ouvrage Platon lrsquoinvention de la philosophie deacutejagrave preacuteceacutedemment citeacute dans notre travail

129

arithmeacutetique (dureacutees toujours identiques) mais geacuteomeacutetrique (dureacutees toujours proportionnelles agrave

la neacutecessiteacute du propos) En cela les monologues socratiques de la fin du Gorgias respectent la

juste mesure quoique nous y reviendrons par la suite

Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b]

Nous nous concentrons maintenant sur un passage assez court et qui pourtant requiert une

vaste compreacutehension de lrsquoœuvre de Platon pour ecirctre pleinement abordeacute Apregraves un deacutebat

initialement sur la nature de la rheacutetorique Polos deacuteplace lrsquoobjet vers la puissance des orateurs

dans la citeacute Polos refuse cateacutegoriquement la critique de Socrate et deacuteclare que la supreacutematie de

la rheacutetorique vient de sa capaciteacute agrave rendre un homme tout-puissant dans la citeacute Il srsquoappuie alors

sur lrsquoargumentaire de Gorgias que lrsquoon trouve par exemple dans lrsquoEacuteloge drsquoHeacutelegravene et qursquoil vient

drsquoeacutenoncer (456a- 457c)

[hellip) la puissance eacuteminente de la rheacutetorique qui [] permet [au sophiste] dans le cadre drsquoun deacutebat public de lrsquoemporter sur nrsquoimporte qui y compris un speacutecialiste agrave nrsquoimporte quel sujet

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 171)

Il srsquoagit drsquoun argument de fait la deacutevaluation socratique est contredite par le constat empirique

de la toute puissance des rheacuteteurs dans la citeacute deacutemocratique ce qui a eacuteteacute eacutetabli par Gorgias agrave la

fin de la premiegravere joute Pour le rheacuteteur les plus grands hommes sont dans une citeacute

deacutemocratique les eacutequivalents des tyrans ceux-ci possegravedent droit de vie ou de mort sur les autres

citoyens Cette capaciteacute est lrsquoincarnation drsquoun pouvoir absolu pour Polos Pourtant Socrate

remarque que lrsquoassimilation de la puissance agrave un bien conduit les rheacuteteurs agrave nrsquoavoir aucune

puissance srsquoils ne peuvent atteindre un but valable La joute qui va suivre portera donc sur un

problegraveme de mesure opposant drsquoune part lrsquoargumentation empirique de Polos et lrsquoargumentation

rationnelle de Socrate (cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172)

Socrate va alors jouer le jeu de Polos afin de le contredire sur son propre terrain Il

commence par distinguer la connaissance rationnelle de lrsquoopinion Cet argument nrsquoest pas sans

rappeler le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature dont nous parlions un peu plus tocirct La

meacutethodologie eacuteleacuteate en grande partie agrave lrsquoœuvre dans la maiumleutique socratique passe par cette

130

distinction primordiale entre ce que les mortels croient et la veacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence lrsquoobjectif du

philosophe est de toujours deacutepasser lrsquoopinion afin de preacutetendre agrave une connaissance vraie sur le

monde Or le tyran comme le sophiste ne srsquoen tient qursquoagrave ses opinions et nrsquoa pas de jugement

vrai (au sens platonicien) sur le monde Ainsi ce dernier fait ce qursquoil croit ecirctre bien pour lui

mais nrsquoen a en fait aucune reacuteelle ideacutee Un homme preacutesenteacute comme theacuteorique et deacutepourvu

drsquointelligence laquo se tromperait presque ineacutevitablement et choisirait le pire pour lui raquo (SEacuteGUY-

DUCLOT 2014 172) Ainsi conclut Socrate quand bien mecircme la puissance serait un bien comme

le disait Polos cet homme incapable drsquoagir dans son propre inteacuterecirct serait incapable drsquoaller vers

un quelconque bien Lrsquoobjectif de la joute pour Socrate est donc le suivant prouver que le tyran

souffre drsquoune impuissance radicale (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172) En deacutemontrant ceci Socrate

reacutefutera Polos

Mais Polos refuse une distinction seacutemantique cruciale entre laquo faire ce que bon nous

semble raquo et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo Le rheacuteteur qursquoil est ne la refuse pas simplement mais en

profite pour rabaisser Socrate et traiter son argumentation de laquo pitoyable raquo Lagrave encore le

personnage de Socrate nous donne une leccedilon de patience et drsquoironie Bien plutocirct que de

srsquoeacutenerver Socrate reacutepond agrave Polos avec une fausse politesse eacutevidente Lrsquoobjectif est ici de ne pas

laisser le dialogue sombrer dans lrsquoeacuteristique qui reposerait plus sur des injures que sur des

arguments logiques Socrate parvient mecircme agrave revenir dans la position du questionneur (situation

ideacuteale puisque permettant de conduire lrsquoentretien bien plus facilement) En prenant lrsquoexemple

drsquoun malade prenant un meacutedicament non pas pour le plaisir de boire la potion mais pour son effet

curatif Socrate fait reconnaitre agrave Polos qursquoune action nrsquoest jamais faite pour elle-mecircme mais

seulement en vue de sa finaliteacute De la mecircme maniegravere les marins ne sillonnent pas les mers pour

le simple fait de sillonner les mers mais pour acqueacuterir des richesses Socrate opegravere ensuite une

tripartition entre les choses (dans le sens drsquoactions) quant agrave lrsquoeacutevaluation de leur viseacutee certaines

sont bonnes drsquoautres mauvaises et drsquoautres enfin neutres Polos reconnait cette division Mais

directement apregraves Socrate fait aussi conceacuteder agrave Polos que les actions neutres ne sont en fait

jamais une fin mais un moyen vers un bien Par exemple on ne marche pas pour marcher mais

pour se deacuteplacer aller agrave un endroit Ainsi mecircme si la marche en elle-mecircme est une activiteacute

consideacutereacutee comme neutre sa finaliteacute est celle drsquoune bonne action De la mecircme maniegravere Socrate

131

fait reconnaitre agrave Polos que mecircmes les pires actions telles que faire peacuterir un homme ou lrsquoexiler

ne sont jamais faites dans un autre but que notre propre bien Socrate vient ainsi de deacutefinir

quelque chose drsquoimportant pour la suite toute action bonne neutre ou mauvaise est toujours

accomplie dans le sens de ce que nous pensons pouvoir nous apporter un certain bien Par ce

raisonnement Socrate vient de lier intrinsegravequement toute action avec la volonteacute drsquoun bien

personnel pour lrsquoagent Cet eacuteleacutement est primordial il va permettre la mise en place des

paradoxes socratiques et par la suite la reacutefutation des positions de Polos

La distinction qursquoeffectue Socrate part du principe eacutetabli que toute action vise le bien pour

son agent Si le tyran dans sa toute puissance commet une action qui se reacutevegravele nuisible pour lui

alors il nrsquoa pas pu faire ce qursquoil voulait puisque celui-ci voulait neacutecessairement son propre bien

Nous voyons comment Platon joue avec la volonteacute ponctuelle drsquoune part et la volonteacute finale

drsquoautre part La volonteacute ponctuelle est lrsquoaction que lrsquohomme veut faire agrave un instant donneacute Mais

chaque action reacutesultant de la volonteacute ponctuelle srsquoinscrit dans un projet plus geacuteneacuteral de volonteacute

finale crsquoest-agrave-dire le bien de lrsquoagent En subordonnant toute volonteacute ponctuelle agrave la volonteacute

finale Socrate permet de distinguer clairement laquo faire ce que bon nous semble raquo (volonteacute

ponctuelle) et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo (volonteacute finale) Tout homme veut le bien mais son

ignorance ne lui permet pas toujours drsquoaccorder sa volonteacute ponctuelle et sa volonteacute finale La

critique de Socrate repose donc sur lrsquoignorance du rheacuteteur Le tyran qui ne sait pas peut tout

faire de faccedilon ponctuelle mais pas de faccedilon finale La connaissance du juste est neacutecessaire agrave

lrsquoomnipotence

Le rheacuteteur confond pouvoir et puissance potestas et potentia Le pouvoir est la reacutealiteacute du

tyran il srsquoagit de son champ drsquoaction son intensiteacute dans lrsquoacte En cela le tyran est lrsquohomme

avec le plus de pouvoir Le pouvoir rejoint lrsquoautoriteacute lrsquoeffet immeacutediat sur les autres La

puissance agrave lrsquoinverse est un rapport agrave soi passant par une connaissance du reacuteel Crsquoest agrave la fois un

savoir et une vertu Socrate est le personnage le plus puissant en accordant agrave la perfection ce

qursquoil veut agrave la reacutealiteacute du monde La fin de la puissance nrsquoest pas drsquoexercer un pouvoir sur autrui

mais sur soi Le sophiste absolu incarneacute par la suite par Calliclegraves est maitre de lrsquounivers sans

ecirctre maitre de lui-mecircme il est pur pouvoir La volonteacute de puissance implique de commander agrave ce

132

qui est en soi elle implique drsquoobeacuteir agrave ce qui est plus grand que soi Si nous deacutesirons ici prendre le

temps de la reacuteflexion sur ces notions de pouvoir et de puissance crsquoest avant tout pour insister sur

la faccedilon avec laquelle Platon parvient comme nous lrsquoeacutevoquions plus haut agrave joindre diffeacuterents

plans de sa penseacutee Comme nous lrsquoeacutevoquions la diffeacuterence entre le philosophe et le sophiste

repose dans sa pratique du dialogue sur la preacutesence pour le philosophe drsquoune finaliteacute deacutepassant

lrsquohorizon simple de la victoire de la joute oratoire De la mecircme maniegravere dans le Gorgias il

apparaicirct clairement que la distinction entre la puissance et le pouvoir relegraveve du mecircme problegraveme

Finalement tout ceci pourrait se reacutesumer agrave la partie de lrsquoacircme mise en avant selon le personnage

Dans le cas du philosophe toute lrsquoacircme est tourneacutee vers laquo les choses de lrsquointellect raquo (νοῦς) alors

que le tyran (crsquoest-agrave-dire le sophiste dans ce qursquoil est de plus extrecircme) tourne son acircme vers laquo les

plaisirs mateacuteriels raquo (ἐπιθυmicroία)

Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes

laquo Nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo La conclusion socratique semble intenable En effet

drsquoapregraves lrsquoensemble de ses positions Socrate semble deacutefendre lrsquoideacutee selon laquelle toute action a

pour finaliteacute le bien Mais la situation est indeacutefendable sur le plan juridique Comment peut-on

garder un systegraveme judiciaire reposant sur la responsabiliteacute des actes si toute injustice devient

neacutecessairement involontaire Ce problegraveme nrsquoen est pourtant pas un pour Platon nous deacutecidons

de regarder les thegraveses platoniciennes sous un aspect plus geacuteneacuteral En effet notre approche

dialogique nous a bien souvent conduit agrave ne voir dans les joutes socratiques que des strateacutegies

gagnantes vides de reacutealiteacutes Cependant le moment nous semble ici ideacuteal pour justifier au plan

large (crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble du corpus et non plus seulement drsquoune œuvre prise

isolement) que le personnage de Socrate est le vecteur de thegraveses platoniciennes Ces thegraveses

deacutepassent les apories de surface pour prendre un sens nouveau une fois pleinement remises dans

leur contexte

En vertu des thegraveses eacutenonceacutees dans lrsquoHippias mineur celui qui manque son objectif

volontairement est meilleur que celui qui le fait sans en avoir le choix Par exemple celui qui

court lentement par choix est un meilleur coureur que celui qui court lentement par neacutecessiteacute

133

mdash Ἐν δρόμῳ μὲν ἄρα πονηρότερος ὁ ἄκων κακὰ ἐργαζόμενος ἢ ὁ ἑκών mdash Ἐν δρόμῳ γε

mdash Dans la course celui qui fait un mauvais travail involontairement est plus mauvais que celui qui le fait volontairement mdash Oui dans la course

(PLATON Hippias mineur 374a)

Mais dans ce cas celui qui manquerait volontairement la justice de son action serait plus juste

que celui qui le ferait par erreur Lrsquohomicide volontaire serait par exemple moins grave que

lrsquohomicide involontaire du simple fait que dans le premier cas le criminel aurait eu conscience

de ce qursquoil eucirct fallu faire de juste mais aurait volontairement choisi lrsquoinjustice Nous voyons

combien la discussion entre Polos et Socrate est grave il ne srsquoagit plus simplement de deacutefinir

lrsquoactiviteacute des orateurs dans la citeacute mais de rendre raison drsquoun systegraveme juridique reposant sur

lrsquointentionnaliteacute des actes La distinction repose ici sur les deux termes preacuteceacutedemment citeacutes

laquo volontaire raquo (ἑκών [374a]) et laquo involontaire raquo (ἄκων) Le dialogue de lrsquoHippias mineur ne

propose ici aucune solution et se termine par une aporie Toutefois la difficulteacute est leveacutee dans un

autre dialogue le Protagoras (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 175)

ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν

Pour moi je suis agrave-peu-pregraves persuadeacute quaucun sage ne croit que qui que ce soit pegraveche de plein greacute et fait de propos deacutelibeacutereacute des actions honteuses et mauvaises mais ils savent tregraves bien que tous ceux qui commettent des actions de cette nature les commettent involontairement

(PLATON Protagoras 345d-e [trad modif COUSIN])

Le Gorgias se place donc agrave la suite de cette consideacuteration qui est que la volonteacute finale ne peut

ecirctre que le bien Il devient donc impossible de commettre une injustice involontairement ce qui

supprime de facto lrsquoaporie de lrsquoHippias mineur Mais cette solution qui supprime lrsquoinjustice

volontaire ne permet pas dans un systegraveme peacutenal de consideacuterer lrsquoinjustice involontaire comme

moins grave puisque lrsquoinjustice devient neacutecessairement involontaire Nous retrouvons ici lrsquoideacutee

deacutefendue par Aristote dans son Eacutethique agrave Nicomaque

134

ἔτι δὲ τί διαφέρει τῷ ἀκούσια εἶναι τὰ κατὰ λογισμὸν ἢ θυμὸν ἁμαρτηθέντα φευκτὰ μὲν γὰρ ἄμφω δοκεῖ δὲ οὐχ ἧττον ἀνθρωπικὰ εἶναι τὰ ἄλογα πάθη ὥστε καὶ αἱ πράξεις τοῦ ἀνθρώπου ltαἱgt ἀπὸ θυμοῦ καὶ ἐπιθυμίας ἄτοπον δὴ τὸ τιθέναι ἀκούσια ταῦτα

Et de plus quelle diffeacuterence fait-on si elles sont commises contre notre greacute entre les fautes de calcul et les fautes dues agrave lrsquoardeur Elles sont en effet agrave proscrire toutes les deux Or les fautes sans calcul semble-t-il ne sont pas moins humaines De sorte que sont aussi le fait de lrsquohomme les actions qui procegravedent de lrsquoardeur et de lrsquoappeacutetit Il est donc deacuteplaceacute de poser lagrave des actes non consentis

(ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque III 1 1111b1 [trad modif BODEacuteUumlS])

Nous devons alors nous tourner vers le dernier dialogue de Platon pour comprendre

comment sortir deacutefinitivement de lrsquoaporie et reacuteintroduire un systegraveme judiciaire capable drsquoagir

dans la citeacute Il srsquoagit des Lois IX

si nous voulons accorder le laquo nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo et les neacutecessiteacutes du systegraveme peacutenal nous ne pouvons affirmer qursquoil y a agrave la fois une injustice volontaire et une injustice involontaire Il srsquoagit drsquoun problegraveme dialectique tout reacuteside dans le choix de la bonne distinction agrave opeacuterer

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176)

Seacuteguy-Duclot remarque que la distinction ne repose plus sur lrsquoinjustice volontaire ou non mais

sur la notion de laquo dommage raquo (βλάβη [862a]) entre un dommage qui relegraveve de lrsquoinjustice et un

dommage qui nrsquoen relegraveve pas laquo Tout dommage nrsquoest pas une injustice il peut nrsquoecirctre qursquoun

dommage involontaire raquo (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176) Le lecteur devra alors remarquer la

pirouette fantastique opeacutereacutee par Platon qui plutocirct que de deacutemontrer que toute injustice est

involontaire deacutemontre agrave lrsquoinverse que lrsquoinjustice involontaire nrsquoexiste pas Ceci peut alors

sembler paradoxal et aller agrave lrsquoencontre de la thegravese deacutefendue plus tocirct consistant agrave renier

lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune volonteacute meacutechante Bien au contraire en srsquoappuyant sur la distinction que

nous avons preacuteceacutedemment eacutenonceacutee il apparaicirct clairement que tout le raisonnement repose sur les

ambiguiumlteacutes de certains mots La volonteacute nrsquoest pas simplement ce que lrsquoon deacutesire faire de maniegravere

immeacutediate mais ce vers quoi lrsquoon tend de maniegravere finale il srsquoagit de la diffeacuterence que nous

consideacuterions plus tocirct entre volonteacutes finale et ponctuelle Une injustice doit toujours ecirctre

volontaire puisque une injustice est la reacutesultante drsquoune action meacutediteacutee de maniegravere ponctuelle

135

comme moyen drsquoatteindre le bien Lrsquoinjustice est donc la cause drsquoune ignorance de la part de

lrsquoagent incapable de comprendre le lien reacuteel entre son action immeacutediate et ses conseacutequences

ultimes Ecirctre injuste crsquoest ne pas savoir ce qui reacutesultera de notre action Les dommages en

revanche ne sont pas neacutecessairement lieacutes agrave la volonteacute de lrsquoagent Il existe des dommages

involontaires lorsque les conseacutequences de lrsquoaction sont totalement impreacutevisibles En revanche

lrsquoinjustice est toujours volontaire puisque elle est un autre nom pour un laquo mauvais jugement raquo

En suivant notre raisonnement le lecteur pourra ecirctre surpris drsquoy voir surgir un autre

paradoxe apparement plus dur encore agrave deacutepasser Si lrsquoinjustice ne relegraveve pas drsquoune mauvaise

volonteacute mais drsquoune ignorance du bien comment peut-on condamner un homme pour son

ignorance Le problegraveme semble persister et aucun des dialogues eacutetudieacutes nrsquoapporte de reacuteponse agrave

cette question Les lois amegravene un premier eacuteleacutement de reacuteponse Lrsquoinjustice trouve sa source dans

le laquo cœur raquo (θυmicroός [863b] le laquo plaisir raquo (ἡδονή) et lrsquolaquo ignorance raquo (ἄγνοια) Selon Platon

lrsquoinjustice prend place quand lrsquoignorance conduit agrave prendre un plaisir pour le bien Nous pouvons

alors sortir du paradoxe en rapprochant ce raisonnement de ce que nous avions conclu agrave la suite

du livre VI de la Reacutepublique En effet la tripartition de lrsquoacircme et le dualisme ontologique sont la

cause reacuteelle de lrsquoinjustice mais aussi de sa responsabilisation Le cœur comme expliqueacute dans le

Phegravedre est la source du choix de vie chez lrsquohomme Il faut donc que lrsquohomme tourne tout entier

son cœur vers la raison et reacutesiste agrave la distraction de lrsquoeacutetalon noir les deacutesirs

ὅταν δ᾽ οὖν ὁ ἡνίοχος ἰδὼν τὸ ἐρωτικὸν ὄμμα πᾶσαν αἰσθήσει διαθερμήνας τὴν ψυχήν γαργαλισμοῦ τε καὶ πόθου κέντρων ὑποπλησθῇ ὁ μὲν εὐπειθὴς τῷ ἡνιόχῳ τῶν ἵππων ἀεί τε καὶ τότε αἰδοῖ βιαζόμενος ἑαυτὸν κατέχει μὴ ἐπιπηδᾶν τῷ ἐρωμένῳ ὁ δὲ οὔτε κέντρων ἡνιοχικῶν οὔτε μάστιγος ἔτι ἐντρέπεται σκιρτῶν δὲ βίᾳ φέρεται καὶ πάντα πράγματα παρέχων τῷ σύζυγί τε καὶ ἡνιόχῳ ἀναγκάζει ἰέναι τε πρὸς τὰ παιδικὰ καὶ μνείαν ποιεῖσθαι τῆς τῶν ἀφροδισίων χάριτος

Quand la vue dun objet propre agrave exciter lamour agit sur le cocher embrase par les sens son acircme tout entiegravere et lui fait sentir laiguillon du deacutesir le coursier qui est soumis agrave son guide domineacute sans cesse et dans ce moment mecircme par les lois de la pudeur se retient dinsulter lobjet aimeacute mais lautre ne connaicirct deacutejagrave plus ni laiguillon ni le fouet il bondit emporteacute par une force indomptable cause les disgracircces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le joug et au cocher les entraicircne vers lobjet de ses deacutesirs et apregraves une volupteacute toute sensuelle

136

(PLATON Phegravedre 254a [trad modif COUSIN])

Lrsquohomme est donc responsable de ce vers quoi il se tourne De plus les plaisirs sont une

image deacuteteacuterioreacutee du bien dans le monde sensible Il y a donc une plus faible proportion drsquoecirctre

dans les plaisirs sensibles que dans les strates supeacuterieures des plaisirs intelligibles Lrsquoinjustice est

donc la reacutesultante drsquoune mauvaise orientation de lrsquoacircme conduisant lrsquohomme agrave prendre une image

sensible pour une reacutealiteacute intelligible

Nous en sommes responsables parce que la laquo ligne raquo de lrsquoecirctre est verticale et paradoxalement non lineacuteaire Le bien nrsquoest pas un terme quelconque il correspond au sommet agrave la fois de lrsquoecirctre et de la connaissance et pourtant du fait de la non-lineacuteariteacute nous sommes libres de ne pas le suivre Il y a donc non pas une neacutecessiteacute de connaissance mais un devoir de connaissance

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 180)

Crsquoest drsquoapregraves ce laquo devoir de connaissance raquo que lrsquohomme peut juger et ecirctre jugeacute dans la citeacute Ce

que nous venons drsquoexpliquer ne couvre eacutevidemment pas la totaliteacute de la question morale chez

Platon loin srsquoen faut Cependant nous sommes deacutejagrave en possession de nombreux eacuteleacutements nous

permettant de comprendre de maniegravere plus claire le chemin parcouru Nous pouvons alors

repreacutesenter selon notre modegravele arborescent la totaliteacute du raisonnement effectueacute sur cette question

morale

137

FIG 17 REPREacuteSENTATION ARBORESCENTE DU PROBLEgraveME DE LrsquoINJUSTICE88

Cette repreacutesentation se lit du bas vers le haut La premiegravere aporie apparaicirct dans lrsquoHippias mineur

Socrate srsquoy interroge sur la diffeacuterence entre celui qui manque son but volontairement et celui qui

le manque involontairement Si cela fonctionne dans le cas de la course (un coureur qui va

volontairement lentement est meilleur qursquoun coureur condamneacute agrave ne pas aller vite) Socrate doit

reconnaitre que cela ne fonctionne plus dans le cas de la morale Tout du moins le problegraveme est

Nous utilisons dans cette repreacutesentation le symbole laquo perp raquo pour signaler une antilogie ou toute forme 88

drsquoinvaliditeacute du raisonnement (par exemple lrsquoincapaciteacute de juger un individu) On peut alors parler drsquoaporie plutocirct que drsquoantilogie

138

Hippias mineur

Protagoras

Lois IX

perp

perp

perp

perp

Gorgias

Reacutepublique Phegravedre

Celui qui commet une injustice volontairement est meilleur que celui qui le fait involontairement

Il est impossible de juger les hommes pour leurs actes car personne ne commet lrsquoinjustice volontairement

Toute injustice est

condamnable

Nul ne deacutesire lrsquoinjuste

comme finaliteacute mais

cer ta ins le deacutes irent

comme moyen

Lrsquohomme est responsable

de ce sur quoi il applique

son acircme

poseacute mais il ne trouve pas de reacuteponse satisfaisante Un eacuteleacutement de reacuteponse se trouve alors dans le

Protagoras ce qui permet de deacutepasser lrsquoaporie en eacuteclairant sous un autre jour le problegraveme La

thegravese deacuteveloppeacutee est la mecircme que celle qui sera reprise par la suite dans le Gorgias agrave savoir

qursquoen morale il est impossible de volontairement rater sa cible On ne peut pas viser ce que lrsquoon

ne considegravere pas ecirctre le bien ou agrave lrsquoinverse nos actions ne peuvent que viser ce que nous

consideacuterons ecirctre le bien Le problegraveme de lrsquoHippias mineur est donc en partie reacutesolu le problegraveme

nrsquoexiste pas Cependant une autre aporie fait son apparition dans ce cas comment peut-on

juger les hommes si ceux-ci ne peuvent que viser ce qursquoils considegraverent comme eacutetant le bien

Pour cette raison le Protagoras remplace une aporie theacuteorique par une aporie pragmatique Les

Lois IX nous donnent une reacuteponse mais agrave lrsquoextrecircme opposeacute de nos attentes Il ne srsquoagit plus de

faire la distinction entre injustice volontaire ou involontaire mais entre les dommages reacutesultant

drsquoune injustice ou non Ainsi Platon condamne tout dommage reacutesultant drsquoune injustice ce qui

est lrsquoinverse de ce que le lecteur imagine toute injustice est certes involontaire mais toute

injustice est condamnable La situation semble tout aussi aporeacutetique que preacuteceacutedemment quoique

les choses avancent Le Gorgias sans reacutepondre directement permet neacuteanmoins de percevoir la

penseacutee de Platon en filigrane il existe une distinction entre le moyen et la finaliteacute drsquoune action

On peut vouloir le mal comme un moyen pour arriver agrave ce que lrsquoon pense ecirctre le bien (comme

finaliteacute) Il est alors selon Platon condamnable de deacutesirer une action injuste mecircme dans

lrsquooptique finale du bien Pour justifier cette responsabiliteacute agrave deacutesirer lrsquoinjuste il faut enfin se

tourner vers la theacuteorie de lrsquoacircme dans la Reacutepublique et le Phegravedre Nous remarquons alors ce qui

fait lrsquouniciteacute et lrsquouniteacute de la thegravese platonicienne chaque raisonnement semble isolement

aporeacutetique Pourtant une fois reacuteinteacutegreacutees agrave un projet plus vaste plus large il devient clair que les

apories ne sont que des moments de la reacuteflexion Il est aussi remarquable que lrsquoaporie des Lois

trouve sa solution dans son double theacuteorique la Reacutepublique Lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutetait pas

lineacuteaire et toutes les reacuteponses ne se trouvent pas dans son dernier ouvrage Drsquoapregraves notre lecture

la Reacutepublique contient en elle les fondements theacuteoriques servant ainsi de reacuteponse aux autres

apories preacuteceacutedemment souleveacutees

Plus qursquoun simple choix visuel cette repreacutesentation arborescente vise selon nous agrave

montrer comment les apories locales disparaissent agrave lrsquoeacutechelle globale Nous le disions au deacutebut

139

de notre travail Platon est un dramaturge Dans ce cas il convient de lire un dialogue non pas

comme une piegravece entiegravere mais simplement comme une scegravene La succession des apories ou des

difficulteacutes ne repreacutesente pas la fin du raisonnement mais sa condition En cela lrsquoapproche de

Platon est dialectique car chaque problegraveme est consideacutereacute pour lui-mecircme puis replaceacute dans un

scheacutema de compreacutehension globale bien plus profond

140

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue

La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d]

Le dernier moment de notre travail portera sur la partie du dialogue entre Socrate et

Calliclegraves ainsi que sur le rocircle du mythe final dans la dialectique du Gorgias Bien que ce moment

soit le plus long dans le dialogue du Gorgias nous nrsquoy consacrerons pas autant de temps qursquoil

faudrait pour mener une analyse complegravete de ce passage En effet ayant deacutejagrave illustreacute le

fonctionnement de notre outil repreacutesentatif dans les deux preacuteceacutedentes parties nous preacutefeacuterons ici

nous consacrer aux caractegraveres plus uniques de lrsquoentretien entre Socrate et Calliclegraves agrave savoir le

rejet du dialogue par Calliclegraves ainsi que les recours mythologiques de Socrate Il semble en effet

neacutecessaire de srsquointerroger sur la preacutesence drsquoun mythe en guise de conclusion drsquoun dialogue

pourtant toujours plus rigoureux dans son application des regravegles de lrsquoeacutechange dialectique Nous

nous proposons de confronter le sens du mythe avec son contexte narratif afin drsquoen deacuteduire sa

viseacutee mais aussi son fonctionnement

Afin de comprendre la progression du dialogue nous devons dans un premier temps

comprendre les thegraveses avanceacutees par les deux partis Calliclegraves arrive agrave la suite de la reacutefutation de

Polos Ce que remarque drsquoembleacutee Calliclegraves crsquoest la valeur subversive des propos de Socrate

Pour Calliclegraves les thegraveses socratiques ne sont que des positions volontairement choquantes que

personne (pas mecircme Socrate) ne pourrait veacuteritablement consideacuterer comme vraie

Εἰπέ μοι ὦ Χαιρεφῶν σπουδάζει ταῦτα Σωκράτης ἢ παίζει 89

Dit moi Cheacutereacutephon Socrate est-il seacuterieux ou joue-t-il

(PLATON Gorgias 481b)

Il va en toute logique chercher parmi les preacuteceacutedents arguments de Polos la cause de sa

contradiction Cette erreur est en fait la mecircme chez Polos que chez Gorgias quelque temps

avant il srsquoagit drsquoun abus de conformisme (ou un manque de courage) qui les a empecirccheacute de

soutenir leur thegravese par honte laquo Il a eu honte de dire ce qursquoil pensait raquo (αἰσχυνθεὶς ἃ ἐνόει εἰπεῖν

[482e]) Calliclegraves en revanche ne srsquoembarrasse pas de sentiments il est plus laid de subir

Le terme laquo παίζει raquo est assez ambigu Ce dernier signifie agrave la fois jouer (litteacuteralement faire lrsquoenfant 89

laquo παῖς raquo) mais aussi se moquer (suivi de πρός)

141

lrsquoinjustice que de la commettre Cette honte reacutesulte de la preacutesence drsquoun auditoire et donc de la

pression de lrsquoopinion Il est impossible pour Gorgias et Polos de dire que Socrate a tort parce

que de pareils propos seraient risibles mdash voire condamnables mdash sur la place publique

Calliclegraves sort de la contradiction de Polos en invoquant la distinction entre

laquo nature raquo (φύσις [482e]) et laquo loi raquo (νόmicroος) Pour Calliclegraves Socrate piegravege ses interlocuteurs en

confondant nature et loi Ainsi commettre lrsquoinjustice est peut-ecirctre plus laid selon la loi mais pas

selon la nature les hommes fixent de maniegravere conventionnelle ce qui est laid Agrave lrsquoinverse dans

la nature ce jugement ne semble pas exister de la mecircme faccedilon la nature est par deacutefinition un

reacutefeacuterentiel hors des conventions Telle sera la position de Calliclegraves Dans cette perspective la

morale nrsquoest qursquoune ruse des faibles pour prendre le pouvoir sur les forts En fondant une justice

naturelle Calliclegraves deacutefend le droit du plus fort Il termine alors sa thegravese par la conseacutequence 90

ultime de sa position la philosophie nrsquoest qursquoune discipline intellectuelle qui ne saurait ecirctre la

finaliteacute de lrsquoeacuteducation des jeunes dans la citeacute Faire le choix de la philosophie crsquoest faire le choix

de la faiblesse voire laquo drsquoecirctre condamneacute agrave mort si [un individu malveillant] le voulait raquo ( [hellip] εἰ

βούλοιτο θανάτου σοι τιmicroᾶσθαι [486b])

Socrate reacutepond alors en preacutecisant lrsquoestime que ce dernier a pour un interlocuteur de la

qualiteacute de Calliclegraves

Εἰ χρυσῆν ἔχων ἐτύγχανον τὴν ψυχήν ὦ Καλλίκλεις οὐκ ἂν οἴει με ἅσμενον εὑρεῖν τούτων τινὰ τῶν λίθων ᾗ βασανίζουσιν τὸν χρυσόν [hellip]

Si je me trouvais ayant une acircme en or Calliclegraves ne crois-tu pas que je devrais me reacutejouir de trouver quelqursquoune de ces pierres par laquelle ils eacuteprouvent lrsquoor [hellip]

(PLATON Gorgias 486d)

Calliclegraves gracircce agrave ses positions theacuteoriques extrecircmes repreacutesente une chance pour Socrate Il est

lrsquounique moyen pour le philosophe de tester son art dialectique jusqursquoau bout gracircce agrave la

coheacuterence de ses preacutemisses par rapport au problegraveme de Polos Gorgias et Polos avaient fait 91

Il convient ici de remarquer combien la thegravese preacutesenteacutee est extrecircme et ne reflegravete pas ce qui serait une 90

laquo penseacutee sophistique raquo geacuteneacuterale chez Platon Dans La Reacutepublique I Thrasymaque deacutefinit les lois selon une approche qui se fonde davantage sur lrsquoempirisme et le pragmatisme les lois sont passeacutees et preacutevalent en soit elles sont un avantage mdash et non pas parce quelles iraient dans lrsquointeacuterecirct du plus fort

Cf supra I3 laquo La meacutethode eacuteleacuteate raquo la dokimasie comme test de validiteacute91

142

preuve de gegravene agrave lrsquoideacutee drsquoassumer la totaliteacute des conseacutequences logiques de leur position initiale

mdash qui ne portaient pas sur le mecircme sujet Mais Calliclegraves ne craint rien quant agrave lrsquoavantage de la

rheacutetorique pour la vie bonne il se permet drsquoaller au fond de sa penseacutee quitte agrave proposer un

monde sans autre fondement que la force

Comment peut-on comprendre ce rapport entre philosophie et sophistique Il semble

drsquoune part que le philosophe combatte avec ardeur les sophistes ce dernier doit agrave tout prix

eacuteradiquer leurs thegraveses afin de faire reacutegner un ideacuteal de justice dans la citeacute Pourtant il apparaicirct

comme un besoin pour le philosophe de se confronter agrave lrsquoextreacutemisme morale des sophistes afin

drsquoeacutevaluer ses propres thegraveses En drsquoautres termes le philosophe peut utiliser le sophiste car ce

dernier est un excellent moyen de tester la validiteacute des positions du philosophe

Lrsquoenjeu du dialogue pour le philosophe est donc double il faut soigner lrsquoautre de ses

mauvaises opinions en tentant de le convaincre et se soigner soi-mecircme en eacuteradiquant les thegraveses

invalides de notre raisonnement Pour ce faire il faut neacuteanmoins que le sophiste srsquoengage agrave

respecter les regravegles de lrsquoentretien dialectique Crsquoest lagrave toute la difficulteacute pour le philosophe le

seul apte agrave lui apporter un gain en veacuteriteacute est le sophiste mais ce dernier ne se laisse pas

facilement convaincre de participer agrave un tel exercice Il faut donc user de ruse (fausse naiumlveteacute

flatterie) pour conduire le sophiste agrave accepter de jouer le rocircle de lrsquoopposant Mais il faut de plus

user de ruse pour que ce dernier ne transforme pas le dialogue en une eacuteristique sans inteacuterecirct

Lrsquoironie socratique peut ainsi ecirctre deacutefinie comme lrsquoensemble des proceacutedeacutes hors du dialogue

mais qui rendent ce dialogue possible et feacutecond Le philosophe est condamneacute agrave revenir dans la

caverne pas seulement pour convaincre les autres mais pour se convaincre lui-mecircme drsquoecirctre sucircr

qursquoil ne confonde pas une ombre sensible avec une reacutealiteacute du monde intelligible Le sophiste en

vouant un culte aux ombres est le meilleur adversaire pour accomplir cette catharsis

intellectuelle

Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c]

Socrate remarque une ambivalence autour de la notion de force dans les propos de

Calliclegraves ce dernier confond laquo supeacuterieur raquo (τὸ κρεῖττον [488d]) laquo meilleur raquo (τὸ βέλτιον) et

143

laquo plus fort raquo (τὸ ἰσχυρότερον) Si la loi de nature place le pouvoir dans les mains des plus forts

alors la deacutemocratie est une eacutevolution naturelle de ce transfert de force En somme dans une

deacutemocratie il serait faux de dire que le pouvoir est deacutetenu par les faibles puisque la loi de nature

implique neacutecessairement que celui qui ait le pouvoir soit le plus fort Ainsi lrsquoordre de nature ne

peut qursquoecirctre neacutecessairement respecteacute puisque la force devient une condition a posteriori de

lrsquoapplication du pouvoir Pour le dire autrement avoir le pouvoir conduit neacutecessairement agrave ecirctre le

plus fort puisque la deacutefinition du plus fort est justement drsquoecirctre celui qui a le pouvoir La

deacutemocratie ne peut plus ecirctre le pouvoir des faibles la formule devient contradictoire

Il peut sembler ici que Socrate joue sur les mots mais cela nrsquoest pas vain Lrsquoobjectif de

Socrate contre Calliclegraves comme plus tocirct contre Gorgias et Polos est de pousser ses

interlocuteurs agrave preacuteciser le plus leur penseacutee Ainsi devient-il plus simple pour Socrate de mettre agrave

jour une contradiction dans lrsquoensemble des thegraveses de Calliclegraves

En poussant Calliclegraves agrave deacutefinir davantage sa penseacutee et plus preacuteciseacutement agrave deacutefinir avec un

maximum de rigueur son concept de force Socrate entrevoit la possibiliteacute drsquoy trouver une

contradiction pour la suite de lrsquoentretien Nous voyons comment lrsquoexercice du dialogue se

diffeacuterencie du simple discours de lrsquoorateur qui emploie des termes volontairement vagues et peu

deacutefinis afin de ne pas srsquoengager dans les conseacutequences de ses propos Ecirctre preacutecis crsquoest assumer

les conseacutequences logiques de ses propos Il faut donc parler peu mais parler bien (ce qui

srsquooppose agrave la macrologie de Polos par exemple mais pas au monologue de Socrate de la fin du

discours qui bien qursquoeacutetant parfois tregraves longs ne sont jamais trop longs selon Platon autrement

dit rien dans les propos de Socrate nrsquoest superficiel mais tout contribue soit au raisonnement en

lui-mecircme soit aux proceacutedeacutes meacuteta-dialogiques de maintien de lrsquoesprit dialectique)

Suite agrave cette remarque Calliclegraves explique que les plus forts seraient les plus laquo intelligents

et les plus courageux pour diriger une citeacute raquo (τοὺς φρονίmicroους εἰς τὰ τῆς πόλεως πράγmicroατα καὶ

ἀνδρείους [491c]) Cette intelligence comme qualiteacute agrave bien gouverner serait la raison pour

laquelle ces derniers profitent drsquoavantages dans la citeacute Agrave cela Socrate nuance le propos de son

adversaire srsquoil est eacutevident que la gouvernance revienne aux plus aptes agrave gouverner cela ne

devrait en rien justifier que ceux-ci jouissent de privilegraveges Il ne srsquoagit pas de gouverner dans son

144

inteacuterecirct personnel mais dans une perspective geacuteneacuterale dans laquo lrsquointeacuterecirct de tous raquo Entre alors une 92

nouvelle preacutecision de la part de Calliclegraves qui dans le cadre du dialogue amegravene en substance le

moyen de la reacutefutation finale (nous devons cependant rappeler combien lrsquoensemble de

lrsquoenchaicircnement du dialogue est en soi une suite neacutecessaire drsquohypothegraveses conduisant

systeacutematiquement agrave la deacutecouverte drsquoune antilogie lrsquoensemble du dialogue est le moyen de la

reacutefutation finale puisque chaque assertion repose sur la preacuteceacutedente et introduit la suivante)

Calliclegraves annonce que ceux qui gouvernent doivent jouir de privilegraveges dans la mesure ougrave il sont

laquo les plus ambitieux les plus deacutetermineacutes raquo Calliclegraves entend par lagrave que la gouvernance ne saurait

ecirctre reacuteduite agrave un simple savoir-faire il faut du deacutesir de la passion (surtout quand on pense au

contexte de la deacutemocratie atheacutenienne et de ses nombreux exemples de coups drsquoeacutetat crimes

politiques etc)

Il se fait alors de plus en plus sentir une certaine lassitude de Calliclegraves voire un

eacutenervement agrave reacutepondre aux thegraveses socratiques Ce moment nrsquoest pas anodin et si le caractegravere de

Calliclegraves preacutefigure son abandon du dialogue par la suite nous deacutesirons ici nous interroger quant

aux causes de cet eacutenervement Une observation du scheacutema dialogique est ici neacutecessaire

Calliclegraves reacutepondant aux questions poseacutees par Socrate fait des assertions Ces assertions ont pour

objectif drsquoecirctre geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre agrave mecircme de fonder une theacuteorie qui ne soit pas

restreintes agrave certaines conditions Socrate reacutecupegravere ensuite cette assertion et en teste la validiteacute

en prenant des exemples concrets Bien souvent ces exemples proviennent de la vie courante du

quotidien Le mouvement intellectuel est donc double Dans un premier temps lrsquoesprit srsquoeacutelegraveve

vers des theacuteories geacuteneacuterales (la tradition dirait des Ideacutees) puis dans un second temps lrsquoesprit

redescend et applique au reacuteel ces theacuteories Lrsquoeacutenervement de Calliclegraves survient alors quand

Socrate applique les theacuteories de son interlocuteur agrave des exemples triviaux peu glorieux Alors

que la discussion porte sur des concepts de la plus haute importante comme le bien ou le beau

Socrate confronte les theacuteories ainsi fondeacutees agrave des cas bien particuliers tels que les cordonnier ou

les malades chez le meacutedecin Il y a un retour vers le reacuteel une neacutecessiteacute pour Socrate que la

Lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral eacutevoqueacute ici par Socrate nrsquoest pas sans rappeler ce que sera le laquo bien commun raquo chez 92

Rousseau

145

penseacutee prenne place dans notre monde et ne reste pas seulement au niveau purement theacuteorique

Calliclegraves ne supporte pas ce retour vers le reacuteel et voudrait rester au plan purement speacuteculatif

Il est assez paradoxal de voir comment Platon que la tradition a deacutefini comme le penseur

du ceacuteleste celui qui pointe le ciel du doigt est en fait le philosophe du banal du vulgaire (au

sens latin) La philosophie de Platon nrsquoest pas seulement une contemplation de ce que le monde

devrait ecirctre et ce qursquoimporte comment il est mais bien la penseacutee de ce que le monde est Que

lrsquoon songe agrave Rousseau qui introduit son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute

parmi les hommes en deacuteclarant laquo Commenccedilons donc par eacutecarter tous les faits raquo (ROUSSEAU

1754) Agrave lrsquoinverse Platon pense le monde dans sa totaliteacute et dans sa reacutealiteacute La philosophie nait

chez Platon de cette friction entre lrsquoinfiniment petit et lrsquoinfiniment grand Si cette friction est

feacuteconde chez le philosophe elle est en revanche tregraves douloureuse pour son adversaire Que nous

pensions une fois encore agrave lrsquoimage de la pierre de touche pour eacutevaluer lrsquoor de lrsquoacircme de Socrate

il convient de rayer lrsquoacircme de Calliclegraves ou de supposer que celui-ci soit plus fort que Socrate

Par la suite Socrate effectue un deacutecalage profond de lrsquoaction de gouverner les autres agrave

celle de se gouverner soi-mecircme Cette ambition comme laquo volonteacute de puissance raquo pour 93

paraphraser Nietzsche nrsquoest-elle pas la preuve drsquoune incapaciteacute agrave reacutesister agrave ses deacutesirs En faisant

de cette laquo ambition raquo la qualiteacute des grands hommes Calliclegraves est dans lrsquoeacuteloge de lrsquointempeacuterance

Or il existe pour Socrate une correacutelation neacutecessaire entre tempeacuterance et justice Degraves lors crsquoest

sur ce nouveau point que la suite du dialogue portera Peut-on gouverner aux autres sans pouvoir

se gouverner soi-mecircme Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduit finalement agrave une eacutevaluation de

lrsquoheacutedonisme comme principe de vie Comme agrave plusieurs reprises dans le dialogue nous voyons

comment se dessine en toile de fond les theacutematiques centrales drsquoautres grands dialogues

theacuteoriques notamment la Reacutepublique et le Phegravedre Il srsquoagit finalement de la question morale de

toute la penseacutee platonicienne qui se pose maintenant vaut-il mieux vivre selon la raison ou selon

Lrsquoideacutee selon laquelle Calliclegraves serait lrsquoincarnation de lrsquouumlbermensch nietzscheacuteen (faisant lrsquoeacuteloge de la 93

Wille zur Macht) nrsquoest pas nouvelle Cette lecture relegraveve pourtant selon nous drsquoune approche biaiseacutee de Nietzsche Si pour se deacutepasser le surhomme doit avoir compris ce qui deacutefinit pleinement laquo lrsquohomme raquo alors il apparaicirct clairement que Nietzsche ne deacutefend en rien une orientation de lrsquoacircme vers les ἐπιθυmicroία mais bien au contraire un rapport agrave la pleine compreacutehension de soi Dans le cas du Gorgias le seul personnage proposant le deacutepassement de soi par la compreacutehension de sa nature est Socrate (Γνῶθι σεαυτόν) Nous devons cependant preacuteciser combien laquo chercher Nietzsche raquo dans Platon est anachronique

146

les deacutesirs Nous connaissons deacutejagrave la reacuteponse que le dialogue apportera il existe pour Platon une

insatiabiliteacute neacutecessaire du deacutesir Il convient alors drsquoexercer son acircme agrave respecter sa partie la plus

noble afin de privileacutegier les plaisirs intellectuels Lrsquoexercice socratique nrsquoest donc pas une simple

recherche de veacuteriteacute mais possegravede aussi mdash et surtout mdash une porteacutee peacutedagogique Bien que les

recours de cette peacutedagogie puissent sembler contre productifs chez certains interlocuteurs la

honte et lrsquoironie ont pour vocation de solliciter chez lrsquoautre lrsquoenvie de la recherche de veacuteriteacute et

lrsquoabandon (dans une certaine mesure) des plaisirs uniquement mateacuteriels mdash ou charnels ce

qursquoillustra Socrate en preacutefeacuterant connaitre lrsquoacircme drsquoAlcibiade plutocirct que son corps et idem avec le

jeune Charmide

Enfin il convient de srsquointeacuteresser au premier recours mythologique du dialogue Socrate

pour illustrer son point prend pour reacutefeacuterence la fameuse image du tonneau des Danaiumldes Le

sage est dans un eacutetat drsquoautosuffisance ses tonneaux sont toujours parfaitement pleins Agrave

lrsquoinverse lrsquohomme deacutecrit par Calliclegraves agrave cause de son ambition radicale et de son deacutesir de

puissance est condamneacute agrave remplir eacuteternellement un tonneau dont le fond est perceacute Si la

meacutetaphore ne semble pas compliqueacutee agrave comprendre dans le contexte du dialogue il nous importe

cependant de comprendre la valeur que ce mythe peut avoir dans le cheminement dialectique Il

faut drsquoailleurs commencer par le plus important Calliclegraves ne sera pas convaincu par ce mythe

Pour ce dernier le plaisir ne consiste pas dans le fait drsquoavoir des tonneaux pleins mais

dans celui de les remplir Il faut donc toujours avoir un tonneau agrave remplir sans quoi cet

laquo asceacutetisme raquo incarneacute par le sage socratique conduirait les objets inertes agrave ecirctre les plus heureux

du monde Mais si le mythe ne permet pas ici de convaincre nous voyons cependant comment ce

dernier tente de persuader Nous caracteacuterisons ce scheacutema mythologique de persuasif Ce mythe

continue lrsquoexercice dialectique car il srsquointegravegre agrave lrsquoeacutevidence dans le cours du dialogue et soutient

une argumentation (agrave lrsquoinverse des mythes drsquoHeacutesiode par exemple qui nrsquoentrent pas dans une

dialectique mais dans un reacutecit du monde) Le mythe sert ici drsquoillustration il prolonge la reacuteflexion

par une image mais ne permet pas drsquoaller plus loin En drsquoautres termes le recours au mythe nrsquoest

pas neacutecessaire sur le plan de lrsquoargumentation mais est un recours psychologique permettant

drsquoillustrer simplement ce que lrsquoesprit peut avoir du mal agrave saisir Bien sucircr toute illustration est

147

incomplegravete puisque celle-ci nrsquoest que lrsquoimage du propos Il nrsquoy a donc pas agrave proprement parler de

gain sur le plan dialectique agrave travers le recours mythologique mais sinon un effort de

repreacutesentation

Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e]

Il existe pourtant un autre niveau de recours mythologique dans les œuvres de Platon Nous

faisons maintenant une ellipse dans le dialogue et voulons nous interroger sur la signification de

lrsquoabandon de Calliclegraves et comprendre comment le mythe eacutenonceacute par Socrate agrave la fin du dialogue

est un prolongement de lrsquoeffort dialectique dans un autre registre Le fait que Calliclegraves arrecircte

lrsquoentretien ne doit pas ecirctre perccedilu comme une deacutefaite de la part de Socrate mais plutocirct comme un

eacutechec Une deacutefaite dans le cadre eacuteristique drsquoune joute implique que les thegraveses deacutefendues laissent

apparaicirctre un caractegravere paradoxal Par exemple Gorgias et Polos ont eacuteteacute deacutefaits par Socrate dans

les premiegraveres parties du dialogue En revanche un eacutechec est la conseacutequence drsquoune incapaciteacute

pour quelqursquoun deacutesireux drsquoatteindre un absolu commun agrave maintenir son interlocuteur dans cette

recherche Pour le dire autrement le deacutepart de Calliclegraves nrsquoest pas la preuve que Socrate nrsquoa pas

raison mais la preuve que Socrate ne peut plus lui faire entendre raison En se murant dans le

silence Calliclegraves utilise son dernier recours contre lrsquoargumentaire de Socrate en refusant la

leacutegitimiteacute de la rationaliteacute Calliclegraves nrsquoest pas silencieux face agrave la personne de Socrate mais

plutocirct face au λόγος comme principe de raisonnement Il nrsquoest donc plus possible pour Socrate

drsquoappuyer davantage son argumentation sur des principes logiques

La position de Socrate est alors deacutelicate Drsquoune part le raisonnement en lui-mecircme est deacutejagrave

termineacute Les objectifs theacuteoriques ont eacuteteacute atteints et la deacutemonstration semble prouver que selon

tous les points de vue la rheacutetorique se doit de se subordonner agrave la justice (il est donc impossible

que la rheacutetorique dans son eacutetat actuel relegraveve drsquoun quelconque savoir mais bien plutocirct de la

flatterie) Drsquoautre part Calliclegraves refuse de continuer le dialogue or Gorgias et Polos ont eux

aussi deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutes On pourrait alors croire que Socrate pourrait simplement savourer sa

victoire et en rester lagrave Au contraire la reacuteaction de Calliclegraves est un problegraveme de taille pour

Socrate Cet acte de violence vient mettre un terme au dialogue et donc agrave la dialectique comme

moyen de recherche drsquoun absolu commun Il ne peut plus y avoir drsquoabsolu commun lorsque lrsquoon

148

est seul Si la deacutemonstration de Socrate est valide il nrsquoen reste pas moins que la recherche

dialectique de veacuteriteacute nrsquoest pas alleacutee jusqursquoau bout crsquoest-agrave-dire jusqursquoagrave lrsquoacceptation par

lrsquointerlocuteur de Socrate de la justesse de ses thegraveses Au contraire Calliclegraves est dans le rejet pur

et simple du travail accompli Le simple fait que le dialogue continue encore avec Socrate seul

simulant la suite drsquoun dialogue en faisant agrave la fois les questions et les reacuteponses prouve combien

pour ce dernier lrsquoexercice du dialogue deacutepasse la simple eacuteristique

Socrate ne propose cependant pas un exercice solitaire Il demande agrave lrsquoensemble de

lrsquoauditoire de lrsquoarrecircter pour lui signaler tout problegraveme ou invraisemblance dans son raisonnement

mdash ceci rendant drsquoailleurs les transitions entre les interlocuteurs successifs possibles (Polos reacuteagit

apregraves Gorgias Calliclegraves srsquoindigne apregraves Polos) Il srsquoagit ici de ce que nous pourrions appeler le

caractegravere neacutecessairement intersubjectif de la recherche de veacuteriteacute Socrate entame alors son

protreptique sous forme de profession de foi puis par un ultime recours au mythe Le terme

protreptique nrsquoest pas un choix anodin il marque la fin de la rationaliteacute du discours Il ne srsquoagit

plus de convaincre mais de persuader En rejetant le discours Calliclegraves a rejeteacute la rationaliteacute

Socrate deacutecide alors de continuer dans un autre registre celui de la persuasion par les sentiments

Crsquoest dans ce cadre protreptique de lrsquoexhortation agrave la vie philosophique que le dernier mythe

srsquoinscrit Le passage eschatologique preacutesenteacute comme hypotheacutetiquement vrai (puisque Socrate y

croit tout en sachant que Calliclegraves lrsquoentendra comme une simple fable) arrive pour ponctuer un

moment drsquoinvitation agrave lrsquointrospection cherchant agrave eacutebranler les sensibiliteacutes

Socrate propose ici drsquoenjamber le passage du λόγος si difficile agrave faire accepter agrave Calliclegraves

en lrsquoinvitant directement agrave entrevoir le plus haut niveau de lrsquoecirctre ougrave siegravege la justice deacutecoulant

directement du bien Agrave ce niveau de compreacutehension le recours au λόγος nrsquoest pas neacutecessaire

crsquoest pour cela que le discours ne peut se faire que sous forme drsquoimages afin drsquoaller directement

toucher lrsquoimaginaire de son interlocuteur Apregraves avoir fait une analyse psychologique de son

interlocuteur Socrate parvient agrave visualiser le lieu du bloquage empecircchant Calliclegraves de

reconnaitre pleinement une justice deacutecoulant du bien Socrate propose donc par le biais du

mythe de contourner ce mur symbolique Calliclegraves est prisonnier du monde des deacutesirs en

preacutesentant agrave Calliclegraves une image de ce que peut ecirctre le bien Socrate y voit le moyen de susciter

149

en lui le deacutesir de justice car lrsquoimage est le vecteur privileacutegieacute des deacutesirs Le mythe nrsquoest pas une

simple illustration du propos Cette fois il ne srsquoagit plus de penser (saisir) lrsquoanhypotheacutetique mais

de le vivre (dimension soteacuteriologique) Ici le mythe nrsquoa pas pour vocation agrave deacutepasser une aporie

mais agrave convertir les acircmes de ses interlocuteurs de nrsquoimporte quel moyen Si le protreptique

semble appartenir au registre des sophistes il nrsquoen est rien Et crsquoest parce que le mythe veut

convertir qursquoil nrsquoest jamais utiliseacutes avec les deacutejagrave convertis crsquoest-agrave-dire les Eacuteleacuteates Ainsi dans le

Parmeacutenide le Sophiste ou encore le Politique il nrsquoest pas neacutecessaire de recourir au mythe

puisque les deux interlocuteurs sont deacutejagrave convaincus du bien fondeacute de la recherche

150

VI CONCLUSION

Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme

Nous lrsquoavons vu agrave plusieurs reprises il est difficile de reacuteduire le systegraveme de Platon agrave un

ensemble de thegraveses sorties de tout contexte Agrave chaque interlocuteur il y aura une discussion et

quand bien mecircme le sujet serait identique entre deux dialogues crsquoest le rapport agrave lrsquoadversaire qui

faccedilonne les propos tenus par Socrate Reacutesultant agrave la fois drsquoune strateacutegie dialogique mais aussi

drsquoune eacutetude psychologique et du contexte de narration la progression du dialogue nrsquoest jamais

lineacuteaire Il faut parfois observer une longue digression avant de retrouver le cours du dialogue

comme nous lrsquoavons vu dans le Sophiste par exemple et dans drsquoautres cas la suite des

interlocuteurs peut mecircme faire changer la nature du dialogue mdash ce que nous avons illustreacute agrave

travers notre eacutetude du Gorgias Enfin le mythe peut parfois ecirctre utiliseacute pour illustrer une position

trop complexe agrave saisir uniquement par la raison ou parfois encore pour continuer de convaincre

lrsquoadversaire lorsque celui-ci semble refuser de continuer le dialogue selon une progression

purement rationnelle Cependant la plupart de ces divergences reacutesultent avant tout du type

drsquoadversaires preacutesents durant la joute Il convient donc lors de la lecture de faire un effort

drsquoanalyse de contexte que Platon nous donne agrave travers la theacuteacirctraliteacute du dialogue (plaisanteries

ironie sentiment de honte etc)

Le second point certainement le plus important de lrsquoensemble de ce travail est le fait que

le dialogue ne soit pas un simple choix de repreacutesentation litteacuteraire mais est un veacuteritable exercice

dont les reacutesultats ne peuvent pas ecirctre connus agrave lrsquoavance Contre Vlastos nous avons agrave plusieurs

reprises appuyeacute cette ideacutee selon laquelle lrsquoissue ne doit pas ecirctre consideacutereacutee comme certaine degraves le

deacutebut du dialogue et que Socrate ne ferait que promener mdash voire manipuler mdash ses interlocuteurs

afin de deacutefendre son propre point (une crypto-penseacutee platonicienne) Au contraire le dialogue se

fait toujours agrave deux (ou plus) et ce que Socrate annonce est toujours le fruit drsquoun rapport de force

entre les diffeacuterents participants du dialogue Notre outil repreacutesentatif est ainsi un meacutelange entre le

caractegravere tabulaire de la joute et lrsquoaspect arborescent drsquoun projet plus profond

151

Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees

Nous nous interrogions initialement sur deux aspects qui nrsquoen forment en reacutealiteacute qursquoun

seul quelle est la nature reacuteelle de la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon et

secondement comment cette dialectique est agrave lrsquoorigine de nombreuse mauvaises interpreacutetation

dans les œuvres de Platon Notre question initiale eacutetait de savoir srsquoil existait une deacutemarcation

claire et preacutecise entre des moments dialectiques et le cours du dialogue Nous nous demandions

si pareille dichotomie reposait sur une reacutealiteacute deacutejagrave preacutesente dans lrsquoesprit de lrsquoauteur ou si celle-ci

eacutetait uniquement le fruit drsquoune interpreacutetation posteacuterieure Le dernier moment de notre reacuteflexion

portait sur la distinction entre les deux figures primordiales du deacutebat le philosophe et le

sophiste Socrate face agrave Gorgias Durant notre travail nous avons agrave plusieurs reprises eacutevoqueacute des

similitudes dans la pratique des joutes oratoires entre philosophes et sophistes Notre deuxiegraveme

moment se terminait drsquoailleurs par cette interrogation cruciale la veacuteriteacute comme strateacutegie

gagnante nrsquoeacuteradique-t-elle pas toute eacuteventualiteacute de diffeacuterentiation entre le philosophe et le

sophiste Ce ne fut qursquoau terme drsquoune eacutetude plus approfondie sur les diffeacuterences de viseacutee entre

sophistes et philosophes que nous sommes parvenus agrave eacutevoquer la finaliteacute dudit exercice comme

critegravere de deacutemarcation fiable entre une dialectique philosophique en quecircte de veacuteriteacute et une

sophistique eacuteristique purement agonistique simplement reacutegie par le deacutesir de vaincre

Chez Platon la philosophie ne se reacutesume pas agrave des thegraveses abstraites que lrsquoon pourrait

deacutefendre de maniegravere totalement exteacuterieure agrave sa propre personne Au contraire il nrsquoy a en

philosophie que de lrsquoad hominem pour la simple raison que la philosophie est avant tout un choix

de vie un engagement dans lrsquoecirctre et dans la citeacute Le dialogue est lrsquounique moyen de jouer (agrave

entendre ici au sens theacuteacirctral) les ideacutees mais aussi les hommes qui les deacutefendent La dialectique de

Socrate nrsquoest pas une simple confrontation drsquoideacutees agrave lrsquoimage des joutes mais un combat entre

des hommes pour ce qursquoils sont ce qursquoils incarnent et ce pour quoi ils se deacutefendent En cela la

philosophie de Platon est toute entiegravere tourneacutee vers la probleacutematique politique Ecirctre philosophe

crsquoest deacutepasser sa condition agrave la fois pour soi mais aussi pour sa citeacute Tout comme lrsquohomme a un

devoir de connaitre le philosophe a un devoir de retourner dans la caverne pour deacutenoncer les

152

ombres Le philosophe est cette torpille deacutecrite dans le Meacutenon qui jouera son rocircle jusqursquoagrave la fin

quand bien mecircme cette fin devrait ecirctre la mort

Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel

Ce travail nous a permis drsquoadopter un regard diffeacuterent sur la dialectique platonicienne agrave la

fois en ce qui concerne sa meacutethode mais aussi dans ses perspectives Cependant un sujet

primordial nrsquoa pas mdash ou peu mdash eacuteteacute abordeacute durant nos recherches celui de la nature de

lrsquoanhypotheacutetique platonicien Plus haut degreacute de lrsquoecirctre connaissance ultime lrsquoanhypotheacutetique est

ce qui vient avant mecircme les principes matheacutematiques Agrave lrsquoeacutevidence il eut eacuteteacute maladroit et vain

de tenter drsquointeacutegrer une eacutetude sur lrsquoanhypotheacutetique dans le cadre de notre travail dont la

theacutematique preacutesentait deacutejagrave un spectre large en tentant de syntheacutetiser agrave la fois les aspects

dialogiques et les perspectives meacutetaphysiques de la meacutethode dialectique Neacuteanmoins nous ne

pouvons passer sous silence la neacutecessiteacute intellectuelle qui srsquoimposerait maintenant agrave nous et

invitons le lecteur agrave se demander si cet anhypotheacutetique est ou nrsquoest pas un savoir de nature

propositionnel Est-il possible selon Platon drsquoeacutenoncer agrave la maniegravere laquo sujet - copule - preacutedicat raquo un

savoir anhypotheacutetique Nous ne pouvons reacutepondre agrave cette question mais pensons qursquoune lecture

attentive du Timeacutee serait inteacuteressante agrave ce titre et permettrait de preacutetendre agrave une vision coheacuterente

de lrsquoensemble du systegraveme ontologique platonicien En effet nous avons choisi de nous

concentrer de maniegravere quasi exclusive sur la part eacuteleacuteate de la penseacutee platonicienne sans entrer

dans le deacutetail de son heacuteritage pythagoricien Cela repreacutesenterait une autre eacutetude agrave laquelle ce

travail aura servi drsquointroduction

153

REacuteFEacuteRENCES

Les textes de reacutefeacuterence sont seacutepareacutes en deux parties les reacutefeacuterences primaires sont

lrsquoensemble des œuvres citeacutees dans notre travail Les reacutefeacuterences secondaires constituent les autres

œuvres neacutecessaire agrave lrsquoeacutelaboration de notre travail mais jamais directement citeacutees

Primaires

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ROUSSEAU Jean-Jacques 2011 Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les

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RYLE Gilbert 1994 Platorsquos Progress Thoemmes Press

SEacuteGUY-DUCLOT Alain 2014 Platon - LrsquoInvention de la philosophie Paris Belin Litteacuteratures et

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franccedilaise 26 87-111

VEYNE Paul 2014 Les Grecs ont-ils cru agrave leurs mythesthinspthinsp Essai sur lrsquoimagination constituante

Paris Points

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Digitale

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PELLEGRIN P 2014 Aristote œuvres complegravetes Flammarion Paris

159

TABLE DES MATIEgraveRES

Reacutesumeacute ii

Abstract ii

Avant-propos iv

Format des citations viii

Remerciements ix

Index des figures x

Sommaire xi

I INTRODUCTION 1 1 Probleacutematique 1

Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne 1

Le caractegravere aporeacutetique 2

Le postulat theacuteacirctral 4

Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge 5

2 Meacutethodologie 9

De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques 9

Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique 12

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 14 Socrate joue les beacuteotiens 14

1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide 16

La notion drsquoobstacle interpreacutetatif 16

Lrsquoobstacle historiographique 17

Subjectiviteacute de la traduction 19

Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation 21

Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute 22

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon 24

Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon 24

Vlastos et le raisonnement apagogique 26

Critique de la position de Vlastos 29

Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon 33

3 La meacutethode eacuteleacuteate 36

160

Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide 36

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique 40

Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide 44

Le laquo parricide raquo du Sophiste 48

Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie 51

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 53 Dialogue dialectique et joute 53

1 La dialectique chez Aristote 57

Aristote pegravere de la logique 57

Opposition entre Topiques et Analytiques 58

La connaissance des principes premiers 63

La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne 64

2 La dialectique comme enreacutegimentation 67

Le tableau de pointage 67

Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate 69

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux 73

Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante 73

Questionneur et Reacutepondant 74

Repreacutesentation tabulaire 76

Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique 78

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 80 Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes 80

1 Contexte drsquoapparition de la dialectique 83

Rationalisme et antirationalisme 83

La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle 84

2 La figure du sophiste 90

Le personnage du Gorgias 90

Politique et rapport aux autres une affaire de contexte 93

Le deacutesir de connaissance du philosophe 97

La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique 100

161

V EacuteTUDES DE CAS 107 Lrsquoeacutepreuve du dialogue 107

1 Gorgias nature de la rheacutetorique 109

Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e] 109

Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e] 114

Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b] 117

Question sur le principe du tiers exclu 122

2 Polos et Socrate mesures et morale 126

De Gorgias agrave Polos [461b - 466a] 126

Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b] 130

Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes 133

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue 141

La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d] 141

Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c] 143

Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e] 148

VI CONCLUSION 151 Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme 151

Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees 152

Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel 153

REacuteFEacuteRENCES 154 Primaires 154

Secondaires 157

Table des matiegraveres 160

162

Page 2: PLATON : THÉÂTRE ET PHILOSOPHIE · 2018. 1. 2. · Platon un mystique et l’on trouve cela très joli d’imaginer que la philosophie se développe comme un poème. Et ainsi, doucement,

REacuteSUMEacute

Afin de comprendre le processus drsquoacquisition de connaissance chez Platon nous

proposons une eacutetude de la dialectique selon un spectre large en se focalisant principalement sur

la nature dramatique des textes du corpus Agrave partir drsquoune analyse des fondement eacuteleacuteates de la

meacutethode antilogique nous tenterons par le biais de la dialogique (ou seacutemantique des jeux) de

comprendre le caractegravere agonistique de la meacutethode proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous

tacirccherons par la suite de faire le lien entre les conclusions intermeacutediaires et la structure geacuteneacuterale

de la meacutetaphysique platonicienne afin de ne pas perdre la coheacuterence du systegraveme pris dans sa

globaliteacute Nous eacutevaluerons la qualiteacute de lrsquooutil interpreacutetatif obtenu agrave travers une lecture du

Gorgias

Mots-cleacutes Platon Parmeacutenide Zeacutenon eacuteleacuteatisme antilogique dialogique joute rheacutetorique

agonistique sophistique Gorgias Banquet Theacuteeacutetegravete Sophiste Politique

ABSTRACT

In order to understand Platorsquos knowledge acquisition process we suggest a wide-range study of

the dialectic mainly focusing on the theatrical nature of his texts From an analysis of the eleatic

foundations of the antilogical method we will try to understand the agonistic feature of the

method given by Plato in his dialogs by using the dialogical logic (or game semantic) Then we

will bind our mid-conclusions and the general structure of Platorsquos metaphysic in order not to

loose the coherence of the whole system We will evaluate the quality of our interpretative tool

through a reading of the Gorgias

Key-words Plato Parmenides Zeno eleatism antilogic dialogic joust rhetoric agonistic

sophistic Gorgias Symposium Theaetetus Sophist Statesman

ii

iii

AVANT-PROPOS

Il serait mensonger de preacutetendre que la reacutedaction de ce travail fut aiseacutee lrsquoobstacle majeur

ayant eacuteteacute en grande partie de deacutefinir clairement la probleacutematique Cela transparaicirct aujourdrsquohui

encore dans la version finale de part lrsquoeacutetendue des theacutematiques abordeacutees En effet le sujet choisi

mdash la dialectique chez Platon mdash est neacutecessairement vaste et recoupe tous les aspects de la

philosophie platonicienne crsquoest par la dialectique que Platon parle de meacutetaphysique de

politique de morale drsquoart du pecirccheur agrave la ligne de lrsquoacircmehellip Il nrsquoeacutetait donc jamais simple de

savoir ce qui constituait pleinement un eacuteleacutement important pour la reacutedaction du travail Or si tout

semble inteacuteressant dans une recherche plus rien ne lrsquoest veacuteritablement Il faut neacutecessairement

mettre en place des critegraveres discriminants clairs sans quoi rien ne progresse Ceci prit du temps

De plus le projet initial portait davantage sur les Eacuteleacuteates que sur Platon agrave proprement parler il y

eut donc un glissement de la lecture allant de la dialectique comme simple support de lrsquoheacuteritage

eacuteleacuteate agrave la dialectique comme cœur mecircme du travail dont lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne serait qursquoun des

angles eacutetudieacutes

Mais il existe un problegraveme plus profond encore Quelques curieux se demandent ce que

peut ecirctre lrsquoactiviteacute drsquoun chercheur en philosophie de lrsquoAntiquiteacute Et apregraves trois ans de travail

dont un an consacreacute en grande partie agrave cette recherche il ne mrsquoest toujours pas aiseacute drsquoecirctre

pleinement en mesure de reacutepondre Que cherche-t-on veacuteritablement Lrsquoobjectif est-il de

retrouver la penseacutee drsquoun auteur ou bien plutocirct de tenter drsquoen faire le plus beau systegraveme

possible Si lrsquoon srsquoen tient agrave cette seconde approche mdash celle du litteacuteraire inscrite dans le

profond sillon de la philosophie continentale mdash alors on voudrait lire Platon comme on lirait

Proust ou Hugo et lrsquoon ne fait rien drsquoautre que du commentaire litteacuteraire On cherche la figure de

style on essaie de tout embellir comme pour faire plaisir agrave lrsquoauteur On termine par faire de

Platon un mystique et lrsquoon trouve cela tregraves joli drsquoimaginer que la philosophie se deacuteveloppe

comme un poegraveme Et ainsi doucement est ajouteacutee une nouvelle pierre agrave lrsquoeacutedifice du miracle

grec fier de participer agrave un si bel ouvrage qui traverse deacutejagrave les acircges depuis des siegravecles

Dans notre cas il fallut se faire violence et tenter de garder le cap comme Ulysse pendant

son retour vers Ithaque ici le lit de Calypso est remplaceacute par les travaux de Luc Brisson de

iv

Jean-Franccedilois Pradeau et de nombreux autres Au deacutetour drsquoune introduction au Parmeacutenide on se

surprend agrave ecirctre seacuteduit par certains propos on recircve drsquoune crypto-cosmologie drsquoune ontologie preacute-

chreacutetienne drsquoune monde des Ideacutees agrave lrsquoimage du Jardin drsquoEacuteden Et lrsquoon commence

progressivement agrave ne plus lire mais agrave deacutesirer le texte Platon serait drsquoailleurs bien plus plaisant

srsquoil avait conceptualiseacute ensemble εἶδος et ἰδέα On cherche agrave plaire on joue sur les mots on

ajoute ccedilagrave et lagrave des majusculeshellip Bref on ne commente plus lrsquooriginal grec mais deacutejagrave une

traduction Fait-on encore de la philosophie Et comme Ulysse lrsquoon pense chaque jour ecirctre

heureux dans un fantastique festin le banquet est gargantuesque les commentaires sont bien

dodus regorgent de belles ideacutees mais degraves lors que le soleil est derriegravere lrsquohorizon on pleure face

au rivage en repensant agrave ce royaume lointain Ce royaume ougrave attend patiemment celle que lrsquoon a

laisseacutee au deacutebut de ce peacuteriple Le roi drsquoIthaque lrsquoappelle Peacuteneacutelope nous lrsquoappelons laquo veacuteraciteacute raquo

Que dit-on encore de vrai sur ces textes incapables de se deacutefendre par eux-mecircmes Dans

lrsquoOdysseacutee il faudra lrsquoaide des dieux pour que le heacuteros reprenne la mer ici-bas les dieux se font

bien discrets Tout au mieux une Muse apparaicirct quelques fois mais lagrave encore elle est le plus

souvent muette

Que le lecteur se rassure nous nrsquoavons fait qursquoune courte escale sur lrsquoicircle drsquoOgygie et

avons mecircme refuseacute lrsquoimmortaliteacute proposeacutee par la deacuteesse Le travail suivant srsquoil preacutesente des

caracteacuteristiques diverses et eacuteparses ne relegraveve que drsquoune seule volonteacute apporter un regard neuf et

original sur la meacutethode dialectique telle que Platon nous la preacutesente Puisse-t-il servir cette

cause

v

Ποτὲ αὐτῆς ἐν ἀγορᾷ καὶ θοἰμάτιον περιελομένης συνεβούλευον οἱ γνώριμοι χερσὶν ἀμύνασθαι laquo Νὴ Δί εἶπεν ἵν ἡμῶν πυκτευόντων ἕκαστος ὑμῶν λέγῃ εὖ Σώκρατες εὖ Ξανθίππη raquo

Un autre jour en pleine place elle lui avait arracheacute son manteau et ses amis lui conseillaient de la punir par quelques gifles laquo Par Zeus dit-il pour que nous nous battions agrave coups de poings et que chacun drsquoentre vous crie laquo Vas-y Socrate vas-y Xanthippe raquo

DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie doctrines et sentences des philosophes illustres II 5

vi

vii

FORMAT DES CITATIONS

Toutes les citations de textes grecs utiliseacutees dans notre travail proviennent de la banque de

donneacutees du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig

Nous faisons coiumlncider chaque passage en langue originale avec sa traduction franccedilaise

Afin drsquoeacuteclairer le lecteur sur les choix de traduction nous augmentons la graisse de la police des

mots importants Agrave chaque groupe de mots mis en emphase dans la langue originale correspond

un groupe de mots mis en emphase dans la traduction franccedilaise selon lrsquoexemple suivant

Τὰ ζῷα τρέχει

Les animaux courent

(AUTEUR Œuvre Section du passage)

Les fragment drsquoHeacuteraclite sont eacuteparses agrave travers lrsquoensemble de la litteacuterature Nous

donnerons dans nos citations le numeacutero du fragment issu du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig puis

en bas de page la reacutefeacuterence textuelle drsquoougrave est issu ce fragment

Concernant les traductions du grec nous avons systeacutematiquement pris le parti de la fideacuteliteacute

aux mots grecs et ne lrsquoavons modifieacutee que pour en rendre le reacutesultat intelligible Nous avons

pleinement conscience que le reacutesultat en franccedilais est parfois drsquoune piegravetre qualiteacute litteacuteraire Le

lecteur nous pardonnera en gardant agrave lrsquoesprit la ceacutelegravebre formule parfois attribueacutee au poegravete

Charles Baudelaire laquo Une traduction est semblable agrave une femme si elle est belle sans doute

nrsquoest elle pas fidegravele raquo

Les citations plus modernes (article monographie etc) suivent le format Chicago-Style

(AUTEUR date page) Les reacutefeacuterences complegravetes se trouvent agrave la fin de notre travail dans la

section REacuteFEacuteRENCES

viii

REMERCIEMENTS Ce travail est le fruit drsquoune vaste reacuteflexion que je conduisis pendant pregraves de trois ans je

ne peux que remercier mon directeur Benoicirct Castelneacuterac ainsi que Mathieu Marion sans qui ce

travail nrsquoaurait jamais vu le jour Le premier fut un guide hors pairs patient et toujours de bon

conseil Le second agrave travers son seacuteminaire agrave Montreacuteal donna agrave mon travail un fantastique eacutelan

Je pense dans un deuxiegraveme temps agrave mon professeur de philosophie de lrsquoAntiquiteacute et

professeur de grec ancien Jean-Joeumll Duhot qui suscita en moi un immense inteacuterecirct pour la

philosophie grecque lors de mes eacutetudes agrave lrsquoUniversiteacute Lyon 3 Jean Moulin Il mrsquoeacutevita ainsi une

eacuteventuelle passion pour la transsubstantiation ou tout autre sujet de meacutetaphysique meacutedieacutevale et

je ne peux que lui en ecirctre greacute

Jrsquoadresse enfin toute ma tendresse agrave ma famille ainsi qursquoagrave mon amie pour leur soutien

inconditionnel

ix

INDEX DES FIGURES

Fig 1 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon selon le modegravele de Vlastos 28

Fig 2 Double neacutegation dans les logiques classique et intuitionniste 30

Fig 3 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon proposeacutee 34

Fig 4 Repreacutesentation logique du deuxiegraveme fragment de Parmeacutenide 37

Fig 5 Repreacutesentation dialogique du principe de non-contraction 76

Fig 6 Repreacutesentation dialogique de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 77

Fig 7 Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent et neacutegation du conseacutequent 77

Fig 8 Table de veacuteriteacute de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 78

Fig 9 Arborescence dialogique semi-contradictoire 102

Fig 10 Arborescence dialogique contradictoire 103

Fig 11 Sortie drsquoune arborescence dialogique contradictoire 104

Fig 12 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias 1 [449a - 452e] 116

Fig 13 Critique de Gorgias par Socrate [451e - 452e] 117

Fig 14 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias [457a - 461a] 120

Fig 15 Table de veacuteriteacute du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122

Fig 16 Arbre du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122

Fig 17 Repreacutesentation arborescente du problegraveme de lrsquoinjustice 138

x

SOMMAIRE

I INTRODUCTION 1 Probleacutematique

2 Meacutethodologie

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon

3 La meacutethode eacuteleacuteate

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 1 La dialectique chez Aristote

2 La dialectique comme enreacutegimentation

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 1 Contexte drsquoapparition de la dialectique

2 La figure du sophiste

V EacuteTUDES DE CAS 1 Gorgias nature de la rheacutetorique

2 Polos et Socrate mesures et morale

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue

VI CONCLUSION

REacuteFEacuteRENCES

xi

I INTRODUCTION

1 Probleacutematique

Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne

Une main est tendue vers le ciel Lrsquoautre tient la ciguumle sans mecircme daigner la regarder Oui

il va la boire cette coupe mais avant une derniegravere fois continuons agrave discuter Parlons de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme un dernier mythe eschatologique avant de partirhellip Les autres autour

baissent les yeux Le paradoxe est agrave son paroxysme crsquoest en mourant maintenant qursquoil devient

immortel Et jusqursquoagrave ses derniegraveres secondes Socrate megravene la discussion

Lorsque que le chercheur travaille sur les diffeacuterentes œuvres drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute le

deacutesir premier semble consister agrave trouver un systegraveme coheacuterent dans lrsquoensemble de son œuvre

laquelle ne se reacuteduisant souvent qursquoagrave quelques fragments En croisant ses sources le philosophe

tente ainsi de mettre agrave jour lrsquouniteacute fondatrice agrave lrsquoorigine de lrsquoensemble de la reacuteflexion Le

chercheur est agrave cet instant dans une posture proche du matheacutematicien qui face agrave un nuage de

points tenterait de retracer la courbe pour en retrouver lrsquoeacutequation unique Dans le cas du corpus

platonicien le problegraveme est tout autre Lagrave ougrave certains ne nous laissegraverent que quelques mysteacuterieux

passages Platon confia aux acircges la totaliteacute de sa prolifique œuvre La recherche drsquouniteacute ne

consiste alors plus agrave combler les trous par des speacuteculations mais bien au contraire agrave articuler

ensemble une immense quantiteacute drsquoinformations semblant parfois contradictoires

Bien que la preacutesence du personnage de Socrate apparaisse comme un leitmotiv fiable 1

nous ne pouvons cependant parler drsquouniteacute des thegraveses socratiques Il faut chercher cette uniteacute du

cocircteacute de la forme plutocirct que de fond Par delagrave les sujet abordeacutes ainsi que les thegraveses deacutefendues

lrsquoensemble de ces œuvres sont toutes des illustrations drsquoune certaine puissance de dialoguer Le

dialogue prend place avec le personnage de Socrate ce dernier rencontre divers personnages a

priori persuadeacutes de lrsquoinfaillibiliteacute de leur science Socrate leur fait alors prendre conscience des

bornes de leurs connaissances Ceci passe par la mise en eacutevidence de limites inheacuterentes aux

Socrate est preacutesent dans tous les dialogues de Platon hormis Les Lois1

1

deacutefinitions des notions formuleacutees par ces personnages (lrsquoamitieacute lrsquoamour le beau le juste la

tempeacuterance etc) En partant drsquoune thegravese de deacutepart Socrate propose le plus souvent drsquoarriver agrave la

preuve de lrsquoimpossibiliteacute de soutenir la thegravese initiale Ainsi lrsquoincapaciteacute agrave deacutefinir un terme est un

excellent moyen de voir que lrsquoon ne le comprend pas entiegraverement

Cette meacutethode drsquoexamen nrsquoest pourtant le sujet principal drsquoaucun dialogue certes elle est

un outil systeacutematiquement employeacute mais nrsquoest que vaguement deacutefinie De la mecircme maniegravere

chez les commentateurs y compris de nos jours elle reste une notion relativement peu eacutetudieacutee

pour elle-mecircme Elle demeure le plus souvent consideacutereacutee comme compreacutehensible en soi et ne

requeacuterant pas drsquoeacutetudes approfondies et lrsquoattention des commentateurs se porte bien souvent plus

sur le contenu des argumentations que sur leur fonctionnement

Le caractegravere aporeacutetique

Mecircme si le dialogue en tant que tel nrsquoest jamais le sujet drsquoune des œuvres de Platon nous

devons tout de mecircme remarquer que certains passages font reacutefeacuterence agrave cette meacutethode

Οὐκοῦν καὶ ὅτι ἡ τοῦ διαλέγεσθαι δύναμις μόνη ἂν φήνειεν [αὐτὸ τὸ ἀληθές] ἐμπείρῳ ὄντι ὧν νυνδὴ διήλθομεν ἄλλῃ δὲ οὐδαμῇ δυνατόν

Et aussi que la puissance de dialoguer peut seule faire apparaicirctre [le vrai lui-mecircme] agrave un individu ayant fait lrsquoexpeacuterience des sciences que nous venons de parcourir mais que par aucune autre [puissance] ce ne serait pas possible

(PLATON Reacutepublique VII 533a) 2

Dans la philosophie platonicienne lrsquoobjectif absolu du philosophe est clairement drsquoatteindre la

veacuteriteacute la puissance du dialogue est pour le philosophe lrsquooutil pour atteindre cette derniegravere Le

dialogue devrait conduire en se focalisant sur une notion donneacutee agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute

Force est de constater que cela ne semble pas ecirctre le cas Bien au contraire le corpus platonicien

ne laisse entrevoir le plus souvent que des reacutefutations de thegraveses des opinions divergeant drsquoun

dialogue agrave un autre et surtout des paradoxes et des apories

Laporie est une fin sans reacuteponse satisfaisante cela se remarque aux derniegraveres lignes du

dialogue ainsi qursquoagrave lambiance ressentie En effet hormis dans le Parmeacutenide il nexiste aucun

Sauf indication contraire les traductions grecques seront reacutealiseacutees par nos soins2

2

dialogue se terminant de faccedilon positive par une confirmation deacutefinitive de la veacuteriteacute de la

conclusion Au mieux un consensus provisoire mais dont le caractegravere absolu ne semble pas

veacuteritablement acquis Le dialogue serait dans ce cas un bien mauvais moyen drsquoobtenir un savoir

srsquoil ne pouvait apporter qursquoune connaissance neacutegative des choses Le raisonnement de Socrate le

rend certes capable de dire ce qursquoune notion nrsquoest pas mais il est en revanche incapable

drsquoeacutenoncer clairement et de faccedilon consistante agrave travers le corpus ce qursquoelle est ce problegraveme

nous lui donnons le nom drsquoapophatisme dialectique De plus tel que le dit Platon le dialogue 3 4

nrsquoest pas une puissance ou capaciteacute parmi drsquoautres mais la laquo seule raquo (microόνη id [533a]) meacutethode

srsquooffrant au philosophe en quecircte de veacuteriteacute Lrsquoeacuteventualiteacute selon laquelle lrsquoart du dialogue ne serait

qursquoune meacutethode incomplegravete parmi drsquoautres nrsquoest donc pas envisageable car il nrsquoexiste pour

Platon aucun autre moyen drsquoatteindre la veacuteriteacute

Pour deacutepasser ce paradoxe de lrsquoapophatisme dialectique (crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute

reacutecurrente pour la meacutethode du dialogue drsquoavoir un jugement positif sur le reacuteel tout en eacutetant

pourtant la seule meacutethode capable drsquoen rendre raison selon Platon) nous pouvons orienter notre

recherche vers la meacutethode telle que deacutefinie par Socrate la maiumleutique Ce dernier explique agrave

quelques reprises que son art est similaire agrave celui de sa megravere lrsquoart de la sage-femme 5

Εἶτα ὦ καταγέλαστε οὐκ ἀκήκοας ὡς ἐγώ εἰμι ὑὸς μαίας μάλα γενναίας τε καὶ βλοσυρᾶς Φαιναρέτης [hellip] Ἆρα καὶ ὅτι ἐπιτηδεύω τὴν αὐτὴν τέχνην ἀκήκοας

Pauvre innocent est-ce que tu ignores que je suis fils dune sage-femme tregraves habile et renommeacutee Pheacutenaregravete [hellip] Nrsquoas tu pas aussi entendu que jexerce le mecircme art

(PLATON Theacuteeacutetegravete 149a)

Socrate fait accoucher laquo les acircmes raquo (τὰς ψυχὰς id [150a]) Son travail consiste ensuite agrave

examiner si lrsquoecirctre enfanteacute est plein de laquo fausseteacute raquo (ψεῦδος) ou de laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθές) Le

Lrsquoapophatisme est un terme reacutefeacuterant de faccedilon quasi exclusive agrave la theacuteologie neacutegative Nous voulons ici 3

retrouver le sens premier du verbe ἀπόφηmicroι laquo je nie raquo nous prendrons ce mot sans aucune acceptation theacuteologique

Dialectique est agrave comprendre ici comme lrsquoadjectif propre au dialogue4

Dans le sens de la τέχνη grecque5

3

dialogue nrsquoapporterait dans ce cas aucun savoir mais permettrait de controcircler les savoirs acquis

Cependant nous ne faisons ici que deacuteplacer le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique Si la

maiumleutique est lrsquoart drsquoaccoucher les esprits il apparaicirct clairement dans les dialogues que la

maiumleutique socratique est bien souvent steacuterile en termes de contenu elle nrsquoaccouche drsquoaucune

deacutefinition deacutefinitive mais elle eacutenonce et controcircle les hypothegraveses

Le postulat theacuteacirctral

Le lecteur pourra preacutetendre que cela ne repose que sur la contingence des rencontres et

que si Socrate avait eu de la chance il aurait pu trouver un interlocuteur susceptible drsquoenfanter

Cela va alors agrave lrsquoencontre drsquoun aspect fondamental du dialogue un choix litteacuteraire de

repreacutesentation Un dialogue est en soi une production drsquoordre theacuteacirctral il y a des personnages

des tirades (i e le texte prononceacute) un cadre spatio-temporel des deacutecors et des indications

sceacuteniques Lrsquoensemble de ce qui gravite autour des tirades des personnages nous lrsquoappelons

theacuteacirctraliteacute Dans une piegravece de theacuteacirctre la theacuteacirctraliteacute se compose donc de tout ce qui relegraveve de la

mise en scegravene tout ce qui nrsquoest pas prononceacute dans les tirades des personnages Cela ne veut pas

dire pour autant que la theacuteacirctraliteacute ne deacutepend que du metteur en scegravene le texte lui-mecircme contient

deacutejagrave de la theacuteacirctraliteacute il srsquoagit entre autres des didascalies Une didascalie ou indication

sceacutenique est un enseignement contextuel Il ne srsquoagit pas drsquoune tirade mais elle fait pourtant 6

partie du texte de lrsquoœuvre La theacuteacirctraliteacute ne srsquoexprime donc pas uniquement dans la

repreacutesentation mais aussi dans le texte

Nous formulons alors ainsi ce que nous appelons le laquo postulat theacuteacirctral raquo le personnage de

Socrate est un archeacutetype il ne sagit pas dune histoire reacuteelle Socrate pourrait juste sappeler laquo Le

philosophe raquo de la mecircme maniegravere que Platon incarne parfois les thegraveses de Parmeacutenide et de

Zeacutenon en laquo lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Nous sommes dans la repreacutesentation de personnages

caracteacuteristiques En cela lœuvre de Platon tend agrave luniversaliteacute de son discours car au dessus de

la relativiteacute du contexte demeure de faccedilon transcendante un appel agrave luniversel

Lrsquoeacutetymologie de didascalie est drsquoailleurs διδασκαλία signifiant enseignement6

4

Aux questions du caractegravere aporeacutetique des dialogues ainsi que de la steacuteriliteacute de la

maiumleutique nous devons alors affronter un problegraveme drsquoampleur Il ne devient plus possible de

justifier lrsquoabsence de reacuteponse par un simple manque de chance Nous partons du principe que

Platon est maicirctre agrave bord et que le corpus dont nous sommes en possession est suffisamment

complet pour que la repreacutesentation de la dialectique nrsquoy soit pas tronqueacutee La meacutethode socratique

chez Platon est supposeacutee apporter des veacuteriteacutes alors qursquoelle ne semble dans les faits que mettre en

eacutevidence lrsquoerreur et ne conclure que par des apories ou des invitations agrave continuer le travail 7

Quelle est lrsquoorigine de cet eacutecart entre lrsquoobjectif et le reacutesultat de la recherche de veacuteriteacute chez

Socrate Nous pouvons nous demander srsquoil srsquoagit soit drsquoun effet neacutecessaire de la dialectique

auquel cas elle ne serait qursquoun outil intermeacutediaire mais incomplet soit que la dialectique est

victime drsquoune reacutealiteacute transcendante et alors le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique viendrait

drsquoun apophatisme ontologique crsquoest-agrave-dire que lrsquoon ne pourrait rien dire sur lrsquoecirctre de faccedilon

positive chez Platon 8

Dans cette derniegravere eacuteventualiteacute comme dans la premiegravere si la veacuteriteacute nrsquoest pas accessible au

moyen de la dialectique quelle serait alors reacuteellement la nature de lrsquoexercice dialectique pour

Socrate sinon un jeu consistant agrave trouver des contradictions et agrave reacutefuter des adversaires Une

telle activiteacute nrsquoest-elle pas fort ressemblante agrave lrsquoactiviteacute des sophistes

Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge

Agrave la suite des paradoxes que nous venons drsquoeacutevoquer nous pensons qursquoun eacuteleacutement de

reacuteponse se situe dans la nature mecircme du texte de Platon le dialogue Pour bien des

commentateurs le dialogue nrsquoest chez Platon qursquoun choix stylistique pour illustrer une theacuteorie

Ceux-ci pensent que le travail du commentateur revient agrave extraire le contenu philosophique du

texte afin de se deacutefaire du poids litteacuteraire charrieacute par le dialogue Dans cette optique Aristote

Nous ne neacutegligeons pas lrsquoexistence de nombreux dialogue platoniciens ougrave le caractegravere aporeacutetique ne 7

semble pas apparaicirctre de faccedilon eacutevidente Nous pensons par exemple agrave lrsquoApologie le Criton le Pheacutedon mais aussi au Banquet Cependant notre propos est le suivant jamais dans lrsquoœuvre de Platon Socrate ne reacutepondrait agrave la proposition drsquoun interlocuteur laquo cette deacutefinition est correcte et deacutefinitive raquo Demeure alors une sensation drsquoincompleacutetude Lrsquounique exception est le Parmeacutenide sur lequel nous reviendrons abondamment par la suite

Rejoignant ici la position plotinienne en opeacuterant un glissement de lrsquoapophatisme agrave lrsquoaphaireacutetisme8

5

apparaicirct bien plus professionnel puisqursquoil eacutecrit une philosophie de traiteacutes Cependant ferions-

nous le mecircme exercice avec Moliegravere ou Shakespeare Agrave lrsquoeacutevidence non Nous voyons bien

qursquoun reacutesumeacute drsquoHamlet aussi minutieux soit-il nrsquoa plus grand lien avec lrsquoœuvre originale Degraves

lors peut-on raisonnablement croire que cela fonctionnerait de la sorte chez Platon Est-il

possible de comprendre le message du Banquet sans le hoquet drsquoAristophane

Lrsquoensemble du message contenu dans lrsquoœuvre de Platon nous est transmis par le biais du

dialogue Cependant ce message nrsquoest pas purement lineacuteaire et la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les

dialogues perturbe la nature de ce message En consideacuterant les œuvres de Platon non plus comme

de simples eacutenonciations lineacuteaires drsquoideacutees mais plutocirct comme des mises en scegravene repreacutesentant

diffeacuterents moments drsquoune reacuteflexion geacuteneacuterale alors nous pourrons eacutetablir de maniegravere plus correcte

ce que sont les veacuteritables thegraveses ontologiques dans le corpus platonicien

La tradition raconte que Platon aurait commenceacute par eacutecrire des œuvres theacuteacirctrales avant

qursquoil ne les brucirclacirct apregraves avoir rencontreacute Socrate

Ἔπειτα μέντοι μέλλων ἀγωνιεῖσθαι τραγῳδίᾳ πρὸ τοῦ Διονυσιακοῦ θεάτρου Σωκράτους ἀκούσας κατέφλεξε τὰ ποιήματα εἰπώνmiddot laquo Ἥφαιστε πρόμολ ὧδεmiddot Πλάτων νύ τι σεῖο χατίζει raquo9

Eacutetant sur le point de concourir pour la trageacutedie il rencontra Socrate devant le theacuteacirctre dionysiaque et agrave la suite de leur entretien il brucircla ce qursquoil avait eacutecrit en disant laquo Hephaistos vient ici Platon maintenant a besoin de toi raquo

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III [trad GENAILLE])

Si lrsquoanecdote semble peu creacutedible elle est en revanche symbolique De la mecircme maniegravere les

proches de Platon auraient retrouveacute agrave sa mort une piegravece drsquoAristophane agrave cocircteacute de lui Lrsquoœuvre de 10

Platon dans sa totaliteacute est drsquoailleurs une vaste trageacutedie Pensons au prologue drsquoAntigone de Jean

Anouilh

Voilagrave Ces personnages vont vous jouer lhistoire dAntigone Antigone cest la petite maigre qui est assise lagrave-bas et qui ne dit rien Elle regarde droit devant elle

Les guillemets ont eacuteteacute rajouteacute par nos soins pour rendre la citation plus lisibles Celles-ci ne sont pas 9

preacutesentes dans le texte original tireacute du Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig

La source de cette anecdote est lrsquoeacutemission de radio sur France Culture du 11 feacutevrier 2008 intituleacutee laquo Les 10

nouveaux chemins de la connaissance raquo Elle nous est conteacutee par Monique Dixsaut

6

Elle pense Elle pense quelle va ecirctre Antigone tout agrave lheure quelle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermeacutee que personne ne prenait au seacuterieux dans la famille et se dresser seule en face du monde seule en face de Creacuteon son oncle qui est le roi Elle pense quelle va mourir quelle est jeune et quelle aussi elle aurait bien aimeacute vivre Mais il ny a rien agrave faire Elle sappelle Antigone et il va falloir quelle joue son rocircle jusquau bouthellip

(ANOUILH 2008 5)

Degraves les premiers instants nous savons tous que Socrate va mourir Pourtant nous regardons les

dialogues srsquoenchainer lrsquohistoire avancer De la rencontre avec les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave sa

condamnation agrave mort Platon retrace toute la vie philosophique drsquoun personnage lrsquohistoire drsquoun

homme Nous pourrions essayer de comparer les œuvres de Platon aux eacutecrits de lrsquohistorien

Xeacutenophon reacutealiser des travaux drsquoarcheacuteologie afin de savoir si la rencontre entre Socrate et 11

Parmeacutenide eut eacuteteacute possible Quel inteacuterecirct dans un travail de philosophie Tout cela reviendrait agrave

renier le cœur mecircme de lrsquoœuvre de Platon sa puissance litteacuteraire

A fortiori nous avanccedilons lrsquoideacutee selon laquelle la theacuteacirctraliteacute repreacutesente une part importante

du message philosophique y compris de lrsquoexercice dialectique Penser les personnages des

dialogues comme des acteurs jouant un rocircle retourne consideacuterablement les perspectives de

lecture Nous tacirccherons donc dans la suite de notre travail de deacutemontrer en quoi la dialectique

possegravede une part de jeu nrsquoeacutetant pas incompatible avec la recherche de veacuteriteacute Si les œuvres de

Platon sont consideacutereacutees plutocirct comme des piegraveces de theacuteacirctre que des reacutealiteacutes historiques alors la

repreacutesentation dune aporie dans un dialogue ne peut plus ecirctre vue comme un simple constat

deacutechec de la meacutethode du dialogue mais comme un moment obligatoire dans une conception

plus large Les dialogues de Platon ne sont pas des piegraveces en eux-mecircmes mais simplement les

actes drsquoune seule œuvre qursquoil faut comprendre dans sa totaliteacute

Il convient enfin de preacuteciser ce que nous entendons par le personnage de Socrate et

lrsquoadjectif socratique srsquoy rapportant Socrate est un personnage ayant existeacute cela ne fait presque

Il nrsquoest jamais simple de parler de meacutethode historique dans le contexte antique Cependant la 11

meacutethodologie de Xeacutenophon se rapproche de celle de Thucydide dont il compleacuteta lrsquoœuvre Mecircme si le dialogue socratique eacutetait agrave lrsquoacircge classique un style litteacuteraire agrave part entiegravere nous pensons que lrsquoapproche de Xeacutenophon repose sur des eacutevegravenements et des situations probables Platon philosophe et dramaturge joue davantage dans le registre du symbolique

7

aucun doute Cependant nous ne sommes pas ici dans un travail drsquohistorien pur et simple la

philosophie antique nrsquoest pas une archeacuteologie des faits sinon une archeacuteologie de la penseacutee Dans

le cas preacutesent la seule penseacutee que nous choisissons drsquoeacutetudier est celle de Platon Nous

consideacuterons alors davantage Socrate comme personnage litteacuteraire et dramatique plutocirct qursquoen tant

qursquoindividu ayant reacuteellement veacutecu toutes les aventures qui lui sont attribueacutees Cela possegravede sur le

plan meacutethodologique de nombreux avantages le premier eacutetant que la reacutealiteacute historique des faits

ne nous importe guegravere Qursquoimporte que Socrate ne rencontracirct pas Parmeacutenide dans sa jeunesse le

personnage creacuteeacute par Platon a effectivement veacutecu cette rencontre Lrsquoensemble de notre travail

reposera donc sur Socrate personnage dramatique des œuvres de Platon

Notre objectif ne sera autre que de deacutefinir de faccedilon juste la meacutethode agrave lrsquoœuvre dans les

dialogues de Platon Nous deacutefendons lrsquoideacutee selon laquelle notre position de lecture influence les

reacutesultats de la dialectique platonicienne Notre hypothegravese de recherche peut alors se reacutesumer en

une phrase en consideacuterant les œuvres de Platon comme des productions theacuteacirctrales nous serons

agrave mecircme de trouver davantage de reacuteponses que dans le cadre drsquoune lecture traditionnelle Ceci

nous permettra de comprendre drsquoune autre maniegravere sous un nouveau jour les perspectives en jeu

dans les dialogues Certains problegravemes drsquoordres meacutetaphysique et ontologique devraient alors

trouver de nouvelles reacuteponses invisibles jusqursquoici Il est vrai que nos interrogations sur la

dialectique peuvent sembler quelque peu heacuteteacuterogegravenes Notre hypothegravese de travail place tous nos

espoirs du cocircteacute interpreacutetatif Cela apparaicirctra peut-ecirctre arbitraire en risquant de contraindre le

texte agrave se conformer agrave notre theacuteorie Nous devons donc prendre soin de deacutefinir avec rigueur notre

meacutethodologie afin drsquoeacuteviter toute deacuteteacuterioration du sens initial au profit de notre approche

8

2 Meacutethodologie

De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques

Notre travail se divisera en quatre grands moments Notre hypothegravese de deacutepart preacutesuppose

lrsquoexistence de reacuteponses dans lrsquoœuvre de Platon En effet notre recherche nrsquoaurait pas lieu drsquoecirctre

si nous pensions que la dialectique platonicienne eacutetait totalement incomplegravete et que certaines

reacuteponses nrsquoavaient pas eacuteteacute formuleacutees par Platon Nous marquons ici un choix initial fort en

refusant de croire drsquoune part agrave un apophatisme dialectique chez Platon (crsquoest-agrave-dire que la

dialectique nrsquoest pas apte agrave trouver de veacuteriteacutes agrave cause de sa neacutecessaire incompleacutetude) mais aussi

agrave un simple laquo appel agrave la continuation du travail raquo comme si Platon nrsquoavait fourni que la meacutethode

sans reacutesultats Au contraire nous partons de lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique a deacutejagrave atteint son

but (dans les textes) et qursquoil ne tient qursquoagrave nous lecteurs de Platon de comprendre ces reacuteponses

Selon le vieil adage la veacuteriteacute est lrsquoadeacutequation entre lrsquoecirctre et la penseacutee crsquoest-agrave-dire

lrsquoeacutelaboration drsquoun jugement juste Ainsi tout comme un texte sera vrai en vertu de son rapport au

monde une lecture sera vraie selon son rapport au texte Dans un premier temps il srsquoagira pour

nous de deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoest la meacutethode socratique crsquoest-agrave-dire drsquoen comprendre les

regravegles de fonctionnement Nous nuancerons notre deacutefinition en lui imposant comme bornes les

deacutefinitions drsquoautres meacutethodes proches mais diffeacuterentes (eacuteristique antilogique etc) Cette partie

relegravevera clairement drsquoun caractegravere historique srsquoinspirant des grandes theacuteories interpreacutetatives sur

la dialectique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours (de maniegravere non exhaustive mais significative) Notre

modus operandi consiste en lrsquoeacutelaboration drsquoune grille de lecture apte agrave augmenter notre capaciteacute

agrave comprendre le fonctionnement des raisonnements argumentatifs de la dialectique platonicienne

Notre originaliteacute reposera eacutevidemment sur ce que nous avons appeleacute le postulat theacuteacirctral La

position interpreacutetative que nous eacutelaborerons partira de notre hypothegravese de recherche selon

laquelle il ne convient pas de lire Platon comme un bloc monolithique mais comme une

succession de scegravenes ayant chacune un objectif propre Cet outil que nous concevrons est

interpreacutetatif crsquoest-agrave-dire que sa viseacutee nrsquoest autre que drsquoaccroitre notre acuiteacute conceptuelle face au

texte drsquoun dialogue de la mecircme maniegravere que des lunettes augmentent lrsquoacuiteacute visuelle drsquoune

personne myope ou astigmate sans modifier lrsquoobjet regardeacute Lrsquooutil ne modifie pas le contenu du

9

texte il modifie notre perception de celui-ci Ce point nous parait tregraves important dans la mesure

ougrave cette perspective purement interpreacutetative nrsquoest pas simple agrave respecter dans lrsquoeacutelaboration drsquoun

outil interpreacutetatif Chaque systegraveme interpreacutetatif implique des schegravemes logiques de

fonctionnement diffeacuterents Nous devons donc nous assurer dans la mesure du possible que les

schegravemes impliqueacutes par lrsquooutil que nous allons eacutelaborer ne sont pas incompatibles avec les

schegravemes du contexte drsquoeacutecriture Au contraire nous voulons que ceux-ci soient les plus proches 12

possible afin drsquoecirctre en adeacutequation avec la volonteacute de lrsquoauteur Nous profiterons de cette partie

pour eacutevoquer diffeacuterents problegravemes interpreacutetatifs en lien avec la meacutethode dialectique Cette partie

srsquoachegravevera par un choix drsquoordre logique que nous justifierons quant au meilleur moyen de

repreacutesenter les eacutechanges dialectiques

Dans un troisiegraveme temps nous nous attacherons agrave comprendre ce que pourrait ecirctre

lrsquoorigine de la dialectique Pour paraphraser Aristote si notre premier moment aura eacuteteacute consacreacute

agrave la cause mateacuterielle de la dialectique (son fonctionnement propre ses regravegles) le troisiegraveme temps

de notre travail se tournera vers drsquoune part sa cause efficiente et drsquoautre part vers sa cause finale

(en effet la dialectique comme production humaine ou projet permet cette superposition entre

origine et finaliteacute) Nous en profiterons pour tirer les conclusions meacutetaphysiques et plus

preacuteciseacutement ontologiques de nos choix interpreacutetatifs et repreacutesentatifs des moments dialectiques

En effet notre point de deacutepart est que la grille interpreacutetative de lrsquoexercice dialectique affecte

consideacuterablement les reacutesultats meacutetaphysiques Nous ferons alors une analyse eacutelargie des grands

traits meacutetaphysiques du systegraveme platonicien puis tacirccherons de comprendre comment la

dialectique srsquointegravegre dans ce systegraveme Nous serons dans lrsquoobligation de faire une revue des

preacuteoccupations ontologiques de quelques preacutesocratiques afin de comprendre le contexte

drsquoapparition de la meacutethode dialectique proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous nous

pencherons ensuite plus en avant sur les aspects meacutetaphysiques directement en lien avec les

preacutesupposeacutes induits par la dialectique telle que nous lrsquoaurons deacutefinie dans le chapitre preacuteceacutedent

Nous pensons ici agrave R G Collingwood prenant lrsquoexemple drsquoune traduction du grec πόλις par le mot 12

laquo Eacutetat raquo en lrsquoaffligeant de tous les concepts contemporains propre agrave notre concept drsquoEacutetat et agrave observer des erreurs dans les eacutecrits politiques grecs Pour Collingwood cela revient agrave traduire le mot grec τριήρης par laquo bateau agrave vapeur raquo on srsquoeacutetonnerait par la suite des variances conceptuelles et des incoheacuterences suite agrave lrsquousage du mot τριήρης lu comme bateau agrave vapeur dans les textes antiques (COLLINGWOOD 1994)

10

Il ne faut pas perdre de vue que lrsquoobjectif final est drsquoeacutelaborer une position de lecture apte agrave

deacutepasser les difficulteacutes laquo superficielles raquo des dialogues afin drsquoen comprendre le sens profond Il

ne srsquoagit pas pour autant de faire de la sur-interpreacutetation ou de lrsquoinvention

Le dernier moment de notre travail consistera en la mise en application de notre systegraveme

repreacutesentatif agrave un certain nombre de passages issus du corpus platonicien principalement le

Gorgias Lrsquoobjectif sera ici double drsquoune part expeacuterimenter notre outil repreacutesentatif en

laquo condition reacuteelle raquo crsquoest-agrave-dire sur de longs passages ougrave lrsquoenchevecirctrement des ideacutees ne va pas

de soi Notre outil ne prend son sens que dans le cadre de lrsquoanalyse profonde drsquoun passage et de

ses articulations avec les autres passages Drsquoautre part nous pourrons eacutetudier le rapport entre la

dialectique et le projet meacutetaphysique chez Platon Le troisiegraveme moment de notre travail opeacuterera

donc la synthegravese entre nos remarques drsquoordre logique du premier moment de notre travail et les

consideacuterations plus meacutetaphysiques du deuxiegraveme Nous reviendrons par la suite plus

abondamment sur le choix du Gorgias Nous pouvons drsquoores et deacutejagrave eacutevoquer le sujet du dialogue

comme motif principal En effet le troisiegraveme moment de notre travail reposera principalement

sur la distinction entre lrsquoactiviteacute sophistique et lrsquoactiviteacute philosophique Le Gorgias repreacutesente la

suite logique de notre interrogation theacuteorique puisque le dialogue repreacutesente agrave la fois une

reacuteflexion theacuteorique sur le sujet en questionnant la nature de la rheacutetorique mais aussi une

illustration pratique en opposant directement le personnage de Socrate agrave des sophistes

La quasi-totaliteacute de notre travail reposera sur les travaux de Benoicirct Castelneacuterac et de

Mathieu Marion Nous leur empruntons le regard dialogique qui seul permet de donner agrave cette

eacutetude une coheacuterence geacuteneacuterale en faisant de lrsquoexercice du dialogue un moment strateacutegique dont

lrsquoissue est incertaine Ainsi de nombreux eacuteleacutements deacutecoulant de cette analyse (critique des

travaux de Vlastos interpreacutetation du poegraveme de Parmeacutenide lecture des sophistes etc)

srsquoinscrivent en toute logique dans le mecircme sillon De plus nous avons choisi de nous appuyer

sur les reacutecents travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot dont lrsquoanalyse porte sur des centres drsquointeacuterecircts

souvent identiques aux nocirctres Parfois nous nous en inspirons parfois nous nous en deacutetacherons

mais ses travaux permettront toujours de servir de reacutefeacuterentiel surtout dans la deuxiegraveme moitieacute de

notre travail

11

Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique

Le projet que nous preacutesentons ici peut apparaicirctre au lecteur en bien des endroits encore

peu deacutefini vague voire teinteacute drsquoune certaine preacutetention Nous connaissons le danger inheacuterent agrave

notre travail Bien souvent le deacutesir de systegraveme pousse le commentateur agrave creacuteer de vastes

cateacutegories dans lesquelles il tenterait souvent par la violence du sur-commentaire de ranger les

concepts selon un ordonnancement preacuteeacutetabli Lrsquoobjectif est pour nous de retrouver une lecture

coheacuterente de lrsquoensemble du travail que Platon nous propose sans pour autant lui infliger le cadre

a priori de notre volonteacute Nous deacutesirons ainsi formuler une theacuteorie de la dialectique (ou tout du

moins en dessiner les contours) Or la nature mecircme du texte de Platon nous force agrave prendre

lrsquoensemble du corpus en consideacuteration puisque la meacutethode du dialogue srsquoy applique en tout

endroit Si les reacutesultats de notre travail pourront sembler parfois arbitraires nous aimerions alors

insister davantage sur la meacutethode proposeacutee que les reacutesultats en eux-mecircmes

Les travaux de recherche ont pour critegravere de qualiteacute la preacutecision de leur probleacutematique

Dans notre cas celle-ci semble peu deacutelimiteacutee si cela peut ressembler agrave une faiblesse le lecteur

saura y voir la volonteacute drsquoun effort de synthegravese Prenant lrsquoexemple de la biologie lrsquoeacutetude

minutieuse drsquoune cellule ne prend pleinement son sens que replaceacutee dans lrsquoorganisme dans son

ensemble De la mecircme maniegravere la dialectique eacutetant le fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne il

aurait eacuteteacute maladroit selon nous de se contenter de quelques passages Celle-ci ne prend tout son

sens que dans lrsquooptique drsquoun projet plus geacuteneacuteral La philosophie nrsquoest pas une position deacutefinitive

mais plutocirct une posture intellectuelle face au monde pas une reacuteponse mais une faccedilon drsquoaborder

les questions Si chaque dialogue se concentre sur un problegraveme unique les diffeacuterents

raisonnements se chevauchent et interagissent entre eux Comprendre la meacutethode dialectique ne

consiste pas simplement agrave comprendre des moments dialectiques mais comment cette suite de

moments est au cœur drsquoune œuvre totale et efficace

Nous ne pouvons que reconnaitre la vaste porteacutee de notre projet Il est eacutevident que notre

probleacutematique ne srsquoinscrit pas dans une simple question technique mais implique un grand

nombre de reacuteflexions correacutelaires En reacutealiteacute notre travail sera ameneacute agrave traiter un vaste ensemble

de thegraveses platoniciennes (ontologie meacutethode de recherche mythologie implication politique

12

etc) Le lecteur comprendra que notre objectif eacutetant initialement lrsquoeacutelaboration drsquoune meacutethode

syntheacutetique il serait vain de focaliser lrsquoensemble de notre travail sur quelques lignes drsquoun

dialogue Ne pas avoir circonscrit notre recherche agrave un corpus reacuteduit nrsquoest pas une pure

preacutetention mais une reacuteelle volonteacute drsquoeacuteclaircissement et drsquoapprofondissement de la penseacutee

platonicienne dans son ensemble

13

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE

Socrate joue les beacuteotiens

Ce que nous appelons le postulat theacuteacirctral nous permet de penser le problegraveme de lrsquoorigine

de la dialectique sous un autre angle Si la theacuteacirctraliteacute du corpus de Platon nrsquoest pas un choix

simplement estheacutetique mais un point cleacute de la penseacutee de lrsquoauteur alors nous devons lire

lrsquoensemble des dialogues comme autant de scegravenes drsquoune vaste trageacutedie se terminant par la mort

de Socrate Sur le plan dramatique Le Parmeacutenide de Platon est lrsquoœuvre premiegravere il srsquoagit de la

premiegravere scegravene de cette trageacutedie philosophique Socrate y est jeune non-initieacute agrave la philosophie et

vulneacuterable face agrave la dialectique drsquoexperts tels que Parmeacutenide et Zeacutenon Socrate incarne une

posture de beacuteotien Commencer notre travail par Le Parmeacutenide nrsquoest cependant pas sans

preacutetention lrsquoouvrage est reconnu agrave travers les siegravecles comme lrsquoune des piegraveces les plus obscures

de lrsquoensemble du corpus Mais comprendre drsquoune nouvelle faccedilon Le Parmeacutenide est un moyen

neacutecessaire pour relire Platon En fonction de la lecture qursquoun commentateur fait du Parmeacutenide

toute sa vision du platonisme se trouve modifieacutee Finalement cela repreacutesente pour nous un

avantage meacutethodologique en commenccedilant par Le Parmeacutenide nous serons agrave mecircme de

reconstruire plus facilement la penseacutee de Platon

Il existe une raison nous conduisant agrave commencer notre eacutetude par Le Parmeacutenide En effet

dans sa preacutesentation de la theacuteorie platonicienne Diogegravene Laeumlrce deacuteclare que lrsquoorigine du style du

dialogue remonterait agrave Zeacutenon drsquoEacuteleacutee

Διαλόγους τοίνυν φασὶ πρῶτον γράψαι Ζήνωνα τὸν Ἐλεάτην

On dit que Zeacutenon drsquoEacuteleacutee fut le premier agrave eacutecrire des dialogues

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)

Propos qursquoil reacuteitegravere plus loin en citant un texte disparu drsquoAristote

Ἀριστοτέλης δ ἐν τῷ Σοφιστῇ φησι πρῶτον Ἐμπεδοκλέα ῥητορικὴν εὑρεῖν Ζήνωνα δὲ διαλεκτικήν

14

Aristote dans [son ouvrage] le Sophiste deacuteclare qursquoEmpeacutedocle trouva la 13

rheacutetorique le premier et Zeacutenon la dialectique

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum VIII)

Ces deux citations bien qursquoelles ne puissent constituer une preuve historique deacutemontrent agrave

lrsquoeacutevidence un large courant de penseacutee dans lrsquoAntiquiteacute laissant entendre que le principe du

dialogue voire la meacutethode dialectique seraient lrsquoœuvre de Zeacutenon disciple de Parmeacutenide Sans

toutefois tirer de conclusion hacirctive nous pouvons reconnaitre une certaine coheacuterence entre les

propos de Diogegravene Laeumlrce et notre ideacutee selon laquelle la rencontre avec les eacuteleacuteates repreacutesenteacutee

dans le Parmeacutenide serait agrave lrsquoorigine de la pratique philosophique de Socrate

Enfin srsquoil eacutetait encore neacutecessaire de justifier le caractegravere neacutecessaire de commencer notre

travail par le Parmeacutenide il existe un dernier point pouvant sembler anodin et relevant pourtant

selon nous drsquoune grande importance Comme eacutevoqueacute un peu plus haut face agrave ce sentiment

drsquoimpuissance de la dialectique dans presque tous les dialogues le Parmeacutenide est un des seuls agrave

se terminer positivement (quoique de maniegravere tregraves abrupte) avec la certitude pour les

participants drsquoavoir trouveacute des choses on ne peut plus vraies (Ἀληθέστατα [166c]) Il srsquoagit pour

nous de comprendre ce que peut ecirctre la valeur de cette veacuteriteacute et si agrave la lumiegravere de nos

interpreacutetations lrsquoexercice socratique ne deviendra pas davantage compreacutehensible

Nous traduisons volontairement lrsquoinfinitif εὑρεῖν par le passeacute simple trouva13

15

1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide

La notion drsquoobstacle interpreacutetatif

Le Parmeacutenide est certainement lrsquoun des dialogues de Platon ayant la reacuteputation la plus

forte Il est agrave la fois obscur complexe fastidieux reacutepeacutetitif et dans le mecircme temps au cœur de

toute une interpreacutetation meacutetaphysique de la penseacutee de Platon Cependant puisque notre eacutetude

doit neacutecessairement commencer par ce dialogue il convient de srsquointerroger de prime abord sur

les eacuteventuels problegravemes de lecture risquant de srsquooffrir agrave nous La question est naiumlve qursquoest-ce

qui rend le Parmeacutenide si compliqueacute par rapport aux autres dialogues Sur le modegravele de Gaston

Bachelard dans la Formation de lrsquoesprit scientifique nous deacutecidons de commencer notre eacutetude agrave

partir de la notion drsquoobstacle Quels sont les obstacles empecircchant le lecteur de trouver 14

directement dans ce dialogue des reacuteponses claires promises par la meacutethode socratique

Comment un mecircme ouvrage peut-il tantocirct ecirctre lu comme un traiteacute de cosmologie tantocirct comme

la cleacute de voute de lrsquoontologie platonicienne et pour drsquoautres enfin comme un simple exercice

dialectique

Selon nous bien des obstacles ne se trouvent pas dans le texte ils sont propres au contexte

de lecture Les obstacles en question ne sont pas du cocircteacute du texte mais uniquement du cocircteacute du

lecteur Crsquoest pourquoi nous parlerons drsquoobstacles interpreacutetatifs Ces obstacles sont des

problegravemes propres agrave lrsquoesprit du lecteur celui-ci nrsquoarrive jamais lrsquoesprit vierge de tout preacutejugeacute

lorsqursquoil entame sa lecture Quel travail intellectuel est-il alors neacutecessaire drsquoeffectuer au

preacutealable afin de saisir pleinement la nature et la viseacutee du Parmeacutenide Il ne srsquoagit pas

simplement drsquoun problegraveme de compreacutehension mais de repreacutesentation de la dialectique crsquoest un

exercice se trouvant dans un corpus tregraves eacuteloigneacute de nous autant sur les plans temporel

linguistique que culturel

Nous ne pouvons cependant eacutenumeacuterer de maniegraveres exhaustive lrsquoensembles des obstacles

interpreacutetatifs Nous choisissons donc afin de preacuteciser au mieux notre meacutethodologie de recherche

laquo Quand on cherche les conditions psychologiques des progregraves de la science on arrive bientocirct agrave cette 14

conviction que crsquoest en terme drsquoobstacle qursquoil faut poser le problegraveme de la connaissance scientifique raquo (BACHELARD 2004 15)

16

drsquoeacutevoquer quelques uns des plus repreacutesentatifs drsquoentre-eux Lrsquoenjeu de ce premier moment est

conseacutequent il srsquoagit agrave la fois drsquoadopter la position intellectuelle adeacutequate afin drsquoeacutetudier la

dialectique platonicienne en faisant table-rase de nos preacutejugeacutes de lecture et dans un second

temps drsquointerpreacuteter le texte du Parmeacutenide au plus proche de ce qursquoil pouvait ecirctre dans lrsquoesprit de

son auteur Ce dernier point nrsquoest pas anodin la philosophie de lrsquoAntiquiteacute dans son projet

mecircme est une archeacuteologie de la penseacutee Il ne srsquoagit pas tant de dire ce qui a eacuteteacute eacutecrit ou dit mais

de justifier le sens de ce qui a eacuteteacute dit au moment ougrave cela a eacuteteacute dit Il srsquoagit drsquoun projet de

coheacuterence mais aussi drsquoauthenticiteacute agrave lrsquoimage de lrsquoarcheacuteologue qui ne fait pas que constater la

preacutesence drsquoun objet dans le sol mais lrsquoen sort le nettoie et cherche enfin agrave comprendre

preacuteciseacutement son usage Le temps alternant aussi bien les corps que les mots nous devons garder

agrave lrsquoesprit que les eacutetranges ronds de bronze oxydeacutes et ne refleacutetant rien aujourdrsquohui dans les

museacutees furent jadis drsquoeacutetincelants miroirs

Les obstacles que nous allons maintenant eacutetudier ne sont pas propres qursquoau Parmeacutenide et

srsquoappliquent en partie aux autres dialogues de Platon et certainement agrave drsquoautres textes de

lrsquoAntiquiteacute Demeure un dernier point en suspens qui nrsquoaura pas eacutechappeacute au lecteur srsquoil existe

des obstacles externes nrsquoexiste-t-il pas aussi des obstacles internes Agrave lrsquoeacutevidence oui lorsque

le propos est confus la ponctuation absente (que lrsquoon pense aux fragments drsquoHeacuteraclite dit 15

lrsquoObscur) etc Ceux-ci seront traiteacutes dans la suite de notre travail lors de la lecture de lrsquoœuvre

proprement dite

Lrsquoobstacle historiographique

Le premier de ces obstacles est agrave lrsquoeacutevidence un problegraveme drsquoordre historiographique Agrave

travers lrsquohistoire de la philosophie le fait que telle œuvre soit encore preacutesente plutocirct qursquoune autre

nrsquoest jamais issu du hasard bien que cela soit une eacutevidence il faut prendre le temps de

comprendre les conseacutequences que cela peut avoir dans notre travail Au contraire pendant des

siegravecles la conservation des œuvres ne deacutependait que de la laquo bienveillance raquo de copistes le plus

souvent moines qui inlassablement reproduisaient certains ouvrages plutocirct que drsquoautres Agrave

lrsquoeacutevidence nous pouvons avancer le fait que le fragment drsquoœuvres qui nous est arriveacute du passeacute

Agrave entendre comme laquo produisant la confusion chez le lecteur raquo15

17

correspond agrave ce qui eacutetait le plus recopieacute Agrave lrsquoinverse une œuvre produite en de rares exemplaires

aura surement disparu agrave la suite de quelques incendies de bibliothegraveques et autres ravages Nous

arrivons alors agrave cette premiegravere ideacutee assez eacutevidente certes mais neacuteanmoins cruciale qui est que

lrsquoensemble des fragments antiques aujourdrsquohui accessibles le sont par un jeu drsquointeacuterecircts et de

subjectiviteacutes De maniegravere plus approfondie nous pouvons mecircme affirmer que ce qui est parvenu

jusqursquoagrave nous nrsquoa pu le faire qursquoen plaisant pour des raisons diverses aux instances responsables

de la copie des manuscrits Pour illustrer notre propos nous pouvons dire que la survie des

manuscrits est soumise agrave des lois semblables agrave celles auxquelles sont soumises les espegraveces

animales drsquoapregraves lrsquoeacutevolution darwinienne les œuvres ayant surveacutecu eacutetaient celles les mieux

adapteacutees agrave leur environnement non pas naturel mais ici politique et culturel

Nous pouvons alors eacutevoquer la relation freacutequente mdash voire systeacutematique mdash entre les

instances chargeacutees de la copie des manuscrits et les autoriteacutes religieuses du moment Pour

appuyer notre point un simple constat suffit parmi les corpora les plus fournis de la

philosophie grecque nous trouvons Platon et Aristote tout deux furent reacuteemployeacutes agrave maintes

reprises dans le cadre de diverses theacuteologies (agrave travers le neacuteoplatonisme pour Platon et dans le

cas drsquoAristote par lrsquoœuvre scolastique thomiste entre autres) Il semble aujourdrsquohui difficile de

lire Le Parmeacutenide de Platon sans avoir agrave lrsquoesprit Les Enneacuteades plotiniennes Dans la cinquiegraveme

des Enneacuteades Plotin fonde une meacutetaphysique agrave partir de laquo LrsquoUn raquo (τὸ ἕν) provenant directement

du texte de Platon Il srsquoagit pour Plotin du principe fondamental la premiegravere des hypostases

(ὑπόστασις) Les conseacutequences de cette lecture tregraves particuliegravere se retrouvent encore aujourdrsquohui

dans notre appreacutehension de lrsquoœuvre de Platon En prenant laquo LrsquoUn raquo comme principe

meacutetaphysique dans Le Parmeacutenide lrsquoeacuteventualiteacute mecircme de lrsquoexercice dialectique laisse place agrave un

monologue ontologique

Allant dans notre sens et critiquant une lecture trop plotinienne Luc Brisson soulegraveve ce

problegraveme dans lrsquointroduction de sa traduction du Parmeacutenide et deacuteclare

La lecture du Parmeacutenide ici proposeacutee rompt avec cette interpreacutetation grandiose qui voit dans la seconde partie du Parmeacutenide une description des degreacutes de lrsquoecirctre qui assimileacutes agrave des diviniteacutes procegravedent de lrsquoUn

(BRISSON 2011 9)

18

Sans cet effort nous ne lisons plus vraiment Platon mais le Platon comme le lisait Plotin

Pour reprendre notre approche historiographique nous pouvons avancer lrsquoideacutee que si le

corpus de Platon existe encore ce nrsquoest pas uniquement pour lui-mecircme mais surtout en tant qursquoil

incarne les fondements du neacuteoplatonisme lequel agrave travers Plotin notamment eacutetait en adeacutequation

avec une penseacutee chreacutetienne en pleine formation De facto nous ne lisons pas seulement Plotin

comme un commentateur de Platon mais aussi parfois Platon comme un preacutecurseur de Plotin 16

Subjectiviteacute de la traduction

Dans le cas de la philosophie de lrsquoAntiquiteacute le lecture doit faire face agrave un problegraveme ducirc agrave la

langue drsquoeacutecriture Le traducteur agrave travers des choix lexicaux stylistiques et typographiques

produit une interpreacutetation personnelle de lrsquoœuvre La traduction repreacutesente le deuxiegraveme problegraveme

externe agrave la compreacutehension drsquoun dialogue de Platon La langue grecque bien loin de la langue

franccedilaise ressemble en certains points davantage agrave la langue allemande dans son aspect

interpreacutetatif syntaxe plus flexible et vocabulaire favorable aux neacuteologismes et agrave la creacuteation

lexicale La langue grecque est une langue interpreacutetative en changement pleine de possibiliteacutes

Pour reprendre lrsquoexemple de lrsquoinfluence plotinienne dans le Parmeacutenide nous pouvons

simplement eacutevoquer le choix de certains traducteurs de mettre une majuscule agrave laquo lrsquoUn raquo Il srsquoagit

du choix de Leacuteon Robin (cf ROBIN 1950) entre autres Agrave lrsquoeacutevidence cette majuscule est

purement arbitraire eacutetant donneacute que la distinction de casse nrsquoapparaicirct qursquoau IXegraveme siegravecle avec

lrsquoinvention par les copistes byzantins des minuscules Pourtant Leacuteon Robin insiste sur laquo lrsquoUn raquo

plutocirct que laquo lrsquoun raquo ou seulement laquo un raquo lrsquoarticle deacutefini nrsquoeacutetant pas systeacutematiquement preacutesent

dans le texte grec Ainsi est-il possible de dire que par sa traduction seulement Leacuteon Robin

influence consideacuterablement la lecture en conceptualisant une notion de faccedilon arbitraire Mais si

la majuscule de laquo lrsquoUn raquo peut sembler relever de lrsquoordre du deacutetail notre second exemple sera

sans doute plus convaincant il srsquoagit du concept drsquo laquo Ideacutee raquo ou de laquo Forme raquo Il est important de

se questionner sur ce que nous appelons laquo Forme raquo ou laquo Ideacutee raquo Le concept repose sur deux mots

De la mecircme maniegravere la deacutenomination de laquo Preacutesocratiques raquo engendre une lecture biaiseacutee et 16

anachronique en laissant croire que les premiers philosophes seraient lagrave pour preacuteparer le terrain au Socrate de Platon

19

grecs laquo εἶδος raquo et laquo ἰδέα raquo Nous remarquons lagrave encore le choix du traducteur qui place de

maniegravere presque systeacutematique une majuscule comme pour confirmer au lecteur la preacutesence drsquoun

concept central

En dehors du corpus platonicien ces deux mots signifient lrsquoallure crsquoest-agrave-dire ce que lrsquoon

distingue drsquoune chose Ils deacuterivent drsquoune mecircme racine indo-europeacuteenne celle du verbe ὁράω

(voir observer porter son regard (cf BAILLY 1901)) dont lrsquoinfinitif aoriste est ἰδεῖν donnant

video en latin Drsquoun objet nous identifions sa forme stricto sensu par nos sens et plus 17

preacuteciseacutement par la vue Lrsquoideacutee ou forme nrsquoest donc pas neacutecessairement dans la penseacutee Elle est

perccedilue par nos faculteacutes intellectuelles lorsque nous employons nos sens ce qui nous permet de

reconnaitre un objet Lrsquoideacutee ou forme est donc du cocircteacute du reacuteel au sens de la silhouette crsquoest-agrave-

dire ce que je vois drsquoune chose Ce ne sont pas des termes issus drsquoun jargon philosophique mais

de la vie courante En outre lrsquoutilisation des mots dans le corpus semble ne pas respecter de

regravegle preacutecise les deux termes seraient parfaitement interchangeables Il semble alors peu 18

probable que la theacuteorie centrale drsquoun auteur ne meacuterite pas un terme agrave proprement parler mais

deux termes eacutequivoques interchangeables et issus du langage populaire Nous voyons alors

comment la traduction peut biaiser la lecture en faisant des termes εἶδος et ἰδέα les eacuteleacutements

centraux drsquoune ontologie ideacutealiste

La traduction est une activiteacute subjective et la compreacutehension de lrsquoactiviteacute dialectique

neacutecessite un accegraves au plus proche de la penseacutee et de lrsquoimaginaire de lrsquoauteur Comme nous

venons de le voir par delagrave le problegraveme eacutevident de la polyseacutemie de laquo λόγος raquo laquo εἶδος raquo ou encore

laquo ἀγαθὸν raquo il existe un problegraveme de subjectiviteacute de la part du traducteur qui par ses choix

lexicaux influence le contenu informatif de lrsquoœuvre Au lendemain de deux milleacutenaires de

philosophie profondeacutement chreacutetienne le travail de deacute-construction reste conseacutequent

En replaccedilant le digamma disparu nous retrouvons ϝιδεα conduisant phoneacutetiquement au video latin17

Cela nrsquoest cependant pas lrsquoavis de lrsquoeacutecole neacuteo-kantienne dite laquo de Marbourg raquo repreacutesenteacutee notamment 18

par Hermann Cohen et Paul Natorp Selon ces derniers il existerait une diffeacuterence fondamentale entre lrsquoεἶδος signifiant le concept (Begriff) socratique et lrsquoἴδεα (Idee) platonicienne (cf FRONTEROTTA 2000)

20

Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation

Lire un philosophe nrsquoest pas chose facile Comme le preacutecise Ferdinand Alquieacute dans son

opuscule Qursquoest-ce que comprendre un philosophe lrsquoattitude agrave adopter face agrave un texte de

philosophie nrsquoest jamais claire et est la source de nombreuses confusions agrave travers toute lrsquohistoire

de la philosophie La philosophie ne peut se lire comme de la science pure dans la mesure ougrave 19

la bonne compreacutehension drsquoun texte de philosophie deacutepend toujours drsquoun contexte Ceci nrsquoest pas

le cas drsquoun ouvrage de matheacutematiques par exemple Il est deacutelicat drsquoaffirmer que lrsquoon puisse

veacuteritablement philosopher de maniegravere absolue Pourtant lire un philosophe ce nrsquoest pas non plus

simplement lire lrsquoœuvre drsquoun homme drsquoun point de vue psychologique Nous pensons possible

dans une certaine mesure de dissocier un homme de ses ideacutees Il srsquoagit pour nous drsquoadopter une

posture du juste milieu suivant ainsi les conseils de Ferdinand Alquieacute

La philosophie nrsquoest pas la science elle nrsquoest pas un systegraveme ou un ensemble de systegravemes elle est une deacutemarche et une deacutemarche nrsquoa de sens que parce qursquoune personne effectue cette deacutemarche [hellip] La deacutemarche philosophique nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par des raisons psychologiques ce nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par lrsquohistoire ou agrave partir drsquoun certain eacutetat social

(ALQUIEacute 2005 89)

Les obstacles psycho-historiques deacutecoulent drsquoune prise de position trop unilateacuterale face au

problegraveme eacutevoqueacute Dans le premier cas si le lecteur se place drsquoun point de vue anhistorique alors

le cadre spatio-temporel et lrsquoensemble du contexte drsquoeacutecriture disparaissent Ce processus conduit

dans le cas de la philosophie antique notamment agrave un chronocentrisme du lecteur En reacutefutant

lrsquoaspect humain et la situation drsquoeacutecriture il devient possible drsquoimaginer par exemple que les

propos tenus par Platon concernant les philosophes Eacuteleacuteates furent totalement diffeacuterents de la

reacutealiteacute De la sorte le lecteur part du principe que Platon aurait directement eacutecrit pour lui en

sachant par avance que la penseacutee drsquoun auteur disparaitrait et qursquoil pourrait ainsi facilement la

manipuler Un exemple reacutecent est de voir dans le personnage du Parmeacutenide de Platon un individu

radicalement diffeacuterent du Parmeacutenide historique auteur du poegraveme

laquo [hellip] lrsquoeacutetonnement du philosophe de ne pas ecirctre compris me paraicirct ecirctre la source mecircme de toute la 19

philosophie occidentale raquo (ALQUIEacute 2005 29)

21

Pour reprendre la question reacutecemment poseacutee par John Palmer le Parmeacutenide porte-t-il la trace drsquoune laquo lecture sophistique raquo qui gauchirait la penseacutee de Parmeacutenide au point de rendre impossible ou agrave tout le moins tregraves risqueacute de lrsquoaborder comme un teacutemoignage fiable sur le Parmeacutenide historique

(CASTELNEacuteRAC 2014 436) 20

Cette question bien que leacutegitime neacuteglige en partie le fait que dans le contexte drsquoeacutecriture

les lecteurs de Platon connaissaient aussi le philosophe drsquoEacuteleacutee et qursquoil eut eacuteteacute surprenant de le

mettre en scegravene dans un ouvrage en lui faisant tenir des propos radicalement diffeacuterents des

siens Il serait bien sucircr maladroit de simplement dire que puisque Platon et Parmeacutenide veacutecurent 21

durant des peacuteriodes proches alors les propos de Platon ne peuvent qursquoecirctre lrsquoexacte reproduction

de la penseacutee eacuteleacuteate Cependant dans le cas preacutecis des arguments de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee Le Parmeacutenide

et son argumentation sont selon nous la preuve que le deacutebat eacuteleacuteate ne tournait pas autour de

lrsquoexistence ou non du mouvement comme beaucoup le pensegraverent mdash ou le pensent encore mdash

nous aborderons ce point par la suite

Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute

Une lecture trop psychologique peut conduire agrave drsquoautres erreurs de lecture En srsquoappuyant

sur des eacutetudes stylistiques cherchant agrave retrouver lrsquoordre drsquoeacutecriture des dialogues de Platon en

fonction des occurrences lexicales lrsquoargument laquo psychologique raquo conduit agrave consideacuterer

lrsquoensemble de la penseacutee de Platon sur un mode chronologique Par exemple si les eacutetudes

stylistiques tendent agrave confirmer que tel dialogue aurait eacuteteacute eacutecrit dans une peacuteriode de jeunesse

lrsquoargument psychologique va utiliser la biographie de Platon afin de trouver des liens entre lrsquoeacutetat

drsquoesprit psychologique de Platon et le contenu du dialogue Cette lecture psychologique et

chronologique utilisant en parallegravele la biographie de Platon revient agrave chercher du sens dans ce

qui nrsquoen a pas forceacutement (comme le lien eacuteventuel entre un dialogue et un voyage ou un

quelconque eacutevegravenement politique) Si cette technique peut sembler fonctionnelle elle neacuteglige

Benoicirct Castelneacuterac fait reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de John Palmer Platorsquos Reception of Parmenides (1999)20

Remarquons cependant que les traces de laquo satire philosophique raquo remontent agrave Aristophane 21

contemporain de Socrate Dans Les Nueacutees il fait tenir des propos par Socrate ridicules et contraires agrave ceux rapporteacutes par Platon ou Xeacutenophon Sans doute le contexte politique est-il agrave lrsquoorigine de ce deacutenigrement Nous reviendrons plus en deacutetails sur ce point par la suite

22

cependant que Platon pouvait maitriser diffeacuterents styles agrave sa guise Platon est agrave lrsquoeacutevidence un

eacutecrivain de lrsquoimitation Il ne serait selon nous pas impossible que Les Lois et Le Criton furent

eacutecrits durant la mecircme peacuteriode dans des styles volontairement diffeacuterents 22

Plus encore cette approche neacuteglige volontairement certains eacuteleacutements du texte dans

lrsquooptique de faire rentrer lrsquoœuvre dans un scheacutema preacutedeacutefini En ce qui concerne Le Parmeacutenide

nous pouvons citer la theacuteorie de Gilbert Ryle ce dernier ne pouvait expliquer la critique de la

theacuteorie des Ideacutees dans une peacuteriode aussi tardive de la vie de Platon Il fonda alors une theacuteorie

selon laquelle Platon serait entreacute dans une peacuteriode de doute laquelle lrsquoaurait finalement conduit agrave

se reacutefuter dans Le Parmeacutenide (cf RYLE 1994) Nous voyons ici un problegraveme propre agrave toute

theacuteorie qui dans un deacutesir de coheacuterence preacutefegravere avancer des reacutesultats contre-intuitifs plutocirct que de

revoir sa lecture Lrsquoanalogie avec la theacuteorie psychanalytique est assez simple en vertu de

lrsquoabsence de critegravere de falsifiabiliteacute une theacuteorie ne pouvant ecirctre reacutefuteacutee par aucune expeacuterience

ne peut ecirctre veacuteritablement scientifique 23

Agrave lrsquoinverse une approche nous semblant plus adeacutequate consiste agrave repeacuterer les incoheacuterences

manifestes dans lrsquoensemble du corpus tout en partant du principe que le systegraveme est deacutejagrave

coheacuterent Les incoheacuterences apparaissant dans notre lecture ne viennent alors pas du texte mais de

notre lecture Cette meacutethodologie est plus modeste et rend agrave Platon les cleacutes de la coheacuterence de

son œuvre Certes cette position est arbitraire mais en philosophie la vraisemblance drsquoune

interpreacutetation est directement lieacutee avec la coheacuterence et la simpliciteacute qursquoelle donne agrave lrsquoœuvre

eacutetudieacutee Plus une lecture parvient agrave reacuteunir lrsquoensemble drsquoun corpus et agrave en simplifier les concepts

plus elle devient vraisemblable Agrave lrsquoinverse plus une lecture neacutecessite de faire des deacutetours

logiques sous-entend des aleacuteas dans la lecture ou fait lrsquoimpasse sur certains aspects plutocirct que

drsquoautres et plus cette lecture nous parait invraisemblable Pensons agrave la geacuteomeacutetrie une seule

courbe peut avoir diffeacuterentes eacutequations la plus simple est bien souvent la plus fonctionnelle

Nous ne soutenons pas cette thegravese mais refusons dans notre meacutethodologie toute tentative mdash souvent 22

deacutelicate voire hasardeuse mdash de rapprochement entre le style drsquoun dialogue et une eacuteventuelle peacuteriode de la vie de Platon

Tel que formuleacute par Karl Popper dans Conjectures and Refutations The Growth of Scientific 23

Knowledge en 1963

23

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon

Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon

Le Parmeacutenide est composeacute drsquoun court prologue et drsquoun vaste dialogue diviseacute en deux

parties ineacutegales La premiegravere plus courte restitue une rencontre (historiquement peu probable)

entre Socrate et les deux philosophes drsquoEacuteleacutee Parmeacutenide et son disciple Zeacutenon Elle comporte

une courte introduction puis laisse ensuite place agrave la mise agrave lrsquoeacutepreuve drsquoune theacuteorie des ideacutees (ou

formes) deacutefendue par Socrate La seconde partie est une deacutemonstration de dialectique entre

Parmeacutenide et un jeune homme du nom drsquoAristote Nous consideacutererons dans notre analyse que 24

les arguments deacuteveloppeacutes par les Eacuteleacuteates dans lrsquoœuvre et mecircme dans lrsquoensemble du corpus de

Platon retranscrivent assez fidegravelement la penseacutee de ces philosophes (drsquoapregraves lrsquoobstacle

chronocentriste eacutevoqueacute preacuteceacutedemment) Il convient avant de commencer agrave analyser lrsquoœuvre

dans sa globaliteacute de srsquointerroger sur la nature reacuteelle des arguments eacuteleacuteates afin de replacer le

dialogue de Platon dans un contexte intellectuel Puisque la discussion commence apregraves que

Socrate eut eacutecouteacute Zeacutenon il faut impeacuterativement tacirccher de les comprendre dans toute leur porteacutee

Les propos de Zeacutenon ne nous sont pas directement rapporteacutes mais nous savons que ceux-ci

traitent de la multipliciteacute des ecirctres

πῶς φάναι ὦ Ζήνων τοῦτο λέγεις εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα ὡς ἄρα δεῖ αὐτὰ ὅμοιά τε εἶναι καὶ ἀνόμοια τοῦτο δὲ δὴ ἀδύνατον οὔτε γὰρ τὰ ἀνόμοια ὅμοια οὔτε τὰ ὅμοια ἀνόμοια οἷόν τε εἶναι οὐχ οὕτω λέγεις mdash οὕτω φάναι τὸν Ζήνωνα

Comment entends-tu ceci Zeacutenon si les ecirctres sont multiples il faut quils soient agrave la fois semblables et dissemblables entre eux Or cela est impossible car ce qui est dissemblable ne peut ecirctre semblable ni ce qui est semblable ecirctre dissemblable Nest-ce pas lagrave ce que tu entends mdash Cest cela mecircme reacutepondit Zeacutenon

(PLATON Parmeacutenide 127e [trad modif COUSIN])

Cette ideacutee rejoint les fameux paradoxes de Zeacutenon Nous pouvons prendre pour reacutefeacuterence ce que

rapporte Aristote dans La Physique au livre Ζ Dans lrsquoargument de lrsquoAchille Zeacutenon deacutemontre

Sans rapport certain avec le philosophe de lrsquoOrganon quoi que la date de reacutedaction du dialogue eucirct 24

permis agrave Platon cet anachronisme

24

que laquo jamais (οὐδέποτε [239b14-29]) agrave la course le plus lent (τὸ βραδύτατον) ne pourra ecirctre 25

atteint par le plus rapide (τοῦ ταχίστου) raquo Le mouvement serait alors impossible selon ce critegravere

puisque une distance eacutetant toujours divisible il resterait toujours quelque distance agrave parcourir

avant drsquoatteindre lrsquoarriveacutee Aristote propose une reacutefutation de facto de ce paralogisme le constat

empirique du mouvement

τὸ δ ἀξιοῦν ὅτι τὸ προέχον οὐ καταλαμβάνεται ψεῦδοςmiddot ὅτε γὰρ προέχει οὐ καταλαμβάνεταιmiddot ἀλλ ὅμως καταλαμβάνεται εἴπερ δώσει διεξιέναι τὴν πεπερασμένην

Le fait de supposer que ce qui est devant nest pas rejoint est faux tant quil est devant il nest pas rejoint mais il est cependant rejoint puisqursquoil [Zeacutenon] avouera que la ligne finie est parcourue

(ARISTOTE Physique VI 239b26-29)

Les trois autres paradoxes de Zeacutenon (le stade la dichotomie et la flegraveche) suivent exactement le

mecircme scheacutema et reposent in fine toujours sur la division agrave lrsquoinfini soit drsquoune distance soit drsquoun

moment

Tout en distinguant ces deux seacuteries drsquoarguments [contre le multiple et contre le mouvement] il faut reconnaicirctre qursquoil y a entre elles un lien eacutetroit Crsquoest parce que Zeacutenon a nieacute la pluraliteacute qursquoil nie le mouvement En effet le mouvement suppose le temps et lrsquoespace qui sont des continus crsquoest parce que ces continus ne sont pas composeacutes ou comme dit Zeacutenon ne sont pas multiples que le mouvement y est impossible Le mouvement srsquoil est reacuteel divise le temps et le lieu ougrave il srsquoaccomplit il ne peut donc se produire dans un continu sans parties

(BROCHARD 1926 4)

Aristote les reacutefute de la mecircme maniegravere que pour lrsquoargument dit de lrsquoAchille agrave partir du simple

constat empirique (ie la flecircche atteint la cible)

Lrsquoideacutee selon laquelle Zeacutenon serait ici en train de nier lrsquoexistence du mouvement (argument

anti-cineacutetique) nous semble hautement naiumlve Le bon sens semble contredire lrsquoideacutee selon laquelle

deux hommes prendraient le bateau et traverseraient la mer Meacutediterraneacutee pour finalement

arriveacutes agrave Athegravenes deacuteclarer que tout mouvement est impossible Lrsquoargument anti-cineacutetique

Remarquons au passage lrsquoabsence de tortue25

25

parfois encore deacutefendu reflegravete selon nous un certain deacutedain vis-agrave-vis des penseurs eacuteleacuteates

occultant la porteacutee de lrsquoargumentation reacuteelle 26

Cette lecture fait lrsquoimpasse sur le constat empirique de lrsquoexistence du mouvement (β) que les

Eacuteleacuteates ne pouvaient vraisemblablement pas nier Lrsquoargumentation des Eacuteleacuteates ne peut pas

reposer sur une reacutefutation du mouvement un modegravele anti-cineacutetique sans quoi elle nrsquoaurait

aucune porteacutee intellectuelle Il serait alors peu compreacutehensible que Platon mette en scegravene pour la

premiegravere fois le personnage de Socrate en preacutesence de Parmeacutenide et Zeacutenon Cette naissance

philosophique du personnage de Socrate nrsquoen serait pas une si les Eacuteleacuteates nrsquoavaient pas eu un

rocircle bien plus deacutecisif 27

La question est de savoir comment dans lrsquoun et dans lrsquoautre cette seacuterie de divisions par deacutefinition ineacutepuisable peut ecirctre eacutepuiseacutee et il faut qursquoelle le soit pour que le mouvement se produise Ce nrsquoest pas reacutepondre que de dire qursquoelles srsquoeacutepuisent simultaneacutement

(BROCHARD 1926 4)

Les reacuteponses proposeacutes par la plupart des commentateurs ne reacutepondent jamais agrave la veacuteritable

question Plutocirct que de chercher agrave comprendre le laquo pourquoi raquo des arguments de Zeacutenon ceux-

ci (Aristote le premier) cherchent le laquo comment raquo Crsquoest pour ainsi dire manquer totalement

lrsquoobjectif de Zeacutenon mais aussi et surtout eacuteviter la difficulteacute comment un espace et un temps

continus peuvent ecirctre les supports de pheacutenomegravenes discontinus

Vlastos et le raisonnement apagogique

Maintenant que nous avons mis agrave distance la lecture naiumlve drsquoun eacuteleacuteatisme anti-cineacutetique il

convient neacuteanmoins de srsquointerroger sur une autre lecture plus seacuteduisante cette fois Dans

lrsquointroduction du Parmeacutenide toujours apregraves avoir entendu Zeacutenon tenir une longue liste

drsquoarguments contre la multipliciteacute (plusieurs heures de lecture) Socrate demande agrave ce dernier de

Un grand nombre de commentateurs drsquoAristote surtout semblent ne connaitre de la penseacutee eacuteleacuteate que 26

ce qursquoAristote a pu en dire laquo [] la tesis eleata [] sostiene que todas las cosas estaacuten en reposo [] el ser es infinito e inmoacutevil raquo (BOERI 2006 65)

Notre prise de position est arbitraire mais se justifie par un gain de coheacuterence dans lrsquoœuvre de Platon Il 27

nous semble plus coheacuterent de penser que la premiegravere apparition de Socrate soit un eacutevegravenement marquant et instructif pour le lecteur plutocirct que lrsquooccasion de lrsquoexposeacute drsquoune position naiumlve et insoutenable

26

preacuteciser lrsquoobjectif de son premier argument laquo Si les ecirctres sont multiples (Εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα

[127e]) il faut qursquoils soient et semblables (ὅmicroοια) et dissemblables (ἀνόmicroοια) ce qui est

impossible (ἀδύνατον) car ni les semblables ne peuvent ecirctre dissemblables ni les dissemblables

semblables raquo Lrsquoargument contre la multipliciteacute du discours de Zeacutenon repose donc sur le principe

de non-contradiction Cette contradiction crsquoest lrsquoimpossibiliteacute logique (ἀδύνατον) que quelque

chose soit et ne soit pas En drsquoautres termes il srsquoagit de lrsquoimpossibiliteacute pour tout ecirctre que cet ecirctre

puisse simultaneacutement recevoir un preacutedicat et en mecircme temps ne pas le recevoir

Il est alors possible drsquoadopter une lecture moins naiumlve de lrsquoargumentation de Zeacutenon Si

Zeacutenon a conscience de lrsquoargument empirique de lrsquoexistence du mouvement alors sa conclusion

devient une antilogie La question est alors la suivante Zeacutenon en deacutemontrant lrsquoimpossibiliteacute de

la thegravese du multiple (οὐκ ἔστι πολλά [128a]) est-il en train de soutenir la thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-

dire la thegravese de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (ἓν [hellip] εἶναι τὸ πᾶν) deacutefendue par Parmeacutenide Cette question 28

nrsquoest pas sans importance il srsquoagit drsquoun moment crucial de notre reacuteflexion Le jeune Socrate

considegravere ici mdash agrave juste titre mdash que deacutemontrer une contradiction dans une thegravese consiste agrave

donner raison agrave la thegravese opposeacutee La critique de la multipliciteacute engagerait le soutien de la thegravese

de lrsquouniteacute Agrave cette remarque Zeacutenon reacutepond ceci

ἀλλὰ σὺ μὲν εἶπες τῶν συμβεβηκότων τι ἔστι δὲ τό γε ἀληθὲς βοήθειά τις ταῦτα [τὰ γράμματα] τῷ Παρμενίδου λόγῳ πρὸς τοὺς ἐπιχειροῦντας αὐτὸν κωμῳδεῖν ὡς εἰ ἕν ἐστι πολλὰ καὶ γελοῖα συμβαίνει πάσχειν τῷ λόγῳ καὶ ἐναντία αὑτῷ

Mais tu as rencontreacute juste en un point la veacuteriteacute est que ces [eacutecrits] visent agrave aider le discours de Parmeacutenide contre ceux qui voudraient ridiculiser en montrant que si tout eacutetait un il sensuivrait de nombreuses conseacutequences absurdes et contradictoires

(PLATON Parmeacutenide 128c)

Zeacutenon cherche agrave travers sa liste drsquoarguments agrave deacutemontrer la preacutesence de contradictions dans la

thegravese de la multipliciteacute La dialectique pourrait alors ecirctre un mouvement de recherche de

contradictions dans le but de soutenir une thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-dire le moyen drsquoopeacuterer une

Litteacuteralement laquo que tout est un raquo28

27

reductio ad absurdum En vertu du principe de non-contradiction cela semblerait parfaitement

coheacuterent

En srsquoappuyant sur le principe du tiers exclu il serait possible que lrsquoopposeacute des thegraveses

contredites par Zeacutenon soient celles qursquoil deacutefendrait La premiegravere dialectique platonicienne serait

une meacutethode de raisonnement par lrsquoabsurde Il srsquoagit notamment de la lecture que deacutecida

drsquoadopter Gregory Vlastos

Because it is allowed the waywardness of impromptu debate elenctic argument may take any number of different routes But through its motley variations the following pattern which I shall call standard elenchus is preserved

(1) The interlocutor asserts a thesis p which Socrates considers false and targets for refutation

(2) Socrates secures agreement to further premises say q and r (each of which may stand for a conjunct of propositions)33 The agreement is ad hoc Socrates argues from q r not to them

(3) Socrates then argues and the interlocutor agrees that q amp r entail not-p

(4) Socrates then claims that he has shown that not-p is true p false

(VLASTOS 1994 11)

En transposant le modegravele de Vlastos agrave la premiegravere partie du Parmeacutenide Zeacutenon aurait

conscience de lrsquoexistence du mouvement par le constat empirique ce qui permet drsquoatteindre une

contradiction De cette contradiction deacutecoule la preuve de la thegravese opposeacutee agrave la thegravese initiale via

la reductio ad absurdum Selon Vlastos la neacutegation du mouvement ne serait que la premiegravere

eacutetape du raisonnement

FIG 1 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON SELON LE MODEgraveLE DE VLASTOS

α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α

β not β

β Existence du mouvement

[Issu du constat empirique]

Contradiction perp

Reductio Ad Absurdum not α

28

La transposition que nous effectuons ne respecte pas complegravetement les propos de Vlastos qui

lui-mecircme diffeacuterenciait la dialectique de Zeacutenon de lrsquoelenchus socratique

More objectionable is the assimilation of the elenchus to Zenos dialectic from which it differs in a fundamental respect The refutands in Zenos paradoxes are unasserted counterfactuals [hellip] Socrates on the other hand as we shall see will not debate unasserted premises mdash only those asserted categorically by his interlocutor who is not allowed to answer contrary to his real opinion

(VLASTOS 1994 2)

Cependant les diffeacuterences entre les deux meacutethodes reposent selon lui sur la nature des

hypothegraveses (preacutemisses) Nous remarquons que cela ne perturbe pas notre lecture puisque nous

nous inteacuteressons ici agrave la progression logique du raisonnement plutocirct qursquoagrave la nature de ses

preacutemisses

Nous remarquons alors qursquoen supposant que les Eacuteleacuteates pratiquent la reductio ad

absurdum Vlastos condamne Socrate agrave reproduire le mecircme scheacutema dans les dialogues suivants

Cela pourrait repreacutesenter une solution deacutefinitive au problegraveme du caractegravere aporeacutetique de la

dialectique il suffirait de remonter le cours des contradictions eacutemises pas Socrate et de prendre

les autres preacutemisses accepteacutees par linterlocuteur afin drsquoobtenir le contraire de la thegravese reacutefuteacutee

Vlastos semble ainsi deacutepasser le problegraveme des apories et parvient agrave entrevoir comme par un jeu

de miroirs les mysteacuterieuses thegraveses socratiques Vlastos nomme ce processus laquo elenchos

standard raquo (VLASTOS 1994 11)

Critique de la position de Vlastos

La lecture de Vlastos nrsquoest pourtant pas exempte de difficulteacutes Le principe de

contradiction nrsquoimplique pas neacutecessairement le principe de tiers exclu En drsquoautres termes la

neacutegation drsquoune neacutegation ne constitue pas une preuve de la thegravese initiale Il srsquoagit drsquoun point de

lecture souleveacute par Mathieu Marion agrave la suite notamment des travaux de Jonathan Barnes

Marion justifie son propos agrave partir drsquoune lecture intuitionniste consideacuterant que la double

neacutegation ne peut ecirctre reacuteduite agrave la thegravese initiale

29

FIG 2 DOUBLE NEacuteGATION DANS LES LOGIQUES CLASSIQUE ET INTUITIONNISTE

Pour un intuitionniste montrer que la supposition de A megravene agrave une contradiction permet drsquoaffirmer notA mais montrer que la supposition de notA megravene agrave une contradiction permet seulement drsquoaffirmer notnotA et non par eacutelimination de la double neacutegation que A

(MARION 2014 16)

Cependant Marion ne preacutetend pas non plus que les Grecs eurent pleinement conscience de ces

deux scheacutemas diffeacuterents Il srsquoagit selon Marion drsquoadopter une position intermeacutediaire Dans le

cadre des joutes dialectiques eacuteleacuteates lrsquoobjectif drsquoaffirmer ou drsquoinfirmer une thegravese passe par la

confrontation avec des contradictions ou antilogies Pour cette raison nous nommerons

antilogique le processus argumentatif eacuteleacuteate Dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate une thegravese vraie doit ecirctre

exempte de contradiction En revanche il est faux de dire que pour les Eacuteleacuteates faire deacutecouler

une contradiction conduit agrave une preuve de lrsquoinverse de la thegravese initiale Il nrsquoy a pas

contrairement agrave lrsquoavis de Vlastos un recours au tiers exclu dans le cadre de la recherche

dialectique chez les Eacuteleacuteates

Il srsquoagit preacuteciseacutement du sens de la suite du passage du Parmeacutenide que nous avons vu plus

haut

ἀντιλέγει δὴ οὖν τοῦτο τὸ γράμμα πρὸς τοὺς τὰ πολλὰ λέγοντας καὶ ἀνταποδίδωσι ταὐτὰ καὶ πλείω τοῦτο βουλόμενον δηλοῦν ὡς ἔτι γελοιότερα πάσχοι ἂν αὐτῶν ἡ ὑπόθεσις εἰ πολλά ἐστιν ἢ ἡ τοῦ ἓν εἶναι εἴ τις ἱκανῶς ἐπεξίοι

Cet eacutecrit reacutepond donc aux partisans de la pluraliteacute et leur renvoie leurs objections et plus encore en deacutesirant deacutemontrer qursquoen reacutealiteacute lrsquohypothegravese quil y a de la pluraliteacute conduit agrave des conseacutequences encore plus ridicules que la supposition que tout est un

(PLATON Parmeacutenide 128d)

Double neacutegation avec tiers exclu Double neacutegation sans tiers exclu

notnotA ≣ A notnotA ≢ A

30

Zeacutenon ne nie pas la preacutesence de contradictions dans la thegravese de Parmeacutenide il montre une

preacutesence de contradictions encore laquo plus ridicules raquo (γελοιότερα) dans la thegravese de la 29

multipliciteacute En cela la situation est telle que lrsquoapplication du tiers exclu semble impossible

Zeacutenon ne deacuteclare pas que la thegravese de lrsquouniteacute ne comporte aucune contradiction mais que la thegravese

de la multipliciteacute comporte aussi des contradictions La lecture de Vlastos apparaicirct maintenant

comme trop simpliste Pour appuyer notre point citons la deacuteesse Diotime de Mantineacutee du

Banquet cette derniegravere apprend agrave Socrate que la justesse drsquoune position est une question de juste

milieu Dans le passage suivant Socrate srsquointerrogeant sur la nature de lrsquoEros rapporte les propos

de la deacuteesse La question est de savoir si Eros est beau et bon ou laid et mauvais La reacuteponse de

la deacuteesse se situe dans un intermeacutediaire entre les deux positions

Μὴ τοίνυν ἀνάγκαζε ὃ μὴ καλόν ἐστιν αἰσχρὸν εἶναι μηδὲ ὃ μὴ ἀγαθόν κακόν Οὕτω δὲ καὶ τὸν ἔρωτα ἐπειδὴ αὐτὸς ὁμολογεῖς μὴ εἶναι ἀγαθὸν μηδὲ καλόν μηδέν τι μᾶλλον οἴου δεῖν αὐτὸν αἰσχρὸν καὶ κακὸν εἶναι ἀλλά τι μεταξύ ἔφη τούτοιν

Ne rend pas neacuteceacutessaire que ce qui nest pas beau soit laid et que ce qui nest pas bon soit mauvais Ainsi comprends que pour avoir reconnu que lamour nest ni beau ni bon il ne faut pas le croire laid et mauvais

(PLATON Banquet 202c)

Il srsquoagit drsquoun contre-exemple agrave lrsquoideacutee que le principe de non-contradiction conduirait

systeacutematiquement agrave celui du tiers exclu Diotime ne renie pas le fait qursquoil est impossible que ce

qui est beau soit laid dans le mecircme temps mais il est possible drsquoecirctre dans une position ternaire

ou intermeacutediaire

Pour compleacuteter la critique de Vlastos effectueacutee par Marion nous pouvons simplement

revenir sur la signification reacuteelle de lrsquoapplication du tiers exclu dans lrsquoexercice dialectique En

pensant qursquoune reacutefutation (sens que Vlastos donne agrave lrsquoelenchos) conduit agrave lrsquoinstauration de la

thegravese opposeacutee agrave lrsquohypothegravese de deacutepart alors lrsquointeacuterecirct mecircme du dialogue disparait pour laisser

Lrsquoemploi du superlatif nous permet drsquoenvisager une vision plus probabiliste de la veacuteriteacute chez les 29

Eacuteleacuteates Plus une theacuteorie contient des contradictions moins il est probable que celle-ci soit vraie Lrsquoassertion la plus exempte de contradictions serait la plus pure et donc potentiellement la plus proche de la veacuteriteacute Lrsquoantilogique eacuteleacuteate aurait une approche de la veacuteriteacute comme gain de coheacuterence Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre travail

31

place agrave un dogmatisme laquo masqueacute raquo Lrsquoexercice du dialogue ne serait qursquoun preacutetexte pour avancer

des thegraveses physiques meacutetaphysiques et morales Deux arguments viennent selon nous contredire

cette ideacutee Dans un premier temps le nombre de dialogues Si Platon avait deacutesireacute veacutehiculer des

thegraveses toutes faites lrsquousage reacutepeacuteteacute drsquoune trentaine de dialogues semblerait parfaitement inutile et

mecircme deacuteleacutetegravere pour la compreacutehension de ses thegraveses Il faut au contraire que le style du dialogue

soit un eacuteleacutement important voire neacuteceacutessaire de la meacutethode de recherche platonicienne Dans un

second temps les propos mecircmes de Socrate lorsque celui-ci explique sa meacutethode la

maiumleutique Agrave plusieurs reprises dans le Theacuteeacutetegravete par exemple Socrate rappelle agrave son

interlocuteur qursquoil ne sait rien et qursquoil est steacuterile

ἐπεὶ τόδε γε καὶ ἐμοὶ ὑπάρχει ὅπερ ταῖς μαίαις ἄγονός εἰμι σοφίας καὶ ὅπερ ἤδη πολλοί μοι ὠνείδισαν ὡς τοὺς μὲν ἄλλους ἐρωτῶ αὐτὸς δὲ οὐδὲν ἀποφαίνομαι περὶ οὐδενὸς διὰ τὸ μηδὲν ἔχειν σοφόν ἀληθὲς ὀνειδίζουσιν τὸ δὲ αἴτιον τούτου τόδε μαιεύεσθαί με ὁ θεὸς ἀναγκάζει γεννᾶν δὲ ἀπεκώλυσεν εἰμὶ δὴ οὖν αὐτὸς μὲν οὐ πάνυ τι σοφός οὐδέ τί μοι ἔστιν εὕρημα τοιοῦτον γεγονὸς τῆς ἐμῆς ψυχῆς ἔκγονον

Jrsquoai drsquoailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis steacuterile en matiegravere de sagesse et le reproche qursquoon mrsquoa fait souvent drsquointerroger les autres sans jamais me deacuteclarer sur aucune chose parce que je nrsquoai en moi aucune sagesse est un reproche qui ne manque pas de veacuteriteacute Et la raison la voici crsquoest que le dieu me contraint drsquoaccoucher les autres mais ne mrsquoa pas permis drsquoengendrer Je ne suis donc pas du tout sage moi-mecircme et je ne puis preacutesenter aucune trouvaille de sagesse agrave laquelle mon acircme ait donneacute le jour

(PLATON Theacuteeacutetegravete 150c [trad modif CHAMBRY])

La position de Vlastos implique donc neacutecessairement que de tels passages traitant de la meacutethode

maiumleutique relegravevent drsquoune forme de manipulation de la part du personnage de Socrate

Lrsquoelenchos standard de Vlastos est selon nous une neacutegation du principe du dialogue Notre

critique de la lecture de Vlastos repose drsquoune part sur les propos mecircmes de Socrate dans

diffeacuterents dialogues et drsquoautre part sur la reacutealiteacute litteacuteraire qui est que Platon nrsquoa eacutecrit que mdash ou

presque mdash des dialogues La question qursquoil srsquoagirait alors de poser agrave Vlastos serait simplement

pourquoi des dialogues Si Platon avait deacutesireacute mettre sa penseacutee en traiteacutes pourquoi aurait-il

perseacuteveacutereacute dans le style litteacuteraire du dialogue pourtant si propre agrave la confusion Nous voyons

comment notre hypothegravese de deacutepart conditionne toute lrsquointerpreacutetation de la lecture de Platon En

32

placcedilant dans le style du dialogue un sens veacuteritable (ce que semble ne pas faire Vlastos) la

dialectique sort du dogmatisme

Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon

Ce que nous eacutevoquions comme notre hypothegravese du postulat theacuteacirctral permet ici drsquoentrevoir

une reacuteponse claire agrave cette question le dialogue nrsquoest pas un moyen dissimuleacute pour transmettre

des thegraveses mais le cœur mecircme du propos une meacutethode qursquoil srsquoagit maintenant pour nous

drsquoeacutetudier Nous avons refuseacute lrsquoargumentaire naiumlf voulant que Zeacutenon essaierait de deacutemontrer

lrsquoimpossibiliteacute du mouvement Dans un mecircme temps la position de Vlastos nous est aussi

apparue comme deacutenaturant le travail de Platon Il devient alors neacutecessaire pour nous de proposer

une lecture plus coheacuterente agrave partir de nos critiques preacuteceacutedentes

Nous reprochons agrave Vlastos son dogmatisme Il srsquoagit alors selon nous de simplement

arrecircter le raisonnement eacuteleacuteate agrave la mise en eacutevidence drsquoune contradiction sans tirer drsquoautre

conclusion Nous reprenons alors les arguments de Zeacutenon et les mettons en relation avec ce que

nous avons compris plus haut Zeacutenon ne soutient pas mdash directement du moins mdash la thegravese de

lrsquouniteacute de lrsquoecirctre mais deacutesire deacutemontrer que la thegravese inverse (de la pluraliteacute) conduit aussi agrave des

contradictions En reprenant une fois encore le scheacutema repreacutesentant lrsquoargumentation logique des

arguments de Zeacutenon nous proposons maintenant une lecture dite antilogique dont la derniegravere

eacutetape sera la contradiction (ou antilogie)

Si cette lecture peut sembler tregraves proche de celle de Vlastos elle srsquoen diffeacuterencie sur un

point fondamental Dans le cas preacutesent la mise en eacutevidence de la contradiction ne permet pas de

prouver la thegravese inverse agrave lrsquohypothegravese principale de deacutepart Nous gardons cependant le constat

empirique du mouvement rendant agrave la penseacutee toute son intelligence

33

FIG 3 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON PROPOSEacuteE

La dialectique eacuteleacuteate est une antilogique puisque elle se contente de montrer crsquoest-agrave-dire de

mettre en eacutevidence des contradictions sans pour autant franchir le pas de la conclusion Il nrsquoy a

donc pas agrave proprement parler de Reductio ad absurdum chez les Eacuteleacuteates ou du moins pas en ces

termes

Il srsquoagit maintenant de veacuterifier notre interpreacutetation et de la justifier Dans un premier temps

il devient clair que le problegraveme que nous soulevions chez Vlastos du dogmatisme dialectique

disparaicirct aussitocirct En effet il est impossible de dire que les conclusions agrave la suite drsquoun

raisonnement de cette forme soient des veacuteriteacutes mdash ou tout du moins des veacuteriteacutes positives Mais

nous devons alors faire face agrave un autre problegraveme si ses raisonnements se terminent par des

antilogies la meacutethode eacuteleacuteate est-elle agrave mecircme de trouver quelque chose ou est-elle bloqueacutee dans

ce que nous pourrions appeler un apophatisme meacutethodologique Nous voyons ici comment le

questionnement souleveacute par la lecture des arguments de Zeacutenon nous conduit aux mecircmes

questions que celles que nous posions un peu plus tocirct 30

Pour sortir de ce paradoxe il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoaller tregraves loin Si les arguments de

Zeacutenon semblent condamner agrave rester dans la contradiction la fin mecircme du Parmeacutenide quelques

pages plus loin est au contraire bien plus affirmative

mdash Εἰρήσθω τοίνυν τοῦτό τε καὶ ὅτι ὡς ἔοικεν ἓν εἴτ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν αὐτό τε καὶ τἆλλα καὶ πρὸς αὑτὰ καὶ πρὸς ἄλληλα πάντα πάντως ἐστί τε καὶ οὐκ ἔστι καὶ φαίνεταί τε καὶ οὐ φαίνεται mdash Ἀληθέστατα

mdash Disons-le donc et ajoutons que agrave ce qursquoil semble soit que lrsquoun existe soit qursquoil nrsquoexiste pas lui et les autres choses relativement agrave eux-mecircmes et les un aux autres

α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α

β not β

β Existence du mouvement

[Issu du constat empirique]

Contradiction perp

Cf supra I 1 laquo Le caractegravere aporeacutetique raquo30

34

sont absolument tout et ne le sont pas paraissent tout et ne le paraissent pas mdash Cela est parfaitement vrai

(PLATON Parmeacutenide 166c-d [trad modif CHAMBRY])

Bien que les arguments de Zeacutenon semblent ne pas deacutepasser la contradiction la meacutethode de

Parmeacutenide dans la deuxiegraveme partie du dialogue est agrave mecircme de trouver des veacuteriteacutes positives La

situation nrsquoest pas propre au Parmeacutenide mais se produit aussi agrave la fin du Sophiste et du

Politique Ces deux dialogues se terminent de maniegravere positive deacutemontrant que lrsquoacquisition

drsquoune veacuteriteacute eacutetait possible selon Platon

Παντάπασι μὲν οὖν

Crsquoest donc tout agrave fait cela

(PLATON Sophiste 268d)

Κάλλιστα αὖ τὸν βασιλικὸν ἀπετέλεσας ἄνδρα ἡμῖν ὦ ξένε καὶ τὸν πολιτικόν

Tu nous as encore de la plus belle faccedilon deacutefini jusqursquoagrave la fin cher eacutetranger lrsquohomme royal et [lrsquohomme] politique

(PLATON Politique 311c) 31

Lrsquohypothegravese preacuteceacutedente que nous avions appeleacutee laquo lrsquoapophatisme dialectique raquo est ainsi

parfaitement reacutefuteacutee Un jugement vrai sur le monde est possible chez Platon et la dialectique ne

peut ecirctre reacuteduite agrave un simple plaisir de reacutefuter des interlocuteurs puisque nous avons des

exemples clairs de deacutefinitions positives et reacuteussies

Le principal point commun de ces trois dialogues est la preacutesence comme interlocuteur

principal soit de Parmeacutenide et de Zeacutenon (originaires drsquoEacuteleacutee) soit de celui que lrsquoon appelle

laquo lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo (Ἐλεάτης Ξένος [216a]) Il devient alors neacutecessaire dans le cadre de notre

eacutetude drsquoapprofondir notre champ de recherche en ne nous cantonnant pas seulement au

Parmeacutenide comme premiegravere occurence socratique du corpus platonicien mais aussi aux autres

eacutecrits eacuteleacuteates

Eacutemile Chambry attribue cette phrase agrave laquo Socrate raquo ce que nous ne faisons pas Nous suivons le 31

Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig et attribuons cette phrase agrave laquo Socrate le jeune raquo (Νεώτερος Σωκράτης) lrsquointerlocuteur principal du dialogue gardant ainsi la coheacuterence de la progression de la discussion jusqursquoagrave sa conclusion

35

3 La meacutethode eacuteleacuteate

Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide

Notre eacutetude des arguments de Zeacutenon eacutevoqueacutes au deacutebut du Parmeacutenide nous conduit agrave

interroger le projet eacuteleacuteate dans son ensemble agrave travers notamment leurs eacutecrits directs Si ce

recours peut sembler ecirctre une digression non neacutecessaire il faut neacuteanmoins se souvenir que dans

lrsquooptique de notre eacutetude de la dialectique socratique nous sommes actuellement face agrave une

situation paradoxale drsquoune part lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate telle que preacutesenteacute par Zeacutenon ne peut pas ecirctre

dogmatique et doit logiquement srsquoarrecircter agrave lrsquoantilogie et drsquoautre part la meacutethode eacuteleacuteate est une

meacutethode que Platon recommande dans lrsquooptique de trouver des veacuteriteacutes Nous devons alors avant

de continuer deacutefinir clairement ce que peut ecirctre la meacutethode eacuteleacuteate sans Platon crsquoest-agrave-dire

principalement la meacutethode telle que preacutesenteacutee dans le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature afin de

comprendre les origines du projet dialectique eacuteleacuteate

Degraves les premiegravere ligne du poegraveme le jeune homme est accueilli par la laquo justice raquo (Δίκη [fr

1]) qui lui ouvre les portes des laquo chemins raquo (κελεύθων) de la laquo nuit raquo (Νύξ) et du

laquo jour raquo (Ἤmicroας) Quelques lignes plus bas la deacuteesse explique au jeune homme que celui-ci doit

apprendre laquo toutes choses raquo (πάντα) agrave la fois le laquo cœur raquo (ἦτορ) laquo circulaire raquo (εὐκυκλέος) et

laquo immuable raquo (ἀτρεmicroὲς) de la laquo veacuteriteacute raquo (Ἀληθείη) et drsquoautre part les laquo opinions raquo (δόξας) des

laquo mortels raquo (βροτοί) hors des laquo croyances vraies raquo (πίστις ἀληθής) La deacuteesse deacuteclare que le

jeune homme laquo doit en juger raquo (χρῆν δοκίmicroως) en laquo naviguant raquo (περῶντα) pour laquo tout raquo (πάντα)

laquo agrave travers tout raquo (διὰ παντὸς) Cette lecture rapide du premier fragment du poegraveme de Parmeacutenide

est lourde de conseacutequences Lrsquoobjectif de la dialectique eacuteleacuteate serait drsquoatteindre le cœur de la

veacuteriteacute Cela confirme ce que nous eacutevoquions plus tocirct il est impossible de penser que la finaliteacute

de la meacutethode se trouverait dans lrsquoantilogie la recherche doit se terminer par une veacuteriteacute Or cette

meacutethode consiste agrave analyser aussi bien les savoirs vrais que les opinions fausses Cette

navigation doit ecirctre faite pour chaque chose agrave travers tous les possibles La meacutethode eacuteleacuteate est

donc une dialectique de la recherche ne devant rien neacutegliger Elle analyse tous les possibles

Le second fragment nous renseigne sur le fonctionnement de cette meacutethode Il nrsquoexiste

pour la deacuteesse que deux laquo voies de recherche raquo (ὁδοὶ [hellip] διζήσιός [fr2]) compatibles avec laquo la

36

penseacutee raquo (νοῆσαι) La premiegravere est laquo qursquoil est raquo (ἔστιν) et laquo qursquoil est impossible de ne pas

ecirctre raquo (microὴ εἶναι) il srsquoagit du laquo chemin de la certitude raquo accompagnant la laquo veacuteriteacute raquo La seconde

voie est laquo qursquoil nrsquoest pas raquo (οὐκ ἔστιν) et laquo qursquoil est neacutecessaire de ne pas ecirctre raquo (χρεών ἐστι microὴ

εἶναι) Cette seconde route est un piegravege que le jeune homme laquo ne doit pas approcher raquo (ἀταρπόν)

Nous remarquons alors une apparente contradiction entre les deux fragments Dans le

premier fragment la deacuteesse deacuteclare que toutes les possibiliteacutes doivent ecirctre envisageacutees Dans le

second fragment elle semble se contredire et demander au jeune homme de ne pas pratiquer la

deuxiegraveme voie Comment peut-on alors concilier les deux injonctions afin de retrouver la

coheacuterence du projet

FIG 4 REPREacuteSENTATION LOGIQUE DU DEUXIEgraveME FRAGMENT DE PARMEacuteNIDE

Il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la variable laquo A raquo Celle-ci est remplaccedilable par toute assertion

Entre les deux propositions nous employons volontairement la conjonction de coordination

laquo et raquo agrave la place du connecteur logique laquo and raquo Dans le cas de lrsquoutilisation de la conjonction

logique laquo and raquo la formule ainsi creacuteeacutee irait agrave lrsquoencontre du principe de non-contradiction puisque

cela conduirait agrave admettre (A andnotA) La meacutethodologie de Parmeacutenide ne recherche pas seulement

ce qui est mais elle recherche ce qui est neacutecessairement De la mecircme maniegravere cette

meacutethodologie recherche eacutegalement ce qui nrsquoest pas neacutecessairement Nous devons ainsi

comprendre la formulation des deux voies comme deux moments distincts de la recherche Crsquoest

pour cette raison que nous donnerons le nom de conjonction meacutethodologique au connecteur en

question sans la valeur logique de la conjonction il signifie que les deux eacutetapes co-existent

ἀγνοοῦσιν γὰρ οἱ πολλοὶ ὅτι ἄνευ ταύτης τῆς διὰ πάντων διεξόδου τε καὶ πλάνης ἀδύνατον ἐντυχόντα τῷ ἀληθεῖ νοῦν σχεῖν

La plupart [des gens] ignorent en effet que sans explorer toutes les voies sans cette divagation il est impossible de tomber sur le vrai pour en avoir lrsquointelligence

(PLATON Parmeacutenide 136d-e)

A laquo Il est raquo

(A ^ not(notA)) et (notA ^ ◻(notA))

37

Nous devons maintenant nous interroger sur ce que les paroles du premier fragment

peuvent signifier vis-agrave-vis de la meacutethode proposeacutee dans le deuxiegraveme Contrairement aux ideacutees

courantes nous ne pensons pas que la seconde voie ne doive pas ecirctre exploreacutee Les deux voies

doivent ecirctre arpenteacutees Cependant la premiegravere voie est seule productrice de savoir positif La

seconde voie est productrice de non-savoir elle traite de ce qui nrsquoexiste pas Ce nrsquoest pas pour

autant une mauvaise voie mais cette derniegravere est reacuteduite agrave lrsquoaporie elle relegraveve de lrsquoapophatisme

ontologique (dire ce qursquoune chose nrsquoest pas sans dire ce qursquoelle est)

Certes Parmeacutenide exclut le non-ecirctre comme inintelligible mais cela nrsquoest pas une raison suffisante pour penser que la seconde voie disparaicirct entiegraverement du raisonnement de Parmeacutenide agrave partir du fr 2 Cette voie nrsquoen montre pas moins ce qursquoest une neacutegation et permet de reconnaicirctre que nier lrsquoexistence drsquoun objet de recherche constitue une impasse En effet beaucoup srsquoen faut que Parmeacutenide se prive de la neacutegation dans son poegraveme Lrsquousage de la neacutegation soulegraveve pourtant un problegraveme pour lrsquoeacutenonciation de la veacuteriteacute puisqursquoil est impossible drsquoobtenir une connaissance agrave partir de phrases neacutegatives Cela nrsquoexclut pas que lrsquousage de la seconde voie soit neacutecessaire pour discerner laquoce qui estraquo du contraire voire que les deux voies puissent ecirctre employeacutees alternativement ou de maniegravere concurrente La seconde voie reste une voie de recherche mecircme si elle megravene agrave lrsquoaporie en soutenant laquoce nrsquoest pasraquo il est impossible drsquoavancer Mais cela est deacutejagrave un reacutesultat drsquoune part on y reconnaicirct une impasse et drsquoautre part il semble que seule une affirmation puisse lancer la recherche puisqursquoune neacutegation ne contient en soi aucune information directe sur lrsquoobjet de la recherche

(CASTELNEacuteRAC 2014 444)

La deuxiegraveme voie du poegraveme nrsquoest pas lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoenquecircte sur laquo A raquo mais lrsquoabsence

du preacutedicat drsquoexistence crsquoest-agrave-dire la validiteacute de laquo notA raquo au niveau ontologique Nous pourrions

reacutesumer les propos de la deacuteesse en lrsquoideacutee que lrsquoon ne peut pas enquecircter sur ce qui nrsquoexiste pas Il

ne srsquoagit pas de deacutefendre une thegravese mais drsquoexplorer son contraire Ici la meacutethode ne vise pas agrave

avoir raison face agrave un adversaire mais agrave enquecircter sur toutes les voies afin de trouver un absolu

sans contradiction la veacuteriteacute Les opinions des mortels ne sont pas lrsquousage de la deuxiegraveme voie

mais le mauvais usage des deux premiegraveres La premiegravere voie est le seul chemin menant agrave la

veacuteriteacute mais il ne srsquoagit pas directement de la veacuteriteacute pour autant La deacuteesse nous propose une

meacutethode neacutecessitant encore un travail drsquoanalyse et drsquoentrainement Nous devons ici remarquer le

parallegravele eacutevident entre la meacutethode preacutesenteacute dans le poegraveme de Parmeacutenide et ce que Socrate deacutefinit

38

comme son art laquo maiumleutique raquo Le terme elenchos plus haut deacutefini comme laquo test raquo (par recherche

drsquoeacuteventuelles contradictions contre le terme de laquo reacutefutation raquo proposeacute par Vlastos) consiste dans

en un rejet ou une acceptation opeacutereacute apregraves un test de validation Ce test nrsquoest pas sans rappeler la

dokimasie (δοκιmicroασία) crsquoest-agrave-dire une analyse selon un certain nombre de critegraveres bien deacutefinis

Lorsque le lexicographe Pollux parle de la dokimasie des animaux agrave sacrifier il liste ainsi les

eacuteleacutements importants

Προσακτέον δὲ θύσιμα ἱερεῖα ἄρτια ἄτομα ὁλόκληρα ὑγιῆ ἄπηρα παμμελῆ ἀρτιμελῆ μὴ κολοβὰ μηδὲ ἔμπηρα μηδὲ ἠκρωτηριασμένα μηδὲ διάστροφα

Il faut preacutesenter des victimes qui conviennent pour un sacrifice bien constitueacutees entiegraveres intactes en bonne santeacute exemptes drsquoinfirmiteacutes avec tous leurs membres avec des membres bien conformeacutes elles ne doivent ecirctre ni mutileacutees ni estropieacutees ni amputeacutees de leurs extreacutemiteacutes ni difformes

(FEYEL 2006 36) 32 33

Il srsquoagit pour le philosophe en quecircte de veacuteriteacute de veacuterifier si les assertions respectent les exigences

de la logique comme les animaux doivent respecter les exigences du sacrifice Nous parlerons

cependant plutocirct drsquoelenchos pour deacutesigner lrsquoensemble du processus drsquoeacutevaluation ainsi que la

phase finale drsquoacceptation ou de rejet de lrsquohypothegravese

Dans le cinquiegraveme fragment du poegraveme le poegravete nous dit qursquoil lui est laquo indiffeacuterent raquo (Ξυνὸν

[fr5]) de commencer laquo drsquoun cocircteacute plutocirct que drsquoun autre raquo (ὁππόθεν) car il reviendra en arriegravere

(πάλιν) Nous retrouvons ici la recherche selon les deux meacutethodes Nous pouvons comprendre

que lrsquoune des deux voies conduira neacutecessairement agrave une contradiction (une antilogie) alors que

lrsquoautre voie conduira agrave une veacuteriteacute Il srsquoagit drsquoemprunter tous les chemins possibles afin

drsquoidentifier le seul qui soit exempt de contradiction

Nous pouvons dores et deacutejagrave tirer quelques conclusions sur la meacutethode de recherche eacuteleacuteate

Il faut systeacutematiquement eacutevaluer chaque voie possible Dans le cas drsquoune enquecircte sur A cela

signifie donc drsquoune part laquo srsquoil est vrai que A raquo puis laquo srsquoil est faux que A raquo La deuxiegraveme voie

Drsquoapregraves BETHE E (eacuted) Pollucis Onomasticon (1900) I 29 32

Grec et traduction sont de (FEYEL 2006)33

39

nrsquoest cependant pas suffisante pour eacutetablir un veacuteritable savoir sur le monde savoir que quelque

chose est faux nrsquoest qursquoun premier pas mais il convient par la suite de deacutepasser ce premier

moment pour dire quelque chose de positif Les deux voies sont fonctionnelles mais il existe

neacuteanmoins une hieacuterarchie Dans cette perspective il apparait que le caractegravere aporeacutetique des

dialogues relegraveve de la seconde voie celle du non-ecirctre Arriver agrave une aporie crsquoest ecirctre capable de

dire ce qursquoune chose nrsquoest pas crsquoest donc un progregraves face agrave lrsquoignorance de deacutepart Mais cela

nrsquoest pas suffisant

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique

Nous devons maintenant nous pencher sur un autre aspect de la penseacutee eacuteleacuteate En effet la

recherche selon les deux voies est un eacuteleacutement central de la meacutethode proposeacutee par Parmeacutenide

Cependant il existe un autre eacuteleacutement tout aussi important et donnant lieu agrave de nombreuses

interpreacutetations Il srsquoagit de la fameuse thegravese de laquo lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo Comme nous lrsquoavons vu

preacuteceacutedemment les arguments de Zeacutenon sur le mouvement servaient notamment agrave deacutemontrer que

la thegravese de la pluraliteacute de lrsquoecirctre eacutetait tout aussi invraisemblable mdash sinon plus encore mdash que celle

de son maicirctre Parmeacutenide Il faut alors reconnaitre lrsquoeacutevidence Parmeacutenide soutenait effectivement

une thegravese sur lrsquouniteacute de lrsquoecirctre Encore est-il neacutecessaire de comprendre ce agrave quoi se reacutefegravere

laquo lrsquoecirctre raquo et son laquo uniteacute raquo Cette thegravese est exprimeacutee dans le huitiegraveme fragment moment cleacute de

notre reacuteflexion Le poegravete nous dit que laquo ce qui est raquo (ἔστιν [fr8]) est maintenant laquo tout

entier raquo (ὁmicroοῦ πᾶν) laquo un raquo (ἕν) et laquo continu raquo (συνεχές) Dans ce passage la deacuteesse srsquoadresse au

jeune homme dans le but de lui enseigner ce qursquoest la veacuteriteacute Il ne srsquoagit plus seulement de savoir

ce qui est mais ce qui est vrai Le rapport au discours est primordial souvenons-nous que les

portes de cet enseignement avaient eacuteteacute ouvertes par lrsquoincarnation de laquo la justice raquo (Δίκη [fr1]) au

premier fragment La veacuteriteacute est un jugement pas un constat La connaissance est un effort

intellectuel de discernement entre lrsquoecirctre et le non-ecirctre Enfin lrsquoaction de laquo penser raquo (νοεῖν [fr3])

et lrsquoaction laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont laquo la mecircme chose raquo (τὸ [hellip] αὐτὸ)

La meacutethodologie de la deacuteesse consiste agrave diffeacuterencier ce qui est de ce qui nrsquoest pas Il ne

srsquoagit pas de la reacutealiteacute mais de la veacuteriteacute La veacuteriteacute est une chez Parmeacutenide laquo lrsquoun raquo est le

principe neacutecessaire pour fonder un savoir Si la veacuteriteacute nrsquoeacutetait pas une alors des eacutenonceacutes

40

contraires pourraient ecirctre consideacutereacutes comme vrais Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre vrai est lrsquooccasion de la 34

science pour les Eacuteleacuteates Nous comprenons alors cette uniteacute comme un principe non pas

ontologique ou cosmologique mais logique et eacutepisteacutemologique Lrsquouniteacute ne porte pas sur le

monde mais sur un objet scientifique (objet de science) Il srsquoagit de lrsquoexpression la plus

eacuteleacutementaire du principe de non-contradiction Si une chose est vraie son contraire est

neacutecessairement faux Si nous rapprochons ceci du troisiegraveme fragment citeacute ci-dessus nous

pouvons comprendre que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre rejoint lrsquouniteacute eacutepisteacutemologique Pour qursquoun savoir soit

possible il faut neacutecessairement que lrsquoobjet de ce savoir soit unique non pas que tous les objets

de connaissance sont identiques et immuables mais que les principes de connaissance sont

perpeacutetuels

Dans la penseacutee eacuteleacuteate aucun savoir nrsquoest possible sans lrsquoimmuabiliteacute et la persistance de

lrsquoecirctre Cette penseacutee srsquooppose agrave lrsquoideacutee drsquoune autonomie propre de lrsquoecirctre Cette continuiteacute de lrsquoecirctre

a pour conseacutequence de rendre ce dernier accessible par la penseacutee Le projet rationaliste eacuteleacuteate

rejoint drsquoune certaine maniegravere notre ideacutee contemporaine de deacuteterminisme

Chez les ecirctres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions dexistence de tout pheacutenomegravene sont deacutetermineacutees dune maniegravere absolue Ce qui veut dire en dautres termes que la condition dun pheacutenomegravene une fois connue et remplie le pheacutenomegravene doit se reproduire toujours et neacutecessairement agrave la volonteacute de lrsquoexpeacuterimentateur [hellip] Tous les pheacutenomegravenes de quelque ordre quils soient existent virtuellement dans les lois immuables de la nature et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions dexistence sont reacutealiseacutees

(BERNARD 1984 13)

Ne faisons pas drsquoanachronisme lrsquoapproche eacuteleacuteate nrsquoest pas comparable agrave celle de Claude

Bernard Cependant il faut selon nous la comprendre dans cet esprit Lrsquoobjet de science est

laquo un raquo parce qursquoil est constant et eacuteternel Mais cela ne signifie pas que tout ce qui est penseacute existe

ou que tout ce qui existe forme une vaste uniteacute cosmologique En gardant agrave lrsquoesprit que le poegraveme

expose une meacutethode (et non pas un reacutecit mythique sur le monde agrave la maniegravere drsquoHeacutesiode) il est

assez clair que le fragment VIII reacuteputeacute comme eacutetant le cœur de lrsquoontologie eacuteleacuteate constitue en

reacutealiteacute un preacutecis drsquoeacutepisteacutemologie Il faut que lrsquoobjet de science soit un sans quoi toute veacuteriteacute ne

Occasion est ici agrave prendre au sens de principe neacutecessaire34

41

serait que temporaire Face au problegraveme de la fondation drsquoun savoir le deacuteterminisme apparaicirct

comme le premier pas eacutepisteacutemologique sans lequel rien ne peut ecirctre dit Lrsquoun parmeacutenidien

comme principe de science est aussi le principe neacutecessaire de la deacutefinition Pour appuyer notre

theacuteorie nous nous reacutefeacuterons agrave un fragment souvent mal interpreacuteteacute du poegraveme de Parmeacutenide le

fragment V deacuteclarant que laquo le fait de penser raquo (νοεῖν) et celui laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont une laquo mecircme

chose raquo (Τὸ γὰρ αὐτὸ) Non pas que Parmeacutenide soit en train de donner une reacutealiteacute agrave tout objet de

penseacutee mais au contraire on ne peut veacuteritablement penser (au sens de connaitre) que ce qui est

(de maniegravere durable) Pour ainsi dire la penseacutee eacuteleacuteate ne nie pas lrsquoexistence du mouvement mais

dans le cadre de sa deacutefinition de laquo ce que doit ecirctre la science raquo (comme activiteacute de connaissance

du reacuteel) il srsquoagit de ne srsquoattacher qursquoaux proprieacuteteacutes eacuteternelles des corps

En bref le poegraveme de Parmeacutenide nrsquoest pas un traiteacute de cosmologie ni drsquoontologie il srsquoagit

drsquoune meacutethode de recherche La premiegravere question est quel est lrsquoobjet rechercheacute Ce que

Parmeacutenide et Zeacutenon nous disent est que la somme des parties drsquoun ecirctre (distance moment etc)

ne peut jamais eacutegaler le tout il existe toujours un je-ne-sais-quoi de plus dans la totaliteacute Ainsi

nous pouvons comprendre que contre les partisans du devenir et de la pluraliteacute de lrsquoecirctre il

existe selon les philosophes eacuteleacuteates une uniteacute de lrsquoecirctre comme objet de science Malgreacute les

divisions multiples il existe toujours une transcendance Penser la diversiteacute crsquoest se donner pour

objectif de deacutefinir lrsquoindeacutefinissable Agrave lrsquoinverse penser lrsquouniteacute derriegravere le multiple crsquoest avoir une

chance de saisir ce qursquoil y a de neacutecessaire dans le reacuteel et ainsi transcender ce dernier La

meacutethode eacuteleacuteate reacutefute en cela la capaciteacute drsquoune deacutefinition en extension agrave ecirctre pleinement

satisfaisante au profit drsquoune deacutefinition en compreacutehension En srsquoattachant agrave lrsquounique derriegravere le

multiple il faut ecirctre capable de saisir ce qui entre toujours mdash et neacutecessairement mdash dans la

constitution de ce que lrsquoon srsquoattache agrave deacutefinir

Cet eacuteleacutement sera primordial dans la penseacutee platonicienne agrave de nombreuses reprises les

interlocuteurs de Socrate tenteront de faire passer un groupe drsquoexemples (deacutefinition en extension)

comme reacuteponse aux questions de Socrate Meacutenon par exemple dans le dialogue eacuteponyme

deacutefinira la vertu en donnant un ensemble de cas diffeacuterents Socrate nrsquoest eacutevidemment pas dupe

Πολλῇ γέ τινι εὐτυχίᾳ ἔοικα κεχρῆσθαι ὦ Μένων εἰ μίαν ζητῶν ἀρετὴν σμῆνός τι ἀνηύρηκα ἀρετῶν παρὰ σοὶ κείμενον

42

Jrsquoai lrsquoimpression drsquoavoir beaucoup de chance cher Meacutenon si agrave la recherche drsquoune vertu jrsquoen ai trouveacute tout un essaim aupregraves de toi

(PLATON Meacutenon 72a [trad Castelneacuterac])

Nous sommes ici en preacutesence drsquoun parfait exemple de reacutefutation non pas par contradiction

(recours agrave une antilogie) mais plus en rapport agrave un problegraveme meacutethodologique Si la dialectique

se pose pour objectif de deacutefinir une notion cette deacutefinition ne doit pas ecirctre une suite drsquoexemple

mais la recherche du principe commun agrave tous ces exemples

Demeure une derniegravere interrogation sur le poegraveme pourquoi cette thegravese a-t-elle toujours eacuteteacute

aussi mal comprise Le problegraveme de lrsquointerpreacutetation du projet eacuteleacuteate vient en partie selon nous

de lrsquoabsence de syntaxe deacutefinie dans la langue grecque Dans les hypothegraveses eacutenonceacutees par Platon

dans Le Parmeacutenide reprenant tregraves certainement les theacutematiques abordeacutees par les Eacuteleacuteates la place

de la conjonction laquo si raquo (εἰ) dans lrsquointerrogation laquo srsquoil est un raquo (εἰ ἕν ἐστιν[137c]) nrsquoest pas

parfaitement claire Tantocirct celle-ci se trouve avant la proposition (i e 137c) tantocirct celle-ci se

trouve entre lrsquoobjet et le verbe (i e 142c) Face agrave ce problegraveme Alain Seacuteguy-Duclot propose

lrsquoideacutee selon laquelle Platon reacutealiserait un jeu phoneacutetique et seacutemantique La place de la

conjonction deacutefinirait alors lrsquoobjet sur lequel porterait cette conjonction ce qui aurait pour

finaliteacute de faire osciller le sens du verbe laquo ecirctre raquo (εἶναι) entre un sens copulatif et un sens

existentiel Denis OrsquoBrien reacutesume ainsi lrsquoargument de Seacuteguy-Duclot

Si hen priveacute darticle est placeacute avant la conjonction gouvernant une proposition conditionnelle il est le sujet du verbe pris en son sens existentiel (donc hen ei estin laquo si un est raquo) En revanche si hen priveacute darticle est placeacute apregraves la conjonction il est le compleacutement du verbe pris en son sens copulatif (donc ei hen estin laquo sil est un raquo)

(OrsquoBRIEN 2008 230 [trad SEacuteGUY-DUCLOT])

Cette argumentation rend possibles nos hypothegraveses de lecture Il eacutetait neacutecessaire selon notre

approche que le Eacuteleacuteates fussent capables de distinguer lrsquoecirctre copule de lrsquoecirctre comme preacutedicat

drsquoexistence Cette lecture de Seacuteguy-Duclot permet drsquoappuyer notre propre lecture et justifie ainsi

le projet eacutepisteacutemologique en remplaccedilant la lecture cosmologique Cette interpreacutetation rend gracircce

agrave la penseacutee eacuteleacuteate en geacuteneacuteral en lui permettant drsquoopeacuterer la distinction logique entre la copule est

43

le preacutedicat drsquoexistence Nous pouvons alors comprendre que le cœur du problegraveme pour le

Parmeacutenide de Platon nrsquoest pas de savoir srsquoil existe une uniteacute fondamentale (si le laquo un raquo existe)

mais si laquo ce qui est raquo possegravede une uniteacute dans le temps et dans lrsquoespace (si laquo ce qui est raquo est un)

Lrsquoexercice eacuteleacuteate devient ainsi beaucoup plus clair et coheacuterent

Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide

Lrsquoun des eacuteleacutements les plus perturbants lors de la lecture du Parmeacutenide est le fait que cet

ouvrage pourtant consideacutereacute comme ayant eacuteteacute eacutecrit tardivement par Platon semble drsquoembleacutee

reacutefuter la theacuteorie centrale de tout le systegraveme platonicien la theacuteorie des ideacutees Nous avons

preacuteceacutedemment eacutevoqueacute plusieurs problegravemes relatifs agrave cette lecture naiumlve notamment lorsque nous

recensions les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo propres au Parmeacutenide Nous allons cependant revenir 35

sur ce point agrave la lumiegravere de ce que nous avons compris de la meacutethodologie eacuteleacuteate Que lrsquoon ne

srsquoy trompe pas alors que la seconde partie du dialogue (vaste et fatigante) est selon nous drsquoun

inteacuterecirct bien plus heuristique mdash donc meacutethodologique mdash qursquoontologique nous devons cependant

nous attacher tout particuliegraverement agrave ces quelques pages que Platon nrsquoa pas placeacutees ici par

hasard

La reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees alors porteacutee par le jeune Socrate intervient tregraves

rapidement et drsquoune faccedilon assez surprenante Socrate introduit sa theacuteorie agrave partir de laquo la forme en

soi de la ressemblance raquo (αὑτὸ εἶδός τι ὁmicroοιότητος [129a]) et la forme opposeacutee agrave celle-ci de laquo la

dissemblance raquo (ἀνόmicroοιον) Selon Socrate le problegraveme que pose Zeacutenon nrsquoen est pas

veacuteritablement un Pour Socrate il nrsquoest pas impossible qursquoun ecirctre participe agrave la fois de la

ressemblance en soi en ce qursquoil ressemble agrave un autre ecirctre et participe dans le mecircme temps de la

dissemblance en soi pour tout ce qursquoil ne ressemble pas Continuant ainsi son raisonnement il

deacuteclare de la mecircme maniegravere qursquoun ecirctre peut laquo participer raquo (microετέχειν) laquo de lrsquouniteacute raquo (τοῦ ἑνὸς) et

laquo participer aussi raquo (αὖ microετέχειν) laquo des choses multiples raquo (ταῦτα πολλὰ) en mecircme temps Le

raisonnement socratique se porte sur laquo les genres et les espegraveces raquo (τὰ γένη τε καὶ εἴδη) des ecirctres

mdash ce que la posteacuteriteacute appellera les Ideacutees

Cf supra II 1 laquo Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide raquo35

44

καὶ περὶ τῶν ἄλλων ἁπάντων ὡσαύτως εἰ μὲν αὐτὰ τὰ γένη τε καὶ εἴδη ἐν αὑτοῖς ἀποφαίνοι τἀναντία ταῦτα πάθη πάσχοντα ἄξιον θαυμάζειν εἰ δ᾽ ἐμὲ ἕν τις ἀποδείξει ὄντα καὶ πολλά τί θαυμαστόν λέγων ὅταν μὲν βούληται πολλὰ ἀποφῆναι [hellip]

et de mecircme pour tout le reste il ne faudrait pas moins seacutetonner si on venait agrave deacutemontrer que les genres et les espegraveces sont en eux-mecircmes susceptibles de leurs contraires mais il ny aurait rien de surprenant agrave ce quon deacutemontracirct que moi je suis agrave la fois un et multiple

(PLATON Parmeacutenide 129c [trad modif COUSIN])

Le sujet ne porte alors plus sur les laquo choses visibles raquo (τοῖς ὁρωmicroένοις [129e]) mais sur les

laquo choses de lrsquointellect raquo (τοῖς λογισmicroῷ [130a])

Agrave lrsquoeacutevidence ce cours passage a eacuteteacute mdash et est toujours mdash consideacutereacute comme lrsquoune des

expressions fondatrice de la penseacutee meacutetaphysique platonicienne La meacutethode est en effet

radicale Il ne srsquoagit plus de srsquointerroger sur ce que lrsquoon voit mais sur ce que lrsquoon peut penser Il

nrsquoy a lagrave rien qui sera reacutefuteacute par la suite La suite est en revanche plus deacutelicate le fait de

distinguer drsquoune part les objets visibles et drsquoautre part les objets de lrsquointellect suscite un vif

inteacuterecirct chez Parmeacutenide Dans cette proto-penseacutee platonicienne Socrate eacutenonce lrsquoideacutee selon

laquelle les objets visibles participeraient drsquoun ou plusieurs genres Il faudrait alors pencher son

esprit davantage sur ces genres que sur les choses visibles La theacuteorie eacutetant poseacutee Parmeacutenide

commence son travail drsquoaccoucheur en questionnant Socrate 36

Parmeacutenide opegravere un deacutecalage drsquoune notion (le beau le juste le bon) vers un individu

(lrsquohomme le feu lrsquoeau la boue le poil la saleteacute) Le deacutecalage que Parmeacutenide opegravere nrsquoest pas

anodin il srsquoagit au contraire drsquoun veacuteritable problegraveme drsquoordre logique et seacutemantique Le grec nrsquoa

pas de verbe autre qursquoecirctre (εἶναι) pour exprimer agrave la fois le fait drsquoexister (lrsquoecirctre au monde) et le

fait de recevoir un preacutedicat (lrsquoecirctre copule) Lorsque lrsquoon dit que laquo cet homme est juste raquo nous

affirmons dans le mecircme temps que laquo lrsquohomme est au monde raquo mdash tout du moins comme objet de

penseacutee mdash mais nous ne pouvons pas pour autant dire que laquo le fait drsquoecirctre juste raquo existe

indeacutependamment drsquoun sujet Pourtant le problegraveme se pose de maniegravere inverse agrave lrsquoesprit de

Par le terme laquo drsquoaccoucheur raquo nous marquons volontairement la paterniteacute eacuteleacuteate de la meacutethode 36

maiumleutique socratique chez Platon

45

Platon puisque ce qui est remis en question nrsquoest pas la capaciteacute que lrsquoesprit a de saisir ces

valeurs transcendantes comme autant de reacutealiteacutes indeacutependantes mdash cela semble au contraire bien

naturel pour Platon mdash mais en revanche drsquoopeacuterer le mecircme processus pour la compreacutehension des

laquo sujets raquo du monde propres agrave recevoir ces valeurs

En effet lrsquoactiviteacute consistant agrave deacutefinir quelque chose (individu ou notion) oblige agrave deacutepasser

cet individu agrave le transcender Or la transcendance des individus nrsquoest pas la mecircme chose que la

transcendance des valeurs En effet lrsquoindividu en tant qursquoecirctre est toujours dans le reacuteel Il

nrsquoexiste pas mdash a priori mdash un individu en dehors du monde En revanche les valeurs sont deacutejagrave

hors du monde et ne peuvent srsquoexprimer que par lrsquoexpression qursquoun sujet du monde peut en

faire Dire que diffeacuterentes personnes participent de lrsquoideacutee drsquohomme ne veut pas dire qursquoil existe

dans un autre monde un homme parfait qui serait le modegravele de tous les hommes Sinon comme

le dit Parmeacutenide il faudrait une ideacutee pour tout ce qui nous entoure et le monde des ideacutees serait

un catalogue infini pour autant que lrsquoon puisse diviser le reacuteel (lrsquoideacutee de main lrsquoideacutee de main

gauche lrsquoideacutee de doigt lrsquoideacutee de pouce lrsquoideacutee drsquoongle lrsquoideacutee de phalange etc)

La reacutefutation de Parmeacutenide est meacutethodologique il est certes possible de diviser le reacuteel

indeacutefiniment (paradoxes de Zeacutenon) mais son eacutetude impose la division par genres et sous-

espegraveces et de postuler une uniteacute fondamentale de ces eacuteleacutements atomiques sans quoi lrsquoeacutetude ne

serait qursquoune reacutegression infinie Cette distinction entre la division naiumlve et la division par genre

est parfaitement illustreacutee par la remarque de lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee dans sa reacuteflexion sur le politique

τοιόνδε οἷον εἴ τις τἀνθρώπινον ἐπιχειρήσας δίχα διελέσθαι γένος διαιροῖ καθάπερ οἱ πολλοὶ τῶν ἐνθάδε διανέμουσι τὸ μὲν Ἑλληνικὸν ὡς ἓν ἀπὸ πάντων ἀφαιροῦντες χωρίς σύμπασι δὲ τοῖς ἄλλοις γένεσιν ἀπείροις οὖσι καὶ ἀμείκτοις καὶ ἀσυμφώνοις πρὸς ἄλληλα βάρβαρον μιᾷ κλήσει προσειπόντες αὐτὸ διὰ ταύτην τὴν μίαν κλῆσιν καὶ γένος ἓν αὐτὸ εἶναι προσδοκῶσιν ἢ τὸν ἀριθμόν τις αὖ νομίζοι κατ᾽ εἴδη δύο διαιρεῖν μυριάδα ἀποτεμνόμενος ἀπὸ πάντων ὡς ἓν εἶδος ἀποχωρίζων καὶ τῷ λοιπῷ δὴ παντὶ θέμενος ἓν ὄνομα διὰ τὴν κλῆσιν αὖ καὶ τοῦτ᾽ ἀξιοῖ γένος ἐκείνου χωρὶς ἕτερον ἓν γίγνεσθαι κάλλιον δέ που καὶ μᾶλλον κατ᾽ εἴδη καὶ δίχα διαιροῖτ᾽ ἄν εἰ τὸν μὲν ἀριθμὸν ἀρτίῳ καὶ περιττῷ τις τέμνοι τὸ δὲ αὖ τῶν ἀνθρώπων γένος ἄρρενι καὶ θήλει Λυδοὺς δὲ ἢ Φρύγας ἤ τινας ἑτέρους πρὸς ἅπαντας τάττων ἀποσχίζοι τότε ἡνίκα ἀποροῖ γένος ἅμα καὶ μέρος εὑρίσκειν ἑκάτερον τῶν σχισθέντων

46

Voici Nous avons fait comme si voulant diviser en deux le genre humain on en faisait le partage agrave la maniegravere de la plupart des gens drsquoici qui seacuteparent la race helleacutenique de tout le reste comme formant une uniteacute distincte et reacuteunissant toutes les autres sous la deacutenomination unique de barbares bien qursquoelles soient innombrables qursquoelles ne se mecirclent pas et ne parlent pas la mecircme langue se fondent sur cette appellation unique pour les regarder comme une seule espegravere Crsquoest encore comme si lrsquoon croyait diviser les nombres en deux espegraveces en coupant une myriade sur le tout dans lrsquoideacutee qursquoon en fait une espegravece agrave part et qursquoon preacutetendicirct en donnant agrave tout le reste un nom unique que cette appellation suffit pour en faire aussi un genre unique diffeacuterent du premier Mais on devrait plus sagement et on diviserait mieux par espegraveces et par moitieacutes si lrsquoon partageait les nombres en pairs et impairs et le genre humain en macircles et femelles et si lrsquoon nrsquoen venait agrave seacuteparer et opposer les Lydiens ou les Phrygiens ou quelque autre peuple agrave tous les autres que lorsqursquoil nrsquoy aurait plus moyen de trouver une division dont chaque terme fucirct agrave la fois espegravece et partie

(PLATON Politique 262c-e [trad modif CHAMBRY])

Cela illustre lrsquoambiguiumlteacute de la position eacuteleacuteate contrairement agrave ce que semble croire Vlastos

Zeacutenon ne peut pas reacutepondre agrave ses paradoxes Le problegraveme est toujours preacutesent lrsquoesprit ne peut

se poser que sur des ecirctres conccedilus dans lrsquouniteacute sans quoi aucun savoir ne serait possible Pourtant

lrsquoexpeacuterience semble affirmer que tout est toujours divisible Il y a un eacutecart entre la connaissance

fonctionnant par recherche drsquouniteacute (de principe) et lrsquoeacutetude de la nature (reposant sur les

matheacutematiques) qui nous indique que le reacuteel est indeacutefiniment divisible En drsquoautres termes il

existe un eacutecart fondamental entre lrsquoeacutepisteacutemologie et lrsquoontologie Selon nous crsquoest ce problegraveme

qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit lors de nos lectures de Platon et non pas la question inverse de

ce qursquoest le reacuteel Nous postulons alors une approche eacutepisteacutemologique plutocirct qursquoontologique Il ne

convient plus de dire que Platon parle de laquo ce qursquoest le monde raquo mais de laquo comment il est

possible drsquoavoir une connaissance sur ce monde raquo

Nous souhaitons agrave la suite de notre travail donner de nouveaux eacuteleacutements interpreacutetatifs

quand agrave ce que lrsquohistoire de la philosophie appelle encore laquo une reacutefutation de la theacuteorie des

Ideacutees raquo Il nrsquoy a selon nous reacutefutation que drsquoune approche tregraves naiumlve de la theacuteorie des Ideacutees

Parmeacutenide deacutemontre agrave Socrate qursquoil est neacutecessaire de distinguer les valeurs et les individus et

que la transcendance de ce qui nrsquoest pas au monde sans sujet nrsquoest pas comparable agrave la

transcendance de ce qui y est deacutejagrave En cela Platon anticipe parfaitement lrsquoargument du troisiegraveme

47

homme drsquoAristote puisque le fait mecircme de parler de laquo lrsquoIdeacutee drsquohomme raquo semble contradictoire

Rappelons cependant que le Parmeacutenide est lrsquoincipit de lrsquoensemble de la piegravece philosophique Les

positions ne sont pas encore deacutefinies seulement des problegravemes sont poseacutes Nous voyons

cependant comment la trageacutedie philosophique commence par la reacutefutation drsquoune approche

ontologique naiumlve qui sera pourtant par la suite consideacutereacutee comme la theacuteorie centrale de Platon

En gardant agrave lrsquoesprit ce que nous appelions plus haut le danger interpreacutetatif du

laquo chronocentrisme raquo nous comprenons comment Platon est vraisemblablement en train de

reacutepondre agrave drsquoeacuteventuels deacutetracteurs En reacutedigeant le Parmeacutenide il illustre de cette faccedilon comment

sa theacuteorie ne peut se reacuteduire agrave une lecture naiumlve Il met drsquoailleurs volontairement cette derniegravere

dans la bouche drsquoun Socrate non initieacute agrave la philosophie Le Parmeacutenide nrsquoest donc pas un aveu de

faiblesse mais bien au contraire la deacutemonstration de lrsquoeacutecart qursquoil pouvait exister entre la

compreacutehension de la theacuteorie platonicienne par certains et la veacuteritable penseacutee de lrsquoauteur Platon

renvoie lrsquoargument du troisiegraveme homme au temps du jeune Socrate ses deacutetracteurs avaient 37

presque un siegravecle de retard sur sa penseacutee 38

Le laquo parricide raquo du Sophiste

Nous pouvons deacutesormais entrevoir assez clairement lrsquoensemble des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la

penseacutee eacuteleacuteate et se retrouvant dans la meacutethode platonicienne de recherche de la veacuteriteacute Un dernier

point en suspend neacutecessite briegravevement notre attention comment expliquer le fameux

laquo parricide raquo du Sophiste En effet lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee deacuteclare deacutepasser la position de Parmeacutenide

Οἶσθ οὖν ὅτι Παρμενίδῃ μακροτέρως τῆς ἀποῤῥήσεως ἠπιστήκαμεν

Le nom laquo troisiegraveme homme raquo (τρίτος ἄνθρωπος) nous vient drsquoAristote (Meacutetaphysique 37

[990b17-1079a13 1039a2] et Reacutefutations sophistiques [178b36])

Lrsquoun des exemples reacutecents de creacutedit donneacute agrave la theacuteorie du troisiegraveme homme comme moyen de reacutefuter la 38

meacutetaphysique platonicienne est de Gail Fine qui en 1995 disait laquo Although these differences between the various versions of the TMA [Third Man Argument] do not affect its logic they may involve different conceptions of forms (are they paradigms are they particulars universals or both) of sensibles (are they imperfect) and of the relation between forms and sensibles (is participation to be explicated in terms of paradigmatism) One possible moral is that whether or not we view forms as paradigms as particulars or as universals or both whether or not we view sensibles as being fully F no matter what form is at issue (the form of man or of large) Plato is still vulnerable to the TMA raquo (FINE 1995 30)

48

Sais-tu que nous sommes depuis bien longtemps au-delagrave de lrsquointerdiction de Parmeacutenide

(PLATON Sophiste 258c)

LrsquoEacuteleacuteate commence par montrer diffeacuterents aspects du sophiste en respectant sa meacutethode de

recherche par antilogie Il termine alors par lrsquoideacutee que la sophistique est un art trompeur Or les

sophistes avaient pour coutume drsquoutiliser lrsquoargument mecircme de Parmeacutenide qui disait que le non-

ecirctre nrsquoest pas de sorte qursquoil serait impossible de penser ou de parler faux LrsquoEacuteleacuteate deacutecide donc

drsquoattaquer cette ideacutee par une longue digression mdash si longue qursquoelle donna parfois le sentiment

aux commentateurs drsquoecirctre le sujet principal du dialogue Ce passage nrsquoest pourtant qursquoune grande

parenthegravese qui devra se refermer pour laisser place agrave lrsquoexercice deacutefinitionnel sur le sophiste

commenceacute au deacutebut du dialogue

Lrsquoeacutetranger arrive agrave la conclusion qursquoil existe du non-ecirctre dans le simple fait de ne pas ecirctre

identique agrave autre chose Pour le dire autrement du simple fait que lrsquoAutre est (crsquoest-agrave-dire que

tout nrsquoest pas qursquoun) alors il y a du non-ecirctre dans le fait de ne pas ecirctre identique agrave lrsquoautre Si A et

B sont diffeacuterents alors il y a du non-ecirctre dans la mesure ougrave A nrsquoest pas B Pourtant A et B sont

pleinement et sont soumis agrave la regravegle de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre telle que nous lrsquoavons vue

preacuteceacutedemment Il nrsquoy a pas de contradiction entre lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme objet de connaissance

et lrsquoexistence du non-ecirctre comme relation incorrecte entre deux ecirctres Cette analyse sera

primordiale pour comprendre par la suite la meacutetaphysique platonicienne

Qursquoil y ait en effet une attaque de la penseacutee historique de Parmeacutenide nrsquoest pas le sujet de

notre travail Agrave lrsquoeacutevidence Parmeacutenide eacutetait deacutejagrave acircgeacute quand Socrate eacutetait jeune Nous pouvons

affirmer qursquoil est impossible que Platon ait eu un contact direct avec Parmeacutenide voire mecircme

Zeacutenon Platon ne put qursquoen avoir un heacuteritage lointain agrave travers les poegravemes et les enseignements

de ses maicirctres dont le Socrate historique Ceci pour comprendre que lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate chez

Platon ne peut pas et ne doit pas ecirctre le reflet de la penseacutee de Parmeacutenide plus drsquoun siegravecle

auparavant Platon creacutee un eacuteleacuteatisme nouveau unique propre agrave ses convictions son

enseignement mais aussi son contexte politique et ideacuteologique (reacuteponse agrave des deacutetracteurs par

exemple) Preuve en est le personnage du Sophiste ou du Politique ne porte aucun nom il est

49

juste un laquo eacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Ce nrsquoest plus Parmeacutenide ou Zeacutenon qui eux sont nommeacutement

preacutesents dans le Parmeacutenide mais un heacuteritier dont la penseacutee ne srsquoinscrit pas dans un hypotheacutetique

dogme eacuteleacuteatique figeacute depuis le poegraveme du maicirctre

Allant dans le sens de notre interpreacutetation nous prenons pour appui les travaux de Nestor-

Louis Cordero qui mit en eacutevidence de nombreuses modifications dans les manuscrits Selon ce

dernier lrsquoeacutetranger est agrave tort preacutesenteacute comme un laquo disciple raquo (ἑταῖρος [216a]) mais devrait plutocirct

ecirctre compris comme eacutetant au contraire laquo diffeacuterent raquo (ἕτερον) des disciples de Parmeacutenide

Le mot en question est ἕτερον laquodiffeacuterent divers autre queraquo Si nous choisissons ce mot le deuxiegraveme ἑταίρων ne doit pas disparaicirctre car il est le seul qui reste et la traduction du passage serait laquoil est originaire dEacuteleacutee mais (il y a un δε toujours neacutegligeacute) diffeacuterent des compagnons (ἑτέρων au pluriel) de Parmeacutenide et de Zeacutenonraquo Voilagrave agrave mon avis quel est le texte veacuteritable de la page 216a

(CORDERO 1991 31)

De la sorte nous voyons clairement que Platon srsquoinscrit volontairement dans une ligneacutee eacuteleacuteate

tout en se deacutefaisant de lrsquoapproche classique Il gardera la meacutethode antilogique eacuteleacuteate et la

deacutefinition par dichotomies (analyses successives des diffeacuterentes voies) mais il se refuse dans le

mecircme temps agrave se soumettre agrave lrsquoontologie moniste drsquoune lointaine tradition eacuteleacuteate

De la mecircme maniegravere que pour la theacuteorie des Ideacutees dans le Parmeacutenide ce qui est agrave tort

perccedilu comme une reacutefutation ou une contraction dans sa propre penseacutee est en fait une reacuteponse agrave

ceux qui auraient mal compris ce que repreacutesente lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans la penseacutee platonicienne

Platon preacutecise ce qui constitue dans sa penseacutee un concept tel que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (et donc le fait

que le non-ecirctre ne soit pas) Preacutetendre que seul lrsquoecirctre puisse ecirctre penseacute ne signifie en aucun cas

qursquoil soit impossible de concevoir ou exprimer ce qui nrsquoest pas vrai Le mensonge est

parfaitement possible Dire qursquoil nrsquoy a que lrsquoecirctre qui soit (comme objet de science) ne signifie

pas qursquoil nrsquoy ait que de lrsquoecirctre dans les discours des hommes bien au contraire Cela se comprend

drsquoailleurs aiseacutement sans la possibiliteacute de se tromper la recherche philosophique nrsquoaurait aucun

inteacuterecirct puisque toute assertion serait aussitocirct valideacutee du simple fait qursquoelle ait eacuteteacute prononceacutee Il

faut donc ne pas rester dans une lecture naiumlve de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre eacuteleacuteate

50

Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie

Il convient deacutesormais de syntheacutetiser ce que qui fonde le socle eacuteleacuteatique de la dialectique

platonicienne Premiegraverement quel est lrsquoobjet de la recherche en question Chez les Eacuteleacuteates

comme chez Platon par la suite la meacutethode recherche avant tout la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire une

connaissance du reacuteel qui soit neacutecessaire et sans contradictions laquo Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo nrsquoest que la

theacuteorisation de cet objet de recherche Sans uniteacute de lrsquoobjet de recherche la recherche est

impossible

Ce que nous avons nommeacute antilogique consiste en une recherche de coheacuterence crsquoest-agrave-dire

lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme partant drsquoun concept et tentant de rejoindre des conclusions sans

jamais rencontrer de contradiction Cette dialectique est dite laquo ascendante raquo ou laquo anagogique raquo 39

car partant drsquohypothegraveses et elle remonte vers des principes qui seront finalement vrais (non plus

probables mais certains) Ce cheminement est ascensionnel car en partant des donneacutees du reacuteel

il forge une hypothegravese et lrsquoeacuteprouve selon les lois de la logique En eacutetudiant toutes les possibiliteacutes

la dialectique ascendante arrive parfois agrave un reacutesultat positif Crsquoest notamment le cas dans les

dialogues meneacutes par des Eacuteleacuteates (Parmeacutenide Sophiste Politique) ou suivant rigoureusement

cette meacutethode (Theacuteeacutetegravete) Lrsquoelenchos consiste en un test de validiteacute soit par recherche de

contradiction dans le systegraveme soit de maniegravere plus subtile par la mise en eacutevidence drsquoune

inconsistance dans la meacutethode (i e laquo les abeilles raquo du Meacutenon)

Enfin il ne convient pas de parler de reacutefutation car la reacutefutation sous-entend une prise de

position En deacuteclarant que Socrate reacutefuterait telle ou telle position nous construisons un cadre de

penseacutee restreint dans lequel Socrate deacutefendrait certaines thegraveses de maniegravere masqueacutee Cela va agrave

lrsquoencontre mecircme du principe du dialogue et reacuteduirait les ouvrages de Platon agrave du crypto-

dogmatisme Notre postulat theacuteacirctral nous impose davantage de profondeur dans lrsquoeacutetude et

drsquointerroger le style dialogueacute dans sa complexiteacute Notre lecture ne supprime pas lrsquoeacuteventualiteacute de

reacutesultats positifs dans quelques dialogues (nous en avons deacutejagrave annonceacutes) mais privileacutegie

cependant lrsquoideacutee selon laquelle le reacutesultat comme laquo thegravese platonicienne sous-jacente raquo nrsquoest pas

une neacutecessiteacute sinon une possibiliteacute

Du grec ἀναγωγή signifiant laquo eacuteleacutevation raquo39

51

La dialectique est donc en partie une activiteacute consistant agrave bien diviser pour cateacutegoriser

classer les ecirctres afin de les deacutefinir au mieux Telle est la tacircche de la dialectique que nous

appelons ascendante Une fois lrsquoascension effectueacutee le dialecticien est en mesure de parler

correctement du concept ou de lrsquoecirctre qursquoil interrogeait Lrsquoascension est repreacutesenteacutee par la sortie

du philosophe hors de la caverne Il faut sortir pour se deacutefaire de lrsquoattachement instinctif aux

ombres et monter jusqursquoagrave contempler les ecirctres tels qursquoils sont vraiment Mais cette deacutefinition de

la dialectique semble incomplegravete pour le moment lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne recouvrant qursquoune seule

des facettes de cet art agrave savoir son eacutelan initial La dialectique platonicienne srsquoinscrit pleinement

dans la ligneacutee de lrsquoeacuteleacuteatisme mais ne pourrait srsquoy reacuteduire Il convient deacutesormais de nous 40

inteacuteresser davantage au fonctionnement de la dialectique maintenant que nous avons mis en

lumiegravere les principes sur lesquels elle repose

Il est en reacutealiteacute impossible de deacutefinir clairement ce que repreacutesente la ligne de penseacutee eacuteleacuteate du simple 40

fait que les eacutecrits manquent pour srsquoen faire une claire ideacutee sur tous les sujets (politique art morale etc)

52

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE

Dialogue dialectique et joute

Que la meacutethode socratique baseacutee sur le dialogue soit couramment appeleacutee laquo dialectique raquo

preacutesupposerait une diffeacuterence entre le simple dialogue et la dialectique Plus exactement il y

aurait des moments dialectiques au sein des dialogues De maniegravere geacuteneacuterale la dialectique est

consideacutereacutee comme une meacutethode rigoureuse dont lrsquoobjectif serait lrsquoacquisition drsquoun savoir alors

que le dialogue ne serait qursquoune activiteacute banale et quotidienne ayant pour finaliteacute lrsquoeacutechange

drsquoinformations Pourtant lrsquoeacutetymologie de ce que nous appelons dialectique nous renvoie au grec

laquo διαλέγω raquo et semble ne pas se distinguer clairement du dialogue en geacuteneacuteral Nous retrouvons

drsquoune part la racine λεγ λογ du discours et du raisonnement qui malgreacute sa polyseacutemie

repreacutesente toujours lrsquoideacutee drsquoun travail de deacutetermination du reacuteel par la penseacutee Drsquoautre part le 41

preacutefixe laquo δια raquo implique une notion de rapport drsquoeacutechange et de discrimination par division

Le dialogue est une activiteacute quotidienne toute interaction orale entre deux individus est

une forme de dialogue Pourtant tout dialogue est-il dialectique Dans le dialogue comme dans

la dialectique nous remarquons une pluraliteacute des positions le dialogue est lrsquoœuvre de plusieurs

personnes qui eacutechangent quand le monologue nrsquoest lrsquoaffaire que drsquoune seule Mais ce qui semble

distinguer la dialectique du dialogue semble reacutesider dans sa preacutetention agrave fournir le moyen

drsquoobtenir un savoir speacutecifique La dialectique est alors une forme de raisonnement heuristique agrave

plusieurs Le raisonnement dialectique peut ecirctre qualifieacute drsquoargumentation puisque chaque

individu donne des arguments allant dans le sens de sa penseacutee Plus preacuteciseacutement les participants

de lrsquoexercice dialectique argumentent en deacutefendant une thegravese essayent drsquoen contredire une autre

ou eacutenoncent des hypothegraveses au sujet de certains preacutedicats

Comme nous le remarquions plus haut Platon ne parle pas de dialectique mais plutocirct de

puissance de dialoguer Il semble donc possible que la distinction entre le dialogue et la

Le λόγος est agrave la fois le discours la parole mais aussi lrsquoargumentation la rationalisation Il se 41

comprend geacuteneacuteralement comme une opposition au microῦθος (la parole du poegravete transcendant la rationaliteacute du reacuteel) Nous reviendrons par la suite sur cette opposition

53

dialectique comme meacutethode de recherche soit posteacuterieure agrave la reacutedaction des dialogues de Platon

Le dialogue est deacutejagrave une activiteacute de recherche les interlocuteurs ne parlent pas sans raison Bien

que certains dialogues puissent ecirctre purement informatifs et ne pas reposer sur un

fonctionnement de questions et reacuteponses lrsquointeacuterecirct de la preacutesence drsquoun deuxiegraveme interlocuteur

repose justement sur lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune critique de la thegravese initiale ou tout au moins sur une

eacutevolution entre le point de deacutepart des eacutechanges et lrsquoarriveacutee Quelle diffeacuterence peut-on faire entre

le dialogue et la dialectique Quelle est la validiteacute de la diffeacuterenciation entre le cours normal du

dialogue de lrsquoactiviteacute dialectique

Ces interrogations nous amegravenent agrave mettre en doute la distinction entre la dialectique et le

dialogue Cette mise en doute nrsquoest pas un reniement deacutefinitif sinon le commencement de notre

reacuteflexion Le dialogue consiste en une discussion agrave plusieurs agrave lrsquoinverse du monologue Le

dialogue suppose alors une intervention des diffeacuterents partis dans la conversation Pour conforter

notre ideacutee les premiegraveres phrases de Socrate semblent le plus souvent initier insidieusement la

totaliteacute de lrsquoexercice en abordant naturellement le thegraveme qui sera au cœur du dialogue comme si

ce que nous appelions dialectique nrsquoeacutetait en fait que la simple progression drsquoune discussion

Face agrave cette interrogation nous deacutecidons de reacutepondre agrave la question inverse Nous tacirccherons

de voir comment la dialectique a eacuteteacute deacutefinie puis nous comparerons ceci au contenu des

dialogues Ainsi si une diffeacuterence existe veacuteritablement entre dialogue et dialectique nous serons

agrave mecircme de la confirmer La dialectique est deacutefinie comme un exercice argumentatif Mais le

raisonnement dialectique diffegravere-t-il des autres raisonnements et de quelle maniegravere Quel

rapport entretient la dialectique avec la deacuteduction lrsquointuition ou encore lrsquoinduction

Dans le cours du dialogue la dialectique serait un moment diffeacuterent une meacutethode

potentiellement plus rigoureuse avec un projet deacutefini agrave lrsquoavance Nous pensons pouvoir

distinguer deux diffeacuterences entre dialogue et dialectique la nature (i e le fonctionnement

structurel) et la viseacutee (i e lrsquoobjectif) Cependant nous devons remarquer que la nature drsquoune

meacutethode deacutepend de sa viseacutee et reacuteciproquement sa viseacutee se deacutefinit par sa nature Nous ne

pouvons alors distinguer lrsquoeacutetude du premier de lrsquoeacutetude du second Notre lecture preacutesupposera (agrave

54

lrsquoimage drsquoun raisonnement par lrsquoabsurde) lrsquoexistence de moments dans le dialogue Nous les

appellerons joutes dialectiques

Srsquointerroger sur la nature des joutes dialectiques revient agrave srsquointerroger sur la nature de ce

qursquoune joute produit Nous pourrions ecirctre tenteacutes de reacutepondre simplement qursquoune joute

dialectique produit un savoir crsquoest-agrave-dire une connaissance qui puisse servir de veacuteriteacute mais cela

nous apparait insuffisant pour fonder une distinction preacutecise entre dialectique et dialogue De

plus lrsquointuition la deacuteduction ou lrsquoinduction sont autant de meacutethodes permettant lrsquoobtention drsquoun

savoir quel rapport peut entretenir la dialectique avec ces derniegraveres Dans notre cas la question

fondamentale que nous devons nous poser est alors la suivante que pouvons-nous espeacuterer

apprendre agrave la suite drsquoune joute dialectique Quelle peut ecirctre la nature drsquoun savoir eacutemanant

drsquoune joute

Nous voyons la limite meacutethodologique de notre interrogation en regard avec notre projet

geacuteneacuteral Si nous ne savons pas ce que peuvent ecirctre les productions drsquoune joute il semble difficile

de commencer lrsquoeacutelaboration drsquoune grille interpreacutetative pour mettre agrave jour les reacuteponses En effet

cette situation est plus communeacutement appeleacutee laquo cercle vicieux raquo Nous avons besoin de savoir ce

qursquoest une joute afin drsquoeacutelaborer lrsquooutil le plus efficace agrave la compreacutehension de ses reacutesultats et

dans le mecircme temps nous avons besoin de savoir ce que peuvent ecirctre les reacutesultats espeacutereacutes drsquoune

joute afin de la deacutefinir pleinement

Nous proposons de faire le choix drsquoutiliser drsquoautres auteurs que Platon pour comprendre la

dialectique chez ce dernier Drsquoune part nous croyons que srsquoil existe un projet dialectique alors

ses diffeacuterentes expressions partent drsquoune ideacutee commune drsquoautre part la nature de lrsquoexercice

influence neacutecessairement la finaliteacute de celui-ci si bien que le projet de Platon ne peut pleinement

ecirctre interpreacuteteacute uniquement agrave travers drsquoautres auteurs Nous ne reacuteduisons pas toutes les

dialectiques agrave un seul exercice commun dans toute lrsquoAntiquiteacute nous pensons simplement que

cet exercice devait trouver une origine commune et que cette origine doit au moins se retrouver

en partie dans la viseacutee de cet exercice Une fois la viseacutee deacutefinie il sera bien plus aiseacute de voir en

quoi ce projet srsquoexprime de diffeacuterentes maniegraveres drsquoun auteur agrave lrsquoautre Drsquoapregraves ce postulat initial

55

les diffeacuterences entre les dialectiques reposeraient principalement sur la nature et la preacutesentation

des reacuteponses

Notre objectif est donc drsquoeacutetablir clairement quelles pouvaient ecirctre la viseacutee et les conditions

drsquoemploi des joutes dialectiques agrave lrsquoeacutepoque de Platon Ceci eacutetant termineacute nous pourrons en

deacuteduire de faccedilon geacuteneacuterale la nature des reacuteponses engageacutees par lrsquoexercice dialectique Enfin nous

pourrons tirer des conclusions sur la meacutethode socratique et eacutelaborer lrsquooutil interpreacutetatif le plus

adeacutequat

56

1 La dialectique chez Aristote

Aristote pegravere de la logique

Avant de commencer notre eacutetude sur lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate nous avons dans un premier temps

repeacutereacute et analyseacute ce qui constituait selon nous les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo agrave la lecture du

Parmeacutenide Nous avons pourtant omis volontairement un de ces obstacles qui ne peut ecirctre traiteacute

comme les autres sa nature est plus complexe et requiert davantage de reacuteflexion Il srsquoagit

drsquoAristote ou plutocirct de lrsquoimage drsquoAristote et de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoesprit des commentateurs

Pour beaucoup drsquoentre eux Aristote est le fondateur de la logique telle que nous la connaissons

Lrsquoideacutee que la logique serait neacutee avec la syllogistique aristoteacutelicienne des Premiers Analytiques

est bien reacutepandue En effet Aristote dans son Organon srsquoest attacheacute agrave deacutefinir preacuteciseacutement

lrsquoensemble des principes logiques de son eacutepoque si bien que celui-ci est consideacutereacute comme laquo le

pegravere de la logique raquo Cela pose cependant un problegraveme drsquoenvergure En attribuant agrave Aristote la 42

paterniteacute des eacuteleacutements de base de la logique (principe du tiers exclu principe de non-

contradiction logique modale etc) ces mecircmes commentateurs font de la dialectique

platonicienne une suite laquo heureuse raquo drsquoarguments sans reacuteelle structure logique sous-jacente

Nous devons alors dans un premier temps deacutemonter le mythe de lrsquoabsence de logique preacute-

aristoteacutelicienne puis dans un second temps nous tacirccherons de comprendre quelle est la place de

la dialectique chez Aristote et ce que ses eacutecrits peuvent nous apprendre dans le cadre de notre

eacutetude Lrsquoeacutecriture platonicienne est pleine de mystegraveres de meacutetaphores de symboles Cela

repreacutesente ce que nous avons appeleacute preacuteceacutedemment la puissance litteacuteraire de Platon Nous

devons cependant remarquer que cette eacutecriture nrsquoaide pas lorsque nous deacutesirons analyser de

maniegravere preacutecise la meacutethode dialectique Face agrave lrsquoexeacutegegravese platonicienne Aristote apparait comme

lrsquoauteur le plus proche sur le plan conceptuel (relation de maicirctre agrave eacutelegraveve) et spatio-temporel Mais

Aristote est aussi systeacutematique dans son eacutecriture les œuvres drsquoAristote ne sont ni des 43

Les recherches contemporaines tendent cependant agrave replacer le travail drsquoAristote dans son contexte et 42

non plus agrave en faire une production geacuteniale ex nihilo Nous espeacuterons œuvrer en ce sens

Aristote tente drsquoeacutecrire un systegraveme deacutefini regroupant tous les champs de la philosophie et srsquoarticulant de 43

lrsquoun agrave lrsquoautre

57

dialogues ni des poegravemes mais des traiteacutes de philosophie Agrave peu de choses pregraves ce modegravele

perdure jusqursquoagrave aujourdrsquohui dans lrsquoactiviteacute philosophique acadeacutemique

Opposition entre Topiques et Analytiques

Nous deacutecidons drsquoeffectuer une lecture des Topiques drsquoAristote dont le sujet est

preacuteciseacutement la dialectique Ce choix dans le cadre de notre eacutetude nrsquoest pas sans risque les

diffeacuterences entre la penseacutee du Stagirite et de celle de Platon sont nombreuses recouvrent tous les

plans et risqueraient drsquoinfluencer notre lecture platonicienne Lrsquoune de ces diffeacuterences justifie

cependant notre choix En effet Aristote nrsquoeacutecrit pas seulement sur la dialectique mais aussi et

surtout sur les syllogismes deacutemonstratifs et deacuteductifs La lecture contemporaine a mecircme une

forte tendance agrave consideacuterer que lrsquoapproche logico-syllogistique drsquoAristote aurait deacutepasseacute la

dialectique platonicienne En drsquoautres termes Aristote serait lrsquoinventeur drsquoune meacutethode

scientifique alors que Platon nrsquoaurait fait que du bavardage dialectique W D Ross le formule

lui-mecircme

La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolue [hellip] Aristote a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes

(ROSS 1930 86 [trad PARODI])

Cette citation de WD Ross est drsquoune tregraves grande importance Si cette hieacuterarchie entre dialectique

et deacutemonstration est aveacutereacutee alors notre lecture de Platon srsquoen verrait profondeacutement changeacutee

Dans cette perspective Socrate serait confronteacute agrave lrsquoaporie parce que sa meacutethode eacutetait deacutefaillante

Aristote aurait trouveacute la solution agrave lrsquoaporie de Platon

Lrsquoideacutee selon laquelle Platon et Aristote srsquoopposeraient nrsquoest pas nouvelle Le premier est

bien souvent deacutecrit comme tributaire drsquoune ideacuteologie ceacuteleste et accompagneacute drsquoun certain deacutegout

de la reacutealiteacute sensible La tradition attribue au second une meacutethode scientifique empirique et

rationnelle Aristote laquo pegravere de la science raquo Il convient de remettre en question cette dichotomie

historique Aristote fait-il lui-mecircme une hieacuterarchie entre syllogisme dialectique et syllogisme

deacutemonstratif

58

Commenccedilons par nous demander quel peut-ecirctre le rocircle des Topiques Un laquo τόπος raquo est en

grec un lieu au sens geacuteographique mais aussi figureacute Les laquo τόποι raquo sont donc les lieux par 44

lesquels il convient de passer dans tout bon cheminement intellectuel Aristote reacutedige donc une 45

suite de lieux intellectuels par lesquels quiconque cherche un certain savoir doit passer Les

Topiques sont donc un manuel agrave lrsquousage des esprits deacutesireux drsquoentreprendre des reacuteflexions

dialectiques Comme la totaliteacute de son corpus ou presque Aristote eacutecrit pour des eacutetudiants ou

tout du moins des personnes en apprentissage La diffeacuterence avec les œuvres de Platon est

grande Platon pense que le savoir neacutecessite un immense effort drsquointerpreacutetation et de

compreacutehension Agrave lrsquoinverse Aristote preacutefegravere adopter la posture deacutejagrave tregraves scolaire du livre de

cours

Il srsquoagit de comprendre de quelle nature est ce savoir Regardons comment Aristote ouvre

lui-mecircme son ouvrage

Ἡ microὲν πρόθεσις τῆς πραγmicroατείας microέθοδον εὑρεῖν ἀφacute ἧς δυνησόmicroεθα συλλογίζεσθαι περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήmicroατος ἐξ ἐνδόξων καὶ αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες microηθὲν ἐροῦmicroεν ὑπεναντίον

Le propos de notre travail [sera de] deacutecouvrir une meacutethode gracircce agrave laquelle dabord nous pourrons raisonner [agrave partir] dendoxes sur tout problegraveme proposeacute [gracircce agrave laquelle] aussi au moment de tenir nous-mecircmes un discours nous ne dirons rien de contraire

(ARISTOTE Topiques 100a18-21)

Il preacutecise son propos quelques lignes plus loin

Πρῶτον οὖν ῥητέον τί ἐστι συλλογισmicroὸς καὶ τίνες αὐτοῦ διαφοραί ὅπως ληφθῇ ὁ διαλεκτικὸς συλλογισmicroός τοῦτον γὰρ ζητοῦmicroεν κατὰ τὴν προκειmicroένην πραγmicroατείαν

En premier bien sucircr on doit dire ce quest un raisonnement et par quoi ses espegraveces se diffeacuterencient de maniegravere agrave ce quon obtienne le raisonnement dialectique cest lagrave ce que nous cherchons dans le travail que nous nous proposons

(ARISTOTE Topiques 100a21-25)

Comme lorsque nous disons drsquoune assertion qursquoil srsquoagit drsquoun laquo lieu commun raquo44

Nous retrouvons cette ideacutee dans le mot laquo meacutethode raquo constitueacute du grec laquo ὁδός raquo signifiant la route45

59

Le sujet est le syllogisme dialectique mais pouvons-nous pour le mot syllogisme garder la

deacutefinition qursquoAristote en avait deacutejagrave fait dans les Premiers analytiques Nous croyons que cela

est le cas et nous appuyons ce choix sur le fait qursquoAristote reacutepegravete agrave lrsquoidentique la deacutefinition des

Premiers analytiques directement apregraves le passage des Topiques que nous venons de voir Un

laquo syllogisme raquo (συλλογισmicroὸς [100a25]) est un laquo discours raquo (λόγος) dans lequel nous posons

certaines choses afin drsquoen faire laquo reacutesulter neacutecessairement raquo (ἐξ ἀνάγκης) quelque chose drsquoautre agrave

partir de laquo ce qui avait eacuteteacute poseacute raquo (διὰ τῶν κειmicroένων) Il nrsquoy a donc qursquoune seule syllogistique au

sens drsquoensemble de regravegles logiques 46

La dialectique est pour Aristote une meacutethode permettant de raisonner agrave partir drsquoendoxes

afin de pouvoir par la suite soutenir une thegravese sans se contredire Par endoxe nous entendons

lrsquoantonyme de paradoxe crsquoest-agrave-dire ce qui est approuveacute par le plus grand nombre La traduction

latine probabilis est un faux ami car il faut y voir non ce qui est possible mais ce qui est

approuveacute Lrsquoendoxe est donc ce qui est reconnu par les grands hommes nous pourrions dire 47

aujourdrsquohui la communauteacute scientifique Il faut y voir en substance un concept proche de celui de

paradigme Toute la diffeacuterence entre les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques

serait contenue dans la nature des preacutemisses utiliseacutees Les regravegles logiques applicables crsquoest-agrave-

dire les formes valides de syllogismes sont identiques drsquoun syllogisme agrave lrsquoautre Mais si les

syllogismes dialectiques reposent sur des endoxes ces derniers ne produisent aussi que des

endoxes En logique modale nous dirions que ce qui est reconnu du plus grand nombre nrsquoest pas

pour autant neacutecessaire Les conclusions peuvent donc aussi ne pas ecirctre neacutecessaires (ce qui est

valide mdash qui respecte les regravegles de la logique mdash nrsquoest pas neacutecessairement vrai drsquoautant plus que

Nous prenons ici pour reacutefeacuterence le travail de Benoicirct Castelneacuterac qui deacuteclare 46

laquo Albeit the most frequent one the reduction (apagocircgecirc) is only one type of lsquodemonstration through impossibilityrsquo in the Prior Analytics raquo en se basant sur les travaux de Robin Smith (SMITH 1989 p 141ndash142)

Sur ce point de traduction nous suivons agrave la lettre la remarque de Georges Frappier qui fut lrsquoun des 47

premiers agrave remarquer le deacutecalage seacutemantique entre le probabilis latin de Boegravece et le mot laquo probable raquo drsquoaujourdrsquohui (FRAPPIER 1977 115)

60

les endoxes ne sont en fait que les produits de lrsquoinduction du plus grand nombre ) Agrave lrsquoinverse 48

le syllogisme deacutemonstratif produit un savoir puisqursquoil procegravede de preacutemisses vraies Aristote creacuteeacute

une hieacuterarchie avec drsquoune part les syllogisme deacutemonstratifs producteurs de savoir et drsquoautre

part les syllogismes dialectiques producteurs drsquoopinion Les premiers seraient maicirctres dans

lrsquoempire du neacutecessaire les seconds esclaves de lrsquoaccidentel et du contingent

Si ce que nous venons de voir est vrai alors agrave quoi bon eacutecrire les Topiques Comment

justifier lrsquoeacutecriture drsquoun ouvrage mdash le plus long des six composants lrsquoOrganon mdash condamneacute agrave

demeurer infeacuterieur aux Analytiques Au deuxiegraveme chapitre des Topiques Aristote eacutevoque les

utiliteacutes des diffeacuterents syllogismes Il y remarque trois utiliteacutes au syllogisme dialectique

laquo lrsquoexercice raquo (γυmicroνασίαν [101a25]) laquo les entretiens raquo (ἐντεύξεις) et laquo les connaissances de

caractegravere philosophique raquo (φιλοσοφίαν ἐπιστήmicroας)

Pour comprendre en quoi la dialectique est un exercice intellectuel il suffit de voir que la

dialectique est une preacuteparation en vue drsquoeacutechanges scientifiques Les eacuteleacutements du traiteacute contenus

entre les livres II et VII visent agrave deacutevelopper les compeacutetences qui seront neacutecessaires

ulteacuterieurement dans lrsquoexercice scientifique Ceci srsquoexplique par lrsquoidentiteacute des regravegles qui reacutegissent

agrave la fois les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques En bref le topos

dialectique se joint aux topoi deacutemonstratifs parce quils opegraverent agrave partir des mecircmes

raisonnements selon des preacutemisses diffeacuterentes Lrsquoexercice dialectique est un entrainement agrave

lrsquousage des regravegles de la logique mais dans un contexte moins seacuterieux (puisque les preacutemisses ne

sont que probables et non pas certaines comme dans le cas de lrsquoexercice deacutemonstratif) Crsquoest

ainsi qursquoil convient drsquoentendre la notion drsquoentrainement

La seconde utiliteacute concerne les entretiens Il srsquoagit de la rencontre entre un dialecticien et

un scientifique Puisque les deux emploient les mecircme lois logiques (la syllogistique) le

Bien avant de le formuler comme David Hume le fera plus tard les philosophes de lrsquoAntiquiteacute avaient 48

cependant tregraves clairement saisi ce qui allait devenir le laquo problegraveme de lrsquoinduction raquo En proceacutedant du singulier au geacuteneacuteral lrsquoesprit srsquoappuie sur un nombre restreint de possibiliteacutes et en tire une conclusion ayant valeur de regravegle universelle Cependant comme Platon le dira dans le Gorgias (que nous eacutetudierons par la suite) la foule est tregraves largement manipuleacutee et est conduite en eacutechec le nombre nrsquoest en rien garant drsquoune quelconque veacuteriteacute dans la Reacutepublique seul un individu sort de la caverne alors que tous les autres restent dans lrsquoerreur

61

dialecticien peut mettre agrave lrsquoeacutepreuve la position du scientifique Si une position ne tient pas face agrave

la dialectique alors elle nrsquoest pas encore scientifiquement deacutefendable (manque drsquoexplications ou

de preuves) Les entretiens permettent pendant des rencontres entre deux philosophes de mettre

en doute une position deacutefendue par lrsquoun des deux Quand bien mecircme srsquoagirait-il drsquoune preacutemisse

consideacutereacutee comme vraie par le premier il pourrait ne srsquoagir que drsquoune endoxe pour le second le

premier verrait une neacutecessiteacute lagrave ougrave le second ne ne verrait qursquoune possibiliteacute Dans cette

situation le syllogisme dialectique permet donc une laquo mise agrave lrsquoeacutepreuve raquo des positions

deacutefendues

[hellip] apregraves secirctre enquis de lopinion de son adversaire le dialecticien amorce une seacuterie de questions amenant ladversaire agrave approuver une seacuterie de preacutemisses le conduisant agrave conclure le contraire de lopinion donneacutee au deacutepart cest de cette faccedilon que lopinion est dite mise agrave lrsquoeacutepreuve [hellip] Il peut mettre agrave leacutepreuve lopinion elle-mecircme comme nous venons de le dire ou une des preacutemisses de lrsquoadversaire mais en la traitant comme opinion

(FRAPPIER 1977 126)

Cette mise agrave lrsquoeacutepreuve se termine par le scientifique reprenant sa marche possiblement soumis agrave

de nouvelles erreurs mais laquo deacutebarrasseacute raquo par la dialectique des anciennes Agrave lrsquoinverse les

opinions retenues apregraves lrsquoexercice sont des propositions approuvables le scientifique devra en

tenir compte dans sa science (FRAPPIER 1977 125)

Ce qui ne passe pas la mise agrave lrsquoeacutepreuve dialectique est en manque drsquoexplication ou de

preuves Inversement une thegravese qui passe le test entre dans une laquo veacuteraciteacute potentielle raquo

Neacuteanmoins cela ne constitue toujours pas de la science au mieux des points de deacutepart des 49

opinions desquelles on peut mdash ou ne peut pas mdash partir Dans cette perspective la dialectique ne

permet pas la creacuteation drsquoun savoir positif mais plutocirct neacutegatif elle reacutefute ce qui est faux selon ses

propres standards mais ne permet pas pour autant de dire ce qui est vrai La dialectique serait-

Nous avons conscience des limites inheacuterentes agrave notre propos Le mot laquo science raquo repreacutesente 49

eacutetymologiquement un savoir mais le diffeacuterencier de la croyance comme nous le faisons nrsquoest certainement pas une eacutevidence Le lecteur pourra toujours nous objecter que tout savoir aussi scientifique soit-il repose sur la croyance de sa possibiliteacute Nous ne pouvons cependant pas nous permettre pour des raisons meacutethodologiques de reacutediger un lexique entier sur ces notions Nous nous reacutefeacuterons donc par deacutefaut au sens le plus geacuteneacuteral La science est ici lrsquoensemble des savoirs dans le systegraveme drsquoun paradigme coheacuterent la fin de cette coheacuterence eacutetant le deacutebut drsquoune reacutevolution scientifique au sens de Thomas Kuhn

62

elle laquo vide vaine raquo comme le dit Aristote (FRAPPIER 1977 126) Nous voyons eacutemerger ici le

caractegravere informel de la notion drsquoendoxe nous reviendrons sur ce point par la suite

La connaissance des principes premiers

Passons maintenant agrave la troisiegraveme utiliteacute eacutevoqueacutee par Aristote Comment un raisonnement

nrsquoeacutetant pas neacutecessaire peut-il produire des connaissances philosophiques Le passage de

lrsquoἔνδοξα agrave lrsquoἐπιστήmicroη semble profondeacutement contre-intuitif Aristote deacutefinit les principes de

sciences au premier livre des Seconds Analytiques lrsquohypothegravese tout drsquoabord sur laquelle repose

un autre raisonnement Lrsquohypothegravese est conclusion drsquoune science anteacuterieure Lrsquohypothegravese est

possiblement soumise au mecircme examen que la conclusion scientifique dans le deacutebat En

confirmant son hypothegravese comme une conclusion le scientifique confirmera davantage encore

son raisonnement qui ne reposera plus sur du sable mais sur des principes solides et veacuterifieacutes Il y

a bien sucircr le problegraveme de la reacutegression infinie

Cela nous amegravene au second problegraveme lrsquoaxiome Celui-ci laquo ne sera jamais deacutemontreacute mais

sa condition peut ressembler agrave celle de lrsquohypothegravese raquo (FRAPPIER 1977 127) En reacutealiteacute il nrsquoy a

ici pas de grande diffeacuterence lrsquoaxiome eacutetant une hypothegravese explicite inclue dans un systegraveme de

raisonnement la dialectique permet de questionner sa valeur absolue au mecircme titre que les

hypothegraveses

Le veacuteritable changement apparait maintenant avec lrsquoeacutetude des principes premiers

ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην ἐπιστήmicroην

De plus [ce travail] sert pour les [principes] premiers de chaque science

(Aristote Topiques 101a35)

Ces principes premiers sont anteacuterieurs agrave tout savoir ils repreacutesentent la possibiliteacute mecircme drsquoun

savoir Puisque le syllogisme dialectique repose sur des regravegles il est impossible pour ce dernier

de remettre en cause ses propres principes fondamentaux La dialectique permet donc de par sa

nature investigatrice drsquointerroger ce qui deacutefinit la notion mecircme de savoir scientifique Plus

encore la dialectique permet drsquoaffiner et de repenser les deacutefinitions qui sont les veacuteritables

principes fondateurs de tout savoir puisque ce savoir doit ecirctre communiqueacute agrave autrui La

63

dialectique implique un eacutechange une expression des concepts avec la possibiliteacute constante que

ceux-ci soit eacutetudieacutes La dialectique avance par divisions successives dissociant progressivement

le neacutecessaire du contingent Lrsquoexercice de deacutefinition repose essentiellement sur cette dichotomie

par identification de lrsquoaccidentel Ce qui reste apregraves exercice peut donc ecirctre consideacutereacute drsquoessentiel

ce sur quoi la deacutefinition peut srsquoappuyer (FRAPPIER 1977 129) La mise agrave lrsquoeacutepreuve est donc

neacutecessaire sans quoi le systegraveme serait redondant

Nous pouvons conclure ce premier moment sur la dialectique de maniegravere positive La

dialectique est en effet hieacuterarchiseacutee dans lrsquoœuvre drsquoAristote mais pour des raisons bien

diffeacuterentes de notre postulat de deacutepart Contrairement agrave la citation de WDRoss Les Topiques ne

sont pas laquo suranneacutes raquo au contraire ils repreacutesentent lrsquounique moyen pour srsquoattaquer agrave ce qui vient

avant la science En ce sens la dialectique nrsquoest effectivement pas creacuteatrice de savoir 50

scientifique mais sa meacutethode par endoxes et le respect des regravegles logiques issues de la mecircme

souche que les Analytiques en font lrsquounique moyen de commencer une recherche scientifique De

plus il srsquoagit aussi du seul moyen de remettre en question ce qui apparait agrave la communauteacute

scientifique comme eacutetant des eacutevidences Nous devons cependant garder agrave lrsquoesprit que la

dialectique ne produit aucun savoir deacutefinitif chez Aristote il srsquoagit seulement drsquoune prise de

position reconnue comme fiable dans le contexte du deacutebat scientifique La dichotomie entre

science et dialectique nrsquoeacutetant pas la mecircme chez Platon nous partons du travail que nous venons

de reacutealiser afin drsquoeacutetudier la composition reacuteelle drsquoune joute dialectique et de comprendre ce que

celle-ci peut finalement produire

La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne

Lrsquohistoire de la logique nrsquoest pas sans exemples de projets interpreacutetatifs dont la porteacutee

deacutepassa largement celle de la simple lecture Les conseacutequences eacuteventuelles drsquoun outil mal adapteacute

drsquoun projet mal interpreacuteteacute peuvent ecirctre veacuteritablement deacuteleacutetegraveres pour lrsquoHistoire de la 51

philosophie Agrave la fin du XIXegraveme siegravecle les avanceacutees en matheacutematiques et en logique formelle

Si ce ne sont que des endoxa mais pas agrave comprendre au sens chronologique50

Non pas par lrsquoauteur du projet (qui interpregravete neacutecessairement bien son œuvre) mais par les lecteurs de 51

ce projet

64

eacutetaient nombreuses Il semblait alors leacutegitime et feacutecond drsquoaxiomatiser les diffeacuterents champs de la

penseacutee afin drsquoobserver les reacutesultats obtenus Jan Łukasiewicz deacutecida drsquoaxiomatiser la

syllogistique aristoteacutelicienne dans la ligneacutee de lrsquoEacutecole de logique polonaise naissante Son projet

reposait sur le principe drsquoune lineacuteariteacute de la logique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours reacuteciproquement

il devait ecirctre possible selon lui drsquoappliquer des principes contemporains afin de laquo corriger raquo la

syllogistique drsquoAristote

Ainsi la logistique drsquoaujourdrsquohui nrsquoest ni plus ni moins qursquoune suite et une extension de la logique formelle antique Ce nrsquoest pas un courant agrave lrsquointeacuterieur de la logique avec laquelle quelques autres tendances pourraient coexister mais preacuteciseacutement la logique formelle scientifique contemporaine entretient avec la logique antique une relation semblable agrave celle que par exemple les matheacutematiques contemporaines entretiennent avec les Eacuteleacutements drsquoEuclide

(ŁUKASIEWICZ 2010 237 [trad F CAUJOLLE-ZASLAVVSKY])

Nous nrsquoirons pas jusqursquoagrave parler drsquoune erreur de la part de Łukasiewicz mais il faut cependant

reconnaitre lrsquoaspect hautement anachronique drsquoun projet de la sorte

Łukasiewicz a donc fait un choix paradoxal celui drsquoun systegraveme qui utilise intuitivement des regravegles qui ne seront formuleacutees que par [l]es successeurs [drsquoAristote]

(GOURINAT 2011 79)

[Pour Łukasiewicz] la syllogistique drsquoAristote est une axiomatique qui ne se rend pas compte qursquoelle se sert des axiomes que sont les syllogismes car elle ne se rend pas compte que ses syllogismes sont des implications

(GOURINAT 2011 80)

Łukasiewicz nrsquoheacutesite pas agrave laquo corriger le travail drsquoAristote raquo (ŁUKASIEWICZ 2010 130) au regard

de la logique contemporaine Sa restauration ressemble alors davantage agrave un neacuteologisme 52

syllogistico-axiomatique

Notre objectif nrsquoest pas ici de rentrer dans le deacutetail de lrsquoapproche axiomatique de la

syllogistique drsquoAristote opeacutereacutee par Łukasiewicz Nous eacutevoquons lrsquoœuvre de Łukasiewicz afin

drsquoillustrer la borne exteacuterieure de notre travail Nous voulions cependant preacutesenter

Nous pourrions comparer le travail de Jan Łukasiewicz agrave celui drsquoEugegravene Viollet-le-Duc dans le 52

domaine de la restauration architecturale Crsquoest dans ce sens que nous employons le terme de restauration

65

lrsquoaxiomatisation de Łukasiewicz afin drsquoeacuteclairer ce qui selon nous est une des raisons de la

mauvaise connaissance et interpreacutetation de la logique grecque En prenant pour modegravele la

logique du systegraveme aristoteacutelicien il apparaicirct que certaines conseacutequences philosophiques furent

deacuteleacutetegraveres pour la bonne compreacutehension de lrsquohistoire de la logique 53

Nous avons vu chez Aristote que le projet dialectique vise lrsquoentrainement la mise agrave

lrsquoeacutepreuve des thegraveses et finalement la remise en question des principes de science Notre objectif

initial est de comprendre la nature des productions dialectiques Premiegraverement nous pouvons

dire drsquoapregraves notre eacutetude aristoteacutelicienne que la dialectique semble produire un certain savoir-

faire dans les entretiens La dialectique est un entrainement agrave la meacutethode deacuteductive et donc agrave la

meacutethode deacutemonstrative en geacuteneacuteral Mais la dialectique permet surtout lrsquointerrogation des

principes de science les principes premiers de la theacuteorie deacutemonstrative Cependant agrave travers

cette interrogation la dialectique nrsquoest productrice que drsquoun savoir drsquoordre neacutegatif la dialectique

ne peut rien asserter positivement elle ne peut que reacutefuter un principe Nous rejoignons ici notre

ideacutee initiale drsquoun apophatisme dialectique Pourtant si lrsquoeacutetude du projet dialectique chez Aristote

peut nous servir de point de deacutepart elle doit ecirctre suivie drsquoune transposition agrave lrsquoœuvre de Platon

Nous allons maintenant nous concentrer sur la nature des joutes dialectiques dans les dialogues

Nous pensons ici aux travaux de Willard Van Orman Quine ou encore de Gottlob Frege dont la lecture 53

de la logique de lrsquoAntiquiteacute nous semble bien souvent anachronique La logique y est consideacutereacutee dans sa continuiteacute historique sans se preacuteoccuper de son aspect contextuel (caractegravere agonistique que nous eacutetudierons dans la suite de notre travail)

66

2 La dialectique comme enreacutegimentation

Le tableau de pointage

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et les deux voies de recherche sont les principes fondamentaux qui selon

nous constituent lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate agrave lrsquoœuvre dans la dialectique platonicienne Mais le simple fait

drsquoavoir deacutefini ces principes dans le poegraveme de Parmeacutenide ne permettent pas de dire preacuteciseacutement

comment la dialectique platonicienne fonctionne La suite de notre travail sera donc maintenant

de faire le lien entre la meacutethode eacuteleacuteate mdash que nous appellerons antilogie mdash telle que deacutefinie et

son fonctionnement reacuteel dans les dialogues de Platon Comme eacutevoqueacute preacuteceacutedemment nous ne

parlerons pas drsquoun elenchos standard (Vlastos) qui consisterait en un elenchos reacutefutatif mais

bien plutocirct drsquoun elenchos comme test (dokimasie) par recherche de contradiction Le fait de

trouver une contradiction ne signifie alors pas le soutien attacheacute agrave une autre thegravese inverse Mais

est-ce suffisant pour dire preacuteciseacutement que lrsquohypothegravese de deacutepart propre agrave cette thegravese est fausse

Le raisonnement au cœur de la dialectique eacuteleacuteate repose sur la deacuterivation dimpossibiliteacutes

au moyen de joutes celles-ci se nommant des laquo discours contraires raquo des antilogies De ces

deacuterivations les conclusions agrave tirer sont complexes et ne nous renseignent pas de faccedilon binaire sur

le reacuteel nous lrsquoavions vu avec la precirctresse Diotime de Mantineacutee (Banquet) Lrsquoantilogique eacuteleacuteate

est un entrainement agrave deacuteriver des contradictions agrave partir drsquoune thegravese initiale mais durant

lrsquoexercice dialectique drsquoautres hypothegraveses que la thegravese initiale sont soutenues La repreacutesentation

drsquoune conclusion deacutecoulant drsquoune thegravese initiale est trop simpliste il existe un grand nombre

drsquohypothegraveses intermeacutediaires comme autant drsquoinfeacuterences qui finissent par arriver agrave la conclusion

(le plus souvent une antilogie) Nous consideacuterons que dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate le fait drsquoarriver agrave

une contradiction est simplement le constat que le systegraveme deacutefendu dans son ensemble nrsquoest pas

correct Ce systegraveme est composeacute de lrsquohypothegravese de deacutepart mais aussi de toutes les hypothegraveses

intermeacutediaires Lrsquoensemble de ces hypothegraveses intermeacutediaires forment le laquo tableau de

pointage raquo (MARION 2014 10) 54

Marion emprunte la notion de laquo tableau de pointage raquo (scoreboard) agrave Lewis dans54

LEWIS D 1983 laquo Scorekeeping in a Language Game raquo dans Philosophical Papers Volume 1 Oxford Oxford University Press 233-249

67

Questionneur obtient de la sorte des engagements de la part de Reacutepondant aux eacutenonceacutes B1 B2 Bn qui forment avec A le laquo tableau de pointage raquo de Reacutepondant A B1 B2 Bn

(MARION 2014 10)

Le fait de deacuteriver une contradiction en antilogique eacuteleacuteate nrsquoest donc pas une opposition

radicale entre la thegravese de deacutepart (α) et la conclusion (perp) Le tableau de pointage forme un

systegraveme composeacute de toutes les hypothegraveses intermeacutediaires (β1 β2 β3 hellip βn perp) La contradiction

ne porte alors pas uniquement sur la thegravese de deacutepart (α) mais aussi sur chacune des hypothegraveses

intermeacutediaires (βx) Le problegraveme est en fait bien plus complexe Chacune des hypothegraveses

intermeacutediaires est soumise au principe de tiers exclu cependant la contradiction apparaissant

apregraves lrsquoajout de plusieurs hypothegraveses intermeacutediaires il est impossible sur le moment de dire drsquoougrave

le problegraveme vient preacuteciseacutement dans la suite des propositions

Nous pouvons justifier notre propos agrave partir drsquoun passage du Charmide employeacute par

Marion (MARION 2014 17) Dans ce passage le personnage de Critias refuse de se contredire

(reacutefuter son hypothegravese de deacutepart) et preacutefegravere se reacutetracter en partie (sous-entendu revenir en arriegravere

sur les hypothegraveses intermeacutediaires) Noter lecture suggegravere ici que Platon avait conscience de

lrsquoensemble du systegraveme drsquohypothegraveses agrave lrsquoœuvre dans la deacuteduction de preuve

Ἀλλὰ τοῦτο μέν ἔφη ὦ Σώκρατες οὐκ ἄν ποτε γένοιτο ἀλλ εἴ τι σὺ οἴει ἐκ τῶν ἔμπροσθεν ὑπ ἐμοῦ ὡμολογημένων εἰς τοῦτο ἀναγκαῖον εἶναι συμβαίνειν ἐκείνων ἄν τι ἔγωγε μᾶλλον ἀναθείμην καὶ οὐκ ἂν αἰσχυνθείην μὴ οὐχὶ ὀρθῶς φάναι εἰρηκέναι μᾶλλον ἤ ποτε συγχωρήσαιμ ἂν ἀγνοοῦντα αὐτὸν ἑαυτὸν ἄνθρωπον σωφρονεῖν

Mais ceci Socrate reprit-il ne se peut jamais si donc tu penses que ce que jrsquoai dit preacuteceacutedemment conduise neacutecessairement agrave ceci [cette conclusion] jaime encore mieux me reacutetracter en partie et sans rougir avouer que je me suis mal exprimeacute plutocirct que de convenir jamais quun homme puisse ecirctre sage sil ne se connaicirct pas lui-mecircme

(PLATON Charmide 164c-d)

Dans cet exemple Critias opegravere clairement une diffeacuterence entre son point de deacutepart et les

derniegraveres assertions qursquoil vient de tenir Il est donc possible de revenir en arriegravere sur les

hypothegraveses intermeacutediaires sans pour autant remettre en question son hypothegravese initiale

68

Comme on peut le voir Critias en tant que Reacutepondant preacutefegravere revenir en arriegravere et reacuteparer son tableau de pointage en rejetant un de ses eacuteleacutements plutocirct que de conceacuteder la contradictoire ce qui deacutemontre que Platon eacutetait parfaitement conscient de cette possibiliteacute et que celle-ci ne le gecircnait nullement

(MARION 2014 17)

Nous venons de voir que la dialectique eacuteleacuteate peut ecirctre comprise sur le principe drsquoun tableau de

pointage comprenant lrsquoensemble des hypothegraveses intermeacutediaires Nous devons maintenant

analyser plus en deacutetails le fonctionnement de lrsquoantilogique eacuteleacuteate En effet Platon choisit de

donner la dialectique eacuteleacuteate comme point de deacutepart de la trageacutedie socratique Si la dialectique

socratique ne se reacutesume pas neacutecessairement agrave la dialectique eacuteleacuteate nous ne pouvons cependant

nier son rocircle initiateur

Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate

Le tableau de pointage ne repreacutesente en reacutealiteacute qursquoune partie du fonctionnement geacuteneacuteral

des joutes dialectiques Ce systegraveme de recherche dialectique que nous appelons antilogique est

reacutegi par un ensemble de regravegles Nous allons maintenant eacutetudier plus en deacutetails lrsquoensemble de ces

regravegles afin de comprendre le fonctionnement preacutecis drsquoune joute eacuteleacuteate Cette interrogation aura

pour objectif de mettre agrave jour la nature preacutecise des productions issues drsquoun exercice dialectique

Mathieu Marion deacutenombre onze regravegles deacutefinissant le deacuteroulement des joutes antilogiques

eacuteleacuteates Nous allons reacutesumer briegravevement le contenu de ces onze regravegles (MARION 2014 9-14) et

voir ce que ces regravegles impliquent Une joute ne peut se faire qursquoentre deux personnes jouant

chacune un rocircle deacutefini Lrsquoun des joueur sera le Questionneur et lrsquoautre le Reacutepondant Le

Questionneur commence la joute en obtenant de Reacutepondant son engagement agrave une thegravese (A)

Cette thegravese est alors supposeacutee pour les besoins de la joute Cela se constate aiseacutement chez

Platon puisque Socrate demande toujours agrave son interlocuteur de deacutefinir telle ou telle notion Le

point de deacutepart sera la thegravese deacutefendue par Reacutepondant La joute a alors pour objectif de voir pour

Reacutepondant srsquoil sera capable de deacutefendre cette thegravese mdash et non pas pour Questionneur de soutenir

une thegravese (contre le dogmatisme de Vlastos)

69

La joute est une succession de questions courtes et de reacuteponses affirmatives ou neacutegatives

Ces question sont courtes car elles ne doivent porter que sur une seule assertion agrave la fois afin que

les inscriptions drsquohypothegraveses au tableau de pointage soient le plus claires possible Comme

annonceacute plus haut agrave la thegravese initiale sont ajouteacutees les hypothegraveses reconnues par Reacutepondant

Chaque eacuteleacutement du tableau de pointage est un engagement de la part de Reacutepondant vis-agrave-vis de

Questionneur Le Questionneur ne peut ajouter aucun eacuteleacutement au tableau de pointage tant que

Reacutepondant ne lrsquoa pas conceacutedeacute preacutealablement De la sorte les eacuteleacutements implicites supposeacutes par

Questionneur mais ne figurant pas au tableau de pointage de Reacutepondant ne sont pas

neacutecessairement suffisants pour deacuteriver une contradiction de la joute Reacutepondant est toujours

capable de renier cette hypothegravese implicite de sorte qursquoil faille alors recommencer une joute

Cette regravegle explique aussi laquo lrsquoaveu drsquoignorance raquo (MARION 2014 10) de Socrate impeacuteratif pour

le bon deacuteroulement de la joute Sans cet aveu drsquoignorance Socrate introduirait de lui-mecircme de

nouvelles hypothegraveses deacutetruisant ainsi la proprieacuteteacute du tableau de pointage De plus cette regravegle

introduit aussi une laquo contrainte doxastique raquo (MARION 2014 10) le Reacutepondant doit dire ce qursquoil

pense suivre sa doxa crsquoest-agrave-dire son opinion personnelle

La regravegle suivante est lrsquoinfeacuterence de lrsquoimpossibiliteacute par Questionneur Il srsquoagit du cœur de

lrsquoantilogique eacuteleacuteate Agrave partir de lrsquoensemble des engagements de Reacutepondant Questionneur doit

parvenir agrave infeacuterer une impossibiliteacute (ἀδύνατον) ou une fausseteacute eacutevidente Cette regravegle repose sur 55

le principe de non-contradiction tel que nous lrsquoavions eacutenonceacute plus haut Pour cette raison les

reacuteponses sont reacuteduites agrave laquo oui raquo ou laquo non raquo assurant dans la recherche le caractegravere bivalent des

assertions atomiques Les Eacuteleacuteates avancent drsquoailleurs dans leur raisonnement via les paires de

preacutedicats contradictoires (limiteacute et illimiteacute divisible et indivisible etc)

Nous devons ici faire face agrave un paradoxe Nous avions vu plus haut que lrsquoargument de

Zeacutenon nrsquoest compreacutehensible qursquoen lrsquoabsence du tiers exclu Pourtant la meacutethodologie eacuteleacuteate est

une reacuteduction binaire des assertions de sorte de pouvoir en infeacuterer une contradiction Le principe

de tiers exclu intervient donc dans le raisonnement Nous pouvons sortir de cette impasse si nous

remarquons les deux eacutechelles de grandeur drsquoune joute Au niveau atomique des assertions le

Parmi ces fausseteacutes figurent laquo la reacutefutation lrsquoerreur le paradoxe raquo tel que deacutefini par Aristote dans les 55

Reacutefutations sophistiques [165b12] (MARION 2014 11)

70

principe de tiers exclu fonctionne Une assertion est soit juste soit fausse Il srsquoagit drsquoune logique

bivalente En revanche agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble de la joute il est impossible de reacuteduire la

succession des engagements de Reacutepondant agrave une situation binaire (comme le fait Vlastos)

Chaque engagement atomique peut prendre deux valeurs mais il arrive souvent mdash toujours mdash

qursquoun engagement ne soit pas atomique et repreacutesente en reacutealiteacute une succession drsquoarguments

implicites Les combinaisons sont donc immenseacutement nombreuses leur nombre

vraisemblablement incalculable agrave lrsquoeacutechelle du reacuteel Nous voyons maintenant pourquoi le tiers

exclu ne permet pas le raisonnement par lrsquoabsurde sur lrsquoensemble drsquoun systegraveme mais est

neacutecessaire pour lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage et lrsquoavancement drsquoune joute

Finalement il apparaicirct maintenant que la joute nrsquoest pas une activiteacute neutre il srsquoagit drsquoun

jeu Celle-ci se termine par la victoire de lrsquoun des deux participants Si le Questionneur parvient agrave

infeacuterer une impossibiliteacute drsquoapregraves le tableau de pointage de Reacutepondant et que celui-ci ne peut en

rendre raison alors Questionneur remporte la joute Agrave lrsquoinverse si Questionneur ne parvient pas

agrave infeacuterer une impossibiliteacute Reacutepondant emporte la joute (MARION 2014 12) Nous voyons ici 56

lrsquoaspect contextuel drsquoune joute En effet si dans un tribunal la clepsydre limite drastiquement le

temps de parole il nrsquoen est rien dans une discussion entre amis Afin drsquoempecirccher les joueurs de

perdre volontairement du temps les tactiques dilatoires sont interdites (MARION 2014 12) Il est

aussi interdit drsquoutiliser des sophismes ceux-ci eacutetaient pour la plupart reacutepertorieacutes dans des

manuels et figuraient deacutejagrave dans LrsquoEuthydegraveme dans un ordre fort proche de celui des Reacutefutations

sophistiques (MARION 2014 12) 57

La derniegravere regravegle porte sur le processus drsquoinduction Le Questionneur peut dans le fil de

lrsquoexercice dialectique conceacuteder une universelle affirmative laquo Tous les A sont B raquo Cependant

cela nrsquoest possible que si le Reacutepondant a preacutealablement preacutesenteacute plusieurs instances et si le

Comme crsquoest notamment le cas dans Le Criton Le Gorgias La Reacutepublique56

Marion renvoie ici agrave Dorion (DORION 1995 100) qui eacutetablie la liste suivante de cinq correspondances 57

entre LrsquoEuthydegraveme et les Reacutefutations sophistiques (SE pour Sophisticis Elenchis) 1 E 267c et SE 4 165b31-34 2 E 277a9-b1 et SE 4 166a30-31 3 E 298e4-5 et SE 24 179a39 b14 b39 180a4 4 E 300a et SE 4 166a9-10 5 E 300b et SE 4 166a12-14 10 171a8 a28-30 19 177a12 a25-26

71

Questionneur nrsquoest pas capable de fournir un contre-exemple Dans ce cas seulement

lrsquouniverselle positive est inscrite au tableau des engagements de Reacutepondant La joute nrsquoest donc

pas un long fleuve tranquille au contraire la volonteacute de gagner des deux partis donne un

caractegravere agonistique agrave la joute Le Reacutepondant est en position deacutefensive alors que le

Questionneur est en position offensive

Nous pouvons maintenant conclure cette analyse du fonctionnement des joutes eacuteleacuteates et

de leur influence sur la dialectique socratique Nous voyons clairement que lrsquoantilogique eacuteleacuteate

nrsquoest pas un simple dialogue il srsquoagit drsquoun moment complexe gouverneacute par un ensemble de

regravegles Lrsquoexercice antilogique est parfaitement deacutefini Celui-ci implique un rapport de force entre

deux individus qui srsquoaffrontent pour gagner la joute Nous voyons alors en quoi notre outil

repreacutesentatif logique ne peut pas se reacuteduire agrave une arborescence selon le modegravele de la deacuteduction

naturelle Les arguments avanceacutes par les participants ne convergent pas vers une conclusion de

faccedilon a priori Au contraire les deux partis se divisent et argumentent de sorte que leur

adversaire ne soit plus en situation de deacutefendre sa propre thegravese La dialectique nrsquoest pas une

monologique mais une dialogique de lrsquoargumentation rationnelle Le raisonnement obtenu est un

eacutequilibre entre deux tensions opposeacutees Si la tension est trop forte alors la joute se reacuteduit agrave une

antilogie La suite de notre travail consistera maintenant agrave deacutefinir de faccedilon deacutefinitive notre outil

dialogique de repreacutesentation des joutes dialectiques

72

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux

Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante

Nous venons de le voir la dialectique ne peut se comprendre totalement sans une approche

dialogique Il est non seulement neacutecessaire sur le plan logique drsquoinclure dans les paramegravetres de

lecture la dualiteacute de lrsquoexercice dialectique mais il est surtout impossible de reacuteduire

lrsquoargumentation drsquoune joute de maniegravere monologique sans omettre le contexte de chaque joute

Une joute requiert donc lrsquoacceptation tacite de regravegles crsquoest-agrave-dire diffeacuterentes contraintes

deacutependant soit de la nature mecircme de lrsquoexercice soit du contexte de cet exercice

Lrsquoenchainement hypotheacutetico-deacuteductif des raisonnements en deacuteduction naturelle tente drsquoecirctre

repreacutesentatif de lrsquoavancement drsquoune penseacutee Cependant la deacuteduction naturelle rencontre une

limite dans le cas preacutecis de la dialectique Cette repreacutesentation donne lrsquoillusion drsquoun avancement

lineacuteaire non pas dans le temps mais sur le plan argumentatif En reacutealiteacute la deacuteduction naturelle

ne permet que la repreacutesentation finale de lrsquoargument obtenu mais nrsquoinclut pas les allers-retours

que repreacutesente une joute dialectique telle qursquoillustreacutee par les Eacuteleacuteates et Platon Nous devons donc

terminer le premier moment de notre eacutetude par une mise au point deacutefinitive de ce que nous

entendons par le concept de joute dialectique

Nous le disions plus haut la dialectique se deacutefinit comme un raisonnement argumentatif agrave

plusieurs Il faut donc neacutecessairement ecirctre au moins deux et avoir des thegraveses diffeacuterentes agrave

deacutefendre Dans ce cas la dialectique nrsquoest-elle pas simplement la deacutefense drsquoune thegravese plutocirct

qursquoune autre La dialectique est une activiteacute agrave plusieurs il faut donc y inclure la pluraliteacute des

raisonnements et surtout la maniegravere avec laquelle ces raisonnements deacutependent de la pluraliteacute

En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas une suite de monologues srsquoopposant les uns aux

autres les monologues se reacutepondent srsquoagencent et conduisent la discussion agrave un reacutesultat Ce

reacutesultat nrsquoest donc pas un point drsquoarriveacutee absolu mais est relatif agrave lrsquoactiviteacute dialectique

preacuteliminaire

Nous devons maintenant nous poser la question suivante quelle est la valeur de la veacuteriteacute

du reacutesultat drsquoune joute dialectique Peut-on dire que ce qui reacutesiste agrave lrsquoargumentation dialectique

73

est vrai Agrave lrsquoeacutevidence la critique que nous faisions de lrsquoapproche de Vlastos fonctionne dans sa

reacuteciproque et si le systegraveme est coheacuterent il est cependant possible que la thegravese initiale comporte

une contradiction mais que cette contradiction soit annuleacutee par une autre contradiction issue de

lrsquoun des engagements du tableau de pointage Il est donc impossible de parler de veacuteriteacute au sens

scolastique drsquoadeacutequation de lrsquoecirctre et de la penseacutee Si la veacuteriteacute est un jugement sur le reacuteel une

joute dialectique ne semble produire qursquoune veacuteriteacute infeacuterieure Elle ne produirait mecircme que des

systegravemes argumentatifs en eacutequilibre mais sans rapport direct avec le reacuteel

Nous pouvons alors parler drsquoune veacuteriteacute qui ne serait plus ontologique mais pragmatique

Une veacuteriteacute deacutependant du contexte dialectique une strateacutegie gagnante Cependant cela revient agrave

aborder le problegraveme dans le mauvais sens Ce nrsquoest pas la veacuteriteacute qui ne serait qursquoune strateacutegie

gagnante mais au contraire la strateacutegie gagnante qui jouerait le rocircle drsquoune veacuteriteacute en attendant

potentiellement drsquoecirctre un jour reacutefuteacutee Dans cette optique il convient maintenant de srsquointerroger

sur la nature drsquoune pareille veacuteriteacute nous devons donc observer sous le spectre de la logique

dialogique comment fonctionnent les arguments au sein des raisonnements dialectiques

Questionneur et Reacutepondant

Durant notre eacutetude des regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate nous avons eacutetabli la reacutepartition des

rocircles entre le Questionneur et le Reacutepondant nous garderons volontairement les mecircmes termes

afin de rendre notre argumentation plus coheacuterente et plus compreacutehensible Nous allons emprunter

le modegravele logique deacutejagrave existant de la dialogique ou seacutemantique des jeux

La dialogique nait dans les anneacutees soixante ses deux grands preacutecurseurs sont mdash entre

autres mdash Lorenzen et Conway Une grande part des travaux en seacutemantique des jeux concerne

lrsquointelligence artificielle il srsquoagit de se rapprocher de la reproduction la plus fidegravele drsquoun

entretien entre deux interlocuteurs Cette logique se diffeacuterencie par sa volonteacute de repreacutesenter une

argumentation comme un eacutechange entre diffeacuterentes personnes Lrsquoobjectif nrsquoest donc plus du tout

le mecircme que dans les lectures monologique inspireacutees par la syllogistique aristoteacutelicienne par

exemple La validiteacute drsquoune thegravese ne deacutepend plus drsquoaxiomes ou de formes preacutedeacutefinies Il srsquoagit

pour les participants de trouver une strateacutegie afin de deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese

74

adversaire ou drsquoempecirccher lrsquoinfeacuterence de cette contradiction Il nrsquoy a donc que deux issues

possibles agrave une joute Soit le Questionneur parvient agrave une impossibiliteacute et il emporte alors la

joute en deacutemontrant que la thegravese de deacutepart eacutetait fausse soit le Questionneur eacutechoue agrave deacutemontrer

lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese et Reacutepondant remporte la joute

Nous voyons que le passage drsquoune repreacutesentation monologique agrave une repreacutesentation

dialogique neacutecessite une approche par questions et reacuteponses Les arguments ne srsquoenchainent pas

de faccedilon absolue comme dans une recherche theacuteorique abstraite mais sont relatifs agrave des

situations ougrave certaines questions impliquent neacutecessairement certaines reacuteponses Agrave chaque

opeacuterateur logique correspond alors une obligation de reacuteponse dont voici la liste 58

La Neacutegation drsquoun terme (notα) implique que le Questionneur reacuteponde par son affirmation (α)

La Conjonction de deux termes (α and β) implique que le Questionneur questionne drsquoabord le premier (1) puis le second (2)

La Disjonction inclusive (α or β) implique que le Questionneur remette en cause lrsquoensemble Dans ce cas le Reacutepondant ayant eacutenonceacute la disjonction nrsquoa qursquoagrave deacutefendre lrsquoun des deux termes au choix (α) ou (β)

Le Conditionnel (α sup β) implique que le Questionneur affirme lrsquoanteacuteceacutedent (α) Srsquoil est impossible pour le Reacutepondant de le nier (notα) alors il doit impeacuterativement deacutefendre le 59

conseacutequent (β)

La Quantification universelle (forallx F(x)) implique que le Questionneur demande agrave 60

veacuterifier lrsquoapplication de la fonction (F) agrave une variable de son choix (x0) Le Reacutepondant doit alors justifier cette application (F(x0))

La Quantification existentielle (existx F(x)) implique que le Questionneur demande un exemple (F(x)) Le Reacutepondant doit alors fournir lrsquoexemple de son choix (F(x0))

Cette liste a pour objectif de montrer comment passer drsquoune logique monologique agrave une

logique dialogique Les connecteurs ne sont plus clairement apparents dans la seconde surtout

Drsquoapregraves (VERNANT 2004 90) Nous avons cependant remplaceacute les termes laquo Opposant raquo et 58

laquo Proposant raquo par laquo Questionneur raquo et laquo Reacutepondant raquo afin de preacuteserver la lineacuteariteacute de notre travail

Le conditionnel est une autre eacutecriture de la disjonction (notα or β)59

La poleacutemique est encore grande au sujet de lrsquousage des quantificateurs par les dialecticiens de 60

lrsquoAntiquiteacute Nous ne deacutesirons pas entrer dans le deacutebat En vertu de la regravegle antilogique drsquoinduction il apparaicirct cependant que les notions drsquouniversaliteacute et drsquoexistence eacutetaient au moins sous-jacentes aux argumentations Cela est suffisant pour que nous eacutevoquions ce cas de figure

75

lorsque ceux-ci sont pris dans le flot du dialogue Notre objectif sera donc maintenant de trouver

comment reacuteduire les dialogues agrave ces confrontations dialogiques sans deacutenaturer ou perdre le

contenu

Repreacutesentation tabulaire

Nous arrivons enfin au terme de notre eacutetude preacuteliminaire lrsquoeacutelaboration drsquoun outil logique

repreacutesentatif propre agrave lrsquoexercice dialectique chez Platon Drsquoapregraves la logique dialogique nous

voyons qursquoune arborescence ne convient pas agrave repreacutesenter fidegravelement le jeu des argumentations

Nous optons pour une repreacutesentation tabulaire Celle-ci aura lrsquoavantage de mettre en vis-agrave-vis les

deux participants de la joute De haut en bas le tableau repreacutesentera la suite des arguments sous

forme de questions et de reacuteponses Nous prenons un exemple extrait de (VERNANT 2004 91)

FIG 5 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DU PRINCIPE DE NON-CONTRACTION

Dans cet exemple nous constatons que le Questionneur a obtenu lrsquoassertion laquo not(p and notp) raquo de la

part de Reacutepondant Questionneur attaque alors la joute en assertant la thegravese opposeacutee laquo (p and notp) raquo

Au troisiegraveme tour le Reacutepondant interroge le Questionneur sur le premier terme laquo 1 raquo de son

assertion laquo p raquo Le Questionneur lui reacutepond en assertant laquo p raquo Au tour suivant le Reacutepondant

interroge laquo 2 raquo le Questionneur sur laquo notp raquo Le Questionneur concegravede alors laquo notp raquo Agrave cet instant

la joute est termineacutee nous constatons que le Questionneur a asserteacute agrave la fois laquo p raquo et laquo notp raquo ce

Ordre des tours Questionneur Reacutepondant

1 not(p and notp)

2 (p and notp)

3 1

4 p

5 2

6 notp

7 p

Victoire de Reacutepondant

76

qui provoque une impossibiliteacute par antilogie Le Reacutepondant est victorieux Sa thegravese de deacutepart

laquo not(p and notp) raquo est donc une strateacutegie gagnante qui devient dans le cadre de cette joute une veacuteriteacute

Lrsquoexemple ici preacutesenteacute peut sembler paradoxal Il srsquoagit tout du moins drsquoun cas particulier

puisque la victoire est deacutefinie par le principe de non-contradiction lui-mecircme au cœur de la joute

Lrsquoexemple suivant (VERNANT 2004 102) est bien plus complexe et repreacutesente la joute

opposant un meacutedecin (Questionneur) agrave sa patiente (Reacutepondant) Nous allons voir comment la

repreacutesentation dialogique tabulaire permet la mise en eacutevidence drsquoun sophisme (ici la neacutegation de

lrsquoanteacuteceacutedent)

FIG 6 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT

Les nombres entre crochets indiquent le tour de la formule viseacutee par lrsquoattaque La thegravese de deacutepart

repreacutesente le sophisme de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Celle-ci srsquoinspire de la neacutegation du

conseacutequent (modus tollens) qui elle est logiquement correcte

FIG 7 NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT ET NEacuteGATION DU CONSEacuteQUENT

Tours Questionneur Reacutepondant

1 [(A sup B) and notA] sup notB

2 (A sup B) and notA

3 1

4 (A sup B)

5 A

6 B

7 2 [2]

8 notA

9 notB [1]

Victoire de Questionneur

Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Neacutegation du conseacutequent

A sup B notA ⊢ notB A sup B notB ⊢ notA

77

Nous allons essayer de comprendre la strateacutegie ici agrave lrsquoœuvre Vernant nous explique que la

proposition (A) signifie laquo lrsquoenfant est atteint drsquoune maladie heacutereacuteditaire raquo et la proposition (B)

signifie laquo le parent est atteint de la maladie heacutereacuteditaire raquo La thegravese de deacutepart du parent

(Reacutepondant) consiste agrave dire que si son enfant nrsquoest pas atteint de cette maladie alors lui (le

parent) nrsquoen souffre pas Analysons la table de veacuteriteacute de la situation

FIG 8 TABLE DE VEacuteRITEacute DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT

Nous avons ici indiqueacute le connecteur principal avec le symbole laquo raquo Nous repeacuterons que le seul

moment ougrave cette formule est fausse correspond au cas laquo notA and B raquo i e la patiente refuse

drsquoadmettre qursquoelle puisse ecirctre atteinte de la maladie heacutereacuteditaire laquo B raquo alors que son enfant ne

souffre pas de cette maladie laquo notA raquo Nous remarquons dans la repreacutesentation tabulaire que les

deux assertions laquo B raquo et laquo notA raquo sont les deux coups joueacutes par le Questionneur La strateacutegie du

meacutedecin est donc gagnante

Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique

Lrsquointeacuterecirct de cette repreacutesentation nrsquoest pas simplement graphique il srsquoagit drsquoune

compreacutehension philosophique radicalement diffeacuterente Premiegraverement lrsquoargumentation dans une

joute deacutevoile un caractegravere pragmatique Lrsquoobjectif nrsquoest pas de trouver un absolu commun mais

de finir vainqueur de la joute

La novation srsquoavegravere essentiellement philosophique Est introduite explicitement la dimension pragmatique en logique Alors qursquoen logique standard la proposition excluait toute dimension eacutenonciative pour se reacuteduire agrave un simple porteur de valeur de veacuteriteacute en logique dialogique chaque proposition est veacuteritablement une proposition eacutemanant drsquoun interlocuteur qui srsquoengage sur elle par un acte drsquoassertion De plus un tel acte de discours prend place dans un jeu dialogique

[(A sup B) and notA] sup notB

1 1 1 0 0 1 0

1 0 0 0 0 1 1

0 1 1 1 1 0 0

0 1 0 1 1 1 1

78

(Dialogspiel) entre proposant et opposant On a affaire agrave un jeu de langage qui relegraveve de la discussion rationnelle Degraves lors chaque proposition prend sens en fonction de son utilisation opeacuteratoire dans le jeu dialogique On ne pense plus en termes drsquoaxiomes mais de systegraveme opeacuteratoire de validiteacute mais de strateacutegie gagnante non plus de repreacutesentation mais drsquoaction

(VERNANT 2004 94)

Le deacutesir de victoire et le caractegravere pragmatique sont deux nouveaux paramegravetres que nous ne

pouvions veacuteritablement observer avant de passer par la repreacutesentation dialogique Agrave cela nous

voyons aussi que cette repreacutesentation met en valeur les erreurs commises par un des deux

interlocuteurs Cela sera drsquoune grande importance dans le cas des dialogues de Platon ougrave le

personnage de Socrate semble parfois diriger voire manipuler ses interlocuteurs Nous pourrons

alors souligner ces moments meacutetalogiques

Le premier moment de notre eacutetude est maintenant termineacute Nous avons analyseacute la

dialectique depuis les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave Aristote (de maniegravere non-exhaustive) afin de comprendre

ce qui pouvait fonder un socle commun Lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans son rapport agrave lrsquoantilogie place

lrsquoexercice dialectique dans un rapport de force que nous ne pouvions repreacutesenter logiquement La

dialectique nrsquoest donc pas strictement diffeacuterente du dialogue dans sa faccedilon drsquoecirctre elle ne

constitue qursquoune enreacutegimentation de celui-ci Notre choix drsquoune repreacutesentation tabulaire tregraves

inspireacutee de la logique dialogique nous apparut comme un compromis permettant de repreacutesenter

les raisonnements logiques dans la temporaliteacute du dialogue en suivant lrsquoordre des tours De cette

repreacutesentation nous avons deacuteduit une nouvelle deacutefinition de la veacuteriteacute chevauchant celle de

validiteacute Dans une joute le concept de veacuteriteacute est assimileacute agrave celui de strateacutegie gagnante

Cependant si chaque joute est un exercice contextuel comment pouvons-nous donner agrave ces

veacuteriteacutes un champ drsquoapplication supeacuterieur agrave celui du dialogue Il semble que la veacuteriteacute drsquoune joute

ne nous apprenne rien ou presque sur le reacuteel Cette veacuteriteacute est purement pragmatique Agrave cet

instant la diffeacuterence entre Socrate et lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoest plus clairement identifiable

79

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE

Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes

La nature des joutes impose agrave ses productions un caractegravere relatif La dialectique ne serait

pas productrice drsquoune veacuteriteacute sur le monde mais drsquoune veacuteriteacute relative au dialogue drsquoapregraves ce que

nous venons de voir Notre objectif initial eacutetait de se munir drsquoun outil capable de mieux

interpreacuteter la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon Cependant nous devons

maintenant faire face agrave un problegraveme drsquoun autre ordre Puisque la dialectique en tant que

raisonnement relatif est lrsquounique outil du philosophe pour Platon comment peut-on diffeacuterencier

le philosophe du sophiste En effet les conclusions du chapitre preacuteceacutedent sont sans appel et

historiquement tregraves paradoxales puisque nous nous trouvons face agrave une conception antireacutealiste

de la veacuteriteacute chez Platon

Notre interrogation ne repose pas ici sur des aspects purement pratiques mdash comme

lrsquoabsence de salaire pour lrsquoun et non pour lrsquoautre mdash mais sur le fond veacuteritable des deux

meacutethodes LrsquoHistoire de la philosophie a longtemps eu tendance agrave deacutenigrer les sophistes au

profit des philosophes ce pheacutenomegravene que nous appelons manicheacuteisme historique ne semblerait

pas fondeacute mdash au regard de notre eacutetude fonctionnelle sur les joutes Si la dialectique ne peut

deacutepasser le simple cadre du dialogue comment peut-on diffeacuterencier le philosophe du sophiste

En vertu de quel principe lrsquoun serait-il meilleur que lrsquoautre Ce problegraveme se posait deacutejagrave agrave

lrsquoeacutepoque de Socrate En effet ce dernier eacutetait consideacutereacute par un grand nombre de ses

contemporains comme un sophiste parmi les autres comme en teacutemoigne la piegraveces les Nueacutees

drsquoAristophane Dans lrsquoexemple suivant Aristophane semble ne faire aucune diffeacuterence entre les

sophistes et la personne de Socrate Socrate serait un sophiste parmi les autres

ΦΕΙΔΙΠΠΊΔΗΣ Αἰβοῖ πονηροί γ᾿ οἶδα Τοὺς ἀλαζόνας τοὺς ὠχριῶντας τοὺς ἀνυποδήτους λέγεις ὧν ὁ κακοδαίμων Σωκράτης καὶ Χαιρεφῶν

PHILIPPIDE Tu veux parler de ces charlatans De ces arrogants ces individus au teint jaune ces va-nu-pieds au nombre desquels est ce mauvais geacutenie de Socrate et Cheacutereacutephon

80

(ARISTOPHANE Nueacutees 104)

Lrsquoun des eacuteleacutements fondamentaux du caractegravere sophistique de Socrate serait sa capaciteacute agrave avoir

deux discours lrsquoun faible et lrsquoautre fort

ΣΩΚΡΆΤΗΣ τί δῆτα πότερα τοῦτον ἀπάγεσθαι λαβὼν βούλει τὸν υἱόν ἢ διδάσκω σοι λέγειν

ΣΤΡΕΨΙΆΔΗΣ δίδασκε καὶ κόλαζε καὶ μέμνησrsquoὅπως εὖ μοι στομώσεις αὐτόν ἐπὶ μὲν θάτερα οἷον δικιδίοις τὴν δrsquoἑτέραν αὐτοῦ γνάθον στόμωσον οἵαν ἐς τὰ μείζω πράγματα

ΣΩΚΡΆΤΗΣ ἀμέλει κομιεῖ τοῦτον σοφιστὴν δεξιόν

SOCRATE Quoi donc Veux-tu plutocirct ramener ton fils [avec toi] ou que je linstruise agrave discourir

STREPSIADE Instruis-le punis-le et souviens-toi de bien lui aiguiser la langue afin qursquoil en ait une [de langue] pour les petites causes et lautre pour les affaires plus graves

SOCRATE Ne sois pas inquiet tu auras chez toi un sophiste habile

(ARISTOPHANE Nueacutees 1105-1110)

Dans cet extrait les deux dialogues eacutevoqueacutes rejoignent la conception drsquoune veacuteriteacute purement

pragmatique Les sophistes peuvent toujours employer soit un discours fort soit un discours

faible Mais si tel est aussi le cas de Socrate comme le sous-entend Aristophane alors la veacuteriteacute

nrsquoaurait aucune valeur Cependant nous ne devons pas perdre drsquoesprit que le personnage de

Socrate repreacutesenteacute par Platon nrsquoa qursquoune faible valeur historique Gardons en vue que nous nous

attachons uniquement agrave comprendre la figure du philosophe chez Platon mecircme si nous le

nommons Socrate

Notre travail a maintenant pour objectif de comprendre les relations que Socrate entretient

avec les sophistes dans les dialogues Nous tacirccherons de voir au niveau dialectique quels

peuvent ecirctre les critegraveres permettant de diffeacuterentier Socrate des sophistes Cette eacutetape est

neacutecessaire dans la mesure ougrave cette distinction conditionnera notre outil repreacutesentatif En mettant

agrave la lumiegravere le critegravere de distinction entre le philosophe et les sophistes nous serons agrave mecircme

drsquoadapter notre outil en conseacutequence

81

Agrave partir de nos hypothegraveses de deacutepart notamment la possibiliteacute de deacutepasser les apories

apparentes de la dialectique socratique nous dirigerons notre eacutetude dans le sens positif drsquoune

distinction possible entre Socrate et les sophistes Lrsquoinverse serait envisageable sur un plan

historique Cependant nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute plusieurs fois la nature theacuteacirctrale des œuvres de

Platon Et dans lrsquoensemble du corpus il nrsquoy aurait eu aucune raison pour que Platon reacutealisacirct une

distinction entre Socrate et les sophistes srsquoil ne pensait pas cette dichotomie fondeacutee Ce moment

de notre eacutetude aura pour objectif de comprendre sur quoi repose la diffeacuterence de traitement opeacutereacute

par Platon entre Socrate et les sophistes Une fois que nous aurons analyseacute ce critegravere de

distinction nous nous en servirons pour affiner notre outil repreacutesentatif de lrsquoexercice dialectique

82

1 Contexte drsquoapparition de la dialectique

Rationalisme et antirationalisme

La distinction entre lrsquoexercice philosophique et la sophistique ne repose pas dans la nature

des joutes Nous devons donc sortir des joutes pour comprendre la dialectique dans un espace

plus grand Nous avons preacuteceacutedemment vu que le projet dialectique se deacutefinissait par sa capaciteacute agrave

remettre en question les principes des sciences les principes premiers Nous deacutecidons de

commencer cette eacutetude par une mise en contexte de la penseacutee platonicienne au sein de lrsquoactiviteacute

philosophique de son temps Quelle est la perspective philosophique propre agrave Platon par rapport

aux autres philosophes de son temps Ici il nrsquoest plus question de theacuteacirctraliteacute mais bien du fond

meacutetaphysique agrave lrsquoorigine de cette activiteacute Il nous semble leacutegitime de consideacuterer au regard de

son impact sur la philosophie occidentale en geacuteneacuteral que Platon eacutetait un penseur diffeacuterent

incarnant une nouvelle maniegravere de pratiquer lrsquoactiviteacute philosophique

Platon nrsquoest pourtant pas le premier philosophe en Gregravece Avant lui drsquoautres pratiquaient

aussi ce que nous appelons aujourdrsquohui la philosophie Dans ce cas quel peut ecirctre lrsquoeacuteleacutement cleacute

de la seacuteparation entre Platon et le reste des philosophes de son temps Cet eacuteleacutement devra drsquoune

part justifier le caractegravere unique de la penseacutee platonicienne mais aussi rendre raison de notre

travail et expliquer en quoi la dialectique socratique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon se

distingue de lrsquoactiviteacute sophistique

Il est de coutume de dire que la distinction fondamentale entre les premiers philosophes et

leurs preacutedeacutecesseurs repose sur un usage speacutecial de la raison le λόγος Le λόγος incarne un projet

rationaliste Il nrsquoest drsquoailleurs pas surprenant de trouver parmi ces premier philosophes des

matheacutematiciens devenus ceacutelegravebres par la suite tels que Thalegraves et Pythagore Mais cet usage de la

raison nrsquoest pas suffisant pour justifier une distinction aussi forte drsquoavec les poegravetes par exemple

Il est impossible de dire que les œuvres homeacuteriques sont deacutenueacutees de λόγος comme toute activiteacute

humaine en geacuteneacuteral Nous devons alors voir la naissance de la philosophie comme un nouvel

emploi du λόγος un projet de rationalisation du monde Cette rationalisation se distingue alors

de ce que les poegravetes pouvaient faire non pas dans la meacutethode mdash il srsquoagit du mecircme λόγος mdash mais

dans le cadre drsquoapplication de cette meacutethode Nous pourrions dire que les poegravetes rationalisent un

83

monde dont ils sont eux-mecircme les deacutemiurges alors que les premiers philosophes mettent le

λόγος au profit drsquoune quecircte diffeacuterente la rationalisation de notre monde

De cette tentative de rationalisation apparaissent rapidement deux pocircles opposeacutes en

tension agrave lrsquoorigine de tous les deacutebats Le premier pocircle (pocircle de lrsquouniteacute) est constitueacute de lrsquoEacutecole

drsquoEacuteleacutee avec principalement Parmeacutenide Zeacutenon et Meacutelissos Le second pocircle (pocircle de la pluraliteacute)

est principalement incarneacute par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese mais aussi Pythagore Deacutemocrite Empeacutedocle

ou Hippocrate Nous allons eacutetudier agrave la suite ces deux Eacutecoles afin de comprendre leurs

interactions mutuelles et leurs influences sur le deacutebat dialectique agrave lrsquoeacutepoque de Platon

La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle

Au projet rationaliste eacuteleacuteate srsquooppose la penseacutee de la contradiction incarneacutee notamment

par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese Pour Heacuteraclite laquo la guerre raquo (τὸν πόλεmicroον [fr80] ) est un principe 61

laquo commun raquo (ξυνόν) Peu apregraves Heacuteraclite deacuteclare que la laquo justice raquo (δίκην) mecircme pratique la

laquo discorde raquo (ἔριν) Dans un autre fragment le penseur drsquoEacutephegravese affirme que laquo toutes les

choses raquo (πάντα [fr8] ) laquo surviennent raquo (γίνεσθαι) laquo du fait de la discorde raquo (κατ ἔριν) 62

Cependant croire que la penseacutee heacuteracliteacuteenne srsquooppose au λόγος est faux

Dans le passage suivant correspondant au premier fragment le penseur drsquoEacutephegravese en

appelle au λόγος mdash vu ici selon nous comme principe de la rationaliteacute Heacuteraclite note alors la

preacutesence manifeste drsquoincoheacuterences entre ce principe exempt de contradictions et le reacuteel toujours

en action

γινομένων γὰρ πάντων κατὰ τὸν λόγον τόνδε ἀπείροισιν ἐοίκασι πειρώμενοι καὶ ἐπέων καὶ ἔργων τοιούτων ὁκοίων ἐγὼ διηγεῦμαι κατὰ φύσιν διαιρέων ἕκαστον καὶ φράζων ὅκως ἔχει

CELSE Origegravene contre Celse VI 4261

ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque Θ 2 1155b462

84

Bien que toutes choses surviennent drsquoapregraves cette raison ils ne semblent y avoir aucun acte de paroles et de faits tels que je les expose distinguant leur nature et eacutenonccedilant comment ils sont

(HEacuteRACLITE drsquoEacutephegravese fr1) 63

Heacuteraclite sans doute agrave partir du constat empirique ne peut reacuteduire le reacuteel agrave lrsquouniteacute Ce qursquoil

appelle laquo discorde raquo repreacutesente lrsquoensemble des interactions agrave lrsquoorigine du mouvement et du

devenir Suivant les hypothegraveses parmeacutenidiennes lrsquouniteacute ne permettrait aucun changement ni

aucun mouvement La penseacutee heacuteracliteacuteenne tente de penser la pluraliteacute du reacuteel et cela ne peut

passer que par une penseacutee de lrsquoalteacuteriteacute Selon Heacuteraclite la laquo discorde raquo repreacutesente lrsquointeraction de

deux entiteacutes disparates primordiales neacutecessaires agrave la possibiliteacute du reacuteel

Mais cette alteacuteriteacute nrsquoest pas exteacuterieure Heacuteraclite tout en ne niant pas le λόγος considegravere

cette alteacuteriteacute au sein mecircme de lrsquoecirctre En effet le λόγος est le principe de non-contradiction de

lrsquoecirctre la discorde apparaicirct agrave cause de la preacutesence de non-ecirctre au cœur de lrsquoecirctre Dans cette

lecture seulement nous pouvons expliquer comment le λόγος garantit la coheacuterence ontologique

dans un contexte de discorde meacutetaphysique

Nous devons opeacuterer une nuance dans notre deacutenomination de position heacuteracliteacuteenne

antirationaliste En ajoutant agrave lrsquoecirctre le non-ecirctre plein de contradictions la position heacuteracliteacuteenne

deacutepasse le cadre du simple conflit rationalisme et antirationalisme cette dichotomie est deacutejagrave

rationaliste Cette opposition entre rationalisme et antirationalisme repose sur une opposition

reprenant la forme du principe de non-contradiction crsquoest-agrave-dire un principe rationaliste

Heacuteraclite deacutepasse cette opposition Il devient alors impossible de contredire Heacuteraclite agrave partir

drsquoune contradiction puisque Heacuteraclite integravegre les contradictions dans son ontologie En cela

lrsquoargumentation eacuteleacuteate ne peut affaiblir la penseacutee heacuteracliteacuteenne Au contraire celle-ci semble

mecircme lrsquoappuyer Chez Heacuteraclite la contradiction nrsquoest plus une deacutefaite dialectique crsquoest une

victoire

Nous semblons bien loin de notre point de deacutepart la dialectique chez Platon Bien au

contraire nous sommes ici au cœur de lrsquoorigine de la dialectique Celle-ci se deacutefinit comme le

SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 13263

85

dialogue initial entre les tenants eacuteleacuteates du principe de non-contradiction reposant sur lrsquouniteacute

onto-eacutepisteacutemologique et les partisans heacuteracliteacuteens de la pluraliteacute

Si le rationalisme ne sait reacutefuter qursquoen deacutecouvrant agrave partit de preacutesupposeacutees rationalistes des contradictions dans la thegravese adverse il ne pourra jamais lrsquoemporter sur lrsquoantirationalisme lequel ne croit aux preacutesupposeacutes du rationalisme ni au principe de non-contradiction Pour espeacuterer contrer lrsquoantirationalisme heacuteracliteacuteen le rationalisme doit engager une argumentation plus complexe que les simples antilogies de Zeacutenon Bien plus il doit se deacutegager du rationalisme parmeacutenidien lui-mecircme lequel conduit finalement [hellip] agrave une autre forme contraire drsquoantirationalisme

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 39)

De ce conflit reacutesulte une tension la dialectique Les deacutebuts de lrsquoHistoire de la philosophie de

lrsquoAntiquiteacute sont intimement lieacutes agrave la naissance du projet rationaliste Cependant lrsquoeacutevolution du

projet philosophique deacutepasse ce projet Le programme platonicien est un effort de retour agrave

lrsquoeacutequilibre depuis cette tension initiale ce qursquoaffirme sans nuance lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans la

gigantomachie du Sophiste

De la mecircme maniegravere Proclus dans son Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon deacuteclare

que lrsquoorigine de la philosophie doit se comprendre agrave travers un jeu drsquoinfluence et que la position

de Platon est celle drsquoun intermeacutediaire

Lrsquoeacutecole ionienne srsquooccupe de la physique lrsquoitalienne des intelligibles lrsquoattique tient le milieu

(DUMONT 1991 IV) 64

Cette lecture geacuteographique des fondements de la philosophie et donc de la dialectique nous

permet de comprendre la position si particuliegravere de Platon dans le panorama philosophique de

son eacutepoque

Nous avons vu agrave de nombreuses reprises le vaste heacuteritage leacutegueacute par les Eacuteleacuteates agrave Platon

ceux que Proclus nomme ici laquo lrsquoeacutecole italienne raquo Mais il existe aussi un heacuteritage dont nous

nrsquoavons que tregraves peu parleacute celui de Pythagore qui est aussi agrave comprendre comme faisant partie

de cette eacutecole italienne Pour le second pocircle drsquoinfluence il faut savoir que lrsquoeacutecole ionienne ne se

Citant (PROCLUS In Parmenidem I 12 [trad DUMONT])64

86

borne pas qursquoagrave Thales Anaximandre ou Anaximegravene mais aussi qursquoHeacuteraclite drsquoEacutephegravese est

justement un repreacutesentant de lrsquoeacutecole ionienne En deacutefinissant lrsquoeacuteleacutement constitutif du monde

comme eacutetant laquo le conflit lrsquoaltercation raquo (Πόλεmicroος) il srsquoinscrit parfaitement dans cette recherche

physique initieacute par Thales quelques siegravecles auparavant

Il srsquoagit maintenant pour nous de comprendre comment Platon prend position par rapport agrave

cette heacuteritage heacuteracliteacuteen et deacutepasse cette opposition primordiale entre rationalisme et

antirationalisme Nous connaissons bien sucircr la place que lrsquoeacutecole eacuteleacuteate occupe dans la

dialectique voire dans la meacutetaphysique platonicienne dans son ensemble Cependant il serait

naiumlf de penser que Platon ne srsquoinscrit que dans une seule ligneacutee Un bref passage de Diogegravene

Laeumlrce nous apprend drsquoailleurs que Platon suivit des cours des Eacuteleacuteates ainsi que drsquoun certain

Cratyle disciple drsquoHeacuteraclite bien que la penseacutee de celui-ci semble srsquoecirctre en partie eacuteloigneacutee de

celle du maicirctre drsquoEacutephegravese drsquoapregraves le Cratyle de Platon

Ἐκείνου δ ἀπελθόντος προσεῖχε Κρατύλῳ τε τῷ Ἡρακλειτείῳ καὶ Ἑρμογένει τῷ τὰ Παρμενίδου φιλοσοφοῦντι

Apregraves la mort [de Socrate] il suivit les leccedilons de Cratyle disciple drsquoHeacuteraclide et celles drsquoHermogegravene philosophe de lrsquoeacutecole de Parmeacutenide

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)

Comment pouvons-nous preacuteciseacutement interpreacuteter cet heacuteritage Le dialogue du Cratyle nous

renseigne sur un centre drsquointeacuterecirct crucial de la penseacutee platonicienne la nature du langage Nous

devons cependant ecirctre prudents la majoriteacute des travaux de linguistique prenant ce dialogue pour

exemple semblent deacutenaturer la finesse du trait platonicien pour faire place agrave un dualisme

parfaitement anachronique Agrave de nombreuses reprises nous lisons qursquoHermogegravene soutient lrsquoideacutee

selon laquelle il nrsquoexisterait pas de lien entre signifiant et signifieacute (adoptant ainsi la position de

Saussure avant lrsquoheure) alors que Cratyle serait un partisan du sens intrinsegraveque des mots La

lecture la plus correcte du texte serait selon nous celle proposeacutee par Jean-Louis Vaxelaire

La trame du dialogue est classique deux personnages ayant des vues opposeacutees interpellent Socrate pour qursquoil arbitre leur deacutebat Le thegraveme est indiqueacute par le sous-titre laquo sur la justesse des noms raquo et si lrsquoon suit Baratin amp Desbordes (1981 16) 65

Baratin M amp Desbordes F (1981) Lrsquoanalyse linguistique dans lrsquoantiquiteacute classique mdash I Les theacuteories 65

ParisKlincksieck

87

la langue doit ecirctre conforme aux choses pour les deux protagonistes mais le moyen drsquoy parvenir est distinct Hermogegravene estime que laquo la nature nrsquoassigne aucun nom en propre agrave aucun objet crsquoest affaire drsquousage et de coutume chez ceux qui ont pris lrsquohabitude de donner les noms raquo (Platon 1989 384d-e) alors que pour Cratyle 66

laquo le nom est un ensemble (strictement) deacutetermineacute de lettressons qui nomme (correctement) la chose nommeacutee parce qursquoil correspond agrave la nature de celle-ci et lui est attribueacute raquo (Mouraviev 1985 167) 67

(VAXELAIRE 2014 537)

Quiconque lit le dialogue du Cratyle ne peut qursquoecirctre eacutetonneacute par la reacutepartition des rocircles et des

thegraveses deacutefendues Hermogegravene est traditionnellement preacutesenteacute comme un disciple drsquoEacuteleacutee or ce

dernier est pourtant le repreacutesentant de lrsquoideacutee selon laquelle le langage ne serait qursquoune

convention de sorte que Platon fait drsquoHermogegravene un porte-parole de Protagoras absent du

dialogue mais dont la thegravese sera eacutetudieacutee (comme ce fut le cas dans le Theacuteeacutetegravete) Agrave lrsquoinverse

Cratyle soutient la thegravese drsquoun lien a priori entre la nature du mot et la nature de lrsquoecirctre qursquoil

deacutesigne

Quel peut ecirctre lrsquointeacuterecirct de ce dialogue dans le cadre de notre eacutetude sur la dialectique

Nrsquoest-ce pas la simple illustration drsquoun usage mdash habituel mdash de cette derniegravere pour tenter

drsquoarbitrer deux positions comme dans un grand nombre drsquoautres dialogues Agrave lrsquoeacutevidence oui

il y a de la dialectique dans la structure de lrsquoargumentation Mais cependant ce dialogue plus

que tout autre nous renseigne sur la porteacutee des mots et ce que lrsquoon peut ecirctre en droit drsquoattendre

de ceux-ci Or toute recherche dialectique se fait par le langage crsquoest une activiteacute

neacutecessairement linguistique Cette ideacutee nrsquoest pas nouvelle puisque Paul Janet la deacutefendais deacutejagrave il

y a plus drsquoun siegravecle et demi

Platon (1989) laquo Cratyle raquo Ion Meacutenexegravene Euthydegraveme Cratyle Paris Gallimard p 101-7766

Mouraviev SN (1985) laquo La premiegravere theacuteorie des noms de Cratyle (essai de reconstruction) raquo Studia 67

Di Filosofia Preplatonica Ed M Capasso et al Naples Bibliopolis p 159-72

88

La discussion de Cratyle vient de nous le montrer lrsquoeacutetude des mots peut ecirctre drsquoun grand secours pour la connaissance des essences des choses En rattachant la science des mots agrave la science des reacutealiteacutes Platon fait de la grammaire une science philosophique et dans ce sens on comprend que Proclus ait dit que le Cratyle est un dialogue dialectique On sait de plus lrsquoimportance que lrsquoeacutecole socratique attache agrave la deacutefinition Or la science des deacutefinitions suppose la science du langage

(JANET 1848 53)

Il nous importe alors de comprendre la position qursquoadopte Platon face au repreacutesentant de la

position sophistique de Protagoras Ce que Janet appelle une science des deacutefinitions est bien

selon nous lrsquoeffort dialectique platonicien celui dont lrsquoobjectif sera de dire quelque chose de vrai

sur le monde

Nous passons volontairement la progression du dialogue pour eacutetudier la conclusion

socratique finale position dite laquo intermeacutediaire raquo entre celle drsquoHermogegravene et celle de Cratyle

Comme toujours il est deacutelicat de dire preacuteciseacutement si cette thegravese finale est celle de Platon ou srsquoil

ne srsquoagit que drsquoune illustration de lrsquoexercice du dialogue Socrate conclut en faisant des mots les

laquo images raquo (εἰκὼν[432b]) en utilisant le principe de la laquo repreacutesentation par la peinture raquo (γράmicromicroα

[430e]) des ecirctres Il nous importe de prendre la mesure de cette deacutefinition En faisant des mots

les repreacutesentations fondeacutees mais jamais parfaites des ecirctres il semble que tout lrsquoart deacutefinitionnel

proposeacute par lrsquoexercice dialectique soit voueacute agrave une certaine incompleacutetude Il nrsquoest jamais

totalement possible de saisir par la parole une reacutealiteacute de la mecircme maniegravere qursquoil serait impossible

de saisir parfaitement un modegravele agrave travers une reproduction de ce dernier La nature seacutemantique

de la joute invite alors agrave la prudence les contradictions ne megravenent pas agrave des veacuteriteacutes positives

89

2 La figure du sophiste

Le personnage du Gorgias

Agrave la suite de notre premier chapitre nous avons vu que la diffeacuterence entre Socrate et les

sophistes nrsquoeacutetait pas aussi eacutevidente que nous aurions pu lrsquoimaginer Nous avions convenu que la

dialectique se diffeacuterenciait du dialogue par une enreacutegimentation sur le modegravele de lrsquoantilogique

eacuteleacuteate Cependant ces regravegles srsquoinscrivent dans le cadre drsquoune approche pragmatique de la veacuteriteacute

Deacutes lors la recherche socratique mdash ou dialectique mdash ne se diffeacuterentiait plus de la meacutethode des

sophistes La dialectique nrsquoeacutetait pas tant un art de trouver la veacuteriteacute sinon lrsquoart drsquoavoir toujours

raison Neacuteanmoins au terme de cette mise en contexte et de lrsquoanalyse ontologique constituant

notre second chapitre nous voyons que la recherche drsquoune autre veacuteriteacute mdash crsquoest-agrave-dire

ontologique mdash est bien la viseacutee ultime du projet platonicien

Nous nous proposons maintenant de reacutepondre agrave la question que nous posions plus haut

dans les premiegraveres lignes de ce chapitre sur quoi repose la diffeacuterence entre Socrate et les

sophistes Nous voyons drsquoailleurs que cette interrogation rejoint la question de deacutepart de

lrsquoensemble de notre travail quelle diffeacuterence existe-t-il entre la dialectique et le dialogue En

effet si Socrate ne se diffeacuterentie pas des sophistes alors la dialectique ne se distinguerait en rien

du cours du dialogue lrsquoensemble des œuvres de Platon ne serait que du bavardage ou tout au

plus lrsquoart de donner lrsquoimpression drsquoavoir raison (i e de la rheacutetorique) Pourtant il nrsquoen est rien

la meacutetaphysique platonicienne deacutemontre un systegraveme complexe procircnant une meacutethodologie de

recherche parfaitement deacutefinie

Afin de comprendre sur quoi repose une eacuteventuelle diffeacuterence entre Socrate et ses

contemporains nous deacutecidons drsquoeacutetudier le personnage de Gorgias En effet nous venons de

deacutefinir le projet ontologique de Platon en nous inteacuteressant agrave la viseacutee sophistique nous pourrons

clairement marquer la diffeacuterence entre la figure du philosophe et la figure du sophiste Gorgias

est notamment connu pour son Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature (Περὶ τοῦ microὴ ὄντος ἢ Περὶ

φύσεως) ainsi que pour son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene Ces deux textes constituent des teacutemoignages

preacutecieux quant agrave la nature de lrsquoargumentation sophistique nous les mettrons en parallegravele avec

les eacuteleacutements concernant le personnage de Gorgias (et dans une moindre mesure Protagoras)

90

preacutesents chez Platon Nous eacutetudierons le premier de ces textes de maniegravere attentive le second

nous servira dans une moindre mesure

Le Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature de Gorgias est un texte complexe et comportant

un grand nombre de difficulteacutes intrinsegraveques mais aussi meacutethodologique En effet ce que nous

appelons Traiteacute sur le non-ecirctre est en fait un discours unique dont les aleacuteas du temps nous

leacuteguegraverent deux versions La premiegravere tireacutee du De Xenophane Zenone et Gorgia est apocryphe

La seconde est extraite du Adversus Mathematicos de Sextus Empiricus Cependant bien que les

deux textes se rejoignent en de nombreux points (dont eacutevidemment le sujet principal) certaines

diffeacuterences dans lrsquoordre des arguments ou les termes employeacutes rendent le niveau de preacutecision de

lrsquoeacutetude plus large que les nuances eacutetudieacutees Nous pouvons neacuteanmoins nous attarder agrave la 68

structure argumentative de ce texte Trois arguments sont ici deacuteveloppeacutes laquo que rien

nrsquoest raquo (οὐδὲν ἔστιν) laquo que srsquoil est quelque chose alors il est insaisissable par lrsquoHomme raquo (εἰ 69

καὶ ἔστιν ἀκατάληπτον ἀνθρώπωι) laquo que srsquoil est saisissable alors il est impossible agrave formuler 70

et incommunicable aux autres raquo (εἰ καὶ καταληπτόν ἀλλὰ τοί γε ἀνέξοιστον καὶ ἀνερmicroήνευτον

τῶι πέλας) Il peut paraitre surprenant de la part drsquoun rheacuteteur tel que Gorgias de structurer son 71

discours par un enchainement drsquoarguments aussi contradictoires En effet si Gorgias deacutemontre

que laquo rien nrsquoest raquo alors agrave quoi bon continuer le discours pour deacutemontrer que laquo srsquoil y a quelque

chose cela est inconnaissable raquo et idem pour le dernier argument Il srsquoagit ici de replacer le

travail de Gorgias dans son contexte et preacuteciseacutement le contexte meacutetaphysique et surtout

ontologique deacutecoulant du cadre eacuteleacuteate tel que nous le deacutefinicircmes plus tocirct Gorgias nrsquoeacutecrit pas son

Traiteacute sans raison il ne srsquoagit pas drsquoune œuvre ex nihilo bien au contraire Les trois arguments

successifs repreacutesentent preacuteciseacutement les trois preacutetentions contenues dans le λόγος du projet

rationaliste

Contrairement agrave un texte comme le Parmeacutenide de Platon ougrave nous pouvons eacutetudier chaque mot les jeux 68

de langage voire les eacuteleacutements phoneacutetiques dans le cas des retranscriptions du traiteacute de Gorgias nous sommes condamneacutes agrave rester mdash au mieux mdash au niveau structurel Toute interpreacutetation plus pousseacutee se doit neacutecessairement de reconnaitre une eacutevidente proportion drsquoarbitraire et de subjectiviteacute

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 6669

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 7770

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 8371

91

Le premier de ces arguments est que laquo rien nrsquoest raquo Agrave lrsquoeacutevidence la formule a ducirc choquer

et crsquoest lagrave certainement un des objectifs du sophiste Mais qursquoen est-il reacuteellement Gorgias

deacuteclare-t-il que le monde serait uniquement constitueacute de neacuteant Une telle lecture relegraveve drsquoune

interpreacutetation naiumlve Lrsquoargumentation de Gorgias est constitueacutee drsquooppositions successives de

propositions contradictoires agrave lrsquoimage des Eacuteleacuteates Face aux Eacuteleacuteates Gorgias deacutecide de

combattre ses ennemis (les rationalistes) avec leurs propres armes crsquoest-agrave-dire la rationaliteacute Le

premier argument est reacutesumeacute ainsi par Sextus Empiricus

ὅτι μὲν οὖν οὐδὲν ἔστιν ἐπιλογίζεται τὸν τρόπον τοῦτονmiddot εἰ γὰρ ἔστι ltτιgt ἤτοι τὸ ὂν ἔστιν ἢ τὸ μὴ ὄν ἢ καὶ τὸ ὂν ἔστι καὶ τὸ μὴ ὄν οὔτε δὲ τὸ ὂν ἔστιν ὡς παραστήσει οὔτε τὸ μὴ ὄν ὡς παραμυθήσεται οὔτε τὸ ὂν καὶ ltτὸgt μὴ ὄν ὡς καὶ τοῦτο διδάξειmiddot οὐκ ἄρα ἔστι τι

Quil ny a rien [Gorgias] raisonne de la maniegravere suivante srsquoil y a quelque chose [crsquoest] soit lecirctre ou le non-ecirctre ou bien et lecirctre et le non-ecirctre Drsquoune part lecirctre nest pas comme il leacutetablira ni non plus que le non-ecirctre est comme il lrsquoaffirmera non plus encore que lecirctre en mecircme temps et le non-ecirctre comme [le raisonnement] lrsquoenseignera Il ny a donc rien

(SEXTUS EMPIRICUS Adversus Mathematicos fr 66)

Nous voyons ici clairement comment Gorgias deacutecide drsquoadopter une approche eacutetrangement tregraves

rationnelle mdash voire eacuteleacuteate Son travail ne se diffeacuterencie de Meacutelissos ou de Zeacutenon qursquoagrave travers

cette conclusion agrave la fois ironique et qui semble pourtant justifieacutee laquo rien nrsquoest raquo

Le rien nrsquoest de Gorgias ce nrsquoest pas ce vide ontologique absolu comme si le sophiste

reniait sa propre existence Il srsquoagit du deacuteni de la capaciteacute du projet rationnel agrave saisir le reacuteel

laquo Rien nrsquoest si lrsquoon ne srsquoen tient qursquoau principe de non-contradiction raquo telle serait sans doute la

version complegravete de la conclusion de Gorgias Mais il ne srsquoagit pas seulement de critiquer notre

capaciteacute agrave appreacutehender le reacuteel (ce qursquoil fera dans le deuxiegraveme argument) ou encore de critiquer

notre capaciteacute par le discours agrave retranscrire le reacuteel (ce qursquoil fera dans le troisiegraveme argument) Le

premier argument du laquo rien nrsquoest raquo est une prise de position face agrave ceux qui pensent que lrsquoecirctre est

multiple (Heacuteraclite) ou unitaire (Eacuteleacuteates) Gorgias sort de ce deacutebat reposant sur des illusions car

lrsquoecirctre nrsquoest selon lui rien drsquoautre qursquoune creacuteation de lrsquoesprit Comme le souligne Seacuteguy-Duclot

(cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 51-52) la position de Gorgias transcende mecircme la chose-en-soi

92

kantienne il ne srsquoagit plus seulement de savoir ce que lrsquoon est en droit drsquoespeacuterer connaitre drsquoun

reacuteel deacutejagrave existant mais bien plutocirct de cesser de croire qursquoil existe un reacuteel en dehors de nos

perceptions et de lrsquoillusion de reacuteel que nous creacuteons nous-mecircmes 72

Cette lecture an-ontologique du monde place les sophistes les plus extrecircmes mdash Gorgias et

Protagoras notamment mdash au delagrave du deacutebat ontologique Il srsquoagit drsquoune attaque sur la possibiliteacute

mecircme du projet rationnel philosophique Quelle ironie alors que drsquoemployer agrave cette entreprise la

meacutethode des paires de preacutedicats contraires La cible ultime de Gorgias nrsquoest autre que le principe

de non-contradiction Le sophiste est de ce fait intouchable par le philosophe puisque lrsquoarme

unique de ce dernier nrsquoest autre que ce que le sophiste renie En drsquoautres termes reacutefuter un

sophiste crsquoest deacutejagrave jouer son jeu En reacuteduisant une joute agrave des moments de contradictions il nrsquoy

a rien que le philosophe ne puisse faire face agrave celui qui se nourrit de la contraction Lrsquoantilogie

nrsquoest en rien la fin du raisonnement pour un sophiste elle est la preuve de son ultra-relativisme

Politique et rapport aux autres une affaire de contexte

Il faut alors se questionner sur le sens que peut avoir le mot laquo veacuteriteacute raquo pour un sophiste Agrave

lrsquoeacutevidence nous venons de le dire la veacuteriteacute ontologique comme adeacutequation de lrsquoecirctre et de la

penseacutee est reacuteduite agrave neacuteant En effet drsquoune part lrsquoecirctre ne possegravede aucune identiteacute propre et est sans

cesse en eacutevolution mais il en va de mecircme pour le sujet pensant lui aussi sans identiteacute propre et

gouverneacute par le changement Il est alors en toute logique impossible de parler drsquoune adeacutequation

entre un reacuteel illusoire en perpeacutetuel mouvement et un Moi-pensant lui aussi illusoire et en

perpeacutetuel mouvement Nous voyons ici comment la position sophistique ne doit pas ecirctre

confondue avec la laquo simple raquo pluraliteacute heacuteracliteacuteenne Il ne srsquoagit plus de critiquer la propension

de lrsquoesprit agrave unifier le multiple La critique formuleacutee par Heacuteraclite agrave lrsquoencontre des Eacuteleacuteates est

une critique rationnelle du projet rationnel Agrave lrsquoinverse le sophiste voit le reacuteel comme un oceacutean

ougrave les philosophes preacutetendraient pouvoir identifier telle ou telle goute drsquoeau Si nous regardons

seacuterieusement les quelques eacuteleacutements meacutetaphysiques preacutesents chez Gorgias par exemple alors le

La position de Gorgias se rapprocherait peut-ecirctre davantage de celle de George Berkeley et de son 72

laquo esse est percipi aut percipere raquo

93

principe drsquoidentiteacute semble ecirctre une illusion pour le sophiste lrsquoecirctre ne peut ni ecirctre un ni ecirctre

pluriel il est un magma amorphe

Cependant nous devons nous interroger sur la viseacutee de lrsquoexercice sophistique Pourquoi le

sophiste est-il sophiste En effet la question peut sembler naiumlve Ce qui permet bien souvent de

distinguer les sophistes des (autres ) philosophes repose en partie sur leur reacutemuneacuteration Un

sophiste demande de lrsquoargent pour partager son art Agrave lrsquoinverse le philosophe œuvre

gratuitement et partage sa science mdash ou plutocirct son doute mdash librement avec ses eacutelegraveves

Lrsquoexemple le plus extrecircme de cette laquo geacuteneacuterositeacute philosophique raquo est certainement le

comportement de Socrate tellement geacuteneacutereux qursquoil partageait ses reacuteflexions agrave tous y compris

ceux qui ne voulaient pas les entendre Nous sommes bien loin des fortunes reacuteclameacutees par ces

rois de la rheacutetoriques que furent Gorgias ou Protagoras pour quelques heures de deacutemonstration

oratoires Nous devons neacuteanmoins admettre que faire reposer notre diffeacuterence entre les sophistes

et les philosophes uniquement sur un critegravere peacutecuniaire nrsquoest pas satisfaisant

La question de lrsquoargent nrsquoest qursquoune reacuteciproque de la distinction essentielle entre

philosophes et sophistes Il srsquoagit de srsquointerroger sur la finaliteacute de lrsquoactiviteacute sophistique Ce nrsquoest

pas un hasard si lrsquoessor de lrsquoactiviteacute sophistique agrave Athegravenes est synchroniseacutee avec lrsquoapparition de

la pratique deacutemocratique Le sophiste tel que nous le preacutesente Platon naicirct de la rheacutetorique de

lrsquoart oratoire du deacutebat Il existe un lien intrinsegraveque entre lrsquoactiviteacute sophistique et le rapport aux

mots au langage

Si nous nous inteacuteressons aux interpreacutetations modernes sur ces derniers (cf SEacuteGUY-

DUCLOT 2014 73) il semblerait que le sophiste accomplisse agrave travers son talent oratoire un

retour agrave lrsquoordre naturel des choses crsquoest-agrave-dire la domination du fort sur le faible En effet la

deacutemocratie a pour conseacutequence de mettre le pouvoir entre les mains de lrsquoensemble du corps

eacutelectoral elle donne le κράτος au δῆmicroος Dans une perspective sophistique cela va agrave lrsquoencontre

de ce que lrsquoon peut constater dans la nature ougrave le faible est toujours domineacute par le fort Cela est

mecircme tautologique puisque est deacutefini comme fort celui capable de dominer lrsquoautre Le fort est

donc condamneacute agrave dominer En revanche avant la domination il nrsquoy a pas de laquo plus fort raquo

94

puisque la domination est la condition sine qua non de la force Pensons agrave cette phrase ceacutelegravebre du

theacuteacirctre de lrsquoabsurde

Oui jrsquoai de la force jrsquoai de la force pour plusieurs raisons Drsquoabord jrsquoai de la force parce que jrsquoai de la force [hellip]

(IONESCO 1959 29)

Le plus fort nrsquoest plus fort que parce qursquoil est plus fort Il y a en cela un pragmatisme absolu La

justice reposant sur un respect de lrsquoordre naturel toute domination est alors juste et justifieacutee

Si nous poussons lrsquointerpreacutetation agrave son extrecircme alors sophiste et tyran deviennent

synonymes Le sophiste serait celui qui en deacutemocratie use de son art pour gouverner les autres

Le sophiste nrsquoest deacutemocrate que dans la mesure ougrave la deacutemocratie est lrsquounique endroit ougrave sa

rheacutetorique lui assure sa domination Le sophiste ne serait donc deacutemocrate que pour mieux vivre

en tyran Par son usage habile et deacutetourneacute du langage le sophiste prend le controcircle de ses

contemporains Cependant cela ne repreacutesenterait pas pour lui un usage pervers du discours au

contraire en lrsquoabsence de veacuteriteacute ontologique atteignable par la parole il ne reste que ce rapport

purement pragmatique au langage de domination La perversion se trouve pour le sophiste dans

le discours philosophique en preacutetendant deacutecrire le reacuteel par le langage Au contraire ce que le

sophiste fait nrsquoest rien drsquoautre que lrsquousage le plus pur du discours un moyen pragmatique de

reacuteaffirmation de lrsquoordre des choses entre dominants et domineacutes

Lrsquousage de la rheacutetorique par le sophiste lors des reacuteunions politiques a donc pour objectif premier de subvertir le modegravele deacutemocratique dont lrsquoeacutegalitarisme afficheacute est antinaturel agrave ses yeux pour reacutetablir la loi du plus fort crsquoest-agrave-dire pour lui la loi naturelle La sophistique nrsquoest donc qursquoun mode de restauration de la tyrannie au sein mecircme de la deacutemocratie gracircce agrave ce laquo tyran tregraves puissant raquo qursquoest le langage car le peuple une fois manipuleacute prendra ses deacutecisions non en fonction de laquo lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral raquo mais de lrsquointeacuterecirct drsquoun seul le plus fort

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 74)

Nous devons cependant nuancer cette derniegravere analyse De cette faccedilon nous semblons

donner au terme de sophiste un sens univoque et nrsquoayant pas connu drsquoeacutevolution Pourtant il est

important de rappeler que le sophiste a lui aussi une geacuteneacutealogie Lorsque nous remontons agrave

lrsquoorigine du terme nous remarquons que celui-ci nrsquoa pas toujours eu une face aussi obscure tout

du moins il partageait avec cette derniegravere une autre face plus respectable Le sophiste est avant

95

tout sophos crsquoest-agrave-dire savant dans son domaine Agrave ce titre un meacutedecin est aussi sophiste

lorsque le sujet porte sur la santeacute et le pilote est sophiste si le deacutebat srsquointeacuteresse agrave la navigation

Mais ce qui a permis cette transition entre le laquo bon sophos raquo et le laquo mauvais sophiste raquo crsquoest

avant tout le recours au langage comme nous le remarquions plus haut Que le sophos soit expert

est un eacuteleacutement important mais plus encore il est celui capable de justifier drsquoaffirmer son

opinion dans le deacutebat par des arguments y compris des ruses Nous voyons alors comme le

changement moral a opeacutereacute autour de ce terme ambigu

Si nous reprenons maintenant lrsquoexemple que nous eacutevoquions plus haut les conclusions

ontologiques agrave la suite des traiteacutes de Gorgias ne sont pas la cleacute de voute de la compreacutehension

sophistique Le sophiste lui-mecircme ne se sent engageacute par ses propos que le temps drsquoune joute Il

nrsquoest pas neacutecessaire de refaire une laquo meacutetaphysique sur lrsquoecirctre raquo agrave la suite du Traiteacute de Gorgias

alors que ce dernier est juste dans une forme de provocation Le sophiste agrave lrsquoeacutepoque de Platon

critique effectivement les grands principes ontologiques des philosophes de la nature mais

uniquement pour le principe de critique Il est dans une deacutemonstration constante du relativisme

du langage en se faisant systeacutematiquement lrsquoavocat du diable Nous devons cependant

reconnaitre que le rapport au pouvoir est une probleacutematique importante de lrsquoactiviteacute sophistique

la meilleure plaidoirie assure renommeacutee ceacuteleacutebriteacute et argent Nous reacuteservons en revanche

lrsquoanalyse du sophiste-tyran agrave des cas plus extrecircmes mdash voire purement fictif mdash tels que Calliclegraves

Lrsquoensemble du corpus sophistique srsquoeacuteclaire alors agrave la lueur de cette nouvelle lecture Si les

sophistes nrsquoont drsquoune part aucun reacutefeacuterentiel agrave une veacuteriteacute ontologique et drsquoautre part pas drsquoautre

objectif qursquoune renommeacutee maximum alors il devient parfaitement logique que ceux-ci puissent

dire un jour noir et le lendemain blanc Il srsquoagit pour le sophiste de saisir la meilleure occasion

possible pour acqueacuterir de la ceacuteleacutebriteacute crsquoest-agrave-dire du charisme mais aussi de lrsquoargent et des

possessions mateacuterielles

La sophistique deacutepasse la simple rheacutetorique elle ne se contente plus seulement de jouer

avec le langage mais la sophistique nrsquoest pas mdash ou tregraves peu mdash un projet de prise de pouvoir

selon nous

96

Le deacutesir de connaissance du philosophe

Le projet philosophique de Platon se deacutefinit par rapport agrave un besoin fondamental le besoin

de connaissance et de veacuteriteacute La philosophie est un deacutesir il ne peut y avoir de recherche que

dans la perspective drsquoun manque Le philosophe commence sa recherche de veacuteriteacute par la

reconnaissance de son ignorance la neacutescience socratique rejoignant ainsi lrsquoeacutetonnement initial agrave

lrsquoorigine de la recherche Srsquoeacutetonner de la nature drsquoune chose crsquoest reconnaitre que lrsquoon ne la

comprend pas complegravetement Lrsquoeacutetonnement est bel et bien le premier pas indispensable agrave la

recherche philosophique

Οὔκουν ἐπιθυμεῖ ὁ μὴ οἰόμενος ἐνδεὴς εἶναι οὗ ἂν μὴ οἴηται ἐπιδεῖσθαι

Celui ne sachant pas qursquoil est priveacute [de quelque chose] ne deacutesire absolument pas ce dont il ignore ecirctre priveacute

(PLATON Banquet 204a)

Mais lrsquoeacutetonnement seul ne suffit pas Il faut une deuxiegraveme eacutetape indispensable deacutesirer combler

ce manque par la science Le constat drsquoignorance seul ne produit rien sinon une abstention une 73

suspension du jugement (ἐποχή) Pour deacutepasser ce premier moment seul le deacutesir de savoir

permet de passer du scepticisme neacutegatif agrave une recherche de la veacuteriteacute La position socratique nrsquoest

qursquoinitialement sceptique Socrate laquo sait qursquoil ne sait rien raquo mais il ne pense pas qursquoil ne pourra

jamais rien savoir Au contraire il apparaicirct chez Platon que la philosophie nrsquoa pas drsquoautre raison

drsquoecirctre que la possibiliteacute drsquoun savoir vrai Le philosophe ne peut deacutesirer que ce qursquoil croit

possible autrement la veacuteriteacute ne serait simplement qursquoun recircve ou un fantasme Socrate est un

sceptique optimiste

Notre interpreacutetation nrsquoest pas ex nihilo Dans le Banquet Socrate deacutefinit lrsquoEacuteros agrave partir

drsquoun reacutecit de la deacuteesse Diotime Nous voyons la dialectique supeacuterieure agrave lrsquoœuvre le mythe est au

service de la compreacutehension des anhypotheacutetiques Le philosophe de Platon est identique agrave lrsquoEacuteros

tel que deacutefini par Diotime pauvre de ne pas ecirctre deacutejagrave combleacute mais riche de sa volonteacute de le

faire Lrsquoeacutetonnement repreacutesente la pauvreteacute initiale neacutecessaire agrave la recherche lrsquoignorant se pense

Nous entendons ici le terme laquo science raquo dans son acceptation la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une 73

connaissance

97

deacutejagrave plein riche de tout ce qursquoil croit savoir Agrave cette pauvreteacute srsquoajoute la richesse du philosophe

sa volonteacute de connaitre Cette identiteacute entre Eacuteros et le philosophe nrsquoest pas sans raison le

philosophe est par deacutefinition lrsquoamoureux de la laquo sagesse raquo (σοφία) De plus ce rapport fondeacute 74

sur lrsquoamour du savoir est agrave lrsquoorigine du projet politique du philosophe En effet il est question

pour le philosophe de feacuteconder et drsquoeacuteduquer mdash gracircce agrave cette σοφία mdash lrsquoacircme de lrsquoaimeacute laquelle

ferait agrave son tour de mecircme avec une autre et ainsi de suite pour atteindre lrsquoimmortaliteacute au sens

geacuteneacutealogique agrave travers une chaicircne une seacuterie de feacutecondations qui assureraient la survie et la

continuiteacute agrave ses penseacutees

Ἔστι γάρ ὦ φίλε Φαῖδρε οὕτωmiddot πολὺ δ οἶμαι καλλίων σπουδὴ περὶ αὐτὰ γίγνεται ὅταν τις τῇ διαλεκτικ τέχνῃ χρώμενος λαβὼν ψυχὴν προσήκουσαν φυτεύῃ τε καὶ σπείρῃ μετ ἐπιστήμης λόγους οἳ ἑαυτοῖς τῷ τε φυτεύσαντι βοηθεῖν ἱκανοὶ καὶ οὐχὶ ἄκαρποι ἀλλὰ ἔχοντες σπέρμα ὅθεν ἄλλοι ἐν ἄλλοις ἤθεσι φυόμενοι τοῦτ ἀεὶ ἀθάνατον παρέχειν ἱκανοί καὶ τὸν ἔχοντα εὐδαιμονεῖν ποιοῦντες εἰς ὅσον ἀνθρώπῳ δυνατὸν μάλιστα

Ceci est vrai mon cher Phegravedre Mais il est encore je pense une bien plus belle maniegravere de srsquooccuper de lrsquoart de la parole crsquoest quand on a rencontreacute une acircme bien disposeacutee drsquoy planter et drsquoy semer avec la science en se servant de lrsquoart dialectique des discours aptes agrave se deacutefendre eux-mecircmes et agrave deacutefendre aussi celui qui les sema discours qui au lieu drsquoecirctre sans fruits porteront des semences capables de faire pousser drsquoautres discours en drsquoautres acircmes drsquoassurer pour toujours lrsquoimmortaliteacute de ces semences et de rendre heureux autant que lrsquohomme peut lrsquoecirctre celui qui les deacutetient

(PLATON Phegravedre 276e-277a [trad modif MEUNIER])

Le projet politique nrsquoest pas exteacuterieur agrave la dialectique La maiumleutique est un moment neacutecessaire

de la recherche de veacuteriteacute Ce passage relativise la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme chez

Platon Lrsquoacircme devient immortelle en atteignant des savoirs intelligibles eacuteternels et crsquoest alors en

cela qursquoelle devient tout aussi eacuteternelle que les savoirs acquis Par exemple si le philosophe

possegravede en son acircme lrsquoideacutee de cercle alors la part de son acircme pleine de cette ideacutee est aussi

eacuteternelle que lrsquoideacutee elle-mecircme Ainsi lorsque le corps meurt il ne subsiste que la part eacuteternelle

de lrsquoacircme la part correspondant aux ideacutees La recherche philosophique est donc une recherche

Le φίλος nrsquoest pas simplement lrsquoami mais il est aussi lrsquoaimeacute ou lrsquoecirctre qui nous plait Le φίλος est lrsquoobjet 74

drsquoune recherche

98

drsquoeacuteterniteacute face agrave la contingence du corps Lrsquoascension vers les intelligibles est analogique au

deacutesir du beau En effet le beau est lrsquointelligible rendu visible agrave travers lrsquoecirctre sensible corrompu

Le θυmicroός (irascible) choisit entre lrsquoἐπιθυmicroία (concupiscible) et le νοῦς (rationnel) Le mouvement

philosophique consiste agrave diriger son θυmicroός vers le νοῦς tel que deacutecrit dans lrsquoalleacutegorie des deux

chevaux et du cocher dans le Phegravedre Le philosophe choisit le plaisir supeacuterieur le plaisir

transcendant Le choix de la beauteacute non mateacuterielle conduit le philosophe vers le transcendant (cf

SEacuteGUY-DUCLOT 2004 6)

Afin de produire cette feacutecondation des esprits tous les moyens sont bons agrave de nombreuses

reprises Socrate nrsquoest pas deacutecrit comme un simple serviteur de la veacuteriteacute sinon comme un

individu ironique suscitant honte et malaise chez ses interlocuteurs Alcibiade parle de lui en ces

termes

Πέπονθα δὲ πρὸς τοῦτον μόνον ἀνθρώπων ὃ οὐκ ἄν τις οἴοιτο ἐν ἐμοὶ ἐνεῖναι τὸ αἰσχύνεσθαι ὁντινοῦνmiddot ἐγὼ δὲ τοῦτον μόνον αἰσχύνομαι Σύνοιδα γὰρ ἐμαυτῷ ἀντιλέγειν μὲν οὐ δυναμένῳ ὡς οὐ δεῖ ποιεῖν ἃ οὗτος κελεύει ἐπειδὰν δὲ ἀπέλθω ἡττημένῳ τῆς τιμῆς τῆς ὑπὸ τῶν πολλῶν Δραπετεύω οὖν αὐτὸν καὶ φεύγω καὶ ὅταν ἴδω αἰσχύνομαι τὰ ὡμολογημένα

Jrsquoai eacuteprouveacute pour cet homme seulement ce dont on ne me croirait guegravere capable de la honte il est en effet le seul devant qui je ressente de la honte Je sais que je ne peux rien opposer agrave ce qursquoil me conseille de ne pas faire et pourtant je nrsquoai pas la force apregraves lrsquoavoir quitteacute de reacutesister agrave lentraicircnement de la populariteacute et je le fuis mais quand je le revois jai honte davoir si mal tenu ma promesse

(PLATON Banquet 216b)

En effet la meacutethode socratique se distingue du projet platonicien theacuteorique dans son application

Afin de mettre en eacutevidence ce que lrsquoon ne sait pas Socrate emploie allegravegrement le risible et

lrsquoironie Tout en gardant agrave lrsquoesprit son projet meacutetaphysique sous-jacent agrave la dialectique Socrate

opegravere discregravetement quelques virages afin drsquoamener son interlocuteur preacuteciseacutement ougrave il souffrira

de la prise de conscience de son ignorance De lagrave doit naitre le deacutesir de savoir Socrate ne quitte

jamais son programme que cela soit dans les moments dialectiques mais aussi dans le reste du

dialogue La meacutethode socratique contient une composante meacuteta-logique ressemblant fortement agrave

la rheacutetorique sophistique

99

La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique

Contrairement agrave ce que nous avions vu plus haut concernant le caractegravere pragmatique de la

veacuteriteacute dans les joutes dialectiques nous devons maintenant comprendre que ces joutes se placent

dans une optique plus profonde Bien que la meacutethodologie antilogique des joutes reacuteduise la

strateacutegie gagnante agrave une veacuteriteacute contextuelle nous voyons que lrsquoobjectif final du philosophe

repose sur son besoin de veacuteriteacute Les joutes ne sont que quelques moments drsquoun plus vaste projet

En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas uniquement reacuteductible agrave des joutes la dialectique

rejoint lrsquoensemble du projet de recherche de veacuteriteacute y compris le moment le plus eacuteleveacute crsquoest-agrave-

dire la recherche anhypotheacutetique Mais la dialectique inclut aussi ce qui se trouve en amont des

joutes le deacutesir de connaissance La distinction entre Socrate et les sophistes repose

essentiellement agrave cet endroit Les projets divergent bien que les meacutethodes soient parfois tregraves

proches Plus encore la posture sophistique vient seule compleacuteter le projet philosophique gracircce

agrave sa capaciteacute agrave deacutefier tous les fondements du savoir y compris la rationaliteacute et lrsquoeacutevidence du

principe de non-contradiction

En cela le sophiste rejoint le philosophe Les deux diffegraverent drsquoune part sur les meacutethodes

drsquoargumentation (le sophiste emploie volontairement des paralogismes) drsquoautre part sur sa

meacutethodologie psychologique (recours agrave des proceacutedeacutes eacutemotionnels meacuteta-argumentatifs) La

particulariteacute de Socrate est de ne pas se priver drsquoavoir recours aux mecircmes proceacutedeacutes

psychologiques Cependant lorsque Socrate suscite la honte ou le deacutegoucirct ce nrsquoest pas dans une

optique sophistique de clore le deacutebat et laquo de sembler avoir raison raquo Il srsquoagit drsquoune honte

peacutedagogique dont lrsquoobjectif est de deacuteclencher les premiers moments philosophiques chez son

interlocuteur prise de conscience de son ignorance et deacutesir de combler cette ignorance Pour

reprendre la fameuse alleacutegorie le philosophe retourne dans la caverne pour annoncer aux autres

ce qursquoil a vu agrave lrsquoexteacuterieur La finaliteacute de lrsquoexercice individuel philosophique est politique le

philosophe ne peut se contenter de sortir de la caverne il doit y retourner et tacirccher de convaincre

les autres drsquoen sortir

[hellip] καὶ ἐπειδὰν ἀναβάντες ἱκανῶς ἴδωσι μὴ ἐπιτρέπειν αὐτοῖς ὃ νῦν ἐπιτρέπεται [hellip] Τὸ αὐτοῦ ἦν δ ἐγώ καταμένειν καὶ μὴ ἐθέλειν πάλιν

100

καταβαίνειν παρ ἐκείνους τοὺς δεσμώτας μηδὲ μετέχειν τῶν παρ ἐκείνοις πόνων τε καὶ τιμῶν [hellip]

[hellip] mais apregraves srsquoecirctre eacuteleveacutes et avoir contempleacute [le bien] ne leur permettons pas ce quon leur permet aujourdrsquohui [hellip] De rester lagrave-haut reacutepondis-je et de ne pas vouloir redescendre parmi les prisonniers afin de partager avec eux travaux et honneurs [hellip]

(PLATON Reacutepublique 519d)

Ce passage ne doit pas ecirctre mal interpreacuteteacute Croire que Socrate aurait reacuteussi agrave aller contempler les

ideacutees (noeacutesis) serait faux car si tel avait eacuteteacute le cas le dialogue perdrait agrave nouveau son inteacuterecirct et

nous reviendrons agrave une situation proche de celle du dogmatisme de Vlastos eacutetudieacutee plus tocirct

Cependant Socrate a effectivement atteint le premier palier de la recherche la prise de

conscience de son absence de savoir (neacutescience) et du chemin qui lui reste agrave parcourir Pour le

replacer dans lrsquoalleacutegorie de la caverne Socrate nrsquoest pas en haut mais il a reacuteussi agrave deacutefaire ses

chaicircnes et contemple tout le chemin qui lui reste agrave parcourir Il ne serait alors pas correct de

penser que Socrate pratique une dialectique descendante (diareacutesis) quand il joue le rocircle de la

laquo torpille raquo Il nrsquoest agrave cet instant qursquoen train de demander aux autres de srsquoeacutelever avec lui Crsquoest lagrave

un deacutetail primordial que lrsquoalleacutegorie ne repreacutesente pas mais de par le caractegravere dialogique de la

recherche de principe anhypotheacutetique il nrsquoest semble-t-il pas possible de srsquoeacutelever seul Le travail

ne peut ecirctre fait qursquoagrave deux au moins puisque le dialogue est neacutecessaire pour mener agrave bien cette

recherche

Les joutes ne sont pour le philosophe qursquoun moyen pratique permettant drsquoacqueacuterir une

connaissance theacuteorique syntheacutetique et transcendante Le philosophe de Platon ne se contente pas

de mettre au clair des contradictions il les integravegre dans un systegraveme geacuteneacuteral Au lieu de voir une

joute comme un systegraveme entier il fallait interpreacuteter chaque joute comme une uniteacute atomique de

reacuteflexion formant des couples de branches dont les nœuds ne sont que de simples assertions

Nous deacutecidons alors de compleacuteter notre outil repreacutesentatif de la meacutethode socratique par une

structure arborescente sous-jacente inteacutegrant les tableaux dialogiques des joutes aux diffeacuterents

croisements

101

FIG 9 ARBORESCENCE DIALOGIQUE SEMI-CONTRADICTOIRE

Dans cet exemple il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la proposition laquo A raquo Agrave Lrsquoorigine de lrsquoarbre se

trouve donc la question laquo A raquo signifiant laquo est-ce que A est vraie raquo Lrsquoarborescence se divise

alors en deux branches Agrave gauche la recherche sur laquo A raquo passe par un exercice dialogique

soutenant la thegravese laquo A raquo La reacutesultat est une antilogie ce qui deacutemontre que la thegravese laquo A est vraie raquo

implique des contradictions Agrave droite lrsquoexercice dialogique porte agrave lrsquoinverse sur la thegravese laquo notA raquo

Le reacutesultat est une victoire du soutenant de la thegravese laquo notA raquo ce qui permet agrave lrsquoarborescence de

continuer (repreacutesenteacute ici par un trait vertical au sommet de lrsquoexercice dialogique) Ce scheacutema

bien que minimaliste est applicable agrave lrsquoensemble drsquoun raisonnement dialectique

Il faut neacuteanmoins preacuteciser le cadre drsquoapplication de cette meacutethode de lecture En effet dans

le cas preacutesent nos conclusions ne diffegraverent pas veacuteritablement de lrsquoapproche proposeacutee par

Gregory Vlastos et son emploi du tiers exclu Il faut alors ne pas oublier comme nous le

preacutecisions plus haut dans notre travail de prendre en consideacuteration les thegraveses implicites et les

propositions intermeacutediaires

102

FIG 10 ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE

Dans lrsquoexemple preacutesent nous voyons qursquoagrave la question laquo est-que A est vraie raquo aucune reacuteponse

ne convient En effet les deux recherches dialogiques ont conduit agrave des antilogies Il est tout agrave

fait imaginable que deux joutes successives partant de thegraveses opposeacutees aboutissent agrave des

contradictions Nous serions alors dans la situation ougrave Gorgias srsquoexclamerait laquo Rien nrsquoest raquo

puisque ni la thegravese ni lrsquoantithegravese ne semblent acceptables Il faut alors repenser le problegraveme en le

divisant quelles sont les thegraveses implicites de A Aucun raisonnement nrsquoest ex nihilo Il lui faut

toujours une origine des preacutemisses fondamentales De plus dans le cours du raisonnement

drsquoautres propositions sont progressivement valideacutees elles aussi drsquoune maniegravere parfois tregraves

subtile Il faut alors pour le philosophe revenir agrave un autre croisement

En reprenant notre exemple preacuteceacutedent nous pouvons diviser la thegravese laquo A raquo en un ensemble

de propositions secondaires laquo α β γ δ etc raquo Le reacutesultat contradictoire laquo A and notA raquo conduit alors

103

agrave revenir agrave une intersection infeacuterieure afin de questionner lrsquoun de ces propositions secondaires

FIG 11 SORTIE DrsquoUNE ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE

Dans cet exemple le processus de sortie de situation contradictoire va amener le dialogue agrave se

diriger vers le questionnement de la proposition laquo α raquo Ce processus nrsquoest pas neacutecessaire dans les

faits mais il est neacutecessaire sur le plan pragmatique pour continuer le dialogue Srsquoil est devenu

impossible de soutenir laquo A raquo ainsi que laquo notA raquo alors il faut en conclure qursquoune contradiction est

inheacuterente agrave la proposition initiale crsquoest-agrave-dire agrave son systegraveme incluant ses thegraveses implicites En

lrsquooccurence il srsquoagit ici de la proposition implicite laquo α raquo qui va alors ecirctre agrave son tour questionneacutee

Voici un exemple concret Consideacuterons un dialogue entre deux personnages Le dialogue

porte sur la mesure du bord drsquoune riviegravere Les deux personnages partent de cette expeacuterience de

penseacutee je deacutelimite le long de la riviegravere une longueur drsquoun megravetre entre deux points N et S (Nord

Sud) Je vais dans un premier temps consideacuterer cette distance comme mesurant un megravetre (M = 1)

104

Mais je remarque que le bord de la riviegravere nrsquoest pas parfaitement droit alors je vais mesurer

davantage preacuteciseacutement et je vais trouver un peu plus par exemple M = 17 Mais si je

commence agrave mesurer centimegravetre par centimegravetre toujours sur cette mecircme longueur je vais

trouver un reacutesultat encore plus grand par exemple M = 45 Or je peux toujours continuer ce

travail jusqursquoagrave mesurer le tour de chaque grain de sable du bord de cette riviegravere et trouver M =

80 voire M = 250

Une joute srsquoengage alors sur le sujet La proposition laquo A raquo consiste agrave dire que la mesure est

possible puisque le rectangle drsquoun megravetre de longueur et de largeur eacutegale au leacuteger eacutecart lateacuteral du

bord de la riviegravere (EstOuest) a une surface parfaitement mesurable (NS x EO) Dans mon

rectangle de surface NSxEO la distance rechercheacutee ne peut pas deacutepasser une certaine limite

deacutefinie par cette surface Pourtant lrsquoargument de la division infinie des distances (agrave lrsquoimage de

lrsquoargument de Zeacutenon) conduit agrave une contradiction pratique La mesure ne peut pas ecirctre possible

puisque une augmentation de preacutecision de la mesure conduit agrave une augmentation de la longueur

La thegravese laquo A raquo est consideacutereacutee comme contradictoire (cf [FIG 9])

Le lendemain une seconde joute srsquoengage Les rocircles sont alors inverseacutes (Proposant devient

Opposant et vice versa) La thegravese deacutefendue devient alors laquo notA la mesure est impossible raquo Cette

fois lrsquoattaque consistera agrave dire que puisque la surface du rectangle est deacutelimiteacutee la mesure est

neacutecessairement possible puisqursquoune longueur infinie ne peut ecirctre contenue dans un espace fini

Lrsquoargument semble imparable et la joute se termine par une situation aporeacutetique (cf [FIG 10])

La situation pourrait alors rester pendant tregraves longtemps comme boucheacutee deacutenueacutee de toute

solution Et en effet si ces joutes auraient parfaitement pu avoir lieu du temps de Zeacutenon Socrate

ou encore Gorgias la reacuteponse deacutefinitive ne viendra pas avant 1904 soit plus de deux milleacutenaires

plus tard En effet le sueacutedois Helge von Koch deacutemontra geacuteomeacutetriquement la possibiliteacute drsquoune

distance infinie dans une surface finie ce qui est le propre drsquoune courbe fractale Ceci est rendu 75

possible par le fait que les fractales se trouvent dans une dimension intermeacutediaire entre ligne

(dimension 1) et surface (dimension 2) La fractale est drsquoune dimension drsquoapproximativement

126 Dans cette situation nous voyons que la proposition implicite laquo α une distance infinie ne

Le terme de fractale ne sera cependant inventeacute qursquoen 1974 par le Franccedilais Benoicirct Mandelbrot75

105

peut ecirctre contenue dans une surface finie raquo nrsquoest pas neacutecessaire Il y a donc une sortie possible de

la joute par la remise en question de cette proposition implicite et le deacutepart drsquoune nouvelle

arborescence (cf [FIG 11])

Nous nous interrogions au deacutebut de ce chapitre sur la diffeacuterence entre le philosophe et le

sophiste entre Socrate et Gorgias Nous le voyons ce nrsquoest pas tant la matiegravere mais bien la

maniegravere qui diffeacuterencie ces deux personnages Il ne srsquoagit pas drsquoune distinction entre le fond et la

forme mais bien entre ce qui est dit et la volonteacute sous-jacente agrave ce qui est dit La matiegravere

sophistique ressemble agrave srsquoy meacuteprendre agrave la matiegravere philosophique

Autant peut faire le sot celuy qui dit vray que celuy qui dit faux car nous sommes sur la maniere non sur la matiere du dire

(MONTAIGNE Les Essais III 8)

Le philosophe pense qursquoil existe un chemin exempt de toute contradiction il convient alors

de le chercher sans cesse Ce chemin conduit progressivement agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute La

suite des assertions que forment les croisements valideacutes par les tests dialogiques constitue un

discours vrai lrsquoadeacutequation entre la parole et lrsquoecirctre Le sophiste est le plus souvent dans une

approche ne deacutepassant pas le niveau de la joute elle-mecircme Il est dans un exercice de

deacutemonstration de son talent Une recherche qui srsquoeacutetendrait sur plusieurs anneacutees ne lrsquointeacuteresserait

donc pas puisque lrsquoauditoire nrsquoaurait ni la patience ni lrsquointelligence de profiter drsquoun tel spectacle

106

V EacuteTUDES DE CAS

Lrsquoeacutepreuve du dialogue

Apregraves avoir eacutelaboreacute un outil repreacutesentatif en deux temps (dialogique tabulaire des joutes et

arborescence meacutetaphysique) il convient maintenant drsquoemployer ce dernier non plus sur

quelques passages mais agrave une œuvre dans son inteacutegraliteacute Il srsquoagit pour nous de passer du

champs theacuteorique de lrsquoeacutelaboration de lrsquooutil agrave un aspect plus pratique de la mise en application

Les quelques citations que nous avons utiliseacutees auparavant ne confirment pas encore la veacuteraciteacute

de nos propos agrave lrsquoimage drsquoune course ce chapitre constituera pour notre meacutethodologie une

eacutepreuve drsquoendurance

Nous devons agrave preacutesent employer notre meacutethode repreacutesentative des cheminements

intellectuels socratiques agrave lrsquoun des dialogues de Platon Afin de faire drsquoune pierre deux coups il

nous semble meacutethodologiquement plus avantageux de prendre pour support un dialogue mettant

clairement en scegravene le combat de la philosophie et de la sophistique Pourtant la figure du

sophiste agrave travers celles de Gorgias tout comme celle de Protagoras ne saurait ecirctre suffisante

pour appuyer clairement nos thegraveses meacutetaphysiques deacuteveloppeacutees au chapitre preacuteceacutedent

Lrsquoensemble de lrsquoarborescence de la recherche de veacuteriteacute neacutecessite la figure du sophiste dans toute

sa splendeur un sophiste sans limite sans contrainte dont les propos seraient le reflet exact de sa

penseacutee un sophiste allant jusqursquoagrave renier lrsquoideacutee mecircme de morale Dans lrsquoensemble du corpus

platonicien un seul personnage incarne agrave merveille lrsquoensemble de ces principes il srsquoagit de

Calliclegraves Ce personnage preacutetendument fictif nrsquoapparaicirct que dans un seul dialogue le Gorgias

Le Gorgias possegravede un autre grand avantage par rapport agrave drsquoautres dialogues mettant en

scegravene des sophistes Lrsquoensemble des personnages sont veacuteritablement preacutesents contrairement agrave

Protagoras par exemple qui nrsquoest que laquo raconteacute raquo par Socrate dans le Theacuteeacutetegravete Cela nous

permettra drsquoappuyer davantage notre propos concernant le caractegravere theacuteacirctral des dialogues de

Platon Quoique notre meacutethode ne soit pas uniquement consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du Gorgias il nous

semble ici plus clair de prendre pour exemple une œuvre exempte drsquoexceptions Enfin la

progression du dialogue est agrave lrsquoimage de notre propre progression En partant drsquoune question sur

107

la nature de la rheacutetorique crsquoest-agrave-dire sur le fonctionnement des joutes dialectiques la reacuteflexion

se concentre progressivement vers la finaliteacute des actions agrave savoir la justice et le Bien Le plan du

dialogue est assez proche du plan de notre travail avec drsquoune part une reacuteflexion sur la

meacutethodologie formelle des joutes et dans un second temps une approche plus meacutetaphysique de la

question Crsquoest pour ces raisons que nous choisissons drsquoeacutetudier le Gorgias dans le cadre drsquoune

analyse approfondie

Notre eacutetude ne sera pas lineacuteaire et ne portera pas sur lrsquointeacutegraliteacute du dialogue Nous nous

concentrerons sur certains passages ougrave notre meacutethode permettra la mise en eacutevidence drsquoun sens

diffeacuterent de ce qursquoune lecture classique aurait pu proposer Nous devons avertir ici le lecteur le

Gorgias est une œuvre complexe abordant un grand nombre de theacutematiques (nature du tyran

mesures arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique art de gouverner etc) Nous nrsquoavons en aucun cas la

preacutetention drsquooffrir ici une analyse complegravete de ce dialogue Mecircme si nous ne pouvons pas faire

abstraction du sens lrsquoanalyse que nous proposons ici a simplement pour viseacutee de permettre la

visualisation concregravete de lrsquoapplication de notre meacutethode agrave un dialogue dans son inteacutegraliteacute

108

1 Gorgias nature de la rheacutetorique

Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e]

Quiconque lit le Gorgias est en droit de srsquointerroger sur la coheacuterence entre le titre et

lrsquoœuvre Gorgias nrsquoest certainement pas le personnage principal du dialogue ni de maniegravere

quantitative ni de maniegravere qualitative Quantitativement il repreacutesente la plus petite part du

dialogue quoique plus ou moins agrave eacutegaliteacute avec Polos mais loin derriegravere Calliclegraves

Qualitativement lrsquoeacutecart est encore plus profond et lrsquoargumentation entre Socrate et Gorgias

semble de surface en comparaison des derniegraveres lignes du texte Alors pourquoi lrsquoavoir appeleacute le

Gorgias Sans doute parce que le personnage de Gorgias constitue le point de deacutepart lrsquoeacutetincelle

neacutecessaire agrave lrsquoembrasement geacuteneacuteral que repreacutesente ce dialogue Il faut commencer par cette

premiegravere interrogation pour justifier lrsquoensemble du raisonnement Finalement le reste nrsquoest que

la suite logique le deacuteroulement presque matheacutematique de cette piegravece de theacuteacirctre en quatre actes

Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduira neacutecessairement agrave srsquointerroger sur lrsquoeacutevaluation de ce que

peut ecirctre le pire et cette derniegravere conduira elle aussi irreacutemeacutediablement agrave la deacutefinition du meilleur

Nous disions plus tocirct citant Anouilh que lrsquoensemble du corpus platonicien eacutetait une vaste mise

en scegravene tragique commenccedilant par le Parmeacutenide pour srsquoachever dans le Pheacutedon Mais le modegravele

reste le mecircme agrave lrsquoeacutechelle plus petite des dialogues Dans le cas du Gorgias la machinerie

tragique se met en place degraves la premiegravere phrase lanceacutee par Calliclegraves 76

Πολέμου καὶ μάχης φασὶ χρῆναι ὦ Σώκρατες οὕτω μεταλαγχάνειν

On dit cher Socrate que crsquoest ainsi qursquoil faut participer agrave une guerre ou agrave une bataille

(PLATON Gorgias 447a)

Il srsquoagit drsquoun dicton de lrsquoeacutepoque qui se rapproche de notre laquo arriver apregraves la bataille raquo

Cependant quand le lecteur connait la suite du dialogue il semble que le vocabulaire choisi

laisse peu de place au doute En arrivant laquo en retard raquo (ὑστεροῦmicroεν [447a]) Socrate a rateacute laquo la

fecircte raquo (ἑορτῆς) et ne peut plus que participer agrave laquo une guerre raquo (Πολέmicroου) ou agrave laquo une

bataille raquo (microάχης) La petite plaisanterie nrsquoest pas choisie au hasard Ainsi commence le dialogue

Agrave entendre ici comme laquo theacuteacirctrale raquo76

109

qui sous ses airs de fausse courtoisie va bientocirct devenir un veacuteritable combat drsquoune part oratoire

puis drsquoordre moral entre la philosophie et la sophistique

Le personnage de Gorgias ne se fait pas attendre pour montrer sa preacutetention et sa haute

estime de lui-mecircme Lors de la deacutemonstration qursquoil donnait peu avant lrsquoarriveacutee de Socrate le

sophiste srsquoengageait agrave laquo reacutepondre agrave toute [question] raquo (πρὸς ἅπαντα [hellip] ἀποκρινεῖσθαι [447c])

que lui poserait son auditoire Cela ravit Socrate qui ne montrait pas de reacuteel inteacuterecirct agrave lrsquoideacutee de

simplement entendre laquo la preacutesentation de nombreuses belles [choses] raquo (πολλὰ γὰρ καὶ καλὰ [hellip]

ἐπεδείξατο [447a]) comme les sophistes ont coutume de faire En effet la nuance est importante

et deacutefinit drsquoembleacutee la viseacutee du dialogue plus exactement ces quelques phrases reacutesument deacutejagrave en

substance le conflit agrave venir Le rheacuteteur incarneacute ici en la personne de Gorgias ne fait le plus

souvent qursquoun exposeacute un spectacle en quelque sorte lagrave ougrave le philosophe deacutesirerait un

interrogatoire Ceci est drsquoailleurs illustreacute agrave travers la tentative mdash ridicule mdash de Polos deacutesireux

de reacutepondre agrave Cheacutereacutephon agrave la place de Gorgias

mdash Νῦν δ ἐπειδὴ τίνος τέχνης ἐπιστήμων ἐστίν τίνα ἂν καλοῦντες αὐτὸν ὀρθῶς καλοῖμεν

mdash ὦ Χαιρεφῶν πολλαὶ τέχναι ἐν ἀνθρώποις εἰσὶν ἐκ τῶν ἐμπειριῶν ἐμπείρως ηὑρημέναι ἐμπειρία μὲν γὰρ ποιεῖ τὸν αἰῶνα ἡμῶν πορεύεσθαι κατὰ τέχνην ἀπειρία δὲ κατὰ τύχην ἑκάστων δὲ τούτων μεταλαμβάνουσιν ἄλλοι ἄλλων ἄλλως τῶν δὲ ἀρίστων οἱ ἄριστοι ὧν καὶ Γοργίας ἐστὶν ὅδε καὶ μετέχει τῆς καλλίστης τῶν τεχνῶν

mdash Maintenant puisqursquoil [le rheacuteteur] est instruit drsquoun certain savoir comment devons-nous lrsquoappeler avec justesse

mdash Ocirc Cheacutereacutephon de nombreux arts sont trouveacutes expeacuterimentalement chez les hommes agrave la suite drsquoexpeacuteriences Lrsquoexpeacuterience en effet fait avancer notre vie selon lrsquoart alors que lrsquoinexpeacuterience [la fait avancer] selon le hasard Or [les hommes] participent agrave chacun de ces [arts] les uns drsquoune maniegravere les autres drsquoune autre maniegravere mais les meilleurs [hommes participent] aux [arts] les meilleurs Gorgias en fait partie et il participe donc au plus beau des arts

(PLATON Gorgias 448c)

Agrave travers cette confuse tirade Polos essaie de semer le trouble autour de la question initialement

poseacutee Mecircme pour le locuteur grec la succession des termes laquo ἄλλοι ἄλλων ἄλλως raquo est un

moyen pour Platon de souligner comment Polos joue beaucoup avec les mots et qursquoil ne se

110

preacuteoccupe pas reacuteellement du sens Nous sommes lagrave dans une belle deacutemonstration de rheacutetorique

ougrave le public sera impressionneacute par la formule sans pour autant en avoir compris quelque chose

Ne demeure alors dans lrsquoesprit du spectateur que la conclusion agrave savoir que lrsquoart de Gorgias est

le plus beau et que ce dernier fait partie des meilleurs hommes

Comme Socrate le fait remarquer Polos ne reacutepond pas agrave la question mais fait simplement

un discours comme ceux auxquels il est laquo tregraves bien preacutepareacute raquo (καλῶς [hellip] παρεσκευάσθαι

[448d]) La diffeacuterence entre lrsquoactiviteacute du sophiste et lrsquoactiviteacute philosophique est ici marqueacutee non

pas par un raisonnement dialectique deacutejagrave agrave lrsquoœuvre mais simplement par le cours du dialogue

En effet le raisonnement sur la nature de lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoa pas encore pu commencer agrave

cause notamment de lrsquoincapaciteacute de Polos de reacutepondre agrave une question sans en deacutevier Pourtant en

ne sachant pas reacutepondre Platon reacutealise ici implicitement et par le biais de lrsquohumour une

premiegravere approche de lrsquoactiviteacute sophistique Nous pouvons deacutejagrave lire en substance ce que nrsquoest

pas la sophistique agrave savoir un moyen de raisonnement rationnel Le rheacuteteur agrave travers son

habitude des longs discours drsquoapparat nrsquoest finalement pas capable de tenir une discussion plus

de quelques reacuteponses sans ceacuteder agrave la tentation de lrsquoenvoleacutee oratoire Les propos de Polos

rejoignent parfaitement ce pour quoi Socrate ne montrait aucun inteacuterecirct lorsque Calliclegraves eacutevoquait

les laquo nombreuses et belles choses raquo de la preacutesentation de Gorgias Cette reacuteponse de Polos nrsquoest

pas une deacutefinition abstraite de la rheacutetorique mais bien au contraire une deacutemonstration par

lrsquoexemple agrave lrsquoinsu du rheacuteteur

Lrsquoopposition entre le dialogue socratique et la rheacutetorique est mateacuterialiseacutee par la remarque

(sur un ton faussement flatteur) de Socrate

Δῆλος γάρ μοι Πῶλος καὶ ἐξ ὧν εἴρηκεν ὅτι τὴν καλουμένην ῥητορικὴν μᾶλλον μεμελέτηκεν ἢ διαλέγεσθαι

Il mrsquoest eacutevident que Polos drsquoapregraves ce qursquoil vient de dire srsquoest exerceacute agrave [la technique] appeleacutee rheacutetorique plutocirct qursquoagrave dialoguer

(PLATON Gorgias 448d)

Nous devons insister degraves le deacutebut du dialogue sur le talent incontestable de Platon agrave joindre le

fond agrave la forme en opposant non pas seulement les activiteacutes philosophique et sophistique mais

en confrontant aussi les individus leurs repreacutesentants mutuels Lrsquoactiviteacute ne se distingue pas de

111

lrsquoindividu il y a une uniteacute substantielle entre le style de raisonnement et le style de la penseacutee ou

du comportement 77

Polos est mis drsquoembleacutee hors-jeu mdash du moins pour lrsquoinstant Le premier interlocuteur de

Socrate sera donc Gorgias mais il faut au preacutealable deacutefinir les regravegles preacutecises qui reacutegiront cet

entretien lrsquoobjectif eacutetant de ne pas sombrer agrave nouveau dans les tirades vides de sens de Polos

Socrate demande agrave Gorgias de srsquoengager agrave respecter le scheacutema laquo questions-reacuteponses raquo (τὸ microὲν

ἐρωτῶν τὸ δ᾽ ἀποκρινόmicroενος [449b]) et agrave ne faire que laquo de courtes reacuteponses raquo (ἀλλὰ ἐθέλησον

κατὰ βραχὺ τὸ ἐρωτώmicroενον ἀποκρίνεσθαι) agrave lrsquoinverse de lrsquoexemple de Polos Crsquoest uniquement

en respectant ces regravegles que les deux pourront laquo dialoguer raquo (διαλεγόmicroεθα) ensemble Bien que

Gorgias ne se reacutejouisse pas agrave lrsquoideacutee de reacuteduire la longueur de ses reacuteponses Socrate parvient

facilement agrave le faire accepter de se precircter au jeu En faisant paraitre la regravegle de la micrologie

comme un deacutefi reacuteveacutelant le talent de Gorgias ce dernier accepte en vrai professionnel du discours

sucircr que sa concision impressionnera lrsquoauditoire Nous voyons alors comment Socrate en jouant

innocemment avec les affects de ses interlocuteurs parvient agrave transformer doucement le dialogue

en un exercice dialectique Mais Gorgias ne srsquoarrecircte pas lagrave et deacutecide de retourner cet 78

inconveacutenient (impossibiliteacute de noyer son adversaire dans un flot de paroles) en un avantage

Gorgias reacuteduit ses reacuteponses agrave de simples laquo oui raquo ou laquo non raquo conceacutedant ainsi le moins possible agrave

Socrate

Things started in a very hospitable tone Being kindly asked to keep his answers as short as possible Gorgias begins the first game of the dialogue by answering nothing else than ldquoyesrdquo to Socratesrsquo first two questions (449d) When complimented by Socrates for his concision he says that it is answering in a ldquovery appropriaterdquo way (πάνυ ἐπιεικῶς 449d7)

(CASTELNEacuteRAC 2015 5)

Pour entrer dans un raisonnement rationnel de forme dialogique il faut neacutecessairement que

les reacuteponses soient reacuteductibles agrave des propositions vraies ou fausses Dans une reacuteponse longue

comme celle de Polos la conclusion arrive apregraves deacutejagrave un grand nombre de suppositions crsquoest-agrave-

Pierre Hadot parlerait ici de laquo mode de vie raquo (HADOT 1995)77

Remarquons que Socrate nrsquoeacutevoque cependant jamais la dialectique mais seulement le dialogue78

112

dire des propositions qui entreraient dans lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage Cependant si

chaque reacuteponse est de cette forme il ne devient plus veacuteritablement possible de dialoguer puisque

chaque reacuteponse repreacutesenterait agrave elle seule un systegraveme argumentatif entier Lrsquounique moyen serait

alors que lrsquoopposant prenne encore bien plus de temps pour deacutemontrer point par point la fausseteacute

des propos La meacutethode est connue des sophistes puisque comme nous venons de le dire il 79

faudrait toujours plus de temps pour contredire lrsquoensemble du raisonnement que pour simplement

lrsquoeacutecouter Dans le cadre drsquoun deacutebat en assembleacutee reacutegi par la clepsydre pareille technique

srsquoapparente agrave une meacutethode dilatoire Il faudrait tellement de temps pour prouver rigoureusement

la fausseteacute drsquoun monologue que lrsquoadversaire y renonce donnant ainsi lrsquoillusion drsquoun aveu de

faiblesse et par lagrave mecircme du seacuterieux du monologue de persuasion Socrate a donc eu avant mecircme

le deacutebut veacuteritable de lrsquointerrogatoire la bonne ideacutee de supprimer lrsquoune des armes de preacutedilection

du sophiste la macrologie Gorgias devra ecirctre concis dans ses reacuteponses

Nous voyons comment lrsquoironie socratique coupleacutee agrave son aveu drsquoignorance permettent dans

le deacutebut du dialogue de preacuteparer le terrain agrave un exercice philosophique digne de ce nom Lrsquoironie

socratique ne repose pas uniquement sur lrsquoaveu drsquoignorance (qui donne le sentiment agrave

lrsquointerlocuteur drsquoecirctre en position de force alors qursquoil est en reacutealiteacute en retard sur Socrate) et une

demande drsquoeacuteclaircissement sur un sujet donneacute Ici par exemple Socrate dissimule lrsquoexercice de

recherche sous la forme drsquoun jeu en utilisant intelligemment lrsquoarrogance et la preacutetention de ses

interlocuteurs afin notamment de leur faire accepter des contraintes neacutecessaires au bon

deacuteroulement de lrsquoexercice du dialogue Le lecteur se souviendra alors ce que nous disions plus

tocirct concernant les regravegles de lrsquoantilogie eacuteleacuteate Ce moment du dialogue sous couvert drsquoironie

permet une enreacutegimentation du dialogue Cette phase de transition est neacutecessaire et repreacutesente

selon nous le deacutebut de ce que la tradition nommera communeacutement dialectique En effet ce qui se

situe en amont de cette enreacutegimentation nrsquoappartient qursquoau dialogue ou du moins agrave la

preacuteparation psychologique des interlocuteurs ce qui se situe en aval et en deacutecoule logiquement

Agrave cet instant notre critique de la macrologie dans le cadre dialectique peut sembler contradictoire avec 79

les vastes monologues socratiques de la fin du dialogue Nous reviendrons plus tard sur la question de la macrologie et de la juste mesure de la parole

113

constitue la dialectique Il faut remarquer que durant tout le dialogue Socrate doit reacuteguliegraverement

maintenir ses interlocuteurs dans une condition psychologique adeacutequate

Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e]

Nous nous inteacuteressons maintenant agrave la suite du dialogue lrsquoentretien entre Gorgias et

Socrate Cet entretien est une excellente occasion de mettre en application lrsquooutil repreacutesentatif

preacuteceacutedemment deacuteveloppeacute Nous profitons de cet instant pour rappeler briegravevement ce que nous

recherchons Comme expliqueacute plus haut le raisonnement socratique repose sur la meacutethode eacuteleacuteate

de la recherche drsquoantilogies Cela a neacutecessiteacute lrsquousage drsquoun tableau de pointage crsquoest-agrave-dire une

liste de lrsquoensemble des assertions de lrsquointerlocuteur Plus le dialogue avance plus lrsquointerlocuteur

laquo inscrit raquo des assertions sur ce tableau Lrsquoelenchus est alors le moment ougrave deux informations

contradictoires figurent sur le tableau de pointage de lrsquointerrogeacute Socrate saisit lrsquooccasion pour

faire reconnaitre cette position comme impossible deacutefectueuse probleacutematique et donc

insoutenable en vertu des lois de la logique (notamment le principe de non-contradiction)

Lrsquoentretien commence Le point de deacutepart est simple Gorgias preacutetend ecirctre un grand

laquo orateur raquo (ῥήτορα [449a]) Il doit donc posseacuteder une science la laquo rheacutetorique raquo (ῥητορικῆς)

Lrsquoobjectif premier du dialogue est donc de connaitre la nature de lrsquoactiviteacute que lrsquoon appelle

rheacutetorique Socrate fait alors reconnaitre agrave Gorgias que srsquoil est orateur il peut alors former

drsquoautres orateurs crsquoest-agrave-dire transmettre le savoir qursquoil possegravede [449b] Socrate se permet ici

une parenthegravese Il profite de lrsquoexemple preacuteceacutedent donneacute par Polos pour demander agrave Gorgias de

ne pas reproduire la mecircme erreur agrave savoir se perdre dans un monologue trop long Il demande agrave

Gorgias de rester aussi concis que possible dans ses reacuteponses ce que ce dernier accepte (y voyant

ici un deacutefi suppleacutementaire)

ἀλλὰ ποιήσω καὶ οὐδενὸς φήσεις βραχυλογωτέρου ἀκοῦσαι

Je le ferai [reacutepondre par de courtes reacuteponses] et tu reconnaitras que jamais tu nrsquoas entendu parler plus briegravevement

(PLATON Gorgias 449c)

114

Socrate parvient donc par une bonne compreacutehension psychologique de son interlocuteur agrave

introduire une autre regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate qui est lrsquoabsence de technique dilatoire Socrate

demande alors sur quel objet porte la science de Gorgias

[hellip] ἴθι δή μοι ἀπόκριναι οὕτως καὶ περὶ τῆς ῥητορικῆς περὶ τί τῶν ὄντων ἐστὶν ἐπιστήμη

[hellip] vas-y reacuteponds-moi et [dis-moi] au sujet de la rheacutetorique sur quelles choses qui existent porte cette science

(PLATON Gorgias 449d)

Il srsquoagit drsquoune question de τέχνη Gorgias reacutepond que cette science porte laquo sur les

discours raquo (περὶ λόγους [449e]) Cependant cette reacuteponse est incomplegravete et Socrate tente de la

preacuteciser en lui imposant une borne neacutegative Gorgias complegravete en preacutecisant que la rheacutetorique

porte sur les discours qui ne concernent pas une laquo activiteacute manuelle raquo (χειρούργηmicroα [450b]) et

dont toute lrsquoaction et lrsquoaccomplissement passe par la parole Pour la diffeacuterencier des activiteacutes

purement theacuteoriques comme laquo lrsquoarithmeacutetique le calcul ou la geacuteomeacutetrie raquo (ἡ ἀριθmicroητικὴ καὶ

λογιστικὴ καὶ γεωmicroετρικὴ [450d]) Socrate pousse encore Gorgias agrave compleacuteter sa reacuteponse Il

finit apregraves une courte digression par deacutefinir la rheacutetorique comme laquo lrsquoart de la persuasion raquo (τὸ

πείθειν [452e])

La meacutethode est toujours la mecircme les reacuteponses de Gorgias sont incomplegravetes (ce qui est

deacutejagrave une technique dilatoire dans une joute le moins on en dit le moins lrsquoon est reacutefutable)

Socrate en profite et utilise des contre-exemples afin drsquoobliger son interlocuteur agrave preacuteciser sa

penseacutee et de lrsquoengager agrave soutenir quelque chose de veacuterifiable Lrsquoobjectif est de faire admettre un

nombre suffisant drsquoassertions agrave Gorgias afin drsquoavoir le plus drsquoeacuteventualiteacutes de mettre au jour une

contradiction Nous allons scheacutematiser lrsquoeacutetat actuel de lrsquoentretien entre Socrate et Gorgias et

utiliser notre meacutethode de repreacutesentation

115

FIG 12 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS 1 [449a - 452e]

Il y a trois grands moments au cours de la deacutefinition agrave lrsquoinstant [2] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet

comme eacutetant laquo les discours raquo (α) Agrave lrsquoinstant [4] il reacuteduit cela aux laquo discours theacuteoriques raquo (α2)

Lrsquoinstant [6] est un jugement de valeur la digression que nous eacutevoquions plus haut (α2x) que

Socrate neutralise [7] par lrsquoinvocation drsquoautres jugements possibles (f(x) g(x) et h(x)) agrave savoir le

meacutedecin le maicirctre de gymnase et le financier Enfin en [8] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet de la

rheacutetorique comme eacutetant laquo les discours persuasifs raquo (α26) Nous remarquons tregraves clairement le

processus que nous eacutevoquions plus haut qui consiste agrave pousser Gorgias agrave toujours preacuteciser son

propos crsquoest-agrave-dire agrave caracteacuteriser de plus en plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de la rheacutetorique (bien que

Gorgias ne soit pas dupe et agisse en connaissance de cause) Ce faisant Gorgias accumule les

possibiliteacutes de contradiction donnant des armes agrave Socrate pour la suite de lrsquoentretien

Cependant hormis la tentative du jugement de valeur en [6] lrsquoavanceacutee se fait de maniegravere

reacuteguliegravere et les tactiques dilatoires ou agrave caractegravere agonistique sont peu preacutesentes Gorgias semble

se prendre effectivement au jeu que lui propose Socrate fier de pouvoir reacutepondre agrave tout et sous

toutes les contraintes (fierteacute volontairement stimuleacutee par Socrate) La suite de lrsquoentretien gagne

en intensiteacute Socrate continue agrave relever certains eacuteleacutements prouvant le caractegravere incomplet de la

Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)

[1] A

[2] α [3] α11 α12 hellip αn

[4] α - α1 = α2 [5] α21 α22 hellip α2n

[6] α2x [7] f(x) g(x) h(x)

[8] α26

A Sur quel objet porte la rheacutetorique α discours

α1 discours portant sur une activiteacute manuelle α11 meacutedecine α12 gymnastique

α2 discours portant sur une activiteacute theacuteorique α21 algegravebre α22 geacuteomeacutetrie

x jugement de valeur α2x les plus belles choses α26 discours persuasif

f(x) ce que certains pensent de x g(x) idem h(x) idem

116

deacutefinition de Gorgias En effet lrsquoopposition que Gorgias deacutesire marquer entre les discours

persuasifs et lrsquoalgegravebre ou la geacuteomeacutetrie nrsquoest pas valide

FIG 13 CRITIQUE DE GORGIAS PAR SOCRATE [451e - 452e]

Pour reprendre notre eacutecriture preacuteceacutedente le rapport (α21 α22) ne α26 nrsquoest pas correct Le rapport

introduit par Socrate est (α21 α22) isin α26 En effet les discours persuasifs constituent un

ensemble dont lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie sont des eacuteleacutements La distinction de Gorgias opposant

lrsquoobjet de la rheacutetorique agrave lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie est donc invalide Les coups [6] et [8] de

Gorgias sont annuleacutes pour cette raison et la question de la distinction poseacutee en [5] est le dernier

coup en jeu Il nrsquoy a donc pas victoire de Socrate mais Gorgias est obligeacute drsquoavancer des eacuteleacutements

compleacutementaires de deacutefinition

Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b]

La nouvelle deacutefinition de Gorgias change le registre du dialogue La rheacutetorique comme

discours persuasif se deacuteroule dans laquo un tribunal un conseil ou une assembleacutees raquo (δικαστηρίῳ

[hellip] βουλευτηρίῳ [hellip] ἐκκλησίᾳ [452e]) et a pour objet laquo le juste et lrsquoinjuste raquo (δίκαιά τε καὶ

ἄδικα [454b]) Une dimension eacutethique entre dans le cours du dialogue Cette notion finira par

prendre la totaliteacute de lrsquoespace crsquoest-agrave-dire devenir la laquo cible raquo de Socrate Ce dernier preacutecise

alors son propos

Οὐ σοῦ ἕνεκα ἀλλὰ τοῦ λόγου ἵνα οὕτω προΐῃ ὡς μάλιστ᾽ ἂν ἡμῖν καταφανὲς ποιοῖ περὶ ὅτου λέγεται

Gorgias Socrate

(α21 α22) ne α26 (α21 α22) isin α26

117

Ce nrsquoest pas toi qui est en cause mais le dialogue je voudrais le voir progresser de faccedilon agrave rendre ce [dont nous] parlons totalement visible pour nous80

(PLATON Gorgias 453b)

Il deacutesire faire progresser la discussion mais nullement mettre en cause la personne de Gorgias

Cette preacutecision a son importance puisque le personnage de Socrate est clairement en train de

chercher par tous les moyens agrave contredire Gorgias Il faut donc rappeler que cette aspect

agonistique nrsquoest pas qursquoillusoire et qursquoil srsquoagit bien plutocirct drsquoune part entiegravere de la meacutethode de

recherche de la veacuteriteacute Socrate insiste sur le fait qursquoil nrsquoanticipera rien de la penseacutee de Gorgias ce

qui explique le fait que Socrate doive sans cesse proposer agrave Gorgias drsquoadmettre ou de refuser les

conseacutequences logiques de ses propos Ceci est en lien direct avec la regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate

que nous avions vu plus haut consideacuterant comme cible possible drsquoune contradiction (elenchos)

une thegravese clairement eacutenonceacutee par le Reacutepondant Ainsi mecircme si Socrate semble parler beaucoup

plus que son interlocuteur il srsquoagit bien drsquoun dialogue et Gorgias nrsquoest en rien un Yes-man 81

comme le supposerait certaines interpreacutetations Gorgias en acquiesccedilant assume la responsabiliteacute

de chaque assertion acquiesceacutee Il est pleinement actif dans le dialogue

Socrate fait distinguer agrave Gorgias la diffeacuterence entre laquo la croyance raquo (πίστις [454d]) qui peut

srsquoaveacuterer ou ne pas ecirctre vraie et laquo le savoir raquo (microάθησις) neacutecessairement vrai Les discours

persuasifs se divisent en deux cateacutegories ceux permettant lrsquoacquisition drsquoun savoir et ceux ne

produisant qursquoune simple croyance La rheacutetorique reconnait Gorgias fait partie de cette

deuxiegraveme cateacutegorie et ne peut produire que la croyance chez son auditoire Elle ne transmet pas

de savoir veacuteritable mais donne lrsquoillusion du vrai au public Ainsi la rheacutetorique ne fait pas

connaitre le juste et lrsquoinjuste Cette ideacutee est drsquoailleurs ce qursquoil deacutefend avec humour et non sans

talent dans son discours Sur le non-ecirctre que nous avons eacutetudieacute peu avant

Le mot visible nrsquoest pas anodin La veacuteriteacute chez les Grecs est un concept neacutegatif ἀλήθεια signifie laquo qui 80

ne peut ecirctre dissimuleacute raquo avec preacutesence de lrsquoα privatif et la racine du verbe λήθω laquo cacher masquer raquo Quand un propos devient clairement visible (καταφανές) crsquoest qursquoil nrsquoy a plus aucun voile drsquoignorance sur celui-ci plus aucune illusion lrsquoobjet est directement regardeacute pour ce qursquoil est Le lien avec le projet meacutetaphysique tel que nous le deacutefinissions plus haut est eacutevident Cela nrsquoest drsquoailleurs pas sans rappeler lrsquoalleacutegorie de la caverne dont lrsquoobjectif principal est drsquoavoir les objets reacuteels clairement en vue

Nous pensons agrave la critique de Gerald Press laquo Besides what is blocked from view when adopting 81

language such as laquo mouth piece raquo or laquo yes-man raquo is our own longing for a neat system or foolproof method instead of a messy conversation raquo (PRESS 2000 102)

118

Par la suite les questions de Socrate font admettre agrave Gorgias que dans le cas des reacuteunions

drsquoassembleacutes il serait bien plus pertinent de demander lrsquoavis drsquoexperts (i e lrsquoavis du meacutedecin

face agrave un problegraveme sanitaire lrsquoavis du constructeur de navires si lrsquoon se preacutepare agrave la guerre ou

enfin lrsquoavis de lrsquoarchitecte pour la construction de remparts) La question de Socrate est claire

dans quel cas devrait-on alors demander lrsquoavis de lrsquoorateur La reacuteponse de Gorgias bien que

compreacutehensible est assez surprenante Celui-ci ayant reconnu qursquoil faille se reacutefeacuterer au plus

compeacutetent dans son domaine deacuteclare qursquoil est cependant commun que lrsquoon srsquoen tienne agrave lrsquoavis

de lrsquoorateur mecircme si ce dernier nrsquoa aucune connaissance du sujet dont il parle Plus encore

Gorgias donne lrsquoexemple de son fregravere meacutedecin et deacuteclare ecirctre plus capable que lui pour

convaincre les malades de suivre ou non un traitement Gorgias deacuteclare mecircme que la rheacutetorique

laquo tient sous sa domination raquo (συλλαβοῦσα ὑφ᾽ αὑτῇ [456a]) laquo toutes les autres 82

puissances raquo (ἁπάσας τὰς δυνάmicroεις) La rheacutetorique ne serait ainsi subordonneacutee agrave aucune autre

discipline

Gorgias reconnait cependant qursquoil existe des orateurs malveillants Mais Gorgias refuse

drsquoassumer la responsabiliteacute car selon lui le maicirctre ne peut ecirctre tenu pour responsable des deacuterives

de son eacutelegraveve Agrave cet instant encore le cours du dialogue est interrompu par Socrate qui preacutecise la

viseacutee de sa meacutethode

τοῦ δὴ ἕνεκα λέγω ταῦτα ὅτι νῦν ἐμοὶ δοκεῖς σὺ οὐ πάνυ ἀκόλουθα λέγειν οὐδὲ σύμφωνα οἷς τὸ πρῶτον ἔλεγες περὶ τῆς ῥητορικῆς φοβοῦμαι οὖν διελέγχειν σε μή με ὑπολάβῃς οὐ πρὸς τὸ πρᾶγμα φιλονικοῦντα λέγειν τοῦ καταφανὲς γενέσθαι ἀλλὰ πρὸς σέ

Pourquoi dis-je cela Il me semble qursquoen ce moment que ce que tu exprimes nrsquoest pas tout agrave fait coheacuterent ni en accord avec ce que tu disais premiegraverement de la rheacutetorique Je crains donc de te reacutefuter jrsquoai peur que tu ne penses que lrsquoardeur qui mrsquoanime vise non pas agrave rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion mais bien agrave te critiquer

(PLATON Gorgias 457e [trad modif CANTO-SPENCER])

Il profite de cet instant pour rappeler une fois encore la diffeacuterence entre son projet et celui de la

sophistique en geacuteneacuteral Socrate semble percevoir une contradiction dans le discours de Gorgias

Litteacuteralement laquo sont rassembleacutees par elle raquo (voix passive) mais il srsquoagit bien de domination ce que 82

confirme la totaliteacute des traductions francophones et anglophones consulteacutees

119

et preacutecise alors que mecircme srsquoil met au jour une contradiction il ne faudra pas interpreacuteter cela sous

un aspect agonistique mais veacuteritablement dans une volonteacute de recherche commune Quoiqursquoil

srsquoagisse drsquoun rappel inteacuteressant des regravegles eacutethiques de lrsquoantilogique lrsquointerruption nous semble

permettre de srsquoassurer que son interlocuteur ne se sente pas tellement vexeacute qursquoil arrecircte

lrsquoentretien ce qui dans lrsquoantilogique est signe drsquoun eacutechec (sans interlocuteur la recherche devient

impossible)

Socrate demande agrave Gorgias de reprendre un nouvel eacutechange agrave partir de ce quil vient de

dire Il lui fait admettre que lrsquoorateur doit neacutecessairement avoir connaissance du juste Or

Gorgias reconnait aussi que celui qui connait le juste ne peut que devenir juste tout comme celui

qui connait la meacutedecine devient meacutedecin Agrave lrsquoeacutevidence cette assertion est loin de comporter un

aspect neacutecessaire mais Gorgias lrsquoaccepte sans broncher La contradiction est donc en place

Lrsquoorateur doit ecirctre juste alors qursquoil existe des orateurs qui ne sont pas justes Nous repreacutesentons

maintenant ce passage de maniegravere simplifieacutee selon notre meacutethode inspireacutee par la seacutemantique des

jeux afin drsquoeacuteclairer ce qui nous semble ecirctre un moment deacutelicat de lrsquoargumentation

FIG 14 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS [457A - 461A]

Ce passage est selon nous bien plus complexe qursquoil ne le laisse paraicirctre Le questionnement

repose sur ce qursquoest lrsquoart oratoire [1] Gorgias deacuteclare que lrsquoart oratoire est tout puissant et

Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)

[1] R

[2] (R gt J ) ⊢ [(R gt J ) sup (RJ ⋀ RnotJ)] [3] R sup KJ

[4] KJ [5] KJ sup notRnotJ

[6] notRnotJ [7a] notRnotJ ⋀ RnotJ

[7b] perp

Victoire de Socrate

R art oratoire J Justice

R gt J lrsquoart oratoire deacutepasse la justice KJ connaissance du juste

Rj lrsquoart oratoire doit connaitre le juste RnotJ lrsquoart oratoire ne connait pas le juste

120

transcende la justice (R gt J) Cette proposition est en fait un agreacutegat drsquoautres propositions 83

Cette transcendance de la justice est la conseacutequence du fait que la rheacutetorique consiste agrave enseigner

le juste et lrsquoinjuste alors que le maitre de rheacutetorique ne peut ecirctre consideacutereacute comme responsable si

ses eacutelegraveves sont injustes Il faut donc neacutecessairement une anteacuterioriteacute de la rheacutetorique sur la justice

(R gt J) sans quoi ces consideacuterations seraient impossibles Gorgias reconnait aussi qursquoil existe des

orateurs justes (RJ) et des orateurs non-justes (RnotJ) puisque la rheacutetorique deacutepasse la justice Il

srsquoagit donc pour Gorgias drsquoune implication ((R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)) Socrate fait alors reconnaitre agrave

Gorgias que la rheacutetorique implique une connaissance de ce que sont les choses justes [3] [4]

Mais Socrate deacuteclare aussi que la connaissance des choses justes supprime lrsquoeacuteventualiteacute drsquoecirctre

injuste [5] ce que Gorgias reconnait [6] Socrate remarque alors que Gorgias est en situation de

contradiction puisqursquoil soutient drsquoune part qursquoil existe des orateurs injustes et drsquoautre part que

lrsquoexistence de pareils orateurs est impossible [7a] Gorgias est donc reacutefuteacute [7b]

laquo οἱ δὲ microεταστρέψαντες χρῶνται τῇ ἰσχύϊ καὶ τῇ τέχνῃ οὐκ ὀρθῶς οὔκουν οἱ διδάξαντες πονηροί οὐδὲ 83

ἡ τέχνη οὔτε αἰτία οὔτε πονηρὰ τούτου ἕνεκά ἐστιν ἀλλ᾽ οἱ microὴ χρώmicroενοι οἶmicroαι ὀρθῶς raquo [457a]

121

Question sur le principe du tiers exclu

Nous voulons maintenant preacuteciser ce que nous disions plus tocirct concernant lrsquousage du tiers

exclu (drsquoapregraves Vlastos par exemple) Socrate pourrait tirer implicitement la conclusion que lrsquoart

oratoire ne transcende pas la justice not(R gt J) ce qursquoil ne fait pas

FIG 15 TABLE DE VEacuteRITEacute DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457a - 461a]

Lrsquoargumentaire de Socrate a pourtant permis de prouver que (RJ ⋀ RnotJ) eacutetait faux Dans le

premier cas ou cela est faux nous voyons que lrsquoensemble de la formule est inconsistante

lrsquoimplication nrsquoest pas valideacutee Dans le second cas lrsquoimplication est juste mais la formule de

deacutepart (R gt J) est cette fois agrave 0 Dans ce cas la formule est valide mais nrsquoest pas vraie puisqursquoil

srsquoagissait de la thegravese de deacutepart de Gorgias La conclusion serait juste si (RJ ⋀ RnotJ) est faux ou

impossible nous avons une preuve de not(R gt J) en accord avec le principe du tiers exclu Il

srsquoagirait donc drsquoune forme de raisonnement par lrsquoabsurde

FIG 16 ARBRE DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457A - 461A]

(R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)

1 1 1

1 0 0

0 1 1

0 1 0

(R gt J) ⊢C [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] [rarr eacutelim] R rarr KJ R

KJ rarr notRnotJ KJ[rarr eacutelim]

RnotJ notRnotJ[⋀ intro]

[not eacutelim]

[not intro]

RnotJ ⋀ notRnotJ

Contradiction perp

Reduction Ad Absurdum

Interdit en antilogique eacuteleacuteatenot(R gt J)

122

Nous remarquons que ce raisonnement serait valide Cependant cela ne serait pas vrai dans le

cadre de la recherche drsquoune veacuteriteacute ontologique au sens eacuteleacuteate un trop grand nombre

drsquohypothegraveses de deacutepart pourrait contenir des erreurs et donc ecirctre la source de lrsquoincoheacuterence

geacuteneacuterale du systegraveme Il ne srsquoagit pas pour Socrate drsquoune pure eacuteristique mais bien drsquoun projet 84

diffeacuterent Dans le contexte de la recherche de veacuteriteacute lrsquoerreur peut ecirctre dans lrsquoensemble de la

phrase de deacutepart (R gt J) ⊢I [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] et non pas seulement dans

lrsquohypothegravese (R gt J) Il serait donc dangereux de deacuteduire directement not(R gt J) sans remettre en

cause lrsquoensemble des autres hypothegraveses constituant le tableau de pointage de Gorgias (bien que

pour la plupart Socrate soit implicitement agrave lrsquoorigine des hypothegraveses) Le raisonnement par

lrsquoabsurde requiert une simplification binaire que lrsquoantilogique de Socrate refuse Pour cette

raison Socrate propose de continuer lrsquoentretien avec Gorgias [461a-b]

Nonetheless on my reading the first round (up to 457c) is a victory for Gorgias Socrates then kindly asks his elder to play another round (457c-458b) Since he pretends being able to answer any sort of question this is something Gorgias cannot refuse (458d-e see also 447c) Then Socrates will catch him in a contradiction (see 457e 461a 462b 463a) He takes no pride in doing so and thinks it would take many other rounds before seeing clearly into the subject

ταῦτα οὖν ὅπῃ ποτὲ ἔχει μά τὸν κύνα ὦ Γοργία οὐκ ὀλίγης συνουσίας ἐστὶν ὥστε ἱκανῶς διασκέψασθαι

ldquo by the dog Gorgias we should spend no small amount of time together before we fully inquire into the subject rdquo (461a7-b2)

(CASTELNEacuteRAC 2015 5)

Nous pouvons deacutesormais conclure cette premiegravere partie sur lrsquoentretien entre Socrate et le

personnage de Gorgias Plusieurs eacuteleacutements importants ont eacuteteacute releveacutes durant cette eacutetude Dans un

premier temps lrsquoironie socratique est un eacuteleacutement neacutecessaire pour deacuteclencher le dialogue il faut

neacutecessairement que le comportement de Socrate suscite une interrogation et donne envie agrave ses 85

eacuteventuels interlocuteurs de se prendre au jeu Pour pousser ses interlocuteurs dans les meacuteandres

drsquoun dialogue Socrate doit donc ruser en jouant sur leurs inteacuterecircts Dans notre exemple nous

avons vu par exemple que Socrate se permit agrave plusieurs reprises de complimenter Gorgias en

Cf supra II 2 laquo Le tableau de pointage raquo84

Lrsquoironie vient du verbe ἔίρων signifiant laquo interroger en feignant lrsquoignorance raquo85

123

preacutetendant que lrsquoexercice qursquoil lui proposait serait tregraves simple pour un orateur de son acabit Ce

passage obligatoire du dialogue et qui parfois revient au cours de lrsquoentretien est eacutetroitement lieacute agrave

la meacutethode maiumleutique la recherche de veacuteriteacute telle que la conccediloit Platon neacutecessite un

engagement personnel Pour Socrate le meilleur moyen drsquoobtenir lrsquoengagement personnel de son

interlocuteur consiste agrave lui donner une impression de faciliteacute Cette faciliteacute est un moyen pour

Socrate drsquoobtenir de ses interlocuteurs une plus grande spontaneacuteiteacute dans leurs reacuteponses

Dans un deuxiegraveme moment nous avons vu comment Socrate introduisit progressivement

un certain nombre de regravegles de discussion certaines avant le deacutebut du questionnement mais

drsquoautres pendant voire agrave la toute fin avant la reacutefutation finale Lrsquoenreacutegimentation du dialogue

vers la dialectique nrsquoest pas une illusion il srsquoagit drsquoune phase neacutecessaire Cette phase est

cependant tregraves variable en fonction de lrsquointerlocuteur de Socrate une grande part du travail

repose sur la psychologie de lrsquointerlocuteur de Socrate Nous pouvons pour justifier notre propos

prendre deux exemples Dans un premier temps lrsquoenreacutegimentation avec Polos passa en grande

partie par une lutte contre la macrologie lrsquoart de faire de longs discours visant agrave perdre son

interlocuteur dans un deacutedale de thegraveses En revanche lrsquoenreacutegimentation avec Gorgias semble bien

plus porter sur le respect mutuel et la bienseacuteance Il semble que Socrate ne deacutesire pas froisser

Gorgias alors qursquoil semble tout autant ne pas se preacuteoccuper de violemment contredire Polos

From the readerrsquos point of view things are getting both darker and funnier with Polos but the arguments are not getting better mostly for two reasons Firstly Polos makes it a matter of pride in his first speech he almost openly calls Gorgias a coward (461b5) and he scorns Socrates as we just saw In a word he is being hubristic Socrates meets him with due irony numerous times

(CASTELNEacuteRAC 2015 6)

Troisiegravemement nous avons remarqueacute comment la seacutemantique des jeux que nous avons

deacutecideacute drsquoemployer pour repreacutesenter certaines argumentations a permis de mettre en lumiegravere

lrsquoaspect strateacutegique de lrsquointerrogation socratique Comme le dit Polos il semble que lrsquoobjectif de

Socrate soit tout entier tourneacute vers la reacutefutation de son adversaire par la mise en eacutevidence drsquoune

contradiction Cependant Socrate ne reacutefute pas agrave proprement parler son adversaire il ne fait que

relever des contradictions Par la suite lorsque les contradictions deviennent trop nombreuses

124

lrsquointerlocuteur de Socrate deacutecide de se retirer de la discussion ou un nouvel interlocuteur fait

irruption Cependant nous ne pouvons pas parler de reacutefutations mais bien plutocirct de

contradiction Il srsquoagit drsquoailleurs du sens premier du terme ἔλεγχος qui avant de signifier

reacutefutation signifie simplement examen

Enfin le dernier moment de cette premiegravere eacutetude fut une deacutemonstration expeacuterimentale de

ce que nous eacutevoquions quant au principe du tiers exclu dans les joutes Lagrave ougrave les interpregravetes

virent le plus souvent des preuves par lrsquoabsurde nous nrsquoavons trouveacute que des contradictions Il

reste alors un pas entre lrsquoantilogie et le reductio ad absurdum pouvant potentiellement ecirctre

franchi en fonction du contexte Ce laquo pas raquo ne peut cependant ecirctre franchi de maniegravere

systeacutematique

125

2 Polos et Socrate mesures et morale

De Gorgias agrave Polos [461b - 466a]

Nous venons drsquoillustrer agrave lrsquoeacutechelle drsquoun entretien (du deacutebut du dialogue jusqursquoagrave la

contradiction) lrsquoaspect strateacutegique drsquoune joute dialectique Notre repreacutesentation a en effet pour

objectif drsquoinsister non pas sur le raisonnement dans son ensemble consideacutereacute comme un bloc

monolithique qui serait admis par deux protagonistes mais bien plutocirct comme un eacutechange

strateacutegique dont lrsquoobjectif final sera pour Socrate ou pour son adversaire la mise en eacutevidence

drsquoune contradiction dans le raisonnement adverse mdash ou de la coheacuterence de sa propre penseacutee

quoique chez Platon le fait de ne pas ecirctre Eacuteleacuteate reacuteduise grandement la probabiliteacute drsquoune tel

eacutevegravenement Cependant notre travail avait aussi pour conclusion lorsque nous nous eacutetions

interrogeacutes sur la diffeacuterence entre Socrate et les sophistes que la meacutethode socratique reposait

chez Platon tout du moins sur un projet drsquoenvergure tout orienteacute vers la recherche drsquoune veacuteriteacute

ontologique (et non plus strateacutegique) Nous allons donc saisir ce deuxiegraveme moment de la lecture

du Gorgias pour illustrer ce que nous appelons lrsquoarborescence de recherche ougrave chaque nœud

serait une joute dialectique Cette combinaison justifiera alors le nom geacuteneacuteral drsquoarborescence-

tabulaire pour notre outil de repreacutesentation En bref apregraves lrsquoeacutechelle microscopique de lrsquoentretien

avec Gorgias nous allons maintenant consideacuterer lrsquoeacutechelle macroscopique de lrsquoentretien avec

Polos en le replaccedilant dans un projet plus vaste

La suite de lrsquoentretien est drsquoailleurs assez diffeacuterente de ce qursquoil eacutetait jusque lagrave Socrate

ayant deacuteclareacute avoir deacutecouvert une contradiction chez Gorgias Polos deacutecide de prendre la relegraveve

Ce dernier srsquoindigne de la meacutethode socratique lrsquoensemble des rappels eacutethiques effectueacutes durant

ce premier moment ne suffisent pas agrave convaincre Polos de la bonne foi de Socrate Polos

reproche agrave Socrate drsquoavoir fait conceacutedeacute des propositions fausses agrave Gorgias afin de le pousser agrave la

contradiction

τοῦτο ὃ δὴ ἀγαπᾷς αὐτὸς ἀγαγὼν ἐπὶ τοιαῦτα ἐρωτήματα ἐπεὶ τίνα οἴει ἀπαρνήσεσθαι μὴ οὐχὶ καὶ αὐτὸν ἐπίστασθαι τὰ δίκαια καὶ ἄλλους διδάξειν

126

[crsquoest] cela qui te reacutejouit drsquoautant plus si crsquoest toi qui y pousse avec tes questions Vraiment te figures tu que lrsquoon contesterait savoir ce que sont les choses justes et les enseigner quand mecircme

(PLATON Gorgias 461c)

Pour Polos la malhonnecircteteacute est manifeste car il est impossible de pouvoir preacutetendre enseigner ce

qursquoest ou ce que nrsquoest pas le juste tout en ne le connaissant pas soi-mecircme Pour cette raison

Polos deacuteclare la contradiction caduque et la justifie par une laquo faiblesse raquo de Gorgias Socrate

deacutecide donc drsquoinviter Polos agrave prendre la place de Gorgias afin de constater si lui aussi tomberait

dans une pareille contradiction

καὶ νῦν εἴ τι ἐγὼ καὶ Γοργίας ἐν τοῖς λόγοις σφαλλόμεθα σὺ παρὼν ἐπανόρθου δίκαιος δ᾽ εἶ καὶ ἐγὼ ἐθέλω τῶν ὡμολογημένων εἴ τί σοι δοκεῖ μὴ καλῶς ὡμολογῆσθαι ἀναθέσθαι ὅτι ἂν σὺ βούλῃ [hellip]

Ainsi en ce moment mecircme si dans nos propos agrave Gorgias et moi il y a quelque chose drsquoinexact corrige-nous tu le dois Et je veux si nous nous sommes mis drsquoaccord sur un point qui te paraicirct faux que tu me fasses rejouer mon coup [hellip]

(PLATON Gorgias 461c-d [trad modif LAFFITTE])

Lrsquoironie socratique est encore une fois une neacutecessiteacute face agrave un personnage indigneacute et en colegravere

lrsquoart de la conversation neacutecessite au preacutealable la reacuteintroduction drsquoune perspective de recherche

commune crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour lrsquointerlocuteur de Socrate agrave continuer le dialogue Nous

remarquons ici encore comment cette recherche de veacuteriteacute semble adopter un caractegravere ludique

(au sens premier du terme) La reacutefeacuterence au jeu de pions nrsquoest drsquoailleurs pas un hasard il est clair

que Socrate et les sophistes jouent le mecircme jeu mais pour des motifs diffeacuterents Ce moment peut

donner lrsquoimpression (volontaire) que Socrate nrsquoest plus alors en train de chercher la veacuteriteacute mais

srsquoamuse simplement agrave reacutefuter les thegraveses de ses interlocuteurs agrave la suite (agrave lrsquoimage drsquoun Gorgias

preacutetendant pouvoir reacutepondre agrave toute question) Cette interpreacutetation nrsquoest pourtant que partielle

car il apparaicirct au delagrave de la satisfaction immeacutediate de la reacutefutation que Socrate deacutesire

neacuteanmoins arriver agrave une position finale exempte de toute contradiction La suite du dialogue

appuiera davantage ce point comme nous le verrons

Cependant chose remarquable les rocircles srsquoinversent agrave cet instant et Socrate entre dans la

posture du Reacutepondant Lrsquoobjectif de Platon est compreacutehensible apregraves avoir critiqueacute la position

127

de Gorgias il convient maintenant pour Platon agrave travers la figure de lrsquoauteur drsquoavancer sa thegravese

Comme toujours chez Platon il nrsquoy a pas de hasard en vertu notamment du postulat theacuteacirctral tel

que nous lrsquoeacutevoquions parmi nos hypothegraveses de recherche Cette transition est agrave lrsquoeacutevidence une

rupture manifeste dans la maiumleutique comme art de la recherche de veacuteriteacute Socrate nous montre

alors comment il convient drsquoagir dans une telle situation Il faut flatter lrsquoadversaire et donner

lrsquoillusion que celui-ci a le dessus sur la situation bien souvent les dialogues se concluent par un

malaise chez lrsquointerlocuteur celui-ci nrsquoayant pas eacuteteacute capable de deacutefinir son propre objet Voilagrave

alors tout lrsquointeacuterecirct de ce passage faussement eacutelogieux de Socrate vis-agrave-vis de la jeunesse

qursquoincarne Polos et ougrave Socrate espegravererait voir celui-ci le laquo corriger raquo de ses erreurs Seul le

lecteur naiumlf pourrait prendre ce passage au pied de la lettre Platon joue drsquoailleurs beaucoup de

lrsquoironie socratique pour non seulement eacuteclairer ce que nous disions plus haut mais aussi pour

discreacutediter certains personnages aupregraves du lecteur Ici par exemple Polos apparaicirct clairement

comme un personnage peu enclin agrave la discussion et encore moins agrave discerner lrsquoironie de la

sinceacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence la recherche de veacuteriteacute sur le monde par delagrave les preacutejugeacutes sensibles ne

sera pas simple avec ce personnage Pourtant Socrate se sacrifie Comme il est eacutecrit dans la

Reacutepublique au livre VII le philosophe doit retourner dans la caverne pour sortir les autres de

leur ignorance Crsquoest cela que Socrate reacutealise devant nous en ne renonccedilant jamais au dialogue

mais en lui donnant des regravegles pour que celui-ci ait un sens 86

La regravegle principale que Socrate deacutesire imposer est cruciale elle deacutefinit la condition mecircme

du dialogue la micrologie (que nous opposons agrave la macrologie agrave savoir lrsquoart des longs

discours) Socrate demande agrave Polos de continuer lrsquoentretien par de courtes questions et reacuteponses

condition sine qua non de la recherche dialectique selon lui Comme eacutevoqueacute lors de la premiegravere

intervention de Polos avant lrsquoentretien avec Gorgias les longs discours ne reacutepondent pas aux

questions ils permettent uniquement de perdre lrsquoadversaire (dans un contexte agonistique) dans

les meacuteandres drsquoun raisonnement trop long agrave reacutefuter Il est neacutecessairement plus long de reacutefuter un

raisonnement que drsquoeacutenoncer le raisonnement fallacieux lui-mecircme La macrologie est donc agrave la

Lrsquoenreacutegimentation du dialogue lui donne agrave la fois une direction crsquoest-agrave-dire oriente la recherche et 86

dans le mecircme temps la justifie en lui attribuant une signification Nous jouons alors sur la polyseacutemie du sens en franccedilais Par ces regravegles le dialogue devient senseacute et censeacute

128

fois un moyen de faire perdre le cours du dialogue agrave lrsquoadversaire et aux auditeurs mais aussi un

habile moyen pour gagner du temps car il devient impossible pour lrsquoopposant de prendre assez

de temps pour reacutefuter la totaliteacute de la proposition initiale Pourtant quiconque a lu le Gorgias ne

peut que srsquoeacutetonner drsquoune pareille argumentation de la part de Socrate qui le plus souvent

monopolise la parole et qui finira mecircme le dialogue par ne plus que parler seul face au

deacutesinteacuteressement de Calliclegraves Neacuteanmoins il faut ici garder agrave lrsquoesprit qursquoil srsquoagit avant tout du

principe maiumleutique et que pour cette raison Socrate parle beaucoup mais pas trop

Bien que nous allions revenir dans la derniegravere partie de notre travail sur les monologues

socratiques de la fin du Gorgias nous pouvons deacutejagrave eacutevoquer la raison principale de cette

diffeacuterence de traitement la juste mesure Quand bien mecircme Socrate parlerait parfois beaucoup 87

plus que Polos Gorgias ou Calliclegraves il ne parle jamais trop Socrate est toujours soit dans son

raisonnement soit dans une ironie dont la viseacutee est seulement de maintenir les conditions du

dialogue Agrave lrsquoinverse mecircme srsquoils parlent parfois peu il nrsquoempecircche que les sophistes ne sont pas

agrave chaque intervention dans le sens du dialogue lrsquoobjectif est avant tout pour eux de sortir

victorieux de lrsquoeacutechange Bien au contraire agrave de nombreuses reprises ceux-ci tentent de perturber

lrsquoauditoire et lrsquoadversaire afin de remporter la joute sans se preacuteoccuper de la justesse de leur

propos Plus preacuteciseacutement drsquoapregraves la conclusion de notre premier chapitre sur le fonctionnement

des joutes la veacuteriteacute des sophistes nrsquoest autre qursquoune simple strateacutegie gagnante En cela le simple

fait drsquoecirctre victorieux est un preuve temporaire de la veacuteraciteacute de lrsquoargumentation Cela ne

fonctionne plus chez Platon pour qui la veacuteriteacute nrsquoa drsquoautre juge que le reacuteel lui-mecircme Lrsquoexteacuterieur

de la caverne est le monde le plus reacuteel davantage reacuteel que les ombres projeteacutees sur le fond de la

salle La macrologie du sophiste (au sens geacuteneacuteral) est ainsi une strateacutegie dont lrsquounique objectif

est de deacutestabiliser lrsquoadversaire Crsquoest donc potentiellement une strateacutegie gagnante mais dans

lrsquooptique plus honnecircte de la recherche de veacuteriteacute comme absolu commun reacutesultant drsquoun effort de

dialogue cette macrologie est une consideacuterable perte de temps qursquoil faut impeacuterativement

eacuteradiquer Un bon dialogue repose sur la juste mesure du temps de parole mesure non pas

Agrave ne pas confondre avec la mesure du juste que nous allons aborder par la suite Nous nous inspirons 87

ici et pour la suite de maniegravere pousseacutee des travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot et notamment du chapitre VI de son ouvrage Platon lrsquoinvention de la philosophie deacutejagrave preacuteceacutedemment citeacute dans notre travail

129

arithmeacutetique (dureacutees toujours identiques) mais geacuteomeacutetrique (dureacutees toujours proportionnelles agrave

la neacutecessiteacute du propos) En cela les monologues socratiques de la fin du Gorgias respectent la

juste mesure quoique nous y reviendrons par la suite

Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b]

Nous nous concentrons maintenant sur un passage assez court et qui pourtant requiert une

vaste compreacutehension de lrsquoœuvre de Platon pour ecirctre pleinement abordeacute Apregraves un deacutebat

initialement sur la nature de la rheacutetorique Polos deacuteplace lrsquoobjet vers la puissance des orateurs

dans la citeacute Polos refuse cateacutegoriquement la critique de Socrate et deacuteclare que la supreacutematie de

la rheacutetorique vient de sa capaciteacute agrave rendre un homme tout-puissant dans la citeacute Il srsquoappuie alors

sur lrsquoargumentaire de Gorgias que lrsquoon trouve par exemple dans lrsquoEacuteloge drsquoHeacutelegravene et qursquoil vient

drsquoeacutenoncer (456a- 457c)

[hellip) la puissance eacuteminente de la rheacutetorique qui [] permet [au sophiste] dans le cadre drsquoun deacutebat public de lrsquoemporter sur nrsquoimporte qui y compris un speacutecialiste agrave nrsquoimporte quel sujet

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 171)

Il srsquoagit drsquoun argument de fait la deacutevaluation socratique est contredite par le constat empirique

de la toute puissance des rheacuteteurs dans la citeacute deacutemocratique ce qui a eacuteteacute eacutetabli par Gorgias agrave la

fin de la premiegravere joute Pour le rheacuteteur les plus grands hommes sont dans une citeacute

deacutemocratique les eacutequivalents des tyrans ceux-ci possegravedent droit de vie ou de mort sur les autres

citoyens Cette capaciteacute est lrsquoincarnation drsquoun pouvoir absolu pour Polos Pourtant Socrate

remarque que lrsquoassimilation de la puissance agrave un bien conduit les rheacuteteurs agrave nrsquoavoir aucune

puissance srsquoils ne peuvent atteindre un but valable La joute qui va suivre portera donc sur un

problegraveme de mesure opposant drsquoune part lrsquoargumentation empirique de Polos et lrsquoargumentation

rationnelle de Socrate (cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172)

Socrate va alors jouer le jeu de Polos afin de le contredire sur son propre terrain Il

commence par distinguer la connaissance rationnelle de lrsquoopinion Cet argument nrsquoest pas sans

rappeler le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature dont nous parlions un peu plus tocirct La

meacutethodologie eacuteleacuteate en grande partie agrave lrsquoœuvre dans la maiumleutique socratique passe par cette

130

distinction primordiale entre ce que les mortels croient et la veacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence lrsquoobjectif du

philosophe est de toujours deacutepasser lrsquoopinion afin de preacutetendre agrave une connaissance vraie sur le

monde Or le tyran comme le sophiste ne srsquoen tient qursquoagrave ses opinions et nrsquoa pas de jugement

vrai (au sens platonicien) sur le monde Ainsi ce dernier fait ce qursquoil croit ecirctre bien pour lui

mais nrsquoen a en fait aucune reacuteelle ideacutee Un homme preacutesenteacute comme theacuteorique et deacutepourvu

drsquointelligence laquo se tromperait presque ineacutevitablement et choisirait le pire pour lui raquo (SEacuteGUY-

DUCLOT 2014 172) Ainsi conclut Socrate quand bien mecircme la puissance serait un bien comme

le disait Polos cet homme incapable drsquoagir dans son propre inteacuterecirct serait incapable drsquoaller vers

un quelconque bien Lrsquoobjectif de la joute pour Socrate est donc le suivant prouver que le tyran

souffre drsquoune impuissance radicale (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172) En deacutemontrant ceci Socrate

reacutefutera Polos

Mais Polos refuse une distinction seacutemantique cruciale entre laquo faire ce que bon nous

semble raquo et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo Le rheacuteteur qursquoil est ne la refuse pas simplement mais en

profite pour rabaisser Socrate et traiter son argumentation de laquo pitoyable raquo Lagrave encore le

personnage de Socrate nous donne une leccedilon de patience et drsquoironie Bien plutocirct que de

srsquoeacutenerver Socrate reacutepond agrave Polos avec une fausse politesse eacutevidente Lrsquoobjectif est ici de ne pas

laisser le dialogue sombrer dans lrsquoeacuteristique qui reposerait plus sur des injures que sur des

arguments logiques Socrate parvient mecircme agrave revenir dans la position du questionneur (situation

ideacuteale puisque permettant de conduire lrsquoentretien bien plus facilement) En prenant lrsquoexemple

drsquoun malade prenant un meacutedicament non pas pour le plaisir de boire la potion mais pour son effet

curatif Socrate fait reconnaitre agrave Polos qursquoune action nrsquoest jamais faite pour elle-mecircme mais

seulement en vue de sa finaliteacute De la mecircme maniegravere les marins ne sillonnent pas les mers pour

le simple fait de sillonner les mers mais pour acqueacuterir des richesses Socrate opegravere ensuite une

tripartition entre les choses (dans le sens drsquoactions) quant agrave lrsquoeacutevaluation de leur viseacutee certaines

sont bonnes drsquoautres mauvaises et drsquoautres enfin neutres Polos reconnait cette division Mais

directement apregraves Socrate fait aussi conceacuteder agrave Polos que les actions neutres ne sont en fait

jamais une fin mais un moyen vers un bien Par exemple on ne marche pas pour marcher mais

pour se deacuteplacer aller agrave un endroit Ainsi mecircme si la marche en elle-mecircme est une activiteacute

consideacutereacutee comme neutre sa finaliteacute est celle drsquoune bonne action De la mecircme maniegravere Socrate

131

fait reconnaitre agrave Polos que mecircmes les pires actions telles que faire peacuterir un homme ou lrsquoexiler

ne sont jamais faites dans un autre but que notre propre bien Socrate vient ainsi de deacutefinir

quelque chose drsquoimportant pour la suite toute action bonne neutre ou mauvaise est toujours

accomplie dans le sens de ce que nous pensons pouvoir nous apporter un certain bien Par ce

raisonnement Socrate vient de lier intrinsegravequement toute action avec la volonteacute drsquoun bien

personnel pour lrsquoagent Cet eacuteleacutement est primordial il va permettre la mise en place des

paradoxes socratiques et par la suite la reacutefutation des positions de Polos

La distinction qursquoeffectue Socrate part du principe eacutetabli que toute action vise le bien pour

son agent Si le tyran dans sa toute puissance commet une action qui se reacutevegravele nuisible pour lui

alors il nrsquoa pas pu faire ce qursquoil voulait puisque celui-ci voulait neacutecessairement son propre bien

Nous voyons comment Platon joue avec la volonteacute ponctuelle drsquoune part et la volonteacute finale

drsquoautre part La volonteacute ponctuelle est lrsquoaction que lrsquohomme veut faire agrave un instant donneacute Mais

chaque action reacutesultant de la volonteacute ponctuelle srsquoinscrit dans un projet plus geacuteneacuteral de volonteacute

finale crsquoest-agrave-dire le bien de lrsquoagent En subordonnant toute volonteacute ponctuelle agrave la volonteacute

finale Socrate permet de distinguer clairement laquo faire ce que bon nous semble raquo (volonteacute

ponctuelle) et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo (volonteacute finale) Tout homme veut le bien mais son

ignorance ne lui permet pas toujours drsquoaccorder sa volonteacute ponctuelle et sa volonteacute finale La

critique de Socrate repose donc sur lrsquoignorance du rheacuteteur Le tyran qui ne sait pas peut tout

faire de faccedilon ponctuelle mais pas de faccedilon finale La connaissance du juste est neacutecessaire agrave

lrsquoomnipotence

Le rheacuteteur confond pouvoir et puissance potestas et potentia Le pouvoir est la reacutealiteacute du

tyran il srsquoagit de son champ drsquoaction son intensiteacute dans lrsquoacte En cela le tyran est lrsquohomme

avec le plus de pouvoir Le pouvoir rejoint lrsquoautoriteacute lrsquoeffet immeacutediat sur les autres La

puissance agrave lrsquoinverse est un rapport agrave soi passant par une connaissance du reacuteel Crsquoest agrave la fois un

savoir et une vertu Socrate est le personnage le plus puissant en accordant agrave la perfection ce

qursquoil veut agrave la reacutealiteacute du monde La fin de la puissance nrsquoest pas drsquoexercer un pouvoir sur autrui

mais sur soi Le sophiste absolu incarneacute par la suite par Calliclegraves est maitre de lrsquounivers sans

ecirctre maitre de lui-mecircme il est pur pouvoir La volonteacute de puissance implique de commander agrave ce

132

qui est en soi elle implique drsquoobeacuteir agrave ce qui est plus grand que soi Si nous deacutesirons ici prendre le

temps de la reacuteflexion sur ces notions de pouvoir et de puissance crsquoest avant tout pour insister sur

la faccedilon avec laquelle Platon parvient comme nous lrsquoeacutevoquions plus haut agrave joindre diffeacuterents

plans de sa penseacutee Comme nous lrsquoeacutevoquions la diffeacuterence entre le philosophe et le sophiste

repose dans sa pratique du dialogue sur la preacutesence pour le philosophe drsquoune finaliteacute deacutepassant

lrsquohorizon simple de la victoire de la joute oratoire De la mecircme maniegravere dans le Gorgias il

apparaicirct clairement que la distinction entre la puissance et le pouvoir relegraveve du mecircme problegraveme

Finalement tout ceci pourrait se reacutesumer agrave la partie de lrsquoacircme mise en avant selon le personnage

Dans le cas du philosophe toute lrsquoacircme est tourneacutee vers laquo les choses de lrsquointellect raquo (νοῦς) alors

que le tyran (crsquoest-agrave-dire le sophiste dans ce qursquoil est de plus extrecircme) tourne son acircme vers laquo les

plaisirs mateacuteriels raquo (ἐπιθυmicroία)

Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes

laquo Nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo La conclusion socratique semble intenable En effet

drsquoapregraves lrsquoensemble de ses positions Socrate semble deacutefendre lrsquoideacutee selon laquelle toute action a

pour finaliteacute le bien Mais la situation est indeacutefendable sur le plan juridique Comment peut-on

garder un systegraveme judiciaire reposant sur la responsabiliteacute des actes si toute injustice devient

neacutecessairement involontaire Ce problegraveme nrsquoen est pourtant pas un pour Platon nous deacutecidons

de regarder les thegraveses platoniciennes sous un aspect plus geacuteneacuteral En effet notre approche

dialogique nous a bien souvent conduit agrave ne voir dans les joutes socratiques que des strateacutegies

gagnantes vides de reacutealiteacutes Cependant le moment nous semble ici ideacuteal pour justifier au plan

large (crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble du corpus et non plus seulement drsquoune œuvre prise

isolement) que le personnage de Socrate est le vecteur de thegraveses platoniciennes Ces thegraveses

deacutepassent les apories de surface pour prendre un sens nouveau une fois pleinement remises dans

leur contexte

En vertu des thegraveses eacutenonceacutees dans lrsquoHippias mineur celui qui manque son objectif

volontairement est meilleur que celui qui le fait sans en avoir le choix Par exemple celui qui

court lentement par choix est un meilleur coureur que celui qui court lentement par neacutecessiteacute

133

mdash Ἐν δρόμῳ μὲν ἄρα πονηρότερος ὁ ἄκων κακὰ ἐργαζόμενος ἢ ὁ ἑκών mdash Ἐν δρόμῳ γε

mdash Dans la course celui qui fait un mauvais travail involontairement est plus mauvais que celui qui le fait volontairement mdash Oui dans la course

(PLATON Hippias mineur 374a)

Mais dans ce cas celui qui manquerait volontairement la justice de son action serait plus juste

que celui qui le ferait par erreur Lrsquohomicide volontaire serait par exemple moins grave que

lrsquohomicide involontaire du simple fait que dans le premier cas le criminel aurait eu conscience

de ce qursquoil eucirct fallu faire de juste mais aurait volontairement choisi lrsquoinjustice Nous voyons

combien la discussion entre Polos et Socrate est grave il ne srsquoagit plus simplement de deacutefinir

lrsquoactiviteacute des orateurs dans la citeacute mais de rendre raison drsquoun systegraveme juridique reposant sur

lrsquointentionnaliteacute des actes La distinction repose ici sur les deux termes preacuteceacutedemment citeacutes

laquo volontaire raquo (ἑκών [374a]) et laquo involontaire raquo (ἄκων) Le dialogue de lrsquoHippias mineur ne

propose ici aucune solution et se termine par une aporie Toutefois la difficulteacute est leveacutee dans un

autre dialogue le Protagoras (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 175)

ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν

Pour moi je suis agrave-peu-pregraves persuadeacute quaucun sage ne croit que qui que ce soit pegraveche de plein greacute et fait de propos deacutelibeacutereacute des actions honteuses et mauvaises mais ils savent tregraves bien que tous ceux qui commettent des actions de cette nature les commettent involontairement

(PLATON Protagoras 345d-e [trad modif COUSIN])

Le Gorgias se place donc agrave la suite de cette consideacuteration qui est que la volonteacute finale ne peut

ecirctre que le bien Il devient donc impossible de commettre une injustice involontairement ce qui

supprime de facto lrsquoaporie de lrsquoHippias mineur Mais cette solution qui supprime lrsquoinjustice

volontaire ne permet pas dans un systegraveme peacutenal de consideacuterer lrsquoinjustice involontaire comme

moins grave puisque lrsquoinjustice devient neacutecessairement involontaire Nous retrouvons ici lrsquoideacutee

deacutefendue par Aristote dans son Eacutethique agrave Nicomaque

134

ἔτι δὲ τί διαφέρει τῷ ἀκούσια εἶναι τὰ κατὰ λογισμὸν ἢ θυμὸν ἁμαρτηθέντα φευκτὰ μὲν γὰρ ἄμφω δοκεῖ δὲ οὐχ ἧττον ἀνθρωπικὰ εἶναι τὰ ἄλογα πάθη ὥστε καὶ αἱ πράξεις τοῦ ἀνθρώπου ltαἱgt ἀπὸ θυμοῦ καὶ ἐπιθυμίας ἄτοπον δὴ τὸ τιθέναι ἀκούσια ταῦτα

Et de plus quelle diffeacuterence fait-on si elles sont commises contre notre greacute entre les fautes de calcul et les fautes dues agrave lrsquoardeur Elles sont en effet agrave proscrire toutes les deux Or les fautes sans calcul semble-t-il ne sont pas moins humaines De sorte que sont aussi le fait de lrsquohomme les actions qui procegravedent de lrsquoardeur et de lrsquoappeacutetit Il est donc deacuteplaceacute de poser lagrave des actes non consentis

(ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque III 1 1111b1 [trad modif BODEacuteUumlS])

Nous devons alors nous tourner vers le dernier dialogue de Platon pour comprendre

comment sortir deacutefinitivement de lrsquoaporie et reacuteintroduire un systegraveme judiciaire capable drsquoagir

dans la citeacute Il srsquoagit des Lois IX

si nous voulons accorder le laquo nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo et les neacutecessiteacutes du systegraveme peacutenal nous ne pouvons affirmer qursquoil y a agrave la fois une injustice volontaire et une injustice involontaire Il srsquoagit drsquoun problegraveme dialectique tout reacuteside dans le choix de la bonne distinction agrave opeacuterer

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176)

Seacuteguy-Duclot remarque que la distinction ne repose plus sur lrsquoinjustice volontaire ou non mais

sur la notion de laquo dommage raquo (βλάβη [862a]) entre un dommage qui relegraveve de lrsquoinjustice et un

dommage qui nrsquoen relegraveve pas laquo Tout dommage nrsquoest pas une injustice il peut nrsquoecirctre qursquoun

dommage involontaire raquo (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176) Le lecteur devra alors remarquer la

pirouette fantastique opeacutereacutee par Platon qui plutocirct que de deacutemontrer que toute injustice est

involontaire deacutemontre agrave lrsquoinverse que lrsquoinjustice involontaire nrsquoexiste pas Ceci peut alors

sembler paradoxal et aller agrave lrsquoencontre de la thegravese deacutefendue plus tocirct consistant agrave renier

lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune volonteacute meacutechante Bien au contraire en srsquoappuyant sur la distinction que

nous avons preacuteceacutedemment eacutenonceacutee il apparaicirct clairement que tout le raisonnement repose sur les

ambiguiumlteacutes de certains mots La volonteacute nrsquoest pas simplement ce que lrsquoon deacutesire faire de maniegravere

immeacutediate mais ce vers quoi lrsquoon tend de maniegravere finale il srsquoagit de la diffeacuterence que nous

consideacuterions plus tocirct entre volonteacutes finale et ponctuelle Une injustice doit toujours ecirctre

volontaire puisque une injustice est la reacutesultante drsquoune action meacutediteacutee de maniegravere ponctuelle

135

comme moyen drsquoatteindre le bien Lrsquoinjustice est donc la cause drsquoune ignorance de la part de

lrsquoagent incapable de comprendre le lien reacuteel entre son action immeacutediate et ses conseacutequences

ultimes Ecirctre injuste crsquoest ne pas savoir ce qui reacutesultera de notre action Les dommages en

revanche ne sont pas neacutecessairement lieacutes agrave la volonteacute de lrsquoagent Il existe des dommages

involontaires lorsque les conseacutequences de lrsquoaction sont totalement impreacutevisibles En revanche

lrsquoinjustice est toujours volontaire puisque elle est un autre nom pour un laquo mauvais jugement raquo

En suivant notre raisonnement le lecteur pourra ecirctre surpris drsquoy voir surgir un autre

paradoxe apparement plus dur encore agrave deacutepasser Si lrsquoinjustice ne relegraveve pas drsquoune mauvaise

volonteacute mais drsquoune ignorance du bien comment peut-on condamner un homme pour son

ignorance Le problegraveme semble persister et aucun des dialogues eacutetudieacutes nrsquoapporte de reacuteponse agrave

cette question Les lois amegravene un premier eacuteleacutement de reacuteponse Lrsquoinjustice trouve sa source dans

le laquo cœur raquo (θυmicroός [863b] le laquo plaisir raquo (ἡδονή) et lrsquolaquo ignorance raquo (ἄγνοια) Selon Platon

lrsquoinjustice prend place quand lrsquoignorance conduit agrave prendre un plaisir pour le bien Nous pouvons

alors sortir du paradoxe en rapprochant ce raisonnement de ce que nous avions conclu agrave la suite

du livre VI de la Reacutepublique En effet la tripartition de lrsquoacircme et le dualisme ontologique sont la

cause reacuteelle de lrsquoinjustice mais aussi de sa responsabilisation Le cœur comme expliqueacute dans le

Phegravedre est la source du choix de vie chez lrsquohomme Il faut donc que lrsquohomme tourne tout entier

son cœur vers la raison et reacutesiste agrave la distraction de lrsquoeacutetalon noir les deacutesirs

ὅταν δ᾽ οὖν ὁ ἡνίοχος ἰδὼν τὸ ἐρωτικὸν ὄμμα πᾶσαν αἰσθήσει διαθερμήνας τὴν ψυχήν γαργαλισμοῦ τε καὶ πόθου κέντρων ὑποπλησθῇ ὁ μὲν εὐπειθὴς τῷ ἡνιόχῳ τῶν ἵππων ἀεί τε καὶ τότε αἰδοῖ βιαζόμενος ἑαυτὸν κατέχει μὴ ἐπιπηδᾶν τῷ ἐρωμένῳ ὁ δὲ οὔτε κέντρων ἡνιοχικῶν οὔτε μάστιγος ἔτι ἐντρέπεται σκιρτῶν δὲ βίᾳ φέρεται καὶ πάντα πράγματα παρέχων τῷ σύζυγί τε καὶ ἡνιόχῳ ἀναγκάζει ἰέναι τε πρὸς τὰ παιδικὰ καὶ μνείαν ποιεῖσθαι τῆς τῶν ἀφροδισίων χάριτος

Quand la vue dun objet propre agrave exciter lamour agit sur le cocher embrase par les sens son acircme tout entiegravere et lui fait sentir laiguillon du deacutesir le coursier qui est soumis agrave son guide domineacute sans cesse et dans ce moment mecircme par les lois de la pudeur se retient dinsulter lobjet aimeacute mais lautre ne connaicirct deacutejagrave plus ni laiguillon ni le fouet il bondit emporteacute par une force indomptable cause les disgracircces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le joug et au cocher les entraicircne vers lobjet de ses deacutesirs et apregraves une volupteacute toute sensuelle

136

(PLATON Phegravedre 254a [trad modif COUSIN])

Lrsquohomme est donc responsable de ce vers quoi il se tourne De plus les plaisirs sont une

image deacuteteacuterioreacutee du bien dans le monde sensible Il y a donc une plus faible proportion drsquoecirctre

dans les plaisirs sensibles que dans les strates supeacuterieures des plaisirs intelligibles Lrsquoinjustice est

donc la reacutesultante drsquoune mauvaise orientation de lrsquoacircme conduisant lrsquohomme agrave prendre une image

sensible pour une reacutealiteacute intelligible

Nous en sommes responsables parce que la laquo ligne raquo de lrsquoecirctre est verticale et paradoxalement non lineacuteaire Le bien nrsquoest pas un terme quelconque il correspond au sommet agrave la fois de lrsquoecirctre et de la connaissance et pourtant du fait de la non-lineacuteariteacute nous sommes libres de ne pas le suivre Il y a donc non pas une neacutecessiteacute de connaissance mais un devoir de connaissance

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 180)

Crsquoest drsquoapregraves ce laquo devoir de connaissance raquo que lrsquohomme peut juger et ecirctre jugeacute dans la citeacute Ce

que nous venons drsquoexpliquer ne couvre eacutevidemment pas la totaliteacute de la question morale chez

Platon loin srsquoen faut Cependant nous sommes deacutejagrave en possession de nombreux eacuteleacutements nous

permettant de comprendre de maniegravere plus claire le chemin parcouru Nous pouvons alors

repreacutesenter selon notre modegravele arborescent la totaliteacute du raisonnement effectueacute sur cette question

morale

137

FIG 17 REPREacuteSENTATION ARBORESCENTE DU PROBLEgraveME DE LrsquoINJUSTICE88

Cette repreacutesentation se lit du bas vers le haut La premiegravere aporie apparaicirct dans lrsquoHippias mineur

Socrate srsquoy interroge sur la diffeacuterence entre celui qui manque son but volontairement et celui qui

le manque involontairement Si cela fonctionne dans le cas de la course (un coureur qui va

volontairement lentement est meilleur qursquoun coureur condamneacute agrave ne pas aller vite) Socrate doit

reconnaitre que cela ne fonctionne plus dans le cas de la morale Tout du moins le problegraveme est

Nous utilisons dans cette repreacutesentation le symbole laquo perp raquo pour signaler une antilogie ou toute forme 88

drsquoinvaliditeacute du raisonnement (par exemple lrsquoincapaciteacute de juger un individu) On peut alors parler drsquoaporie plutocirct que drsquoantilogie

138

Hippias mineur

Protagoras

Lois IX

perp

perp

perp

perp

Gorgias

Reacutepublique Phegravedre

Celui qui commet une injustice volontairement est meilleur que celui qui le fait involontairement

Il est impossible de juger les hommes pour leurs actes car personne ne commet lrsquoinjustice volontairement

Toute injustice est

condamnable

Nul ne deacutesire lrsquoinjuste

comme finaliteacute mais

cer ta ins le deacutes irent

comme moyen

Lrsquohomme est responsable

de ce sur quoi il applique

son acircme

poseacute mais il ne trouve pas de reacuteponse satisfaisante Un eacuteleacutement de reacuteponse se trouve alors dans le

Protagoras ce qui permet de deacutepasser lrsquoaporie en eacuteclairant sous un autre jour le problegraveme La

thegravese deacuteveloppeacutee est la mecircme que celle qui sera reprise par la suite dans le Gorgias agrave savoir

qursquoen morale il est impossible de volontairement rater sa cible On ne peut pas viser ce que lrsquoon

ne considegravere pas ecirctre le bien ou agrave lrsquoinverse nos actions ne peuvent que viser ce que nous

consideacuterons ecirctre le bien Le problegraveme de lrsquoHippias mineur est donc en partie reacutesolu le problegraveme

nrsquoexiste pas Cependant une autre aporie fait son apparition dans ce cas comment peut-on

juger les hommes si ceux-ci ne peuvent que viser ce qursquoils considegraverent comme eacutetant le bien

Pour cette raison le Protagoras remplace une aporie theacuteorique par une aporie pragmatique Les

Lois IX nous donnent une reacuteponse mais agrave lrsquoextrecircme opposeacute de nos attentes Il ne srsquoagit plus de

faire la distinction entre injustice volontaire ou involontaire mais entre les dommages reacutesultant

drsquoune injustice ou non Ainsi Platon condamne tout dommage reacutesultant drsquoune injustice ce qui

est lrsquoinverse de ce que le lecteur imagine toute injustice est certes involontaire mais toute

injustice est condamnable La situation semble tout aussi aporeacutetique que preacuteceacutedemment quoique

les choses avancent Le Gorgias sans reacutepondre directement permet neacuteanmoins de percevoir la

penseacutee de Platon en filigrane il existe une distinction entre le moyen et la finaliteacute drsquoune action

On peut vouloir le mal comme un moyen pour arriver agrave ce que lrsquoon pense ecirctre le bien (comme

finaliteacute) Il est alors selon Platon condamnable de deacutesirer une action injuste mecircme dans

lrsquooptique finale du bien Pour justifier cette responsabiliteacute agrave deacutesirer lrsquoinjuste il faut enfin se

tourner vers la theacuteorie de lrsquoacircme dans la Reacutepublique et le Phegravedre Nous remarquons alors ce qui

fait lrsquouniciteacute et lrsquouniteacute de la thegravese platonicienne chaque raisonnement semble isolement

aporeacutetique Pourtant une fois reacuteinteacutegreacutees agrave un projet plus vaste plus large il devient clair que les

apories ne sont que des moments de la reacuteflexion Il est aussi remarquable que lrsquoaporie des Lois

trouve sa solution dans son double theacuteorique la Reacutepublique Lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutetait pas

lineacuteaire et toutes les reacuteponses ne se trouvent pas dans son dernier ouvrage Drsquoapregraves notre lecture

la Reacutepublique contient en elle les fondements theacuteoriques servant ainsi de reacuteponse aux autres

apories preacuteceacutedemment souleveacutees

Plus qursquoun simple choix visuel cette repreacutesentation arborescente vise selon nous agrave

montrer comment les apories locales disparaissent agrave lrsquoeacutechelle globale Nous le disions au deacutebut

139

de notre travail Platon est un dramaturge Dans ce cas il convient de lire un dialogue non pas

comme une piegravece entiegravere mais simplement comme une scegravene La succession des apories ou des

difficulteacutes ne repreacutesente pas la fin du raisonnement mais sa condition En cela lrsquoapproche de

Platon est dialectique car chaque problegraveme est consideacutereacute pour lui-mecircme puis replaceacute dans un

scheacutema de compreacutehension globale bien plus profond

140

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue

La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d]

Le dernier moment de notre travail portera sur la partie du dialogue entre Socrate et

Calliclegraves ainsi que sur le rocircle du mythe final dans la dialectique du Gorgias Bien que ce moment

soit le plus long dans le dialogue du Gorgias nous nrsquoy consacrerons pas autant de temps qursquoil

faudrait pour mener une analyse complegravete de ce passage En effet ayant deacutejagrave illustreacute le

fonctionnement de notre outil repreacutesentatif dans les deux preacuteceacutedentes parties nous preacutefeacuterons ici

nous consacrer aux caractegraveres plus uniques de lrsquoentretien entre Socrate et Calliclegraves agrave savoir le

rejet du dialogue par Calliclegraves ainsi que les recours mythologiques de Socrate Il semble en effet

neacutecessaire de srsquointerroger sur la preacutesence drsquoun mythe en guise de conclusion drsquoun dialogue

pourtant toujours plus rigoureux dans son application des regravegles de lrsquoeacutechange dialectique Nous

nous proposons de confronter le sens du mythe avec son contexte narratif afin drsquoen deacuteduire sa

viseacutee mais aussi son fonctionnement

Afin de comprendre la progression du dialogue nous devons dans un premier temps

comprendre les thegraveses avanceacutees par les deux partis Calliclegraves arrive agrave la suite de la reacutefutation de

Polos Ce que remarque drsquoembleacutee Calliclegraves crsquoest la valeur subversive des propos de Socrate

Pour Calliclegraves les thegraveses socratiques ne sont que des positions volontairement choquantes que

personne (pas mecircme Socrate) ne pourrait veacuteritablement consideacuterer comme vraie

Εἰπέ μοι ὦ Χαιρεφῶν σπουδάζει ταῦτα Σωκράτης ἢ παίζει 89

Dit moi Cheacutereacutephon Socrate est-il seacuterieux ou joue-t-il

(PLATON Gorgias 481b)

Il va en toute logique chercher parmi les preacuteceacutedents arguments de Polos la cause de sa

contradiction Cette erreur est en fait la mecircme chez Polos que chez Gorgias quelque temps

avant il srsquoagit drsquoun abus de conformisme (ou un manque de courage) qui les a empecirccheacute de

soutenir leur thegravese par honte laquo Il a eu honte de dire ce qursquoil pensait raquo (αἰσχυνθεὶς ἃ ἐνόει εἰπεῖν

[482e]) Calliclegraves en revanche ne srsquoembarrasse pas de sentiments il est plus laid de subir

Le terme laquo παίζει raquo est assez ambigu Ce dernier signifie agrave la fois jouer (litteacuteralement faire lrsquoenfant 89

laquo παῖς raquo) mais aussi se moquer (suivi de πρός)

141

lrsquoinjustice que de la commettre Cette honte reacutesulte de la preacutesence drsquoun auditoire et donc de la

pression de lrsquoopinion Il est impossible pour Gorgias et Polos de dire que Socrate a tort parce

que de pareils propos seraient risibles mdash voire condamnables mdash sur la place publique

Calliclegraves sort de la contradiction de Polos en invoquant la distinction entre

laquo nature raquo (φύσις [482e]) et laquo loi raquo (νόmicroος) Pour Calliclegraves Socrate piegravege ses interlocuteurs en

confondant nature et loi Ainsi commettre lrsquoinjustice est peut-ecirctre plus laid selon la loi mais pas

selon la nature les hommes fixent de maniegravere conventionnelle ce qui est laid Agrave lrsquoinverse dans

la nature ce jugement ne semble pas exister de la mecircme faccedilon la nature est par deacutefinition un

reacutefeacuterentiel hors des conventions Telle sera la position de Calliclegraves Dans cette perspective la

morale nrsquoest qursquoune ruse des faibles pour prendre le pouvoir sur les forts En fondant une justice

naturelle Calliclegraves deacutefend le droit du plus fort Il termine alors sa thegravese par la conseacutequence 90

ultime de sa position la philosophie nrsquoest qursquoune discipline intellectuelle qui ne saurait ecirctre la

finaliteacute de lrsquoeacuteducation des jeunes dans la citeacute Faire le choix de la philosophie crsquoest faire le choix

de la faiblesse voire laquo drsquoecirctre condamneacute agrave mort si [un individu malveillant] le voulait raquo ( [hellip] εἰ

βούλοιτο θανάτου σοι τιmicroᾶσθαι [486b])

Socrate reacutepond alors en preacutecisant lrsquoestime que ce dernier a pour un interlocuteur de la

qualiteacute de Calliclegraves

Εἰ χρυσῆν ἔχων ἐτύγχανον τὴν ψυχήν ὦ Καλλίκλεις οὐκ ἂν οἴει με ἅσμενον εὑρεῖν τούτων τινὰ τῶν λίθων ᾗ βασανίζουσιν τὸν χρυσόν [hellip]

Si je me trouvais ayant une acircme en or Calliclegraves ne crois-tu pas que je devrais me reacutejouir de trouver quelqursquoune de ces pierres par laquelle ils eacuteprouvent lrsquoor [hellip]

(PLATON Gorgias 486d)

Calliclegraves gracircce agrave ses positions theacuteoriques extrecircmes repreacutesente une chance pour Socrate Il est

lrsquounique moyen pour le philosophe de tester son art dialectique jusqursquoau bout gracircce agrave la

coheacuterence de ses preacutemisses par rapport au problegraveme de Polos Gorgias et Polos avaient fait 91

Il convient ici de remarquer combien la thegravese preacutesenteacutee est extrecircme et ne reflegravete pas ce qui serait une 90

laquo penseacutee sophistique raquo geacuteneacuterale chez Platon Dans La Reacutepublique I Thrasymaque deacutefinit les lois selon une approche qui se fonde davantage sur lrsquoempirisme et le pragmatisme les lois sont passeacutees et preacutevalent en soit elles sont un avantage mdash et non pas parce quelles iraient dans lrsquointeacuterecirct du plus fort

Cf supra I3 laquo La meacutethode eacuteleacuteate raquo la dokimasie comme test de validiteacute91

142

preuve de gegravene agrave lrsquoideacutee drsquoassumer la totaliteacute des conseacutequences logiques de leur position initiale

mdash qui ne portaient pas sur le mecircme sujet Mais Calliclegraves ne craint rien quant agrave lrsquoavantage de la

rheacutetorique pour la vie bonne il se permet drsquoaller au fond de sa penseacutee quitte agrave proposer un

monde sans autre fondement que la force

Comment peut-on comprendre ce rapport entre philosophie et sophistique Il semble

drsquoune part que le philosophe combatte avec ardeur les sophistes ce dernier doit agrave tout prix

eacuteradiquer leurs thegraveses afin de faire reacutegner un ideacuteal de justice dans la citeacute Pourtant il apparaicirct

comme un besoin pour le philosophe de se confronter agrave lrsquoextreacutemisme morale des sophistes afin

drsquoeacutevaluer ses propres thegraveses En drsquoautres termes le philosophe peut utiliser le sophiste car ce

dernier est un excellent moyen de tester la validiteacute des positions du philosophe

Lrsquoenjeu du dialogue pour le philosophe est donc double il faut soigner lrsquoautre de ses

mauvaises opinions en tentant de le convaincre et se soigner soi-mecircme en eacuteradiquant les thegraveses

invalides de notre raisonnement Pour ce faire il faut neacuteanmoins que le sophiste srsquoengage agrave

respecter les regravegles de lrsquoentretien dialectique Crsquoest lagrave toute la difficulteacute pour le philosophe le

seul apte agrave lui apporter un gain en veacuteriteacute est le sophiste mais ce dernier ne se laisse pas

facilement convaincre de participer agrave un tel exercice Il faut donc user de ruse (fausse naiumlveteacute

flatterie) pour conduire le sophiste agrave accepter de jouer le rocircle de lrsquoopposant Mais il faut de plus

user de ruse pour que ce dernier ne transforme pas le dialogue en une eacuteristique sans inteacuterecirct

Lrsquoironie socratique peut ainsi ecirctre deacutefinie comme lrsquoensemble des proceacutedeacutes hors du dialogue

mais qui rendent ce dialogue possible et feacutecond Le philosophe est condamneacute agrave revenir dans la

caverne pas seulement pour convaincre les autres mais pour se convaincre lui-mecircme drsquoecirctre sucircr

qursquoil ne confonde pas une ombre sensible avec une reacutealiteacute du monde intelligible Le sophiste en

vouant un culte aux ombres est le meilleur adversaire pour accomplir cette catharsis

intellectuelle

Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c]

Socrate remarque une ambivalence autour de la notion de force dans les propos de

Calliclegraves ce dernier confond laquo supeacuterieur raquo (τὸ κρεῖττον [488d]) laquo meilleur raquo (τὸ βέλτιον) et

143

laquo plus fort raquo (τὸ ἰσχυρότερον) Si la loi de nature place le pouvoir dans les mains des plus forts

alors la deacutemocratie est une eacutevolution naturelle de ce transfert de force En somme dans une

deacutemocratie il serait faux de dire que le pouvoir est deacutetenu par les faibles puisque la loi de nature

implique neacutecessairement que celui qui ait le pouvoir soit le plus fort Ainsi lrsquoordre de nature ne

peut qursquoecirctre neacutecessairement respecteacute puisque la force devient une condition a posteriori de

lrsquoapplication du pouvoir Pour le dire autrement avoir le pouvoir conduit neacutecessairement agrave ecirctre le

plus fort puisque la deacutefinition du plus fort est justement drsquoecirctre celui qui a le pouvoir La

deacutemocratie ne peut plus ecirctre le pouvoir des faibles la formule devient contradictoire

Il peut sembler ici que Socrate joue sur les mots mais cela nrsquoest pas vain Lrsquoobjectif de

Socrate contre Calliclegraves comme plus tocirct contre Gorgias et Polos est de pousser ses

interlocuteurs agrave preacuteciser le plus leur penseacutee Ainsi devient-il plus simple pour Socrate de mettre agrave

jour une contradiction dans lrsquoensemble des thegraveses de Calliclegraves

En poussant Calliclegraves agrave deacutefinir davantage sa penseacutee et plus preacuteciseacutement agrave deacutefinir avec un

maximum de rigueur son concept de force Socrate entrevoit la possibiliteacute drsquoy trouver une

contradiction pour la suite de lrsquoentretien Nous voyons comment lrsquoexercice du dialogue se

diffeacuterencie du simple discours de lrsquoorateur qui emploie des termes volontairement vagues et peu

deacutefinis afin de ne pas srsquoengager dans les conseacutequences de ses propos Ecirctre preacutecis crsquoest assumer

les conseacutequences logiques de ses propos Il faut donc parler peu mais parler bien (ce qui

srsquooppose agrave la macrologie de Polos par exemple mais pas au monologue de Socrate de la fin du

discours qui bien qursquoeacutetant parfois tregraves longs ne sont jamais trop longs selon Platon autrement

dit rien dans les propos de Socrate nrsquoest superficiel mais tout contribue soit au raisonnement en

lui-mecircme soit aux proceacutedeacutes meacuteta-dialogiques de maintien de lrsquoesprit dialectique)

Suite agrave cette remarque Calliclegraves explique que les plus forts seraient les plus laquo intelligents

et les plus courageux pour diriger une citeacute raquo (τοὺς φρονίmicroους εἰς τὰ τῆς πόλεως πράγmicroατα καὶ

ἀνδρείους [491c]) Cette intelligence comme qualiteacute agrave bien gouverner serait la raison pour

laquelle ces derniers profitent drsquoavantages dans la citeacute Agrave cela Socrate nuance le propos de son

adversaire srsquoil est eacutevident que la gouvernance revienne aux plus aptes agrave gouverner cela ne

devrait en rien justifier que ceux-ci jouissent de privilegraveges Il ne srsquoagit pas de gouverner dans son

144

inteacuterecirct personnel mais dans une perspective geacuteneacuterale dans laquo lrsquointeacuterecirct de tous raquo Entre alors une 92

nouvelle preacutecision de la part de Calliclegraves qui dans le cadre du dialogue amegravene en substance le

moyen de la reacutefutation finale (nous devons cependant rappeler combien lrsquoensemble de

lrsquoenchaicircnement du dialogue est en soi une suite neacutecessaire drsquohypothegraveses conduisant

systeacutematiquement agrave la deacutecouverte drsquoune antilogie lrsquoensemble du dialogue est le moyen de la

reacutefutation finale puisque chaque assertion repose sur la preacuteceacutedente et introduit la suivante)

Calliclegraves annonce que ceux qui gouvernent doivent jouir de privilegraveges dans la mesure ougrave il sont

laquo les plus ambitieux les plus deacutetermineacutes raquo Calliclegraves entend par lagrave que la gouvernance ne saurait

ecirctre reacuteduite agrave un simple savoir-faire il faut du deacutesir de la passion (surtout quand on pense au

contexte de la deacutemocratie atheacutenienne et de ses nombreux exemples de coups drsquoeacutetat crimes

politiques etc)

Il se fait alors de plus en plus sentir une certaine lassitude de Calliclegraves voire un

eacutenervement agrave reacutepondre aux thegraveses socratiques Ce moment nrsquoest pas anodin et si le caractegravere de

Calliclegraves preacutefigure son abandon du dialogue par la suite nous deacutesirons ici nous interroger quant

aux causes de cet eacutenervement Une observation du scheacutema dialogique est ici neacutecessaire

Calliclegraves reacutepondant aux questions poseacutees par Socrate fait des assertions Ces assertions ont pour

objectif drsquoecirctre geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre agrave mecircme de fonder une theacuteorie qui ne soit pas

restreintes agrave certaines conditions Socrate reacutecupegravere ensuite cette assertion et en teste la validiteacute

en prenant des exemples concrets Bien souvent ces exemples proviennent de la vie courante du

quotidien Le mouvement intellectuel est donc double Dans un premier temps lrsquoesprit srsquoeacutelegraveve

vers des theacuteories geacuteneacuterales (la tradition dirait des Ideacutees) puis dans un second temps lrsquoesprit

redescend et applique au reacuteel ces theacuteories Lrsquoeacutenervement de Calliclegraves survient alors quand

Socrate applique les theacuteories de son interlocuteur agrave des exemples triviaux peu glorieux Alors

que la discussion porte sur des concepts de la plus haute importante comme le bien ou le beau

Socrate confronte les theacuteories ainsi fondeacutees agrave des cas bien particuliers tels que les cordonnier ou

les malades chez le meacutedecin Il y a un retour vers le reacuteel une neacutecessiteacute pour Socrate que la

Lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral eacutevoqueacute ici par Socrate nrsquoest pas sans rappeler ce que sera le laquo bien commun raquo chez 92

Rousseau

145

penseacutee prenne place dans notre monde et ne reste pas seulement au niveau purement theacuteorique

Calliclegraves ne supporte pas ce retour vers le reacuteel et voudrait rester au plan purement speacuteculatif

Il est assez paradoxal de voir comment Platon que la tradition a deacutefini comme le penseur

du ceacuteleste celui qui pointe le ciel du doigt est en fait le philosophe du banal du vulgaire (au

sens latin) La philosophie de Platon nrsquoest pas seulement une contemplation de ce que le monde

devrait ecirctre et ce qursquoimporte comment il est mais bien la penseacutee de ce que le monde est Que

lrsquoon songe agrave Rousseau qui introduit son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute

parmi les hommes en deacuteclarant laquo Commenccedilons donc par eacutecarter tous les faits raquo (ROUSSEAU

1754) Agrave lrsquoinverse Platon pense le monde dans sa totaliteacute et dans sa reacutealiteacute La philosophie nait

chez Platon de cette friction entre lrsquoinfiniment petit et lrsquoinfiniment grand Si cette friction est

feacuteconde chez le philosophe elle est en revanche tregraves douloureuse pour son adversaire Que nous

pensions une fois encore agrave lrsquoimage de la pierre de touche pour eacutevaluer lrsquoor de lrsquoacircme de Socrate

il convient de rayer lrsquoacircme de Calliclegraves ou de supposer que celui-ci soit plus fort que Socrate

Par la suite Socrate effectue un deacutecalage profond de lrsquoaction de gouverner les autres agrave

celle de se gouverner soi-mecircme Cette ambition comme laquo volonteacute de puissance raquo pour 93

paraphraser Nietzsche nrsquoest-elle pas la preuve drsquoune incapaciteacute agrave reacutesister agrave ses deacutesirs En faisant

de cette laquo ambition raquo la qualiteacute des grands hommes Calliclegraves est dans lrsquoeacuteloge de lrsquointempeacuterance

Or il existe pour Socrate une correacutelation neacutecessaire entre tempeacuterance et justice Degraves lors crsquoest

sur ce nouveau point que la suite du dialogue portera Peut-on gouverner aux autres sans pouvoir

se gouverner soi-mecircme Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduit finalement agrave une eacutevaluation de

lrsquoheacutedonisme comme principe de vie Comme agrave plusieurs reprises dans le dialogue nous voyons

comment se dessine en toile de fond les theacutematiques centrales drsquoautres grands dialogues

theacuteoriques notamment la Reacutepublique et le Phegravedre Il srsquoagit finalement de la question morale de

toute la penseacutee platonicienne qui se pose maintenant vaut-il mieux vivre selon la raison ou selon

Lrsquoideacutee selon laquelle Calliclegraves serait lrsquoincarnation de lrsquouumlbermensch nietzscheacuteen (faisant lrsquoeacuteloge de la 93

Wille zur Macht) nrsquoest pas nouvelle Cette lecture relegraveve pourtant selon nous drsquoune approche biaiseacutee de Nietzsche Si pour se deacutepasser le surhomme doit avoir compris ce qui deacutefinit pleinement laquo lrsquohomme raquo alors il apparaicirct clairement que Nietzsche ne deacutefend en rien une orientation de lrsquoacircme vers les ἐπιθυmicroία mais bien au contraire un rapport agrave la pleine compreacutehension de soi Dans le cas du Gorgias le seul personnage proposant le deacutepassement de soi par la compreacutehension de sa nature est Socrate (Γνῶθι σεαυτόν) Nous devons cependant preacuteciser combien laquo chercher Nietzsche raquo dans Platon est anachronique

146

les deacutesirs Nous connaissons deacutejagrave la reacuteponse que le dialogue apportera il existe pour Platon une

insatiabiliteacute neacutecessaire du deacutesir Il convient alors drsquoexercer son acircme agrave respecter sa partie la plus

noble afin de privileacutegier les plaisirs intellectuels Lrsquoexercice socratique nrsquoest donc pas une simple

recherche de veacuteriteacute mais possegravede aussi mdash et surtout mdash une porteacutee peacutedagogique Bien que les

recours de cette peacutedagogie puissent sembler contre productifs chez certains interlocuteurs la

honte et lrsquoironie ont pour vocation de solliciter chez lrsquoautre lrsquoenvie de la recherche de veacuteriteacute et

lrsquoabandon (dans une certaine mesure) des plaisirs uniquement mateacuteriels mdash ou charnels ce

qursquoillustra Socrate en preacutefeacuterant connaitre lrsquoacircme drsquoAlcibiade plutocirct que son corps et idem avec le

jeune Charmide

Enfin il convient de srsquointeacuteresser au premier recours mythologique du dialogue Socrate

pour illustrer son point prend pour reacutefeacuterence la fameuse image du tonneau des Danaiumldes Le

sage est dans un eacutetat drsquoautosuffisance ses tonneaux sont toujours parfaitement pleins Agrave

lrsquoinverse lrsquohomme deacutecrit par Calliclegraves agrave cause de son ambition radicale et de son deacutesir de

puissance est condamneacute agrave remplir eacuteternellement un tonneau dont le fond est perceacute Si la

meacutetaphore ne semble pas compliqueacutee agrave comprendre dans le contexte du dialogue il nous importe

cependant de comprendre la valeur que ce mythe peut avoir dans le cheminement dialectique Il

faut drsquoailleurs commencer par le plus important Calliclegraves ne sera pas convaincu par ce mythe

Pour ce dernier le plaisir ne consiste pas dans le fait drsquoavoir des tonneaux pleins mais

dans celui de les remplir Il faut donc toujours avoir un tonneau agrave remplir sans quoi cet

laquo asceacutetisme raquo incarneacute par le sage socratique conduirait les objets inertes agrave ecirctre les plus heureux

du monde Mais si le mythe ne permet pas ici de convaincre nous voyons cependant comment ce

dernier tente de persuader Nous caracteacuterisons ce scheacutema mythologique de persuasif Ce mythe

continue lrsquoexercice dialectique car il srsquointegravegre agrave lrsquoeacutevidence dans le cours du dialogue et soutient

une argumentation (agrave lrsquoinverse des mythes drsquoHeacutesiode par exemple qui nrsquoentrent pas dans une

dialectique mais dans un reacutecit du monde) Le mythe sert ici drsquoillustration il prolonge la reacuteflexion

par une image mais ne permet pas drsquoaller plus loin En drsquoautres termes le recours au mythe nrsquoest

pas neacutecessaire sur le plan de lrsquoargumentation mais est un recours psychologique permettant

drsquoillustrer simplement ce que lrsquoesprit peut avoir du mal agrave saisir Bien sucircr toute illustration est

147

incomplegravete puisque celle-ci nrsquoest que lrsquoimage du propos Il nrsquoy a donc pas agrave proprement parler de

gain sur le plan dialectique agrave travers le recours mythologique mais sinon un effort de

repreacutesentation

Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e]

Il existe pourtant un autre niveau de recours mythologique dans les œuvres de Platon Nous

faisons maintenant une ellipse dans le dialogue et voulons nous interroger sur la signification de

lrsquoabandon de Calliclegraves et comprendre comment le mythe eacutenonceacute par Socrate agrave la fin du dialogue

est un prolongement de lrsquoeffort dialectique dans un autre registre Le fait que Calliclegraves arrecircte

lrsquoentretien ne doit pas ecirctre perccedilu comme une deacutefaite de la part de Socrate mais plutocirct comme un

eacutechec Une deacutefaite dans le cadre eacuteristique drsquoune joute implique que les thegraveses deacutefendues laissent

apparaicirctre un caractegravere paradoxal Par exemple Gorgias et Polos ont eacuteteacute deacutefaits par Socrate dans

les premiegraveres parties du dialogue En revanche un eacutechec est la conseacutequence drsquoune incapaciteacute

pour quelqursquoun deacutesireux drsquoatteindre un absolu commun agrave maintenir son interlocuteur dans cette

recherche Pour le dire autrement le deacutepart de Calliclegraves nrsquoest pas la preuve que Socrate nrsquoa pas

raison mais la preuve que Socrate ne peut plus lui faire entendre raison En se murant dans le

silence Calliclegraves utilise son dernier recours contre lrsquoargumentaire de Socrate en refusant la

leacutegitimiteacute de la rationaliteacute Calliclegraves nrsquoest pas silencieux face agrave la personne de Socrate mais

plutocirct face au λόγος comme principe de raisonnement Il nrsquoest donc plus possible pour Socrate

drsquoappuyer davantage son argumentation sur des principes logiques

La position de Socrate est alors deacutelicate Drsquoune part le raisonnement en lui-mecircme est deacutejagrave

termineacute Les objectifs theacuteoriques ont eacuteteacute atteints et la deacutemonstration semble prouver que selon

tous les points de vue la rheacutetorique se doit de se subordonner agrave la justice (il est donc impossible

que la rheacutetorique dans son eacutetat actuel relegraveve drsquoun quelconque savoir mais bien plutocirct de la

flatterie) Drsquoautre part Calliclegraves refuse de continuer le dialogue or Gorgias et Polos ont eux

aussi deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutes On pourrait alors croire que Socrate pourrait simplement savourer sa

victoire et en rester lagrave Au contraire la reacuteaction de Calliclegraves est un problegraveme de taille pour

Socrate Cet acte de violence vient mettre un terme au dialogue et donc agrave la dialectique comme

moyen de recherche drsquoun absolu commun Il ne peut plus y avoir drsquoabsolu commun lorsque lrsquoon

148

est seul Si la deacutemonstration de Socrate est valide il nrsquoen reste pas moins que la recherche

dialectique de veacuteriteacute nrsquoest pas alleacutee jusqursquoau bout crsquoest-agrave-dire jusqursquoagrave lrsquoacceptation par

lrsquointerlocuteur de Socrate de la justesse de ses thegraveses Au contraire Calliclegraves est dans le rejet pur

et simple du travail accompli Le simple fait que le dialogue continue encore avec Socrate seul

simulant la suite drsquoun dialogue en faisant agrave la fois les questions et les reacuteponses prouve combien

pour ce dernier lrsquoexercice du dialogue deacutepasse la simple eacuteristique

Socrate ne propose cependant pas un exercice solitaire Il demande agrave lrsquoensemble de

lrsquoauditoire de lrsquoarrecircter pour lui signaler tout problegraveme ou invraisemblance dans son raisonnement

mdash ceci rendant drsquoailleurs les transitions entre les interlocuteurs successifs possibles (Polos reacuteagit

apregraves Gorgias Calliclegraves srsquoindigne apregraves Polos) Il srsquoagit ici de ce que nous pourrions appeler le

caractegravere neacutecessairement intersubjectif de la recherche de veacuteriteacute Socrate entame alors son

protreptique sous forme de profession de foi puis par un ultime recours au mythe Le terme

protreptique nrsquoest pas un choix anodin il marque la fin de la rationaliteacute du discours Il ne srsquoagit

plus de convaincre mais de persuader En rejetant le discours Calliclegraves a rejeteacute la rationaliteacute

Socrate deacutecide alors de continuer dans un autre registre celui de la persuasion par les sentiments

Crsquoest dans ce cadre protreptique de lrsquoexhortation agrave la vie philosophique que le dernier mythe

srsquoinscrit Le passage eschatologique preacutesenteacute comme hypotheacutetiquement vrai (puisque Socrate y

croit tout en sachant que Calliclegraves lrsquoentendra comme une simple fable) arrive pour ponctuer un

moment drsquoinvitation agrave lrsquointrospection cherchant agrave eacutebranler les sensibiliteacutes

Socrate propose ici drsquoenjamber le passage du λόγος si difficile agrave faire accepter agrave Calliclegraves

en lrsquoinvitant directement agrave entrevoir le plus haut niveau de lrsquoecirctre ougrave siegravege la justice deacutecoulant

directement du bien Agrave ce niveau de compreacutehension le recours au λόγος nrsquoest pas neacutecessaire

crsquoest pour cela que le discours ne peut se faire que sous forme drsquoimages afin drsquoaller directement

toucher lrsquoimaginaire de son interlocuteur Apregraves avoir fait une analyse psychologique de son

interlocuteur Socrate parvient agrave visualiser le lieu du bloquage empecircchant Calliclegraves de

reconnaitre pleinement une justice deacutecoulant du bien Socrate propose donc par le biais du

mythe de contourner ce mur symbolique Calliclegraves est prisonnier du monde des deacutesirs en

preacutesentant agrave Calliclegraves une image de ce que peut ecirctre le bien Socrate y voit le moyen de susciter

149

en lui le deacutesir de justice car lrsquoimage est le vecteur privileacutegieacute des deacutesirs Le mythe nrsquoest pas une

simple illustration du propos Cette fois il ne srsquoagit plus de penser (saisir) lrsquoanhypotheacutetique mais

de le vivre (dimension soteacuteriologique) Ici le mythe nrsquoa pas pour vocation agrave deacutepasser une aporie

mais agrave convertir les acircmes de ses interlocuteurs de nrsquoimporte quel moyen Si le protreptique

semble appartenir au registre des sophistes il nrsquoen est rien Et crsquoest parce que le mythe veut

convertir qursquoil nrsquoest jamais utiliseacutes avec les deacutejagrave convertis crsquoest-agrave-dire les Eacuteleacuteates Ainsi dans le

Parmeacutenide le Sophiste ou encore le Politique il nrsquoest pas neacutecessaire de recourir au mythe

puisque les deux interlocuteurs sont deacutejagrave convaincus du bien fondeacute de la recherche

150

VI CONCLUSION

Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme

Nous lrsquoavons vu agrave plusieurs reprises il est difficile de reacuteduire le systegraveme de Platon agrave un

ensemble de thegraveses sorties de tout contexte Agrave chaque interlocuteur il y aura une discussion et

quand bien mecircme le sujet serait identique entre deux dialogues crsquoest le rapport agrave lrsquoadversaire qui

faccedilonne les propos tenus par Socrate Reacutesultant agrave la fois drsquoune strateacutegie dialogique mais aussi

drsquoune eacutetude psychologique et du contexte de narration la progression du dialogue nrsquoest jamais

lineacuteaire Il faut parfois observer une longue digression avant de retrouver le cours du dialogue

comme nous lrsquoavons vu dans le Sophiste par exemple et dans drsquoautres cas la suite des

interlocuteurs peut mecircme faire changer la nature du dialogue mdash ce que nous avons illustreacute agrave

travers notre eacutetude du Gorgias Enfin le mythe peut parfois ecirctre utiliseacute pour illustrer une position

trop complexe agrave saisir uniquement par la raison ou parfois encore pour continuer de convaincre

lrsquoadversaire lorsque celui-ci semble refuser de continuer le dialogue selon une progression

purement rationnelle Cependant la plupart de ces divergences reacutesultent avant tout du type

drsquoadversaires preacutesents durant la joute Il convient donc lors de la lecture de faire un effort

drsquoanalyse de contexte que Platon nous donne agrave travers la theacuteacirctraliteacute du dialogue (plaisanteries

ironie sentiment de honte etc)

Le second point certainement le plus important de lrsquoensemble de ce travail est le fait que

le dialogue ne soit pas un simple choix de repreacutesentation litteacuteraire mais est un veacuteritable exercice

dont les reacutesultats ne peuvent pas ecirctre connus agrave lrsquoavance Contre Vlastos nous avons agrave plusieurs

reprises appuyeacute cette ideacutee selon laquelle lrsquoissue ne doit pas ecirctre consideacutereacutee comme certaine degraves le

deacutebut du dialogue et que Socrate ne ferait que promener mdash voire manipuler mdash ses interlocuteurs

afin de deacutefendre son propre point (une crypto-penseacutee platonicienne) Au contraire le dialogue se

fait toujours agrave deux (ou plus) et ce que Socrate annonce est toujours le fruit drsquoun rapport de force

entre les diffeacuterents participants du dialogue Notre outil repreacutesentatif est ainsi un meacutelange entre le

caractegravere tabulaire de la joute et lrsquoaspect arborescent drsquoun projet plus profond

151

Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees

Nous nous interrogions initialement sur deux aspects qui nrsquoen forment en reacutealiteacute qursquoun

seul quelle est la nature reacuteelle de la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon et

secondement comment cette dialectique est agrave lrsquoorigine de nombreuse mauvaises interpreacutetation

dans les œuvres de Platon Notre question initiale eacutetait de savoir srsquoil existait une deacutemarcation

claire et preacutecise entre des moments dialectiques et le cours du dialogue Nous nous demandions

si pareille dichotomie reposait sur une reacutealiteacute deacutejagrave preacutesente dans lrsquoesprit de lrsquoauteur ou si celle-ci

eacutetait uniquement le fruit drsquoune interpreacutetation posteacuterieure Le dernier moment de notre reacuteflexion

portait sur la distinction entre les deux figures primordiales du deacutebat le philosophe et le

sophiste Socrate face agrave Gorgias Durant notre travail nous avons agrave plusieurs reprises eacutevoqueacute des

similitudes dans la pratique des joutes oratoires entre philosophes et sophistes Notre deuxiegraveme

moment se terminait drsquoailleurs par cette interrogation cruciale la veacuteriteacute comme strateacutegie

gagnante nrsquoeacuteradique-t-elle pas toute eacuteventualiteacute de diffeacuterentiation entre le philosophe et le

sophiste Ce ne fut qursquoau terme drsquoune eacutetude plus approfondie sur les diffeacuterences de viseacutee entre

sophistes et philosophes que nous sommes parvenus agrave eacutevoquer la finaliteacute dudit exercice comme

critegravere de deacutemarcation fiable entre une dialectique philosophique en quecircte de veacuteriteacute et une

sophistique eacuteristique purement agonistique simplement reacutegie par le deacutesir de vaincre

Chez Platon la philosophie ne se reacutesume pas agrave des thegraveses abstraites que lrsquoon pourrait

deacutefendre de maniegravere totalement exteacuterieure agrave sa propre personne Au contraire il nrsquoy a en

philosophie que de lrsquoad hominem pour la simple raison que la philosophie est avant tout un choix

de vie un engagement dans lrsquoecirctre et dans la citeacute Le dialogue est lrsquounique moyen de jouer (agrave

entendre ici au sens theacuteacirctral) les ideacutees mais aussi les hommes qui les deacutefendent La dialectique de

Socrate nrsquoest pas une simple confrontation drsquoideacutees agrave lrsquoimage des joutes mais un combat entre

des hommes pour ce qursquoils sont ce qursquoils incarnent et ce pour quoi ils se deacutefendent En cela la

philosophie de Platon est toute entiegravere tourneacutee vers la probleacutematique politique Ecirctre philosophe

crsquoest deacutepasser sa condition agrave la fois pour soi mais aussi pour sa citeacute Tout comme lrsquohomme a un

devoir de connaitre le philosophe a un devoir de retourner dans la caverne pour deacutenoncer les

152

ombres Le philosophe est cette torpille deacutecrite dans le Meacutenon qui jouera son rocircle jusqursquoagrave la fin

quand bien mecircme cette fin devrait ecirctre la mort

Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel

Ce travail nous a permis drsquoadopter un regard diffeacuterent sur la dialectique platonicienne agrave la

fois en ce qui concerne sa meacutethode mais aussi dans ses perspectives Cependant un sujet

primordial nrsquoa pas mdash ou peu mdash eacuteteacute abordeacute durant nos recherches celui de la nature de

lrsquoanhypotheacutetique platonicien Plus haut degreacute de lrsquoecirctre connaissance ultime lrsquoanhypotheacutetique est

ce qui vient avant mecircme les principes matheacutematiques Agrave lrsquoeacutevidence il eut eacuteteacute maladroit et vain

de tenter drsquointeacutegrer une eacutetude sur lrsquoanhypotheacutetique dans le cadre de notre travail dont la

theacutematique preacutesentait deacutejagrave un spectre large en tentant de syntheacutetiser agrave la fois les aspects

dialogiques et les perspectives meacutetaphysiques de la meacutethode dialectique Neacuteanmoins nous ne

pouvons passer sous silence la neacutecessiteacute intellectuelle qui srsquoimposerait maintenant agrave nous et

invitons le lecteur agrave se demander si cet anhypotheacutetique est ou nrsquoest pas un savoir de nature

propositionnel Est-il possible selon Platon drsquoeacutenoncer agrave la maniegravere laquo sujet - copule - preacutedicat raquo un

savoir anhypotheacutetique Nous ne pouvons reacutepondre agrave cette question mais pensons qursquoune lecture

attentive du Timeacutee serait inteacuteressante agrave ce titre et permettrait de preacutetendre agrave une vision coheacuterente

de lrsquoensemble du systegraveme ontologique platonicien En effet nous avons choisi de nous

concentrer de maniegravere quasi exclusive sur la part eacuteleacuteate de la penseacutee platonicienne sans entrer

dans le deacutetail de son heacuteritage pythagoricien Cela repreacutesenterait une autre eacutetude agrave laquelle ce

travail aura servi drsquointroduction

153

REacuteFEacuteRENCES

Les textes de reacutefeacuterence sont seacutepareacutes en deux parties les reacutefeacuterences primaires sont

lrsquoensemble des œuvres citeacutees dans notre travail Les reacutefeacuterences secondaires constituent les autres

œuvres neacutecessaire agrave lrsquoeacutelaboration de notre travail mais jamais directement citeacutees

Primaires

ALQUIEacute Ferdinand 2010 Qursquoest-ce que comprendre un philosophe Paris la Table Ronde

ANOUILH Jean 2008 Antigone La Table ronde Paris La Table Ronde

BACHELARD Gaston 2000 La formation de lrsquoesprit scientifique Paris Librairie J Vrin

BERNARD Claude 1984 Introduction agrave leacutetude de la meacutedecine expeacuterimentale Paris 1865 reacuteeacuted

Flammarion 1984

BRISSON Luc 2011 Platon Le Parmeacutenide Paris Flammarion

BROCHARD Victor 1926 Eacutetudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne Paris

Librairie J Vrin

CASTELNEacuteRAC Benoicirct 2015 laquo Impossibility in the Prior Analytics and Platos dialectic raquo

History and Philosophy of Logic 36 (4)303-320

CASTELNEacuteRAC Benoicirct 2014 laquo Le Parmeacutenide de Platon et Le Parmeacutenide de Lrsquohistoire raquo

Dialogue 53 (03) 435-64

COLLINGWOOD R G 1994 The Idea of History With Lectures 1926-1928 Revised Edition

edition Oxford Oxford Paperbacks

CORDERO Nestor-Luis 1991 laquo Les circonstances atteacutenuantes dans le parricide du Sophiste de

Platon raquo Platonisme et neacuteoplatonisme Antiquiteacute et temps modernes Actes du 1er

colloque de la Villa Keacuterylos agrave Beaulieu-sur-Mer du 27 au 30 septembre 1990 Paris

Acadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres pp 29-33 (Cahiers de la Villa Keacuterylos 1)

CORNU Philippe 2013 Le Bouddhisme une philosophie du bonheurthinsp thinsp 12 questions pour

comprendre la voie du Bouddha Paris Seuil

154

DORION Louis-Andreacute 1995 Aristote Les reacutefutations sophistiques Introduction traduction et

commentaires par Louis-Andreacute Dorion ParisSainte-Foy VrinPresses de lrsquoUniversiteacute

de Laval

DUCHEMIN Jacqueline 1955 laquo Platon et lrsquoheacuteritage de la poeacutesie raquo Revue des Eacutetudes Grecques

68 (319) 12-37

DUMONT Jean-Paul 1991 Les eacutecoles preacutesocratiques Paris Gallimard

FEYEL Christophe 2006 laquo La dokimasia des animaux sacrifieacutes raquo Revue de philologie de

litteacuterature et dhistoire anciennes 12006 (Tome LXXX) p 33-55

FINE Gail 1995 Third Man Arguments In On Ideas Aristotles Criticism of Platos Theory of

Forms by Fine Gail Oxford Oxford University Press 1995 Oxford Scholarship

Online 2003 doi 10109301982354960030015

FRAPPIER Georges 1977 laquo Lrsquoart dialectique dans la philosophie drsquoAristote raquo Laval theacuteologique

et philosophique 33 (2) 115

FRONTEROTTA Francesco 2000 laquo Linterpreacutetation neacuteo-kantienne de la theacuteorie platonicienne des

ideacutees et son heacuteritage philosophique raquo Revue Philosophique de Louvain Quatriegraveme

seacuterie tome 98 ndeg2 pp 318-340

GOURINAT Jean-Baptiste 2011 laquo Aristote et la laquothinsp logique formelle modernethinsp raquothinsp sur quelques

paradoxes de lrsquointerpreacutetation de Łukasiewicz raquo Philosophia Scientiae nᵒ 15-2

(septembre) 69-101

HADOT Pierre 1995 Qursquoest-ce que la philosophie antiquethinsp Paris Folio

IONESCO Eugegravene 1972 Rhinoceacuteros New edition Paris Gallimard

JANET Paul 1848 Essai sur la dialectique de Platon Paris Joubert Libraire-eacutediteur 209 pp

LUKASIEWICZ Jan 2010 La Syllogistique drsquoAristote Traduit par Franccediloise CAUJOLLE-

ZASLAVVSKY Paris Vrin

MANDELBROT Benoicirct 2010 Les objets fractalsthinsp Forme hasard et dimension Paris

Flammarion

155

MARION Mathieu 2014 laquo Les arguments de Zeacutenon drsquoapregraves le Parmeacutenide de Platon raquo Dialogue

octobre 2014

MIRCEA amp DUMEacuteZIL Eliade amp Georges 2004 Traiteacute drsquohistoire des religions Paris Payot

MONTAIGNE 2009 Les essais Paris Pocket

NIETZSCHE Friedrich 1987 Der Wille zur Macht Berneck Berneckthinsp Schwengeler

OrsquoBRIEN Denis 2008 laquo Beyond the Palethinsp an Open Letter to Alain Seacuteguy-Duclot raquo Revue des

Eacutetudes Grecques 121 (1) 371-72

POPPER Karl 2002 Conjectures and Refutations The Growth of Scientific Knowledge 2nd

edition Londonthinsp New York Routledge

ROBIN Leacuteon 1940 Platonthinsp Oeuvres complegravetes Vol Tome 1 Paris Gallimard

ROSS William David 1930 Aristote Traduit par Dominique PARODI Payot

ROUSSEAU Jean-Jacques 2011 Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les

hommes Blaise BACHOFEN et Bruno BERNARDI Paris Flammarion

RYLE Gilbert 1994 Platorsquos Progress Thoemmes Press

SEacuteGUY-DUCLOT Alain 2014 Platon - LrsquoInvention de la philosophie Paris Belin Litteacuteratures et

revues

VAXELAIRE Jean-Louis 2014 Cratyle Hermogegravene et Saussure au XXIe siegravecle In SHS Web of

Conferences (Vol 8 pp 535-549) EDP Sciences

VERNANT Denis 2004 laquo Pour une logique dialogique de la veacuteridiciteacute raquo Cahiers de linguistique

franccedilaise 26 87-111

VEYNE Paul 2014 Les Grecs ont-ils cru agrave leurs mythesthinspthinsp Essai sur lrsquoimagination constituante

Paris Points

VLASTOS Gregory 1994 Socratic Studies Cambridge University Press

156

Secondaires

ANNAS J 1991 An Introduction to Platorsquos Republic Oxford Clarendon Press (Chap 11)

AUSTIN S 2007 Parmenides and the History of Dialectic Three Essays Las Vegas NV

Parmenides Publishing

BARNES J 1975 The Presocratics Philosophers vol 1 Londres Routledge chaps xii-xiii

BARNES J 1991 laquo Philosophie et dialectique raquo dans M A Sinaceur (eacuted) Penser avec

Aristote Toulouse Eacuteditions Eacuteregraves 107-116 Traduction anglaise laquo Philosophy and

Dialectics raquo dans Method and Metaphysics Oxford Clarendon Press 2011 164-173

BENSON H 1987 laquo The Problem of the Elenchus Reconsidered raquo Ancient Philosophy vol 7

67-85

BENSON H 1995 laquo The Dissolution of the Problem of the Elenchus raquo Oxford Studies in

Ancient Philosophy vol 13 45-112

CASTELNEacuteRAC amp MARION Benoicirct amp Mathieu 2009 laquoArguing for Inconsistency Dialectical

Games in the Academy raquo dans G Primiero amp S Rahman (eds) Acts of Knowledge

History Philosophy and Logic London College Publication 37-76

CASTELNEacuteRAC amp MARION Benoicirct amp Mathieu 2013 laquo Antilogic raquo Baltic International Yearbook

of Cognition Logic and Communication vol 8

CASTELNEacuteRAC Benoicirct 2013 laquo Gorgias et les joutes dialectiques lrsquoargument ontologique dans

le traiteacute Sur le non-ecirctre de Gorgias Premiegravere partie raquo Phoenix vol 67 263-283

CASTELNEacuteRAC amp FORTIN Benoicirct amp Mathieu 2014 En compagnie des Grecs Introduction agrave la

philosophie Fides Eacuteducation

CAVEING M 1982 Zeacutenon drsquoEacuteleacutee Paris Vrin

CORNFORD F M 1965 laquo Mathematics and Dialectic in the lsquoRepublicrsquo VI-VII raquo dans R E

Allen (dir) Studies in Platorsquo s Metaphysics Londres Routledge amp Kegan Paul 61-95

157

CRUBELLIER M 2008 laquo The Programme of Aristotelian Analytics raquo dans C Deacutegremont L

Keiff amp H Ruumlckert (dir) Dialogues Logics and Other Strange Things Essays in

Honour of Shahid Rahman London College Publications 121-147

CRUBELLIER M 2011 laquo Du sullogismos au syllogisme raquo Revue philosophique no 12011

17-36

CRUBELLIER M 2013 laquo Lrsquouniteacute de lrsquoOrganon raquo dans J Brumberg-Chaumont (dir) LOrganon

dans la translatio studiorum agrave leacutepoque dAlbert le Grand Turnhout Brepols 5-30

GRIMAL Pierre La mythologie grecque Paris PUF 1953

LORENZEN P amp K LORENZ 1978 Dialogische Logik Darmstadt Wissenschafstliche

Buchgesellschaft Ruumlckert H 2001 laquo Why Dialogical Logic raquo dans H Wansing

(dir) Essays on Non-Classical Logic Singapore World Scientific 165-185

MARION M 2008 laquo Why Play Logical Games raquo in O Majer A-V Pietarinen and T

Tulenheimo (eds) Games Unifying Logic Language and Philosophy Dordrecht

Springer 3-26

MARION M 2011 laquo Game Semantics and the Manifestation Thesis raquo dans M Marion G

Primiero amp S Rahman (dir) The Realism-Antirealism Debate in the Age of Alternative

Logics Dordrecht Springer 151-180

MARION M 2013 laquo Republic and the Elenchus raquo In Dialogues on Platos Politeia (Republic)

Selected Papers from the of the Ninth Symposium Platonicum L Brisson amp N Notomi

(eacuted) Sankt Augustin Academia Verlag 283-287

MARION M amp H RUumlCKERT 2013 laquo Aristotle on Universal Quantification A Study from the

Perspective of Game Semantics raquo DOI1010800144534020151089043

ROBINSON R 1966 Platorsquo s Earlier Dialectic 2e eacuted Oxford Clarendon Press

SLOMKOWSKI P 1997 Aristotlersquos Topics Leiden Brill

SMITH R 1989 Aristotle Prior Analytics Indianapolis IN Hackett

SMITH R 1999 laquo Dialectic and Method in Aristotle raquo dans Sim (1999) 39-55

158

VLASTOS G 1967 laquo Zeno of Elea raquo dans P Edwards (dir) The Encyclopedia of Philosophy

New York NY Macmillan vol 8 369-379

Dictionnaires vocabulaires et grammaires

BAILLY A 1901 Abreacutegeacute du dictionnaire grec-franccedilais Hachette Paris

DAIN A 1963 Grammaire grecque ERagon Paris

LALANDE Andreacute 2010 Vocabulaire technique et critique de la philosophie PUF Paris

MORFAUX Louis-Marie 1999 Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines Armand

Collin Paris

Traductions

BODEacuteUumlS R 2004 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque Flammarion Paris

BRISSON L 2008 Platon œuvres complegravetes Flammarion Paris

CANTO-SPERBER M 2003 Platon Gorgias Flammarion Paris

CHAMBRY E et COUSIN V 2012 Platon - Oeuvres Complegravetes Editions la Bibliothegraveque

Digitale

GENAILLE R 1965 Diogegravene Laeumlrce Vie doctrines et sentences des philosophes illustres

Garnier-Flammarion Paris

LAFFITTE J-P et J 2007 Platon Gorgias Nathan Paris

MEUNIER M 1960 Platon Phegravedre ou de la beauteacute des acircmes Albin Michel Paris

PELLEGRIN P 2014 Aristote œuvres complegravetes Flammarion Paris

159

TABLE DES MATIEgraveRES

Reacutesumeacute ii

Abstract ii

Avant-propos iv

Format des citations viii

Remerciements ix

Index des figures x

Sommaire xi

I INTRODUCTION 1 1 Probleacutematique 1

Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne 1

Le caractegravere aporeacutetique 2

Le postulat theacuteacirctral 4

Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge 5

2 Meacutethodologie 9

De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques 9

Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique 12

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 14 Socrate joue les beacuteotiens 14

1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide 16

La notion drsquoobstacle interpreacutetatif 16

Lrsquoobstacle historiographique 17

Subjectiviteacute de la traduction 19

Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation 21

Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute 22

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon 24

Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon 24

Vlastos et le raisonnement apagogique 26

Critique de la position de Vlastos 29

Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon 33

3 La meacutethode eacuteleacuteate 36

160

Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide 36

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique 40

Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide 44

Le laquo parricide raquo du Sophiste 48

Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie 51

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 53 Dialogue dialectique et joute 53

1 La dialectique chez Aristote 57

Aristote pegravere de la logique 57

Opposition entre Topiques et Analytiques 58

La connaissance des principes premiers 63

La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne 64

2 La dialectique comme enreacutegimentation 67

Le tableau de pointage 67

Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate 69

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux 73

Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante 73

Questionneur et Reacutepondant 74

Repreacutesentation tabulaire 76

Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique 78

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 80 Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes 80

1 Contexte drsquoapparition de la dialectique 83

Rationalisme et antirationalisme 83

La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle 84

2 La figure du sophiste 90

Le personnage du Gorgias 90

Politique et rapport aux autres une affaire de contexte 93

Le deacutesir de connaissance du philosophe 97

La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique 100

161

V EacuteTUDES DE CAS 107 Lrsquoeacutepreuve du dialogue 107

1 Gorgias nature de la rheacutetorique 109

Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e] 109

Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e] 114

Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b] 117

Question sur le principe du tiers exclu 122

2 Polos et Socrate mesures et morale 126

De Gorgias agrave Polos [461b - 466a] 126

Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b] 130

Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes 133

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue 141

La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d] 141

Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c] 143

Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e] 148

VI CONCLUSION 151 Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme 151

Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees 152

Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel 153

REacuteFEacuteRENCES 154 Primaires 154

Secondaires 157

Table des matiegraveres 160

162

Page 3: PLATON : THÉÂTRE ET PHILOSOPHIE · 2018. 1. 2. · Platon un mystique et l’on trouve cela très joli d’imaginer que la philosophie se développe comme un poème. Et ainsi, doucement,

iii

AVANT-PROPOS

Il serait mensonger de preacutetendre que la reacutedaction de ce travail fut aiseacutee lrsquoobstacle majeur

ayant eacuteteacute en grande partie de deacutefinir clairement la probleacutematique Cela transparaicirct aujourdrsquohui

encore dans la version finale de part lrsquoeacutetendue des theacutematiques abordeacutees En effet le sujet choisi

mdash la dialectique chez Platon mdash est neacutecessairement vaste et recoupe tous les aspects de la

philosophie platonicienne crsquoest par la dialectique que Platon parle de meacutetaphysique de

politique de morale drsquoart du pecirccheur agrave la ligne de lrsquoacircmehellip Il nrsquoeacutetait donc jamais simple de

savoir ce qui constituait pleinement un eacuteleacutement important pour la reacutedaction du travail Or si tout

semble inteacuteressant dans une recherche plus rien ne lrsquoest veacuteritablement Il faut neacutecessairement

mettre en place des critegraveres discriminants clairs sans quoi rien ne progresse Ceci prit du temps

De plus le projet initial portait davantage sur les Eacuteleacuteates que sur Platon agrave proprement parler il y

eut donc un glissement de la lecture allant de la dialectique comme simple support de lrsquoheacuteritage

eacuteleacuteate agrave la dialectique comme cœur mecircme du travail dont lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne serait qursquoun des

angles eacutetudieacutes

Mais il existe un problegraveme plus profond encore Quelques curieux se demandent ce que

peut ecirctre lrsquoactiviteacute drsquoun chercheur en philosophie de lrsquoAntiquiteacute Et apregraves trois ans de travail

dont un an consacreacute en grande partie agrave cette recherche il ne mrsquoest toujours pas aiseacute drsquoecirctre

pleinement en mesure de reacutepondre Que cherche-t-on veacuteritablement Lrsquoobjectif est-il de

retrouver la penseacutee drsquoun auteur ou bien plutocirct de tenter drsquoen faire le plus beau systegraveme

possible Si lrsquoon srsquoen tient agrave cette seconde approche mdash celle du litteacuteraire inscrite dans le

profond sillon de la philosophie continentale mdash alors on voudrait lire Platon comme on lirait

Proust ou Hugo et lrsquoon ne fait rien drsquoautre que du commentaire litteacuteraire On cherche la figure de

style on essaie de tout embellir comme pour faire plaisir agrave lrsquoauteur On termine par faire de

Platon un mystique et lrsquoon trouve cela tregraves joli drsquoimaginer que la philosophie se deacuteveloppe

comme un poegraveme Et ainsi doucement est ajouteacutee une nouvelle pierre agrave lrsquoeacutedifice du miracle

grec fier de participer agrave un si bel ouvrage qui traverse deacutejagrave les acircges depuis des siegravecles

Dans notre cas il fallut se faire violence et tenter de garder le cap comme Ulysse pendant

son retour vers Ithaque ici le lit de Calypso est remplaceacute par les travaux de Luc Brisson de

iv

Jean-Franccedilois Pradeau et de nombreux autres Au deacutetour drsquoune introduction au Parmeacutenide on se

surprend agrave ecirctre seacuteduit par certains propos on recircve drsquoune crypto-cosmologie drsquoune ontologie preacute-

chreacutetienne drsquoune monde des Ideacutees agrave lrsquoimage du Jardin drsquoEacuteden Et lrsquoon commence

progressivement agrave ne plus lire mais agrave deacutesirer le texte Platon serait drsquoailleurs bien plus plaisant

srsquoil avait conceptualiseacute ensemble εἶδος et ἰδέα On cherche agrave plaire on joue sur les mots on

ajoute ccedilagrave et lagrave des majusculeshellip Bref on ne commente plus lrsquooriginal grec mais deacutejagrave une

traduction Fait-on encore de la philosophie Et comme Ulysse lrsquoon pense chaque jour ecirctre

heureux dans un fantastique festin le banquet est gargantuesque les commentaires sont bien

dodus regorgent de belles ideacutees mais degraves lors que le soleil est derriegravere lrsquohorizon on pleure face

au rivage en repensant agrave ce royaume lointain Ce royaume ougrave attend patiemment celle que lrsquoon a

laisseacutee au deacutebut de ce peacuteriple Le roi drsquoIthaque lrsquoappelle Peacuteneacutelope nous lrsquoappelons laquo veacuteraciteacute raquo

Que dit-on encore de vrai sur ces textes incapables de se deacutefendre par eux-mecircmes Dans

lrsquoOdysseacutee il faudra lrsquoaide des dieux pour que le heacuteros reprenne la mer ici-bas les dieux se font

bien discrets Tout au mieux une Muse apparaicirct quelques fois mais lagrave encore elle est le plus

souvent muette

Que le lecteur se rassure nous nrsquoavons fait qursquoune courte escale sur lrsquoicircle drsquoOgygie et

avons mecircme refuseacute lrsquoimmortaliteacute proposeacutee par la deacuteesse Le travail suivant srsquoil preacutesente des

caracteacuteristiques diverses et eacuteparses ne relegraveve que drsquoune seule volonteacute apporter un regard neuf et

original sur la meacutethode dialectique telle que Platon nous la preacutesente Puisse-t-il servir cette

cause

v

Ποτὲ αὐτῆς ἐν ἀγορᾷ καὶ θοἰμάτιον περιελομένης συνεβούλευον οἱ γνώριμοι χερσὶν ἀμύνασθαι laquo Νὴ Δί εἶπεν ἵν ἡμῶν πυκτευόντων ἕκαστος ὑμῶν λέγῃ εὖ Σώκρατες εὖ Ξανθίππη raquo

Un autre jour en pleine place elle lui avait arracheacute son manteau et ses amis lui conseillaient de la punir par quelques gifles laquo Par Zeus dit-il pour que nous nous battions agrave coups de poings et que chacun drsquoentre vous crie laquo Vas-y Socrate vas-y Xanthippe raquo

DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie doctrines et sentences des philosophes illustres II 5

vi

vii

FORMAT DES CITATIONS

Toutes les citations de textes grecs utiliseacutees dans notre travail proviennent de la banque de

donneacutees du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig

Nous faisons coiumlncider chaque passage en langue originale avec sa traduction franccedilaise

Afin drsquoeacuteclairer le lecteur sur les choix de traduction nous augmentons la graisse de la police des

mots importants Agrave chaque groupe de mots mis en emphase dans la langue originale correspond

un groupe de mots mis en emphase dans la traduction franccedilaise selon lrsquoexemple suivant

Τὰ ζῷα τρέχει

Les animaux courent

(AUTEUR Œuvre Section du passage)

Les fragment drsquoHeacuteraclite sont eacuteparses agrave travers lrsquoensemble de la litteacuterature Nous

donnerons dans nos citations le numeacutero du fragment issu du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig puis

en bas de page la reacutefeacuterence textuelle drsquoougrave est issu ce fragment

Concernant les traductions du grec nous avons systeacutematiquement pris le parti de la fideacuteliteacute

aux mots grecs et ne lrsquoavons modifieacutee que pour en rendre le reacutesultat intelligible Nous avons

pleinement conscience que le reacutesultat en franccedilais est parfois drsquoune piegravetre qualiteacute litteacuteraire Le

lecteur nous pardonnera en gardant agrave lrsquoesprit la ceacutelegravebre formule parfois attribueacutee au poegravete

Charles Baudelaire laquo Une traduction est semblable agrave une femme si elle est belle sans doute

nrsquoest elle pas fidegravele raquo

Les citations plus modernes (article monographie etc) suivent le format Chicago-Style

(AUTEUR date page) Les reacutefeacuterences complegravetes se trouvent agrave la fin de notre travail dans la

section REacuteFEacuteRENCES

viii

REMERCIEMENTS Ce travail est le fruit drsquoune vaste reacuteflexion que je conduisis pendant pregraves de trois ans je

ne peux que remercier mon directeur Benoicirct Castelneacuterac ainsi que Mathieu Marion sans qui ce

travail nrsquoaurait jamais vu le jour Le premier fut un guide hors pairs patient et toujours de bon

conseil Le second agrave travers son seacuteminaire agrave Montreacuteal donna agrave mon travail un fantastique eacutelan

Je pense dans un deuxiegraveme temps agrave mon professeur de philosophie de lrsquoAntiquiteacute et

professeur de grec ancien Jean-Joeumll Duhot qui suscita en moi un immense inteacuterecirct pour la

philosophie grecque lors de mes eacutetudes agrave lrsquoUniversiteacute Lyon 3 Jean Moulin Il mrsquoeacutevita ainsi une

eacuteventuelle passion pour la transsubstantiation ou tout autre sujet de meacutetaphysique meacutedieacutevale et

je ne peux que lui en ecirctre greacute

Jrsquoadresse enfin toute ma tendresse agrave ma famille ainsi qursquoagrave mon amie pour leur soutien

inconditionnel

ix

INDEX DES FIGURES

Fig 1 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon selon le modegravele de Vlastos 28

Fig 2 Double neacutegation dans les logiques classique et intuitionniste 30

Fig 3 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon proposeacutee 34

Fig 4 Repreacutesentation logique du deuxiegraveme fragment de Parmeacutenide 37

Fig 5 Repreacutesentation dialogique du principe de non-contraction 76

Fig 6 Repreacutesentation dialogique de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 77

Fig 7 Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent et neacutegation du conseacutequent 77

Fig 8 Table de veacuteriteacute de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 78

Fig 9 Arborescence dialogique semi-contradictoire 102

Fig 10 Arborescence dialogique contradictoire 103

Fig 11 Sortie drsquoune arborescence dialogique contradictoire 104

Fig 12 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias 1 [449a - 452e] 116

Fig 13 Critique de Gorgias par Socrate [451e - 452e] 117

Fig 14 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias [457a - 461a] 120

Fig 15 Table de veacuteriteacute du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122

Fig 16 Arbre du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122

Fig 17 Repreacutesentation arborescente du problegraveme de lrsquoinjustice 138

x

SOMMAIRE

I INTRODUCTION 1 Probleacutematique

2 Meacutethodologie

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon

3 La meacutethode eacuteleacuteate

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 1 La dialectique chez Aristote

2 La dialectique comme enreacutegimentation

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 1 Contexte drsquoapparition de la dialectique

2 La figure du sophiste

V EacuteTUDES DE CAS 1 Gorgias nature de la rheacutetorique

2 Polos et Socrate mesures et morale

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue

VI CONCLUSION

REacuteFEacuteRENCES

xi

I INTRODUCTION

1 Probleacutematique

Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne

Une main est tendue vers le ciel Lrsquoautre tient la ciguumle sans mecircme daigner la regarder Oui

il va la boire cette coupe mais avant une derniegravere fois continuons agrave discuter Parlons de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme un dernier mythe eschatologique avant de partirhellip Les autres autour

baissent les yeux Le paradoxe est agrave son paroxysme crsquoest en mourant maintenant qursquoil devient

immortel Et jusqursquoagrave ses derniegraveres secondes Socrate megravene la discussion

Lorsque que le chercheur travaille sur les diffeacuterentes œuvres drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute le

deacutesir premier semble consister agrave trouver un systegraveme coheacuterent dans lrsquoensemble de son œuvre

laquelle ne se reacuteduisant souvent qursquoagrave quelques fragments En croisant ses sources le philosophe

tente ainsi de mettre agrave jour lrsquouniteacute fondatrice agrave lrsquoorigine de lrsquoensemble de la reacuteflexion Le

chercheur est agrave cet instant dans une posture proche du matheacutematicien qui face agrave un nuage de

points tenterait de retracer la courbe pour en retrouver lrsquoeacutequation unique Dans le cas du corpus

platonicien le problegraveme est tout autre Lagrave ougrave certains ne nous laissegraverent que quelques mysteacuterieux

passages Platon confia aux acircges la totaliteacute de sa prolifique œuvre La recherche drsquouniteacute ne

consiste alors plus agrave combler les trous par des speacuteculations mais bien au contraire agrave articuler

ensemble une immense quantiteacute drsquoinformations semblant parfois contradictoires

Bien que la preacutesence du personnage de Socrate apparaisse comme un leitmotiv fiable 1

nous ne pouvons cependant parler drsquouniteacute des thegraveses socratiques Il faut chercher cette uniteacute du

cocircteacute de la forme plutocirct que de fond Par delagrave les sujet abordeacutes ainsi que les thegraveses deacutefendues

lrsquoensemble de ces œuvres sont toutes des illustrations drsquoune certaine puissance de dialoguer Le

dialogue prend place avec le personnage de Socrate ce dernier rencontre divers personnages a

priori persuadeacutes de lrsquoinfaillibiliteacute de leur science Socrate leur fait alors prendre conscience des

bornes de leurs connaissances Ceci passe par la mise en eacutevidence de limites inheacuterentes aux

Socrate est preacutesent dans tous les dialogues de Platon hormis Les Lois1

1

deacutefinitions des notions formuleacutees par ces personnages (lrsquoamitieacute lrsquoamour le beau le juste la

tempeacuterance etc) En partant drsquoune thegravese de deacutepart Socrate propose le plus souvent drsquoarriver agrave la

preuve de lrsquoimpossibiliteacute de soutenir la thegravese initiale Ainsi lrsquoincapaciteacute agrave deacutefinir un terme est un

excellent moyen de voir que lrsquoon ne le comprend pas entiegraverement

Cette meacutethode drsquoexamen nrsquoest pourtant le sujet principal drsquoaucun dialogue certes elle est

un outil systeacutematiquement employeacute mais nrsquoest que vaguement deacutefinie De la mecircme maniegravere

chez les commentateurs y compris de nos jours elle reste une notion relativement peu eacutetudieacutee

pour elle-mecircme Elle demeure le plus souvent consideacutereacutee comme compreacutehensible en soi et ne

requeacuterant pas drsquoeacutetudes approfondies et lrsquoattention des commentateurs se porte bien souvent plus

sur le contenu des argumentations que sur leur fonctionnement

Le caractegravere aporeacutetique

Mecircme si le dialogue en tant que tel nrsquoest jamais le sujet drsquoune des œuvres de Platon nous

devons tout de mecircme remarquer que certains passages font reacutefeacuterence agrave cette meacutethode

Οὐκοῦν καὶ ὅτι ἡ τοῦ διαλέγεσθαι δύναμις μόνη ἂν φήνειεν [αὐτὸ τὸ ἀληθές] ἐμπείρῳ ὄντι ὧν νυνδὴ διήλθομεν ἄλλῃ δὲ οὐδαμῇ δυνατόν

Et aussi que la puissance de dialoguer peut seule faire apparaicirctre [le vrai lui-mecircme] agrave un individu ayant fait lrsquoexpeacuterience des sciences que nous venons de parcourir mais que par aucune autre [puissance] ce ne serait pas possible

(PLATON Reacutepublique VII 533a) 2

Dans la philosophie platonicienne lrsquoobjectif absolu du philosophe est clairement drsquoatteindre la

veacuteriteacute la puissance du dialogue est pour le philosophe lrsquooutil pour atteindre cette derniegravere Le

dialogue devrait conduire en se focalisant sur une notion donneacutee agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute

Force est de constater que cela ne semble pas ecirctre le cas Bien au contraire le corpus platonicien

ne laisse entrevoir le plus souvent que des reacutefutations de thegraveses des opinions divergeant drsquoun

dialogue agrave un autre et surtout des paradoxes et des apories

Laporie est une fin sans reacuteponse satisfaisante cela se remarque aux derniegraveres lignes du

dialogue ainsi qursquoagrave lambiance ressentie En effet hormis dans le Parmeacutenide il nexiste aucun

Sauf indication contraire les traductions grecques seront reacutealiseacutees par nos soins2

2

dialogue se terminant de faccedilon positive par une confirmation deacutefinitive de la veacuteriteacute de la

conclusion Au mieux un consensus provisoire mais dont le caractegravere absolu ne semble pas

veacuteritablement acquis Le dialogue serait dans ce cas un bien mauvais moyen drsquoobtenir un savoir

srsquoil ne pouvait apporter qursquoune connaissance neacutegative des choses Le raisonnement de Socrate le

rend certes capable de dire ce qursquoune notion nrsquoest pas mais il est en revanche incapable

drsquoeacutenoncer clairement et de faccedilon consistante agrave travers le corpus ce qursquoelle est ce problegraveme

nous lui donnons le nom drsquoapophatisme dialectique De plus tel que le dit Platon le dialogue 3 4

nrsquoest pas une puissance ou capaciteacute parmi drsquoautres mais la laquo seule raquo (microόνη id [533a]) meacutethode

srsquooffrant au philosophe en quecircte de veacuteriteacute Lrsquoeacuteventualiteacute selon laquelle lrsquoart du dialogue ne serait

qursquoune meacutethode incomplegravete parmi drsquoautres nrsquoest donc pas envisageable car il nrsquoexiste pour

Platon aucun autre moyen drsquoatteindre la veacuteriteacute

Pour deacutepasser ce paradoxe de lrsquoapophatisme dialectique (crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute

reacutecurrente pour la meacutethode du dialogue drsquoavoir un jugement positif sur le reacuteel tout en eacutetant

pourtant la seule meacutethode capable drsquoen rendre raison selon Platon) nous pouvons orienter notre

recherche vers la meacutethode telle que deacutefinie par Socrate la maiumleutique Ce dernier explique agrave

quelques reprises que son art est similaire agrave celui de sa megravere lrsquoart de la sage-femme 5

Εἶτα ὦ καταγέλαστε οὐκ ἀκήκοας ὡς ἐγώ εἰμι ὑὸς μαίας μάλα γενναίας τε καὶ βλοσυρᾶς Φαιναρέτης [hellip] Ἆρα καὶ ὅτι ἐπιτηδεύω τὴν αὐτὴν τέχνην ἀκήκοας

Pauvre innocent est-ce que tu ignores que je suis fils dune sage-femme tregraves habile et renommeacutee Pheacutenaregravete [hellip] Nrsquoas tu pas aussi entendu que jexerce le mecircme art

(PLATON Theacuteeacutetegravete 149a)

Socrate fait accoucher laquo les acircmes raquo (τὰς ψυχὰς id [150a]) Son travail consiste ensuite agrave

examiner si lrsquoecirctre enfanteacute est plein de laquo fausseteacute raquo (ψεῦδος) ou de laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθές) Le

Lrsquoapophatisme est un terme reacutefeacuterant de faccedilon quasi exclusive agrave la theacuteologie neacutegative Nous voulons ici 3

retrouver le sens premier du verbe ἀπόφηmicroι laquo je nie raquo nous prendrons ce mot sans aucune acceptation theacuteologique

Dialectique est agrave comprendre ici comme lrsquoadjectif propre au dialogue4

Dans le sens de la τέχνη grecque5

3

dialogue nrsquoapporterait dans ce cas aucun savoir mais permettrait de controcircler les savoirs acquis

Cependant nous ne faisons ici que deacuteplacer le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique Si la

maiumleutique est lrsquoart drsquoaccoucher les esprits il apparaicirct clairement dans les dialogues que la

maiumleutique socratique est bien souvent steacuterile en termes de contenu elle nrsquoaccouche drsquoaucune

deacutefinition deacutefinitive mais elle eacutenonce et controcircle les hypothegraveses

Le postulat theacuteacirctral

Le lecteur pourra preacutetendre que cela ne repose que sur la contingence des rencontres et

que si Socrate avait eu de la chance il aurait pu trouver un interlocuteur susceptible drsquoenfanter

Cela va alors agrave lrsquoencontre drsquoun aspect fondamental du dialogue un choix litteacuteraire de

repreacutesentation Un dialogue est en soi une production drsquoordre theacuteacirctral il y a des personnages

des tirades (i e le texte prononceacute) un cadre spatio-temporel des deacutecors et des indications

sceacuteniques Lrsquoensemble de ce qui gravite autour des tirades des personnages nous lrsquoappelons

theacuteacirctraliteacute Dans une piegravece de theacuteacirctre la theacuteacirctraliteacute se compose donc de tout ce qui relegraveve de la

mise en scegravene tout ce qui nrsquoest pas prononceacute dans les tirades des personnages Cela ne veut pas

dire pour autant que la theacuteacirctraliteacute ne deacutepend que du metteur en scegravene le texte lui-mecircme contient

deacutejagrave de la theacuteacirctraliteacute il srsquoagit entre autres des didascalies Une didascalie ou indication

sceacutenique est un enseignement contextuel Il ne srsquoagit pas drsquoune tirade mais elle fait pourtant 6

partie du texte de lrsquoœuvre La theacuteacirctraliteacute ne srsquoexprime donc pas uniquement dans la

repreacutesentation mais aussi dans le texte

Nous formulons alors ainsi ce que nous appelons le laquo postulat theacuteacirctral raquo le personnage de

Socrate est un archeacutetype il ne sagit pas dune histoire reacuteelle Socrate pourrait juste sappeler laquo Le

philosophe raquo de la mecircme maniegravere que Platon incarne parfois les thegraveses de Parmeacutenide et de

Zeacutenon en laquo lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Nous sommes dans la repreacutesentation de personnages

caracteacuteristiques En cela lœuvre de Platon tend agrave luniversaliteacute de son discours car au dessus de

la relativiteacute du contexte demeure de faccedilon transcendante un appel agrave luniversel

Lrsquoeacutetymologie de didascalie est drsquoailleurs διδασκαλία signifiant enseignement6

4

Aux questions du caractegravere aporeacutetique des dialogues ainsi que de la steacuteriliteacute de la

maiumleutique nous devons alors affronter un problegraveme drsquoampleur Il ne devient plus possible de

justifier lrsquoabsence de reacuteponse par un simple manque de chance Nous partons du principe que

Platon est maicirctre agrave bord et que le corpus dont nous sommes en possession est suffisamment

complet pour que la repreacutesentation de la dialectique nrsquoy soit pas tronqueacutee La meacutethode socratique

chez Platon est supposeacutee apporter des veacuteriteacutes alors qursquoelle ne semble dans les faits que mettre en

eacutevidence lrsquoerreur et ne conclure que par des apories ou des invitations agrave continuer le travail 7

Quelle est lrsquoorigine de cet eacutecart entre lrsquoobjectif et le reacutesultat de la recherche de veacuteriteacute chez

Socrate Nous pouvons nous demander srsquoil srsquoagit soit drsquoun effet neacutecessaire de la dialectique

auquel cas elle ne serait qursquoun outil intermeacutediaire mais incomplet soit que la dialectique est

victime drsquoune reacutealiteacute transcendante et alors le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique viendrait

drsquoun apophatisme ontologique crsquoest-agrave-dire que lrsquoon ne pourrait rien dire sur lrsquoecirctre de faccedilon

positive chez Platon 8

Dans cette derniegravere eacuteventualiteacute comme dans la premiegravere si la veacuteriteacute nrsquoest pas accessible au

moyen de la dialectique quelle serait alors reacuteellement la nature de lrsquoexercice dialectique pour

Socrate sinon un jeu consistant agrave trouver des contradictions et agrave reacutefuter des adversaires Une

telle activiteacute nrsquoest-elle pas fort ressemblante agrave lrsquoactiviteacute des sophistes

Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge

Agrave la suite des paradoxes que nous venons drsquoeacutevoquer nous pensons qursquoun eacuteleacutement de

reacuteponse se situe dans la nature mecircme du texte de Platon le dialogue Pour bien des

commentateurs le dialogue nrsquoest chez Platon qursquoun choix stylistique pour illustrer une theacuteorie

Ceux-ci pensent que le travail du commentateur revient agrave extraire le contenu philosophique du

texte afin de se deacutefaire du poids litteacuteraire charrieacute par le dialogue Dans cette optique Aristote

Nous ne neacutegligeons pas lrsquoexistence de nombreux dialogue platoniciens ougrave le caractegravere aporeacutetique ne 7

semble pas apparaicirctre de faccedilon eacutevidente Nous pensons par exemple agrave lrsquoApologie le Criton le Pheacutedon mais aussi au Banquet Cependant notre propos est le suivant jamais dans lrsquoœuvre de Platon Socrate ne reacutepondrait agrave la proposition drsquoun interlocuteur laquo cette deacutefinition est correcte et deacutefinitive raquo Demeure alors une sensation drsquoincompleacutetude Lrsquounique exception est le Parmeacutenide sur lequel nous reviendrons abondamment par la suite

Rejoignant ici la position plotinienne en opeacuterant un glissement de lrsquoapophatisme agrave lrsquoaphaireacutetisme8

5

apparaicirct bien plus professionnel puisqursquoil eacutecrit une philosophie de traiteacutes Cependant ferions-

nous le mecircme exercice avec Moliegravere ou Shakespeare Agrave lrsquoeacutevidence non Nous voyons bien

qursquoun reacutesumeacute drsquoHamlet aussi minutieux soit-il nrsquoa plus grand lien avec lrsquoœuvre originale Degraves

lors peut-on raisonnablement croire que cela fonctionnerait de la sorte chez Platon Est-il

possible de comprendre le message du Banquet sans le hoquet drsquoAristophane

Lrsquoensemble du message contenu dans lrsquoœuvre de Platon nous est transmis par le biais du

dialogue Cependant ce message nrsquoest pas purement lineacuteaire et la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les

dialogues perturbe la nature de ce message En consideacuterant les œuvres de Platon non plus comme

de simples eacutenonciations lineacuteaires drsquoideacutees mais plutocirct comme des mises en scegravene repreacutesentant

diffeacuterents moments drsquoune reacuteflexion geacuteneacuterale alors nous pourrons eacutetablir de maniegravere plus correcte

ce que sont les veacuteritables thegraveses ontologiques dans le corpus platonicien

La tradition raconte que Platon aurait commenceacute par eacutecrire des œuvres theacuteacirctrales avant

qursquoil ne les brucirclacirct apregraves avoir rencontreacute Socrate

Ἔπειτα μέντοι μέλλων ἀγωνιεῖσθαι τραγῳδίᾳ πρὸ τοῦ Διονυσιακοῦ θεάτρου Σωκράτους ἀκούσας κατέφλεξε τὰ ποιήματα εἰπώνmiddot laquo Ἥφαιστε πρόμολ ὧδεmiddot Πλάτων νύ τι σεῖο χατίζει raquo9

Eacutetant sur le point de concourir pour la trageacutedie il rencontra Socrate devant le theacuteacirctre dionysiaque et agrave la suite de leur entretien il brucircla ce qursquoil avait eacutecrit en disant laquo Hephaistos vient ici Platon maintenant a besoin de toi raquo

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III [trad GENAILLE])

Si lrsquoanecdote semble peu creacutedible elle est en revanche symbolique De la mecircme maniegravere les

proches de Platon auraient retrouveacute agrave sa mort une piegravece drsquoAristophane agrave cocircteacute de lui Lrsquoœuvre de 10

Platon dans sa totaliteacute est drsquoailleurs une vaste trageacutedie Pensons au prologue drsquoAntigone de Jean

Anouilh

Voilagrave Ces personnages vont vous jouer lhistoire dAntigone Antigone cest la petite maigre qui est assise lagrave-bas et qui ne dit rien Elle regarde droit devant elle

Les guillemets ont eacuteteacute rajouteacute par nos soins pour rendre la citation plus lisibles Celles-ci ne sont pas 9

preacutesentes dans le texte original tireacute du Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig

La source de cette anecdote est lrsquoeacutemission de radio sur France Culture du 11 feacutevrier 2008 intituleacutee laquo Les 10

nouveaux chemins de la connaissance raquo Elle nous est conteacutee par Monique Dixsaut

6

Elle pense Elle pense quelle va ecirctre Antigone tout agrave lheure quelle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermeacutee que personne ne prenait au seacuterieux dans la famille et se dresser seule en face du monde seule en face de Creacuteon son oncle qui est le roi Elle pense quelle va mourir quelle est jeune et quelle aussi elle aurait bien aimeacute vivre Mais il ny a rien agrave faire Elle sappelle Antigone et il va falloir quelle joue son rocircle jusquau bouthellip

(ANOUILH 2008 5)

Degraves les premiers instants nous savons tous que Socrate va mourir Pourtant nous regardons les

dialogues srsquoenchainer lrsquohistoire avancer De la rencontre avec les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave sa

condamnation agrave mort Platon retrace toute la vie philosophique drsquoun personnage lrsquohistoire drsquoun

homme Nous pourrions essayer de comparer les œuvres de Platon aux eacutecrits de lrsquohistorien

Xeacutenophon reacutealiser des travaux drsquoarcheacuteologie afin de savoir si la rencontre entre Socrate et 11

Parmeacutenide eut eacuteteacute possible Quel inteacuterecirct dans un travail de philosophie Tout cela reviendrait agrave

renier le cœur mecircme de lrsquoœuvre de Platon sa puissance litteacuteraire

A fortiori nous avanccedilons lrsquoideacutee selon laquelle la theacuteacirctraliteacute repreacutesente une part importante

du message philosophique y compris de lrsquoexercice dialectique Penser les personnages des

dialogues comme des acteurs jouant un rocircle retourne consideacuterablement les perspectives de

lecture Nous tacirccherons donc dans la suite de notre travail de deacutemontrer en quoi la dialectique

possegravede une part de jeu nrsquoeacutetant pas incompatible avec la recherche de veacuteriteacute Si les œuvres de

Platon sont consideacutereacutees plutocirct comme des piegraveces de theacuteacirctre que des reacutealiteacutes historiques alors la

repreacutesentation dune aporie dans un dialogue ne peut plus ecirctre vue comme un simple constat

deacutechec de la meacutethode du dialogue mais comme un moment obligatoire dans une conception

plus large Les dialogues de Platon ne sont pas des piegraveces en eux-mecircmes mais simplement les

actes drsquoune seule œuvre qursquoil faut comprendre dans sa totaliteacute

Il convient enfin de preacuteciser ce que nous entendons par le personnage de Socrate et

lrsquoadjectif socratique srsquoy rapportant Socrate est un personnage ayant existeacute cela ne fait presque

Il nrsquoest jamais simple de parler de meacutethode historique dans le contexte antique Cependant la 11

meacutethodologie de Xeacutenophon se rapproche de celle de Thucydide dont il compleacuteta lrsquoœuvre Mecircme si le dialogue socratique eacutetait agrave lrsquoacircge classique un style litteacuteraire agrave part entiegravere nous pensons que lrsquoapproche de Xeacutenophon repose sur des eacutevegravenements et des situations probables Platon philosophe et dramaturge joue davantage dans le registre du symbolique

7

aucun doute Cependant nous ne sommes pas ici dans un travail drsquohistorien pur et simple la

philosophie antique nrsquoest pas une archeacuteologie des faits sinon une archeacuteologie de la penseacutee Dans

le cas preacutesent la seule penseacutee que nous choisissons drsquoeacutetudier est celle de Platon Nous

consideacuterons alors davantage Socrate comme personnage litteacuteraire et dramatique plutocirct qursquoen tant

qursquoindividu ayant reacuteellement veacutecu toutes les aventures qui lui sont attribueacutees Cela possegravede sur le

plan meacutethodologique de nombreux avantages le premier eacutetant que la reacutealiteacute historique des faits

ne nous importe guegravere Qursquoimporte que Socrate ne rencontracirct pas Parmeacutenide dans sa jeunesse le

personnage creacuteeacute par Platon a effectivement veacutecu cette rencontre Lrsquoensemble de notre travail

reposera donc sur Socrate personnage dramatique des œuvres de Platon

Notre objectif ne sera autre que de deacutefinir de faccedilon juste la meacutethode agrave lrsquoœuvre dans les

dialogues de Platon Nous deacutefendons lrsquoideacutee selon laquelle notre position de lecture influence les

reacutesultats de la dialectique platonicienne Notre hypothegravese de recherche peut alors se reacutesumer en

une phrase en consideacuterant les œuvres de Platon comme des productions theacuteacirctrales nous serons

agrave mecircme de trouver davantage de reacuteponses que dans le cadre drsquoune lecture traditionnelle Ceci

nous permettra de comprendre drsquoune autre maniegravere sous un nouveau jour les perspectives en jeu

dans les dialogues Certains problegravemes drsquoordres meacutetaphysique et ontologique devraient alors

trouver de nouvelles reacuteponses invisibles jusqursquoici Il est vrai que nos interrogations sur la

dialectique peuvent sembler quelque peu heacuteteacuterogegravenes Notre hypothegravese de travail place tous nos

espoirs du cocircteacute interpreacutetatif Cela apparaicirctra peut-ecirctre arbitraire en risquant de contraindre le

texte agrave se conformer agrave notre theacuteorie Nous devons donc prendre soin de deacutefinir avec rigueur notre

meacutethodologie afin drsquoeacuteviter toute deacuteteacuterioration du sens initial au profit de notre approche

8

2 Meacutethodologie

De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques

Notre travail se divisera en quatre grands moments Notre hypothegravese de deacutepart preacutesuppose

lrsquoexistence de reacuteponses dans lrsquoœuvre de Platon En effet notre recherche nrsquoaurait pas lieu drsquoecirctre

si nous pensions que la dialectique platonicienne eacutetait totalement incomplegravete et que certaines

reacuteponses nrsquoavaient pas eacuteteacute formuleacutees par Platon Nous marquons ici un choix initial fort en

refusant de croire drsquoune part agrave un apophatisme dialectique chez Platon (crsquoest-agrave-dire que la

dialectique nrsquoest pas apte agrave trouver de veacuteriteacutes agrave cause de sa neacutecessaire incompleacutetude) mais aussi

agrave un simple laquo appel agrave la continuation du travail raquo comme si Platon nrsquoavait fourni que la meacutethode

sans reacutesultats Au contraire nous partons de lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique a deacutejagrave atteint son

but (dans les textes) et qursquoil ne tient qursquoagrave nous lecteurs de Platon de comprendre ces reacuteponses

Selon le vieil adage la veacuteriteacute est lrsquoadeacutequation entre lrsquoecirctre et la penseacutee crsquoest-agrave-dire

lrsquoeacutelaboration drsquoun jugement juste Ainsi tout comme un texte sera vrai en vertu de son rapport au

monde une lecture sera vraie selon son rapport au texte Dans un premier temps il srsquoagira pour

nous de deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoest la meacutethode socratique crsquoest-agrave-dire drsquoen comprendre les

regravegles de fonctionnement Nous nuancerons notre deacutefinition en lui imposant comme bornes les

deacutefinitions drsquoautres meacutethodes proches mais diffeacuterentes (eacuteristique antilogique etc) Cette partie

relegravevera clairement drsquoun caractegravere historique srsquoinspirant des grandes theacuteories interpreacutetatives sur

la dialectique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours (de maniegravere non exhaustive mais significative) Notre

modus operandi consiste en lrsquoeacutelaboration drsquoune grille de lecture apte agrave augmenter notre capaciteacute

agrave comprendre le fonctionnement des raisonnements argumentatifs de la dialectique platonicienne

Notre originaliteacute reposera eacutevidemment sur ce que nous avons appeleacute le postulat theacuteacirctral La

position interpreacutetative que nous eacutelaborerons partira de notre hypothegravese de recherche selon

laquelle il ne convient pas de lire Platon comme un bloc monolithique mais comme une

succession de scegravenes ayant chacune un objectif propre Cet outil que nous concevrons est

interpreacutetatif crsquoest-agrave-dire que sa viseacutee nrsquoest autre que drsquoaccroitre notre acuiteacute conceptuelle face au

texte drsquoun dialogue de la mecircme maniegravere que des lunettes augmentent lrsquoacuiteacute visuelle drsquoune

personne myope ou astigmate sans modifier lrsquoobjet regardeacute Lrsquooutil ne modifie pas le contenu du

9

texte il modifie notre perception de celui-ci Ce point nous parait tregraves important dans la mesure

ougrave cette perspective purement interpreacutetative nrsquoest pas simple agrave respecter dans lrsquoeacutelaboration drsquoun

outil interpreacutetatif Chaque systegraveme interpreacutetatif implique des schegravemes logiques de

fonctionnement diffeacuterents Nous devons donc nous assurer dans la mesure du possible que les

schegravemes impliqueacutes par lrsquooutil que nous allons eacutelaborer ne sont pas incompatibles avec les

schegravemes du contexte drsquoeacutecriture Au contraire nous voulons que ceux-ci soient les plus proches 12

possible afin drsquoecirctre en adeacutequation avec la volonteacute de lrsquoauteur Nous profiterons de cette partie

pour eacutevoquer diffeacuterents problegravemes interpreacutetatifs en lien avec la meacutethode dialectique Cette partie

srsquoachegravevera par un choix drsquoordre logique que nous justifierons quant au meilleur moyen de

repreacutesenter les eacutechanges dialectiques

Dans un troisiegraveme temps nous nous attacherons agrave comprendre ce que pourrait ecirctre

lrsquoorigine de la dialectique Pour paraphraser Aristote si notre premier moment aura eacuteteacute consacreacute

agrave la cause mateacuterielle de la dialectique (son fonctionnement propre ses regravegles) le troisiegraveme temps

de notre travail se tournera vers drsquoune part sa cause efficiente et drsquoautre part vers sa cause finale

(en effet la dialectique comme production humaine ou projet permet cette superposition entre

origine et finaliteacute) Nous en profiterons pour tirer les conclusions meacutetaphysiques et plus

preacuteciseacutement ontologiques de nos choix interpreacutetatifs et repreacutesentatifs des moments dialectiques

En effet notre point de deacutepart est que la grille interpreacutetative de lrsquoexercice dialectique affecte

consideacuterablement les reacutesultats meacutetaphysiques Nous ferons alors une analyse eacutelargie des grands

traits meacutetaphysiques du systegraveme platonicien puis tacirccherons de comprendre comment la

dialectique srsquointegravegre dans ce systegraveme Nous serons dans lrsquoobligation de faire une revue des

preacuteoccupations ontologiques de quelques preacutesocratiques afin de comprendre le contexte

drsquoapparition de la meacutethode dialectique proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous nous

pencherons ensuite plus en avant sur les aspects meacutetaphysiques directement en lien avec les

preacutesupposeacutes induits par la dialectique telle que nous lrsquoaurons deacutefinie dans le chapitre preacuteceacutedent

Nous pensons ici agrave R G Collingwood prenant lrsquoexemple drsquoune traduction du grec πόλις par le mot 12

laquo Eacutetat raquo en lrsquoaffligeant de tous les concepts contemporains propre agrave notre concept drsquoEacutetat et agrave observer des erreurs dans les eacutecrits politiques grecs Pour Collingwood cela revient agrave traduire le mot grec τριήρης par laquo bateau agrave vapeur raquo on srsquoeacutetonnerait par la suite des variances conceptuelles et des incoheacuterences suite agrave lrsquousage du mot τριήρης lu comme bateau agrave vapeur dans les textes antiques (COLLINGWOOD 1994)

10

Il ne faut pas perdre de vue que lrsquoobjectif final est drsquoeacutelaborer une position de lecture apte agrave

deacutepasser les difficulteacutes laquo superficielles raquo des dialogues afin drsquoen comprendre le sens profond Il

ne srsquoagit pas pour autant de faire de la sur-interpreacutetation ou de lrsquoinvention

Le dernier moment de notre travail consistera en la mise en application de notre systegraveme

repreacutesentatif agrave un certain nombre de passages issus du corpus platonicien principalement le

Gorgias Lrsquoobjectif sera ici double drsquoune part expeacuterimenter notre outil repreacutesentatif en

laquo condition reacuteelle raquo crsquoest-agrave-dire sur de longs passages ougrave lrsquoenchevecirctrement des ideacutees ne va pas

de soi Notre outil ne prend son sens que dans le cadre de lrsquoanalyse profonde drsquoun passage et de

ses articulations avec les autres passages Drsquoautre part nous pourrons eacutetudier le rapport entre la

dialectique et le projet meacutetaphysique chez Platon Le troisiegraveme moment de notre travail opeacuterera

donc la synthegravese entre nos remarques drsquoordre logique du premier moment de notre travail et les

consideacuterations plus meacutetaphysiques du deuxiegraveme Nous reviendrons par la suite plus

abondamment sur le choix du Gorgias Nous pouvons drsquoores et deacutejagrave eacutevoquer le sujet du dialogue

comme motif principal En effet le troisiegraveme moment de notre travail reposera principalement

sur la distinction entre lrsquoactiviteacute sophistique et lrsquoactiviteacute philosophique Le Gorgias repreacutesente la

suite logique de notre interrogation theacuteorique puisque le dialogue repreacutesente agrave la fois une

reacuteflexion theacuteorique sur le sujet en questionnant la nature de la rheacutetorique mais aussi une

illustration pratique en opposant directement le personnage de Socrate agrave des sophistes

La quasi-totaliteacute de notre travail reposera sur les travaux de Benoicirct Castelneacuterac et de

Mathieu Marion Nous leur empruntons le regard dialogique qui seul permet de donner agrave cette

eacutetude une coheacuterence geacuteneacuterale en faisant de lrsquoexercice du dialogue un moment strateacutegique dont

lrsquoissue est incertaine Ainsi de nombreux eacuteleacutements deacutecoulant de cette analyse (critique des

travaux de Vlastos interpreacutetation du poegraveme de Parmeacutenide lecture des sophistes etc)

srsquoinscrivent en toute logique dans le mecircme sillon De plus nous avons choisi de nous appuyer

sur les reacutecents travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot dont lrsquoanalyse porte sur des centres drsquointeacuterecircts

souvent identiques aux nocirctres Parfois nous nous en inspirons parfois nous nous en deacutetacherons

mais ses travaux permettront toujours de servir de reacutefeacuterentiel surtout dans la deuxiegraveme moitieacute de

notre travail

11

Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique

Le projet que nous preacutesentons ici peut apparaicirctre au lecteur en bien des endroits encore

peu deacutefini vague voire teinteacute drsquoune certaine preacutetention Nous connaissons le danger inheacuterent agrave

notre travail Bien souvent le deacutesir de systegraveme pousse le commentateur agrave creacuteer de vastes

cateacutegories dans lesquelles il tenterait souvent par la violence du sur-commentaire de ranger les

concepts selon un ordonnancement preacuteeacutetabli Lrsquoobjectif est pour nous de retrouver une lecture

coheacuterente de lrsquoensemble du travail que Platon nous propose sans pour autant lui infliger le cadre

a priori de notre volonteacute Nous deacutesirons ainsi formuler une theacuteorie de la dialectique (ou tout du

moins en dessiner les contours) Or la nature mecircme du texte de Platon nous force agrave prendre

lrsquoensemble du corpus en consideacuteration puisque la meacutethode du dialogue srsquoy applique en tout

endroit Si les reacutesultats de notre travail pourront sembler parfois arbitraires nous aimerions alors

insister davantage sur la meacutethode proposeacutee que les reacutesultats en eux-mecircmes

Les travaux de recherche ont pour critegravere de qualiteacute la preacutecision de leur probleacutematique

Dans notre cas celle-ci semble peu deacutelimiteacutee si cela peut ressembler agrave une faiblesse le lecteur

saura y voir la volonteacute drsquoun effort de synthegravese Prenant lrsquoexemple de la biologie lrsquoeacutetude

minutieuse drsquoune cellule ne prend pleinement son sens que replaceacutee dans lrsquoorganisme dans son

ensemble De la mecircme maniegravere la dialectique eacutetant le fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne il

aurait eacuteteacute maladroit selon nous de se contenter de quelques passages Celle-ci ne prend tout son

sens que dans lrsquooptique drsquoun projet plus geacuteneacuteral La philosophie nrsquoest pas une position deacutefinitive

mais plutocirct une posture intellectuelle face au monde pas une reacuteponse mais une faccedilon drsquoaborder

les questions Si chaque dialogue se concentre sur un problegraveme unique les diffeacuterents

raisonnements se chevauchent et interagissent entre eux Comprendre la meacutethode dialectique ne

consiste pas simplement agrave comprendre des moments dialectiques mais comment cette suite de

moments est au cœur drsquoune œuvre totale et efficace

Nous ne pouvons que reconnaitre la vaste porteacutee de notre projet Il est eacutevident que notre

probleacutematique ne srsquoinscrit pas dans une simple question technique mais implique un grand

nombre de reacuteflexions correacutelaires En reacutealiteacute notre travail sera ameneacute agrave traiter un vaste ensemble

de thegraveses platoniciennes (ontologie meacutethode de recherche mythologie implication politique

12

etc) Le lecteur comprendra que notre objectif eacutetant initialement lrsquoeacutelaboration drsquoune meacutethode

syntheacutetique il serait vain de focaliser lrsquoensemble de notre travail sur quelques lignes drsquoun

dialogue Ne pas avoir circonscrit notre recherche agrave un corpus reacuteduit nrsquoest pas une pure

preacutetention mais une reacuteelle volonteacute drsquoeacuteclaircissement et drsquoapprofondissement de la penseacutee

platonicienne dans son ensemble

13

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE

Socrate joue les beacuteotiens

Ce que nous appelons le postulat theacuteacirctral nous permet de penser le problegraveme de lrsquoorigine

de la dialectique sous un autre angle Si la theacuteacirctraliteacute du corpus de Platon nrsquoest pas un choix

simplement estheacutetique mais un point cleacute de la penseacutee de lrsquoauteur alors nous devons lire

lrsquoensemble des dialogues comme autant de scegravenes drsquoune vaste trageacutedie se terminant par la mort

de Socrate Sur le plan dramatique Le Parmeacutenide de Platon est lrsquoœuvre premiegravere il srsquoagit de la

premiegravere scegravene de cette trageacutedie philosophique Socrate y est jeune non-initieacute agrave la philosophie et

vulneacuterable face agrave la dialectique drsquoexperts tels que Parmeacutenide et Zeacutenon Socrate incarne une

posture de beacuteotien Commencer notre travail par Le Parmeacutenide nrsquoest cependant pas sans

preacutetention lrsquoouvrage est reconnu agrave travers les siegravecles comme lrsquoune des piegraveces les plus obscures

de lrsquoensemble du corpus Mais comprendre drsquoune nouvelle faccedilon Le Parmeacutenide est un moyen

neacutecessaire pour relire Platon En fonction de la lecture qursquoun commentateur fait du Parmeacutenide

toute sa vision du platonisme se trouve modifieacutee Finalement cela repreacutesente pour nous un

avantage meacutethodologique en commenccedilant par Le Parmeacutenide nous serons agrave mecircme de

reconstruire plus facilement la penseacutee de Platon

Il existe une raison nous conduisant agrave commencer notre eacutetude par Le Parmeacutenide En effet

dans sa preacutesentation de la theacuteorie platonicienne Diogegravene Laeumlrce deacuteclare que lrsquoorigine du style du

dialogue remonterait agrave Zeacutenon drsquoEacuteleacutee

Διαλόγους τοίνυν φασὶ πρῶτον γράψαι Ζήνωνα τὸν Ἐλεάτην

On dit que Zeacutenon drsquoEacuteleacutee fut le premier agrave eacutecrire des dialogues

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)

Propos qursquoil reacuteitegravere plus loin en citant un texte disparu drsquoAristote

Ἀριστοτέλης δ ἐν τῷ Σοφιστῇ φησι πρῶτον Ἐμπεδοκλέα ῥητορικὴν εὑρεῖν Ζήνωνα δὲ διαλεκτικήν

14

Aristote dans [son ouvrage] le Sophiste deacuteclare qursquoEmpeacutedocle trouva la 13

rheacutetorique le premier et Zeacutenon la dialectique

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum VIII)

Ces deux citations bien qursquoelles ne puissent constituer une preuve historique deacutemontrent agrave

lrsquoeacutevidence un large courant de penseacutee dans lrsquoAntiquiteacute laissant entendre que le principe du

dialogue voire la meacutethode dialectique seraient lrsquoœuvre de Zeacutenon disciple de Parmeacutenide Sans

toutefois tirer de conclusion hacirctive nous pouvons reconnaitre une certaine coheacuterence entre les

propos de Diogegravene Laeumlrce et notre ideacutee selon laquelle la rencontre avec les eacuteleacuteates repreacutesenteacutee

dans le Parmeacutenide serait agrave lrsquoorigine de la pratique philosophique de Socrate

Enfin srsquoil eacutetait encore neacutecessaire de justifier le caractegravere neacutecessaire de commencer notre

travail par le Parmeacutenide il existe un dernier point pouvant sembler anodin et relevant pourtant

selon nous drsquoune grande importance Comme eacutevoqueacute un peu plus haut face agrave ce sentiment

drsquoimpuissance de la dialectique dans presque tous les dialogues le Parmeacutenide est un des seuls agrave

se terminer positivement (quoique de maniegravere tregraves abrupte) avec la certitude pour les

participants drsquoavoir trouveacute des choses on ne peut plus vraies (Ἀληθέστατα [166c]) Il srsquoagit pour

nous de comprendre ce que peut ecirctre la valeur de cette veacuteriteacute et si agrave la lumiegravere de nos

interpreacutetations lrsquoexercice socratique ne deviendra pas davantage compreacutehensible

Nous traduisons volontairement lrsquoinfinitif εὑρεῖν par le passeacute simple trouva13

15

1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide

La notion drsquoobstacle interpreacutetatif

Le Parmeacutenide est certainement lrsquoun des dialogues de Platon ayant la reacuteputation la plus

forte Il est agrave la fois obscur complexe fastidieux reacutepeacutetitif et dans le mecircme temps au cœur de

toute une interpreacutetation meacutetaphysique de la penseacutee de Platon Cependant puisque notre eacutetude

doit neacutecessairement commencer par ce dialogue il convient de srsquointerroger de prime abord sur

les eacuteventuels problegravemes de lecture risquant de srsquooffrir agrave nous La question est naiumlve qursquoest-ce

qui rend le Parmeacutenide si compliqueacute par rapport aux autres dialogues Sur le modegravele de Gaston

Bachelard dans la Formation de lrsquoesprit scientifique nous deacutecidons de commencer notre eacutetude agrave

partir de la notion drsquoobstacle Quels sont les obstacles empecircchant le lecteur de trouver 14

directement dans ce dialogue des reacuteponses claires promises par la meacutethode socratique

Comment un mecircme ouvrage peut-il tantocirct ecirctre lu comme un traiteacute de cosmologie tantocirct comme

la cleacute de voute de lrsquoontologie platonicienne et pour drsquoautres enfin comme un simple exercice

dialectique

Selon nous bien des obstacles ne se trouvent pas dans le texte ils sont propres au contexte

de lecture Les obstacles en question ne sont pas du cocircteacute du texte mais uniquement du cocircteacute du

lecteur Crsquoest pourquoi nous parlerons drsquoobstacles interpreacutetatifs Ces obstacles sont des

problegravemes propres agrave lrsquoesprit du lecteur celui-ci nrsquoarrive jamais lrsquoesprit vierge de tout preacutejugeacute

lorsqursquoil entame sa lecture Quel travail intellectuel est-il alors neacutecessaire drsquoeffectuer au

preacutealable afin de saisir pleinement la nature et la viseacutee du Parmeacutenide Il ne srsquoagit pas

simplement drsquoun problegraveme de compreacutehension mais de repreacutesentation de la dialectique crsquoest un

exercice se trouvant dans un corpus tregraves eacuteloigneacute de nous autant sur les plans temporel

linguistique que culturel

Nous ne pouvons cependant eacutenumeacuterer de maniegraveres exhaustive lrsquoensembles des obstacles

interpreacutetatifs Nous choisissons donc afin de preacuteciser au mieux notre meacutethodologie de recherche

laquo Quand on cherche les conditions psychologiques des progregraves de la science on arrive bientocirct agrave cette 14

conviction que crsquoest en terme drsquoobstacle qursquoil faut poser le problegraveme de la connaissance scientifique raquo (BACHELARD 2004 15)

16

drsquoeacutevoquer quelques uns des plus repreacutesentatifs drsquoentre-eux Lrsquoenjeu de ce premier moment est

conseacutequent il srsquoagit agrave la fois drsquoadopter la position intellectuelle adeacutequate afin drsquoeacutetudier la

dialectique platonicienne en faisant table-rase de nos preacutejugeacutes de lecture et dans un second

temps drsquointerpreacuteter le texte du Parmeacutenide au plus proche de ce qursquoil pouvait ecirctre dans lrsquoesprit de

son auteur Ce dernier point nrsquoest pas anodin la philosophie de lrsquoAntiquiteacute dans son projet

mecircme est une archeacuteologie de la penseacutee Il ne srsquoagit pas tant de dire ce qui a eacuteteacute eacutecrit ou dit mais

de justifier le sens de ce qui a eacuteteacute dit au moment ougrave cela a eacuteteacute dit Il srsquoagit drsquoun projet de

coheacuterence mais aussi drsquoauthenticiteacute agrave lrsquoimage de lrsquoarcheacuteologue qui ne fait pas que constater la

preacutesence drsquoun objet dans le sol mais lrsquoen sort le nettoie et cherche enfin agrave comprendre

preacuteciseacutement son usage Le temps alternant aussi bien les corps que les mots nous devons garder

agrave lrsquoesprit que les eacutetranges ronds de bronze oxydeacutes et ne refleacutetant rien aujourdrsquohui dans les

museacutees furent jadis drsquoeacutetincelants miroirs

Les obstacles que nous allons maintenant eacutetudier ne sont pas propres qursquoau Parmeacutenide et

srsquoappliquent en partie aux autres dialogues de Platon et certainement agrave drsquoautres textes de

lrsquoAntiquiteacute Demeure un dernier point en suspens qui nrsquoaura pas eacutechappeacute au lecteur srsquoil existe

des obstacles externes nrsquoexiste-t-il pas aussi des obstacles internes Agrave lrsquoeacutevidence oui lorsque

le propos est confus la ponctuation absente (que lrsquoon pense aux fragments drsquoHeacuteraclite dit 15

lrsquoObscur) etc Ceux-ci seront traiteacutes dans la suite de notre travail lors de la lecture de lrsquoœuvre

proprement dite

Lrsquoobstacle historiographique

Le premier de ces obstacles est agrave lrsquoeacutevidence un problegraveme drsquoordre historiographique Agrave

travers lrsquohistoire de la philosophie le fait que telle œuvre soit encore preacutesente plutocirct qursquoune autre

nrsquoest jamais issu du hasard bien que cela soit une eacutevidence il faut prendre le temps de

comprendre les conseacutequences que cela peut avoir dans notre travail Au contraire pendant des

siegravecles la conservation des œuvres ne deacutependait que de la laquo bienveillance raquo de copistes le plus

souvent moines qui inlassablement reproduisaient certains ouvrages plutocirct que drsquoautres Agrave

lrsquoeacutevidence nous pouvons avancer le fait que le fragment drsquoœuvres qui nous est arriveacute du passeacute

Agrave entendre comme laquo produisant la confusion chez le lecteur raquo15

17

correspond agrave ce qui eacutetait le plus recopieacute Agrave lrsquoinverse une œuvre produite en de rares exemplaires

aura surement disparu agrave la suite de quelques incendies de bibliothegraveques et autres ravages Nous

arrivons alors agrave cette premiegravere ideacutee assez eacutevidente certes mais neacuteanmoins cruciale qui est que

lrsquoensemble des fragments antiques aujourdrsquohui accessibles le sont par un jeu drsquointeacuterecircts et de

subjectiviteacutes De maniegravere plus approfondie nous pouvons mecircme affirmer que ce qui est parvenu

jusqursquoagrave nous nrsquoa pu le faire qursquoen plaisant pour des raisons diverses aux instances responsables

de la copie des manuscrits Pour illustrer notre propos nous pouvons dire que la survie des

manuscrits est soumise agrave des lois semblables agrave celles auxquelles sont soumises les espegraveces

animales drsquoapregraves lrsquoeacutevolution darwinienne les œuvres ayant surveacutecu eacutetaient celles les mieux

adapteacutees agrave leur environnement non pas naturel mais ici politique et culturel

Nous pouvons alors eacutevoquer la relation freacutequente mdash voire systeacutematique mdash entre les

instances chargeacutees de la copie des manuscrits et les autoriteacutes religieuses du moment Pour

appuyer notre point un simple constat suffit parmi les corpora les plus fournis de la

philosophie grecque nous trouvons Platon et Aristote tout deux furent reacuteemployeacutes agrave maintes

reprises dans le cadre de diverses theacuteologies (agrave travers le neacuteoplatonisme pour Platon et dans le

cas drsquoAristote par lrsquoœuvre scolastique thomiste entre autres) Il semble aujourdrsquohui difficile de

lire Le Parmeacutenide de Platon sans avoir agrave lrsquoesprit Les Enneacuteades plotiniennes Dans la cinquiegraveme

des Enneacuteades Plotin fonde une meacutetaphysique agrave partir de laquo LrsquoUn raquo (τὸ ἕν) provenant directement

du texte de Platon Il srsquoagit pour Plotin du principe fondamental la premiegravere des hypostases

(ὑπόστασις) Les conseacutequences de cette lecture tregraves particuliegravere se retrouvent encore aujourdrsquohui

dans notre appreacutehension de lrsquoœuvre de Platon En prenant laquo LrsquoUn raquo comme principe

meacutetaphysique dans Le Parmeacutenide lrsquoeacuteventualiteacute mecircme de lrsquoexercice dialectique laisse place agrave un

monologue ontologique

Allant dans notre sens et critiquant une lecture trop plotinienne Luc Brisson soulegraveve ce

problegraveme dans lrsquointroduction de sa traduction du Parmeacutenide et deacuteclare

La lecture du Parmeacutenide ici proposeacutee rompt avec cette interpreacutetation grandiose qui voit dans la seconde partie du Parmeacutenide une description des degreacutes de lrsquoecirctre qui assimileacutes agrave des diviniteacutes procegravedent de lrsquoUn

(BRISSON 2011 9)

18

Sans cet effort nous ne lisons plus vraiment Platon mais le Platon comme le lisait Plotin

Pour reprendre notre approche historiographique nous pouvons avancer lrsquoideacutee que si le

corpus de Platon existe encore ce nrsquoest pas uniquement pour lui-mecircme mais surtout en tant qursquoil

incarne les fondements du neacuteoplatonisme lequel agrave travers Plotin notamment eacutetait en adeacutequation

avec une penseacutee chreacutetienne en pleine formation De facto nous ne lisons pas seulement Plotin

comme un commentateur de Platon mais aussi parfois Platon comme un preacutecurseur de Plotin 16

Subjectiviteacute de la traduction

Dans le cas de la philosophie de lrsquoAntiquiteacute le lecture doit faire face agrave un problegraveme ducirc agrave la

langue drsquoeacutecriture Le traducteur agrave travers des choix lexicaux stylistiques et typographiques

produit une interpreacutetation personnelle de lrsquoœuvre La traduction repreacutesente le deuxiegraveme problegraveme

externe agrave la compreacutehension drsquoun dialogue de Platon La langue grecque bien loin de la langue

franccedilaise ressemble en certains points davantage agrave la langue allemande dans son aspect

interpreacutetatif syntaxe plus flexible et vocabulaire favorable aux neacuteologismes et agrave la creacuteation

lexicale La langue grecque est une langue interpreacutetative en changement pleine de possibiliteacutes

Pour reprendre lrsquoexemple de lrsquoinfluence plotinienne dans le Parmeacutenide nous pouvons

simplement eacutevoquer le choix de certains traducteurs de mettre une majuscule agrave laquo lrsquoUn raquo Il srsquoagit

du choix de Leacuteon Robin (cf ROBIN 1950) entre autres Agrave lrsquoeacutevidence cette majuscule est

purement arbitraire eacutetant donneacute que la distinction de casse nrsquoapparaicirct qursquoau IXegraveme siegravecle avec

lrsquoinvention par les copistes byzantins des minuscules Pourtant Leacuteon Robin insiste sur laquo lrsquoUn raquo

plutocirct que laquo lrsquoun raquo ou seulement laquo un raquo lrsquoarticle deacutefini nrsquoeacutetant pas systeacutematiquement preacutesent

dans le texte grec Ainsi est-il possible de dire que par sa traduction seulement Leacuteon Robin

influence consideacuterablement la lecture en conceptualisant une notion de faccedilon arbitraire Mais si

la majuscule de laquo lrsquoUn raquo peut sembler relever de lrsquoordre du deacutetail notre second exemple sera

sans doute plus convaincant il srsquoagit du concept drsquo laquo Ideacutee raquo ou de laquo Forme raquo Il est important de

se questionner sur ce que nous appelons laquo Forme raquo ou laquo Ideacutee raquo Le concept repose sur deux mots

De la mecircme maniegravere la deacutenomination de laquo Preacutesocratiques raquo engendre une lecture biaiseacutee et 16

anachronique en laissant croire que les premiers philosophes seraient lagrave pour preacuteparer le terrain au Socrate de Platon

19

grecs laquo εἶδος raquo et laquo ἰδέα raquo Nous remarquons lagrave encore le choix du traducteur qui place de

maniegravere presque systeacutematique une majuscule comme pour confirmer au lecteur la preacutesence drsquoun

concept central

En dehors du corpus platonicien ces deux mots signifient lrsquoallure crsquoest-agrave-dire ce que lrsquoon

distingue drsquoune chose Ils deacuterivent drsquoune mecircme racine indo-europeacuteenne celle du verbe ὁράω

(voir observer porter son regard (cf BAILLY 1901)) dont lrsquoinfinitif aoriste est ἰδεῖν donnant

video en latin Drsquoun objet nous identifions sa forme stricto sensu par nos sens et plus 17

preacuteciseacutement par la vue Lrsquoideacutee ou forme nrsquoest donc pas neacutecessairement dans la penseacutee Elle est

perccedilue par nos faculteacutes intellectuelles lorsque nous employons nos sens ce qui nous permet de

reconnaitre un objet Lrsquoideacutee ou forme est donc du cocircteacute du reacuteel au sens de la silhouette crsquoest-agrave-

dire ce que je vois drsquoune chose Ce ne sont pas des termes issus drsquoun jargon philosophique mais

de la vie courante En outre lrsquoutilisation des mots dans le corpus semble ne pas respecter de

regravegle preacutecise les deux termes seraient parfaitement interchangeables Il semble alors peu 18

probable que la theacuteorie centrale drsquoun auteur ne meacuterite pas un terme agrave proprement parler mais

deux termes eacutequivoques interchangeables et issus du langage populaire Nous voyons alors

comment la traduction peut biaiser la lecture en faisant des termes εἶδος et ἰδέα les eacuteleacutements

centraux drsquoune ontologie ideacutealiste

La traduction est une activiteacute subjective et la compreacutehension de lrsquoactiviteacute dialectique

neacutecessite un accegraves au plus proche de la penseacutee et de lrsquoimaginaire de lrsquoauteur Comme nous

venons de le voir par delagrave le problegraveme eacutevident de la polyseacutemie de laquo λόγος raquo laquo εἶδος raquo ou encore

laquo ἀγαθὸν raquo il existe un problegraveme de subjectiviteacute de la part du traducteur qui par ses choix

lexicaux influence le contenu informatif de lrsquoœuvre Au lendemain de deux milleacutenaires de

philosophie profondeacutement chreacutetienne le travail de deacute-construction reste conseacutequent

En replaccedilant le digamma disparu nous retrouvons ϝιδεα conduisant phoneacutetiquement au video latin17

Cela nrsquoest cependant pas lrsquoavis de lrsquoeacutecole neacuteo-kantienne dite laquo de Marbourg raquo repreacutesenteacutee notamment 18

par Hermann Cohen et Paul Natorp Selon ces derniers il existerait une diffeacuterence fondamentale entre lrsquoεἶδος signifiant le concept (Begriff) socratique et lrsquoἴδεα (Idee) platonicienne (cf FRONTEROTTA 2000)

20

Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation

Lire un philosophe nrsquoest pas chose facile Comme le preacutecise Ferdinand Alquieacute dans son

opuscule Qursquoest-ce que comprendre un philosophe lrsquoattitude agrave adopter face agrave un texte de

philosophie nrsquoest jamais claire et est la source de nombreuses confusions agrave travers toute lrsquohistoire

de la philosophie La philosophie ne peut se lire comme de la science pure dans la mesure ougrave 19

la bonne compreacutehension drsquoun texte de philosophie deacutepend toujours drsquoun contexte Ceci nrsquoest pas

le cas drsquoun ouvrage de matheacutematiques par exemple Il est deacutelicat drsquoaffirmer que lrsquoon puisse

veacuteritablement philosopher de maniegravere absolue Pourtant lire un philosophe ce nrsquoest pas non plus

simplement lire lrsquoœuvre drsquoun homme drsquoun point de vue psychologique Nous pensons possible

dans une certaine mesure de dissocier un homme de ses ideacutees Il srsquoagit pour nous drsquoadopter une

posture du juste milieu suivant ainsi les conseils de Ferdinand Alquieacute

La philosophie nrsquoest pas la science elle nrsquoest pas un systegraveme ou un ensemble de systegravemes elle est une deacutemarche et une deacutemarche nrsquoa de sens que parce qursquoune personne effectue cette deacutemarche [hellip] La deacutemarche philosophique nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par des raisons psychologiques ce nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par lrsquohistoire ou agrave partir drsquoun certain eacutetat social

(ALQUIEacute 2005 89)

Les obstacles psycho-historiques deacutecoulent drsquoune prise de position trop unilateacuterale face au

problegraveme eacutevoqueacute Dans le premier cas si le lecteur se place drsquoun point de vue anhistorique alors

le cadre spatio-temporel et lrsquoensemble du contexte drsquoeacutecriture disparaissent Ce processus conduit

dans le cas de la philosophie antique notamment agrave un chronocentrisme du lecteur En reacutefutant

lrsquoaspect humain et la situation drsquoeacutecriture il devient possible drsquoimaginer par exemple que les

propos tenus par Platon concernant les philosophes Eacuteleacuteates furent totalement diffeacuterents de la

reacutealiteacute De la sorte le lecteur part du principe que Platon aurait directement eacutecrit pour lui en

sachant par avance que la penseacutee drsquoun auteur disparaitrait et qursquoil pourrait ainsi facilement la

manipuler Un exemple reacutecent est de voir dans le personnage du Parmeacutenide de Platon un individu

radicalement diffeacuterent du Parmeacutenide historique auteur du poegraveme

laquo [hellip] lrsquoeacutetonnement du philosophe de ne pas ecirctre compris me paraicirct ecirctre la source mecircme de toute la 19

philosophie occidentale raquo (ALQUIEacute 2005 29)

21

Pour reprendre la question reacutecemment poseacutee par John Palmer le Parmeacutenide porte-t-il la trace drsquoune laquo lecture sophistique raquo qui gauchirait la penseacutee de Parmeacutenide au point de rendre impossible ou agrave tout le moins tregraves risqueacute de lrsquoaborder comme un teacutemoignage fiable sur le Parmeacutenide historique

(CASTELNEacuteRAC 2014 436) 20

Cette question bien que leacutegitime neacuteglige en partie le fait que dans le contexte drsquoeacutecriture

les lecteurs de Platon connaissaient aussi le philosophe drsquoEacuteleacutee et qursquoil eut eacuteteacute surprenant de le

mettre en scegravene dans un ouvrage en lui faisant tenir des propos radicalement diffeacuterents des

siens Il serait bien sucircr maladroit de simplement dire que puisque Platon et Parmeacutenide veacutecurent 21

durant des peacuteriodes proches alors les propos de Platon ne peuvent qursquoecirctre lrsquoexacte reproduction

de la penseacutee eacuteleacuteate Cependant dans le cas preacutecis des arguments de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee Le Parmeacutenide

et son argumentation sont selon nous la preuve que le deacutebat eacuteleacuteate ne tournait pas autour de

lrsquoexistence ou non du mouvement comme beaucoup le pensegraverent mdash ou le pensent encore mdash

nous aborderons ce point par la suite

Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute

Une lecture trop psychologique peut conduire agrave drsquoautres erreurs de lecture En srsquoappuyant

sur des eacutetudes stylistiques cherchant agrave retrouver lrsquoordre drsquoeacutecriture des dialogues de Platon en

fonction des occurrences lexicales lrsquoargument laquo psychologique raquo conduit agrave consideacuterer

lrsquoensemble de la penseacutee de Platon sur un mode chronologique Par exemple si les eacutetudes

stylistiques tendent agrave confirmer que tel dialogue aurait eacuteteacute eacutecrit dans une peacuteriode de jeunesse

lrsquoargument psychologique va utiliser la biographie de Platon afin de trouver des liens entre lrsquoeacutetat

drsquoesprit psychologique de Platon et le contenu du dialogue Cette lecture psychologique et

chronologique utilisant en parallegravele la biographie de Platon revient agrave chercher du sens dans ce

qui nrsquoen a pas forceacutement (comme le lien eacuteventuel entre un dialogue et un voyage ou un

quelconque eacutevegravenement politique) Si cette technique peut sembler fonctionnelle elle neacuteglige

Benoicirct Castelneacuterac fait reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de John Palmer Platorsquos Reception of Parmenides (1999)20

Remarquons cependant que les traces de laquo satire philosophique raquo remontent agrave Aristophane 21

contemporain de Socrate Dans Les Nueacutees il fait tenir des propos par Socrate ridicules et contraires agrave ceux rapporteacutes par Platon ou Xeacutenophon Sans doute le contexte politique est-il agrave lrsquoorigine de ce deacutenigrement Nous reviendrons plus en deacutetails sur ce point par la suite

22

cependant que Platon pouvait maitriser diffeacuterents styles agrave sa guise Platon est agrave lrsquoeacutevidence un

eacutecrivain de lrsquoimitation Il ne serait selon nous pas impossible que Les Lois et Le Criton furent

eacutecrits durant la mecircme peacuteriode dans des styles volontairement diffeacuterents 22

Plus encore cette approche neacuteglige volontairement certains eacuteleacutements du texte dans

lrsquooptique de faire rentrer lrsquoœuvre dans un scheacutema preacutedeacutefini En ce qui concerne Le Parmeacutenide

nous pouvons citer la theacuteorie de Gilbert Ryle ce dernier ne pouvait expliquer la critique de la

theacuteorie des Ideacutees dans une peacuteriode aussi tardive de la vie de Platon Il fonda alors une theacuteorie

selon laquelle Platon serait entreacute dans une peacuteriode de doute laquelle lrsquoaurait finalement conduit agrave

se reacutefuter dans Le Parmeacutenide (cf RYLE 1994) Nous voyons ici un problegraveme propre agrave toute

theacuteorie qui dans un deacutesir de coheacuterence preacutefegravere avancer des reacutesultats contre-intuitifs plutocirct que de

revoir sa lecture Lrsquoanalogie avec la theacuteorie psychanalytique est assez simple en vertu de

lrsquoabsence de critegravere de falsifiabiliteacute une theacuteorie ne pouvant ecirctre reacutefuteacutee par aucune expeacuterience

ne peut ecirctre veacuteritablement scientifique 23

Agrave lrsquoinverse une approche nous semblant plus adeacutequate consiste agrave repeacuterer les incoheacuterences

manifestes dans lrsquoensemble du corpus tout en partant du principe que le systegraveme est deacutejagrave

coheacuterent Les incoheacuterences apparaissant dans notre lecture ne viennent alors pas du texte mais de

notre lecture Cette meacutethodologie est plus modeste et rend agrave Platon les cleacutes de la coheacuterence de

son œuvre Certes cette position est arbitraire mais en philosophie la vraisemblance drsquoune

interpreacutetation est directement lieacutee avec la coheacuterence et la simpliciteacute qursquoelle donne agrave lrsquoœuvre

eacutetudieacutee Plus une lecture parvient agrave reacuteunir lrsquoensemble drsquoun corpus et agrave en simplifier les concepts

plus elle devient vraisemblable Agrave lrsquoinverse plus une lecture neacutecessite de faire des deacutetours

logiques sous-entend des aleacuteas dans la lecture ou fait lrsquoimpasse sur certains aspects plutocirct que

drsquoautres et plus cette lecture nous parait invraisemblable Pensons agrave la geacuteomeacutetrie une seule

courbe peut avoir diffeacuterentes eacutequations la plus simple est bien souvent la plus fonctionnelle

Nous ne soutenons pas cette thegravese mais refusons dans notre meacutethodologie toute tentative mdash souvent 22

deacutelicate voire hasardeuse mdash de rapprochement entre le style drsquoun dialogue et une eacuteventuelle peacuteriode de la vie de Platon

Tel que formuleacute par Karl Popper dans Conjectures and Refutations The Growth of Scientific 23

Knowledge en 1963

23

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon

Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon

Le Parmeacutenide est composeacute drsquoun court prologue et drsquoun vaste dialogue diviseacute en deux

parties ineacutegales La premiegravere plus courte restitue une rencontre (historiquement peu probable)

entre Socrate et les deux philosophes drsquoEacuteleacutee Parmeacutenide et son disciple Zeacutenon Elle comporte

une courte introduction puis laisse ensuite place agrave la mise agrave lrsquoeacutepreuve drsquoune theacuteorie des ideacutees (ou

formes) deacutefendue par Socrate La seconde partie est une deacutemonstration de dialectique entre

Parmeacutenide et un jeune homme du nom drsquoAristote Nous consideacutererons dans notre analyse que 24

les arguments deacuteveloppeacutes par les Eacuteleacuteates dans lrsquoœuvre et mecircme dans lrsquoensemble du corpus de

Platon retranscrivent assez fidegravelement la penseacutee de ces philosophes (drsquoapregraves lrsquoobstacle

chronocentriste eacutevoqueacute preacuteceacutedemment) Il convient avant de commencer agrave analyser lrsquoœuvre

dans sa globaliteacute de srsquointerroger sur la nature reacuteelle des arguments eacuteleacuteates afin de replacer le

dialogue de Platon dans un contexte intellectuel Puisque la discussion commence apregraves que

Socrate eut eacutecouteacute Zeacutenon il faut impeacuterativement tacirccher de les comprendre dans toute leur porteacutee

Les propos de Zeacutenon ne nous sont pas directement rapporteacutes mais nous savons que ceux-ci

traitent de la multipliciteacute des ecirctres

πῶς φάναι ὦ Ζήνων τοῦτο λέγεις εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα ὡς ἄρα δεῖ αὐτὰ ὅμοιά τε εἶναι καὶ ἀνόμοια τοῦτο δὲ δὴ ἀδύνατον οὔτε γὰρ τὰ ἀνόμοια ὅμοια οὔτε τὰ ὅμοια ἀνόμοια οἷόν τε εἶναι οὐχ οὕτω λέγεις mdash οὕτω φάναι τὸν Ζήνωνα

Comment entends-tu ceci Zeacutenon si les ecirctres sont multiples il faut quils soient agrave la fois semblables et dissemblables entre eux Or cela est impossible car ce qui est dissemblable ne peut ecirctre semblable ni ce qui est semblable ecirctre dissemblable Nest-ce pas lagrave ce que tu entends mdash Cest cela mecircme reacutepondit Zeacutenon

(PLATON Parmeacutenide 127e [trad modif COUSIN])

Cette ideacutee rejoint les fameux paradoxes de Zeacutenon Nous pouvons prendre pour reacutefeacuterence ce que

rapporte Aristote dans La Physique au livre Ζ Dans lrsquoargument de lrsquoAchille Zeacutenon deacutemontre

Sans rapport certain avec le philosophe de lrsquoOrganon quoi que la date de reacutedaction du dialogue eucirct 24

permis agrave Platon cet anachronisme

24

que laquo jamais (οὐδέποτε [239b14-29]) agrave la course le plus lent (τὸ βραδύτατον) ne pourra ecirctre 25

atteint par le plus rapide (τοῦ ταχίστου) raquo Le mouvement serait alors impossible selon ce critegravere

puisque une distance eacutetant toujours divisible il resterait toujours quelque distance agrave parcourir

avant drsquoatteindre lrsquoarriveacutee Aristote propose une reacutefutation de facto de ce paralogisme le constat

empirique du mouvement

τὸ δ ἀξιοῦν ὅτι τὸ προέχον οὐ καταλαμβάνεται ψεῦδοςmiddot ὅτε γὰρ προέχει οὐ καταλαμβάνεταιmiddot ἀλλ ὅμως καταλαμβάνεται εἴπερ δώσει διεξιέναι τὴν πεπερασμένην

Le fait de supposer que ce qui est devant nest pas rejoint est faux tant quil est devant il nest pas rejoint mais il est cependant rejoint puisqursquoil [Zeacutenon] avouera que la ligne finie est parcourue

(ARISTOTE Physique VI 239b26-29)

Les trois autres paradoxes de Zeacutenon (le stade la dichotomie et la flegraveche) suivent exactement le

mecircme scheacutema et reposent in fine toujours sur la division agrave lrsquoinfini soit drsquoune distance soit drsquoun

moment

Tout en distinguant ces deux seacuteries drsquoarguments [contre le multiple et contre le mouvement] il faut reconnaicirctre qursquoil y a entre elles un lien eacutetroit Crsquoest parce que Zeacutenon a nieacute la pluraliteacute qursquoil nie le mouvement En effet le mouvement suppose le temps et lrsquoespace qui sont des continus crsquoest parce que ces continus ne sont pas composeacutes ou comme dit Zeacutenon ne sont pas multiples que le mouvement y est impossible Le mouvement srsquoil est reacuteel divise le temps et le lieu ougrave il srsquoaccomplit il ne peut donc se produire dans un continu sans parties

(BROCHARD 1926 4)

Aristote les reacutefute de la mecircme maniegravere que pour lrsquoargument dit de lrsquoAchille agrave partir du simple

constat empirique (ie la flecircche atteint la cible)

Lrsquoideacutee selon laquelle Zeacutenon serait ici en train de nier lrsquoexistence du mouvement (argument

anti-cineacutetique) nous semble hautement naiumlve Le bon sens semble contredire lrsquoideacutee selon laquelle

deux hommes prendraient le bateau et traverseraient la mer Meacutediterraneacutee pour finalement

arriveacutes agrave Athegravenes deacuteclarer que tout mouvement est impossible Lrsquoargument anti-cineacutetique

Remarquons au passage lrsquoabsence de tortue25

25

parfois encore deacutefendu reflegravete selon nous un certain deacutedain vis-agrave-vis des penseurs eacuteleacuteates

occultant la porteacutee de lrsquoargumentation reacuteelle 26

Cette lecture fait lrsquoimpasse sur le constat empirique de lrsquoexistence du mouvement (β) que les

Eacuteleacuteates ne pouvaient vraisemblablement pas nier Lrsquoargumentation des Eacuteleacuteates ne peut pas

reposer sur une reacutefutation du mouvement un modegravele anti-cineacutetique sans quoi elle nrsquoaurait

aucune porteacutee intellectuelle Il serait alors peu compreacutehensible que Platon mette en scegravene pour la

premiegravere fois le personnage de Socrate en preacutesence de Parmeacutenide et Zeacutenon Cette naissance

philosophique du personnage de Socrate nrsquoen serait pas une si les Eacuteleacuteates nrsquoavaient pas eu un

rocircle bien plus deacutecisif 27

La question est de savoir comment dans lrsquoun et dans lrsquoautre cette seacuterie de divisions par deacutefinition ineacutepuisable peut ecirctre eacutepuiseacutee et il faut qursquoelle le soit pour que le mouvement se produise Ce nrsquoest pas reacutepondre que de dire qursquoelles srsquoeacutepuisent simultaneacutement

(BROCHARD 1926 4)

Les reacuteponses proposeacutes par la plupart des commentateurs ne reacutepondent jamais agrave la veacuteritable

question Plutocirct que de chercher agrave comprendre le laquo pourquoi raquo des arguments de Zeacutenon ceux-

ci (Aristote le premier) cherchent le laquo comment raquo Crsquoest pour ainsi dire manquer totalement

lrsquoobjectif de Zeacutenon mais aussi et surtout eacuteviter la difficulteacute comment un espace et un temps

continus peuvent ecirctre les supports de pheacutenomegravenes discontinus

Vlastos et le raisonnement apagogique

Maintenant que nous avons mis agrave distance la lecture naiumlve drsquoun eacuteleacuteatisme anti-cineacutetique il

convient neacuteanmoins de srsquointerroger sur une autre lecture plus seacuteduisante cette fois Dans

lrsquointroduction du Parmeacutenide toujours apregraves avoir entendu Zeacutenon tenir une longue liste

drsquoarguments contre la multipliciteacute (plusieurs heures de lecture) Socrate demande agrave ce dernier de

Un grand nombre de commentateurs drsquoAristote surtout semblent ne connaitre de la penseacutee eacuteleacuteate que 26

ce qursquoAristote a pu en dire laquo [] la tesis eleata [] sostiene que todas las cosas estaacuten en reposo [] el ser es infinito e inmoacutevil raquo (BOERI 2006 65)

Notre prise de position est arbitraire mais se justifie par un gain de coheacuterence dans lrsquoœuvre de Platon Il 27

nous semble plus coheacuterent de penser que la premiegravere apparition de Socrate soit un eacutevegravenement marquant et instructif pour le lecteur plutocirct que lrsquooccasion de lrsquoexposeacute drsquoune position naiumlve et insoutenable

26

preacuteciser lrsquoobjectif de son premier argument laquo Si les ecirctres sont multiples (Εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα

[127e]) il faut qursquoils soient et semblables (ὅmicroοια) et dissemblables (ἀνόmicroοια) ce qui est

impossible (ἀδύνατον) car ni les semblables ne peuvent ecirctre dissemblables ni les dissemblables

semblables raquo Lrsquoargument contre la multipliciteacute du discours de Zeacutenon repose donc sur le principe

de non-contradiction Cette contradiction crsquoest lrsquoimpossibiliteacute logique (ἀδύνατον) que quelque

chose soit et ne soit pas En drsquoautres termes il srsquoagit de lrsquoimpossibiliteacute pour tout ecirctre que cet ecirctre

puisse simultaneacutement recevoir un preacutedicat et en mecircme temps ne pas le recevoir

Il est alors possible drsquoadopter une lecture moins naiumlve de lrsquoargumentation de Zeacutenon Si

Zeacutenon a conscience de lrsquoargument empirique de lrsquoexistence du mouvement alors sa conclusion

devient une antilogie La question est alors la suivante Zeacutenon en deacutemontrant lrsquoimpossibiliteacute de

la thegravese du multiple (οὐκ ἔστι πολλά [128a]) est-il en train de soutenir la thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-

dire la thegravese de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (ἓν [hellip] εἶναι τὸ πᾶν) deacutefendue par Parmeacutenide Cette question 28

nrsquoest pas sans importance il srsquoagit drsquoun moment crucial de notre reacuteflexion Le jeune Socrate

considegravere ici mdash agrave juste titre mdash que deacutemontrer une contradiction dans une thegravese consiste agrave

donner raison agrave la thegravese opposeacutee La critique de la multipliciteacute engagerait le soutien de la thegravese

de lrsquouniteacute Agrave cette remarque Zeacutenon reacutepond ceci

ἀλλὰ σὺ μὲν εἶπες τῶν συμβεβηκότων τι ἔστι δὲ τό γε ἀληθὲς βοήθειά τις ταῦτα [τὰ γράμματα] τῷ Παρμενίδου λόγῳ πρὸς τοὺς ἐπιχειροῦντας αὐτὸν κωμῳδεῖν ὡς εἰ ἕν ἐστι πολλὰ καὶ γελοῖα συμβαίνει πάσχειν τῷ λόγῳ καὶ ἐναντία αὑτῷ

Mais tu as rencontreacute juste en un point la veacuteriteacute est que ces [eacutecrits] visent agrave aider le discours de Parmeacutenide contre ceux qui voudraient ridiculiser en montrant que si tout eacutetait un il sensuivrait de nombreuses conseacutequences absurdes et contradictoires

(PLATON Parmeacutenide 128c)

Zeacutenon cherche agrave travers sa liste drsquoarguments agrave deacutemontrer la preacutesence de contradictions dans la

thegravese de la multipliciteacute La dialectique pourrait alors ecirctre un mouvement de recherche de

contradictions dans le but de soutenir une thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-dire le moyen drsquoopeacuterer une

Litteacuteralement laquo que tout est un raquo28

27

reductio ad absurdum En vertu du principe de non-contradiction cela semblerait parfaitement

coheacuterent

En srsquoappuyant sur le principe du tiers exclu il serait possible que lrsquoopposeacute des thegraveses

contredites par Zeacutenon soient celles qursquoil deacutefendrait La premiegravere dialectique platonicienne serait

une meacutethode de raisonnement par lrsquoabsurde Il srsquoagit notamment de la lecture que deacutecida

drsquoadopter Gregory Vlastos

Because it is allowed the waywardness of impromptu debate elenctic argument may take any number of different routes But through its motley variations the following pattern which I shall call standard elenchus is preserved

(1) The interlocutor asserts a thesis p which Socrates considers false and targets for refutation

(2) Socrates secures agreement to further premises say q and r (each of which may stand for a conjunct of propositions)33 The agreement is ad hoc Socrates argues from q r not to them

(3) Socrates then argues and the interlocutor agrees that q amp r entail not-p

(4) Socrates then claims that he has shown that not-p is true p false

(VLASTOS 1994 11)

En transposant le modegravele de Vlastos agrave la premiegravere partie du Parmeacutenide Zeacutenon aurait

conscience de lrsquoexistence du mouvement par le constat empirique ce qui permet drsquoatteindre une

contradiction De cette contradiction deacutecoule la preuve de la thegravese opposeacutee agrave la thegravese initiale via

la reductio ad absurdum Selon Vlastos la neacutegation du mouvement ne serait que la premiegravere

eacutetape du raisonnement

FIG 1 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON SELON LE MODEgraveLE DE VLASTOS

α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α

β not β

β Existence du mouvement

[Issu du constat empirique]

Contradiction perp

Reductio Ad Absurdum not α

28

La transposition que nous effectuons ne respecte pas complegravetement les propos de Vlastos qui

lui-mecircme diffeacuterenciait la dialectique de Zeacutenon de lrsquoelenchus socratique

More objectionable is the assimilation of the elenchus to Zenos dialectic from which it differs in a fundamental respect The refutands in Zenos paradoxes are unasserted counterfactuals [hellip] Socrates on the other hand as we shall see will not debate unasserted premises mdash only those asserted categorically by his interlocutor who is not allowed to answer contrary to his real opinion

(VLASTOS 1994 2)

Cependant les diffeacuterences entre les deux meacutethodes reposent selon lui sur la nature des

hypothegraveses (preacutemisses) Nous remarquons que cela ne perturbe pas notre lecture puisque nous

nous inteacuteressons ici agrave la progression logique du raisonnement plutocirct qursquoagrave la nature de ses

preacutemisses

Nous remarquons alors qursquoen supposant que les Eacuteleacuteates pratiquent la reductio ad

absurdum Vlastos condamne Socrate agrave reproduire le mecircme scheacutema dans les dialogues suivants

Cela pourrait repreacutesenter une solution deacutefinitive au problegraveme du caractegravere aporeacutetique de la

dialectique il suffirait de remonter le cours des contradictions eacutemises pas Socrate et de prendre

les autres preacutemisses accepteacutees par linterlocuteur afin drsquoobtenir le contraire de la thegravese reacutefuteacutee

Vlastos semble ainsi deacutepasser le problegraveme des apories et parvient agrave entrevoir comme par un jeu

de miroirs les mysteacuterieuses thegraveses socratiques Vlastos nomme ce processus laquo elenchos

standard raquo (VLASTOS 1994 11)

Critique de la position de Vlastos

La lecture de Vlastos nrsquoest pourtant pas exempte de difficulteacutes Le principe de

contradiction nrsquoimplique pas neacutecessairement le principe de tiers exclu En drsquoautres termes la

neacutegation drsquoune neacutegation ne constitue pas une preuve de la thegravese initiale Il srsquoagit drsquoun point de

lecture souleveacute par Mathieu Marion agrave la suite notamment des travaux de Jonathan Barnes

Marion justifie son propos agrave partir drsquoune lecture intuitionniste consideacuterant que la double

neacutegation ne peut ecirctre reacuteduite agrave la thegravese initiale

29

FIG 2 DOUBLE NEacuteGATION DANS LES LOGIQUES CLASSIQUE ET INTUITIONNISTE

Pour un intuitionniste montrer que la supposition de A megravene agrave une contradiction permet drsquoaffirmer notA mais montrer que la supposition de notA megravene agrave une contradiction permet seulement drsquoaffirmer notnotA et non par eacutelimination de la double neacutegation que A

(MARION 2014 16)

Cependant Marion ne preacutetend pas non plus que les Grecs eurent pleinement conscience de ces

deux scheacutemas diffeacuterents Il srsquoagit selon Marion drsquoadopter une position intermeacutediaire Dans le

cadre des joutes dialectiques eacuteleacuteates lrsquoobjectif drsquoaffirmer ou drsquoinfirmer une thegravese passe par la

confrontation avec des contradictions ou antilogies Pour cette raison nous nommerons

antilogique le processus argumentatif eacuteleacuteate Dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate une thegravese vraie doit ecirctre

exempte de contradiction En revanche il est faux de dire que pour les Eacuteleacuteates faire deacutecouler

une contradiction conduit agrave une preuve de lrsquoinverse de la thegravese initiale Il nrsquoy a pas

contrairement agrave lrsquoavis de Vlastos un recours au tiers exclu dans le cadre de la recherche

dialectique chez les Eacuteleacuteates

Il srsquoagit preacuteciseacutement du sens de la suite du passage du Parmeacutenide que nous avons vu plus

haut

ἀντιλέγει δὴ οὖν τοῦτο τὸ γράμμα πρὸς τοὺς τὰ πολλὰ λέγοντας καὶ ἀνταποδίδωσι ταὐτὰ καὶ πλείω τοῦτο βουλόμενον δηλοῦν ὡς ἔτι γελοιότερα πάσχοι ἂν αὐτῶν ἡ ὑπόθεσις εἰ πολλά ἐστιν ἢ ἡ τοῦ ἓν εἶναι εἴ τις ἱκανῶς ἐπεξίοι

Cet eacutecrit reacutepond donc aux partisans de la pluraliteacute et leur renvoie leurs objections et plus encore en deacutesirant deacutemontrer qursquoen reacutealiteacute lrsquohypothegravese quil y a de la pluraliteacute conduit agrave des conseacutequences encore plus ridicules que la supposition que tout est un

(PLATON Parmeacutenide 128d)

Double neacutegation avec tiers exclu Double neacutegation sans tiers exclu

notnotA ≣ A notnotA ≢ A

30

Zeacutenon ne nie pas la preacutesence de contradictions dans la thegravese de Parmeacutenide il montre une

preacutesence de contradictions encore laquo plus ridicules raquo (γελοιότερα) dans la thegravese de la 29

multipliciteacute En cela la situation est telle que lrsquoapplication du tiers exclu semble impossible

Zeacutenon ne deacuteclare pas que la thegravese de lrsquouniteacute ne comporte aucune contradiction mais que la thegravese

de la multipliciteacute comporte aussi des contradictions La lecture de Vlastos apparaicirct maintenant

comme trop simpliste Pour appuyer notre point citons la deacuteesse Diotime de Mantineacutee du

Banquet cette derniegravere apprend agrave Socrate que la justesse drsquoune position est une question de juste

milieu Dans le passage suivant Socrate srsquointerrogeant sur la nature de lrsquoEros rapporte les propos

de la deacuteesse La question est de savoir si Eros est beau et bon ou laid et mauvais La reacuteponse de

la deacuteesse se situe dans un intermeacutediaire entre les deux positions

Μὴ τοίνυν ἀνάγκαζε ὃ μὴ καλόν ἐστιν αἰσχρὸν εἶναι μηδὲ ὃ μὴ ἀγαθόν κακόν Οὕτω δὲ καὶ τὸν ἔρωτα ἐπειδὴ αὐτὸς ὁμολογεῖς μὴ εἶναι ἀγαθὸν μηδὲ καλόν μηδέν τι μᾶλλον οἴου δεῖν αὐτὸν αἰσχρὸν καὶ κακὸν εἶναι ἀλλά τι μεταξύ ἔφη τούτοιν

Ne rend pas neacuteceacutessaire que ce qui nest pas beau soit laid et que ce qui nest pas bon soit mauvais Ainsi comprends que pour avoir reconnu que lamour nest ni beau ni bon il ne faut pas le croire laid et mauvais

(PLATON Banquet 202c)

Il srsquoagit drsquoun contre-exemple agrave lrsquoideacutee que le principe de non-contradiction conduirait

systeacutematiquement agrave celui du tiers exclu Diotime ne renie pas le fait qursquoil est impossible que ce

qui est beau soit laid dans le mecircme temps mais il est possible drsquoecirctre dans une position ternaire

ou intermeacutediaire

Pour compleacuteter la critique de Vlastos effectueacutee par Marion nous pouvons simplement

revenir sur la signification reacuteelle de lrsquoapplication du tiers exclu dans lrsquoexercice dialectique En

pensant qursquoune reacutefutation (sens que Vlastos donne agrave lrsquoelenchos) conduit agrave lrsquoinstauration de la

thegravese opposeacutee agrave lrsquohypothegravese de deacutepart alors lrsquointeacuterecirct mecircme du dialogue disparait pour laisser

Lrsquoemploi du superlatif nous permet drsquoenvisager une vision plus probabiliste de la veacuteriteacute chez les 29

Eacuteleacuteates Plus une theacuteorie contient des contradictions moins il est probable que celle-ci soit vraie Lrsquoassertion la plus exempte de contradictions serait la plus pure et donc potentiellement la plus proche de la veacuteriteacute Lrsquoantilogique eacuteleacuteate aurait une approche de la veacuteriteacute comme gain de coheacuterence Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre travail

31

place agrave un dogmatisme laquo masqueacute raquo Lrsquoexercice du dialogue ne serait qursquoun preacutetexte pour avancer

des thegraveses physiques meacutetaphysiques et morales Deux arguments viennent selon nous contredire

cette ideacutee Dans un premier temps le nombre de dialogues Si Platon avait deacutesireacute veacutehiculer des

thegraveses toutes faites lrsquousage reacutepeacuteteacute drsquoune trentaine de dialogues semblerait parfaitement inutile et

mecircme deacuteleacutetegravere pour la compreacutehension de ses thegraveses Il faut au contraire que le style du dialogue

soit un eacuteleacutement important voire neacuteceacutessaire de la meacutethode de recherche platonicienne Dans un

second temps les propos mecircmes de Socrate lorsque celui-ci explique sa meacutethode la

maiumleutique Agrave plusieurs reprises dans le Theacuteeacutetegravete par exemple Socrate rappelle agrave son

interlocuteur qursquoil ne sait rien et qursquoil est steacuterile

ἐπεὶ τόδε γε καὶ ἐμοὶ ὑπάρχει ὅπερ ταῖς μαίαις ἄγονός εἰμι σοφίας καὶ ὅπερ ἤδη πολλοί μοι ὠνείδισαν ὡς τοὺς μὲν ἄλλους ἐρωτῶ αὐτὸς δὲ οὐδὲν ἀποφαίνομαι περὶ οὐδενὸς διὰ τὸ μηδὲν ἔχειν σοφόν ἀληθὲς ὀνειδίζουσιν τὸ δὲ αἴτιον τούτου τόδε μαιεύεσθαί με ὁ θεὸς ἀναγκάζει γεννᾶν δὲ ἀπεκώλυσεν εἰμὶ δὴ οὖν αὐτὸς μὲν οὐ πάνυ τι σοφός οὐδέ τί μοι ἔστιν εὕρημα τοιοῦτον γεγονὸς τῆς ἐμῆς ψυχῆς ἔκγονον

Jrsquoai drsquoailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis steacuterile en matiegravere de sagesse et le reproche qursquoon mrsquoa fait souvent drsquointerroger les autres sans jamais me deacuteclarer sur aucune chose parce que je nrsquoai en moi aucune sagesse est un reproche qui ne manque pas de veacuteriteacute Et la raison la voici crsquoest que le dieu me contraint drsquoaccoucher les autres mais ne mrsquoa pas permis drsquoengendrer Je ne suis donc pas du tout sage moi-mecircme et je ne puis preacutesenter aucune trouvaille de sagesse agrave laquelle mon acircme ait donneacute le jour

(PLATON Theacuteeacutetegravete 150c [trad modif CHAMBRY])

La position de Vlastos implique donc neacutecessairement que de tels passages traitant de la meacutethode

maiumleutique relegravevent drsquoune forme de manipulation de la part du personnage de Socrate

Lrsquoelenchos standard de Vlastos est selon nous une neacutegation du principe du dialogue Notre

critique de la lecture de Vlastos repose drsquoune part sur les propos mecircmes de Socrate dans

diffeacuterents dialogues et drsquoautre part sur la reacutealiteacute litteacuteraire qui est que Platon nrsquoa eacutecrit que mdash ou

presque mdash des dialogues La question qursquoil srsquoagirait alors de poser agrave Vlastos serait simplement

pourquoi des dialogues Si Platon avait deacutesireacute mettre sa penseacutee en traiteacutes pourquoi aurait-il

perseacuteveacutereacute dans le style litteacuteraire du dialogue pourtant si propre agrave la confusion Nous voyons

comment notre hypothegravese de deacutepart conditionne toute lrsquointerpreacutetation de la lecture de Platon En

32

placcedilant dans le style du dialogue un sens veacuteritable (ce que semble ne pas faire Vlastos) la

dialectique sort du dogmatisme

Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon

Ce que nous eacutevoquions comme notre hypothegravese du postulat theacuteacirctral permet ici drsquoentrevoir

une reacuteponse claire agrave cette question le dialogue nrsquoest pas un moyen dissimuleacute pour transmettre

des thegraveses mais le cœur mecircme du propos une meacutethode qursquoil srsquoagit maintenant pour nous

drsquoeacutetudier Nous avons refuseacute lrsquoargumentaire naiumlf voulant que Zeacutenon essaierait de deacutemontrer

lrsquoimpossibiliteacute du mouvement Dans un mecircme temps la position de Vlastos nous est aussi

apparue comme deacutenaturant le travail de Platon Il devient alors neacutecessaire pour nous de proposer

une lecture plus coheacuterente agrave partir de nos critiques preacuteceacutedentes

Nous reprochons agrave Vlastos son dogmatisme Il srsquoagit alors selon nous de simplement

arrecircter le raisonnement eacuteleacuteate agrave la mise en eacutevidence drsquoune contradiction sans tirer drsquoautre

conclusion Nous reprenons alors les arguments de Zeacutenon et les mettons en relation avec ce que

nous avons compris plus haut Zeacutenon ne soutient pas mdash directement du moins mdash la thegravese de

lrsquouniteacute de lrsquoecirctre mais deacutesire deacutemontrer que la thegravese inverse (de la pluraliteacute) conduit aussi agrave des

contradictions En reprenant une fois encore le scheacutema repreacutesentant lrsquoargumentation logique des

arguments de Zeacutenon nous proposons maintenant une lecture dite antilogique dont la derniegravere

eacutetape sera la contradiction (ou antilogie)

Si cette lecture peut sembler tregraves proche de celle de Vlastos elle srsquoen diffeacuterencie sur un

point fondamental Dans le cas preacutesent la mise en eacutevidence de la contradiction ne permet pas de

prouver la thegravese inverse agrave lrsquohypothegravese principale de deacutepart Nous gardons cependant le constat

empirique du mouvement rendant agrave la penseacutee toute son intelligence

33

FIG 3 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON PROPOSEacuteE

La dialectique eacuteleacuteate est une antilogique puisque elle se contente de montrer crsquoest-agrave-dire de

mettre en eacutevidence des contradictions sans pour autant franchir le pas de la conclusion Il nrsquoy a

donc pas agrave proprement parler de Reductio ad absurdum chez les Eacuteleacuteates ou du moins pas en ces

termes

Il srsquoagit maintenant de veacuterifier notre interpreacutetation et de la justifier Dans un premier temps

il devient clair que le problegraveme que nous soulevions chez Vlastos du dogmatisme dialectique

disparaicirct aussitocirct En effet il est impossible de dire que les conclusions agrave la suite drsquoun

raisonnement de cette forme soient des veacuteriteacutes mdash ou tout du moins des veacuteriteacutes positives Mais

nous devons alors faire face agrave un autre problegraveme si ses raisonnements se terminent par des

antilogies la meacutethode eacuteleacuteate est-elle agrave mecircme de trouver quelque chose ou est-elle bloqueacutee dans

ce que nous pourrions appeler un apophatisme meacutethodologique Nous voyons ici comment le

questionnement souleveacute par la lecture des arguments de Zeacutenon nous conduit aux mecircmes

questions que celles que nous posions un peu plus tocirct 30

Pour sortir de ce paradoxe il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoaller tregraves loin Si les arguments de

Zeacutenon semblent condamner agrave rester dans la contradiction la fin mecircme du Parmeacutenide quelques

pages plus loin est au contraire bien plus affirmative

mdash Εἰρήσθω τοίνυν τοῦτό τε καὶ ὅτι ὡς ἔοικεν ἓν εἴτ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν αὐτό τε καὶ τἆλλα καὶ πρὸς αὑτὰ καὶ πρὸς ἄλληλα πάντα πάντως ἐστί τε καὶ οὐκ ἔστι καὶ φαίνεταί τε καὶ οὐ φαίνεται mdash Ἀληθέστατα

mdash Disons-le donc et ajoutons que agrave ce qursquoil semble soit que lrsquoun existe soit qursquoil nrsquoexiste pas lui et les autres choses relativement agrave eux-mecircmes et les un aux autres

α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α

β not β

β Existence du mouvement

[Issu du constat empirique]

Contradiction perp

Cf supra I 1 laquo Le caractegravere aporeacutetique raquo30

34

sont absolument tout et ne le sont pas paraissent tout et ne le paraissent pas mdash Cela est parfaitement vrai

(PLATON Parmeacutenide 166c-d [trad modif CHAMBRY])

Bien que les arguments de Zeacutenon semblent ne pas deacutepasser la contradiction la meacutethode de

Parmeacutenide dans la deuxiegraveme partie du dialogue est agrave mecircme de trouver des veacuteriteacutes positives La

situation nrsquoest pas propre au Parmeacutenide mais se produit aussi agrave la fin du Sophiste et du

Politique Ces deux dialogues se terminent de maniegravere positive deacutemontrant que lrsquoacquisition

drsquoune veacuteriteacute eacutetait possible selon Platon

Παντάπασι μὲν οὖν

Crsquoest donc tout agrave fait cela

(PLATON Sophiste 268d)

Κάλλιστα αὖ τὸν βασιλικὸν ἀπετέλεσας ἄνδρα ἡμῖν ὦ ξένε καὶ τὸν πολιτικόν

Tu nous as encore de la plus belle faccedilon deacutefini jusqursquoagrave la fin cher eacutetranger lrsquohomme royal et [lrsquohomme] politique

(PLATON Politique 311c) 31

Lrsquohypothegravese preacuteceacutedente que nous avions appeleacutee laquo lrsquoapophatisme dialectique raquo est ainsi

parfaitement reacutefuteacutee Un jugement vrai sur le monde est possible chez Platon et la dialectique ne

peut ecirctre reacuteduite agrave un simple plaisir de reacutefuter des interlocuteurs puisque nous avons des

exemples clairs de deacutefinitions positives et reacuteussies

Le principal point commun de ces trois dialogues est la preacutesence comme interlocuteur

principal soit de Parmeacutenide et de Zeacutenon (originaires drsquoEacuteleacutee) soit de celui que lrsquoon appelle

laquo lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo (Ἐλεάτης Ξένος [216a]) Il devient alors neacutecessaire dans le cadre de notre

eacutetude drsquoapprofondir notre champ de recherche en ne nous cantonnant pas seulement au

Parmeacutenide comme premiegravere occurence socratique du corpus platonicien mais aussi aux autres

eacutecrits eacuteleacuteates

Eacutemile Chambry attribue cette phrase agrave laquo Socrate raquo ce que nous ne faisons pas Nous suivons le 31

Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig et attribuons cette phrase agrave laquo Socrate le jeune raquo (Νεώτερος Σωκράτης) lrsquointerlocuteur principal du dialogue gardant ainsi la coheacuterence de la progression de la discussion jusqursquoagrave sa conclusion

35

3 La meacutethode eacuteleacuteate

Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide

Notre eacutetude des arguments de Zeacutenon eacutevoqueacutes au deacutebut du Parmeacutenide nous conduit agrave

interroger le projet eacuteleacuteate dans son ensemble agrave travers notamment leurs eacutecrits directs Si ce

recours peut sembler ecirctre une digression non neacutecessaire il faut neacuteanmoins se souvenir que dans

lrsquooptique de notre eacutetude de la dialectique socratique nous sommes actuellement face agrave une

situation paradoxale drsquoune part lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate telle que preacutesenteacute par Zeacutenon ne peut pas ecirctre

dogmatique et doit logiquement srsquoarrecircter agrave lrsquoantilogie et drsquoautre part la meacutethode eacuteleacuteate est une

meacutethode que Platon recommande dans lrsquooptique de trouver des veacuteriteacutes Nous devons alors avant

de continuer deacutefinir clairement ce que peut ecirctre la meacutethode eacuteleacuteate sans Platon crsquoest-agrave-dire

principalement la meacutethode telle que preacutesenteacutee dans le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature afin de

comprendre les origines du projet dialectique eacuteleacuteate

Degraves les premiegravere ligne du poegraveme le jeune homme est accueilli par la laquo justice raquo (Δίκη [fr

1]) qui lui ouvre les portes des laquo chemins raquo (κελεύθων) de la laquo nuit raquo (Νύξ) et du

laquo jour raquo (Ἤmicroας) Quelques lignes plus bas la deacuteesse explique au jeune homme que celui-ci doit

apprendre laquo toutes choses raquo (πάντα) agrave la fois le laquo cœur raquo (ἦτορ) laquo circulaire raquo (εὐκυκλέος) et

laquo immuable raquo (ἀτρεmicroὲς) de la laquo veacuteriteacute raquo (Ἀληθείη) et drsquoautre part les laquo opinions raquo (δόξας) des

laquo mortels raquo (βροτοί) hors des laquo croyances vraies raquo (πίστις ἀληθής) La deacuteesse deacuteclare que le

jeune homme laquo doit en juger raquo (χρῆν δοκίmicroως) en laquo naviguant raquo (περῶντα) pour laquo tout raquo (πάντα)

laquo agrave travers tout raquo (διὰ παντὸς) Cette lecture rapide du premier fragment du poegraveme de Parmeacutenide

est lourde de conseacutequences Lrsquoobjectif de la dialectique eacuteleacuteate serait drsquoatteindre le cœur de la

veacuteriteacute Cela confirme ce que nous eacutevoquions plus tocirct il est impossible de penser que la finaliteacute

de la meacutethode se trouverait dans lrsquoantilogie la recherche doit se terminer par une veacuteriteacute Or cette

meacutethode consiste agrave analyser aussi bien les savoirs vrais que les opinions fausses Cette

navigation doit ecirctre faite pour chaque chose agrave travers tous les possibles La meacutethode eacuteleacuteate est

donc une dialectique de la recherche ne devant rien neacutegliger Elle analyse tous les possibles

Le second fragment nous renseigne sur le fonctionnement de cette meacutethode Il nrsquoexiste

pour la deacuteesse que deux laquo voies de recherche raquo (ὁδοὶ [hellip] διζήσιός [fr2]) compatibles avec laquo la

36

penseacutee raquo (νοῆσαι) La premiegravere est laquo qursquoil est raquo (ἔστιν) et laquo qursquoil est impossible de ne pas

ecirctre raquo (microὴ εἶναι) il srsquoagit du laquo chemin de la certitude raquo accompagnant la laquo veacuteriteacute raquo La seconde

voie est laquo qursquoil nrsquoest pas raquo (οὐκ ἔστιν) et laquo qursquoil est neacutecessaire de ne pas ecirctre raquo (χρεών ἐστι microὴ

εἶναι) Cette seconde route est un piegravege que le jeune homme laquo ne doit pas approcher raquo (ἀταρπόν)

Nous remarquons alors une apparente contradiction entre les deux fragments Dans le

premier fragment la deacuteesse deacuteclare que toutes les possibiliteacutes doivent ecirctre envisageacutees Dans le

second fragment elle semble se contredire et demander au jeune homme de ne pas pratiquer la

deuxiegraveme voie Comment peut-on alors concilier les deux injonctions afin de retrouver la

coheacuterence du projet

FIG 4 REPREacuteSENTATION LOGIQUE DU DEUXIEgraveME FRAGMENT DE PARMEacuteNIDE

Il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la variable laquo A raquo Celle-ci est remplaccedilable par toute assertion

Entre les deux propositions nous employons volontairement la conjonction de coordination

laquo et raquo agrave la place du connecteur logique laquo and raquo Dans le cas de lrsquoutilisation de la conjonction

logique laquo and raquo la formule ainsi creacuteeacutee irait agrave lrsquoencontre du principe de non-contradiction puisque

cela conduirait agrave admettre (A andnotA) La meacutethodologie de Parmeacutenide ne recherche pas seulement

ce qui est mais elle recherche ce qui est neacutecessairement De la mecircme maniegravere cette

meacutethodologie recherche eacutegalement ce qui nrsquoest pas neacutecessairement Nous devons ainsi

comprendre la formulation des deux voies comme deux moments distincts de la recherche Crsquoest

pour cette raison que nous donnerons le nom de conjonction meacutethodologique au connecteur en

question sans la valeur logique de la conjonction il signifie que les deux eacutetapes co-existent

ἀγνοοῦσιν γὰρ οἱ πολλοὶ ὅτι ἄνευ ταύτης τῆς διὰ πάντων διεξόδου τε καὶ πλάνης ἀδύνατον ἐντυχόντα τῷ ἀληθεῖ νοῦν σχεῖν

La plupart [des gens] ignorent en effet que sans explorer toutes les voies sans cette divagation il est impossible de tomber sur le vrai pour en avoir lrsquointelligence

(PLATON Parmeacutenide 136d-e)

A laquo Il est raquo

(A ^ not(notA)) et (notA ^ ◻(notA))

37

Nous devons maintenant nous interroger sur ce que les paroles du premier fragment

peuvent signifier vis-agrave-vis de la meacutethode proposeacutee dans le deuxiegraveme Contrairement aux ideacutees

courantes nous ne pensons pas que la seconde voie ne doive pas ecirctre exploreacutee Les deux voies

doivent ecirctre arpenteacutees Cependant la premiegravere voie est seule productrice de savoir positif La

seconde voie est productrice de non-savoir elle traite de ce qui nrsquoexiste pas Ce nrsquoest pas pour

autant une mauvaise voie mais cette derniegravere est reacuteduite agrave lrsquoaporie elle relegraveve de lrsquoapophatisme

ontologique (dire ce qursquoune chose nrsquoest pas sans dire ce qursquoelle est)

Certes Parmeacutenide exclut le non-ecirctre comme inintelligible mais cela nrsquoest pas une raison suffisante pour penser que la seconde voie disparaicirct entiegraverement du raisonnement de Parmeacutenide agrave partir du fr 2 Cette voie nrsquoen montre pas moins ce qursquoest une neacutegation et permet de reconnaicirctre que nier lrsquoexistence drsquoun objet de recherche constitue une impasse En effet beaucoup srsquoen faut que Parmeacutenide se prive de la neacutegation dans son poegraveme Lrsquousage de la neacutegation soulegraveve pourtant un problegraveme pour lrsquoeacutenonciation de la veacuteriteacute puisqursquoil est impossible drsquoobtenir une connaissance agrave partir de phrases neacutegatives Cela nrsquoexclut pas que lrsquousage de la seconde voie soit neacutecessaire pour discerner laquoce qui estraquo du contraire voire que les deux voies puissent ecirctre employeacutees alternativement ou de maniegravere concurrente La seconde voie reste une voie de recherche mecircme si elle megravene agrave lrsquoaporie en soutenant laquoce nrsquoest pasraquo il est impossible drsquoavancer Mais cela est deacutejagrave un reacutesultat drsquoune part on y reconnaicirct une impasse et drsquoautre part il semble que seule une affirmation puisse lancer la recherche puisqursquoune neacutegation ne contient en soi aucune information directe sur lrsquoobjet de la recherche

(CASTELNEacuteRAC 2014 444)

La deuxiegraveme voie du poegraveme nrsquoest pas lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoenquecircte sur laquo A raquo mais lrsquoabsence

du preacutedicat drsquoexistence crsquoest-agrave-dire la validiteacute de laquo notA raquo au niveau ontologique Nous pourrions

reacutesumer les propos de la deacuteesse en lrsquoideacutee que lrsquoon ne peut pas enquecircter sur ce qui nrsquoexiste pas Il

ne srsquoagit pas de deacutefendre une thegravese mais drsquoexplorer son contraire Ici la meacutethode ne vise pas agrave

avoir raison face agrave un adversaire mais agrave enquecircter sur toutes les voies afin de trouver un absolu

sans contradiction la veacuteriteacute Les opinions des mortels ne sont pas lrsquousage de la deuxiegraveme voie

mais le mauvais usage des deux premiegraveres La premiegravere voie est le seul chemin menant agrave la

veacuteriteacute mais il ne srsquoagit pas directement de la veacuteriteacute pour autant La deacuteesse nous propose une

meacutethode neacutecessitant encore un travail drsquoanalyse et drsquoentrainement Nous devons ici remarquer le

parallegravele eacutevident entre la meacutethode preacutesenteacute dans le poegraveme de Parmeacutenide et ce que Socrate deacutefinit

38

comme son art laquo maiumleutique raquo Le terme elenchos plus haut deacutefini comme laquo test raquo (par recherche

drsquoeacuteventuelles contradictions contre le terme de laquo reacutefutation raquo proposeacute par Vlastos) consiste dans

en un rejet ou une acceptation opeacutereacute apregraves un test de validation Ce test nrsquoest pas sans rappeler la

dokimasie (δοκιmicroασία) crsquoest-agrave-dire une analyse selon un certain nombre de critegraveres bien deacutefinis

Lorsque le lexicographe Pollux parle de la dokimasie des animaux agrave sacrifier il liste ainsi les

eacuteleacutements importants

Προσακτέον δὲ θύσιμα ἱερεῖα ἄρτια ἄτομα ὁλόκληρα ὑγιῆ ἄπηρα παμμελῆ ἀρτιμελῆ μὴ κολοβὰ μηδὲ ἔμπηρα μηδὲ ἠκρωτηριασμένα μηδὲ διάστροφα

Il faut preacutesenter des victimes qui conviennent pour un sacrifice bien constitueacutees entiegraveres intactes en bonne santeacute exemptes drsquoinfirmiteacutes avec tous leurs membres avec des membres bien conformeacutes elles ne doivent ecirctre ni mutileacutees ni estropieacutees ni amputeacutees de leurs extreacutemiteacutes ni difformes

(FEYEL 2006 36) 32 33

Il srsquoagit pour le philosophe en quecircte de veacuteriteacute de veacuterifier si les assertions respectent les exigences

de la logique comme les animaux doivent respecter les exigences du sacrifice Nous parlerons

cependant plutocirct drsquoelenchos pour deacutesigner lrsquoensemble du processus drsquoeacutevaluation ainsi que la

phase finale drsquoacceptation ou de rejet de lrsquohypothegravese

Dans le cinquiegraveme fragment du poegraveme le poegravete nous dit qursquoil lui est laquo indiffeacuterent raquo (Ξυνὸν

[fr5]) de commencer laquo drsquoun cocircteacute plutocirct que drsquoun autre raquo (ὁππόθεν) car il reviendra en arriegravere

(πάλιν) Nous retrouvons ici la recherche selon les deux meacutethodes Nous pouvons comprendre

que lrsquoune des deux voies conduira neacutecessairement agrave une contradiction (une antilogie) alors que

lrsquoautre voie conduira agrave une veacuteriteacute Il srsquoagit drsquoemprunter tous les chemins possibles afin

drsquoidentifier le seul qui soit exempt de contradiction

Nous pouvons dores et deacutejagrave tirer quelques conclusions sur la meacutethode de recherche eacuteleacuteate

Il faut systeacutematiquement eacutevaluer chaque voie possible Dans le cas drsquoune enquecircte sur A cela

signifie donc drsquoune part laquo srsquoil est vrai que A raquo puis laquo srsquoil est faux que A raquo La deuxiegraveme voie

Drsquoapregraves BETHE E (eacuted) Pollucis Onomasticon (1900) I 29 32

Grec et traduction sont de (FEYEL 2006)33

39

nrsquoest cependant pas suffisante pour eacutetablir un veacuteritable savoir sur le monde savoir que quelque

chose est faux nrsquoest qursquoun premier pas mais il convient par la suite de deacutepasser ce premier

moment pour dire quelque chose de positif Les deux voies sont fonctionnelles mais il existe

neacuteanmoins une hieacuterarchie Dans cette perspective il apparait que le caractegravere aporeacutetique des

dialogues relegraveve de la seconde voie celle du non-ecirctre Arriver agrave une aporie crsquoest ecirctre capable de

dire ce qursquoune chose nrsquoest pas crsquoest donc un progregraves face agrave lrsquoignorance de deacutepart Mais cela

nrsquoest pas suffisant

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique

Nous devons maintenant nous pencher sur un autre aspect de la penseacutee eacuteleacuteate En effet la

recherche selon les deux voies est un eacuteleacutement central de la meacutethode proposeacutee par Parmeacutenide

Cependant il existe un autre eacuteleacutement tout aussi important et donnant lieu agrave de nombreuses

interpreacutetations Il srsquoagit de la fameuse thegravese de laquo lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo Comme nous lrsquoavons vu

preacuteceacutedemment les arguments de Zeacutenon sur le mouvement servaient notamment agrave deacutemontrer que

la thegravese de la pluraliteacute de lrsquoecirctre eacutetait tout aussi invraisemblable mdash sinon plus encore mdash que celle

de son maicirctre Parmeacutenide Il faut alors reconnaitre lrsquoeacutevidence Parmeacutenide soutenait effectivement

une thegravese sur lrsquouniteacute de lrsquoecirctre Encore est-il neacutecessaire de comprendre ce agrave quoi se reacutefegravere

laquo lrsquoecirctre raquo et son laquo uniteacute raquo Cette thegravese est exprimeacutee dans le huitiegraveme fragment moment cleacute de

notre reacuteflexion Le poegravete nous dit que laquo ce qui est raquo (ἔστιν [fr8]) est maintenant laquo tout

entier raquo (ὁmicroοῦ πᾶν) laquo un raquo (ἕν) et laquo continu raquo (συνεχές) Dans ce passage la deacuteesse srsquoadresse au

jeune homme dans le but de lui enseigner ce qursquoest la veacuteriteacute Il ne srsquoagit plus seulement de savoir

ce qui est mais ce qui est vrai Le rapport au discours est primordial souvenons-nous que les

portes de cet enseignement avaient eacuteteacute ouvertes par lrsquoincarnation de laquo la justice raquo (Δίκη [fr1]) au

premier fragment La veacuteriteacute est un jugement pas un constat La connaissance est un effort

intellectuel de discernement entre lrsquoecirctre et le non-ecirctre Enfin lrsquoaction de laquo penser raquo (νοεῖν [fr3])

et lrsquoaction laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont laquo la mecircme chose raquo (τὸ [hellip] αὐτὸ)

La meacutethodologie de la deacuteesse consiste agrave diffeacuterencier ce qui est de ce qui nrsquoest pas Il ne

srsquoagit pas de la reacutealiteacute mais de la veacuteriteacute La veacuteriteacute est une chez Parmeacutenide laquo lrsquoun raquo est le

principe neacutecessaire pour fonder un savoir Si la veacuteriteacute nrsquoeacutetait pas une alors des eacutenonceacutes

40

contraires pourraient ecirctre consideacutereacutes comme vrais Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre vrai est lrsquooccasion de la 34

science pour les Eacuteleacuteates Nous comprenons alors cette uniteacute comme un principe non pas

ontologique ou cosmologique mais logique et eacutepisteacutemologique Lrsquouniteacute ne porte pas sur le

monde mais sur un objet scientifique (objet de science) Il srsquoagit de lrsquoexpression la plus

eacuteleacutementaire du principe de non-contradiction Si une chose est vraie son contraire est

neacutecessairement faux Si nous rapprochons ceci du troisiegraveme fragment citeacute ci-dessus nous

pouvons comprendre que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre rejoint lrsquouniteacute eacutepisteacutemologique Pour qursquoun savoir soit

possible il faut neacutecessairement que lrsquoobjet de ce savoir soit unique non pas que tous les objets

de connaissance sont identiques et immuables mais que les principes de connaissance sont

perpeacutetuels

Dans la penseacutee eacuteleacuteate aucun savoir nrsquoest possible sans lrsquoimmuabiliteacute et la persistance de

lrsquoecirctre Cette penseacutee srsquooppose agrave lrsquoideacutee drsquoune autonomie propre de lrsquoecirctre Cette continuiteacute de lrsquoecirctre

a pour conseacutequence de rendre ce dernier accessible par la penseacutee Le projet rationaliste eacuteleacuteate

rejoint drsquoune certaine maniegravere notre ideacutee contemporaine de deacuteterminisme

Chez les ecirctres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions dexistence de tout pheacutenomegravene sont deacutetermineacutees dune maniegravere absolue Ce qui veut dire en dautres termes que la condition dun pheacutenomegravene une fois connue et remplie le pheacutenomegravene doit se reproduire toujours et neacutecessairement agrave la volonteacute de lrsquoexpeacuterimentateur [hellip] Tous les pheacutenomegravenes de quelque ordre quils soient existent virtuellement dans les lois immuables de la nature et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions dexistence sont reacutealiseacutees

(BERNARD 1984 13)

Ne faisons pas drsquoanachronisme lrsquoapproche eacuteleacuteate nrsquoest pas comparable agrave celle de Claude

Bernard Cependant il faut selon nous la comprendre dans cet esprit Lrsquoobjet de science est

laquo un raquo parce qursquoil est constant et eacuteternel Mais cela ne signifie pas que tout ce qui est penseacute existe

ou que tout ce qui existe forme une vaste uniteacute cosmologique En gardant agrave lrsquoesprit que le poegraveme

expose une meacutethode (et non pas un reacutecit mythique sur le monde agrave la maniegravere drsquoHeacutesiode) il est

assez clair que le fragment VIII reacuteputeacute comme eacutetant le cœur de lrsquoontologie eacuteleacuteate constitue en

reacutealiteacute un preacutecis drsquoeacutepisteacutemologie Il faut que lrsquoobjet de science soit un sans quoi toute veacuteriteacute ne

Occasion est ici agrave prendre au sens de principe neacutecessaire34

41

serait que temporaire Face au problegraveme de la fondation drsquoun savoir le deacuteterminisme apparaicirct

comme le premier pas eacutepisteacutemologique sans lequel rien ne peut ecirctre dit Lrsquoun parmeacutenidien

comme principe de science est aussi le principe neacutecessaire de la deacutefinition Pour appuyer notre

theacuteorie nous nous reacutefeacuterons agrave un fragment souvent mal interpreacuteteacute du poegraveme de Parmeacutenide le

fragment V deacuteclarant que laquo le fait de penser raquo (νοεῖν) et celui laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont une laquo mecircme

chose raquo (Τὸ γὰρ αὐτὸ) Non pas que Parmeacutenide soit en train de donner une reacutealiteacute agrave tout objet de

penseacutee mais au contraire on ne peut veacuteritablement penser (au sens de connaitre) que ce qui est

(de maniegravere durable) Pour ainsi dire la penseacutee eacuteleacuteate ne nie pas lrsquoexistence du mouvement mais

dans le cadre de sa deacutefinition de laquo ce que doit ecirctre la science raquo (comme activiteacute de connaissance

du reacuteel) il srsquoagit de ne srsquoattacher qursquoaux proprieacuteteacutes eacuteternelles des corps

En bref le poegraveme de Parmeacutenide nrsquoest pas un traiteacute de cosmologie ni drsquoontologie il srsquoagit

drsquoune meacutethode de recherche La premiegravere question est quel est lrsquoobjet rechercheacute Ce que

Parmeacutenide et Zeacutenon nous disent est que la somme des parties drsquoun ecirctre (distance moment etc)

ne peut jamais eacutegaler le tout il existe toujours un je-ne-sais-quoi de plus dans la totaliteacute Ainsi

nous pouvons comprendre que contre les partisans du devenir et de la pluraliteacute de lrsquoecirctre il

existe selon les philosophes eacuteleacuteates une uniteacute de lrsquoecirctre comme objet de science Malgreacute les

divisions multiples il existe toujours une transcendance Penser la diversiteacute crsquoest se donner pour

objectif de deacutefinir lrsquoindeacutefinissable Agrave lrsquoinverse penser lrsquouniteacute derriegravere le multiple crsquoest avoir une

chance de saisir ce qursquoil y a de neacutecessaire dans le reacuteel et ainsi transcender ce dernier La

meacutethode eacuteleacuteate reacutefute en cela la capaciteacute drsquoune deacutefinition en extension agrave ecirctre pleinement

satisfaisante au profit drsquoune deacutefinition en compreacutehension En srsquoattachant agrave lrsquounique derriegravere le

multiple il faut ecirctre capable de saisir ce qui entre toujours mdash et neacutecessairement mdash dans la

constitution de ce que lrsquoon srsquoattache agrave deacutefinir

Cet eacuteleacutement sera primordial dans la penseacutee platonicienne agrave de nombreuses reprises les

interlocuteurs de Socrate tenteront de faire passer un groupe drsquoexemples (deacutefinition en extension)

comme reacuteponse aux questions de Socrate Meacutenon par exemple dans le dialogue eacuteponyme

deacutefinira la vertu en donnant un ensemble de cas diffeacuterents Socrate nrsquoest eacutevidemment pas dupe

Πολλῇ γέ τινι εὐτυχίᾳ ἔοικα κεχρῆσθαι ὦ Μένων εἰ μίαν ζητῶν ἀρετὴν σμῆνός τι ἀνηύρηκα ἀρετῶν παρὰ σοὶ κείμενον

42

Jrsquoai lrsquoimpression drsquoavoir beaucoup de chance cher Meacutenon si agrave la recherche drsquoune vertu jrsquoen ai trouveacute tout un essaim aupregraves de toi

(PLATON Meacutenon 72a [trad Castelneacuterac])

Nous sommes ici en preacutesence drsquoun parfait exemple de reacutefutation non pas par contradiction

(recours agrave une antilogie) mais plus en rapport agrave un problegraveme meacutethodologique Si la dialectique

se pose pour objectif de deacutefinir une notion cette deacutefinition ne doit pas ecirctre une suite drsquoexemple

mais la recherche du principe commun agrave tous ces exemples

Demeure une derniegravere interrogation sur le poegraveme pourquoi cette thegravese a-t-elle toujours eacuteteacute

aussi mal comprise Le problegraveme de lrsquointerpreacutetation du projet eacuteleacuteate vient en partie selon nous

de lrsquoabsence de syntaxe deacutefinie dans la langue grecque Dans les hypothegraveses eacutenonceacutees par Platon

dans Le Parmeacutenide reprenant tregraves certainement les theacutematiques abordeacutees par les Eacuteleacuteates la place

de la conjonction laquo si raquo (εἰ) dans lrsquointerrogation laquo srsquoil est un raquo (εἰ ἕν ἐστιν[137c]) nrsquoest pas

parfaitement claire Tantocirct celle-ci se trouve avant la proposition (i e 137c) tantocirct celle-ci se

trouve entre lrsquoobjet et le verbe (i e 142c) Face agrave ce problegraveme Alain Seacuteguy-Duclot propose

lrsquoideacutee selon laquelle Platon reacutealiserait un jeu phoneacutetique et seacutemantique La place de la

conjonction deacutefinirait alors lrsquoobjet sur lequel porterait cette conjonction ce qui aurait pour

finaliteacute de faire osciller le sens du verbe laquo ecirctre raquo (εἶναι) entre un sens copulatif et un sens

existentiel Denis OrsquoBrien reacutesume ainsi lrsquoargument de Seacuteguy-Duclot

Si hen priveacute darticle est placeacute avant la conjonction gouvernant une proposition conditionnelle il est le sujet du verbe pris en son sens existentiel (donc hen ei estin laquo si un est raquo) En revanche si hen priveacute darticle est placeacute apregraves la conjonction il est le compleacutement du verbe pris en son sens copulatif (donc ei hen estin laquo sil est un raquo)

(OrsquoBRIEN 2008 230 [trad SEacuteGUY-DUCLOT])

Cette argumentation rend possibles nos hypothegraveses de lecture Il eacutetait neacutecessaire selon notre

approche que le Eacuteleacuteates fussent capables de distinguer lrsquoecirctre copule de lrsquoecirctre comme preacutedicat

drsquoexistence Cette lecture de Seacuteguy-Duclot permet drsquoappuyer notre propre lecture et justifie ainsi

le projet eacutepisteacutemologique en remplaccedilant la lecture cosmologique Cette interpreacutetation rend gracircce

agrave la penseacutee eacuteleacuteate en geacuteneacuteral en lui permettant drsquoopeacuterer la distinction logique entre la copule est

43

le preacutedicat drsquoexistence Nous pouvons alors comprendre que le cœur du problegraveme pour le

Parmeacutenide de Platon nrsquoest pas de savoir srsquoil existe une uniteacute fondamentale (si le laquo un raquo existe)

mais si laquo ce qui est raquo possegravede une uniteacute dans le temps et dans lrsquoespace (si laquo ce qui est raquo est un)

Lrsquoexercice eacuteleacuteate devient ainsi beaucoup plus clair et coheacuterent

Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide

Lrsquoun des eacuteleacutements les plus perturbants lors de la lecture du Parmeacutenide est le fait que cet

ouvrage pourtant consideacutereacute comme ayant eacuteteacute eacutecrit tardivement par Platon semble drsquoembleacutee

reacutefuter la theacuteorie centrale de tout le systegraveme platonicien la theacuteorie des ideacutees Nous avons

preacuteceacutedemment eacutevoqueacute plusieurs problegravemes relatifs agrave cette lecture naiumlve notamment lorsque nous

recensions les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo propres au Parmeacutenide Nous allons cependant revenir 35

sur ce point agrave la lumiegravere de ce que nous avons compris de la meacutethodologie eacuteleacuteate Que lrsquoon ne

srsquoy trompe pas alors que la seconde partie du dialogue (vaste et fatigante) est selon nous drsquoun

inteacuterecirct bien plus heuristique mdash donc meacutethodologique mdash qursquoontologique nous devons cependant

nous attacher tout particuliegraverement agrave ces quelques pages que Platon nrsquoa pas placeacutees ici par

hasard

La reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees alors porteacutee par le jeune Socrate intervient tregraves

rapidement et drsquoune faccedilon assez surprenante Socrate introduit sa theacuteorie agrave partir de laquo la forme en

soi de la ressemblance raquo (αὑτὸ εἶδός τι ὁmicroοιότητος [129a]) et la forme opposeacutee agrave celle-ci de laquo la

dissemblance raquo (ἀνόmicroοιον) Selon Socrate le problegraveme que pose Zeacutenon nrsquoen est pas

veacuteritablement un Pour Socrate il nrsquoest pas impossible qursquoun ecirctre participe agrave la fois de la

ressemblance en soi en ce qursquoil ressemble agrave un autre ecirctre et participe dans le mecircme temps de la

dissemblance en soi pour tout ce qursquoil ne ressemble pas Continuant ainsi son raisonnement il

deacuteclare de la mecircme maniegravere qursquoun ecirctre peut laquo participer raquo (microετέχειν) laquo de lrsquouniteacute raquo (τοῦ ἑνὸς) et

laquo participer aussi raquo (αὖ microετέχειν) laquo des choses multiples raquo (ταῦτα πολλὰ) en mecircme temps Le

raisonnement socratique se porte sur laquo les genres et les espegraveces raquo (τὰ γένη τε καὶ εἴδη) des ecirctres

mdash ce que la posteacuteriteacute appellera les Ideacutees

Cf supra II 1 laquo Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide raquo35

44

καὶ περὶ τῶν ἄλλων ἁπάντων ὡσαύτως εἰ μὲν αὐτὰ τὰ γένη τε καὶ εἴδη ἐν αὑτοῖς ἀποφαίνοι τἀναντία ταῦτα πάθη πάσχοντα ἄξιον θαυμάζειν εἰ δ᾽ ἐμὲ ἕν τις ἀποδείξει ὄντα καὶ πολλά τί θαυμαστόν λέγων ὅταν μὲν βούληται πολλὰ ἀποφῆναι [hellip]

et de mecircme pour tout le reste il ne faudrait pas moins seacutetonner si on venait agrave deacutemontrer que les genres et les espegraveces sont en eux-mecircmes susceptibles de leurs contraires mais il ny aurait rien de surprenant agrave ce quon deacutemontracirct que moi je suis agrave la fois un et multiple

(PLATON Parmeacutenide 129c [trad modif COUSIN])

Le sujet ne porte alors plus sur les laquo choses visibles raquo (τοῖς ὁρωmicroένοις [129e]) mais sur les

laquo choses de lrsquointellect raquo (τοῖς λογισmicroῷ [130a])

Agrave lrsquoeacutevidence ce cours passage a eacuteteacute mdash et est toujours mdash consideacutereacute comme lrsquoune des

expressions fondatrice de la penseacutee meacutetaphysique platonicienne La meacutethode est en effet

radicale Il ne srsquoagit plus de srsquointerroger sur ce que lrsquoon voit mais sur ce que lrsquoon peut penser Il

nrsquoy a lagrave rien qui sera reacutefuteacute par la suite La suite est en revanche plus deacutelicate le fait de

distinguer drsquoune part les objets visibles et drsquoautre part les objets de lrsquointellect suscite un vif

inteacuterecirct chez Parmeacutenide Dans cette proto-penseacutee platonicienne Socrate eacutenonce lrsquoideacutee selon

laquelle les objets visibles participeraient drsquoun ou plusieurs genres Il faudrait alors pencher son

esprit davantage sur ces genres que sur les choses visibles La theacuteorie eacutetant poseacutee Parmeacutenide

commence son travail drsquoaccoucheur en questionnant Socrate 36

Parmeacutenide opegravere un deacutecalage drsquoune notion (le beau le juste le bon) vers un individu

(lrsquohomme le feu lrsquoeau la boue le poil la saleteacute) Le deacutecalage que Parmeacutenide opegravere nrsquoest pas

anodin il srsquoagit au contraire drsquoun veacuteritable problegraveme drsquoordre logique et seacutemantique Le grec nrsquoa

pas de verbe autre qursquoecirctre (εἶναι) pour exprimer agrave la fois le fait drsquoexister (lrsquoecirctre au monde) et le

fait de recevoir un preacutedicat (lrsquoecirctre copule) Lorsque lrsquoon dit que laquo cet homme est juste raquo nous

affirmons dans le mecircme temps que laquo lrsquohomme est au monde raquo mdash tout du moins comme objet de

penseacutee mdash mais nous ne pouvons pas pour autant dire que laquo le fait drsquoecirctre juste raquo existe

indeacutependamment drsquoun sujet Pourtant le problegraveme se pose de maniegravere inverse agrave lrsquoesprit de

Par le terme laquo drsquoaccoucheur raquo nous marquons volontairement la paterniteacute eacuteleacuteate de la meacutethode 36

maiumleutique socratique chez Platon

45

Platon puisque ce qui est remis en question nrsquoest pas la capaciteacute que lrsquoesprit a de saisir ces

valeurs transcendantes comme autant de reacutealiteacutes indeacutependantes mdash cela semble au contraire bien

naturel pour Platon mdash mais en revanche drsquoopeacuterer le mecircme processus pour la compreacutehension des

laquo sujets raquo du monde propres agrave recevoir ces valeurs

En effet lrsquoactiviteacute consistant agrave deacutefinir quelque chose (individu ou notion) oblige agrave deacutepasser

cet individu agrave le transcender Or la transcendance des individus nrsquoest pas la mecircme chose que la

transcendance des valeurs En effet lrsquoindividu en tant qursquoecirctre est toujours dans le reacuteel Il

nrsquoexiste pas mdash a priori mdash un individu en dehors du monde En revanche les valeurs sont deacutejagrave

hors du monde et ne peuvent srsquoexprimer que par lrsquoexpression qursquoun sujet du monde peut en

faire Dire que diffeacuterentes personnes participent de lrsquoideacutee drsquohomme ne veut pas dire qursquoil existe

dans un autre monde un homme parfait qui serait le modegravele de tous les hommes Sinon comme

le dit Parmeacutenide il faudrait une ideacutee pour tout ce qui nous entoure et le monde des ideacutees serait

un catalogue infini pour autant que lrsquoon puisse diviser le reacuteel (lrsquoideacutee de main lrsquoideacutee de main

gauche lrsquoideacutee de doigt lrsquoideacutee de pouce lrsquoideacutee drsquoongle lrsquoideacutee de phalange etc)

La reacutefutation de Parmeacutenide est meacutethodologique il est certes possible de diviser le reacuteel

indeacutefiniment (paradoxes de Zeacutenon) mais son eacutetude impose la division par genres et sous-

espegraveces et de postuler une uniteacute fondamentale de ces eacuteleacutements atomiques sans quoi lrsquoeacutetude ne

serait qursquoune reacutegression infinie Cette distinction entre la division naiumlve et la division par genre

est parfaitement illustreacutee par la remarque de lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee dans sa reacuteflexion sur le politique

τοιόνδε οἷον εἴ τις τἀνθρώπινον ἐπιχειρήσας δίχα διελέσθαι γένος διαιροῖ καθάπερ οἱ πολλοὶ τῶν ἐνθάδε διανέμουσι τὸ μὲν Ἑλληνικὸν ὡς ἓν ἀπὸ πάντων ἀφαιροῦντες χωρίς σύμπασι δὲ τοῖς ἄλλοις γένεσιν ἀπείροις οὖσι καὶ ἀμείκτοις καὶ ἀσυμφώνοις πρὸς ἄλληλα βάρβαρον μιᾷ κλήσει προσειπόντες αὐτὸ διὰ ταύτην τὴν μίαν κλῆσιν καὶ γένος ἓν αὐτὸ εἶναι προσδοκῶσιν ἢ τὸν ἀριθμόν τις αὖ νομίζοι κατ᾽ εἴδη δύο διαιρεῖν μυριάδα ἀποτεμνόμενος ἀπὸ πάντων ὡς ἓν εἶδος ἀποχωρίζων καὶ τῷ λοιπῷ δὴ παντὶ θέμενος ἓν ὄνομα διὰ τὴν κλῆσιν αὖ καὶ τοῦτ᾽ ἀξιοῖ γένος ἐκείνου χωρὶς ἕτερον ἓν γίγνεσθαι κάλλιον δέ που καὶ μᾶλλον κατ᾽ εἴδη καὶ δίχα διαιροῖτ᾽ ἄν εἰ τὸν μὲν ἀριθμὸν ἀρτίῳ καὶ περιττῷ τις τέμνοι τὸ δὲ αὖ τῶν ἀνθρώπων γένος ἄρρενι καὶ θήλει Λυδοὺς δὲ ἢ Φρύγας ἤ τινας ἑτέρους πρὸς ἅπαντας τάττων ἀποσχίζοι τότε ἡνίκα ἀποροῖ γένος ἅμα καὶ μέρος εὑρίσκειν ἑκάτερον τῶν σχισθέντων

46

Voici Nous avons fait comme si voulant diviser en deux le genre humain on en faisait le partage agrave la maniegravere de la plupart des gens drsquoici qui seacuteparent la race helleacutenique de tout le reste comme formant une uniteacute distincte et reacuteunissant toutes les autres sous la deacutenomination unique de barbares bien qursquoelles soient innombrables qursquoelles ne se mecirclent pas et ne parlent pas la mecircme langue se fondent sur cette appellation unique pour les regarder comme une seule espegravere Crsquoest encore comme si lrsquoon croyait diviser les nombres en deux espegraveces en coupant une myriade sur le tout dans lrsquoideacutee qursquoon en fait une espegravece agrave part et qursquoon preacutetendicirct en donnant agrave tout le reste un nom unique que cette appellation suffit pour en faire aussi un genre unique diffeacuterent du premier Mais on devrait plus sagement et on diviserait mieux par espegraveces et par moitieacutes si lrsquoon partageait les nombres en pairs et impairs et le genre humain en macircles et femelles et si lrsquoon nrsquoen venait agrave seacuteparer et opposer les Lydiens ou les Phrygiens ou quelque autre peuple agrave tous les autres que lorsqursquoil nrsquoy aurait plus moyen de trouver une division dont chaque terme fucirct agrave la fois espegravece et partie

(PLATON Politique 262c-e [trad modif CHAMBRY])

Cela illustre lrsquoambiguiumlteacute de la position eacuteleacuteate contrairement agrave ce que semble croire Vlastos

Zeacutenon ne peut pas reacutepondre agrave ses paradoxes Le problegraveme est toujours preacutesent lrsquoesprit ne peut

se poser que sur des ecirctres conccedilus dans lrsquouniteacute sans quoi aucun savoir ne serait possible Pourtant

lrsquoexpeacuterience semble affirmer que tout est toujours divisible Il y a un eacutecart entre la connaissance

fonctionnant par recherche drsquouniteacute (de principe) et lrsquoeacutetude de la nature (reposant sur les

matheacutematiques) qui nous indique que le reacuteel est indeacutefiniment divisible En drsquoautres termes il

existe un eacutecart fondamental entre lrsquoeacutepisteacutemologie et lrsquoontologie Selon nous crsquoest ce problegraveme

qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit lors de nos lectures de Platon et non pas la question inverse de

ce qursquoest le reacuteel Nous postulons alors une approche eacutepisteacutemologique plutocirct qursquoontologique Il ne

convient plus de dire que Platon parle de laquo ce qursquoest le monde raquo mais de laquo comment il est

possible drsquoavoir une connaissance sur ce monde raquo

Nous souhaitons agrave la suite de notre travail donner de nouveaux eacuteleacutements interpreacutetatifs

quand agrave ce que lrsquohistoire de la philosophie appelle encore laquo une reacutefutation de la theacuteorie des

Ideacutees raquo Il nrsquoy a selon nous reacutefutation que drsquoune approche tregraves naiumlve de la theacuteorie des Ideacutees

Parmeacutenide deacutemontre agrave Socrate qursquoil est neacutecessaire de distinguer les valeurs et les individus et

que la transcendance de ce qui nrsquoest pas au monde sans sujet nrsquoest pas comparable agrave la

transcendance de ce qui y est deacutejagrave En cela Platon anticipe parfaitement lrsquoargument du troisiegraveme

47

homme drsquoAristote puisque le fait mecircme de parler de laquo lrsquoIdeacutee drsquohomme raquo semble contradictoire

Rappelons cependant que le Parmeacutenide est lrsquoincipit de lrsquoensemble de la piegravece philosophique Les

positions ne sont pas encore deacutefinies seulement des problegravemes sont poseacutes Nous voyons

cependant comment la trageacutedie philosophique commence par la reacutefutation drsquoune approche

ontologique naiumlve qui sera pourtant par la suite consideacutereacutee comme la theacuteorie centrale de Platon

En gardant agrave lrsquoesprit ce que nous appelions plus haut le danger interpreacutetatif du

laquo chronocentrisme raquo nous comprenons comment Platon est vraisemblablement en train de

reacutepondre agrave drsquoeacuteventuels deacutetracteurs En reacutedigeant le Parmeacutenide il illustre de cette faccedilon comment

sa theacuteorie ne peut se reacuteduire agrave une lecture naiumlve Il met drsquoailleurs volontairement cette derniegravere

dans la bouche drsquoun Socrate non initieacute agrave la philosophie Le Parmeacutenide nrsquoest donc pas un aveu de

faiblesse mais bien au contraire la deacutemonstration de lrsquoeacutecart qursquoil pouvait exister entre la

compreacutehension de la theacuteorie platonicienne par certains et la veacuteritable penseacutee de lrsquoauteur Platon

renvoie lrsquoargument du troisiegraveme homme au temps du jeune Socrate ses deacutetracteurs avaient 37

presque un siegravecle de retard sur sa penseacutee 38

Le laquo parricide raquo du Sophiste

Nous pouvons deacutesormais entrevoir assez clairement lrsquoensemble des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la

penseacutee eacuteleacuteate et se retrouvant dans la meacutethode platonicienne de recherche de la veacuteriteacute Un dernier

point en suspend neacutecessite briegravevement notre attention comment expliquer le fameux

laquo parricide raquo du Sophiste En effet lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee deacuteclare deacutepasser la position de Parmeacutenide

Οἶσθ οὖν ὅτι Παρμενίδῃ μακροτέρως τῆς ἀποῤῥήσεως ἠπιστήκαμεν

Le nom laquo troisiegraveme homme raquo (τρίτος ἄνθρωπος) nous vient drsquoAristote (Meacutetaphysique 37

[990b17-1079a13 1039a2] et Reacutefutations sophistiques [178b36])

Lrsquoun des exemples reacutecents de creacutedit donneacute agrave la theacuteorie du troisiegraveme homme comme moyen de reacutefuter la 38

meacutetaphysique platonicienne est de Gail Fine qui en 1995 disait laquo Although these differences between the various versions of the TMA [Third Man Argument] do not affect its logic they may involve different conceptions of forms (are they paradigms are they particulars universals or both) of sensibles (are they imperfect) and of the relation between forms and sensibles (is participation to be explicated in terms of paradigmatism) One possible moral is that whether or not we view forms as paradigms as particulars or as universals or both whether or not we view sensibles as being fully F no matter what form is at issue (the form of man or of large) Plato is still vulnerable to the TMA raquo (FINE 1995 30)

48

Sais-tu que nous sommes depuis bien longtemps au-delagrave de lrsquointerdiction de Parmeacutenide

(PLATON Sophiste 258c)

LrsquoEacuteleacuteate commence par montrer diffeacuterents aspects du sophiste en respectant sa meacutethode de

recherche par antilogie Il termine alors par lrsquoideacutee que la sophistique est un art trompeur Or les

sophistes avaient pour coutume drsquoutiliser lrsquoargument mecircme de Parmeacutenide qui disait que le non-

ecirctre nrsquoest pas de sorte qursquoil serait impossible de penser ou de parler faux LrsquoEacuteleacuteate deacutecide donc

drsquoattaquer cette ideacutee par une longue digression mdash si longue qursquoelle donna parfois le sentiment

aux commentateurs drsquoecirctre le sujet principal du dialogue Ce passage nrsquoest pourtant qursquoune grande

parenthegravese qui devra se refermer pour laisser place agrave lrsquoexercice deacutefinitionnel sur le sophiste

commenceacute au deacutebut du dialogue

Lrsquoeacutetranger arrive agrave la conclusion qursquoil existe du non-ecirctre dans le simple fait de ne pas ecirctre

identique agrave autre chose Pour le dire autrement du simple fait que lrsquoAutre est (crsquoest-agrave-dire que

tout nrsquoest pas qursquoun) alors il y a du non-ecirctre dans le fait de ne pas ecirctre identique agrave lrsquoautre Si A et

B sont diffeacuterents alors il y a du non-ecirctre dans la mesure ougrave A nrsquoest pas B Pourtant A et B sont

pleinement et sont soumis agrave la regravegle de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre telle que nous lrsquoavons vue

preacuteceacutedemment Il nrsquoy a pas de contradiction entre lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme objet de connaissance

et lrsquoexistence du non-ecirctre comme relation incorrecte entre deux ecirctres Cette analyse sera

primordiale pour comprendre par la suite la meacutetaphysique platonicienne

Qursquoil y ait en effet une attaque de la penseacutee historique de Parmeacutenide nrsquoest pas le sujet de

notre travail Agrave lrsquoeacutevidence Parmeacutenide eacutetait deacutejagrave acircgeacute quand Socrate eacutetait jeune Nous pouvons

affirmer qursquoil est impossible que Platon ait eu un contact direct avec Parmeacutenide voire mecircme

Zeacutenon Platon ne put qursquoen avoir un heacuteritage lointain agrave travers les poegravemes et les enseignements

de ses maicirctres dont le Socrate historique Ceci pour comprendre que lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate chez

Platon ne peut pas et ne doit pas ecirctre le reflet de la penseacutee de Parmeacutenide plus drsquoun siegravecle

auparavant Platon creacutee un eacuteleacuteatisme nouveau unique propre agrave ses convictions son

enseignement mais aussi son contexte politique et ideacuteologique (reacuteponse agrave des deacutetracteurs par

exemple) Preuve en est le personnage du Sophiste ou du Politique ne porte aucun nom il est

49

juste un laquo eacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Ce nrsquoest plus Parmeacutenide ou Zeacutenon qui eux sont nommeacutement

preacutesents dans le Parmeacutenide mais un heacuteritier dont la penseacutee ne srsquoinscrit pas dans un hypotheacutetique

dogme eacuteleacuteatique figeacute depuis le poegraveme du maicirctre

Allant dans le sens de notre interpreacutetation nous prenons pour appui les travaux de Nestor-

Louis Cordero qui mit en eacutevidence de nombreuses modifications dans les manuscrits Selon ce

dernier lrsquoeacutetranger est agrave tort preacutesenteacute comme un laquo disciple raquo (ἑταῖρος [216a]) mais devrait plutocirct

ecirctre compris comme eacutetant au contraire laquo diffeacuterent raquo (ἕτερον) des disciples de Parmeacutenide

Le mot en question est ἕτερον laquodiffeacuterent divers autre queraquo Si nous choisissons ce mot le deuxiegraveme ἑταίρων ne doit pas disparaicirctre car il est le seul qui reste et la traduction du passage serait laquoil est originaire dEacuteleacutee mais (il y a un δε toujours neacutegligeacute) diffeacuterent des compagnons (ἑτέρων au pluriel) de Parmeacutenide et de Zeacutenonraquo Voilagrave agrave mon avis quel est le texte veacuteritable de la page 216a

(CORDERO 1991 31)

De la sorte nous voyons clairement que Platon srsquoinscrit volontairement dans une ligneacutee eacuteleacuteate

tout en se deacutefaisant de lrsquoapproche classique Il gardera la meacutethode antilogique eacuteleacuteate et la

deacutefinition par dichotomies (analyses successives des diffeacuterentes voies) mais il se refuse dans le

mecircme temps agrave se soumettre agrave lrsquoontologie moniste drsquoune lointaine tradition eacuteleacuteate

De la mecircme maniegravere que pour la theacuteorie des Ideacutees dans le Parmeacutenide ce qui est agrave tort

perccedilu comme une reacutefutation ou une contraction dans sa propre penseacutee est en fait une reacuteponse agrave

ceux qui auraient mal compris ce que repreacutesente lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans la penseacutee platonicienne

Platon preacutecise ce qui constitue dans sa penseacutee un concept tel que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (et donc le fait

que le non-ecirctre ne soit pas) Preacutetendre que seul lrsquoecirctre puisse ecirctre penseacute ne signifie en aucun cas

qursquoil soit impossible de concevoir ou exprimer ce qui nrsquoest pas vrai Le mensonge est

parfaitement possible Dire qursquoil nrsquoy a que lrsquoecirctre qui soit (comme objet de science) ne signifie

pas qursquoil nrsquoy ait que de lrsquoecirctre dans les discours des hommes bien au contraire Cela se comprend

drsquoailleurs aiseacutement sans la possibiliteacute de se tromper la recherche philosophique nrsquoaurait aucun

inteacuterecirct puisque toute assertion serait aussitocirct valideacutee du simple fait qursquoelle ait eacuteteacute prononceacutee Il

faut donc ne pas rester dans une lecture naiumlve de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre eacuteleacuteate

50

Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie

Il convient deacutesormais de syntheacutetiser ce que qui fonde le socle eacuteleacuteatique de la dialectique

platonicienne Premiegraverement quel est lrsquoobjet de la recherche en question Chez les Eacuteleacuteates

comme chez Platon par la suite la meacutethode recherche avant tout la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire une

connaissance du reacuteel qui soit neacutecessaire et sans contradictions laquo Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo nrsquoest que la

theacuteorisation de cet objet de recherche Sans uniteacute de lrsquoobjet de recherche la recherche est

impossible

Ce que nous avons nommeacute antilogique consiste en une recherche de coheacuterence crsquoest-agrave-dire

lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme partant drsquoun concept et tentant de rejoindre des conclusions sans

jamais rencontrer de contradiction Cette dialectique est dite laquo ascendante raquo ou laquo anagogique raquo 39

car partant drsquohypothegraveses et elle remonte vers des principes qui seront finalement vrais (non plus

probables mais certains) Ce cheminement est ascensionnel car en partant des donneacutees du reacuteel

il forge une hypothegravese et lrsquoeacuteprouve selon les lois de la logique En eacutetudiant toutes les possibiliteacutes

la dialectique ascendante arrive parfois agrave un reacutesultat positif Crsquoest notamment le cas dans les

dialogues meneacutes par des Eacuteleacuteates (Parmeacutenide Sophiste Politique) ou suivant rigoureusement

cette meacutethode (Theacuteeacutetegravete) Lrsquoelenchos consiste en un test de validiteacute soit par recherche de

contradiction dans le systegraveme soit de maniegravere plus subtile par la mise en eacutevidence drsquoune

inconsistance dans la meacutethode (i e laquo les abeilles raquo du Meacutenon)

Enfin il ne convient pas de parler de reacutefutation car la reacutefutation sous-entend une prise de

position En deacuteclarant que Socrate reacutefuterait telle ou telle position nous construisons un cadre de

penseacutee restreint dans lequel Socrate deacutefendrait certaines thegraveses de maniegravere masqueacutee Cela va agrave

lrsquoencontre mecircme du principe du dialogue et reacuteduirait les ouvrages de Platon agrave du crypto-

dogmatisme Notre postulat theacuteacirctral nous impose davantage de profondeur dans lrsquoeacutetude et

drsquointerroger le style dialogueacute dans sa complexiteacute Notre lecture ne supprime pas lrsquoeacuteventualiteacute de

reacutesultats positifs dans quelques dialogues (nous en avons deacutejagrave annonceacutes) mais privileacutegie

cependant lrsquoideacutee selon laquelle le reacutesultat comme laquo thegravese platonicienne sous-jacente raquo nrsquoest pas

une neacutecessiteacute sinon une possibiliteacute

Du grec ἀναγωγή signifiant laquo eacuteleacutevation raquo39

51

La dialectique est donc en partie une activiteacute consistant agrave bien diviser pour cateacutegoriser

classer les ecirctres afin de les deacutefinir au mieux Telle est la tacircche de la dialectique que nous

appelons ascendante Une fois lrsquoascension effectueacutee le dialecticien est en mesure de parler

correctement du concept ou de lrsquoecirctre qursquoil interrogeait Lrsquoascension est repreacutesenteacutee par la sortie

du philosophe hors de la caverne Il faut sortir pour se deacutefaire de lrsquoattachement instinctif aux

ombres et monter jusqursquoagrave contempler les ecirctres tels qursquoils sont vraiment Mais cette deacutefinition de

la dialectique semble incomplegravete pour le moment lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne recouvrant qursquoune seule

des facettes de cet art agrave savoir son eacutelan initial La dialectique platonicienne srsquoinscrit pleinement

dans la ligneacutee de lrsquoeacuteleacuteatisme mais ne pourrait srsquoy reacuteduire Il convient deacutesormais de nous 40

inteacuteresser davantage au fonctionnement de la dialectique maintenant que nous avons mis en

lumiegravere les principes sur lesquels elle repose

Il est en reacutealiteacute impossible de deacutefinir clairement ce que repreacutesente la ligne de penseacutee eacuteleacuteate du simple 40

fait que les eacutecrits manquent pour srsquoen faire une claire ideacutee sur tous les sujets (politique art morale etc)

52

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE

Dialogue dialectique et joute

Que la meacutethode socratique baseacutee sur le dialogue soit couramment appeleacutee laquo dialectique raquo

preacutesupposerait une diffeacuterence entre le simple dialogue et la dialectique Plus exactement il y

aurait des moments dialectiques au sein des dialogues De maniegravere geacuteneacuterale la dialectique est

consideacutereacutee comme une meacutethode rigoureuse dont lrsquoobjectif serait lrsquoacquisition drsquoun savoir alors

que le dialogue ne serait qursquoune activiteacute banale et quotidienne ayant pour finaliteacute lrsquoeacutechange

drsquoinformations Pourtant lrsquoeacutetymologie de ce que nous appelons dialectique nous renvoie au grec

laquo διαλέγω raquo et semble ne pas se distinguer clairement du dialogue en geacuteneacuteral Nous retrouvons

drsquoune part la racine λεγ λογ du discours et du raisonnement qui malgreacute sa polyseacutemie

repreacutesente toujours lrsquoideacutee drsquoun travail de deacutetermination du reacuteel par la penseacutee Drsquoautre part le 41

preacutefixe laquo δια raquo implique une notion de rapport drsquoeacutechange et de discrimination par division

Le dialogue est une activiteacute quotidienne toute interaction orale entre deux individus est

une forme de dialogue Pourtant tout dialogue est-il dialectique Dans le dialogue comme dans

la dialectique nous remarquons une pluraliteacute des positions le dialogue est lrsquoœuvre de plusieurs

personnes qui eacutechangent quand le monologue nrsquoest lrsquoaffaire que drsquoune seule Mais ce qui semble

distinguer la dialectique du dialogue semble reacutesider dans sa preacutetention agrave fournir le moyen

drsquoobtenir un savoir speacutecifique La dialectique est alors une forme de raisonnement heuristique agrave

plusieurs Le raisonnement dialectique peut ecirctre qualifieacute drsquoargumentation puisque chaque

individu donne des arguments allant dans le sens de sa penseacutee Plus preacuteciseacutement les participants

de lrsquoexercice dialectique argumentent en deacutefendant une thegravese essayent drsquoen contredire une autre

ou eacutenoncent des hypothegraveses au sujet de certains preacutedicats

Comme nous le remarquions plus haut Platon ne parle pas de dialectique mais plutocirct de

puissance de dialoguer Il semble donc possible que la distinction entre le dialogue et la

Le λόγος est agrave la fois le discours la parole mais aussi lrsquoargumentation la rationalisation Il se 41

comprend geacuteneacuteralement comme une opposition au microῦθος (la parole du poegravete transcendant la rationaliteacute du reacuteel) Nous reviendrons par la suite sur cette opposition

53

dialectique comme meacutethode de recherche soit posteacuterieure agrave la reacutedaction des dialogues de Platon

Le dialogue est deacutejagrave une activiteacute de recherche les interlocuteurs ne parlent pas sans raison Bien

que certains dialogues puissent ecirctre purement informatifs et ne pas reposer sur un

fonctionnement de questions et reacuteponses lrsquointeacuterecirct de la preacutesence drsquoun deuxiegraveme interlocuteur

repose justement sur lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune critique de la thegravese initiale ou tout au moins sur une

eacutevolution entre le point de deacutepart des eacutechanges et lrsquoarriveacutee Quelle diffeacuterence peut-on faire entre

le dialogue et la dialectique Quelle est la validiteacute de la diffeacuterenciation entre le cours normal du

dialogue de lrsquoactiviteacute dialectique

Ces interrogations nous amegravenent agrave mettre en doute la distinction entre la dialectique et le

dialogue Cette mise en doute nrsquoest pas un reniement deacutefinitif sinon le commencement de notre

reacuteflexion Le dialogue consiste en une discussion agrave plusieurs agrave lrsquoinverse du monologue Le

dialogue suppose alors une intervention des diffeacuterents partis dans la conversation Pour conforter

notre ideacutee les premiegraveres phrases de Socrate semblent le plus souvent initier insidieusement la

totaliteacute de lrsquoexercice en abordant naturellement le thegraveme qui sera au cœur du dialogue comme si

ce que nous appelions dialectique nrsquoeacutetait en fait que la simple progression drsquoune discussion

Face agrave cette interrogation nous deacutecidons de reacutepondre agrave la question inverse Nous tacirccherons

de voir comment la dialectique a eacuteteacute deacutefinie puis nous comparerons ceci au contenu des

dialogues Ainsi si une diffeacuterence existe veacuteritablement entre dialogue et dialectique nous serons

agrave mecircme de la confirmer La dialectique est deacutefinie comme un exercice argumentatif Mais le

raisonnement dialectique diffegravere-t-il des autres raisonnements et de quelle maniegravere Quel

rapport entretient la dialectique avec la deacuteduction lrsquointuition ou encore lrsquoinduction

Dans le cours du dialogue la dialectique serait un moment diffeacuterent une meacutethode

potentiellement plus rigoureuse avec un projet deacutefini agrave lrsquoavance Nous pensons pouvoir

distinguer deux diffeacuterences entre dialogue et dialectique la nature (i e le fonctionnement

structurel) et la viseacutee (i e lrsquoobjectif) Cependant nous devons remarquer que la nature drsquoune

meacutethode deacutepend de sa viseacutee et reacuteciproquement sa viseacutee se deacutefinit par sa nature Nous ne

pouvons alors distinguer lrsquoeacutetude du premier de lrsquoeacutetude du second Notre lecture preacutesupposera (agrave

54

lrsquoimage drsquoun raisonnement par lrsquoabsurde) lrsquoexistence de moments dans le dialogue Nous les

appellerons joutes dialectiques

Srsquointerroger sur la nature des joutes dialectiques revient agrave srsquointerroger sur la nature de ce

qursquoune joute produit Nous pourrions ecirctre tenteacutes de reacutepondre simplement qursquoune joute

dialectique produit un savoir crsquoest-agrave-dire une connaissance qui puisse servir de veacuteriteacute mais cela

nous apparait insuffisant pour fonder une distinction preacutecise entre dialectique et dialogue De

plus lrsquointuition la deacuteduction ou lrsquoinduction sont autant de meacutethodes permettant lrsquoobtention drsquoun

savoir quel rapport peut entretenir la dialectique avec ces derniegraveres Dans notre cas la question

fondamentale que nous devons nous poser est alors la suivante que pouvons-nous espeacuterer

apprendre agrave la suite drsquoune joute dialectique Quelle peut ecirctre la nature drsquoun savoir eacutemanant

drsquoune joute

Nous voyons la limite meacutethodologique de notre interrogation en regard avec notre projet

geacuteneacuteral Si nous ne savons pas ce que peuvent ecirctre les productions drsquoune joute il semble difficile

de commencer lrsquoeacutelaboration drsquoune grille interpreacutetative pour mettre agrave jour les reacuteponses En effet

cette situation est plus communeacutement appeleacutee laquo cercle vicieux raquo Nous avons besoin de savoir ce

qursquoest une joute afin drsquoeacutelaborer lrsquooutil le plus efficace agrave la compreacutehension de ses reacutesultats et

dans le mecircme temps nous avons besoin de savoir ce que peuvent ecirctre les reacutesultats espeacutereacutes drsquoune

joute afin de la deacutefinir pleinement

Nous proposons de faire le choix drsquoutiliser drsquoautres auteurs que Platon pour comprendre la

dialectique chez ce dernier Drsquoune part nous croyons que srsquoil existe un projet dialectique alors

ses diffeacuterentes expressions partent drsquoune ideacutee commune drsquoautre part la nature de lrsquoexercice

influence neacutecessairement la finaliteacute de celui-ci si bien que le projet de Platon ne peut pleinement

ecirctre interpreacuteteacute uniquement agrave travers drsquoautres auteurs Nous ne reacuteduisons pas toutes les

dialectiques agrave un seul exercice commun dans toute lrsquoAntiquiteacute nous pensons simplement que

cet exercice devait trouver une origine commune et que cette origine doit au moins se retrouver

en partie dans la viseacutee de cet exercice Une fois la viseacutee deacutefinie il sera bien plus aiseacute de voir en

quoi ce projet srsquoexprime de diffeacuterentes maniegraveres drsquoun auteur agrave lrsquoautre Drsquoapregraves ce postulat initial

55

les diffeacuterences entre les dialectiques reposeraient principalement sur la nature et la preacutesentation

des reacuteponses

Notre objectif est donc drsquoeacutetablir clairement quelles pouvaient ecirctre la viseacutee et les conditions

drsquoemploi des joutes dialectiques agrave lrsquoeacutepoque de Platon Ceci eacutetant termineacute nous pourrons en

deacuteduire de faccedilon geacuteneacuterale la nature des reacuteponses engageacutees par lrsquoexercice dialectique Enfin nous

pourrons tirer des conclusions sur la meacutethode socratique et eacutelaborer lrsquooutil interpreacutetatif le plus

adeacutequat

56

1 La dialectique chez Aristote

Aristote pegravere de la logique

Avant de commencer notre eacutetude sur lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate nous avons dans un premier temps

repeacutereacute et analyseacute ce qui constituait selon nous les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo agrave la lecture du

Parmeacutenide Nous avons pourtant omis volontairement un de ces obstacles qui ne peut ecirctre traiteacute

comme les autres sa nature est plus complexe et requiert davantage de reacuteflexion Il srsquoagit

drsquoAristote ou plutocirct de lrsquoimage drsquoAristote et de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoesprit des commentateurs

Pour beaucoup drsquoentre eux Aristote est le fondateur de la logique telle que nous la connaissons

Lrsquoideacutee que la logique serait neacutee avec la syllogistique aristoteacutelicienne des Premiers Analytiques

est bien reacutepandue En effet Aristote dans son Organon srsquoest attacheacute agrave deacutefinir preacuteciseacutement

lrsquoensemble des principes logiques de son eacutepoque si bien que celui-ci est consideacutereacute comme laquo le

pegravere de la logique raquo Cela pose cependant un problegraveme drsquoenvergure En attribuant agrave Aristote la 42

paterniteacute des eacuteleacutements de base de la logique (principe du tiers exclu principe de non-

contradiction logique modale etc) ces mecircmes commentateurs font de la dialectique

platonicienne une suite laquo heureuse raquo drsquoarguments sans reacuteelle structure logique sous-jacente

Nous devons alors dans un premier temps deacutemonter le mythe de lrsquoabsence de logique preacute-

aristoteacutelicienne puis dans un second temps nous tacirccherons de comprendre quelle est la place de

la dialectique chez Aristote et ce que ses eacutecrits peuvent nous apprendre dans le cadre de notre

eacutetude Lrsquoeacutecriture platonicienne est pleine de mystegraveres de meacutetaphores de symboles Cela

repreacutesente ce que nous avons appeleacute preacuteceacutedemment la puissance litteacuteraire de Platon Nous

devons cependant remarquer que cette eacutecriture nrsquoaide pas lorsque nous deacutesirons analyser de

maniegravere preacutecise la meacutethode dialectique Face agrave lrsquoexeacutegegravese platonicienne Aristote apparait comme

lrsquoauteur le plus proche sur le plan conceptuel (relation de maicirctre agrave eacutelegraveve) et spatio-temporel Mais

Aristote est aussi systeacutematique dans son eacutecriture les œuvres drsquoAristote ne sont ni des 43

Les recherches contemporaines tendent cependant agrave replacer le travail drsquoAristote dans son contexte et 42

non plus agrave en faire une production geacuteniale ex nihilo Nous espeacuterons œuvrer en ce sens

Aristote tente drsquoeacutecrire un systegraveme deacutefini regroupant tous les champs de la philosophie et srsquoarticulant de 43

lrsquoun agrave lrsquoautre

57

dialogues ni des poegravemes mais des traiteacutes de philosophie Agrave peu de choses pregraves ce modegravele

perdure jusqursquoagrave aujourdrsquohui dans lrsquoactiviteacute philosophique acadeacutemique

Opposition entre Topiques et Analytiques

Nous deacutecidons drsquoeffectuer une lecture des Topiques drsquoAristote dont le sujet est

preacuteciseacutement la dialectique Ce choix dans le cadre de notre eacutetude nrsquoest pas sans risque les

diffeacuterences entre la penseacutee du Stagirite et de celle de Platon sont nombreuses recouvrent tous les

plans et risqueraient drsquoinfluencer notre lecture platonicienne Lrsquoune de ces diffeacuterences justifie

cependant notre choix En effet Aristote nrsquoeacutecrit pas seulement sur la dialectique mais aussi et

surtout sur les syllogismes deacutemonstratifs et deacuteductifs La lecture contemporaine a mecircme une

forte tendance agrave consideacuterer que lrsquoapproche logico-syllogistique drsquoAristote aurait deacutepasseacute la

dialectique platonicienne En drsquoautres termes Aristote serait lrsquoinventeur drsquoune meacutethode

scientifique alors que Platon nrsquoaurait fait que du bavardage dialectique W D Ross le formule

lui-mecircme

La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolue [hellip] Aristote a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes

(ROSS 1930 86 [trad PARODI])

Cette citation de WD Ross est drsquoune tregraves grande importance Si cette hieacuterarchie entre dialectique

et deacutemonstration est aveacutereacutee alors notre lecture de Platon srsquoen verrait profondeacutement changeacutee

Dans cette perspective Socrate serait confronteacute agrave lrsquoaporie parce que sa meacutethode eacutetait deacutefaillante

Aristote aurait trouveacute la solution agrave lrsquoaporie de Platon

Lrsquoideacutee selon laquelle Platon et Aristote srsquoopposeraient nrsquoest pas nouvelle Le premier est

bien souvent deacutecrit comme tributaire drsquoune ideacuteologie ceacuteleste et accompagneacute drsquoun certain deacutegout

de la reacutealiteacute sensible La tradition attribue au second une meacutethode scientifique empirique et

rationnelle Aristote laquo pegravere de la science raquo Il convient de remettre en question cette dichotomie

historique Aristote fait-il lui-mecircme une hieacuterarchie entre syllogisme dialectique et syllogisme

deacutemonstratif

58

Commenccedilons par nous demander quel peut-ecirctre le rocircle des Topiques Un laquo τόπος raquo est en

grec un lieu au sens geacuteographique mais aussi figureacute Les laquo τόποι raquo sont donc les lieux par 44

lesquels il convient de passer dans tout bon cheminement intellectuel Aristote reacutedige donc une 45

suite de lieux intellectuels par lesquels quiconque cherche un certain savoir doit passer Les

Topiques sont donc un manuel agrave lrsquousage des esprits deacutesireux drsquoentreprendre des reacuteflexions

dialectiques Comme la totaliteacute de son corpus ou presque Aristote eacutecrit pour des eacutetudiants ou

tout du moins des personnes en apprentissage La diffeacuterence avec les œuvres de Platon est

grande Platon pense que le savoir neacutecessite un immense effort drsquointerpreacutetation et de

compreacutehension Agrave lrsquoinverse Aristote preacutefegravere adopter la posture deacutejagrave tregraves scolaire du livre de

cours

Il srsquoagit de comprendre de quelle nature est ce savoir Regardons comment Aristote ouvre

lui-mecircme son ouvrage

Ἡ microὲν πρόθεσις τῆς πραγmicroατείας microέθοδον εὑρεῖν ἀφacute ἧς δυνησόmicroεθα συλλογίζεσθαι περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήmicroατος ἐξ ἐνδόξων καὶ αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες microηθὲν ἐροῦmicroεν ὑπεναντίον

Le propos de notre travail [sera de] deacutecouvrir une meacutethode gracircce agrave laquelle dabord nous pourrons raisonner [agrave partir] dendoxes sur tout problegraveme proposeacute [gracircce agrave laquelle] aussi au moment de tenir nous-mecircmes un discours nous ne dirons rien de contraire

(ARISTOTE Topiques 100a18-21)

Il preacutecise son propos quelques lignes plus loin

Πρῶτον οὖν ῥητέον τί ἐστι συλλογισmicroὸς καὶ τίνες αὐτοῦ διαφοραί ὅπως ληφθῇ ὁ διαλεκτικὸς συλλογισmicroός τοῦτον γὰρ ζητοῦmicroεν κατὰ τὴν προκειmicroένην πραγmicroατείαν

En premier bien sucircr on doit dire ce quest un raisonnement et par quoi ses espegraveces se diffeacuterencient de maniegravere agrave ce quon obtienne le raisonnement dialectique cest lagrave ce que nous cherchons dans le travail que nous nous proposons

(ARISTOTE Topiques 100a21-25)

Comme lorsque nous disons drsquoune assertion qursquoil srsquoagit drsquoun laquo lieu commun raquo44

Nous retrouvons cette ideacutee dans le mot laquo meacutethode raquo constitueacute du grec laquo ὁδός raquo signifiant la route45

59

Le sujet est le syllogisme dialectique mais pouvons-nous pour le mot syllogisme garder la

deacutefinition qursquoAristote en avait deacutejagrave fait dans les Premiers analytiques Nous croyons que cela

est le cas et nous appuyons ce choix sur le fait qursquoAristote reacutepegravete agrave lrsquoidentique la deacutefinition des

Premiers analytiques directement apregraves le passage des Topiques que nous venons de voir Un

laquo syllogisme raquo (συλλογισmicroὸς [100a25]) est un laquo discours raquo (λόγος) dans lequel nous posons

certaines choses afin drsquoen faire laquo reacutesulter neacutecessairement raquo (ἐξ ἀνάγκης) quelque chose drsquoautre agrave

partir de laquo ce qui avait eacuteteacute poseacute raquo (διὰ τῶν κειmicroένων) Il nrsquoy a donc qursquoune seule syllogistique au

sens drsquoensemble de regravegles logiques 46

La dialectique est pour Aristote une meacutethode permettant de raisonner agrave partir drsquoendoxes

afin de pouvoir par la suite soutenir une thegravese sans se contredire Par endoxe nous entendons

lrsquoantonyme de paradoxe crsquoest-agrave-dire ce qui est approuveacute par le plus grand nombre La traduction

latine probabilis est un faux ami car il faut y voir non ce qui est possible mais ce qui est

approuveacute Lrsquoendoxe est donc ce qui est reconnu par les grands hommes nous pourrions dire 47

aujourdrsquohui la communauteacute scientifique Il faut y voir en substance un concept proche de celui de

paradigme Toute la diffeacuterence entre les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques

serait contenue dans la nature des preacutemisses utiliseacutees Les regravegles logiques applicables crsquoest-agrave-

dire les formes valides de syllogismes sont identiques drsquoun syllogisme agrave lrsquoautre Mais si les

syllogismes dialectiques reposent sur des endoxes ces derniers ne produisent aussi que des

endoxes En logique modale nous dirions que ce qui est reconnu du plus grand nombre nrsquoest pas

pour autant neacutecessaire Les conclusions peuvent donc aussi ne pas ecirctre neacutecessaires (ce qui est

valide mdash qui respecte les regravegles de la logique mdash nrsquoest pas neacutecessairement vrai drsquoautant plus que

Nous prenons ici pour reacutefeacuterence le travail de Benoicirct Castelneacuterac qui deacuteclare 46

laquo Albeit the most frequent one the reduction (apagocircgecirc) is only one type of lsquodemonstration through impossibilityrsquo in the Prior Analytics raquo en se basant sur les travaux de Robin Smith (SMITH 1989 p 141ndash142)

Sur ce point de traduction nous suivons agrave la lettre la remarque de Georges Frappier qui fut lrsquoun des 47

premiers agrave remarquer le deacutecalage seacutemantique entre le probabilis latin de Boegravece et le mot laquo probable raquo drsquoaujourdrsquohui (FRAPPIER 1977 115)

60

les endoxes ne sont en fait que les produits de lrsquoinduction du plus grand nombre ) Agrave lrsquoinverse 48

le syllogisme deacutemonstratif produit un savoir puisqursquoil procegravede de preacutemisses vraies Aristote creacuteeacute

une hieacuterarchie avec drsquoune part les syllogisme deacutemonstratifs producteurs de savoir et drsquoautre

part les syllogismes dialectiques producteurs drsquoopinion Les premiers seraient maicirctres dans

lrsquoempire du neacutecessaire les seconds esclaves de lrsquoaccidentel et du contingent

Si ce que nous venons de voir est vrai alors agrave quoi bon eacutecrire les Topiques Comment

justifier lrsquoeacutecriture drsquoun ouvrage mdash le plus long des six composants lrsquoOrganon mdash condamneacute agrave

demeurer infeacuterieur aux Analytiques Au deuxiegraveme chapitre des Topiques Aristote eacutevoque les

utiliteacutes des diffeacuterents syllogismes Il y remarque trois utiliteacutes au syllogisme dialectique

laquo lrsquoexercice raquo (γυmicroνασίαν [101a25]) laquo les entretiens raquo (ἐντεύξεις) et laquo les connaissances de

caractegravere philosophique raquo (φιλοσοφίαν ἐπιστήmicroας)

Pour comprendre en quoi la dialectique est un exercice intellectuel il suffit de voir que la

dialectique est une preacuteparation en vue drsquoeacutechanges scientifiques Les eacuteleacutements du traiteacute contenus

entre les livres II et VII visent agrave deacutevelopper les compeacutetences qui seront neacutecessaires

ulteacuterieurement dans lrsquoexercice scientifique Ceci srsquoexplique par lrsquoidentiteacute des regravegles qui reacutegissent

agrave la fois les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques En bref le topos

dialectique se joint aux topoi deacutemonstratifs parce quils opegraverent agrave partir des mecircmes

raisonnements selon des preacutemisses diffeacuterentes Lrsquoexercice dialectique est un entrainement agrave

lrsquousage des regravegles de la logique mais dans un contexte moins seacuterieux (puisque les preacutemisses ne

sont que probables et non pas certaines comme dans le cas de lrsquoexercice deacutemonstratif) Crsquoest

ainsi qursquoil convient drsquoentendre la notion drsquoentrainement

La seconde utiliteacute concerne les entretiens Il srsquoagit de la rencontre entre un dialecticien et

un scientifique Puisque les deux emploient les mecircme lois logiques (la syllogistique) le

Bien avant de le formuler comme David Hume le fera plus tard les philosophes de lrsquoAntiquiteacute avaient 48

cependant tregraves clairement saisi ce qui allait devenir le laquo problegraveme de lrsquoinduction raquo En proceacutedant du singulier au geacuteneacuteral lrsquoesprit srsquoappuie sur un nombre restreint de possibiliteacutes et en tire une conclusion ayant valeur de regravegle universelle Cependant comme Platon le dira dans le Gorgias (que nous eacutetudierons par la suite) la foule est tregraves largement manipuleacutee et est conduite en eacutechec le nombre nrsquoest en rien garant drsquoune quelconque veacuteriteacute dans la Reacutepublique seul un individu sort de la caverne alors que tous les autres restent dans lrsquoerreur

61

dialecticien peut mettre agrave lrsquoeacutepreuve la position du scientifique Si une position ne tient pas face agrave

la dialectique alors elle nrsquoest pas encore scientifiquement deacutefendable (manque drsquoexplications ou

de preuves) Les entretiens permettent pendant des rencontres entre deux philosophes de mettre

en doute une position deacutefendue par lrsquoun des deux Quand bien mecircme srsquoagirait-il drsquoune preacutemisse

consideacutereacutee comme vraie par le premier il pourrait ne srsquoagir que drsquoune endoxe pour le second le

premier verrait une neacutecessiteacute lagrave ougrave le second ne ne verrait qursquoune possibiliteacute Dans cette

situation le syllogisme dialectique permet donc une laquo mise agrave lrsquoeacutepreuve raquo des positions

deacutefendues

[hellip] apregraves secirctre enquis de lopinion de son adversaire le dialecticien amorce une seacuterie de questions amenant ladversaire agrave approuver une seacuterie de preacutemisses le conduisant agrave conclure le contraire de lopinion donneacutee au deacutepart cest de cette faccedilon que lopinion est dite mise agrave lrsquoeacutepreuve [hellip] Il peut mettre agrave leacutepreuve lopinion elle-mecircme comme nous venons de le dire ou une des preacutemisses de lrsquoadversaire mais en la traitant comme opinion

(FRAPPIER 1977 126)

Cette mise agrave lrsquoeacutepreuve se termine par le scientifique reprenant sa marche possiblement soumis agrave

de nouvelles erreurs mais laquo deacutebarrasseacute raquo par la dialectique des anciennes Agrave lrsquoinverse les

opinions retenues apregraves lrsquoexercice sont des propositions approuvables le scientifique devra en

tenir compte dans sa science (FRAPPIER 1977 125)

Ce qui ne passe pas la mise agrave lrsquoeacutepreuve dialectique est en manque drsquoexplication ou de

preuves Inversement une thegravese qui passe le test entre dans une laquo veacuteraciteacute potentielle raquo

Neacuteanmoins cela ne constitue toujours pas de la science au mieux des points de deacutepart des 49

opinions desquelles on peut mdash ou ne peut pas mdash partir Dans cette perspective la dialectique ne

permet pas la creacuteation drsquoun savoir positif mais plutocirct neacutegatif elle reacutefute ce qui est faux selon ses

propres standards mais ne permet pas pour autant de dire ce qui est vrai La dialectique serait-

Nous avons conscience des limites inheacuterentes agrave notre propos Le mot laquo science raquo repreacutesente 49

eacutetymologiquement un savoir mais le diffeacuterencier de la croyance comme nous le faisons nrsquoest certainement pas une eacutevidence Le lecteur pourra toujours nous objecter que tout savoir aussi scientifique soit-il repose sur la croyance de sa possibiliteacute Nous ne pouvons cependant pas nous permettre pour des raisons meacutethodologiques de reacutediger un lexique entier sur ces notions Nous nous reacutefeacuterons donc par deacutefaut au sens le plus geacuteneacuteral La science est ici lrsquoensemble des savoirs dans le systegraveme drsquoun paradigme coheacuterent la fin de cette coheacuterence eacutetant le deacutebut drsquoune reacutevolution scientifique au sens de Thomas Kuhn

62

elle laquo vide vaine raquo comme le dit Aristote (FRAPPIER 1977 126) Nous voyons eacutemerger ici le

caractegravere informel de la notion drsquoendoxe nous reviendrons sur ce point par la suite

La connaissance des principes premiers

Passons maintenant agrave la troisiegraveme utiliteacute eacutevoqueacutee par Aristote Comment un raisonnement

nrsquoeacutetant pas neacutecessaire peut-il produire des connaissances philosophiques Le passage de

lrsquoἔνδοξα agrave lrsquoἐπιστήmicroη semble profondeacutement contre-intuitif Aristote deacutefinit les principes de

sciences au premier livre des Seconds Analytiques lrsquohypothegravese tout drsquoabord sur laquelle repose

un autre raisonnement Lrsquohypothegravese est conclusion drsquoune science anteacuterieure Lrsquohypothegravese est

possiblement soumise au mecircme examen que la conclusion scientifique dans le deacutebat En

confirmant son hypothegravese comme une conclusion le scientifique confirmera davantage encore

son raisonnement qui ne reposera plus sur du sable mais sur des principes solides et veacuterifieacutes Il y

a bien sucircr le problegraveme de la reacutegression infinie

Cela nous amegravene au second problegraveme lrsquoaxiome Celui-ci laquo ne sera jamais deacutemontreacute mais

sa condition peut ressembler agrave celle de lrsquohypothegravese raquo (FRAPPIER 1977 127) En reacutealiteacute il nrsquoy a

ici pas de grande diffeacuterence lrsquoaxiome eacutetant une hypothegravese explicite inclue dans un systegraveme de

raisonnement la dialectique permet de questionner sa valeur absolue au mecircme titre que les

hypothegraveses

Le veacuteritable changement apparait maintenant avec lrsquoeacutetude des principes premiers

ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην ἐπιστήmicroην

De plus [ce travail] sert pour les [principes] premiers de chaque science

(Aristote Topiques 101a35)

Ces principes premiers sont anteacuterieurs agrave tout savoir ils repreacutesentent la possibiliteacute mecircme drsquoun

savoir Puisque le syllogisme dialectique repose sur des regravegles il est impossible pour ce dernier

de remettre en cause ses propres principes fondamentaux La dialectique permet donc de par sa

nature investigatrice drsquointerroger ce qui deacutefinit la notion mecircme de savoir scientifique Plus

encore la dialectique permet drsquoaffiner et de repenser les deacutefinitions qui sont les veacuteritables

principes fondateurs de tout savoir puisque ce savoir doit ecirctre communiqueacute agrave autrui La

63

dialectique implique un eacutechange une expression des concepts avec la possibiliteacute constante que

ceux-ci soit eacutetudieacutes La dialectique avance par divisions successives dissociant progressivement

le neacutecessaire du contingent Lrsquoexercice de deacutefinition repose essentiellement sur cette dichotomie

par identification de lrsquoaccidentel Ce qui reste apregraves exercice peut donc ecirctre consideacutereacute drsquoessentiel

ce sur quoi la deacutefinition peut srsquoappuyer (FRAPPIER 1977 129) La mise agrave lrsquoeacutepreuve est donc

neacutecessaire sans quoi le systegraveme serait redondant

Nous pouvons conclure ce premier moment sur la dialectique de maniegravere positive La

dialectique est en effet hieacuterarchiseacutee dans lrsquoœuvre drsquoAristote mais pour des raisons bien

diffeacuterentes de notre postulat de deacutepart Contrairement agrave la citation de WDRoss Les Topiques ne

sont pas laquo suranneacutes raquo au contraire ils repreacutesentent lrsquounique moyen pour srsquoattaquer agrave ce qui vient

avant la science En ce sens la dialectique nrsquoest effectivement pas creacuteatrice de savoir 50

scientifique mais sa meacutethode par endoxes et le respect des regravegles logiques issues de la mecircme

souche que les Analytiques en font lrsquounique moyen de commencer une recherche scientifique De

plus il srsquoagit aussi du seul moyen de remettre en question ce qui apparait agrave la communauteacute

scientifique comme eacutetant des eacutevidences Nous devons cependant garder agrave lrsquoesprit que la

dialectique ne produit aucun savoir deacutefinitif chez Aristote il srsquoagit seulement drsquoune prise de

position reconnue comme fiable dans le contexte du deacutebat scientifique La dichotomie entre

science et dialectique nrsquoeacutetant pas la mecircme chez Platon nous partons du travail que nous venons

de reacutealiser afin drsquoeacutetudier la composition reacuteelle drsquoune joute dialectique et de comprendre ce que

celle-ci peut finalement produire

La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne

Lrsquohistoire de la logique nrsquoest pas sans exemples de projets interpreacutetatifs dont la porteacutee

deacutepassa largement celle de la simple lecture Les conseacutequences eacuteventuelles drsquoun outil mal adapteacute

drsquoun projet mal interpreacuteteacute peuvent ecirctre veacuteritablement deacuteleacutetegraveres pour lrsquoHistoire de la 51

philosophie Agrave la fin du XIXegraveme siegravecle les avanceacutees en matheacutematiques et en logique formelle

Si ce ne sont que des endoxa mais pas agrave comprendre au sens chronologique50

Non pas par lrsquoauteur du projet (qui interpregravete neacutecessairement bien son œuvre) mais par les lecteurs de 51

ce projet

64

eacutetaient nombreuses Il semblait alors leacutegitime et feacutecond drsquoaxiomatiser les diffeacuterents champs de la

penseacutee afin drsquoobserver les reacutesultats obtenus Jan Łukasiewicz deacutecida drsquoaxiomatiser la

syllogistique aristoteacutelicienne dans la ligneacutee de lrsquoEacutecole de logique polonaise naissante Son projet

reposait sur le principe drsquoune lineacuteariteacute de la logique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours reacuteciproquement

il devait ecirctre possible selon lui drsquoappliquer des principes contemporains afin de laquo corriger raquo la

syllogistique drsquoAristote

Ainsi la logistique drsquoaujourdrsquohui nrsquoest ni plus ni moins qursquoune suite et une extension de la logique formelle antique Ce nrsquoest pas un courant agrave lrsquointeacuterieur de la logique avec laquelle quelques autres tendances pourraient coexister mais preacuteciseacutement la logique formelle scientifique contemporaine entretient avec la logique antique une relation semblable agrave celle que par exemple les matheacutematiques contemporaines entretiennent avec les Eacuteleacutements drsquoEuclide

(ŁUKASIEWICZ 2010 237 [trad F CAUJOLLE-ZASLAVVSKY])

Nous nrsquoirons pas jusqursquoagrave parler drsquoune erreur de la part de Łukasiewicz mais il faut cependant

reconnaitre lrsquoaspect hautement anachronique drsquoun projet de la sorte

Łukasiewicz a donc fait un choix paradoxal celui drsquoun systegraveme qui utilise intuitivement des regravegles qui ne seront formuleacutees que par [l]es successeurs [drsquoAristote]

(GOURINAT 2011 79)

[Pour Łukasiewicz] la syllogistique drsquoAristote est une axiomatique qui ne se rend pas compte qursquoelle se sert des axiomes que sont les syllogismes car elle ne se rend pas compte que ses syllogismes sont des implications

(GOURINAT 2011 80)

Łukasiewicz nrsquoheacutesite pas agrave laquo corriger le travail drsquoAristote raquo (ŁUKASIEWICZ 2010 130) au regard

de la logique contemporaine Sa restauration ressemble alors davantage agrave un neacuteologisme 52

syllogistico-axiomatique

Notre objectif nrsquoest pas ici de rentrer dans le deacutetail de lrsquoapproche axiomatique de la

syllogistique drsquoAristote opeacutereacutee par Łukasiewicz Nous eacutevoquons lrsquoœuvre de Łukasiewicz afin

drsquoillustrer la borne exteacuterieure de notre travail Nous voulions cependant preacutesenter

Nous pourrions comparer le travail de Jan Łukasiewicz agrave celui drsquoEugegravene Viollet-le-Duc dans le 52

domaine de la restauration architecturale Crsquoest dans ce sens que nous employons le terme de restauration

65

lrsquoaxiomatisation de Łukasiewicz afin drsquoeacuteclairer ce qui selon nous est une des raisons de la

mauvaise connaissance et interpreacutetation de la logique grecque En prenant pour modegravele la

logique du systegraveme aristoteacutelicien il apparaicirct que certaines conseacutequences philosophiques furent

deacuteleacutetegraveres pour la bonne compreacutehension de lrsquohistoire de la logique 53

Nous avons vu chez Aristote que le projet dialectique vise lrsquoentrainement la mise agrave

lrsquoeacutepreuve des thegraveses et finalement la remise en question des principes de science Notre objectif

initial est de comprendre la nature des productions dialectiques Premiegraverement nous pouvons

dire drsquoapregraves notre eacutetude aristoteacutelicienne que la dialectique semble produire un certain savoir-

faire dans les entretiens La dialectique est un entrainement agrave la meacutethode deacuteductive et donc agrave la

meacutethode deacutemonstrative en geacuteneacuteral Mais la dialectique permet surtout lrsquointerrogation des

principes de science les principes premiers de la theacuteorie deacutemonstrative Cependant agrave travers

cette interrogation la dialectique nrsquoest productrice que drsquoun savoir drsquoordre neacutegatif la dialectique

ne peut rien asserter positivement elle ne peut que reacutefuter un principe Nous rejoignons ici notre

ideacutee initiale drsquoun apophatisme dialectique Pourtant si lrsquoeacutetude du projet dialectique chez Aristote

peut nous servir de point de deacutepart elle doit ecirctre suivie drsquoune transposition agrave lrsquoœuvre de Platon

Nous allons maintenant nous concentrer sur la nature des joutes dialectiques dans les dialogues

Nous pensons ici aux travaux de Willard Van Orman Quine ou encore de Gottlob Frege dont la lecture 53

de la logique de lrsquoAntiquiteacute nous semble bien souvent anachronique La logique y est consideacutereacutee dans sa continuiteacute historique sans se preacuteoccuper de son aspect contextuel (caractegravere agonistique que nous eacutetudierons dans la suite de notre travail)

66

2 La dialectique comme enreacutegimentation

Le tableau de pointage

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et les deux voies de recherche sont les principes fondamentaux qui selon

nous constituent lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate agrave lrsquoœuvre dans la dialectique platonicienne Mais le simple fait

drsquoavoir deacutefini ces principes dans le poegraveme de Parmeacutenide ne permettent pas de dire preacuteciseacutement

comment la dialectique platonicienne fonctionne La suite de notre travail sera donc maintenant

de faire le lien entre la meacutethode eacuteleacuteate mdash que nous appellerons antilogie mdash telle que deacutefinie et

son fonctionnement reacuteel dans les dialogues de Platon Comme eacutevoqueacute preacuteceacutedemment nous ne

parlerons pas drsquoun elenchos standard (Vlastos) qui consisterait en un elenchos reacutefutatif mais

bien plutocirct drsquoun elenchos comme test (dokimasie) par recherche de contradiction Le fait de

trouver une contradiction ne signifie alors pas le soutien attacheacute agrave une autre thegravese inverse Mais

est-ce suffisant pour dire preacuteciseacutement que lrsquohypothegravese de deacutepart propre agrave cette thegravese est fausse

Le raisonnement au cœur de la dialectique eacuteleacuteate repose sur la deacuterivation dimpossibiliteacutes

au moyen de joutes celles-ci se nommant des laquo discours contraires raquo des antilogies De ces

deacuterivations les conclusions agrave tirer sont complexes et ne nous renseignent pas de faccedilon binaire sur

le reacuteel nous lrsquoavions vu avec la precirctresse Diotime de Mantineacutee (Banquet) Lrsquoantilogique eacuteleacuteate

est un entrainement agrave deacuteriver des contradictions agrave partir drsquoune thegravese initiale mais durant

lrsquoexercice dialectique drsquoautres hypothegraveses que la thegravese initiale sont soutenues La repreacutesentation

drsquoune conclusion deacutecoulant drsquoune thegravese initiale est trop simpliste il existe un grand nombre

drsquohypothegraveses intermeacutediaires comme autant drsquoinfeacuterences qui finissent par arriver agrave la conclusion

(le plus souvent une antilogie) Nous consideacuterons que dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate le fait drsquoarriver agrave

une contradiction est simplement le constat que le systegraveme deacutefendu dans son ensemble nrsquoest pas

correct Ce systegraveme est composeacute de lrsquohypothegravese de deacutepart mais aussi de toutes les hypothegraveses

intermeacutediaires Lrsquoensemble de ces hypothegraveses intermeacutediaires forment le laquo tableau de

pointage raquo (MARION 2014 10) 54

Marion emprunte la notion de laquo tableau de pointage raquo (scoreboard) agrave Lewis dans54

LEWIS D 1983 laquo Scorekeeping in a Language Game raquo dans Philosophical Papers Volume 1 Oxford Oxford University Press 233-249

67

Questionneur obtient de la sorte des engagements de la part de Reacutepondant aux eacutenonceacutes B1 B2 Bn qui forment avec A le laquo tableau de pointage raquo de Reacutepondant A B1 B2 Bn

(MARION 2014 10)

Le fait de deacuteriver une contradiction en antilogique eacuteleacuteate nrsquoest donc pas une opposition

radicale entre la thegravese de deacutepart (α) et la conclusion (perp) Le tableau de pointage forme un

systegraveme composeacute de toutes les hypothegraveses intermeacutediaires (β1 β2 β3 hellip βn perp) La contradiction

ne porte alors pas uniquement sur la thegravese de deacutepart (α) mais aussi sur chacune des hypothegraveses

intermeacutediaires (βx) Le problegraveme est en fait bien plus complexe Chacune des hypothegraveses

intermeacutediaires est soumise au principe de tiers exclu cependant la contradiction apparaissant

apregraves lrsquoajout de plusieurs hypothegraveses intermeacutediaires il est impossible sur le moment de dire drsquoougrave

le problegraveme vient preacuteciseacutement dans la suite des propositions

Nous pouvons justifier notre propos agrave partir drsquoun passage du Charmide employeacute par

Marion (MARION 2014 17) Dans ce passage le personnage de Critias refuse de se contredire

(reacutefuter son hypothegravese de deacutepart) et preacutefegravere se reacutetracter en partie (sous-entendu revenir en arriegravere

sur les hypothegraveses intermeacutediaires) Noter lecture suggegravere ici que Platon avait conscience de

lrsquoensemble du systegraveme drsquohypothegraveses agrave lrsquoœuvre dans la deacuteduction de preuve

Ἀλλὰ τοῦτο μέν ἔφη ὦ Σώκρατες οὐκ ἄν ποτε γένοιτο ἀλλ εἴ τι σὺ οἴει ἐκ τῶν ἔμπροσθεν ὑπ ἐμοῦ ὡμολογημένων εἰς τοῦτο ἀναγκαῖον εἶναι συμβαίνειν ἐκείνων ἄν τι ἔγωγε μᾶλλον ἀναθείμην καὶ οὐκ ἂν αἰσχυνθείην μὴ οὐχὶ ὀρθῶς φάναι εἰρηκέναι μᾶλλον ἤ ποτε συγχωρήσαιμ ἂν ἀγνοοῦντα αὐτὸν ἑαυτὸν ἄνθρωπον σωφρονεῖν

Mais ceci Socrate reprit-il ne se peut jamais si donc tu penses que ce que jrsquoai dit preacuteceacutedemment conduise neacutecessairement agrave ceci [cette conclusion] jaime encore mieux me reacutetracter en partie et sans rougir avouer que je me suis mal exprimeacute plutocirct que de convenir jamais quun homme puisse ecirctre sage sil ne se connaicirct pas lui-mecircme

(PLATON Charmide 164c-d)

Dans cet exemple Critias opegravere clairement une diffeacuterence entre son point de deacutepart et les

derniegraveres assertions qursquoil vient de tenir Il est donc possible de revenir en arriegravere sur les

hypothegraveses intermeacutediaires sans pour autant remettre en question son hypothegravese initiale

68

Comme on peut le voir Critias en tant que Reacutepondant preacutefegravere revenir en arriegravere et reacuteparer son tableau de pointage en rejetant un de ses eacuteleacutements plutocirct que de conceacuteder la contradictoire ce qui deacutemontre que Platon eacutetait parfaitement conscient de cette possibiliteacute et que celle-ci ne le gecircnait nullement

(MARION 2014 17)

Nous venons de voir que la dialectique eacuteleacuteate peut ecirctre comprise sur le principe drsquoun tableau de

pointage comprenant lrsquoensemble des hypothegraveses intermeacutediaires Nous devons maintenant

analyser plus en deacutetails le fonctionnement de lrsquoantilogique eacuteleacuteate En effet Platon choisit de

donner la dialectique eacuteleacuteate comme point de deacutepart de la trageacutedie socratique Si la dialectique

socratique ne se reacutesume pas neacutecessairement agrave la dialectique eacuteleacuteate nous ne pouvons cependant

nier son rocircle initiateur

Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate

Le tableau de pointage ne repreacutesente en reacutealiteacute qursquoune partie du fonctionnement geacuteneacuteral

des joutes dialectiques Ce systegraveme de recherche dialectique que nous appelons antilogique est

reacutegi par un ensemble de regravegles Nous allons maintenant eacutetudier plus en deacutetails lrsquoensemble de ces

regravegles afin de comprendre le fonctionnement preacutecis drsquoune joute eacuteleacuteate Cette interrogation aura

pour objectif de mettre agrave jour la nature preacutecise des productions issues drsquoun exercice dialectique

Mathieu Marion deacutenombre onze regravegles deacutefinissant le deacuteroulement des joutes antilogiques

eacuteleacuteates Nous allons reacutesumer briegravevement le contenu de ces onze regravegles (MARION 2014 9-14) et

voir ce que ces regravegles impliquent Une joute ne peut se faire qursquoentre deux personnes jouant

chacune un rocircle deacutefini Lrsquoun des joueur sera le Questionneur et lrsquoautre le Reacutepondant Le

Questionneur commence la joute en obtenant de Reacutepondant son engagement agrave une thegravese (A)

Cette thegravese est alors supposeacutee pour les besoins de la joute Cela se constate aiseacutement chez

Platon puisque Socrate demande toujours agrave son interlocuteur de deacutefinir telle ou telle notion Le

point de deacutepart sera la thegravese deacutefendue par Reacutepondant La joute a alors pour objectif de voir pour

Reacutepondant srsquoil sera capable de deacutefendre cette thegravese mdash et non pas pour Questionneur de soutenir

une thegravese (contre le dogmatisme de Vlastos)

69

La joute est une succession de questions courtes et de reacuteponses affirmatives ou neacutegatives

Ces question sont courtes car elles ne doivent porter que sur une seule assertion agrave la fois afin que

les inscriptions drsquohypothegraveses au tableau de pointage soient le plus claires possible Comme

annonceacute plus haut agrave la thegravese initiale sont ajouteacutees les hypothegraveses reconnues par Reacutepondant

Chaque eacuteleacutement du tableau de pointage est un engagement de la part de Reacutepondant vis-agrave-vis de

Questionneur Le Questionneur ne peut ajouter aucun eacuteleacutement au tableau de pointage tant que

Reacutepondant ne lrsquoa pas conceacutedeacute preacutealablement De la sorte les eacuteleacutements implicites supposeacutes par

Questionneur mais ne figurant pas au tableau de pointage de Reacutepondant ne sont pas

neacutecessairement suffisants pour deacuteriver une contradiction de la joute Reacutepondant est toujours

capable de renier cette hypothegravese implicite de sorte qursquoil faille alors recommencer une joute

Cette regravegle explique aussi laquo lrsquoaveu drsquoignorance raquo (MARION 2014 10) de Socrate impeacuteratif pour

le bon deacuteroulement de la joute Sans cet aveu drsquoignorance Socrate introduirait de lui-mecircme de

nouvelles hypothegraveses deacutetruisant ainsi la proprieacuteteacute du tableau de pointage De plus cette regravegle

introduit aussi une laquo contrainte doxastique raquo (MARION 2014 10) le Reacutepondant doit dire ce qursquoil

pense suivre sa doxa crsquoest-agrave-dire son opinion personnelle

La regravegle suivante est lrsquoinfeacuterence de lrsquoimpossibiliteacute par Questionneur Il srsquoagit du cœur de

lrsquoantilogique eacuteleacuteate Agrave partir de lrsquoensemble des engagements de Reacutepondant Questionneur doit

parvenir agrave infeacuterer une impossibiliteacute (ἀδύνατον) ou une fausseteacute eacutevidente Cette regravegle repose sur 55

le principe de non-contradiction tel que nous lrsquoavions eacutenonceacute plus haut Pour cette raison les

reacuteponses sont reacuteduites agrave laquo oui raquo ou laquo non raquo assurant dans la recherche le caractegravere bivalent des

assertions atomiques Les Eacuteleacuteates avancent drsquoailleurs dans leur raisonnement via les paires de

preacutedicats contradictoires (limiteacute et illimiteacute divisible et indivisible etc)

Nous devons ici faire face agrave un paradoxe Nous avions vu plus haut que lrsquoargument de

Zeacutenon nrsquoest compreacutehensible qursquoen lrsquoabsence du tiers exclu Pourtant la meacutethodologie eacuteleacuteate est

une reacuteduction binaire des assertions de sorte de pouvoir en infeacuterer une contradiction Le principe

de tiers exclu intervient donc dans le raisonnement Nous pouvons sortir de cette impasse si nous

remarquons les deux eacutechelles de grandeur drsquoune joute Au niveau atomique des assertions le

Parmi ces fausseteacutes figurent laquo la reacutefutation lrsquoerreur le paradoxe raquo tel que deacutefini par Aristote dans les 55

Reacutefutations sophistiques [165b12] (MARION 2014 11)

70

principe de tiers exclu fonctionne Une assertion est soit juste soit fausse Il srsquoagit drsquoune logique

bivalente En revanche agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble de la joute il est impossible de reacuteduire la

succession des engagements de Reacutepondant agrave une situation binaire (comme le fait Vlastos)

Chaque engagement atomique peut prendre deux valeurs mais il arrive souvent mdash toujours mdash

qursquoun engagement ne soit pas atomique et repreacutesente en reacutealiteacute une succession drsquoarguments

implicites Les combinaisons sont donc immenseacutement nombreuses leur nombre

vraisemblablement incalculable agrave lrsquoeacutechelle du reacuteel Nous voyons maintenant pourquoi le tiers

exclu ne permet pas le raisonnement par lrsquoabsurde sur lrsquoensemble drsquoun systegraveme mais est

neacutecessaire pour lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage et lrsquoavancement drsquoune joute

Finalement il apparaicirct maintenant que la joute nrsquoest pas une activiteacute neutre il srsquoagit drsquoun

jeu Celle-ci se termine par la victoire de lrsquoun des deux participants Si le Questionneur parvient agrave

infeacuterer une impossibiliteacute drsquoapregraves le tableau de pointage de Reacutepondant et que celui-ci ne peut en

rendre raison alors Questionneur remporte la joute Agrave lrsquoinverse si Questionneur ne parvient pas

agrave infeacuterer une impossibiliteacute Reacutepondant emporte la joute (MARION 2014 12) Nous voyons ici 56

lrsquoaspect contextuel drsquoune joute En effet si dans un tribunal la clepsydre limite drastiquement le

temps de parole il nrsquoen est rien dans une discussion entre amis Afin drsquoempecirccher les joueurs de

perdre volontairement du temps les tactiques dilatoires sont interdites (MARION 2014 12) Il est

aussi interdit drsquoutiliser des sophismes ceux-ci eacutetaient pour la plupart reacutepertorieacutes dans des

manuels et figuraient deacutejagrave dans LrsquoEuthydegraveme dans un ordre fort proche de celui des Reacutefutations

sophistiques (MARION 2014 12) 57

La derniegravere regravegle porte sur le processus drsquoinduction Le Questionneur peut dans le fil de

lrsquoexercice dialectique conceacuteder une universelle affirmative laquo Tous les A sont B raquo Cependant

cela nrsquoest possible que si le Reacutepondant a preacutealablement preacutesenteacute plusieurs instances et si le

Comme crsquoest notamment le cas dans Le Criton Le Gorgias La Reacutepublique56

Marion renvoie ici agrave Dorion (DORION 1995 100) qui eacutetablie la liste suivante de cinq correspondances 57

entre LrsquoEuthydegraveme et les Reacutefutations sophistiques (SE pour Sophisticis Elenchis) 1 E 267c et SE 4 165b31-34 2 E 277a9-b1 et SE 4 166a30-31 3 E 298e4-5 et SE 24 179a39 b14 b39 180a4 4 E 300a et SE 4 166a9-10 5 E 300b et SE 4 166a12-14 10 171a8 a28-30 19 177a12 a25-26

71

Questionneur nrsquoest pas capable de fournir un contre-exemple Dans ce cas seulement

lrsquouniverselle positive est inscrite au tableau des engagements de Reacutepondant La joute nrsquoest donc

pas un long fleuve tranquille au contraire la volonteacute de gagner des deux partis donne un

caractegravere agonistique agrave la joute Le Reacutepondant est en position deacutefensive alors que le

Questionneur est en position offensive

Nous pouvons maintenant conclure cette analyse du fonctionnement des joutes eacuteleacuteates et

de leur influence sur la dialectique socratique Nous voyons clairement que lrsquoantilogique eacuteleacuteate

nrsquoest pas un simple dialogue il srsquoagit drsquoun moment complexe gouverneacute par un ensemble de

regravegles Lrsquoexercice antilogique est parfaitement deacutefini Celui-ci implique un rapport de force entre

deux individus qui srsquoaffrontent pour gagner la joute Nous voyons alors en quoi notre outil

repreacutesentatif logique ne peut pas se reacuteduire agrave une arborescence selon le modegravele de la deacuteduction

naturelle Les arguments avanceacutes par les participants ne convergent pas vers une conclusion de

faccedilon a priori Au contraire les deux partis se divisent et argumentent de sorte que leur

adversaire ne soit plus en situation de deacutefendre sa propre thegravese La dialectique nrsquoest pas une

monologique mais une dialogique de lrsquoargumentation rationnelle Le raisonnement obtenu est un

eacutequilibre entre deux tensions opposeacutees Si la tension est trop forte alors la joute se reacuteduit agrave une

antilogie La suite de notre travail consistera maintenant agrave deacutefinir de faccedilon deacutefinitive notre outil

dialogique de repreacutesentation des joutes dialectiques

72

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux

Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante

Nous venons de le voir la dialectique ne peut se comprendre totalement sans une approche

dialogique Il est non seulement neacutecessaire sur le plan logique drsquoinclure dans les paramegravetres de

lecture la dualiteacute de lrsquoexercice dialectique mais il est surtout impossible de reacuteduire

lrsquoargumentation drsquoune joute de maniegravere monologique sans omettre le contexte de chaque joute

Une joute requiert donc lrsquoacceptation tacite de regravegles crsquoest-agrave-dire diffeacuterentes contraintes

deacutependant soit de la nature mecircme de lrsquoexercice soit du contexte de cet exercice

Lrsquoenchainement hypotheacutetico-deacuteductif des raisonnements en deacuteduction naturelle tente drsquoecirctre

repreacutesentatif de lrsquoavancement drsquoune penseacutee Cependant la deacuteduction naturelle rencontre une

limite dans le cas preacutecis de la dialectique Cette repreacutesentation donne lrsquoillusion drsquoun avancement

lineacuteaire non pas dans le temps mais sur le plan argumentatif En reacutealiteacute la deacuteduction naturelle

ne permet que la repreacutesentation finale de lrsquoargument obtenu mais nrsquoinclut pas les allers-retours

que repreacutesente une joute dialectique telle qursquoillustreacutee par les Eacuteleacuteates et Platon Nous devons donc

terminer le premier moment de notre eacutetude par une mise au point deacutefinitive de ce que nous

entendons par le concept de joute dialectique

Nous le disions plus haut la dialectique se deacutefinit comme un raisonnement argumentatif agrave

plusieurs Il faut donc neacutecessairement ecirctre au moins deux et avoir des thegraveses diffeacuterentes agrave

deacutefendre Dans ce cas la dialectique nrsquoest-elle pas simplement la deacutefense drsquoune thegravese plutocirct

qursquoune autre La dialectique est une activiteacute agrave plusieurs il faut donc y inclure la pluraliteacute des

raisonnements et surtout la maniegravere avec laquelle ces raisonnements deacutependent de la pluraliteacute

En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas une suite de monologues srsquoopposant les uns aux

autres les monologues se reacutepondent srsquoagencent et conduisent la discussion agrave un reacutesultat Ce

reacutesultat nrsquoest donc pas un point drsquoarriveacutee absolu mais est relatif agrave lrsquoactiviteacute dialectique

preacuteliminaire

Nous devons maintenant nous poser la question suivante quelle est la valeur de la veacuteriteacute

du reacutesultat drsquoune joute dialectique Peut-on dire que ce qui reacutesiste agrave lrsquoargumentation dialectique

73

est vrai Agrave lrsquoeacutevidence la critique que nous faisions de lrsquoapproche de Vlastos fonctionne dans sa

reacuteciproque et si le systegraveme est coheacuterent il est cependant possible que la thegravese initiale comporte

une contradiction mais que cette contradiction soit annuleacutee par une autre contradiction issue de

lrsquoun des engagements du tableau de pointage Il est donc impossible de parler de veacuteriteacute au sens

scolastique drsquoadeacutequation de lrsquoecirctre et de la penseacutee Si la veacuteriteacute est un jugement sur le reacuteel une

joute dialectique ne semble produire qursquoune veacuteriteacute infeacuterieure Elle ne produirait mecircme que des

systegravemes argumentatifs en eacutequilibre mais sans rapport direct avec le reacuteel

Nous pouvons alors parler drsquoune veacuteriteacute qui ne serait plus ontologique mais pragmatique

Une veacuteriteacute deacutependant du contexte dialectique une strateacutegie gagnante Cependant cela revient agrave

aborder le problegraveme dans le mauvais sens Ce nrsquoest pas la veacuteriteacute qui ne serait qursquoune strateacutegie

gagnante mais au contraire la strateacutegie gagnante qui jouerait le rocircle drsquoune veacuteriteacute en attendant

potentiellement drsquoecirctre un jour reacutefuteacutee Dans cette optique il convient maintenant de srsquointerroger

sur la nature drsquoune pareille veacuteriteacute nous devons donc observer sous le spectre de la logique

dialogique comment fonctionnent les arguments au sein des raisonnements dialectiques

Questionneur et Reacutepondant

Durant notre eacutetude des regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate nous avons eacutetabli la reacutepartition des

rocircles entre le Questionneur et le Reacutepondant nous garderons volontairement les mecircmes termes

afin de rendre notre argumentation plus coheacuterente et plus compreacutehensible Nous allons emprunter

le modegravele logique deacutejagrave existant de la dialogique ou seacutemantique des jeux

La dialogique nait dans les anneacutees soixante ses deux grands preacutecurseurs sont mdash entre

autres mdash Lorenzen et Conway Une grande part des travaux en seacutemantique des jeux concerne

lrsquointelligence artificielle il srsquoagit de se rapprocher de la reproduction la plus fidegravele drsquoun

entretien entre deux interlocuteurs Cette logique se diffeacuterencie par sa volonteacute de repreacutesenter une

argumentation comme un eacutechange entre diffeacuterentes personnes Lrsquoobjectif nrsquoest donc plus du tout

le mecircme que dans les lectures monologique inspireacutees par la syllogistique aristoteacutelicienne par

exemple La validiteacute drsquoune thegravese ne deacutepend plus drsquoaxiomes ou de formes preacutedeacutefinies Il srsquoagit

pour les participants de trouver une strateacutegie afin de deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese

74

adversaire ou drsquoempecirccher lrsquoinfeacuterence de cette contradiction Il nrsquoy a donc que deux issues

possibles agrave une joute Soit le Questionneur parvient agrave une impossibiliteacute et il emporte alors la

joute en deacutemontrant que la thegravese de deacutepart eacutetait fausse soit le Questionneur eacutechoue agrave deacutemontrer

lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese et Reacutepondant remporte la joute

Nous voyons que le passage drsquoune repreacutesentation monologique agrave une repreacutesentation

dialogique neacutecessite une approche par questions et reacuteponses Les arguments ne srsquoenchainent pas

de faccedilon absolue comme dans une recherche theacuteorique abstraite mais sont relatifs agrave des

situations ougrave certaines questions impliquent neacutecessairement certaines reacuteponses Agrave chaque

opeacuterateur logique correspond alors une obligation de reacuteponse dont voici la liste 58

La Neacutegation drsquoun terme (notα) implique que le Questionneur reacuteponde par son affirmation (α)

La Conjonction de deux termes (α and β) implique que le Questionneur questionne drsquoabord le premier (1) puis le second (2)

La Disjonction inclusive (α or β) implique que le Questionneur remette en cause lrsquoensemble Dans ce cas le Reacutepondant ayant eacutenonceacute la disjonction nrsquoa qursquoagrave deacutefendre lrsquoun des deux termes au choix (α) ou (β)

Le Conditionnel (α sup β) implique que le Questionneur affirme lrsquoanteacuteceacutedent (α) Srsquoil est impossible pour le Reacutepondant de le nier (notα) alors il doit impeacuterativement deacutefendre le 59

conseacutequent (β)

La Quantification universelle (forallx F(x)) implique que le Questionneur demande agrave 60

veacuterifier lrsquoapplication de la fonction (F) agrave une variable de son choix (x0) Le Reacutepondant doit alors justifier cette application (F(x0))

La Quantification existentielle (existx F(x)) implique que le Questionneur demande un exemple (F(x)) Le Reacutepondant doit alors fournir lrsquoexemple de son choix (F(x0))

Cette liste a pour objectif de montrer comment passer drsquoune logique monologique agrave une

logique dialogique Les connecteurs ne sont plus clairement apparents dans la seconde surtout

Drsquoapregraves (VERNANT 2004 90) Nous avons cependant remplaceacute les termes laquo Opposant raquo et 58

laquo Proposant raquo par laquo Questionneur raquo et laquo Reacutepondant raquo afin de preacuteserver la lineacuteariteacute de notre travail

Le conditionnel est une autre eacutecriture de la disjonction (notα or β)59

La poleacutemique est encore grande au sujet de lrsquousage des quantificateurs par les dialecticiens de 60

lrsquoAntiquiteacute Nous ne deacutesirons pas entrer dans le deacutebat En vertu de la regravegle antilogique drsquoinduction il apparaicirct cependant que les notions drsquouniversaliteacute et drsquoexistence eacutetaient au moins sous-jacentes aux argumentations Cela est suffisant pour que nous eacutevoquions ce cas de figure

75

lorsque ceux-ci sont pris dans le flot du dialogue Notre objectif sera donc maintenant de trouver

comment reacuteduire les dialogues agrave ces confrontations dialogiques sans deacutenaturer ou perdre le

contenu

Repreacutesentation tabulaire

Nous arrivons enfin au terme de notre eacutetude preacuteliminaire lrsquoeacutelaboration drsquoun outil logique

repreacutesentatif propre agrave lrsquoexercice dialectique chez Platon Drsquoapregraves la logique dialogique nous

voyons qursquoune arborescence ne convient pas agrave repreacutesenter fidegravelement le jeu des argumentations

Nous optons pour une repreacutesentation tabulaire Celle-ci aura lrsquoavantage de mettre en vis-agrave-vis les

deux participants de la joute De haut en bas le tableau repreacutesentera la suite des arguments sous

forme de questions et de reacuteponses Nous prenons un exemple extrait de (VERNANT 2004 91)

FIG 5 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DU PRINCIPE DE NON-CONTRACTION

Dans cet exemple nous constatons que le Questionneur a obtenu lrsquoassertion laquo not(p and notp) raquo de la

part de Reacutepondant Questionneur attaque alors la joute en assertant la thegravese opposeacutee laquo (p and notp) raquo

Au troisiegraveme tour le Reacutepondant interroge le Questionneur sur le premier terme laquo 1 raquo de son

assertion laquo p raquo Le Questionneur lui reacutepond en assertant laquo p raquo Au tour suivant le Reacutepondant

interroge laquo 2 raquo le Questionneur sur laquo notp raquo Le Questionneur concegravede alors laquo notp raquo Agrave cet instant

la joute est termineacutee nous constatons que le Questionneur a asserteacute agrave la fois laquo p raquo et laquo notp raquo ce

Ordre des tours Questionneur Reacutepondant

1 not(p and notp)

2 (p and notp)

3 1

4 p

5 2

6 notp

7 p

Victoire de Reacutepondant

76

qui provoque une impossibiliteacute par antilogie Le Reacutepondant est victorieux Sa thegravese de deacutepart

laquo not(p and notp) raquo est donc une strateacutegie gagnante qui devient dans le cadre de cette joute une veacuteriteacute

Lrsquoexemple ici preacutesenteacute peut sembler paradoxal Il srsquoagit tout du moins drsquoun cas particulier

puisque la victoire est deacutefinie par le principe de non-contradiction lui-mecircme au cœur de la joute

Lrsquoexemple suivant (VERNANT 2004 102) est bien plus complexe et repreacutesente la joute

opposant un meacutedecin (Questionneur) agrave sa patiente (Reacutepondant) Nous allons voir comment la

repreacutesentation dialogique tabulaire permet la mise en eacutevidence drsquoun sophisme (ici la neacutegation de

lrsquoanteacuteceacutedent)

FIG 6 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT

Les nombres entre crochets indiquent le tour de la formule viseacutee par lrsquoattaque La thegravese de deacutepart

repreacutesente le sophisme de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Celle-ci srsquoinspire de la neacutegation du

conseacutequent (modus tollens) qui elle est logiquement correcte

FIG 7 NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT ET NEacuteGATION DU CONSEacuteQUENT

Tours Questionneur Reacutepondant

1 [(A sup B) and notA] sup notB

2 (A sup B) and notA

3 1

4 (A sup B)

5 A

6 B

7 2 [2]

8 notA

9 notB [1]

Victoire de Questionneur

Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Neacutegation du conseacutequent

A sup B notA ⊢ notB A sup B notB ⊢ notA

77

Nous allons essayer de comprendre la strateacutegie ici agrave lrsquoœuvre Vernant nous explique que la

proposition (A) signifie laquo lrsquoenfant est atteint drsquoune maladie heacutereacuteditaire raquo et la proposition (B)

signifie laquo le parent est atteint de la maladie heacutereacuteditaire raquo La thegravese de deacutepart du parent

(Reacutepondant) consiste agrave dire que si son enfant nrsquoest pas atteint de cette maladie alors lui (le

parent) nrsquoen souffre pas Analysons la table de veacuteriteacute de la situation

FIG 8 TABLE DE VEacuteRITEacute DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT

Nous avons ici indiqueacute le connecteur principal avec le symbole laquo raquo Nous repeacuterons que le seul

moment ougrave cette formule est fausse correspond au cas laquo notA and B raquo i e la patiente refuse

drsquoadmettre qursquoelle puisse ecirctre atteinte de la maladie heacutereacuteditaire laquo B raquo alors que son enfant ne

souffre pas de cette maladie laquo notA raquo Nous remarquons dans la repreacutesentation tabulaire que les

deux assertions laquo B raquo et laquo notA raquo sont les deux coups joueacutes par le Questionneur La strateacutegie du

meacutedecin est donc gagnante

Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique

Lrsquointeacuterecirct de cette repreacutesentation nrsquoest pas simplement graphique il srsquoagit drsquoune

compreacutehension philosophique radicalement diffeacuterente Premiegraverement lrsquoargumentation dans une

joute deacutevoile un caractegravere pragmatique Lrsquoobjectif nrsquoest pas de trouver un absolu commun mais

de finir vainqueur de la joute

La novation srsquoavegravere essentiellement philosophique Est introduite explicitement la dimension pragmatique en logique Alors qursquoen logique standard la proposition excluait toute dimension eacutenonciative pour se reacuteduire agrave un simple porteur de valeur de veacuteriteacute en logique dialogique chaque proposition est veacuteritablement une proposition eacutemanant drsquoun interlocuteur qui srsquoengage sur elle par un acte drsquoassertion De plus un tel acte de discours prend place dans un jeu dialogique

[(A sup B) and notA] sup notB

1 1 1 0 0 1 0

1 0 0 0 0 1 1

0 1 1 1 1 0 0

0 1 0 1 1 1 1

78

(Dialogspiel) entre proposant et opposant On a affaire agrave un jeu de langage qui relegraveve de la discussion rationnelle Degraves lors chaque proposition prend sens en fonction de son utilisation opeacuteratoire dans le jeu dialogique On ne pense plus en termes drsquoaxiomes mais de systegraveme opeacuteratoire de validiteacute mais de strateacutegie gagnante non plus de repreacutesentation mais drsquoaction

(VERNANT 2004 94)

Le deacutesir de victoire et le caractegravere pragmatique sont deux nouveaux paramegravetres que nous ne

pouvions veacuteritablement observer avant de passer par la repreacutesentation dialogique Agrave cela nous

voyons aussi que cette repreacutesentation met en valeur les erreurs commises par un des deux

interlocuteurs Cela sera drsquoune grande importance dans le cas des dialogues de Platon ougrave le

personnage de Socrate semble parfois diriger voire manipuler ses interlocuteurs Nous pourrons

alors souligner ces moments meacutetalogiques

Le premier moment de notre eacutetude est maintenant termineacute Nous avons analyseacute la

dialectique depuis les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave Aristote (de maniegravere non-exhaustive) afin de comprendre

ce qui pouvait fonder un socle commun Lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans son rapport agrave lrsquoantilogie place

lrsquoexercice dialectique dans un rapport de force que nous ne pouvions repreacutesenter logiquement La

dialectique nrsquoest donc pas strictement diffeacuterente du dialogue dans sa faccedilon drsquoecirctre elle ne

constitue qursquoune enreacutegimentation de celui-ci Notre choix drsquoune repreacutesentation tabulaire tregraves

inspireacutee de la logique dialogique nous apparut comme un compromis permettant de repreacutesenter

les raisonnements logiques dans la temporaliteacute du dialogue en suivant lrsquoordre des tours De cette

repreacutesentation nous avons deacuteduit une nouvelle deacutefinition de la veacuteriteacute chevauchant celle de

validiteacute Dans une joute le concept de veacuteriteacute est assimileacute agrave celui de strateacutegie gagnante

Cependant si chaque joute est un exercice contextuel comment pouvons-nous donner agrave ces

veacuteriteacutes un champ drsquoapplication supeacuterieur agrave celui du dialogue Il semble que la veacuteriteacute drsquoune joute

ne nous apprenne rien ou presque sur le reacuteel Cette veacuteriteacute est purement pragmatique Agrave cet

instant la diffeacuterence entre Socrate et lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoest plus clairement identifiable

79

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE

Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes

La nature des joutes impose agrave ses productions un caractegravere relatif La dialectique ne serait

pas productrice drsquoune veacuteriteacute sur le monde mais drsquoune veacuteriteacute relative au dialogue drsquoapregraves ce que

nous venons de voir Notre objectif initial eacutetait de se munir drsquoun outil capable de mieux

interpreacuteter la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon Cependant nous devons

maintenant faire face agrave un problegraveme drsquoun autre ordre Puisque la dialectique en tant que

raisonnement relatif est lrsquounique outil du philosophe pour Platon comment peut-on diffeacuterencier

le philosophe du sophiste En effet les conclusions du chapitre preacuteceacutedent sont sans appel et

historiquement tregraves paradoxales puisque nous nous trouvons face agrave une conception antireacutealiste

de la veacuteriteacute chez Platon

Notre interrogation ne repose pas ici sur des aspects purement pratiques mdash comme

lrsquoabsence de salaire pour lrsquoun et non pour lrsquoautre mdash mais sur le fond veacuteritable des deux

meacutethodes LrsquoHistoire de la philosophie a longtemps eu tendance agrave deacutenigrer les sophistes au

profit des philosophes ce pheacutenomegravene que nous appelons manicheacuteisme historique ne semblerait

pas fondeacute mdash au regard de notre eacutetude fonctionnelle sur les joutes Si la dialectique ne peut

deacutepasser le simple cadre du dialogue comment peut-on diffeacuterencier le philosophe du sophiste

En vertu de quel principe lrsquoun serait-il meilleur que lrsquoautre Ce problegraveme se posait deacutejagrave agrave

lrsquoeacutepoque de Socrate En effet ce dernier eacutetait consideacutereacute par un grand nombre de ses

contemporains comme un sophiste parmi les autres comme en teacutemoigne la piegraveces les Nueacutees

drsquoAristophane Dans lrsquoexemple suivant Aristophane semble ne faire aucune diffeacuterence entre les

sophistes et la personne de Socrate Socrate serait un sophiste parmi les autres

ΦΕΙΔΙΠΠΊΔΗΣ Αἰβοῖ πονηροί γ᾿ οἶδα Τοὺς ἀλαζόνας τοὺς ὠχριῶντας τοὺς ἀνυποδήτους λέγεις ὧν ὁ κακοδαίμων Σωκράτης καὶ Χαιρεφῶν

PHILIPPIDE Tu veux parler de ces charlatans De ces arrogants ces individus au teint jaune ces va-nu-pieds au nombre desquels est ce mauvais geacutenie de Socrate et Cheacutereacutephon

80

(ARISTOPHANE Nueacutees 104)

Lrsquoun des eacuteleacutements fondamentaux du caractegravere sophistique de Socrate serait sa capaciteacute agrave avoir

deux discours lrsquoun faible et lrsquoautre fort

ΣΩΚΡΆΤΗΣ τί δῆτα πότερα τοῦτον ἀπάγεσθαι λαβὼν βούλει τὸν υἱόν ἢ διδάσκω σοι λέγειν

ΣΤΡΕΨΙΆΔΗΣ δίδασκε καὶ κόλαζε καὶ μέμνησrsquoὅπως εὖ μοι στομώσεις αὐτόν ἐπὶ μὲν θάτερα οἷον δικιδίοις τὴν δrsquoἑτέραν αὐτοῦ γνάθον στόμωσον οἵαν ἐς τὰ μείζω πράγματα

ΣΩΚΡΆΤΗΣ ἀμέλει κομιεῖ τοῦτον σοφιστὴν δεξιόν

SOCRATE Quoi donc Veux-tu plutocirct ramener ton fils [avec toi] ou que je linstruise agrave discourir

STREPSIADE Instruis-le punis-le et souviens-toi de bien lui aiguiser la langue afin qursquoil en ait une [de langue] pour les petites causes et lautre pour les affaires plus graves

SOCRATE Ne sois pas inquiet tu auras chez toi un sophiste habile

(ARISTOPHANE Nueacutees 1105-1110)

Dans cet extrait les deux dialogues eacutevoqueacutes rejoignent la conception drsquoune veacuteriteacute purement

pragmatique Les sophistes peuvent toujours employer soit un discours fort soit un discours

faible Mais si tel est aussi le cas de Socrate comme le sous-entend Aristophane alors la veacuteriteacute

nrsquoaurait aucune valeur Cependant nous ne devons pas perdre drsquoesprit que le personnage de

Socrate repreacutesenteacute par Platon nrsquoa qursquoune faible valeur historique Gardons en vue que nous nous

attachons uniquement agrave comprendre la figure du philosophe chez Platon mecircme si nous le

nommons Socrate

Notre travail a maintenant pour objectif de comprendre les relations que Socrate entretient

avec les sophistes dans les dialogues Nous tacirccherons de voir au niveau dialectique quels

peuvent ecirctre les critegraveres permettant de diffeacuterentier Socrate des sophistes Cette eacutetape est

neacutecessaire dans la mesure ougrave cette distinction conditionnera notre outil repreacutesentatif En mettant

agrave la lumiegravere le critegravere de distinction entre le philosophe et les sophistes nous serons agrave mecircme

drsquoadapter notre outil en conseacutequence

81

Agrave partir de nos hypothegraveses de deacutepart notamment la possibiliteacute de deacutepasser les apories

apparentes de la dialectique socratique nous dirigerons notre eacutetude dans le sens positif drsquoune

distinction possible entre Socrate et les sophistes Lrsquoinverse serait envisageable sur un plan

historique Cependant nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute plusieurs fois la nature theacuteacirctrale des œuvres de

Platon Et dans lrsquoensemble du corpus il nrsquoy aurait eu aucune raison pour que Platon reacutealisacirct une

distinction entre Socrate et les sophistes srsquoil ne pensait pas cette dichotomie fondeacutee Ce moment

de notre eacutetude aura pour objectif de comprendre sur quoi repose la diffeacuterence de traitement opeacutereacute

par Platon entre Socrate et les sophistes Une fois que nous aurons analyseacute ce critegravere de

distinction nous nous en servirons pour affiner notre outil repreacutesentatif de lrsquoexercice dialectique

82

1 Contexte drsquoapparition de la dialectique

Rationalisme et antirationalisme

La distinction entre lrsquoexercice philosophique et la sophistique ne repose pas dans la nature

des joutes Nous devons donc sortir des joutes pour comprendre la dialectique dans un espace

plus grand Nous avons preacuteceacutedemment vu que le projet dialectique se deacutefinissait par sa capaciteacute agrave

remettre en question les principes des sciences les principes premiers Nous deacutecidons de

commencer cette eacutetude par une mise en contexte de la penseacutee platonicienne au sein de lrsquoactiviteacute

philosophique de son temps Quelle est la perspective philosophique propre agrave Platon par rapport

aux autres philosophes de son temps Ici il nrsquoest plus question de theacuteacirctraliteacute mais bien du fond

meacutetaphysique agrave lrsquoorigine de cette activiteacute Il nous semble leacutegitime de consideacuterer au regard de

son impact sur la philosophie occidentale en geacuteneacuteral que Platon eacutetait un penseur diffeacuterent

incarnant une nouvelle maniegravere de pratiquer lrsquoactiviteacute philosophique

Platon nrsquoest pourtant pas le premier philosophe en Gregravece Avant lui drsquoautres pratiquaient

aussi ce que nous appelons aujourdrsquohui la philosophie Dans ce cas quel peut ecirctre lrsquoeacuteleacutement cleacute

de la seacuteparation entre Platon et le reste des philosophes de son temps Cet eacuteleacutement devra drsquoune

part justifier le caractegravere unique de la penseacutee platonicienne mais aussi rendre raison de notre

travail et expliquer en quoi la dialectique socratique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon se

distingue de lrsquoactiviteacute sophistique

Il est de coutume de dire que la distinction fondamentale entre les premiers philosophes et

leurs preacutedeacutecesseurs repose sur un usage speacutecial de la raison le λόγος Le λόγος incarne un projet

rationaliste Il nrsquoest drsquoailleurs pas surprenant de trouver parmi ces premier philosophes des

matheacutematiciens devenus ceacutelegravebres par la suite tels que Thalegraves et Pythagore Mais cet usage de la

raison nrsquoest pas suffisant pour justifier une distinction aussi forte drsquoavec les poegravetes par exemple

Il est impossible de dire que les œuvres homeacuteriques sont deacutenueacutees de λόγος comme toute activiteacute

humaine en geacuteneacuteral Nous devons alors voir la naissance de la philosophie comme un nouvel

emploi du λόγος un projet de rationalisation du monde Cette rationalisation se distingue alors

de ce que les poegravetes pouvaient faire non pas dans la meacutethode mdash il srsquoagit du mecircme λόγος mdash mais

dans le cadre drsquoapplication de cette meacutethode Nous pourrions dire que les poegravetes rationalisent un

83

monde dont ils sont eux-mecircme les deacutemiurges alors que les premiers philosophes mettent le

λόγος au profit drsquoune quecircte diffeacuterente la rationalisation de notre monde

De cette tentative de rationalisation apparaissent rapidement deux pocircles opposeacutes en

tension agrave lrsquoorigine de tous les deacutebats Le premier pocircle (pocircle de lrsquouniteacute) est constitueacute de lrsquoEacutecole

drsquoEacuteleacutee avec principalement Parmeacutenide Zeacutenon et Meacutelissos Le second pocircle (pocircle de la pluraliteacute)

est principalement incarneacute par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese mais aussi Pythagore Deacutemocrite Empeacutedocle

ou Hippocrate Nous allons eacutetudier agrave la suite ces deux Eacutecoles afin de comprendre leurs

interactions mutuelles et leurs influences sur le deacutebat dialectique agrave lrsquoeacutepoque de Platon

La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle

Au projet rationaliste eacuteleacuteate srsquooppose la penseacutee de la contradiction incarneacutee notamment

par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese Pour Heacuteraclite laquo la guerre raquo (τὸν πόλεmicroον [fr80] ) est un principe 61

laquo commun raquo (ξυνόν) Peu apregraves Heacuteraclite deacuteclare que la laquo justice raquo (δίκην) mecircme pratique la

laquo discorde raquo (ἔριν) Dans un autre fragment le penseur drsquoEacutephegravese affirme que laquo toutes les

choses raquo (πάντα [fr8] ) laquo surviennent raquo (γίνεσθαι) laquo du fait de la discorde raquo (κατ ἔριν) 62

Cependant croire que la penseacutee heacuteracliteacuteenne srsquooppose au λόγος est faux

Dans le passage suivant correspondant au premier fragment le penseur drsquoEacutephegravese en

appelle au λόγος mdash vu ici selon nous comme principe de la rationaliteacute Heacuteraclite note alors la

preacutesence manifeste drsquoincoheacuterences entre ce principe exempt de contradictions et le reacuteel toujours

en action

γινομένων γὰρ πάντων κατὰ τὸν λόγον τόνδε ἀπείροισιν ἐοίκασι πειρώμενοι καὶ ἐπέων καὶ ἔργων τοιούτων ὁκοίων ἐγὼ διηγεῦμαι κατὰ φύσιν διαιρέων ἕκαστον καὶ φράζων ὅκως ἔχει

CELSE Origegravene contre Celse VI 4261

ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque Θ 2 1155b462

84

Bien que toutes choses surviennent drsquoapregraves cette raison ils ne semblent y avoir aucun acte de paroles et de faits tels que je les expose distinguant leur nature et eacutenonccedilant comment ils sont

(HEacuteRACLITE drsquoEacutephegravese fr1) 63

Heacuteraclite sans doute agrave partir du constat empirique ne peut reacuteduire le reacuteel agrave lrsquouniteacute Ce qursquoil

appelle laquo discorde raquo repreacutesente lrsquoensemble des interactions agrave lrsquoorigine du mouvement et du

devenir Suivant les hypothegraveses parmeacutenidiennes lrsquouniteacute ne permettrait aucun changement ni

aucun mouvement La penseacutee heacuteracliteacuteenne tente de penser la pluraliteacute du reacuteel et cela ne peut

passer que par une penseacutee de lrsquoalteacuteriteacute Selon Heacuteraclite la laquo discorde raquo repreacutesente lrsquointeraction de

deux entiteacutes disparates primordiales neacutecessaires agrave la possibiliteacute du reacuteel

Mais cette alteacuteriteacute nrsquoest pas exteacuterieure Heacuteraclite tout en ne niant pas le λόγος considegravere

cette alteacuteriteacute au sein mecircme de lrsquoecirctre En effet le λόγος est le principe de non-contradiction de

lrsquoecirctre la discorde apparaicirct agrave cause de la preacutesence de non-ecirctre au cœur de lrsquoecirctre Dans cette

lecture seulement nous pouvons expliquer comment le λόγος garantit la coheacuterence ontologique

dans un contexte de discorde meacutetaphysique

Nous devons opeacuterer une nuance dans notre deacutenomination de position heacuteracliteacuteenne

antirationaliste En ajoutant agrave lrsquoecirctre le non-ecirctre plein de contradictions la position heacuteracliteacuteenne

deacutepasse le cadre du simple conflit rationalisme et antirationalisme cette dichotomie est deacutejagrave

rationaliste Cette opposition entre rationalisme et antirationalisme repose sur une opposition

reprenant la forme du principe de non-contradiction crsquoest-agrave-dire un principe rationaliste

Heacuteraclite deacutepasse cette opposition Il devient alors impossible de contredire Heacuteraclite agrave partir

drsquoune contradiction puisque Heacuteraclite integravegre les contradictions dans son ontologie En cela

lrsquoargumentation eacuteleacuteate ne peut affaiblir la penseacutee heacuteracliteacuteenne Au contraire celle-ci semble

mecircme lrsquoappuyer Chez Heacuteraclite la contradiction nrsquoest plus une deacutefaite dialectique crsquoest une

victoire

Nous semblons bien loin de notre point de deacutepart la dialectique chez Platon Bien au

contraire nous sommes ici au cœur de lrsquoorigine de la dialectique Celle-ci se deacutefinit comme le

SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 13263

85

dialogue initial entre les tenants eacuteleacuteates du principe de non-contradiction reposant sur lrsquouniteacute

onto-eacutepisteacutemologique et les partisans heacuteracliteacuteens de la pluraliteacute

Si le rationalisme ne sait reacutefuter qursquoen deacutecouvrant agrave partit de preacutesupposeacutees rationalistes des contradictions dans la thegravese adverse il ne pourra jamais lrsquoemporter sur lrsquoantirationalisme lequel ne croit aux preacutesupposeacutes du rationalisme ni au principe de non-contradiction Pour espeacuterer contrer lrsquoantirationalisme heacuteracliteacuteen le rationalisme doit engager une argumentation plus complexe que les simples antilogies de Zeacutenon Bien plus il doit se deacutegager du rationalisme parmeacutenidien lui-mecircme lequel conduit finalement [hellip] agrave une autre forme contraire drsquoantirationalisme

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 39)

De ce conflit reacutesulte une tension la dialectique Les deacutebuts de lrsquoHistoire de la philosophie de

lrsquoAntiquiteacute sont intimement lieacutes agrave la naissance du projet rationaliste Cependant lrsquoeacutevolution du

projet philosophique deacutepasse ce projet Le programme platonicien est un effort de retour agrave

lrsquoeacutequilibre depuis cette tension initiale ce qursquoaffirme sans nuance lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans la

gigantomachie du Sophiste

De la mecircme maniegravere Proclus dans son Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon deacuteclare

que lrsquoorigine de la philosophie doit se comprendre agrave travers un jeu drsquoinfluence et que la position

de Platon est celle drsquoun intermeacutediaire

Lrsquoeacutecole ionienne srsquooccupe de la physique lrsquoitalienne des intelligibles lrsquoattique tient le milieu

(DUMONT 1991 IV) 64

Cette lecture geacuteographique des fondements de la philosophie et donc de la dialectique nous

permet de comprendre la position si particuliegravere de Platon dans le panorama philosophique de

son eacutepoque

Nous avons vu agrave de nombreuses reprises le vaste heacuteritage leacutegueacute par les Eacuteleacuteates agrave Platon

ceux que Proclus nomme ici laquo lrsquoeacutecole italienne raquo Mais il existe aussi un heacuteritage dont nous

nrsquoavons que tregraves peu parleacute celui de Pythagore qui est aussi agrave comprendre comme faisant partie

de cette eacutecole italienne Pour le second pocircle drsquoinfluence il faut savoir que lrsquoeacutecole ionienne ne se

Citant (PROCLUS In Parmenidem I 12 [trad DUMONT])64

86

borne pas qursquoagrave Thales Anaximandre ou Anaximegravene mais aussi qursquoHeacuteraclite drsquoEacutephegravese est

justement un repreacutesentant de lrsquoeacutecole ionienne En deacutefinissant lrsquoeacuteleacutement constitutif du monde

comme eacutetant laquo le conflit lrsquoaltercation raquo (Πόλεmicroος) il srsquoinscrit parfaitement dans cette recherche

physique initieacute par Thales quelques siegravecles auparavant

Il srsquoagit maintenant pour nous de comprendre comment Platon prend position par rapport agrave

cette heacuteritage heacuteracliteacuteen et deacutepasse cette opposition primordiale entre rationalisme et

antirationalisme Nous connaissons bien sucircr la place que lrsquoeacutecole eacuteleacuteate occupe dans la

dialectique voire dans la meacutetaphysique platonicienne dans son ensemble Cependant il serait

naiumlf de penser que Platon ne srsquoinscrit que dans une seule ligneacutee Un bref passage de Diogegravene

Laeumlrce nous apprend drsquoailleurs que Platon suivit des cours des Eacuteleacuteates ainsi que drsquoun certain

Cratyle disciple drsquoHeacuteraclite bien que la penseacutee de celui-ci semble srsquoecirctre en partie eacuteloigneacutee de

celle du maicirctre drsquoEacutephegravese drsquoapregraves le Cratyle de Platon

Ἐκείνου δ ἀπελθόντος προσεῖχε Κρατύλῳ τε τῷ Ἡρακλειτείῳ καὶ Ἑρμογένει τῷ τὰ Παρμενίδου φιλοσοφοῦντι

Apregraves la mort [de Socrate] il suivit les leccedilons de Cratyle disciple drsquoHeacuteraclide et celles drsquoHermogegravene philosophe de lrsquoeacutecole de Parmeacutenide

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)

Comment pouvons-nous preacuteciseacutement interpreacuteter cet heacuteritage Le dialogue du Cratyle nous

renseigne sur un centre drsquointeacuterecirct crucial de la penseacutee platonicienne la nature du langage Nous

devons cependant ecirctre prudents la majoriteacute des travaux de linguistique prenant ce dialogue pour

exemple semblent deacutenaturer la finesse du trait platonicien pour faire place agrave un dualisme

parfaitement anachronique Agrave de nombreuses reprises nous lisons qursquoHermogegravene soutient lrsquoideacutee

selon laquelle il nrsquoexisterait pas de lien entre signifiant et signifieacute (adoptant ainsi la position de

Saussure avant lrsquoheure) alors que Cratyle serait un partisan du sens intrinsegraveque des mots La

lecture la plus correcte du texte serait selon nous celle proposeacutee par Jean-Louis Vaxelaire

La trame du dialogue est classique deux personnages ayant des vues opposeacutees interpellent Socrate pour qursquoil arbitre leur deacutebat Le thegraveme est indiqueacute par le sous-titre laquo sur la justesse des noms raquo et si lrsquoon suit Baratin amp Desbordes (1981 16) 65

Baratin M amp Desbordes F (1981) Lrsquoanalyse linguistique dans lrsquoantiquiteacute classique mdash I Les theacuteories 65

ParisKlincksieck

87

la langue doit ecirctre conforme aux choses pour les deux protagonistes mais le moyen drsquoy parvenir est distinct Hermogegravene estime que laquo la nature nrsquoassigne aucun nom en propre agrave aucun objet crsquoest affaire drsquousage et de coutume chez ceux qui ont pris lrsquohabitude de donner les noms raquo (Platon 1989 384d-e) alors que pour Cratyle 66

laquo le nom est un ensemble (strictement) deacutetermineacute de lettressons qui nomme (correctement) la chose nommeacutee parce qursquoil correspond agrave la nature de celle-ci et lui est attribueacute raquo (Mouraviev 1985 167) 67

(VAXELAIRE 2014 537)

Quiconque lit le dialogue du Cratyle ne peut qursquoecirctre eacutetonneacute par la reacutepartition des rocircles et des

thegraveses deacutefendues Hermogegravene est traditionnellement preacutesenteacute comme un disciple drsquoEacuteleacutee or ce

dernier est pourtant le repreacutesentant de lrsquoideacutee selon laquelle le langage ne serait qursquoune

convention de sorte que Platon fait drsquoHermogegravene un porte-parole de Protagoras absent du

dialogue mais dont la thegravese sera eacutetudieacutee (comme ce fut le cas dans le Theacuteeacutetegravete) Agrave lrsquoinverse

Cratyle soutient la thegravese drsquoun lien a priori entre la nature du mot et la nature de lrsquoecirctre qursquoil

deacutesigne

Quel peut ecirctre lrsquointeacuterecirct de ce dialogue dans le cadre de notre eacutetude sur la dialectique

Nrsquoest-ce pas la simple illustration drsquoun usage mdash habituel mdash de cette derniegravere pour tenter

drsquoarbitrer deux positions comme dans un grand nombre drsquoautres dialogues Agrave lrsquoeacutevidence oui

il y a de la dialectique dans la structure de lrsquoargumentation Mais cependant ce dialogue plus

que tout autre nous renseigne sur la porteacutee des mots et ce que lrsquoon peut ecirctre en droit drsquoattendre

de ceux-ci Or toute recherche dialectique se fait par le langage crsquoest une activiteacute

neacutecessairement linguistique Cette ideacutee nrsquoest pas nouvelle puisque Paul Janet la deacutefendais deacutejagrave il

y a plus drsquoun siegravecle et demi

Platon (1989) laquo Cratyle raquo Ion Meacutenexegravene Euthydegraveme Cratyle Paris Gallimard p 101-7766

Mouraviev SN (1985) laquo La premiegravere theacuteorie des noms de Cratyle (essai de reconstruction) raquo Studia 67

Di Filosofia Preplatonica Ed M Capasso et al Naples Bibliopolis p 159-72

88

La discussion de Cratyle vient de nous le montrer lrsquoeacutetude des mots peut ecirctre drsquoun grand secours pour la connaissance des essences des choses En rattachant la science des mots agrave la science des reacutealiteacutes Platon fait de la grammaire une science philosophique et dans ce sens on comprend que Proclus ait dit que le Cratyle est un dialogue dialectique On sait de plus lrsquoimportance que lrsquoeacutecole socratique attache agrave la deacutefinition Or la science des deacutefinitions suppose la science du langage

(JANET 1848 53)

Il nous importe alors de comprendre la position qursquoadopte Platon face au repreacutesentant de la

position sophistique de Protagoras Ce que Janet appelle une science des deacutefinitions est bien

selon nous lrsquoeffort dialectique platonicien celui dont lrsquoobjectif sera de dire quelque chose de vrai

sur le monde

Nous passons volontairement la progression du dialogue pour eacutetudier la conclusion

socratique finale position dite laquo intermeacutediaire raquo entre celle drsquoHermogegravene et celle de Cratyle

Comme toujours il est deacutelicat de dire preacuteciseacutement si cette thegravese finale est celle de Platon ou srsquoil

ne srsquoagit que drsquoune illustration de lrsquoexercice du dialogue Socrate conclut en faisant des mots les

laquo images raquo (εἰκὼν[432b]) en utilisant le principe de la laquo repreacutesentation par la peinture raquo (γράmicromicroα

[430e]) des ecirctres Il nous importe de prendre la mesure de cette deacutefinition En faisant des mots

les repreacutesentations fondeacutees mais jamais parfaites des ecirctres il semble que tout lrsquoart deacutefinitionnel

proposeacute par lrsquoexercice dialectique soit voueacute agrave une certaine incompleacutetude Il nrsquoest jamais

totalement possible de saisir par la parole une reacutealiteacute de la mecircme maniegravere qursquoil serait impossible

de saisir parfaitement un modegravele agrave travers une reproduction de ce dernier La nature seacutemantique

de la joute invite alors agrave la prudence les contradictions ne megravenent pas agrave des veacuteriteacutes positives

89

2 La figure du sophiste

Le personnage du Gorgias

Agrave la suite de notre premier chapitre nous avons vu que la diffeacuterence entre Socrate et les

sophistes nrsquoeacutetait pas aussi eacutevidente que nous aurions pu lrsquoimaginer Nous avions convenu que la

dialectique se diffeacuterenciait du dialogue par une enreacutegimentation sur le modegravele de lrsquoantilogique

eacuteleacuteate Cependant ces regravegles srsquoinscrivent dans le cadre drsquoune approche pragmatique de la veacuteriteacute

Deacutes lors la recherche socratique mdash ou dialectique mdash ne se diffeacuterentiait plus de la meacutethode des

sophistes La dialectique nrsquoeacutetait pas tant un art de trouver la veacuteriteacute sinon lrsquoart drsquoavoir toujours

raison Neacuteanmoins au terme de cette mise en contexte et de lrsquoanalyse ontologique constituant

notre second chapitre nous voyons que la recherche drsquoune autre veacuteriteacute mdash crsquoest-agrave-dire

ontologique mdash est bien la viseacutee ultime du projet platonicien

Nous nous proposons maintenant de reacutepondre agrave la question que nous posions plus haut

dans les premiegraveres lignes de ce chapitre sur quoi repose la diffeacuterence entre Socrate et les

sophistes Nous voyons drsquoailleurs que cette interrogation rejoint la question de deacutepart de

lrsquoensemble de notre travail quelle diffeacuterence existe-t-il entre la dialectique et le dialogue En

effet si Socrate ne se diffeacuterentie pas des sophistes alors la dialectique ne se distinguerait en rien

du cours du dialogue lrsquoensemble des œuvres de Platon ne serait que du bavardage ou tout au

plus lrsquoart de donner lrsquoimpression drsquoavoir raison (i e de la rheacutetorique) Pourtant il nrsquoen est rien

la meacutetaphysique platonicienne deacutemontre un systegraveme complexe procircnant une meacutethodologie de

recherche parfaitement deacutefinie

Afin de comprendre sur quoi repose une eacuteventuelle diffeacuterence entre Socrate et ses

contemporains nous deacutecidons drsquoeacutetudier le personnage de Gorgias En effet nous venons de

deacutefinir le projet ontologique de Platon en nous inteacuteressant agrave la viseacutee sophistique nous pourrons

clairement marquer la diffeacuterence entre la figure du philosophe et la figure du sophiste Gorgias

est notamment connu pour son Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature (Περὶ τοῦ microὴ ὄντος ἢ Περὶ

φύσεως) ainsi que pour son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene Ces deux textes constituent des teacutemoignages

preacutecieux quant agrave la nature de lrsquoargumentation sophistique nous les mettrons en parallegravele avec

les eacuteleacutements concernant le personnage de Gorgias (et dans une moindre mesure Protagoras)

90

preacutesents chez Platon Nous eacutetudierons le premier de ces textes de maniegravere attentive le second

nous servira dans une moindre mesure

Le Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature de Gorgias est un texte complexe et comportant

un grand nombre de difficulteacutes intrinsegraveques mais aussi meacutethodologique En effet ce que nous

appelons Traiteacute sur le non-ecirctre est en fait un discours unique dont les aleacuteas du temps nous

leacuteguegraverent deux versions La premiegravere tireacutee du De Xenophane Zenone et Gorgia est apocryphe

La seconde est extraite du Adversus Mathematicos de Sextus Empiricus Cependant bien que les

deux textes se rejoignent en de nombreux points (dont eacutevidemment le sujet principal) certaines

diffeacuterences dans lrsquoordre des arguments ou les termes employeacutes rendent le niveau de preacutecision de

lrsquoeacutetude plus large que les nuances eacutetudieacutees Nous pouvons neacuteanmoins nous attarder agrave la 68

structure argumentative de ce texte Trois arguments sont ici deacuteveloppeacutes laquo que rien

nrsquoest raquo (οὐδὲν ἔστιν) laquo que srsquoil est quelque chose alors il est insaisissable par lrsquoHomme raquo (εἰ 69

καὶ ἔστιν ἀκατάληπτον ἀνθρώπωι) laquo que srsquoil est saisissable alors il est impossible agrave formuler 70

et incommunicable aux autres raquo (εἰ καὶ καταληπτόν ἀλλὰ τοί γε ἀνέξοιστον καὶ ἀνερmicroήνευτον

τῶι πέλας) Il peut paraitre surprenant de la part drsquoun rheacuteteur tel que Gorgias de structurer son 71

discours par un enchainement drsquoarguments aussi contradictoires En effet si Gorgias deacutemontre

que laquo rien nrsquoest raquo alors agrave quoi bon continuer le discours pour deacutemontrer que laquo srsquoil y a quelque

chose cela est inconnaissable raquo et idem pour le dernier argument Il srsquoagit ici de replacer le

travail de Gorgias dans son contexte et preacuteciseacutement le contexte meacutetaphysique et surtout

ontologique deacutecoulant du cadre eacuteleacuteate tel que nous le deacutefinicircmes plus tocirct Gorgias nrsquoeacutecrit pas son

Traiteacute sans raison il ne srsquoagit pas drsquoune œuvre ex nihilo bien au contraire Les trois arguments

successifs repreacutesentent preacuteciseacutement les trois preacutetentions contenues dans le λόγος du projet

rationaliste

Contrairement agrave un texte comme le Parmeacutenide de Platon ougrave nous pouvons eacutetudier chaque mot les jeux 68

de langage voire les eacuteleacutements phoneacutetiques dans le cas des retranscriptions du traiteacute de Gorgias nous sommes condamneacutes agrave rester mdash au mieux mdash au niveau structurel Toute interpreacutetation plus pousseacutee se doit neacutecessairement de reconnaitre une eacutevidente proportion drsquoarbitraire et de subjectiviteacute

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 6669

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 7770

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 8371

91

Le premier de ces arguments est que laquo rien nrsquoest raquo Agrave lrsquoeacutevidence la formule a ducirc choquer

et crsquoest lagrave certainement un des objectifs du sophiste Mais qursquoen est-il reacuteellement Gorgias

deacuteclare-t-il que le monde serait uniquement constitueacute de neacuteant Une telle lecture relegraveve drsquoune

interpreacutetation naiumlve Lrsquoargumentation de Gorgias est constitueacutee drsquooppositions successives de

propositions contradictoires agrave lrsquoimage des Eacuteleacuteates Face aux Eacuteleacuteates Gorgias deacutecide de

combattre ses ennemis (les rationalistes) avec leurs propres armes crsquoest-agrave-dire la rationaliteacute Le

premier argument est reacutesumeacute ainsi par Sextus Empiricus

ὅτι μὲν οὖν οὐδὲν ἔστιν ἐπιλογίζεται τὸν τρόπον τοῦτονmiddot εἰ γὰρ ἔστι ltτιgt ἤτοι τὸ ὂν ἔστιν ἢ τὸ μὴ ὄν ἢ καὶ τὸ ὂν ἔστι καὶ τὸ μὴ ὄν οὔτε δὲ τὸ ὂν ἔστιν ὡς παραστήσει οὔτε τὸ μὴ ὄν ὡς παραμυθήσεται οὔτε τὸ ὂν καὶ ltτὸgt μὴ ὄν ὡς καὶ τοῦτο διδάξειmiddot οὐκ ἄρα ἔστι τι

Quil ny a rien [Gorgias] raisonne de la maniegravere suivante srsquoil y a quelque chose [crsquoest] soit lecirctre ou le non-ecirctre ou bien et lecirctre et le non-ecirctre Drsquoune part lecirctre nest pas comme il leacutetablira ni non plus que le non-ecirctre est comme il lrsquoaffirmera non plus encore que lecirctre en mecircme temps et le non-ecirctre comme [le raisonnement] lrsquoenseignera Il ny a donc rien

(SEXTUS EMPIRICUS Adversus Mathematicos fr 66)

Nous voyons ici clairement comment Gorgias deacutecide drsquoadopter une approche eacutetrangement tregraves

rationnelle mdash voire eacuteleacuteate Son travail ne se diffeacuterencie de Meacutelissos ou de Zeacutenon qursquoagrave travers

cette conclusion agrave la fois ironique et qui semble pourtant justifieacutee laquo rien nrsquoest raquo

Le rien nrsquoest de Gorgias ce nrsquoest pas ce vide ontologique absolu comme si le sophiste

reniait sa propre existence Il srsquoagit du deacuteni de la capaciteacute du projet rationnel agrave saisir le reacuteel

laquo Rien nrsquoest si lrsquoon ne srsquoen tient qursquoau principe de non-contradiction raquo telle serait sans doute la

version complegravete de la conclusion de Gorgias Mais il ne srsquoagit pas seulement de critiquer notre

capaciteacute agrave appreacutehender le reacuteel (ce qursquoil fera dans le deuxiegraveme argument) ou encore de critiquer

notre capaciteacute par le discours agrave retranscrire le reacuteel (ce qursquoil fera dans le troisiegraveme argument) Le

premier argument du laquo rien nrsquoest raquo est une prise de position face agrave ceux qui pensent que lrsquoecirctre est

multiple (Heacuteraclite) ou unitaire (Eacuteleacuteates) Gorgias sort de ce deacutebat reposant sur des illusions car

lrsquoecirctre nrsquoest selon lui rien drsquoautre qursquoune creacuteation de lrsquoesprit Comme le souligne Seacuteguy-Duclot

(cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 51-52) la position de Gorgias transcende mecircme la chose-en-soi

92

kantienne il ne srsquoagit plus seulement de savoir ce que lrsquoon est en droit drsquoespeacuterer connaitre drsquoun

reacuteel deacutejagrave existant mais bien plutocirct de cesser de croire qursquoil existe un reacuteel en dehors de nos

perceptions et de lrsquoillusion de reacuteel que nous creacuteons nous-mecircmes 72

Cette lecture an-ontologique du monde place les sophistes les plus extrecircmes mdash Gorgias et

Protagoras notamment mdash au delagrave du deacutebat ontologique Il srsquoagit drsquoune attaque sur la possibiliteacute

mecircme du projet rationnel philosophique Quelle ironie alors que drsquoemployer agrave cette entreprise la

meacutethode des paires de preacutedicats contraires La cible ultime de Gorgias nrsquoest autre que le principe

de non-contradiction Le sophiste est de ce fait intouchable par le philosophe puisque lrsquoarme

unique de ce dernier nrsquoest autre que ce que le sophiste renie En drsquoautres termes reacutefuter un

sophiste crsquoest deacutejagrave jouer son jeu En reacuteduisant une joute agrave des moments de contradictions il nrsquoy

a rien que le philosophe ne puisse faire face agrave celui qui se nourrit de la contraction Lrsquoantilogie

nrsquoest en rien la fin du raisonnement pour un sophiste elle est la preuve de son ultra-relativisme

Politique et rapport aux autres une affaire de contexte

Il faut alors se questionner sur le sens que peut avoir le mot laquo veacuteriteacute raquo pour un sophiste Agrave

lrsquoeacutevidence nous venons de le dire la veacuteriteacute ontologique comme adeacutequation de lrsquoecirctre et de la

penseacutee est reacuteduite agrave neacuteant En effet drsquoune part lrsquoecirctre ne possegravede aucune identiteacute propre et est sans

cesse en eacutevolution mais il en va de mecircme pour le sujet pensant lui aussi sans identiteacute propre et

gouverneacute par le changement Il est alors en toute logique impossible de parler drsquoune adeacutequation

entre un reacuteel illusoire en perpeacutetuel mouvement et un Moi-pensant lui aussi illusoire et en

perpeacutetuel mouvement Nous voyons ici comment la position sophistique ne doit pas ecirctre

confondue avec la laquo simple raquo pluraliteacute heacuteracliteacuteenne Il ne srsquoagit plus de critiquer la propension

de lrsquoesprit agrave unifier le multiple La critique formuleacutee par Heacuteraclite agrave lrsquoencontre des Eacuteleacuteates est

une critique rationnelle du projet rationnel Agrave lrsquoinverse le sophiste voit le reacuteel comme un oceacutean

ougrave les philosophes preacutetendraient pouvoir identifier telle ou telle goute drsquoeau Si nous regardons

seacuterieusement les quelques eacuteleacutements meacutetaphysiques preacutesents chez Gorgias par exemple alors le

La position de Gorgias se rapprocherait peut-ecirctre davantage de celle de George Berkeley et de son 72

laquo esse est percipi aut percipere raquo

93

principe drsquoidentiteacute semble ecirctre une illusion pour le sophiste lrsquoecirctre ne peut ni ecirctre un ni ecirctre

pluriel il est un magma amorphe

Cependant nous devons nous interroger sur la viseacutee de lrsquoexercice sophistique Pourquoi le

sophiste est-il sophiste En effet la question peut sembler naiumlve Ce qui permet bien souvent de

distinguer les sophistes des (autres ) philosophes repose en partie sur leur reacutemuneacuteration Un

sophiste demande de lrsquoargent pour partager son art Agrave lrsquoinverse le philosophe œuvre

gratuitement et partage sa science mdash ou plutocirct son doute mdash librement avec ses eacutelegraveves

Lrsquoexemple le plus extrecircme de cette laquo geacuteneacuterositeacute philosophique raquo est certainement le

comportement de Socrate tellement geacuteneacutereux qursquoil partageait ses reacuteflexions agrave tous y compris

ceux qui ne voulaient pas les entendre Nous sommes bien loin des fortunes reacuteclameacutees par ces

rois de la rheacutetoriques que furent Gorgias ou Protagoras pour quelques heures de deacutemonstration

oratoires Nous devons neacuteanmoins admettre que faire reposer notre diffeacuterence entre les sophistes

et les philosophes uniquement sur un critegravere peacutecuniaire nrsquoest pas satisfaisant

La question de lrsquoargent nrsquoest qursquoune reacuteciproque de la distinction essentielle entre

philosophes et sophistes Il srsquoagit de srsquointerroger sur la finaliteacute de lrsquoactiviteacute sophistique Ce nrsquoest

pas un hasard si lrsquoessor de lrsquoactiviteacute sophistique agrave Athegravenes est synchroniseacutee avec lrsquoapparition de

la pratique deacutemocratique Le sophiste tel que nous le preacutesente Platon naicirct de la rheacutetorique de

lrsquoart oratoire du deacutebat Il existe un lien intrinsegraveque entre lrsquoactiviteacute sophistique et le rapport aux

mots au langage

Si nous nous inteacuteressons aux interpreacutetations modernes sur ces derniers (cf SEacuteGUY-

DUCLOT 2014 73) il semblerait que le sophiste accomplisse agrave travers son talent oratoire un

retour agrave lrsquoordre naturel des choses crsquoest-agrave-dire la domination du fort sur le faible En effet la

deacutemocratie a pour conseacutequence de mettre le pouvoir entre les mains de lrsquoensemble du corps

eacutelectoral elle donne le κράτος au δῆmicroος Dans une perspective sophistique cela va agrave lrsquoencontre

de ce que lrsquoon peut constater dans la nature ougrave le faible est toujours domineacute par le fort Cela est

mecircme tautologique puisque est deacutefini comme fort celui capable de dominer lrsquoautre Le fort est

donc condamneacute agrave dominer En revanche avant la domination il nrsquoy a pas de laquo plus fort raquo

94

puisque la domination est la condition sine qua non de la force Pensons agrave cette phrase ceacutelegravebre du

theacuteacirctre de lrsquoabsurde

Oui jrsquoai de la force jrsquoai de la force pour plusieurs raisons Drsquoabord jrsquoai de la force parce que jrsquoai de la force [hellip]

(IONESCO 1959 29)

Le plus fort nrsquoest plus fort que parce qursquoil est plus fort Il y a en cela un pragmatisme absolu La

justice reposant sur un respect de lrsquoordre naturel toute domination est alors juste et justifieacutee

Si nous poussons lrsquointerpreacutetation agrave son extrecircme alors sophiste et tyran deviennent

synonymes Le sophiste serait celui qui en deacutemocratie use de son art pour gouverner les autres

Le sophiste nrsquoest deacutemocrate que dans la mesure ougrave la deacutemocratie est lrsquounique endroit ougrave sa

rheacutetorique lui assure sa domination Le sophiste ne serait donc deacutemocrate que pour mieux vivre

en tyran Par son usage habile et deacutetourneacute du langage le sophiste prend le controcircle de ses

contemporains Cependant cela ne repreacutesenterait pas pour lui un usage pervers du discours au

contraire en lrsquoabsence de veacuteriteacute ontologique atteignable par la parole il ne reste que ce rapport

purement pragmatique au langage de domination La perversion se trouve pour le sophiste dans

le discours philosophique en preacutetendant deacutecrire le reacuteel par le langage Au contraire ce que le

sophiste fait nrsquoest rien drsquoautre que lrsquousage le plus pur du discours un moyen pragmatique de

reacuteaffirmation de lrsquoordre des choses entre dominants et domineacutes

Lrsquousage de la rheacutetorique par le sophiste lors des reacuteunions politiques a donc pour objectif premier de subvertir le modegravele deacutemocratique dont lrsquoeacutegalitarisme afficheacute est antinaturel agrave ses yeux pour reacutetablir la loi du plus fort crsquoest-agrave-dire pour lui la loi naturelle La sophistique nrsquoest donc qursquoun mode de restauration de la tyrannie au sein mecircme de la deacutemocratie gracircce agrave ce laquo tyran tregraves puissant raquo qursquoest le langage car le peuple une fois manipuleacute prendra ses deacutecisions non en fonction de laquo lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral raquo mais de lrsquointeacuterecirct drsquoun seul le plus fort

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 74)

Nous devons cependant nuancer cette derniegravere analyse De cette faccedilon nous semblons

donner au terme de sophiste un sens univoque et nrsquoayant pas connu drsquoeacutevolution Pourtant il est

important de rappeler que le sophiste a lui aussi une geacuteneacutealogie Lorsque nous remontons agrave

lrsquoorigine du terme nous remarquons que celui-ci nrsquoa pas toujours eu une face aussi obscure tout

du moins il partageait avec cette derniegravere une autre face plus respectable Le sophiste est avant

95

tout sophos crsquoest-agrave-dire savant dans son domaine Agrave ce titre un meacutedecin est aussi sophiste

lorsque le sujet porte sur la santeacute et le pilote est sophiste si le deacutebat srsquointeacuteresse agrave la navigation

Mais ce qui a permis cette transition entre le laquo bon sophos raquo et le laquo mauvais sophiste raquo crsquoest

avant tout le recours au langage comme nous le remarquions plus haut Que le sophos soit expert

est un eacuteleacutement important mais plus encore il est celui capable de justifier drsquoaffirmer son

opinion dans le deacutebat par des arguments y compris des ruses Nous voyons alors comme le

changement moral a opeacutereacute autour de ce terme ambigu

Si nous reprenons maintenant lrsquoexemple que nous eacutevoquions plus haut les conclusions

ontologiques agrave la suite des traiteacutes de Gorgias ne sont pas la cleacute de voute de la compreacutehension

sophistique Le sophiste lui-mecircme ne se sent engageacute par ses propos que le temps drsquoune joute Il

nrsquoest pas neacutecessaire de refaire une laquo meacutetaphysique sur lrsquoecirctre raquo agrave la suite du Traiteacute de Gorgias

alors que ce dernier est juste dans une forme de provocation Le sophiste agrave lrsquoeacutepoque de Platon

critique effectivement les grands principes ontologiques des philosophes de la nature mais

uniquement pour le principe de critique Il est dans une deacutemonstration constante du relativisme

du langage en se faisant systeacutematiquement lrsquoavocat du diable Nous devons cependant

reconnaitre que le rapport au pouvoir est une probleacutematique importante de lrsquoactiviteacute sophistique

la meilleure plaidoirie assure renommeacutee ceacuteleacutebriteacute et argent Nous reacuteservons en revanche

lrsquoanalyse du sophiste-tyran agrave des cas plus extrecircmes mdash voire purement fictif mdash tels que Calliclegraves

Lrsquoensemble du corpus sophistique srsquoeacuteclaire alors agrave la lueur de cette nouvelle lecture Si les

sophistes nrsquoont drsquoune part aucun reacutefeacuterentiel agrave une veacuteriteacute ontologique et drsquoautre part pas drsquoautre

objectif qursquoune renommeacutee maximum alors il devient parfaitement logique que ceux-ci puissent

dire un jour noir et le lendemain blanc Il srsquoagit pour le sophiste de saisir la meilleure occasion

possible pour acqueacuterir de la ceacuteleacutebriteacute crsquoest-agrave-dire du charisme mais aussi de lrsquoargent et des

possessions mateacuterielles

La sophistique deacutepasse la simple rheacutetorique elle ne se contente plus seulement de jouer

avec le langage mais la sophistique nrsquoest pas mdash ou tregraves peu mdash un projet de prise de pouvoir

selon nous

96

Le deacutesir de connaissance du philosophe

Le projet philosophique de Platon se deacutefinit par rapport agrave un besoin fondamental le besoin

de connaissance et de veacuteriteacute La philosophie est un deacutesir il ne peut y avoir de recherche que

dans la perspective drsquoun manque Le philosophe commence sa recherche de veacuteriteacute par la

reconnaissance de son ignorance la neacutescience socratique rejoignant ainsi lrsquoeacutetonnement initial agrave

lrsquoorigine de la recherche Srsquoeacutetonner de la nature drsquoune chose crsquoest reconnaitre que lrsquoon ne la

comprend pas complegravetement Lrsquoeacutetonnement est bel et bien le premier pas indispensable agrave la

recherche philosophique

Οὔκουν ἐπιθυμεῖ ὁ μὴ οἰόμενος ἐνδεὴς εἶναι οὗ ἂν μὴ οἴηται ἐπιδεῖσθαι

Celui ne sachant pas qursquoil est priveacute [de quelque chose] ne deacutesire absolument pas ce dont il ignore ecirctre priveacute

(PLATON Banquet 204a)

Mais lrsquoeacutetonnement seul ne suffit pas Il faut une deuxiegraveme eacutetape indispensable deacutesirer combler

ce manque par la science Le constat drsquoignorance seul ne produit rien sinon une abstention une 73

suspension du jugement (ἐποχή) Pour deacutepasser ce premier moment seul le deacutesir de savoir

permet de passer du scepticisme neacutegatif agrave une recherche de la veacuteriteacute La position socratique nrsquoest

qursquoinitialement sceptique Socrate laquo sait qursquoil ne sait rien raquo mais il ne pense pas qursquoil ne pourra

jamais rien savoir Au contraire il apparaicirct chez Platon que la philosophie nrsquoa pas drsquoautre raison

drsquoecirctre que la possibiliteacute drsquoun savoir vrai Le philosophe ne peut deacutesirer que ce qursquoil croit

possible autrement la veacuteriteacute ne serait simplement qursquoun recircve ou un fantasme Socrate est un

sceptique optimiste

Notre interpreacutetation nrsquoest pas ex nihilo Dans le Banquet Socrate deacutefinit lrsquoEacuteros agrave partir

drsquoun reacutecit de la deacuteesse Diotime Nous voyons la dialectique supeacuterieure agrave lrsquoœuvre le mythe est au

service de la compreacutehension des anhypotheacutetiques Le philosophe de Platon est identique agrave lrsquoEacuteros

tel que deacutefini par Diotime pauvre de ne pas ecirctre deacutejagrave combleacute mais riche de sa volonteacute de le

faire Lrsquoeacutetonnement repreacutesente la pauvreteacute initiale neacutecessaire agrave la recherche lrsquoignorant se pense

Nous entendons ici le terme laquo science raquo dans son acceptation la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une 73

connaissance

97

deacutejagrave plein riche de tout ce qursquoil croit savoir Agrave cette pauvreteacute srsquoajoute la richesse du philosophe

sa volonteacute de connaitre Cette identiteacute entre Eacuteros et le philosophe nrsquoest pas sans raison le

philosophe est par deacutefinition lrsquoamoureux de la laquo sagesse raquo (σοφία) De plus ce rapport fondeacute 74

sur lrsquoamour du savoir est agrave lrsquoorigine du projet politique du philosophe En effet il est question

pour le philosophe de feacuteconder et drsquoeacuteduquer mdash gracircce agrave cette σοφία mdash lrsquoacircme de lrsquoaimeacute laquelle

ferait agrave son tour de mecircme avec une autre et ainsi de suite pour atteindre lrsquoimmortaliteacute au sens

geacuteneacutealogique agrave travers une chaicircne une seacuterie de feacutecondations qui assureraient la survie et la

continuiteacute agrave ses penseacutees

Ἔστι γάρ ὦ φίλε Φαῖδρε οὕτωmiddot πολὺ δ οἶμαι καλλίων σπουδὴ περὶ αὐτὰ γίγνεται ὅταν τις τῇ διαλεκτικ τέχνῃ χρώμενος λαβὼν ψυχὴν προσήκουσαν φυτεύῃ τε καὶ σπείρῃ μετ ἐπιστήμης λόγους οἳ ἑαυτοῖς τῷ τε φυτεύσαντι βοηθεῖν ἱκανοὶ καὶ οὐχὶ ἄκαρποι ἀλλὰ ἔχοντες σπέρμα ὅθεν ἄλλοι ἐν ἄλλοις ἤθεσι φυόμενοι τοῦτ ἀεὶ ἀθάνατον παρέχειν ἱκανοί καὶ τὸν ἔχοντα εὐδαιμονεῖν ποιοῦντες εἰς ὅσον ἀνθρώπῳ δυνατὸν μάλιστα

Ceci est vrai mon cher Phegravedre Mais il est encore je pense une bien plus belle maniegravere de srsquooccuper de lrsquoart de la parole crsquoest quand on a rencontreacute une acircme bien disposeacutee drsquoy planter et drsquoy semer avec la science en se servant de lrsquoart dialectique des discours aptes agrave se deacutefendre eux-mecircmes et agrave deacutefendre aussi celui qui les sema discours qui au lieu drsquoecirctre sans fruits porteront des semences capables de faire pousser drsquoautres discours en drsquoautres acircmes drsquoassurer pour toujours lrsquoimmortaliteacute de ces semences et de rendre heureux autant que lrsquohomme peut lrsquoecirctre celui qui les deacutetient

(PLATON Phegravedre 276e-277a [trad modif MEUNIER])

Le projet politique nrsquoest pas exteacuterieur agrave la dialectique La maiumleutique est un moment neacutecessaire

de la recherche de veacuteriteacute Ce passage relativise la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme chez

Platon Lrsquoacircme devient immortelle en atteignant des savoirs intelligibles eacuteternels et crsquoest alors en

cela qursquoelle devient tout aussi eacuteternelle que les savoirs acquis Par exemple si le philosophe

possegravede en son acircme lrsquoideacutee de cercle alors la part de son acircme pleine de cette ideacutee est aussi

eacuteternelle que lrsquoideacutee elle-mecircme Ainsi lorsque le corps meurt il ne subsiste que la part eacuteternelle

de lrsquoacircme la part correspondant aux ideacutees La recherche philosophique est donc une recherche

Le φίλος nrsquoest pas simplement lrsquoami mais il est aussi lrsquoaimeacute ou lrsquoecirctre qui nous plait Le φίλος est lrsquoobjet 74

drsquoune recherche

98

drsquoeacuteterniteacute face agrave la contingence du corps Lrsquoascension vers les intelligibles est analogique au

deacutesir du beau En effet le beau est lrsquointelligible rendu visible agrave travers lrsquoecirctre sensible corrompu

Le θυmicroός (irascible) choisit entre lrsquoἐπιθυmicroία (concupiscible) et le νοῦς (rationnel) Le mouvement

philosophique consiste agrave diriger son θυmicroός vers le νοῦς tel que deacutecrit dans lrsquoalleacutegorie des deux

chevaux et du cocher dans le Phegravedre Le philosophe choisit le plaisir supeacuterieur le plaisir

transcendant Le choix de la beauteacute non mateacuterielle conduit le philosophe vers le transcendant (cf

SEacuteGUY-DUCLOT 2004 6)

Afin de produire cette feacutecondation des esprits tous les moyens sont bons agrave de nombreuses

reprises Socrate nrsquoest pas deacutecrit comme un simple serviteur de la veacuteriteacute sinon comme un

individu ironique suscitant honte et malaise chez ses interlocuteurs Alcibiade parle de lui en ces

termes

Πέπονθα δὲ πρὸς τοῦτον μόνον ἀνθρώπων ὃ οὐκ ἄν τις οἴοιτο ἐν ἐμοὶ ἐνεῖναι τὸ αἰσχύνεσθαι ὁντινοῦνmiddot ἐγὼ δὲ τοῦτον μόνον αἰσχύνομαι Σύνοιδα γὰρ ἐμαυτῷ ἀντιλέγειν μὲν οὐ δυναμένῳ ὡς οὐ δεῖ ποιεῖν ἃ οὗτος κελεύει ἐπειδὰν δὲ ἀπέλθω ἡττημένῳ τῆς τιμῆς τῆς ὑπὸ τῶν πολλῶν Δραπετεύω οὖν αὐτὸν καὶ φεύγω καὶ ὅταν ἴδω αἰσχύνομαι τὰ ὡμολογημένα

Jrsquoai eacuteprouveacute pour cet homme seulement ce dont on ne me croirait guegravere capable de la honte il est en effet le seul devant qui je ressente de la honte Je sais que je ne peux rien opposer agrave ce qursquoil me conseille de ne pas faire et pourtant je nrsquoai pas la force apregraves lrsquoavoir quitteacute de reacutesister agrave lentraicircnement de la populariteacute et je le fuis mais quand je le revois jai honte davoir si mal tenu ma promesse

(PLATON Banquet 216b)

En effet la meacutethode socratique se distingue du projet platonicien theacuteorique dans son application

Afin de mettre en eacutevidence ce que lrsquoon ne sait pas Socrate emploie allegravegrement le risible et

lrsquoironie Tout en gardant agrave lrsquoesprit son projet meacutetaphysique sous-jacent agrave la dialectique Socrate

opegravere discregravetement quelques virages afin drsquoamener son interlocuteur preacuteciseacutement ougrave il souffrira

de la prise de conscience de son ignorance De lagrave doit naitre le deacutesir de savoir Socrate ne quitte

jamais son programme que cela soit dans les moments dialectiques mais aussi dans le reste du

dialogue La meacutethode socratique contient une composante meacuteta-logique ressemblant fortement agrave

la rheacutetorique sophistique

99

La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique

Contrairement agrave ce que nous avions vu plus haut concernant le caractegravere pragmatique de la

veacuteriteacute dans les joutes dialectiques nous devons maintenant comprendre que ces joutes se placent

dans une optique plus profonde Bien que la meacutethodologie antilogique des joutes reacuteduise la

strateacutegie gagnante agrave une veacuteriteacute contextuelle nous voyons que lrsquoobjectif final du philosophe

repose sur son besoin de veacuteriteacute Les joutes ne sont que quelques moments drsquoun plus vaste projet

En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas uniquement reacuteductible agrave des joutes la dialectique

rejoint lrsquoensemble du projet de recherche de veacuteriteacute y compris le moment le plus eacuteleveacute crsquoest-agrave-

dire la recherche anhypotheacutetique Mais la dialectique inclut aussi ce qui se trouve en amont des

joutes le deacutesir de connaissance La distinction entre Socrate et les sophistes repose

essentiellement agrave cet endroit Les projets divergent bien que les meacutethodes soient parfois tregraves

proches Plus encore la posture sophistique vient seule compleacuteter le projet philosophique gracircce

agrave sa capaciteacute agrave deacutefier tous les fondements du savoir y compris la rationaliteacute et lrsquoeacutevidence du

principe de non-contradiction

En cela le sophiste rejoint le philosophe Les deux diffegraverent drsquoune part sur les meacutethodes

drsquoargumentation (le sophiste emploie volontairement des paralogismes) drsquoautre part sur sa

meacutethodologie psychologique (recours agrave des proceacutedeacutes eacutemotionnels meacuteta-argumentatifs) La

particulariteacute de Socrate est de ne pas se priver drsquoavoir recours aux mecircmes proceacutedeacutes

psychologiques Cependant lorsque Socrate suscite la honte ou le deacutegoucirct ce nrsquoest pas dans une

optique sophistique de clore le deacutebat et laquo de sembler avoir raison raquo Il srsquoagit drsquoune honte

peacutedagogique dont lrsquoobjectif est de deacuteclencher les premiers moments philosophiques chez son

interlocuteur prise de conscience de son ignorance et deacutesir de combler cette ignorance Pour

reprendre la fameuse alleacutegorie le philosophe retourne dans la caverne pour annoncer aux autres

ce qursquoil a vu agrave lrsquoexteacuterieur La finaliteacute de lrsquoexercice individuel philosophique est politique le

philosophe ne peut se contenter de sortir de la caverne il doit y retourner et tacirccher de convaincre

les autres drsquoen sortir

[hellip] καὶ ἐπειδὰν ἀναβάντες ἱκανῶς ἴδωσι μὴ ἐπιτρέπειν αὐτοῖς ὃ νῦν ἐπιτρέπεται [hellip] Τὸ αὐτοῦ ἦν δ ἐγώ καταμένειν καὶ μὴ ἐθέλειν πάλιν

100

καταβαίνειν παρ ἐκείνους τοὺς δεσμώτας μηδὲ μετέχειν τῶν παρ ἐκείνοις πόνων τε καὶ τιμῶν [hellip]

[hellip] mais apregraves srsquoecirctre eacuteleveacutes et avoir contempleacute [le bien] ne leur permettons pas ce quon leur permet aujourdrsquohui [hellip] De rester lagrave-haut reacutepondis-je et de ne pas vouloir redescendre parmi les prisonniers afin de partager avec eux travaux et honneurs [hellip]

(PLATON Reacutepublique 519d)

Ce passage ne doit pas ecirctre mal interpreacuteteacute Croire que Socrate aurait reacuteussi agrave aller contempler les

ideacutees (noeacutesis) serait faux car si tel avait eacuteteacute le cas le dialogue perdrait agrave nouveau son inteacuterecirct et

nous reviendrons agrave une situation proche de celle du dogmatisme de Vlastos eacutetudieacutee plus tocirct

Cependant Socrate a effectivement atteint le premier palier de la recherche la prise de

conscience de son absence de savoir (neacutescience) et du chemin qui lui reste agrave parcourir Pour le

replacer dans lrsquoalleacutegorie de la caverne Socrate nrsquoest pas en haut mais il a reacuteussi agrave deacutefaire ses

chaicircnes et contemple tout le chemin qui lui reste agrave parcourir Il ne serait alors pas correct de

penser que Socrate pratique une dialectique descendante (diareacutesis) quand il joue le rocircle de la

laquo torpille raquo Il nrsquoest agrave cet instant qursquoen train de demander aux autres de srsquoeacutelever avec lui Crsquoest lagrave

un deacutetail primordial que lrsquoalleacutegorie ne repreacutesente pas mais de par le caractegravere dialogique de la

recherche de principe anhypotheacutetique il nrsquoest semble-t-il pas possible de srsquoeacutelever seul Le travail

ne peut ecirctre fait qursquoagrave deux au moins puisque le dialogue est neacutecessaire pour mener agrave bien cette

recherche

Les joutes ne sont pour le philosophe qursquoun moyen pratique permettant drsquoacqueacuterir une

connaissance theacuteorique syntheacutetique et transcendante Le philosophe de Platon ne se contente pas

de mettre au clair des contradictions il les integravegre dans un systegraveme geacuteneacuteral Au lieu de voir une

joute comme un systegraveme entier il fallait interpreacuteter chaque joute comme une uniteacute atomique de

reacuteflexion formant des couples de branches dont les nœuds ne sont que de simples assertions

Nous deacutecidons alors de compleacuteter notre outil repreacutesentatif de la meacutethode socratique par une

structure arborescente sous-jacente inteacutegrant les tableaux dialogiques des joutes aux diffeacuterents

croisements

101

FIG 9 ARBORESCENCE DIALOGIQUE SEMI-CONTRADICTOIRE

Dans cet exemple il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la proposition laquo A raquo Agrave Lrsquoorigine de lrsquoarbre se

trouve donc la question laquo A raquo signifiant laquo est-ce que A est vraie raquo Lrsquoarborescence se divise

alors en deux branches Agrave gauche la recherche sur laquo A raquo passe par un exercice dialogique

soutenant la thegravese laquo A raquo La reacutesultat est une antilogie ce qui deacutemontre que la thegravese laquo A est vraie raquo

implique des contradictions Agrave droite lrsquoexercice dialogique porte agrave lrsquoinverse sur la thegravese laquo notA raquo

Le reacutesultat est une victoire du soutenant de la thegravese laquo notA raquo ce qui permet agrave lrsquoarborescence de

continuer (repreacutesenteacute ici par un trait vertical au sommet de lrsquoexercice dialogique) Ce scheacutema

bien que minimaliste est applicable agrave lrsquoensemble drsquoun raisonnement dialectique

Il faut neacuteanmoins preacuteciser le cadre drsquoapplication de cette meacutethode de lecture En effet dans

le cas preacutesent nos conclusions ne diffegraverent pas veacuteritablement de lrsquoapproche proposeacutee par

Gregory Vlastos et son emploi du tiers exclu Il faut alors ne pas oublier comme nous le

preacutecisions plus haut dans notre travail de prendre en consideacuteration les thegraveses implicites et les

propositions intermeacutediaires

102

FIG 10 ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE

Dans lrsquoexemple preacutesent nous voyons qursquoagrave la question laquo est-que A est vraie raquo aucune reacuteponse

ne convient En effet les deux recherches dialogiques ont conduit agrave des antilogies Il est tout agrave

fait imaginable que deux joutes successives partant de thegraveses opposeacutees aboutissent agrave des

contradictions Nous serions alors dans la situation ougrave Gorgias srsquoexclamerait laquo Rien nrsquoest raquo

puisque ni la thegravese ni lrsquoantithegravese ne semblent acceptables Il faut alors repenser le problegraveme en le

divisant quelles sont les thegraveses implicites de A Aucun raisonnement nrsquoest ex nihilo Il lui faut

toujours une origine des preacutemisses fondamentales De plus dans le cours du raisonnement

drsquoautres propositions sont progressivement valideacutees elles aussi drsquoune maniegravere parfois tregraves

subtile Il faut alors pour le philosophe revenir agrave un autre croisement

En reprenant notre exemple preacuteceacutedent nous pouvons diviser la thegravese laquo A raquo en un ensemble

de propositions secondaires laquo α β γ δ etc raquo Le reacutesultat contradictoire laquo A and notA raquo conduit alors

103

agrave revenir agrave une intersection infeacuterieure afin de questionner lrsquoun de ces propositions secondaires

FIG 11 SORTIE DrsquoUNE ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE

Dans cet exemple le processus de sortie de situation contradictoire va amener le dialogue agrave se

diriger vers le questionnement de la proposition laquo α raquo Ce processus nrsquoest pas neacutecessaire dans les

faits mais il est neacutecessaire sur le plan pragmatique pour continuer le dialogue Srsquoil est devenu

impossible de soutenir laquo A raquo ainsi que laquo notA raquo alors il faut en conclure qursquoune contradiction est

inheacuterente agrave la proposition initiale crsquoest-agrave-dire agrave son systegraveme incluant ses thegraveses implicites En

lrsquooccurence il srsquoagit ici de la proposition implicite laquo α raquo qui va alors ecirctre agrave son tour questionneacutee

Voici un exemple concret Consideacuterons un dialogue entre deux personnages Le dialogue

porte sur la mesure du bord drsquoune riviegravere Les deux personnages partent de cette expeacuterience de

penseacutee je deacutelimite le long de la riviegravere une longueur drsquoun megravetre entre deux points N et S (Nord

Sud) Je vais dans un premier temps consideacuterer cette distance comme mesurant un megravetre (M = 1)

104

Mais je remarque que le bord de la riviegravere nrsquoest pas parfaitement droit alors je vais mesurer

davantage preacuteciseacutement et je vais trouver un peu plus par exemple M = 17 Mais si je

commence agrave mesurer centimegravetre par centimegravetre toujours sur cette mecircme longueur je vais

trouver un reacutesultat encore plus grand par exemple M = 45 Or je peux toujours continuer ce

travail jusqursquoagrave mesurer le tour de chaque grain de sable du bord de cette riviegravere et trouver M =

80 voire M = 250

Une joute srsquoengage alors sur le sujet La proposition laquo A raquo consiste agrave dire que la mesure est

possible puisque le rectangle drsquoun megravetre de longueur et de largeur eacutegale au leacuteger eacutecart lateacuteral du

bord de la riviegravere (EstOuest) a une surface parfaitement mesurable (NS x EO) Dans mon

rectangle de surface NSxEO la distance rechercheacutee ne peut pas deacutepasser une certaine limite

deacutefinie par cette surface Pourtant lrsquoargument de la division infinie des distances (agrave lrsquoimage de

lrsquoargument de Zeacutenon) conduit agrave une contradiction pratique La mesure ne peut pas ecirctre possible

puisque une augmentation de preacutecision de la mesure conduit agrave une augmentation de la longueur

La thegravese laquo A raquo est consideacutereacutee comme contradictoire (cf [FIG 9])

Le lendemain une seconde joute srsquoengage Les rocircles sont alors inverseacutes (Proposant devient

Opposant et vice versa) La thegravese deacutefendue devient alors laquo notA la mesure est impossible raquo Cette

fois lrsquoattaque consistera agrave dire que puisque la surface du rectangle est deacutelimiteacutee la mesure est

neacutecessairement possible puisqursquoune longueur infinie ne peut ecirctre contenue dans un espace fini

Lrsquoargument semble imparable et la joute se termine par une situation aporeacutetique (cf [FIG 10])

La situation pourrait alors rester pendant tregraves longtemps comme boucheacutee deacutenueacutee de toute

solution Et en effet si ces joutes auraient parfaitement pu avoir lieu du temps de Zeacutenon Socrate

ou encore Gorgias la reacuteponse deacutefinitive ne viendra pas avant 1904 soit plus de deux milleacutenaires

plus tard En effet le sueacutedois Helge von Koch deacutemontra geacuteomeacutetriquement la possibiliteacute drsquoune

distance infinie dans une surface finie ce qui est le propre drsquoune courbe fractale Ceci est rendu 75

possible par le fait que les fractales se trouvent dans une dimension intermeacutediaire entre ligne

(dimension 1) et surface (dimension 2) La fractale est drsquoune dimension drsquoapproximativement

126 Dans cette situation nous voyons que la proposition implicite laquo α une distance infinie ne

Le terme de fractale ne sera cependant inventeacute qursquoen 1974 par le Franccedilais Benoicirct Mandelbrot75

105

peut ecirctre contenue dans une surface finie raquo nrsquoest pas neacutecessaire Il y a donc une sortie possible de

la joute par la remise en question de cette proposition implicite et le deacutepart drsquoune nouvelle

arborescence (cf [FIG 11])

Nous nous interrogions au deacutebut de ce chapitre sur la diffeacuterence entre le philosophe et le

sophiste entre Socrate et Gorgias Nous le voyons ce nrsquoest pas tant la matiegravere mais bien la

maniegravere qui diffeacuterencie ces deux personnages Il ne srsquoagit pas drsquoune distinction entre le fond et la

forme mais bien entre ce qui est dit et la volonteacute sous-jacente agrave ce qui est dit La matiegravere

sophistique ressemble agrave srsquoy meacuteprendre agrave la matiegravere philosophique

Autant peut faire le sot celuy qui dit vray que celuy qui dit faux car nous sommes sur la maniere non sur la matiere du dire

(MONTAIGNE Les Essais III 8)

Le philosophe pense qursquoil existe un chemin exempt de toute contradiction il convient alors

de le chercher sans cesse Ce chemin conduit progressivement agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute La

suite des assertions que forment les croisements valideacutes par les tests dialogiques constitue un

discours vrai lrsquoadeacutequation entre la parole et lrsquoecirctre Le sophiste est le plus souvent dans une

approche ne deacutepassant pas le niveau de la joute elle-mecircme Il est dans un exercice de

deacutemonstration de son talent Une recherche qui srsquoeacutetendrait sur plusieurs anneacutees ne lrsquointeacuteresserait

donc pas puisque lrsquoauditoire nrsquoaurait ni la patience ni lrsquointelligence de profiter drsquoun tel spectacle

106

V EacuteTUDES DE CAS

Lrsquoeacutepreuve du dialogue

Apregraves avoir eacutelaboreacute un outil repreacutesentatif en deux temps (dialogique tabulaire des joutes et

arborescence meacutetaphysique) il convient maintenant drsquoemployer ce dernier non plus sur

quelques passages mais agrave une œuvre dans son inteacutegraliteacute Il srsquoagit pour nous de passer du

champs theacuteorique de lrsquoeacutelaboration de lrsquooutil agrave un aspect plus pratique de la mise en application

Les quelques citations que nous avons utiliseacutees auparavant ne confirment pas encore la veacuteraciteacute

de nos propos agrave lrsquoimage drsquoune course ce chapitre constituera pour notre meacutethodologie une

eacutepreuve drsquoendurance

Nous devons agrave preacutesent employer notre meacutethode repreacutesentative des cheminements

intellectuels socratiques agrave lrsquoun des dialogues de Platon Afin de faire drsquoune pierre deux coups il

nous semble meacutethodologiquement plus avantageux de prendre pour support un dialogue mettant

clairement en scegravene le combat de la philosophie et de la sophistique Pourtant la figure du

sophiste agrave travers celles de Gorgias tout comme celle de Protagoras ne saurait ecirctre suffisante

pour appuyer clairement nos thegraveses meacutetaphysiques deacuteveloppeacutees au chapitre preacuteceacutedent

Lrsquoensemble de lrsquoarborescence de la recherche de veacuteriteacute neacutecessite la figure du sophiste dans toute

sa splendeur un sophiste sans limite sans contrainte dont les propos seraient le reflet exact de sa

penseacutee un sophiste allant jusqursquoagrave renier lrsquoideacutee mecircme de morale Dans lrsquoensemble du corpus

platonicien un seul personnage incarne agrave merveille lrsquoensemble de ces principes il srsquoagit de

Calliclegraves Ce personnage preacutetendument fictif nrsquoapparaicirct que dans un seul dialogue le Gorgias

Le Gorgias possegravede un autre grand avantage par rapport agrave drsquoautres dialogues mettant en

scegravene des sophistes Lrsquoensemble des personnages sont veacuteritablement preacutesents contrairement agrave

Protagoras par exemple qui nrsquoest que laquo raconteacute raquo par Socrate dans le Theacuteeacutetegravete Cela nous

permettra drsquoappuyer davantage notre propos concernant le caractegravere theacuteacirctral des dialogues de

Platon Quoique notre meacutethode ne soit pas uniquement consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du Gorgias il nous

semble ici plus clair de prendre pour exemple une œuvre exempte drsquoexceptions Enfin la

progression du dialogue est agrave lrsquoimage de notre propre progression En partant drsquoune question sur

107

la nature de la rheacutetorique crsquoest-agrave-dire sur le fonctionnement des joutes dialectiques la reacuteflexion

se concentre progressivement vers la finaliteacute des actions agrave savoir la justice et le Bien Le plan du

dialogue est assez proche du plan de notre travail avec drsquoune part une reacuteflexion sur la

meacutethodologie formelle des joutes et dans un second temps une approche plus meacutetaphysique de la

question Crsquoest pour ces raisons que nous choisissons drsquoeacutetudier le Gorgias dans le cadre drsquoune

analyse approfondie

Notre eacutetude ne sera pas lineacuteaire et ne portera pas sur lrsquointeacutegraliteacute du dialogue Nous nous

concentrerons sur certains passages ougrave notre meacutethode permettra la mise en eacutevidence drsquoun sens

diffeacuterent de ce qursquoune lecture classique aurait pu proposer Nous devons avertir ici le lecteur le

Gorgias est une œuvre complexe abordant un grand nombre de theacutematiques (nature du tyran

mesures arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique art de gouverner etc) Nous nrsquoavons en aucun cas la

preacutetention drsquooffrir ici une analyse complegravete de ce dialogue Mecircme si nous ne pouvons pas faire

abstraction du sens lrsquoanalyse que nous proposons ici a simplement pour viseacutee de permettre la

visualisation concregravete de lrsquoapplication de notre meacutethode agrave un dialogue dans son inteacutegraliteacute

108

1 Gorgias nature de la rheacutetorique

Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e]

Quiconque lit le Gorgias est en droit de srsquointerroger sur la coheacuterence entre le titre et

lrsquoœuvre Gorgias nrsquoest certainement pas le personnage principal du dialogue ni de maniegravere

quantitative ni de maniegravere qualitative Quantitativement il repreacutesente la plus petite part du

dialogue quoique plus ou moins agrave eacutegaliteacute avec Polos mais loin derriegravere Calliclegraves

Qualitativement lrsquoeacutecart est encore plus profond et lrsquoargumentation entre Socrate et Gorgias

semble de surface en comparaison des derniegraveres lignes du texte Alors pourquoi lrsquoavoir appeleacute le

Gorgias Sans doute parce que le personnage de Gorgias constitue le point de deacutepart lrsquoeacutetincelle

neacutecessaire agrave lrsquoembrasement geacuteneacuteral que repreacutesente ce dialogue Il faut commencer par cette

premiegravere interrogation pour justifier lrsquoensemble du raisonnement Finalement le reste nrsquoest que

la suite logique le deacuteroulement presque matheacutematique de cette piegravece de theacuteacirctre en quatre actes

Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduira neacutecessairement agrave srsquointerroger sur lrsquoeacutevaluation de ce que

peut ecirctre le pire et cette derniegravere conduira elle aussi irreacutemeacutediablement agrave la deacutefinition du meilleur

Nous disions plus tocirct citant Anouilh que lrsquoensemble du corpus platonicien eacutetait une vaste mise

en scegravene tragique commenccedilant par le Parmeacutenide pour srsquoachever dans le Pheacutedon Mais le modegravele

reste le mecircme agrave lrsquoeacutechelle plus petite des dialogues Dans le cas du Gorgias la machinerie

tragique se met en place degraves la premiegravere phrase lanceacutee par Calliclegraves 76

Πολέμου καὶ μάχης φασὶ χρῆναι ὦ Σώκρατες οὕτω μεταλαγχάνειν

On dit cher Socrate que crsquoest ainsi qursquoil faut participer agrave une guerre ou agrave une bataille

(PLATON Gorgias 447a)

Il srsquoagit drsquoun dicton de lrsquoeacutepoque qui se rapproche de notre laquo arriver apregraves la bataille raquo

Cependant quand le lecteur connait la suite du dialogue il semble que le vocabulaire choisi

laisse peu de place au doute En arrivant laquo en retard raquo (ὑστεροῦmicroεν [447a]) Socrate a rateacute laquo la

fecircte raquo (ἑορτῆς) et ne peut plus que participer agrave laquo une guerre raquo (Πολέmicroου) ou agrave laquo une

bataille raquo (microάχης) La petite plaisanterie nrsquoest pas choisie au hasard Ainsi commence le dialogue

Agrave entendre ici comme laquo theacuteacirctrale raquo76

109

qui sous ses airs de fausse courtoisie va bientocirct devenir un veacuteritable combat drsquoune part oratoire

puis drsquoordre moral entre la philosophie et la sophistique

Le personnage de Gorgias ne se fait pas attendre pour montrer sa preacutetention et sa haute

estime de lui-mecircme Lors de la deacutemonstration qursquoil donnait peu avant lrsquoarriveacutee de Socrate le

sophiste srsquoengageait agrave laquo reacutepondre agrave toute [question] raquo (πρὸς ἅπαντα [hellip] ἀποκρινεῖσθαι [447c])

que lui poserait son auditoire Cela ravit Socrate qui ne montrait pas de reacuteel inteacuterecirct agrave lrsquoideacutee de

simplement entendre laquo la preacutesentation de nombreuses belles [choses] raquo (πολλὰ γὰρ καὶ καλὰ [hellip]

ἐπεδείξατο [447a]) comme les sophistes ont coutume de faire En effet la nuance est importante

et deacutefinit drsquoembleacutee la viseacutee du dialogue plus exactement ces quelques phrases reacutesument deacutejagrave en

substance le conflit agrave venir Le rheacuteteur incarneacute ici en la personne de Gorgias ne fait le plus

souvent qursquoun exposeacute un spectacle en quelque sorte lagrave ougrave le philosophe deacutesirerait un

interrogatoire Ceci est drsquoailleurs illustreacute agrave travers la tentative mdash ridicule mdash de Polos deacutesireux

de reacutepondre agrave Cheacutereacutephon agrave la place de Gorgias

mdash Νῦν δ ἐπειδὴ τίνος τέχνης ἐπιστήμων ἐστίν τίνα ἂν καλοῦντες αὐτὸν ὀρθῶς καλοῖμεν

mdash ὦ Χαιρεφῶν πολλαὶ τέχναι ἐν ἀνθρώποις εἰσὶν ἐκ τῶν ἐμπειριῶν ἐμπείρως ηὑρημέναι ἐμπειρία μὲν γὰρ ποιεῖ τὸν αἰῶνα ἡμῶν πορεύεσθαι κατὰ τέχνην ἀπειρία δὲ κατὰ τύχην ἑκάστων δὲ τούτων μεταλαμβάνουσιν ἄλλοι ἄλλων ἄλλως τῶν δὲ ἀρίστων οἱ ἄριστοι ὧν καὶ Γοργίας ἐστὶν ὅδε καὶ μετέχει τῆς καλλίστης τῶν τεχνῶν

mdash Maintenant puisqursquoil [le rheacuteteur] est instruit drsquoun certain savoir comment devons-nous lrsquoappeler avec justesse

mdash Ocirc Cheacutereacutephon de nombreux arts sont trouveacutes expeacuterimentalement chez les hommes agrave la suite drsquoexpeacuteriences Lrsquoexpeacuterience en effet fait avancer notre vie selon lrsquoart alors que lrsquoinexpeacuterience [la fait avancer] selon le hasard Or [les hommes] participent agrave chacun de ces [arts] les uns drsquoune maniegravere les autres drsquoune autre maniegravere mais les meilleurs [hommes participent] aux [arts] les meilleurs Gorgias en fait partie et il participe donc au plus beau des arts

(PLATON Gorgias 448c)

Agrave travers cette confuse tirade Polos essaie de semer le trouble autour de la question initialement

poseacutee Mecircme pour le locuteur grec la succession des termes laquo ἄλλοι ἄλλων ἄλλως raquo est un

moyen pour Platon de souligner comment Polos joue beaucoup avec les mots et qursquoil ne se

110

preacuteoccupe pas reacuteellement du sens Nous sommes lagrave dans une belle deacutemonstration de rheacutetorique

ougrave le public sera impressionneacute par la formule sans pour autant en avoir compris quelque chose

Ne demeure alors dans lrsquoesprit du spectateur que la conclusion agrave savoir que lrsquoart de Gorgias est

le plus beau et que ce dernier fait partie des meilleurs hommes

Comme Socrate le fait remarquer Polos ne reacutepond pas agrave la question mais fait simplement

un discours comme ceux auxquels il est laquo tregraves bien preacutepareacute raquo (καλῶς [hellip] παρεσκευάσθαι

[448d]) La diffeacuterence entre lrsquoactiviteacute du sophiste et lrsquoactiviteacute philosophique est ici marqueacutee non

pas par un raisonnement dialectique deacutejagrave agrave lrsquoœuvre mais simplement par le cours du dialogue

En effet le raisonnement sur la nature de lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoa pas encore pu commencer agrave

cause notamment de lrsquoincapaciteacute de Polos de reacutepondre agrave une question sans en deacutevier Pourtant en

ne sachant pas reacutepondre Platon reacutealise ici implicitement et par le biais de lrsquohumour une

premiegravere approche de lrsquoactiviteacute sophistique Nous pouvons deacutejagrave lire en substance ce que nrsquoest

pas la sophistique agrave savoir un moyen de raisonnement rationnel Le rheacuteteur agrave travers son

habitude des longs discours drsquoapparat nrsquoest finalement pas capable de tenir une discussion plus

de quelques reacuteponses sans ceacuteder agrave la tentation de lrsquoenvoleacutee oratoire Les propos de Polos

rejoignent parfaitement ce pour quoi Socrate ne montrait aucun inteacuterecirct lorsque Calliclegraves eacutevoquait

les laquo nombreuses et belles choses raquo de la preacutesentation de Gorgias Cette reacuteponse de Polos nrsquoest

pas une deacutefinition abstraite de la rheacutetorique mais bien au contraire une deacutemonstration par

lrsquoexemple agrave lrsquoinsu du rheacuteteur

Lrsquoopposition entre le dialogue socratique et la rheacutetorique est mateacuterialiseacutee par la remarque

(sur un ton faussement flatteur) de Socrate

Δῆλος γάρ μοι Πῶλος καὶ ἐξ ὧν εἴρηκεν ὅτι τὴν καλουμένην ῥητορικὴν μᾶλλον μεμελέτηκεν ἢ διαλέγεσθαι

Il mrsquoest eacutevident que Polos drsquoapregraves ce qursquoil vient de dire srsquoest exerceacute agrave [la technique] appeleacutee rheacutetorique plutocirct qursquoagrave dialoguer

(PLATON Gorgias 448d)

Nous devons insister degraves le deacutebut du dialogue sur le talent incontestable de Platon agrave joindre le

fond agrave la forme en opposant non pas seulement les activiteacutes philosophique et sophistique mais

en confrontant aussi les individus leurs repreacutesentants mutuels Lrsquoactiviteacute ne se distingue pas de

111

lrsquoindividu il y a une uniteacute substantielle entre le style de raisonnement et le style de la penseacutee ou

du comportement 77

Polos est mis drsquoembleacutee hors-jeu mdash du moins pour lrsquoinstant Le premier interlocuteur de

Socrate sera donc Gorgias mais il faut au preacutealable deacutefinir les regravegles preacutecises qui reacutegiront cet

entretien lrsquoobjectif eacutetant de ne pas sombrer agrave nouveau dans les tirades vides de sens de Polos

Socrate demande agrave Gorgias de srsquoengager agrave respecter le scheacutema laquo questions-reacuteponses raquo (τὸ microὲν

ἐρωτῶν τὸ δ᾽ ἀποκρινόmicroενος [449b]) et agrave ne faire que laquo de courtes reacuteponses raquo (ἀλλὰ ἐθέλησον

κατὰ βραχὺ τὸ ἐρωτώmicroενον ἀποκρίνεσθαι) agrave lrsquoinverse de lrsquoexemple de Polos Crsquoest uniquement

en respectant ces regravegles que les deux pourront laquo dialoguer raquo (διαλεγόmicroεθα) ensemble Bien que

Gorgias ne se reacutejouisse pas agrave lrsquoideacutee de reacuteduire la longueur de ses reacuteponses Socrate parvient

facilement agrave le faire accepter de se precircter au jeu En faisant paraitre la regravegle de la micrologie

comme un deacutefi reacuteveacutelant le talent de Gorgias ce dernier accepte en vrai professionnel du discours

sucircr que sa concision impressionnera lrsquoauditoire Nous voyons alors comment Socrate en jouant

innocemment avec les affects de ses interlocuteurs parvient agrave transformer doucement le dialogue

en un exercice dialectique Mais Gorgias ne srsquoarrecircte pas lagrave et deacutecide de retourner cet 78

inconveacutenient (impossibiliteacute de noyer son adversaire dans un flot de paroles) en un avantage

Gorgias reacuteduit ses reacuteponses agrave de simples laquo oui raquo ou laquo non raquo conceacutedant ainsi le moins possible agrave

Socrate

Things started in a very hospitable tone Being kindly asked to keep his answers as short as possible Gorgias begins the first game of the dialogue by answering nothing else than ldquoyesrdquo to Socratesrsquo first two questions (449d) When complimented by Socrates for his concision he says that it is answering in a ldquovery appropriaterdquo way (πάνυ ἐπιεικῶς 449d7)

(CASTELNEacuteRAC 2015 5)

Pour entrer dans un raisonnement rationnel de forme dialogique il faut neacutecessairement que

les reacuteponses soient reacuteductibles agrave des propositions vraies ou fausses Dans une reacuteponse longue

comme celle de Polos la conclusion arrive apregraves deacutejagrave un grand nombre de suppositions crsquoest-agrave-

Pierre Hadot parlerait ici de laquo mode de vie raquo (HADOT 1995)77

Remarquons que Socrate nrsquoeacutevoque cependant jamais la dialectique mais seulement le dialogue78

112

dire des propositions qui entreraient dans lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage Cependant si

chaque reacuteponse est de cette forme il ne devient plus veacuteritablement possible de dialoguer puisque

chaque reacuteponse repreacutesenterait agrave elle seule un systegraveme argumentatif entier Lrsquounique moyen serait

alors que lrsquoopposant prenne encore bien plus de temps pour deacutemontrer point par point la fausseteacute

des propos La meacutethode est connue des sophistes puisque comme nous venons de le dire il 79

faudrait toujours plus de temps pour contredire lrsquoensemble du raisonnement que pour simplement

lrsquoeacutecouter Dans le cadre drsquoun deacutebat en assembleacutee reacutegi par la clepsydre pareille technique

srsquoapparente agrave une meacutethode dilatoire Il faudrait tellement de temps pour prouver rigoureusement

la fausseteacute drsquoun monologue que lrsquoadversaire y renonce donnant ainsi lrsquoillusion drsquoun aveu de

faiblesse et par lagrave mecircme du seacuterieux du monologue de persuasion Socrate a donc eu avant mecircme

le deacutebut veacuteritable de lrsquointerrogatoire la bonne ideacutee de supprimer lrsquoune des armes de preacutedilection

du sophiste la macrologie Gorgias devra ecirctre concis dans ses reacuteponses

Nous voyons comment lrsquoironie socratique coupleacutee agrave son aveu drsquoignorance permettent dans

le deacutebut du dialogue de preacuteparer le terrain agrave un exercice philosophique digne de ce nom Lrsquoironie

socratique ne repose pas uniquement sur lrsquoaveu drsquoignorance (qui donne le sentiment agrave

lrsquointerlocuteur drsquoecirctre en position de force alors qursquoil est en reacutealiteacute en retard sur Socrate) et une

demande drsquoeacuteclaircissement sur un sujet donneacute Ici par exemple Socrate dissimule lrsquoexercice de

recherche sous la forme drsquoun jeu en utilisant intelligemment lrsquoarrogance et la preacutetention de ses

interlocuteurs afin notamment de leur faire accepter des contraintes neacutecessaires au bon

deacuteroulement de lrsquoexercice du dialogue Le lecteur se souviendra alors ce que nous disions plus

tocirct concernant les regravegles de lrsquoantilogie eacuteleacuteate Ce moment du dialogue sous couvert drsquoironie

permet une enreacutegimentation du dialogue Cette phase de transition est neacutecessaire et repreacutesente

selon nous le deacutebut de ce que la tradition nommera communeacutement dialectique En effet ce qui se

situe en amont de cette enreacutegimentation nrsquoappartient qursquoau dialogue ou du moins agrave la

preacuteparation psychologique des interlocuteurs ce qui se situe en aval et en deacutecoule logiquement

Agrave cet instant notre critique de la macrologie dans le cadre dialectique peut sembler contradictoire avec 79

les vastes monologues socratiques de la fin du dialogue Nous reviendrons plus tard sur la question de la macrologie et de la juste mesure de la parole

113

constitue la dialectique Il faut remarquer que durant tout le dialogue Socrate doit reacuteguliegraverement

maintenir ses interlocuteurs dans une condition psychologique adeacutequate

Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e]

Nous nous inteacuteressons maintenant agrave la suite du dialogue lrsquoentretien entre Gorgias et

Socrate Cet entretien est une excellente occasion de mettre en application lrsquooutil repreacutesentatif

preacuteceacutedemment deacuteveloppeacute Nous profitons de cet instant pour rappeler briegravevement ce que nous

recherchons Comme expliqueacute plus haut le raisonnement socratique repose sur la meacutethode eacuteleacuteate

de la recherche drsquoantilogies Cela a neacutecessiteacute lrsquousage drsquoun tableau de pointage crsquoest-agrave-dire une

liste de lrsquoensemble des assertions de lrsquointerlocuteur Plus le dialogue avance plus lrsquointerlocuteur

laquo inscrit raquo des assertions sur ce tableau Lrsquoelenchus est alors le moment ougrave deux informations

contradictoires figurent sur le tableau de pointage de lrsquointerrogeacute Socrate saisit lrsquooccasion pour

faire reconnaitre cette position comme impossible deacutefectueuse probleacutematique et donc

insoutenable en vertu des lois de la logique (notamment le principe de non-contradiction)

Lrsquoentretien commence Le point de deacutepart est simple Gorgias preacutetend ecirctre un grand

laquo orateur raquo (ῥήτορα [449a]) Il doit donc posseacuteder une science la laquo rheacutetorique raquo (ῥητορικῆς)

Lrsquoobjectif premier du dialogue est donc de connaitre la nature de lrsquoactiviteacute que lrsquoon appelle

rheacutetorique Socrate fait alors reconnaitre agrave Gorgias que srsquoil est orateur il peut alors former

drsquoautres orateurs crsquoest-agrave-dire transmettre le savoir qursquoil possegravede [449b] Socrate se permet ici

une parenthegravese Il profite de lrsquoexemple preacuteceacutedent donneacute par Polos pour demander agrave Gorgias de

ne pas reproduire la mecircme erreur agrave savoir se perdre dans un monologue trop long Il demande agrave

Gorgias de rester aussi concis que possible dans ses reacuteponses ce que ce dernier accepte (y voyant

ici un deacutefi suppleacutementaire)

ἀλλὰ ποιήσω καὶ οὐδενὸς φήσεις βραχυλογωτέρου ἀκοῦσαι

Je le ferai [reacutepondre par de courtes reacuteponses] et tu reconnaitras que jamais tu nrsquoas entendu parler plus briegravevement

(PLATON Gorgias 449c)

114

Socrate parvient donc par une bonne compreacutehension psychologique de son interlocuteur agrave

introduire une autre regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate qui est lrsquoabsence de technique dilatoire Socrate

demande alors sur quel objet porte la science de Gorgias

[hellip] ἴθι δή μοι ἀπόκριναι οὕτως καὶ περὶ τῆς ῥητορικῆς περὶ τί τῶν ὄντων ἐστὶν ἐπιστήμη

[hellip] vas-y reacuteponds-moi et [dis-moi] au sujet de la rheacutetorique sur quelles choses qui existent porte cette science

(PLATON Gorgias 449d)

Il srsquoagit drsquoune question de τέχνη Gorgias reacutepond que cette science porte laquo sur les

discours raquo (περὶ λόγους [449e]) Cependant cette reacuteponse est incomplegravete et Socrate tente de la

preacuteciser en lui imposant une borne neacutegative Gorgias complegravete en preacutecisant que la rheacutetorique

porte sur les discours qui ne concernent pas une laquo activiteacute manuelle raquo (χειρούργηmicroα [450b]) et

dont toute lrsquoaction et lrsquoaccomplissement passe par la parole Pour la diffeacuterencier des activiteacutes

purement theacuteoriques comme laquo lrsquoarithmeacutetique le calcul ou la geacuteomeacutetrie raquo (ἡ ἀριθmicroητικὴ καὶ

λογιστικὴ καὶ γεωmicroετρικὴ [450d]) Socrate pousse encore Gorgias agrave compleacuteter sa reacuteponse Il

finit apregraves une courte digression par deacutefinir la rheacutetorique comme laquo lrsquoart de la persuasion raquo (τὸ

πείθειν [452e])

La meacutethode est toujours la mecircme les reacuteponses de Gorgias sont incomplegravetes (ce qui est

deacutejagrave une technique dilatoire dans une joute le moins on en dit le moins lrsquoon est reacutefutable)

Socrate en profite et utilise des contre-exemples afin drsquoobliger son interlocuteur agrave preacuteciser sa

penseacutee et de lrsquoengager agrave soutenir quelque chose de veacuterifiable Lrsquoobjectif est de faire admettre un

nombre suffisant drsquoassertions agrave Gorgias afin drsquoavoir le plus drsquoeacuteventualiteacutes de mettre au jour une

contradiction Nous allons scheacutematiser lrsquoeacutetat actuel de lrsquoentretien entre Socrate et Gorgias et

utiliser notre meacutethode de repreacutesentation

115

FIG 12 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS 1 [449a - 452e]

Il y a trois grands moments au cours de la deacutefinition agrave lrsquoinstant [2] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet

comme eacutetant laquo les discours raquo (α) Agrave lrsquoinstant [4] il reacuteduit cela aux laquo discours theacuteoriques raquo (α2)

Lrsquoinstant [6] est un jugement de valeur la digression que nous eacutevoquions plus haut (α2x) que

Socrate neutralise [7] par lrsquoinvocation drsquoautres jugements possibles (f(x) g(x) et h(x)) agrave savoir le

meacutedecin le maicirctre de gymnase et le financier Enfin en [8] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet de la

rheacutetorique comme eacutetant laquo les discours persuasifs raquo (α26) Nous remarquons tregraves clairement le

processus que nous eacutevoquions plus haut qui consiste agrave pousser Gorgias agrave toujours preacuteciser son

propos crsquoest-agrave-dire agrave caracteacuteriser de plus en plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de la rheacutetorique (bien que

Gorgias ne soit pas dupe et agisse en connaissance de cause) Ce faisant Gorgias accumule les

possibiliteacutes de contradiction donnant des armes agrave Socrate pour la suite de lrsquoentretien

Cependant hormis la tentative du jugement de valeur en [6] lrsquoavanceacutee se fait de maniegravere

reacuteguliegravere et les tactiques dilatoires ou agrave caractegravere agonistique sont peu preacutesentes Gorgias semble

se prendre effectivement au jeu que lui propose Socrate fier de pouvoir reacutepondre agrave tout et sous

toutes les contraintes (fierteacute volontairement stimuleacutee par Socrate) La suite de lrsquoentretien gagne

en intensiteacute Socrate continue agrave relever certains eacuteleacutements prouvant le caractegravere incomplet de la

Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)

[1] A

[2] α [3] α11 α12 hellip αn

[4] α - α1 = α2 [5] α21 α22 hellip α2n

[6] α2x [7] f(x) g(x) h(x)

[8] α26

A Sur quel objet porte la rheacutetorique α discours

α1 discours portant sur une activiteacute manuelle α11 meacutedecine α12 gymnastique

α2 discours portant sur une activiteacute theacuteorique α21 algegravebre α22 geacuteomeacutetrie

x jugement de valeur α2x les plus belles choses α26 discours persuasif

f(x) ce que certains pensent de x g(x) idem h(x) idem

116

deacutefinition de Gorgias En effet lrsquoopposition que Gorgias deacutesire marquer entre les discours

persuasifs et lrsquoalgegravebre ou la geacuteomeacutetrie nrsquoest pas valide

FIG 13 CRITIQUE DE GORGIAS PAR SOCRATE [451e - 452e]

Pour reprendre notre eacutecriture preacuteceacutedente le rapport (α21 α22) ne α26 nrsquoest pas correct Le rapport

introduit par Socrate est (α21 α22) isin α26 En effet les discours persuasifs constituent un

ensemble dont lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie sont des eacuteleacutements La distinction de Gorgias opposant

lrsquoobjet de la rheacutetorique agrave lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie est donc invalide Les coups [6] et [8] de

Gorgias sont annuleacutes pour cette raison et la question de la distinction poseacutee en [5] est le dernier

coup en jeu Il nrsquoy a donc pas victoire de Socrate mais Gorgias est obligeacute drsquoavancer des eacuteleacutements

compleacutementaires de deacutefinition

Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b]

La nouvelle deacutefinition de Gorgias change le registre du dialogue La rheacutetorique comme

discours persuasif se deacuteroule dans laquo un tribunal un conseil ou une assembleacutees raquo (δικαστηρίῳ

[hellip] βουλευτηρίῳ [hellip] ἐκκλησίᾳ [452e]) et a pour objet laquo le juste et lrsquoinjuste raquo (δίκαιά τε καὶ

ἄδικα [454b]) Une dimension eacutethique entre dans le cours du dialogue Cette notion finira par

prendre la totaliteacute de lrsquoespace crsquoest-agrave-dire devenir la laquo cible raquo de Socrate Ce dernier preacutecise

alors son propos

Οὐ σοῦ ἕνεκα ἀλλὰ τοῦ λόγου ἵνα οὕτω προΐῃ ὡς μάλιστ᾽ ἂν ἡμῖν καταφανὲς ποιοῖ περὶ ὅτου λέγεται

Gorgias Socrate

(α21 α22) ne α26 (α21 α22) isin α26

117

Ce nrsquoest pas toi qui est en cause mais le dialogue je voudrais le voir progresser de faccedilon agrave rendre ce [dont nous] parlons totalement visible pour nous80

(PLATON Gorgias 453b)

Il deacutesire faire progresser la discussion mais nullement mettre en cause la personne de Gorgias

Cette preacutecision a son importance puisque le personnage de Socrate est clairement en train de

chercher par tous les moyens agrave contredire Gorgias Il faut donc rappeler que cette aspect

agonistique nrsquoest pas qursquoillusoire et qursquoil srsquoagit bien plutocirct drsquoune part entiegravere de la meacutethode de

recherche de la veacuteriteacute Socrate insiste sur le fait qursquoil nrsquoanticipera rien de la penseacutee de Gorgias ce

qui explique le fait que Socrate doive sans cesse proposer agrave Gorgias drsquoadmettre ou de refuser les

conseacutequences logiques de ses propos Ceci est en lien direct avec la regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate

que nous avions vu plus haut consideacuterant comme cible possible drsquoune contradiction (elenchos)

une thegravese clairement eacutenonceacutee par le Reacutepondant Ainsi mecircme si Socrate semble parler beaucoup

plus que son interlocuteur il srsquoagit bien drsquoun dialogue et Gorgias nrsquoest en rien un Yes-man 81

comme le supposerait certaines interpreacutetations Gorgias en acquiesccedilant assume la responsabiliteacute

de chaque assertion acquiesceacutee Il est pleinement actif dans le dialogue

Socrate fait distinguer agrave Gorgias la diffeacuterence entre laquo la croyance raquo (πίστις [454d]) qui peut

srsquoaveacuterer ou ne pas ecirctre vraie et laquo le savoir raquo (microάθησις) neacutecessairement vrai Les discours

persuasifs se divisent en deux cateacutegories ceux permettant lrsquoacquisition drsquoun savoir et ceux ne

produisant qursquoune simple croyance La rheacutetorique reconnait Gorgias fait partie de cette

deuxiegraveme cateacutegorie et ne peut produire que la croyance chez son auditoire Elle ne transmet pas

de savoir veacuteritable mais donne lrsquoillusion du vrai au public Ainsi la rheacutetorique ne fait pas

connaitre le juste et lrsquoinjuste Cette ideacutee est drsquoailleurs ce qursquoil deacutefend avec humour et non sans

talent dans son discours Sur le non-ecirctre que nous avons eacutetudieacute peu avant

Le mot visible nrsquoest pas anodin La veacuteriteacute chez les Grecs est un concept neacutegatif ἀλήθεια signifie laquo qui 80

ne peut ecirctre dissimuleacute raquo avec preacutesence de lrsquoα privatif et la racine du verbe λήθω laquo cacher masquer raquo Quand un propos devient clairement visible (καταφανές) crsquoest qursquoil nrsquoy a plus aucun voile drsquoignorance sur celui-ci plus aucune illusion lrsquoobjet est directement regardeacute pour ce qursquoil est Le lien avec le projet meacutetaphysique tel que nous le deacutefinissions plus haut est eacutevident Cela nrsquoest drsquoailleurs pas sans rappeler lrsquoalleacutegorie de la caverne dont lrsquoobjectif principal est drsquoavoir les objets reacuteels clairement en vue

Nous pensons agrave la critique de Gerald Press laquo Besides what is blocked from view when adopting 81

language such as laquo mouth piece raquo or laquo yes-man raquo is our own longing for a neat system or foolproof method instead of a messy conversation raquo (PRESS 2000 102)

118

Par la suite les questions de Socrate font admettre agrave Gorgias que dans le cas des reacuteunions

drsquoassembleacutes il serait bien plus pertinent de demander lrsquoavis drsquoexperts (i e lrsquoavis du meacutedecin

face agrave un problegraveme sanitaire lrsquoavis du constructeur de navires si lrsquoon se preacutepare agrave la guerre ou

enfin lrsquoavis de lrsquoarchitecte pour la construction de remparts) La question de Socrate est claire

dans quel cas devrait-on alors demander lrsquoavis de lrsquoorateur La reacuteponse de Gorgias bien que

compreacutehensible est assez surprenante Celui-ci ayant reconnu qursquoil faille se reacutefeacuterer au plus

compeacutetent dans son domaine deacuteclare qursquoil est cependant commun que lrsquoon srsquoen tienne agrave lrsquoavis

de lrsquoorateur mecircme si ce dernier nrsquoa aucune connaissance du sujet dont il parle Plus encore

Gorgias donne lrsquoexemple de son fregravere meacutedecin et deacuteclare ecirctre plus capable que lui pour

convaincre les malades de suivre ou non un traitement Gorgias deacuteclare mecircme que la rheacutetorique

laquo tient sous sa domination raquo (συλλαβοῦσα ὑφ᾽ αὑτῇ [456a]) laquo toutes les autres 82

puissances raquo (ἁπάσας τὰς δυνάmicroεις) La rheacutetorique ne serait ainsi subordonneacutee agrave aucune autre

discipline

Gorgias reconnait cependant qursquoil existe des orateurs malveillants Mais Gorgias refuse

drsquoassumer la responsabiliteacute car selon lui le maicirctre ne peut ecirctre tenu pour responsable des deacuterives

de son eacutelegraveve Agrave cet instant encore le cours du dialogue est interrompu par Socrate qui preacutecise la

viseacutee de sa meacutethode

τοῦ δὴ ἕνεκα λέγω ταῦτα ὅτι νῦν ἐμοὶ δοκεῖς σὺ οὐ πάνυ ἀκόλουθα λέγειν οὐδὲ σύμφωνα οἷς τὸ πρῶτον ἔλεγες περὶ τῆς ῥητορικῆς φοβοῦμαι οὖν διελέγχειν σε μή με ὑπολάβῃς οὐ πρὸς τὸ πρᾶγμα φιλονικοῦντα λέγειν τοῦ καταφανὲς γενέσθαι ἀλλὰ πρὸς σέ

Pourquoi dis-je cela Il me semble qursquoen ce moment que ce que tu exprimes nrsquoest pas tout agrave fait coheacuterent ni en accord avec ce que tu disais premiegraverement de la rheacutetorique Je crains donc de te reacutefuter jrsquoai peur que tu ne penses que lrsquoardeur qui mrsquoanime vise non pas agrave rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion mais bien agrave te critiquer

(PLATON Gorgias 457e [trad modif CANTO-SPENCER])

Il profite de cet instant pour rappeler une fois encore la diffeacuterence entre son projet et celui de la

sophistique en geacuteneacuteral Socrate semble percevoir une contradiction dans le discours de Gorgias

Litteacuteralement laquo sont rassembleacutees par elle raquo (voix passive) mais il srsquoagit bien de domination ce que 82

confirme la totaliteacute des traductions francophones et anglophones consulteacutees

119

et preacutecise alors que mecircme srsquoil met au jour une contradiction il ne faudra pas interpreacuteter cela sous

un aspect agonistique mais veacuteritablement dans une volonteacute de recherche commune Quoiqursquoil

srsquoagisse drsquoun rappel inteacuteressant des regravegles eacutethiques de lrsquoantilogique lrsquointerruption nous semble

permettre de srsquoassurer que son interlocuteur ne se sente pas tellement vexeacute qursquoil arrecircte

lrsquoentretien ce qui dans lrsquoantilogique est signe drsquoun eacutechec (sans interlocuteur la recherche devient

impossible)

Socrate demande agrave Gorgias de reprendre un nouvel eacutechange agrave partir de ce quil vient de

dire Il lui fait admettre que lrsquoorateur doit neacutecessairement avoir connaissance du juste Or

Gorgias reconnait aussi que celui qui connait le juste ne peut que devenir juste tout comme celui

qui connait la meacutedecine devient meacutedecin Agrave lrsquoeacutevidence cette assertion est loin de comporter un

aspect neacutecessaire mais Gorgias lrsquoaccepte sans broncher La contradiction est donc en place

Lrsquoorateur doit ecirctre juste alors qursquoil existe des orateurs qui ne sont pas justes Nous repreacutesentons

maintenant ce passage de maniegravere simplifieacutee selon notre meacutethode inspireacutee par la seacutemantique des

jeux afin drsquoeacuteclairer ce qui nous semble ecirctre un moment deacutelicat de lrsquoargumentation

FIG 14 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS [457A - 461A]

Ce passage est selon nous bien plus complexe qursquoil ne le laisse paraicirctre Le questionnement

repose sur ce qursquoest lrsquoart oratoire [1] Gorgias deacuteclare que lrsquoart oratoire est tout puissant et

Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)

[1] R

[2] (R gt J ) ⊢ [(R gt J ) sup (RJ ⋀ RnotJ)] [3] R sup KJ

[4] KJ [5] KJ sup notRnotJ

[6] notRnotJ [7a] notRnotJ ⋀ RnotJ

[7b] perp

Victoire de Socrate

R art oratoire J Justice

R gt J lrsquoart oratoire deacutepasse la justice KJ connaissance du juste

Rj lrsquoart oratoire doit connaitre le juste RnotJ lrsquoart oratoire ne connait pas le juste

120

transcende la justice (R gt J) Cette proposition est en fait un agreacutegat drsquoautres propositions 83

Cette transcendance de la justice est la conseacutequence du fait que la rheacutetorique consiste agrave enseigner

le juste et lrsquoinjuste alors que le maitre de rheacutetorique ne peut ecirctre consideacutereacute comme responsable si

ses eacutelegraveves sont injustes Il faut donc neacutecessairement une anteacuterioriteacute de la rheacutetorique sur la justice

(R gt J) sans quoi ces consideacuterations seraient impossibles Gorgias reconnait aussi qursquoil existe des

orateurs justes (RJ) et des orateurs non-justes (RnotJ) puisque la rheacutetorique deacutepasse la justice Il

srsquoagit donc pour Gorgias drsquoune implication ((R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)) Socrate fait alors reconnaitre agrave

Gorgias que la rheacutetorique implique une connaissance de ce que sont les choses justes [3] [4]

Mais Socrate deacuteclare aussi que la connaissance des choses justes supprime lrsquoeacuteventualiteacute drsquoecirctre

injuste [5] ce que Gorgias reconnait [6] Socrate remarque alors que Gorgias est en situation de

contradiction puisqursquoil soutient drsquoune part qursquoil existe des orateurs injustes et drsquoautre part que

lrsquoexistence de pareils orateurs est impossible [7a] Gorgias est donc reacutefuteacute [7b]

laquo οἱ δὲ microεταστρέψαντες χρῶνται τῇ ἰσχύϊ καὶ τῇ τέχνῃ οὐκ ὀρθῶς οὔκουν οἱ διδάξαντες πονηροί οὐδὲ 83

ἡ τέχνη οὔτε αἰτία οὔτε πονηρὰ τούτου ἕνεκά ἐστιν ἀλλ᾽ οἱ microὴ χρώmicroενοι οἶmicroαι ὀρθῶς raquo [457a]

121

Question sur le principe du tiers exclu

Nous voulons maintenant preacuteciser ce que nous disions plus tocirct concernant lrsquousage du tiers

exclu (drsquoapregraves Vlastos par exemple) Socrate pourrait tirer implicitement la conclusion que lrsquoart

oratoire ne transcende pas la justice not(R gt J) ce qursquoil ne fait pas

FIG 15 TABLE DE VEacuteRITEacute DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457a - 461a]

Lrsquoargumentaire de Socrate a pourtant permis de prouver que (RJ ⋀ RnotJ) eacutetait faux Dans le

premier cas ou cela est faux nous voyons que lrsquoensemble de la formule est inconsistante

lrsquoimplication nrsquoest pas valideacutee Dans le second cas lrsquoimplication est juste mais la formule de

deacutepart (R gt J) est cette fois agrave 0 Dans ce cas la formule est valide mais nrsquoest pas vraie puisqursquoil

srsquoagissait de la thegravese de deacutepart de Gorgias La conclusion serait juste si (RJ ⋀ RnotJ) est faux ou

impossible nous avons une preuve de not(R gt J) en accord avec le principe du tiers exclu Il

srsquoagirait donc drsquoune forme de raisonnement par lrsquoabsurde

FIG 16 ARBRE DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457A - 461A]

(R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)

1 1 1

1 0 0

0 1 1

0 1 0

(R gt J) ⊢C [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] [rarr eacutelim] R rarr KJ R

KJ rarr notRnotJ KJ[rarr eacutelim]

RnotJ notRnotJ[⋀ intro]

[not eacutelim]

[not intro]

RnotJ ⋀ notRnotJ

Contradiction perp

Reduction Ad Absurdum

Interdit en antilogique eacuteleacuteatenot(R gt J)

122

Nous remarquons que ce raisonnement serait valide Cependant cela ne serait pas vrai dans le

cadre de la recherche drsquoune veacuteriteacute ontologique au sens eacuteleacuteate un trop grand nombre

drsquohypothegraveses de deacutepart pourrait contenir des erreurs et donc ecirctre la source de lrsquoincoheacuterence

geacuteneacuterale du systegraveme Il ne srsquoagit pas pour Socrate drsquoune pure eacuteristique mais bien drsquoun projet 84

diffeacuterent Dans le contexte de la recherche de veacuteriteacute lrsquoerreur peut ecirctre dans lrsquoensemble de la

phrase de deacutepart (R gt J) ⊢I [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] et non pas seulement dans

lrsquohypothegravese (R gt J) Il serait donc dangereux de deacuteduire directement not(R gt J) sans remettre en

cause lrsquoensemble des autres hypothegraveses constituant le tableau de pointage de Gorgias (bien que

pour la plupart Socrate soit implicitement agrave lrsquoorigine des hypothegraveses) Le raisonnement par

lrsquoabsurde requiert une simplification binaire que lrsquoantilogique de Socrate refuse Pour cette

raison Socrate propose de continuer lrsquoentretien avec Gorgias [461a-b]

Nonetheless on my reading the first round (up to 457c) is a victory for Gorgias Socrates then kindly asks his elder to play another round (457c-458b) Since he pretends being able to answer any sort of question this is something Gorgias cannot refuse (458d-e see also 447c) Then Socrates will catch him in a contradiction (see 457e 461a 462b 463a) He takes no pride in doing so and thinks it would take many other rounds before seeing clearly into the subject

ταῦτα οὖν ὅπῃ ποτὲ ἔχει μά τὸν κύνα ὦ Γοργία οὐκ ὀλίγης συνουσίας ἐστὶν ὥστε ἱκανῶς διασκέψασθαι

ldquo by the dog Gorgias we should spend no small amount of time together before we fully inquire into the subject rdquo (461a7-b2)

(CASTELNEacuteRAC 2015 5)

Nous pouvons deacutesormais conclure cette premiegravere partie sur lrsquoentretien entre Socrate et le

personnage de Gorgias Plusieurs eacuteleacutements importants ont eacuteteacute releveacutes durant cette eacutetude Dans un

premier temps lrsquoironie socratique est un eacuteleacutement neacutecessaire pour deacuteclencher le dialogue il faut

neacutecessairement que le comportement de Socrate suscite une interrogation et donne envie agrave ses 85

eacuteventuels interlocuteurs de se prendre au jeu Pour pousser ses interlocuteurs dans les meacuteandres

drsquoun dialogue Socrate doit donc ruser en jouant sur leurs inteacuterecircts Dans notre exemple nous

avons vu par exemple que Socrate se permit agrave plusieurs reprises de complimenter Gorgias en

Cf supra II 2 laquo Le tableau de pointage raquo84

Lrsquoironie vient du verbe ἔίρων signifiant laquo interroger en feignant lrsquoignorance raquo85

123

preacutetendant que lrsquoexercice qursquoil lui proposait serait tregraves simple pour un orateur de son acabit Ce

passage obligatoire du dialogue et qui parfois revient au cours de lrsquoentretien est eacutetroitement lieacute agrave

la meacutethode maiumleutique la recherche de veacuteriteacute telle que la conccediloit Platon neacutecessite un

engagement personnel Pour Socrate le meilleur moyen drsquoobtenir lrsquoengagement personnel de son

interlocuteur consiste agrave lui donner une impression de faciliteacute Cette faciliteacute est un moyen pour

Socrate drsquoobtenir de ses interlocuteurs une plus grande spontaneacuteiteacute dans leurs reacuteponses

Dans un deuxiegraveme moment nous avons vu comment Socrate introduisit progressivement

un certain nombre de regravegles de discussion certaines avant le deacutebut du questionnement mais

drsquoautres pendant voire agrave la toute fin avant la reacutefutation finale Lrsquoenreacutegimentation du dialogue

vers la dialectique nrsquoest pas une illusion il srsquoagit drsquoune phase neacutecessaire Cette phase est

cependant tregraves variable en fonction de lrsquointerlocuteur de Socrate une grande part du travail

repose sur la psychologie de lrsquointerlocuteur de Socrate Nous pouvons pour justifier notre propos

prendre deux exemples Dans un premier temps lrsquoenreacutegimentation avec Polos passa en grande

partie par une lutte contre la macrologie lrsquoart de faire de longs discours visant agrave perdre son

interlocuteur dans un deacutedale de thegraveses En revanche lrsquoenreacutegimentation avec Gorgias semble bien

plus porter sur le respect mutuel et la bienseacuteance Il semble que Socrate ne deacutesire pas froisser

Gorgias alors qursquoil semble tout autant ne pas se preacuteoccuper de violemment contredire Polos

From the readerrsquos point of view things are getting both darker and funnier with Polos but the arguments are not getting better mostly for two reasons Firstly Polos makes it a matter of pride in his first speech he almost openly calls Gorgias a coward (461b5) and he scorns Socrates as we just saw In a word he is being hubristic Socrates meets him with due irony numerous times

(CASTELNEacuteRAC 2015 6)

Troisiegravemement nous avons remarqueacute comment la seacutemantique des jeux que nous avons

deacutecideacute drsquoemployer pour repreacutesenter certaines argumentations a permis de mettre en lumiegravere

lrsquoaspect strateacutegique de lrsquointerrogation socratique Comme le dit Polos il semble que lrsquoobjectif de

Socrate soit tout entier tourneacute vers la reacutefutation de son adversaire par la mise en eacutevidence drsquoune

contradiction Cependant Socrate ne reacutefute pas agrave proprement parler son adversaire il ne fait que

relever des contradictions Par la suite lorsque les contradictions deviennent trop nombreuses

124

lrsquointerlocuteur de Socrate deacutecide de se retirer de la discussion ou un nouvel interlocuteur fait

irruption Cependant nous ne pouvons pas parler de reacutefutations mais bien plutocirct de

contradiction Il srsquoagit drsquoailleurs du sens premier du terme ἔλεγχος qui avant de signifier

reacutefutation signifie simplement examen

Enfin le dernier moment de cette premiegravere eacutetude fut une deacutemonstration expeacuterimentale de

ce que nous eacutevoquions quant au principe du tiers exclu dans les joutes Lagrave ougrave les interpregravetes

virent le plus souvent des preuves par lrsquoabsurde nous nrsquoavons trouveacute que des contradictions Il

reste alors un pas entre lrsquoantilogie et le reductio ad absurdum pouvant potentiellement ecirctre

franchi en fonction du contexte Ce laquo pas raquo ne peut cependant ecirctre franchi de maniegravere

systeacutematique

125

2 Polos et Socrate mesures et morale

De Gorgias agrave Polos [461b - 466a]

Nous venons drsquoillustrer agrave lrsquoeacutechelle drsquoun entretien (du deacutebut du dialogue jusqursquoagrave la

contradiction) lrsquoaspect strateacutegique drsquoune joute dialectique Notre repreacutesentation a en effet pour

objectif drsquoinsister non pas sur le raisonnement dans son ensemble consideacutereacute comme un bloc

monolithique qui serait admis par deux protagonistes mais bien plutocirct comme un eacutechange

strateacutegique dont lrsquoobjectif final sera pour Socrate ou pour son adversaire la mise en eacutevidence

drsquoune contradiction dans le raisonnement adverse mdash ou de la coheacuterence de sa propre penseacutee

quoique chez Platon le fait de ne pas ecirctre Eacuteleacuteate reacuteduise grandement la probabiliteacute drsquoune tel

eacutevegravenement Cependant notre travail avait aussi pour conclusion lorsque nous nous eacutetions

interrogeacutes sur la diffeacuterence entre Socrate et les sophistes que la meacutethode socratique reposait

chez Platon tout du moins sur un projet drsquoenvergure tout orienteacute vers la recherche drsquoune veacuteriteacute

ontologique (et non plus strateacutegique) Nous allons donc saisir ce deuxiegraveme moment de la lecture

du Gorgias pour illustrer ce que nous appelons lrsquoarborescence de recherche ougrave chaque nœud

serait une joute dialectique Cette combinaison justifiera alors le nom geacuteneacuteral drsquoarborescence-

tabulaire pour notre outil de repreacutesentation En bref apregraves lrsquoeacutechelle microscopique de lrsquoentretien

avec Gorgias nous allons maintenant consideacuterer lrsquoeacutechelle macroscopique de lrsquoentretien avec

Polos en le replaccedilant dans un projet plus vaste

La suite de lrsquoentretien est drsquoailleurs assez diffeacuterente de ce qursquoil eacutetait jusque lagrave Socrate

ayant deacuteclareacute avoir deacutecouvert une contradiction chez Gorgias Polos deacutecide de prendre la relegraveve

Ce dernier srsquoindigne de la meacutethode socratique lrsquoensemble des rappels eacutethiques effectueacutes durant

ce premier moment ne suffisent pas agrave convaincre Polos de la bonne foi de Socrate Polos

reproche agrave Socrate drsquoavoir fait conceacutedeacute des propositions fausses agrave Gorgias afin de le pousser agrave la

contradiction

τοῦτο ὃ δὴ ἀγαπᾷς αὐτὸς ἀγαγὼν ἐπὶ τοιαῦτα ἐρωτήματα ἐπεὶ τίνα οἴει ἀπαρνήσεσθαι μὴ οὐχὶ καὶ αὐτὸν ἐπίστασθαι τὰ δίκαια καὶ ἄλλους διδάξειν

126

[crsquoest] cela qui te reacutejouit drsquoautant plus si crsquoest toi qui y pousse avec tes questions Vraiment te figures tu que lrsquoon contesterait savoir ce que sont les choses justes et les enseigner quand mecircme

(PLATON Gorgias 461c)

Pour Polos la malhonnecircteteacute est manifeste car il est impossible de pouvoir preacutetendre enseigner ce

qursquoest ou ce que nrsquoest pas le juste tout en ne le connaissant pas soi-mecircme Pour cette raison

Polos deacuteclare la contradiction caduque et la justifie par une laquo faiblesse raquo de Gorgias Socrate

deacutecide donc drsquoinviter Polos agrave prendre la place de Gorgias afin de constater si lui aussi tomberait

dans une pareille contradiction

καὶ νῦν εἴ τι ἐγὼ καὶ Γοργίας ἐν τοῖς λόγοις σφαλλόμεθα σὺ παρὼν ἐπανόρθου δίκαιος δ᾽ εἶ καὶ ἐγὼ ἐθέλω τῶν ὡμολογημένων εἴ τί σοι δοκεῖ μὴ καλῶς ὡμολογῆσθαι ἀναθέσθαι ὅτι ἂν σὺ βούλῃ [hellip]

Ainsi en ce moment mecircme si dans nos propos agrave Gorgias et moi il y a quelque chose drsquoinexact corrige-nous tu le dois Et je veux si nous nous sommes mis drsquoaccord sur un point qui te paraicirct faux que tu me fasses rejouer mon coup [hellip]

(PLATON Gorgias 461c-d [trad modif LAFFITTE])

Lrsquoironie socratique est encore une fois une neacutecessiteacute face agrave un personnage indigneacute et en colegravere

lrsquoart de la conversation neacutecessite au preacutealable la reacuteintroduction drsquoune perspective de recherche

commune crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour lrsquointerlocuteur de Socrate agrave continuer le dialogue Nous

remarquons ici encore comment cette recherche de veacuteriteacute semble adopter un caractegravere ludique

(au sens premier du terme) La reacutefeacuterence au jeu de pions nrsquoest drsquoailleurs pas un hasard il est clair

que Socrate et les sophistes jouent le mecircme jeu mais pour des motifs diffeacuterents Ce moment peut

donner lrsquoimpression (volontaire) que Socrate nrsquoest plus alors en train de chercher la veacuteriteacute mais

srsquoamuse simplement agrave reacutefuter les thegraveses de ses interlocuteurs agrave la suite (agrave lrsquoimage drsquoun Gorgias

preacutetendant pouvoir reacutepondre agrave toute question) Cette interpreacutetation nrsquoest pourtant que partielle

car il apparaicirct au delagrave de la satisfaction immeacutediate de la reacutefutation que Socrate deacutesire

neacuteanmoins arriver agrave une position finale exempte de toute contradiction La suite du dialogue

appuiera davantage ce point comme nous le verrons

Cependant chose remarquable les rocircles srsquoinversent agrave cet instant et Socrate entre dans la

posture du Reacutepondant Lrsquoobjectif de Platon est compreacutehensible apregraves avoir critiqueacute la position

127

de Gorgias il convient maintenant pour Platon agrave travers la figure de lrsquoauteur drsquoavancer sa thegravese

Comme toujours chez Platon il nrsquoy a pas de hasard en vertu notamment du postulat theacuteacirctral tel

que nous lrsquoeacutevoquions parmi nos hypothegraveses de recherche Cette transition est agrave lrsquoeacutevidence une

rupture manifeste dans la maiumleutique comme art de la recherche de veacuteriteacute Socrate nous montre

alors comment il convient drsquoagir dans une telle situation Il faut flatter lrsquoadversaire et donner

lrsquoillusion que celui-ci a le dessus sur la situation bien souvent les dialogues se concluent par un

malaise chez lrsquointerlocuteur celui-ci nrsquoayant pas eacuteteacute capable de deacutefinir son propre objet Voilagrave

alors tout lrsquointeacuterecirct de ce passage faussement eacutelogieux de Socrate vis-agrave-vis de la jeunesse

qursquoincarne Polos et ougrave Socrate espegravererait voir celui-ci le laquo corriger raquo de ses erreurs Seul le

lecteur naiumlf pourrait prendre ce passage au pied de la lettre Platon joue drsquoailleurs beaucoup de

lrsquoironie socratique pour non seulement eacuteclairer ce que nous disions plus haut mais aussi pour

discreacutediter certains personnages aupregraves du lecteur Ici par exemple Polos apparaicirct clairement

comme un personnage peu enclin agrave la discussion et encore moins agrave discerner lrsquoironie de la

sinceacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence la recherche de veacuteriteacute sur le monde par delagrave les preacutejugeacutes sensibles ne

sera pas simple avec ce personnage Pourtant Socrate se sacrifie Comme il est eacutecrit dans la

Reacutepublique au livre VII le philosophe doit retourner dans la caverne pour sortir les autres de

leur ignorance Crsquoest cela que Socrate reacutealise devant nous en ne renonccedilant jamais au dialogue

mais en lui donnant des regravegles pour que celui-ci ait un sens 86

La regravegle principale que Socrate deacutesire imposer est cruciale elle deacutefinit la condition mecircme

du dialogue la micrologie (que nous opposons agrave la macrologie agrave savoir lrsquoart des longs

discours) Socrate demande agrave Polos de continuer lrsquoentretien par de courtes questions et reacuteponses

condition sine qua non de la recherche dialectique selon lui Comme eacutevoqueacute lors de la premiegravere

intervention de Polos avant lrsquoentretien avec Gorgias les longs discours ne reacutepondent pas aux

questions ils permettent uniquement de perdre lrsquoadversaire (dans un contexte agonistique) dans

les meacuteandres drsquoun raisonnement trop long agrave reacutefuter Il est neacutecessairement plus long de reacutefuter un

raisonnement que drsquoeacutenoncer le raisonnement fallacieux lui-mecircme La macrologie est donc agrave la

Lrsquoenreacutegimentation du dialogue lui donne agrave la fois une direction crsquoest-agrave-dire oriente la recherche et 86

dans le mecircme temps la justifie en lui attribuant une signification Nous jouons alors sur la polyseacutemie du sens en franccedilais Par ces regravegles le dialogue devient senseacute et censeacute

128

fois un moyen de faire perdre le cours du dialogue agrave lrsquoadversaire et aux auditeurs mais aussi un

habile moyen pour gagner du temps car il devient impossible pour lrsquoopposant de prendre assez

de temps pour reacutefuter la totaliteacute de la proposition initiale Pourtant quiconque a lu le Gorgias ne

peut que srsquoeacutetonner drsquoune pareille argumentation de la part de Socrate qui le plus souvent

monopolise la parole et qui finira mecircme le dialogue par ne plus que parler seul face au

deacutesinteacuteressement de Calliclegraves Neacuteanmoins il faut ici garder agrave lrsquoesprit qursquoil srsquoagit avant tout du

principe maiumleutique et que pour cette raison Socrate parle beaucoup mais pas trop

Bien que nous allions revenir dans la derniegravere partie de notre travail sur les monologues

socratiques de la fin du Gorgias nous pouvons deacutejagrave eacutevoquer la raison principale de cette

diffeacuterence de traitement la juste mesure Quand bien mecircme Socrate parlerait parfois beaucoup 87

plus que Polos Gorgias ou Calliclegraves il ne parle jamais trop Socrate est toujours soit dans son

raisonnement soit dans une ironie dont la viseacutee est seulement de maintenir les conditions du

dialogue Agrave lrsquoinverse mecircme srsquoils parlent parfois peu il nrsquoempecircche que les sophistes ne sont pas

agrave chaque intervention dans le sens du dialogue lrsquoobjectif est avant tout pour eux de sortir

victorieux de lrsquoeacutechange Bien au contraire agrave de nombreuses reprises ceux-ci tentent de perturber

lrsquoauditoire et lrsquoadversaire afin de remporter la joute sans se preacuteoccuper de la justesse de leur

propos Plus preacuteciseacutement drsquoapregraves la conclusion de notre premier chapitre sur le fonctionnement

des joutes la veacuteriteacute des sophistes nrsquoest autre qursquoune simple strateacutegie gagnante En cela le simple

fait drsquoecirctre victorieux est un preuve temporaire de la veacuteraciteacute de lrsquoargumentation Cela ne

fonctionne plus chez Platon pour qui la veacuteriteacute nrsquoa drsquoautre juge que le reacuteel lui-mecircme Lrsquoexteacuterieur

de la caverne est le monde le plus reacuteel davantage reacuteel que les ombres projeteacutees sur le fond de la

salle La macrologie du sophiste (au sens geacuteneacuteral) est ainsi une strateacutegie dont lrsquounique objectif

est de deacutestabiliser lrsquoadversaire Crsquoest donc potentiellement une strateacutegie gagnante mais dans

lrsquooptique plus honnecircte de la recherche de veacuteriteacute comme absolu commun reacutesultant drsquoun effort de

dialogue cette macrologie est une consideacuterable perte de temps qursquoil faut impeacuterativement

eacuteradiquer Un bon dialogue repose sur la juste mesure du temps de parole mesure non pas

Agrave ne pas confondre avec la mesure du juste que nous allons aborder par la suite Nous nous inspirons 87

ici et pour la suite de maniegravere pousseacutee des travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot et notamment du chapitre VI de son ouvrage Platon lrsquoinvention de la philosophie deacutejagrave preacuteceacutedemment citeacute dans notre travail

129

arithmeacutetique (dureacutees toujours identiques) mais geacuteomeacutetrique (dureacutees toujours proportionnelles agrave

la neacutecessiteacute du propos) En cela les monologues socratiques de la fin du Gorgias respectent la

juste mesure quoique nous y reviendrons par la suite

Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b]

Nous nous concentrons maintenant sur un passage assez court et qui pourtant requiert une

vaste compreacutehension de lrsquoœuvre de Platon pour ecirctre pleinement abordeacute Apregraves un deacutebat

initialement sur la nature de la rheacutetorique Polos deacuteplace lrsquoobjet vers la puissance des orateurs

dans la citeacute Polos refuse cateacutegoriquement la critique de Socrate et deacuteclare que la supreacutematie de

la rheacutetorique vient de sa capaciteacute agrave rendre un homme tout-puissant dans la citeacute Il srsquoappuie alors

sur lrsquoargumentaire de Gorgias que lrsquoon trouve par exemple dans lrsquoEacuteloge drsquoHeacutelegravene et qursquoil vient

drsquoeacutenoncer (456a- 457c)

[hellip) la puissance eacuteminente de la rheacutetorique qui [] permet [au sophiste] dans le cadre drsquoun deacutebat public de lrsquoemporter sur nrsquoimporte qui y compris un speacutecialiste agrave nrsquoimporte quel sujet

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 171)

Il srsquoagit drsquoun argument de fait la deacutevaluation socratique est contredite par le constat empirique

de la toute puissance des rheacuteteurs dans la citeacute deacutemocratique ce qui a eacuteteacute eacutetabli par Gorgias agrave la

fin de la premiegravere joute Pour le rheacuteteur les plus grands hommes sont dans une citeacute

deacutemocratique les eacutequivalents des tyrans ceux-ci possegravedent droit de vie ou de mort sur les autres

citoyens Cette capaciteacute est lrsquoincarnation drsquoun pouvoir absolu pour Polos Pourtant Socrate

remarque que lrsquoassimilation de la puissance agrave un bien conduit les rheacuteteurs agrave nrsquoavoir aucune

puissance srsquoils ne peuvent atteindre un but valable La joute qui va suivre portera donc sur un

problegraveme de mesure opposant drsquoune part lrsquoargumentation empirique de Polos et lrsquoargumentation

rationnelle de Socrate (cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172)

Socrate va alors jouer le jeu de Polos afin de le contredire sur son propre terrain Il

commence par distinguer la connaissance rationnelle de lrsquoopinion Cet argument nrsquoest pas sans

rappeler le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature dont nous parlions un peu plus tocirct La

meacutethodologie eacuteleacuteate en grande partie agrave lrsquoœuvre dans la maiumleutique socratique passe par cette

130

distinction primordiale entre ce que les mortels croient et la veacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence lrsquoobjectif du

philosophe est de toujours deacutepasser lrsquoopinion afin de preacutetendre agrave une connaissance vraie sur le

monde Or le tyran comme le sophiste ne srsquoen tient qursquoagrave ses opinions et nrsquoa pas de jugement

vrai (au sens platonicien) sur le monde Ainsi ce dernier fait ce qursquoil croit ecirctre bien pour lui

mais nrsquoen a en fait aucune reacuteelle ideacutee Un homme preacutesenteacute comme theacuteorique et deacutepourvu

drsquointelligence laquo se tromperait presque ineacutevitablement et choisirait le pire pour lui raquo (SEacuteGUY-

DUCLOT 2014 172) Ainsi conclut Socrate quand bien mecircme la puissance serait un bien comme

le disait Polos cet homme incapable drsquoagir dans son propre inteacuterecirct serait incapable drsquoaller vers

un quelconque bien Lrsquoobjectif de la joute pour Socrate est donc le suivant prouver que le tyran

souffre drsquoune impuissance radicale (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172) En deacutemontrant ceci Socrate

reacutefutera Polos

Mais Polos refuse une distinction seacutemantique cruciale entre laquo faire ce que bon nous

semble raquo et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo Le rheacuteteur qursquoil est ne la refuse pas simplement mais en

profite pour rabaisser Socrate et traiter son argumentation de laquo pitoyable raquo Lagrave encore le

personnage de Socrate nous donne une leccedilon de patience et drsquoironie Bien plutocirct que de

srsquoeacutenerver Socrate reacutepond agrave Polos avec une fausse politesse eacutevidente Lrsquoobjectif est ici de ne pas

laisser le dialogue sombrer dans lrsquoeacuteristique qui reposerait plus sur des injures que sur des

arguments logiques Socrate parvient mecircme agrave revenir dans la position du questionneur (situation

ideacuteale puisque permettant de conduire lrsquoentretien bien plus facilement) En prenant lrsquoexemple

drsquoun malade prenant un meacutedicament non pas pour le plaisir de boire la potion mais pour son effet

curatif Socrate fait reconnaitre agrave Polos qursquoune action nrsquoest jamais faite pour elle-mecircme mais

seulement en vue de sa finaliteacute De la mecircme maniegravere les marins ne sillonnent pas les mers pour

le simple fait de sillonner les mers mais pour acqueacuterir des richesses Socrate opegravere ensuite une

tripartition entre les choses (dans le sens drsquoactions) quant agrave lrsquoeacutevaluation de leur viseacutee certaines

sont bonnes drsquoautres mauvaises et drsquoautres enfin neutres Polos reconnait cette division Mais

directement apregraves Socrate fait aussi conceacuteder agrave Polos que les actions neutres ne sont en fait

jamais une fin mais un moyen vers un bien Par exemple on ne marche pas pour marcher mais

pour se deacuteplacer aller agrave un endroit Ainsi mecircme si la marche en elle-mecircme est une activiteacute

consideacutereacutee comme neutre sa finaliteacute est celle drsquoune bonne action De la mecircme maniegravere Socrate

131

fait reconnaitre agrave Polos que mecircmes les pires actions telles que faire peacuterir un homme ou lrsquoexiler

ne sont jamais faites dans un autre but que notre propre bien Socrate vient ainsi de deacutefinir

quelque chose drsquoimportant pour la suite toute action bonne neutre ou mauvaise est toujours

accomplie dans le sens de ce que nous pensons pouvoir nous apporter un certain bien Par ce

raisonnement Socrate vient de lier intrinsegravequement toute action avec la volonteacute drsquoun bien

personnel pour lrsquoagent Cet eacuteleacutement est primordial il va permettre la mise en place des

paradoxes socratiques et par la suite la reacutefutation des positions de Polos

La distinction qursquoeffectue Socrate part du principe eacutetabli que toute action vise le bien pour

son agent Si le tyran dans sa toute puissance commet une action qui se reacutevegravele nuisible pour lui

alors il nrsquoa pas pu faire ce qursquoil voulait puisque celui-ci voulait neacutecessairement son propre bien

Nous voyons comment Platon joue avec la volonteacute ponctuelle drsquoune part et la volonteacute finale

drsquoautre part La volonteacute ponctuelle est lrsquoaction que lrsquohomme veut faire agrave un instant donneacute Mais

chaque action reacutesultant de la volonteacute ponctuelle srsquoinscrit dans un projet plus geacuteneacuteral de volonteacute

finale crsquoest-agrave-dire le bien de lrsquoagent En subordonnant toute volonteacute ponctuelle agrave la volonteacute

finale Socrate permet de distinguer clairement laquo faire ce que bon nous semble raquo (volonteacute

ponctuelle) et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo (volonteacute finale) Tout homme veut le bien mais son

ignorance ne lui permet pas toujours drsquoaccorder sa volonteacute ponctuelle et sa volonteacute finale La

critique de Socrate repose donc sur lrsquoignorance du rheacuteteur Le tyran qui ne sait pas peut tout

faire de faccedilon ponctuelle mais pas de faccedilon finale La connaissance du juste est neacutecessaire agrave

lrsquoomnipotence

Le rheacuteteur confond pouvoir et puissance potestas et potentia Le pouvoir est la reacutealiteacute du

tyran il srsquoagit de son champ drsquoaction son intensiteacute dans lrsquoacte En cela le tyran est lrsquohomme

avec le plus de pouvoir Le pouvoir rejoint lrsquoautoriteacute lrsquoeffet immeacutediat sur les autres La

puissance agrave lrsquoinverse est un rapport agrave soi passant par une connaissance du reacuteel Crsquoest agrave la fois un

savoir et une vertu Socrate est le personnage le plus puissant en accordant agrave la perfection ce

qursquoil veut agrave la reacutealiteacute du monde La fin de la puissance nrsquoest pas drsquoexercer un pouvoir sur autrui

mais sur soi Le sophiste absolu incarneacute par la suite par Calliclegraves est maitre de lrsquounivers sans

ecirctre maitre de lui-mecircme il est pur pouvoir La volonteacute de puissance implique de commander agrave ce

132

qui est en soi elle implique drsquoobeacuteir agrave ce qui est plus grand que soi Si nous deacutesirons ici prendre le

temps de la reacuteflexion sur ces notions de pouvoir et de puissance crsquoest avant tout pour insister sur

la faccedilon avec laquelle Platon parvient comme nous lrsquoeacutevoquions plus haut agrave joindre diffeacuterents

plans de sa penseacutee Comme nous lrsquoeacutevoquions la diffeacuterence entre le philosophe et le sophiste

repose dans sa pratique du dialogue sur la preacutesence pour le philosophe drsquoune finaliteacute deacutepassant

lrsquohorizon simple de la victoire de la joute oratoire De la mecircme maniegravere dans le Gorgias il

apparaicirct clairement que la distinction entre la puissance et le pouvoir relegraveve du mecircme problegraveme

Finalement tout ceci pourrait se reacutesumer agrave la partie de lrsquoacircme mise en avant selon le personnage

Dans le cas du philosophe toute lrsquoacircme est tourneacutee vers laquo les choses de lrsquointellect raquo (νοῦς) alors

que le tyran (crsquoest-agrave-dire le sophiste dans ce qursquoil est de plus extrecircme) tourne son acircme vers laquo les

plaisirs mateacuteriels raquo (ἐπιθυmicroία)

Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes

laquo Nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo La conclusion socratique semble intenable En effet

drsquoapregraves lrsquoensemble de ses positions Socrate semble deacutefendre lrsquoideacutee selon laquelle toute action a

pour finaliteacute le bien Mais la situation est indeacutefendable sur le plan juridique Comment peut-on

garder un systegraveme judiciaire reposant sur la responsabiliteacute des actes si toute injustice devient

neacutecessairement involontaire Ce problegraveme nrsquoen est pourtant pas un pour Platon nous deacutecidons

de regarder les thegraveses platoniciennes sous un aspect plus geacuteneacuteral En effet notre approche

dialogique nous a bien souvent conduit agrave ne voir dans les joutes socratiques que des strateacutegies

gagnantes vides de reacutealiteacutes Cependant le moment nous semble ici ideacuteal pour justifier au plan

large (crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble du corpus et non plus seulement drsquoune œuvre prise

isolement) que le personnage de Socrate est le vecteur de thegraveses platoniciennes Ces thegraveses

deacutepassent les apories de surface pour prendre un sens nouveau une fois pleinement remises dans

leur contexte

En vertu des thegraveses eacutenonceacutees dans lrsquoHippias mineur celui qui manque son objectif

volontairement est meilleur que celui qui le fait sans en avoir le choix Par exemple celui qui

court lentement par choix est un meilleur coureur que celui qui court lentement par neacutecessiteacute

133

mdash Ἐν δρόμῳ μὲν ἄρα πονηρότερος ὁ ἄκων κακὰ ἐργαζόμενος ἢ ὁ ἑκών mdash Ἐν δρόμῳ γε

mdash Dans la course celui qui fait un mauvais travail involontairement est plus mauvais que celui qui le fait volontairement mdash Oui dans la course

(PLATON Hippias mineur 374a)

Mais dans ce cas celui qui manquerait volontairement la justice de son action serait plus juste

que celui qui le ferait par erreur Lrsquohomicide volontaire serait par exemple moins grave que

lrsquohomicide involontaire du simple fait que dans le premier cas le criminel aurait eu conscience

de ce qursquoil eucirct fallu faire de juste mais aurait volontairement choisi lrsquoinjustice Nous voyons

combien la discussion entre Polos et Socrate est grave il ne srsquoagit plus simplement de deacutefinir

lrsquoactiviteacute des orateurs dans la citeacute mais de rendre raison drsquoun systegraveme juridique reposant sur

lrsquointentionnaliteacute des actes La distinction repose ici sur les deux termes preacuteceacutedemment citeacutes

laquo volontaire raquo (ἑκών [374a]) et laquo involontaire raquo (ἄκων) Le dialogue de lrsquoHippias mineur ne

propose ici aucune solution et se termine par une aporie Toutefois la difficulteacute est leveacutee dans un

autre dialogue le Protagoras (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 175)

ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν

Pour moi je suis agrave-peu-pregraves persuadeacute quaucun sage ne croit que qui que ce soit pegraveche de plein greacute et fait de propos deacutelibeacutereacute des actions honteuses et mauvaises mais ils savent tregraves bien que tous ceux qui commettent des actions de cette nature les commettent involontairement

(PLATON Protagoras 345d-e [trad modif COUSIN])

Le Gorgias se place donc agrave la suite de cette consideacuteration qui est que la volonteacute finale ne peut

ecirctre que le bien Il devient donc impossible de commettre une injustice involontairement ce qui

supprime de facto lrsquoaporie de lrsquoHippias mineur Mais cette solution qui supprime lrsquoinjustice

volontaire ne permet pas dans un systegraveme peacutenal de consideacuterer lrsquoinjustice involontaire comme

moins grave puisque lrsquoinjustice devient neacutecessairement involontaire Nous retrouvons ici lrsquoideacutee

deacutefendue par Aristote dans son Eacutethique agrave Nicomaque

134

ἔτι δὲ τί διαφέρει τῷ ἀκούσια εἶναι τὰ κατὰ λογισμὸν ἢ θυμὸν ἁμαρτηθέντα φευκτὰ μὲν γὰρ ἄμφω δοκεῖ δὲ οὐχ ἧττον ἀνθρωπικὰ εἶναι τὰ ἄλογα πάθη ὥστε καὶ αἱ πράξεις τοῦ ἀνθρώπου ltαἱgt ἀπὸ θυμοῦ καὶ ἐπιθυμίας ἄτοπον δὴ τὸ τιθέναι ἀκούσια ταῦτα

Et de plus quelle diffeacuterence fait-on si elles sont commises contre notre greacute entre les fautes de calcul et les fautes dues agrave lrsquoardeur Elles sont en effet agrave proscrire toutes les deux Or les fautes sans calcul semble-t-il ne sont pas moins humaines De sorte que sont aussi le fait de lrsquohomme les actions qui procegravedent de lrsquoardeur et de lrsquoappeacutetit Il est donc deacuteplaceacute de poser lagrave des actes non consentis

(ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque III 1 1111b1 [trad modif BODEacuteUumlS])

Nous devons alors nous tourner vers le dernier dialogue de Platon pour comprendre

comment sortir deacutefinitivement de lrsquoaporie et reacuteintroduire un systegraveme judiciaire capable drsquoagir

dans la citeacute Il srsquoagit des Lois IX

si nous voulons accorder le laquo nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo et les neacutecessiteacutes du systegraveme peacutenal nous ne pouvons affirmer qursquoil y a agrave la fois une injustice volontaire et une injustice involontaire Il srsquoagit drsquoun problegraveme dialectique tout reacuteside dans le choix de la bonne distinction agrave opeacuterer

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176)

Seacuteguy-Duclot remarque que la distinction ne repose plus sur lrsquoinjustice volontaire ou non mais

sur la notion de laquo dommage raquo (βλάβη [862a]) entre un dommage qui relegraveve de lrsquoinjustice et un

dommage qui nrsquoen relegraveve pas laquo Tout dommage nrsquoest pas une injustice il peut nrsquoecirctre qursquoun

dommage involontaire raquo (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176) Le lecteur devra alors remarquer la

pirouette fantastique opeacutereacutee par Platon qui plutocirct que de deacutemontrer que toute injustice est

involontaire deacutemontre agrave lrsquoinverse que lrsquoinjustice involontaire nrsquoexiste pas Ceci peut alors

sembler paradoxal et aller agrave lrsquoencontre de la thegravese deacutefendue plus tocirct consistant agrave renier

lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune volonteacute meacutechante Bien au contraire en srsquoappuyant sur la distinction que

nous avons preacuteceacutedemment eacutenonceacutee il apparaicirct clairement que tout le raisonnement repose sur les

ambiguiumlteacutes de certains mots La volonteacute nrsquoest pas simplement ce que lrsquoon deacutesire faire de maniegravere

immeacutediate mais ce vers quoi lrsquoon tend de maniegravere finale il srsquoagit de la diffeacuterence que nous

consideacuterions plus tocirct entre volonteacutes finale et ponctuelle Une injustice doit toujours ecirctre

volontaire puisque une injustice est la reacutesultante drsquoune action meacutediteacutee de maniegravere ponctuelle

135

comme moyen drsquoatteindre le bien Lrsquoinjustice est donc la cause drsquoune ignorance de la part de

lrsquoagent incapable de comprendre le lien reacuteel entre son action immeacutediate et ses conseacutequences

ultimes Ecirctre injuste crsquoest ne pas savoir ce qui reacutesultera de notre action Les dommages en

revanche ne sont pas neacutecessairement lieacutes agrave la volonteacute de lrsquoagent Il existe des dommages

involontaires lorsque les conseacutequences de lrsquoaction sont totalement impreacutevisibles En revanche

lrsquoinjustice est toujours volontaire puisque elle est un autre nom pour un laquo mauvais jugement raquo

En suivant notre raisonnement le lecteur pourra ecirctre surpris drsquoy voir surgir un autre

paradoxe apparement plus dur encore agrave deacutepasser Si lrsquoinjustice ne relegraveve pas drsquoune mauvaise

volonteacute mais drsquoune ignorance du bien comment peut-on condamner un homme pour son

ignorance Le problegraveme semble persister et aucun des dialogues eacutetudieacutes nrsquoapporte de reacuteponse agrave

cette question Les lois amegravene un premier eacuteleacutement de reacuteponse Lrsquoinjustice trouve sa source dans

le laquo cœur raquo (θυmicroός [863b] le laquo plaisir raquo (ἡδονή) et lrsquolaquo ignorance raquo (ἄγνοια) Selon Platon

lrsquoinjustice prend place quand lrsquoignorance conduit agrave prendre un plaisir pour le bien Nous pouvons

alors sortir du paradoxe en rapprochant ce raisonnement de ce que nous avions conclu agrave la suite

du livre VI de la Reacutepublique En effet la tripartition de lrsquoacircme et le dualisme ontologique sont la

cause reacuteelle de lrsquoinjustice mais aussi de sa responsabilisation Le cœur comme expliqueacute dans le

Phegravedre est la source du choix de vie chez lrsquohomme Il faut donc que lrsquohomme tourne tout entier

son cœur vers la raison et reacutesiste agrave la distraction de lrsquoeacutetalon noir les deacutesirs

ὅταν δ᾽ οὖν ὁ ἡνίοχος ἰδὼν τὸ ἐρωτικὸν ὄμμα πᾶσαν αἰσθήσει διαθερμήνας τὴν ψυχήν γαργαλισμοῦ τε καὶ πόθου κέντρων ὑποπλησθῇ ὁ μὲν εὐπειθὴς τῷ ἡνιόχῳ τῶν ἵππων ἀεί τε καὶ τότε αἰδοῖ βιαζόμενος ἑαυτὸν κατέχει μὴ ἐπιπηδᾶν τῷ ἐρωμένῳ ὁ δὲ οὔτε κέντρων ἡνιοχικῶν οὔτε μάστιγος ἔτι ἐντρέπεται σκιρτῶν δὲ βίᾳ φέρεται καὶ πάντα πράγματα παρέχων τῷ σύζυγί τε καὶ ἡνιόχῳ ἀναγκάζει ἰέναι τε πρὸς τὰ παιδικὰ καὶ μνείαν ποιεῖσθαι τῆς τῶν ἀφροδισίων χάριτος

Quand la vue dun objet propre agrave exciter lamour agit sur le cocher embrase par les sens son acircme tout entiegravere et lui fait sentir laiguillon du deacutesir le coursier qui est soumis agrave son guide domineacute sans cesse et dans ce moment mecircme par les lois de la pudeur se retient dinsulter lobjet aimeacute mais lautre ne connaicirct deacutejagrave plus ni laiguillon ni le fouet il bondit emporteacute par une force indomptable cause les disgracircces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le joug et au cocher les entraicircne vers lobjet de ses deacutesirs et apregraves une volupteacute toute sensuelle

136

(PLATON Phegravedre 254a [trad modif COUSIN])

Lrsquohomme est donc responsable de ce vers quoi il se tourne De plus les plaisirs sont une

image deacuteteacuterioreacutee du bien dans le monde sensible Il y a donc une plus faible proportion drsquoecirctre

dans les plaisirs sensibles que dans les strates supeacuterieures des plaisirs intelligibles Lrsquoinjustice est

donc la reacutesultante drsquoune mauvaise orientation de lrsquoacircme conduisant lrsquohomme agrave prendre une image

sensible pour une reacutealiteacute intelligible

Nous en sommes responsables parce que la laquo ligne raquo de lrsquoecirctre est verticale et paradoxalement non lineacuteaire Le bien nrsquoest pas un terme quelconque il correspond au sommet agrave la fois de lrsquoecirctre et de la connaissance et pourtant du fait de la non-lineacuteariteacute nous sommes libres de ne pas le suivre Il y a donc non pas une neacutecessiteacute de connaissance mais un devoir de connaissance

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 180)

Crsquoest drsquoapregraves ce laquo devoir de connaissance raquo que lrsquohomme peut juger et ecirctre jugeacute dans la citeacute Ce

que nous venons drsquoexpliquer ne couvre eacutevidemment pas la totaliteacute de la question morale chez

Platon loin srsquoen faut Cependant nous sommes deacutejagrave en possession de nombreux eacuteleacutements nous

permettant de comprendre de maniegravere plus claire le chemin parcouru Nous pouvons alors

repreacutesenter selon notre modegravele arborescent la totaliteacute du raisonnement effectueacute sur cette question

morale

137

FIG 17 REPREacuteSENTATION ARBORESCENTE DU PROBLEgraveME DE LrsquoINJUSTICE88

Cette repreacutesentation se lit du bas vers le haut La premiegravere aporie apparaicirct dans lrsquoHippias mineur

Socrate srsquoy interroge sur la diffeacuterence entre celui qui manque son but volontairement et celui qui

le manque involontairement Si cela fonctionne dans le cas de la course (un coureur qui va

volontairement lentement est meilleur qursquoun coureur condamneacute agrave ne pas aller vite) Socrate doit

reconnaitre que cela ne fonctionne plus dans le cas de la morale Tout du moins le problegraveme est

Nous utilisons dans cette repreacutesentation le symbole laquo perp raquo pour signaler une antilogie ou toute forme 88

drsquoinvaliditeacute du raisonnement (par exemple lrsquoincapaciteacute de juger un individu) On peut alors parler drsquoaporie plutocirct que drsquoantilogie

138

Hippias mineur

Protagoras

Lois IX

perp

perp

perp

perp

Gorgias

Reacutepublique Phegravedre

Celui qui commet une injustice volontairement est meilleur que celui qui le fait involontairement

Il est impossible de juger les hommes pour leurs actes car personne ne commet lrsquoinjustice volontairement

Toute injustice est

condamnable

Nul ne deacutesire lrsquoinjuste

comme finaliteacute mais

cer ta ins le deacutes irent

comme moyen

Lrsquohomme est responsable

de ce sur quoi il applique

son acircme

poseacute mais il ne trouve pas de reacuteponse satisfaisante Un eacuteleacutement de reacuteponse se trouve alors dans le

Protagoras ce qui permet de deacutepasser lrsquoaporie en eacuteclairant sous un autre jour le problegraveme La

thegravese deacuteveloppeacutee est la mecircme que celle qui sera reprise par la suite dans le Gorgias agrave savoir

qursquoen morale il est impossible de volontairement rater sa cible On ne peut pas viser ce que lrsquoon

ne considegravere pas ecirctre le bien ou agrave lrsquoinverse nos actions ne peuvent que viser ce que nous

consideacuterons ecirctre le bien Le problegraveme de lrsquoHippias mineur est donc en partie reacutesolu le problegraveme

nrsquoexiste pas Cependant une autre aporie fait son apparition dans ce cas comment peut-on

juger les hommes si ceux-ci ne peuvent que viser ce qursquoils considegraverent comme eacutetant le bien

Pour cette raison le Protagoras remplace une aporie theacuteorique par une aporie pragmatique Les

Lois IX nous donnent une reacuteponse mais agrave lrsquoextrecircme opposeacute de nos attentes Il ne srsquoagit plus de

faire la distinction entre injustice volontaire ou involontaire mais entre les dommages reacutesultant

drsquoune injustice ou non Ainsi Platon condamne tout dommage reacutesultant drsquoune injustice ce qui

est lrsquoinverse de ce que le lecteur imagine toute injustice est certes involontaire mais toute

injustice est condamnable La situation semble tout aussi aporeacutetique que preacuteceacutedemment quoique

les choses avancent Le Gorgias sans reacutepondre directement permet neacuteanmoins de percevoir la

penseacutee de Platon en filigrane il existe une distinction entre le moyen et la finaliteacute drsquoune action

On peut vouloir le mal comme un moyen pour arriver agrave ce que lrsquoon pense ecirctre le bien (comme

finaliteacute) Il est alors selon Platon condamnable de deacutesirer une action injuste mecircme dans

lrsquooptique finale du bien Pour justifier cette responsabiliteacute agrave deacutesirer lrsquoinjuste il faut enfin se

tourner vers la theacuteorie de lrsquoacircme dans la Reacutepublique et le Phegravedre Nous remarquons alors ce qui

fait lrsquouniciteacute et lrsquouniteacute de la thegravese platonicienne chaque raisonnement semble isolement

aporeacutetique Pourtant une fois reacuteinteacutegreacutees agrave un projet plus vaste plus large il devient clair que les

apories ne sont que des moments de la reacuteflexion Il est aussi remarquable que lrsquoaporie des Lois

trouve sa solution dans son double theacuteorique la Reacutepublique Lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutetait pas

lineacuteaire et toutes les reacuteponses ne se trouvent pas dans son dernier ouvrage Drsquoapregraves notre lecture

la Reacutepublique contient en elle les fondements theacuteoriques servant ainsi de reacuteponse aux autres

apories preacuteceacutedemment souleveacutees

Plus qursquoun simple choix visuel cette repreacutesentation arborescente vise selon nous agrave

montrer comment les apories locales disparaissent agrave lrsquoeacutechelle globale Nous le disions au deacutebut

139

de notre travail Platon est un dramaturge Dans ce cas il convient de lire un dialogue non pas

comme une piegravece entiegravere mais simplement comme une scegravene La succession des apories ou des

difficulteacutes ne repreacutesente pas la fin du raisonnement mais sa condition En cela lrsquoapproche de

Platon est dialectique car chaque problegraveme est consideacutereacute pour lui-mecircme puis replaceacute dans un

scheacutema de compreacutehension globale bien plus profond

140

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue

La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d]

Le dernier moment de notre travail portera sur la partie du dialogue entre Socrate et

Calliclegraves ainsi que sur le rocircle du mythe final dans la dialectique du Gorgias Bien que ce moment

soit le plus long dans le dialogue du Gorgias nous nrsquoy consacrerons pas autant de temps qursquoil

faudrait pour mener une analyse complegravete de ce passage En effet ayant deacutejagrave illustreacute le

fonctionnement de notre outil repreacutesentatif dans les deux preacuteceacutedentes parties nous preacutefeacuterons ici

nous consacrer aux caractegraveres plus uniques de lrsquoentretien entre Socrate et Calliclegraves agrave savoir le

rejet du dialogue par Calliclegraves ainsi que les recours mythologiques de Socrate Il semble en effet

neacutecessaire de srsquointerroger sur la preacutesence drsquoun mythe en guise de conclusion drsquoun dialogue

pourtant toujours plus rigoureux dans son application des regravegles de lrsquoeacutechange dialectique Nous

nous proposons de confronter le sens du mythe avec son contexte narratif afin drsquoen deacuteduire sa

viseacutee mais aussi son fonctionnement

Afin de comprendre la progression du dialogue nous devons dans un premier temps

comprendre les thegraveses avanceacutees par les deux partis Calliclegraves arrive agrave la suite de la reacutefutation de

Polos Ce que remarque drsquoembleacutee Calliclegraves crsquoest la valeur subversive des propos de Socrate

Pour Calliclegraves les thegraveses socratiques ne sont que des positions volontairement choquantes que

personne (pas mecircme Socrate) ne pourrait veacuteritablement consideacuterer comme vraie

Εἰπέ μοι ὦ Χαιρεφῶν σπουδάζει ταῦτα Σωκράτης ἢ παίζει 89

Dit moi Cheacutereacutephon Socrate est-il seacuterieux ou joue-t-il

(PLATON Gorgias 481b)

Il va en toute logique chercher parmi les preacuteceacutedents arguments de Polos la cause de sa

contradiction Cette erreur est en fait la mecircme chez Polos que chez Gorgias quelque temps

avant il srsquoagit drsquoun abus de conformisme (ou un manque de courage) qui les a empecirccheacute de

soutenir leur thegravese par honte laquo Il a eu honte de dire ce qursquoil pensait raquo (αἰσχυνθεὶς ἃ ἐνόει εἰπεῖν

[482e]) Calliclegraves en revanche ne srsquoembarrasse pas de sentiments il est plus laid de subir

Le terme laquo παίζει raquo est assez ambigu Ce dernier signifie agrave la fois jouer (litteacuteralement faire lrsquoenfant 89

laquo παῖς raquo) mais aussi se moquer (suivi de πρός)

141

lrsquoinjustice que de la commettre Cette honte reacutesulte de la preacutesence drsquoun auditoire et donc de la

pression de lrsquoopinion Il est impossible pour Gorgias et Polos de dire que Socrate a tort parce

que de pareils propos seraient risibles mdash voire condamnables mdash sur la place publique

Calliclegraves sort de la contradiction de Polos en invoquant la distinction entre

laquo nature raquo (φύσις [482e]) et laquo loi raquo (νόmicroος) Pour Calliclegraves Socrate piegravege ses interlocuteurs en

confondant nature et loi Ainsi commettre lrsquoinjustice est peut-ecirctre plus laid selon la loi mais pas

selon la nature les hommes fixent de maniegravere conventionnelle ce qui est laid Agrave lrsquoinverse dans

la nature ce jugement ne semble pas exister de la mecircme faccedilon la nature est par deacutefinition un

reacutefeacuterentiel hors des conventions Telle sera la position de Calliclegraves Dans cette perspective la

morale nrsquoest qursquoune ruse des faibles pour prendre le pouvoir sur les forts En fondant une justice

naturelle Calliclegraves deacutefend le droit du plus fort Il termine alors sa thegravese par la conseacutequence 90

ultime de sa position la philosophie nrsquoest qursquoune discipline intellectuelle qui ne saurait ecirctre la

finaliteacute de lrsquoeacuteducation des jeunes dans la citeacute Faire le choix de la philosophie crsquoest faire le choix

de la faiblesse voire laquo drsquoecirctre condamneacute agrave mort si [un individu malveillant] le voulait raquo ( [hellip] εἰ

βούλοιτο θανάτου σοι τιmicroᾶσθαι [486b])

Socrate reacutepond alors en preacutecisant lrsquoestime que ce dernier a pour un interlocuteur de la

qualiteacute de Calliclegraves

Εἰ χρυσῆν ἔχων ἐτύγχανον τὴν ψυχήν ὦ Καλλίκλεις οὐκ ἂν οἴει με ἅσμενον εὑρεῖν τούτων τινὰ τῶν λίθων ᾗ βασανίζουσιν τὸν χρυσόν [hellip]

Si je me trouvais ayant une acircme en or Calliclegraves ne crois-tu pas que je devrais me reacutejouir de trouver quelqursquoune de ces pierres par laquelle ils eacuteprouvent lrsquoor [hellip]

(PLATON Gorgias 486d)

Calliclegraves gracircce agrave ses positions theacuteoriques extrecircmes repreacutesente une chance pour Socrate Il est

lrsquounique moyen pour le philosophe de tester son art dialectique jusqursquoau bout gracircce agrave la

coheacuterence de ses preacutemisses par rapport au problegraveme de Polos Gorgias et Polos avaient fait 91

Il convient ici de remarquer combien la thegravese preacutesenteacutee est extrecircme et ne reflegravete pas ce qui serait une 90

laquo penseacutee sophistique raquo geacuteneacuterale chez Platon Dans La Reacutepublique I Thrasymaque deacutefinit les lois selon une approche qui se fonde davantage sur lrsquoempirisme et le pragmatisme les lois sont passeacutees et preacutevalent en soit elles sont un avantage mdash et non pas parce quelles iraient dans lrsquointeacuterecirct du plus fort

Cf supra I3 laquo La meacutethode eacuteleacuteate raquo la dokimasie comme test de validiteacute91

142

preuve de gegravene agrave lrsquoideacutee drsquoassumer la totaliteacute des conseacutequences logiques de leur position initiale

mdash qui ne portaient pas sur le mecircme sujet Mais Calliclegraves ne craint rien quant agrave lrsquoavantage de la

rheacutetorique pour la vie bonne il se permet drsquoaller au fond de sa penseacutee quitte agrave proposer un

monde sans autre fondement que la force

Comment peut-on comprendre ce rapport entre philosophie et sophistique Il semble

drsquoune part que le philosophe combatte avec ardeur les sophistes ce dernier doit agrave tout prix

eacuteradiquer leurs thegraveses afin de faire reacutegner un ideacuteal de justice dans la citeacute Pourtant il apparaicirct

comme un besoin pour le philosophe de se confronter agrave lrsquoextreacutemisme morale des sophistes afin

drsquoeacutevaluer ses propres thegraveses En drsquoautres termes le philosophe peut utiliser le sophiste car ce

dernier est un excellent moyen de tester la validiteacute des positions du philosophe

Lrsquoenjeu du dialogue pour le philosophe est donc double il faut soigner lrsquoautre de ses

mauvaises opinions en tentant de le convaincre et se soigner soi-mecircme en eacuteradiquant les thegraveses

invalides de notre raisonnement Pour ce faire il faut neacuteanmoins que le sophiste srsquoengage agrave

respecter les regravegles de lrsquoentretien dialectique Crsquoest lagrave toute la difficulteacute pour le philosophe le

seul apte agrave lui apporter un gain en veacuteriteacute est le sophiste mais ce dernier ne se laisse pas

facilement convaincre de participer agrave un tel exercice Il faut donc user de ruse (fausse naiumlveteacute

flatterie) pour conduire le sophiste agrave accepter de jouer le rocircle de lrsquoopposant Mais il faut de plus

user de ruse pour que ce dernier ne transforme pas le dialogue en une eacuteristique sans inteacuterecirct

Lrsquoironie socratique peut ainsi ecirctre deacutefinie comme lrsquoensemble des proceacutedeacutes hors du dialogue

mais qui rendent ce dialogue possible et feacutecond Le philosophe est condamneacute agrave revenir dans la

caverne pas seulement pour convaincre les autres mais pour se convaincre lui-mecircme drsquoecirctre sucircr

qursquoil ne confonde pas une ombre sensible avec une reacutealiteacute du monde intelligible Le sophiste en

vouant un culte aux ombres est le meilleur adversaire pour accomplir cette catharsis

intellectuelle

Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c]

Socrate remarque une ambivalence autour de la notion de force dans les propos de

Calliclegraves ce dernier confond laquo supeacuterieur raquo (τὸ κρεῖττον [488d]) laquo meilleur raquo (τὸ βέλτιον) et

143

laquo plus fort raquo (τὸ ἰσχυρότερον) Si la loi de nature place le pouvoir dans les mains des plus forts

alors la deacutemocratie est une eacutevolution naturelle de ce transfert de force En somme dans une

deacutemocratie il serait faux de dire que le pouvoir est deacutetenu par les faibles puisque la loi de nature

implique neacutecessairement que celui qui ait le pouvoir soit le plus fort Ainsi lrsquoordre de nature ne

peut qursquoecirctre neacutecessairement respecteacute puisque la force devient une condition a posteriori de

lrsquoapplication du pouvoir Pour le dire autrement avoir le pouvoir conduit neacutecessairement agrave ecirctre le

plus fort puisque la deacutefinition du plus fort est justement drsquoecirctre celui qui a le pouvoir La

deacutemocratie ne peut plus ecirctre le pouvoir des faibles la formule devient contradictoire

Il peut sembler ici que Socrate joue sur les mots mais cela nrsquoest pas vain Lrsquoobjectif de

Socrate contre Calliclegraves comme plus tocirct contre Gorgias et Polos est de pousser ses

interlocuteurs agrave preacuteciser le plus leur penseacutee Ainsi devient-il plus simple pour Socrate de mettre agrave

jour une contradiction dans lrsquoensemble des thegraveses de Calliclegraves

En poussant Calliclegraves agrave deacutefinir davantage sa penseacutee et plus preacuteciseacutement agrave deacutefinir avec un

maximum de rigueur son concept de force Socrate entrevoit la possibiliteacute drsquoy trouver une

contradiction pour la suite de lrsquoentretien Nous voyons comment lrsquoexercice du dialogue se

diffeacuterencie du simple discours de lrsquoorateur qui emploie des termes volontairement vagues et peu

deacutefinis afin de ne pas srsquoengager dans les conseacutequences de ses propos Ecirctre preacutecis crsquoest assumer

les conseacutequences logiques de ses propos Il faut donc parler peu mais parler bien (ce qui

srsquooppose agrave la macrologie de Polos par exemple mais pas au monologue de Socrate de la fin du

discours qui bien qursquoeacutetant parfois tregraves longs ne sont jamais trop longs selon Platon autrement

dit rien dans les propos de Socrate nrsquoest superficiel mais tout contribue soit au raisonnement en

lui-mecircme soit aux proceacutedeacutes meacuteta-dialogiques de maintien de lrsquoesprit dialectique)

Suite agrave cette remarque Calliclegraves explique que les plus forts seraient les plus laquo intelligents

et les plus courageux pour diriger une citeacute raquo (τοὺς φρονίmicroους εἰς τὰ τῆς πόλεως πράγmicroατα καὶ

ἀνδρείους [491c]) Cette intelligence comme qualiteacute agrave bien gouverner serait la raison pour

laquelle ces derniers profitent drsquoavantages dans la citeacute Agrave cela Socrate nuance le propos de son

adversaire srsquoil est eacutevident que la gouvernance revienne aux plus aptes agrave gouverner cela ne

devrait en rien justifier que ceux-ci jouissent de privilegraveges Il ne srsquoagit pas de gouverner dans son

144

inteacuterecirct personnel mais dans une perspective geacuteneacuterale dans laquo lrsquointeacuterecirct de tous raquo Entre alors une 92

nouvelle preacutecision de la part de Calliclegraves qui dans le cadre du dialogue amegravene en substance le

moyen de la reacutefutation finale (nous devons cependant rappeler combien lrsquoensemble de

lrsquoenchaicircnement du dialogue est en soi une suite neacutecessaire drsquohypothegraveses conduisant

systeacutematiquement agrave la deacutecouverte drsquoune antilogie lrsquoensemble du dialogue est le moyen de la

reacutefutation finale puisque chaque assertion repose sur la preacuteceacutedente et introduit la suivante)

Calliclegraves annonce que ceux qui gouvernent doivent jouir de privilegraveges dans la mesure ougrave il sont

laquo les plus ambitieux les plus deacutetermineacutes raquo Calliclegraves entend par lagrave que la gouvernance ne saurait

ecirctre reacuteduite agrave un simple savoir-faire il faut du deacutesir de la passion (surtout quand on pense au

contexte de la deacutemocratie atheacutenienne et de ses nombreux exemples de coups drsquoeacutetat crimes

politiques etc)

Il se fait alors de plus en plus sentir une certaine lassitude de Calliclegraves voire un

eacutenervement agrave reacutepondre aux thegraveses socratiques Ce moment nrsquoest pas anodin et si le caractegravere de

Calliclegraves preacutefigure son abandon du dialogue par la suite nous deacutesirons ici nous interroger quant

aux causes de cet eacutenervement Une observation du scheacutema dialogique est ici neacutecessaire

Calliclegraves reacutepondant aux questions poseacutees par Socrate fait des assertions Ces assertions ont pour

objectif drsquoecirctre geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre agrave mecircme de fonder une theacuteorie qui ne soit pas

restreintes agrave certaines conditions Socrate reacutecupegravere ensuite cette assertion et en teste la validiteacute

en prenant des exemples concrets Bien souvent ces exemples proviennent de la vie courante du

quotidien Le mouvement intellectuel est donc double Dans un premier temps lrsquoesprit srsquoeacutelegraveve

vers des theacuteories geacuteneacuterales (la tradition dirait des Ideacutees) puis dans un second temps lrsquoesprit

redescend et applique au reacuteel ces theacuteories Lrsquoeacutenervement de Calliclegraves survient alors quand

Socrate applique les theacuteories de son interlocuteur agrave des exemples triviaux peu glorieux Alors

que la discussion porte sur des concepts de la plus haute importante comme le bien ou le beau

Socrate confronte les theacuteories ainsi fondeacutees agrave des cas bien particuliers tels que les cordonnier ou

les malades chez le meacutedecin Il y a un retour vers le reacuteel une neacutecessiteacute pour Socrate que la

Lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral eacutevoqueacute ici par Socrate nrsquoest pas sans rappeler ce que sera le laquo bien commun raquo chez 92

Rousseau

145

penseacutee prenne place dans notre monde et ne reste pas seulement au niveau purement theacuteorique

Calliclegraves ne supporte pas ce retour vers le reacuteel et voudrait rester au plan purement speacuteculatif

Il est assez paradoxal de voir comment Platon que la tradition a deacutefini comme le penseur

du ceacuteleste celui qui pointe le ciel du doigt est en fait le philosophe du banal du vulgaire (au

sens latin) La philosophie de Platon nrsquoest pas seulement une contemplation de ce que le monde

devrait ecirctre et ce qursquoimporte comment il est mais bien la penseacutee de ce que le monde est Que

lrsquoon songe agrave Rousseau qui introduit son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute

parmi les hommes en deacuteclarant laquo Commenccedilons donc par eacutecarter tous les faits raquo (ROUSSEAU

1754) Agrave lrsquoinverse Platon pense le monde dans sa totaliteacute et dans sa reacutealiteacute La philosophie nait

chez Platon de cette friction entre lrsquoinfiniment petit et lrsquoinfiniment grand Si cette friction est

feacuteconde chez le philosophe elle est en revanche tregraves douloureuse pour son adversaire Que nous

pensions une fois encore agrave lrsquoimage de la pierre de touche pour eacutevaluer lrsquoor de lrsquoacircme de Socrate

il convient de rayer lrsquoacircme de Calliclegraves ou de supposer que celui-ci soit plus fort que Socrate

Par la suite Socrate effectue un deacutecalage profond de lrsquoaction de gouverner les autres agrave

celle de se gouverner soi-mecircme Cette ambition comme laquo volonteacute de puissance raquo pour 93

paraphraser Nietzsche nrsquoest-elle pas la preuve drsquoune incapaciteacute agrave reacutesister agrave ses deacutesirs En faisant

de cette laquo ambition raquo la qualiteacute des grands hommes Calliclegraves est dans lrsquoeacuteloge de lrsquointempeacuterance

Or il existe pour Socrate une correacutelation neacutecessaire entre tempeacuterance et justice Degraves lors crsquoest

sur ce nouveau point que la suite du dialogue portera Peut-on gouverner aux autres sans pouvoir

se gouverner soi-mecircme Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduit finalement agrave une eacutevaluation de

lrsquoheacutedonisme comme principe de vie Comme agrave plusieurs reprises dans le dialogue nous voyons

comment se dessine en toile de fond les theacutematiques centrales drsquoautres grands dialogues

theacuteoriques notamment la Reacutepublique et le Phegravedre Il srsquoagit finalement de la question morale de

toute la penseacutee platonicienne qui se pose maintenant vaut-il mieux vivre selon la raison ou selon

Lrsquoideacutee selon laquelle Calliclegraves serait lrsquoincarnation de lrsquouumlbermensch nietzscheacuteen (faisant lrsquoeacuteloge de la 93

Wille zur Macht) nrsquoest pas nouvelle Cette lecture relegraveve pourtant selon nous drsquoune approche biaiseacutee de Nietzsche Si pour se deacutepasser le surhomme doit avoir compris ce qui deacutefinit pleinement laquo lrsquohomme raquo alors il apparaicirct clairement que Nietzsche ne deacutefend en rien une orientation de lrsquoacircme vers les ἐπιθυmicroία mais bien au contraire un rapport agrave la pleine compreacutehension de soi Dans le cas du Gorgias le seul personnage proposant le deacutepassement de soi par la compreacutehension de sa nature est Socrate (Γνῶθι σεαυτόν) Nous devons cependant preacuteciser combien laquo chercher Nietzsche raquo dans Platon est anachronique

146

les deacutesirs Nous connaissons deacutejagrave la reacuteponse que le dialogue apportera il existe pour Platon une

insatiabiliteacute neacutecessaire du deacutesir Il convient alors drsquoexercer son acircme agrave respecter sa partie la plus

noble afin de privileacutegier les plaisirs intellectuels Lrsquoexercice socratique nrsquoest donc pas une simple

recherche de veacuteriteacute mais possegravede aussi mdash et surtout mdash une porteacutee peacutedagogique Bien que les

recours de cette peacutedagogie puissent sembler contre productifs chez certains interlocuteurs la

honte et lrsquoironie ont pour vocation de solliciter chez lrsquoautre lrsquoenvie de la recherche de veacuteriteacute et

lrsquoabandon (dans une certaine mesure) des plaisirs uniquement mateacuteriels mdash ou charnels ce

qursquoillustra Socrate en preacutefeacuterant connaitre lrsquoacircme drsquoAlcibiade plutocirct que son corps et idem avec le

jeune Charmide

Enfin il convient de srsquointeacuteresser au premier recours mythologique du dialogue Socrate

pour illustrer son point prend pour reacutefeacuterence la fameuse image du tonneau des Danaiumldes Le

sage est dans un eacutetat drsquoautosuffisance ses tonneaux sont toujours parfaitement pleins Agrave

lrsquoinverse lrsquohomme deacutecrit par Calliclegraves agrave cause de son ambition radicale et de son deacutesir de

puissance est condamneacute agrave remplir eacuteternellement un tonneau dont le fond est perceacute Si la

meacutetaphore ne semble pas compliqueacutee agrave comprendre dans le contexte du dialogue il nous importe

cependant de comprendre la valeur que ce mythe peut avoir dans le cheminement dialectique Il

faut drsquoailleurs commencer par le plus important Calliclegraves ne sera pas convaincu par ce mythe

Pour ce dernier le plaisir ne consiste pas dans le fait drsquoavoir des tonneaux pleins mais

dans celui de les remplir Il faut donc toujours avoir un tonneau agrave remplir sans quoi cet

laquo asceacutetisme raquo incarneacute par le sage socratique conduirait les objets inertes agrave ecirctre les plus heureux

du monde Mais si le mythe ne permet pas ici de convaincre nous voyons cependant comment ce

dernier tente de persuader Nous caracteacuterisons ce scheacutema mythologique de persuasif Ce mythe

continue lrsquoexercice dialectique car il srsquointegravegre agrave lrsquoeacutevidence dans le cours du dialogue et soutient

une argumentation (agrave lrsquoinverse des mythes drsquoHeacutesiode par exemple qui nrsquoentrent pas dans une

dialectique mais dans un reacutecit du monde) Le mythe sert ici drsquoillustration il prolonge la reacuteflexion

par une image mais ne permet pas drsquoaller plus loin En drsquoautres termes le recours au mythe nrsquoest

pas neacutecessaire sur le plan de lrsquoargumentation mais est un recours psychologique permettant

drsquoillustrer simplement ce que lrsquoesprit peut avoir du mal agrave saisir Bien sucircr toute illustration est

147

incomplegravete puisque celle-ci nrsquoest que lrsquoimage du propos Il nrsquoy a donc pas agrave proprement parler de

gain sur le plan dialectique agrave travers le recours mythologique mais sinon un effort de

repreacutesentation

Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e]

Il existe pourtant un autre niveau de recours mythologique dans les œuvres de Platon Nous

faisons maintenant une ellipse dans le dialogue et voulons nous interroger sur la signification de

lrsquoabandon de Calliclegraves et comprendre comment le mythe eacutenonceacute par Socrate agrave la fin du dialogue

est un prolongement de lrsquoeffort dialectique dans un autre registre Le fait que Calliclegraves arrecircte

lrsquoentretien ne doit pas ecirctre perccedilu comme une deacutefaite de la part de Socrate mais plutocirct comme un

eacutechec Une deacutefaite dans le cadre eacuteristique drsquoune joute implique que les thegraveses deacutefendues laissent

apparaicirctre un caractegravere paradoxal Par exemple Gorgias et Polos ont eacuteteacute deacutefaits par Socrate dans

les premiegraveres parties du dialogue En revanche un eacutechec est la conseacutequence drsquoune incapaciteacute

pour quelqursquoun deacutesireux drsquoatteindre un absolu commun agrave maintenir son interlocuteur dans cette

recherche Pour le dire autrement le deacutepart de Calliclegraves nrsquoest pas la preuve que Socrate nrsquoa pas

raison mais la preuve que Socrate ne peut plus lui faire entendre raison En se murant dans le

silence Calliclegraves utilise son dernier recours contre lrsquoargumentaire de Socrate en refusant la

leacutegitimiteacute de la rationaliteacute Calliclegraves nrsquoest pas silencieux face agrave la personne de Socrate mais

plutocirct face au λόγος comme principe de raisonnement Il nrsquoest donc plus possible pour Socrate

drsquoappuyer davantage son argumentation sur des principes logiques

La position de Socrate est alors deacutelicate Drsquoune part le raisonnement en lui-mecircme est deacutejagrave

termineacute Les objectifs theacuteoriques ont eacuteteacute atteints et la deacutemonstration semble prouver que selon

tous les points de vue la rheacutetorique se doit de se subordonner agrave la justice (il est donc impossible

que la rheacutetorique dans son eacutetat actuel relegraveve drsquoun quelconque savoir mais bien plutocirct de la

flatterie) Drsquoautre part Calliclegraves refuse de continuer le dialogue or Gorgias et Polos ont eux

aussi deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutes On pourrait alors croire que Socrate pourrait simplement savourer sa

victoire et en rester lagrave Au contraire la reacuteaction de Calliclegraves est un problegraveme de taille pour

Socrate Cet acte de violence vient mettre un terme au dialogue et donc agrave la dialectique comme

moyen de recherche drsquoun absolu commun Il ne peut plus y avoir drsquoabsolu commun lorsque lrsquoon

148

est seul Si la deacutemonstration de Socrate est valide il nrsquoen reste pas moins que la recherche

dialectique de veacuteriteacute nrsquoest pas alleacutee jusqursquoau bout crsquoest-agrave-dire jusqursquoagrave lrsquoacceptation par

lrsquointerlocuteur de Socrate de la justesse de ses thegraveses Au contraire Calliclegraves est dans le rejet pur

et simple du travail accompli Le simple fait que le dialogue continue encore avec Socrate seul

simulant la suite drsquoun dialogue en faisant agrave la fois les questions et les reacuteponses prouve combien

pour ce dernier lrsquoexercice du dialogue deacutepasse la simple eacuteristique

Socrate ne propose cependant pas un exercice solitaire Il demande agrave lrsquoensemble de

lrsquoauditoire de lrsquoarrecircter pour lui signaler tout problegraveme ou invraisemblance dans son raisonnement

mdash ceci rendant drsquoailleurs les transitions entre les interlocuteurs successifs possibles (Polos reacuteagit

apregraves Gorgias Calliclegraves srsquoindigne apregraves Polos) Il srsquoagit ici de ce que nous pourrions appeler le

caractegravere neacutecessairement intersubjectif de la recherche de veacuteriteacute Socrate entame alors son

protreptique sous forme de profession de foi puis par un ultime recours au mythe Le terme

protreptique nrsquoest pas un choix anodin il marque la fin de la rationaliteacute du discours Il ne srsquoagit

plus de convaincre mais de persuader En rejetant le discours Calliclegraves a rejeteacute la rationaliteacute

Socrate deacutecide alors de continuer dans un autre registre celui de la persuasion par les sentiments

Crsquoest dans ce cadre protreptique de lrsquoexhortation agrave la vie philosophique que le dernier mythe

srsquoinscrit Le passage eschatologique preacutesenteacute comme hypotheacutetiquement vrai (puisque Socrate y

croit tout en sachant que Calliclegraves lrsquoentendra comme une simple fable) arrive pour ponctuer un

moment drsquoinvitation agrave lrsquointrospection cherchant agrave eacutebranler les sensibiliteacutes

Socrate propose ici drsquoenjamber le passage du λόγος si difficile agrave faire accepter agrave Calliclegraves

en lrsquoinvitant directement agrave entrevoir le plus haut niveau de lrsquoecirctre ougrave siegravege la justice deacutecoulant

directement du bien Agrave ce niveau de compreacutehension le recours au λόγος nrsquoest pas neacutecessaire

crsquoest pour cela que le discours ne peut se faire que sous forme drsquoimages afin drsquoaller directement

toucher lrsquoimaginaire de son interlocuteur Apregraves avoir fait une analyse psychologique de son

interlocuteur Socrate parvient agrave visualiser le lieu du bloquage empecircchant Calliclegraves de

reconnaitre pleinement une justice deacutecoulant du bien Socrate propose donc par le biais du

mythe de contourner ce mur symbolique Calliclegraves est prisonnier du monde des deacutesirs en

preacutesentant agrave Calliclegraves une image de ce que peut ecirctre le bien Socrate y voit le moyen de susciter

149

en lui le deacutesir de justice car lrsquoimage est le vecteur privileacutegieacute des deacutesirs Le mythe nrsquoest pas une

simple illustration du propos Cette fois il ne srsquoagit plus de penser (saisir) lrsquoanhypotheacutetique mais

de le vivre (dimension soteacuteriologique) Ici le mythe nrsquoa pas pour vocation agrave deacutepasser une aporie

mais agrave convertir les acircmes de ses interlocuteurs de nrsquoimporte quel moyen Si le protreptique

semble appartenir au registre des sophistes il nrsquoen est rien Et crsquoest parce que le mythe veut

convertir qursquoil nrsquoest jamais utiliseacutes avec les deacutejagrave convertis crsquoest-agrave-dire les Eacuteleacuteates Ainsi dans le

Parmeacutenide le Sophiste ou encore le Politique il nrsquoest pas neacutecessaire de recourir au mythe

puisque les deux interlocuteurs sont deacutejagrave convaincus du bien fondeacute de la recherche

150

VI CONCLUSION

Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme

Nous lrsquoavons vu agrave plusieurs reprises il est difficile de reacuteduire le systegraveme de Platon agrave un

ensemble de thegraveses sorties de tout contexte Agrave chaque interlocuteur il y aura une discussion et

quand bien mecircme le sujet serait identique entre deux dialogues crsquoest le rapport agrave lrsquoadversaire qui

faccedilonne les propos tenus par Socrate Reacutesultant agrave la fois drsquoune strateacutegie dialogique mais aussi

drsquoune eacutetude psychologique et du contexte de narration la progression du dialogue nrsquoest jamais

lineacuteaire Il faut parfois observer une longue digression avant de retrouver le cours du dialogue

comme nous lrsquoavons vu dans le Sophiste par exemple et dans drsquoautres cas la suite des

interlocuteurs peut mecircme faire changer la nature du dialogue mdash ce que nous avons illustreacute agrave

travers notre eacutetude du Gorgias Enfin le mythe peut parfois ecirctre utiliseacute pour illustrer une position

trop complexe agrave saisir uniquement par la raison ou parfois encore pour continuer de convaincre

lrsquoadversaire lorsque celui-ci semble refuser de continuer le dialogue selon une progression

purement rationnelle Cependant la plupart de ces divergences reacutesultent avant tout du type

drsquoadversaires preacutesents durant la joute Il convient donc lors de la lecture de faire un effort

drsquoanalyse de contexte que Platon nous donne agrave travers la theacuteacirctraliteacute du dialogue (plaisanteries

ironie sentiment de honte etc)

Le second point certainement le plus important de lrsquoensemble de ce travail est le fait que

le dialogue ne soit pas un simple choix de repreacutesentation litteacuteraire mais est un veacuteritable exercice

dont les reacutesultats ne peuvent pas ecirctre connus agrave lrsquoavance Contre Vlastos nous avons agrave plusieurs

reprises appuyeacute cette ideacutee selon laquelle lrsquoissue ne doit pas ecirctre consideacutereacutee comme certaine degraves le

deacutebut du dialogue et que Socrate ne ferait que promener mdash voire manipuler mdash ses interlocuteurs

afin de deacutefendre son propre point (une crypto-penseacutee platonicienne) Au contraire le dialogue se

fait toujours agrave deux (ou plus) et ce que Socrate annonce est toujours le fruit drsquoun rapport de force

entre les diffeacuterents participants du dialogue Notre outil repreacutesentatif est ainsi un meacutelange entre le

caractegravere tabulaire de la joute et lrsquoaspect arborescent drsquoun projet plus profond

151

Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees

Nous nous interrogions initialement sur deux aspects qui nrsquoen forment en reacutealiteacute qursquoun

seul quelle est la nature reacuteelle de la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon et

secondement comment cette dialectique est agrave lrsquoorigine de nombreuse mauvaises interpreacutetation

dans les œuvres de Platon Notre question initiale eacutetait de savoir srsquoil existait une deacutemarcation

claire et preacutecise entre des moments dialectiques et le cours du dialogue Nous nous demandions

si pareille dichotomie reposait sur une reacutealiteacute deacutejagrave preacutesente dans lrsquoesprit de lrsquoauteur ou si celle-ci

eacutetait uniquement le fruit drsquoune interpreacutetation posteacuterieure Le dernier moment de notre reacuteflexion

portait sur la distinction entre les deux figures primordiales du deacutebat le philosophe et le

sophiste Socrate face agrave Gorgias Durant notre travail nous avons agrave plusieurs reprises eacutevoqueacute des

similitudes dans la pratique des joutes oratoires entre philosophes et sophistes Notre deuxiegraveme

moment se terminait drsquoailleurs par cette interrogation cruciale la veacuteriteacute comme strateacutegie

gagnante nrsquoeacuteradique-t-elle pas toute eacuteventualiteacute de diffeacuterentiation entre le philosophe et le

sophiste Ce ne fut qursquoau terme drsquoune eacutetude plus approfondie sur les diffeacuterences de viseacutee entre

sophistes et philosophes que nous sommes parvenus agrave eacutevoquer la finaliteacute dudit exercice comme

critegravere de deacutemarcation fiable entre une dialectique philosophique en quecircte de veacuteriteacute et une

sophistique eacuteristique purement agonistique simplement reacutegie par le deacutesir de vaincre

Chez Platon la philosophie ne se reacutesume pas agrave des thegraveses abstraites que lrsquoon pourrait

deacutefendre de maniegravere totalement exteacuterieure agrave sa propre personne Au contraire il nrsquoy a en

philosophie que de lrsquoad hominem pour la simple raison que la philosophie est avant tout un choix

de vie un engagement dans lrsquoecirctre et dans la citeacute Le dialogue est lrsquounique moyen de jouer (agrave

entendre ici au sens theacuteacirctral) les ideacutees mais aussi les hommes qui les deacutefendent La dialectique de

Socrate nrsquoest pas une simple confrontation drsquoideacutees agrave lrsquoimage des joutes mais un combat entre

des hommes pour ce qursquoils sont ce qursquoils incarnent et ce pour quoi ils se deacutefendent En cela la

philosophie de Platon est toute entiegravere tourneacutee vers la probleacutematique politique Ecirctre philosophe

crsquoest deacutepasser sa condition agrave la fois pour soi mais aussi pour sa citeacute Tout comme lrsquohomme a un

devoir de connaitre le philosophe a un devoir de retourner dans la caverne pour deacutenoncer les

152

ombres Le philosophe est cette torpille deacutecrite dans le Meacutenon qui jouera son rocircle jusqursquoagrave la fin

quand bien mecircme cette fin devrait ecirctre la mort

Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel

Ce travail nous a permis drsquoadopter un regard diffeacuterent sur la dialectique platonicienne agrave la

fois en ce qui concerne sa meacutethode mais aussi dans ses perspectives Cependant un sujet

primordial nrsquoa pas mdash ou peu mdash eacuteteacute abordeacute durant nos recherches celui de la nature de

lrsquoanhypotheacutetique platonicien Plus haut degreacute de lrsquoecirctre connaissance ultime lrsquoanhypotheacutetique est

ce qui vient avant mecircme les principes matheacutematiques Agrave lrsquoeacutevidence il eut eacuteteacute maladroit et vain

de tenter drsquointeacutegrer une eacutetude sur lrsquoanhypotheacutetique dans le cadre de notre travail dont la

theacutematique preacutesentait deacutejagrave un spectre large en tentant de syntheacutetiser agrave la fois les aspects

dialogiques et les perspectives meacutetaphysiques de la meacutethode dialectique Neacuteanmoins nous ne

pouvons passer sous silence la neacutecessiteacute intellectuelle qui srsquoimposerait maintenant agrave nous et

invitons le lecteur agrave se demander si cet anhypotheacutetique est ou nrsquoest pas un savoir de nature

propositionnel Est-il possible selon Platon drsquoeacutenoncer agrave la maniegravere laquo sujet - copule - preacutedicat raquo un

savoir anhypotheacutetique Nous ne pouvons reacutepondre agrave cette question mais pensons qursquoune lecture

attentive du Timeacutee serait inteacuteressante agrave ce titre et permettrait de preacutetendre agrave une vision coheacuterente

de lrsquoensemble du systegraveme ontologique platonicien En effet nous avons choisi de nous

concentrer de maniegravere quasi exclusive sur la part eacuteleacuteate de la penseacutee platonicienne sans entrer

dans le deacutetail de son heacuteritage pythagoricien Cela repreacutesenterait une autre eacutetude agrave laquelle ce

travail aura servi drsquointroduction

153

REacuteFEacuteRENCES

Les textes de reacutefeacuterence sont seacutepareacutes en deux parties les reacutefeacuterences primaires sont

lrsquoensemble des œuvres citeacutees dans notre travail Les reacutefeacuterences secondaires constituent les autres

œuvres neacutecessaire agrave lrsquoeacutelaboration de notre travail mais jamais directement citeacutees

Primaires

ALQUIEacute Ferdinand 2010 Qursquoest-ce que comprendre un philosophe Paris la Table Ronde

ANOUILH Jean 2008 Antigone La Table ronde Paris La Table Ronde

BACHELARD Gaston 2000 La formation de lrsquoesprit scientifique Paris Librairie J Vrin

BERNARD Claude 1984 Introduction agrave leacutetude de la meacutedecine expeacuterimentale Paris 1865 reacuteeacuted

Flammarion 1984

BRISSON Luc 2011 Platon Le Parmeacutenide Paris Flammarion

BROCHARD Victor 1926 Eacutetudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne Paris

Librairie J Vrin

CASTELNEacuteRAC Benoicirct 2015 laquo Impossibility in the Prior Analytics and Platos dialectic raquo

History and Philosophy of Logic 36 (4)303-320

CASTELNEacuteRAC Benoicirct 2014 laquo Le Parmeacutenide de Platon et Le Parmeacutenide de Lrsquohistoire raquo

Dialogue 53 (03) 435-64

COLLINGWOOD R G 1994 The Idea of History With Lectures 1926-1928 Revised Edition

edition Oxford Oxford Paperbacks

CORDERO Nestor-Luis 1991 laquo Les circonstances atteacutenuantes dans le parricide du Sophiste de

Platon raquo Platonisme et neacuteoplatonisme Antiquiteacute et temps modernes Actes du 1er

colloque de la Villa Keacuterylos agrave Beaulieu-sur-Mer du 27 au 30 septembre 1990 Paris

Acadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres pp 29-33 (Cahiers de la Villa Keacuterylos 1)

CORNU Philippe 2013 Le Bouddhisme une philosophie du bonheurthinsp thinsp 12 questions pour

comprendre la voie du Bouddha Paris Seuil

154

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ROSS William David 1930 Aristote Traduit par Dominique PARODI Payot

ROUSSEAU Jean-Jacques 2011 Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les

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RYLE Gilbert 1994 Platorsquos Progress Thoemmes Press

SEacuteGUY-DUCLOT Alain 2014 Platon - LrsquoInvention de la philosophie Paris Belin Litteacuteratures et

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Collin Paris

Traductions

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BRISSON L 2008 Platon œuvres complegravetes Flammarion Paris

CANTO-SPERBER M 2003 Platon Gorgias Flammarion Paris

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Digitale

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PELLEGRIN P 2014 Aristote œuvres complegravetes Flammarion Paris

159

TABLE DES MATIEgraveRES

Reacutesumeacute ii

Abstract ii

Avant-propos iv

Format des citations viii

Remerciements ix

Index des figures x

Sommaire xi

I INTRODUCTION 1 1 Probleacutematique 1

Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne 1

Le caractegravere aporeacutetique 2

Le postulat theacuteacirctral 4

Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge 5

2 Meacutethodologie 9

De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques 9

Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique 12

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 14 Socrate joue les beacuteotiens 14

1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide 16

La notion drsquoobstacle interpreacutetatif 16

Lrsquoobstacle historiographique 17

Subjectiviteacute de la traduction 19

Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation 21

Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute 22

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon 24

Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon 24

Vlastos et le raisonnement apagogique 26

Critique de la position de Vlastos 29

Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon 33

3 La meacutethode eacuteleacuteate 36

160

Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide 36

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique 40

Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide 44

Le laquo parricide raquo du Sophiste 48

Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie 51

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 53 Dialogue dialectique et joute 53

1 La dialectique chez Aristote 57

Aristote pegravere de la logique 57

Opposition entre Topiques et Analytiques 58

La connaissance des principes premiers 63

La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne 64

2 La dialectique comme enreacutegimentation 67

Le tableau de pointage 67

Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate 69

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux 73

Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante 73

Questionneur et Reacutepondant 74

Repreacutesentation tabulaire 76

Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique 78

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 80 Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes 80

1 Contexte drsquoapparition de la dialectique 83

Rationalisme et antirationalisme 83

La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle 84

2 La figure du sophiste 90

Le personnage du Gorgias 90

Politique et rapport aux autres une affaire de contexte 93

Le deacutesir de connaissance du philosophe 97

La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique 100

161

V EacuteTUDES DE CAS 107 Lrsquoeacutepreuve du dialogue 107

1 Gorgias nature de la rheacutetorique 109

Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e] 109

Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e] 114

Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b] 117

Question sur le principe du tiers exclu 122

2 Polos et Socrate mesures et morale 126

De Gorgias agrave Polos [461b - 466a] 126

Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b] 130

Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes 133

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue 141

La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d] 141

Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c] 143

Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e] 148

VI CONCLUSION 151 Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme 151

Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees 152

Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel 153

REacuteFEacuteRENCES 154 Primaires 154

Secondaires 157

Table des matiegraveres 160

162

Page 4: PLATON : THÉÂTRE ET PHILOSOPHIE · 2018. 1. 2. · Platon un mystique et l’on trouve cela très joli d’imaginer que la philosophie se développe comme un poème. Et ainsi, doucement,

AVANT-PROPOS

Il serait mensonger de preacutetendre que la reacutedaction de ce travail fut aiseacutee lrsquoobstacle majeur

ayant eacuteteacute en grande partie de deacutefinir clairement la probleacutematique Cela transparaicirct aujourdrsquohui

encore dans la version finale de part lrsquoeacutetendue des theacutematiques abordeacutees En effet le sujet choisi

mdash la dialectique chez Platon mdash est neacutecessairement vaste et recoupe tous les aspects de la

philosophie platonicienne crsquoest par la dialectique que Platon parle de meacutetaphysique de

politique de morale drsquoart du pecirccheur agrave la ligne de lrsquoacircmehellip Il nrsquoeacutetait donc jamais simple de

savoir ce qui constituait pleinement un eacuteleacutement important pour la reacutedaction du travail Or si tout

semble inteacuteressant dans une recherche plus rien ne lrsquoest veacuteritablement Il faut neacutecessairement

mettre en place des critegraveres discriminants clairs sans quoi rien ne progresse Ceci prit du temps

De plus le projet initial portait davantage sur les Eacuteleacuteates que sur Platon agrave proprement parler il y

eut donc un glissement de la lecture allant de la dialectique comme simple support de lrsquoheacuteritage

eacuteleacuteate agrave la dialectique comme cœur mecircme du travail dont lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne serait qursquoun des

angles eacutetudieacutes

Mais il existe un problegraveme plus profond encore Quelques curieux se demandent ce que

peut ecirctre lrsquoactiviteacute drsquoun chercheur en philosophie de lrsquoAntiquiteacute Et apregraves trois ans de travail

dont un an consacreacute en grande partie agrave cette recherche il ne mrsquoest toujours pas aiseacute drsquoecirctre

pleinement en mesure de reacutepondre Que cherche-t-on veacuteritablement Lrsquoobjectif est-il de

retrouver la penseacutee drsquoun auteur ou bien plutocirct de tenter drsquoen faire le plus beau systegraveme

possible Si lrsquoon srsquoen tient agrave cette seconde approche mdash celle du litteacuteraire inscrite dans le

profond sillon de la philosophie continentale mdash alors on voudrait lire Platon comme on lirait

Proust ou Hugo et lrsquoon ne fait rien drsquoautre que du commentaire litteacuteraire On cherche la figure de

style on essaie de tout embellir comme pour faire plaisir agrave lrsquoauteur On termine par faire de

Platon un mystique et lrsquoon trouve cela tregraves joli drsquoimaginer que la philosophie se deacuteveloppe

comme un poegraveme Et ainsi doucement est ajouteacutee une nouvelle pierre agrave lrsquoeacutedifice du miracle

grec fier de participer agrave un si bel ouvrage qui traverse deacutejagrave les acircges depuis des siegravecles

Dans notre cas il fallut se faire violence et tenter de garder le cap comme Ulysse pendant

son retour vers Ithaque ici le lit de Calypso est remplaceacute par les travaux de Luc Brisson de

iv

Jean-Franccedilois Pradeau et de nombreux autres Au deacutetour drsquoune introduction au Parmeacutenide on se

surprend agrave ecirctre seacuteduit par certains propos on recircve drsquoune crypto-cosmologie drsquoune ontologie preacute-

chreacutetienne drsquoune monde des Ideacutees agrave lrsquoimage du Jardin drsquoEacuteden Et lrsquoon commence

progressivement agrave ne plus lire mais agrave deacutesirer le texte Platon serait drsquoailleurs bien plus plaisant

srsquoil avait conceptualiseacute ensemble εἶδος et ἰδέα On cherche agrave plaire on joue sur les mots on

ajoute ccedilagrave et lagrave des majusculeshellip Bref on ne commente plus lrsquooriginal grec mais deacutejagrave une

traduction Fait-on encore de la philosophie Et comme Ulysse lrsquoon pense chaque jour ecirctre

heureux dans un fantastique festin le banquet est gargantuesque les commentaires sont bien

dodus regorgent de belles ideacutees mais degraves lors que le soleil est derriegravere lrsquohorizon on pleure face

au rivage en repensant agrave ce royaume lointain Ce royaume ougrave attend patiemment celle que lrsquoon a

laisseacutee au deacutebut de ce peacuteriple Le roi drsquoIthaque lrsquoappelle Peacuteneacutelope nous lrsquoappelons laquo veacuteraciteacute raquo

Que dit-on encore de vrai sur ces textes incapables de se deacutefendre par eux-mecircmes Dans

lrsquoOdysseacutee il faudra lrsquoaide des dieux pour que le heacuteros reprenne la mer ici-bas les dieux se font

bien discrets Tout au mieux une Muse apparaicirct quelques fois mais lagrave encore elle est le plus

souvent muette

Que le lecteur se rassure nous nrsquoavons fait qursquoune courte escale sur lrsquoicircle drsquoOgygie et

avons mecircme refuseacute lrsquoimmortaliteacute proposeacutee par la deacuteesse Le travail suivant srsquoil preacutesente des

caracteacuteristiques diverses et eacuteparses ne relegraveve que drsquoune seule volonteacute apporter un regard neuf et

original sur la meacutethode dialectique telle que Platon nous la preacutesente Puisse-t-il servir cette

cause

v

Ποτὲ αὐτῆς ἐν ἀγορᾷ καὶ θοἰμάτιον περιελομένης συνεβούλευον οἱ γνώριμοι χερσὶν ἀμύνασθαι laquo Νὴ Δί εἶπεν ἵν ἡμῶν πυκτευόντων ἕκαστος ὑμῶν λέγῃ εὖ Σώκρατες εὖ Ξανθίππη raquo

Un autre jour en pleine place elle lui avait arracheacute son manteau et ses amis lui conseillaient de la punir par quelques gifles laquo Par Zeus dit-il pour que nous nous battions agrave coups de poings et que chacun drsquoentre vous crie laquo Vas-y Socrate vas-y Xanthippe raquo

DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie doctrines et sentences des philosophes illustres II 5

vi

vii

FORMAT DES CITATIONS

Toutes les citations de textes grecs utiliseacutees dans notre travail proviennent de la banque de

donneacutees du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig

Nous faisons coiumlncider chaque passage en langue originale avec sa traduction franccedilaise

Afin drsquoeacuteclairer le lecteur sur les choix de traduction nous augmentons la graisse de la police des

mots importants Agrave chaque groupe de mots mis en emphase dans la langue originale correspond

un groupe de mots mis en emphase dans la traduction franccedilaise selon lrsquoexemple suivant

Τὰ ζῷα τρέχει

Les animaux courent

(AUTEUR Œuvre Section du passage)

Les fragment drsquoHeacuteraclite sont eacuteparses agrave travers lrsquoensemble de la litteacuterature Nous

donnerons dans nos citations le numeacutero du fragment issu du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig puis

en bas de page la reacutefeacuterence textuelle drsquoougrave est issu ce fragment

Concernant les traductions du grec nous avons systeacutematiquement pris le parti de la fideacuteliteacute

aux mots grecs et ne lrsquoavons modifieacutee que pour en rendre le reacutesultat intelligible Nous avons

pleinement conscience que le reacutesultat en franccedilais est parfois drsquoune piegravetre qualiteacute litteacuteraire Le

lecteur nous pardonnera en gardant agrave lrsquoesprit la ceacutelegravebre formule parfois attribueacutee au poegravete

Charles Baudelaire laquo Une traduction est semblable agrave une femme si elle est belle sans doute

nrsquoest elle pas fidegravele raquo

Les citations plus modernes (article monographie etc) suivent le format Chicago-Style

(AUTEUR date page) Les reacutefeacuterences complegravetes se trouvent agrave la fin de notre travail dans la

section REacuteFEacuteRENCES

viii

REMERCIEMENTS Ce travail est le fruit drsquoune vaste reacuteflexion que je conduisis pendant pregraves de trois ans je

ne peux que remercier mon directeur Benoicirct Castelneacuterac ainsi que Mathieu Marion sans qui ce

travail nrsquoaurait jamais vu le jour Le premier fut un guide hors pairs patient et toujours de bon

conseil Le second agrave travers son seacuteminaire agrave Montreacuteal donna agrave mon travail un fantastique eacutelan

Je pense dans un deuxiegraveme temps agrave mon professeur de philosophie de lrsquoAntiquiteacute et

professeur de grec ancien Jean-Joeumll Duhot qui suscita en moi un immense inteacuterecirct pour la

philosophie grecque lors de mes eacutetudes agrave lrsquoUniversiteacute Lyon 3 Jean Moulin Il mrsquoeacutevita ainsi une

eacuteventuelle passion pour la transsubstantiation ou tout autre sujet de meacutetaphysique meacutedieacutevale et

je ne peux que lui en ecirctre greacute

Jrsquoadresse enfin toute ma tendresse agrave ma famille ainsi qursquoagrave mon amie pour leur soutien

inconditionnel

ix

INDEX DES FIGURES

Fig 1 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon selon le modegravele de Vlastos 28

Fig 2 Double neacutegation dans les logiques classique et intuitionniste 30

Fig 3 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon proposeacutee 34

Fig 4 Repreacutesentation logique du deuxiegraveme fragment de Parmeacutenide 37

Fig 5 Repreacutesentation dialogique du principe de non-contraction 76

Fig 6 Repreacutesentation dialogique de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 77

Fig 7 Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent et neacutegation du conseacutequent 77

Fig 8 Table de veacuteriteacute de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 78

Fig 9 Arborescence dialogique semi-contradictoire 102

Fig 10 Arborescence dialogique contradictoire 103

Fig 11 Sortie drsquoune arborescence dialogique contradictoire 104

Fig 12 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias 1 [449a - 452e] 116

Fig 13 Critique de Gorgias par Socrate [451e - 452e] 117

Fig 14 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias [457a - 461a] 120

Fig 15 Table de veacuteriteacute du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122

Fig 16 Arbre du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122

Fig 17 Repreacutesentation arborescente du problegraveme de lrsquoinjustice 138

x

SOMMAIRE

I INTRODUCTION 1 Probleacutematique

2 Meacutethodologie

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon

3 La meacutethode eacuteleacuteate

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 1 La dialectique chez Aristote

2 La dialectique comme enreacutegimentation

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 1 Contexte drsquoapparition de la dialectique

2 La figure du sophiste

V EacuteTUDES DE CAS 1 Gorgias nature de la rheacutetorique

2 Polos et Socrate mesures et morale

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue

VI CONCLUSION

REacuteFEacuteRENCES

xi

I INTRODUCTION

1 Probleacutematique

Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne

Une main est tendue vers le ciel Lrsquoautre tient la ciguumle sans mecircme daigner la regarder Oui

il va la boire cette coupe mais avant une derniegravere fois continuons agrave discuter Parlons de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme un dernier mythe eschatologique avant de partirhellip Les autres autour

baissent les yeux Le paradoxe est agrave son paroxysme crsquoest en mourant maintenant qursquoil devient

immortel Et jusqursquoagrave ses derniegraveres secondes Socrate megravene la discussion

Lorsque que le chercheur travaille sur les diffeacuterentes œuvres drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute le

deacutesir premier semble consister agrave trouver un systegraveme coheacuterent dans lrsquoensemble de son œuvre

laquelle ne se reacuteduisant souvent qursquoagrave quelques fragments En croisant ses sources le philosophe

tente ainsi de mettre agrave jour lrsquouniteacute fondatrice agrave lrsquoorigine de lrsquoensemble de la reacuteflexion Le

chercheur est agrave cet instant dans une posture proche du matheacutematicien qui face agrave un nuage de

points tenterait de retracer la courbe pour en retrouver lrsquoeacutequation unique Dans le cas du corpus

platonicien le problegraveme est tout autre Lagrave ougrave certains ne nous laissegraverent que quelques mysteacuterieux

passages Platon confia aux acircges la totaliteacute de sa prolifique œuvre La recherche drsquouniteacute ne

consiste alors plus agrave combler les trous par des speacuteculations mais bien au contraire agrave articuler

ensemble une immense quantiteacute drsquoinformations semblant parfois contradictoires

Bien que la preacutesence du personnage de Socrate apparaisse comme un leitmotiv fiable 1

nous ne pouvons cependant parler drsquouniteacute des thegraveses socratiques Il faut chercher cette uniteacute du

cocircteacute de la forme plutocirct que de fond Par delagrave les sujet abordeacutes ainsi que les thegraveses deacutefendues

lrsquoensemble de ces œuvres sont toutes des illustrations drsquoune certaine puissance de dialoguer Le

dialogue prend place avec le personnage de Socrate ce dernier rencontre divers personnages a

priori persuadeacutes de lrsquoinfaillibiliteacute de leur science Socrate leur fait alors prendre conscience des

bornes de leurs connaissances Ceci passe par la mise en eacutevidence de limites inheacuterentes aux

Socrate est preacutesent dans tous les dialogues de Platon hormis Les Lois1

1

deacutefinitions des notions formuleacutees par ces personnages (lrsquoamitieacute lrsquoamour le beau le juste la

tempeacuterance etc) En partant drsquoune thegravese de deacutepart Socrate propose le plus souvent drsquoarriver agrave la

preuve de lrsquoimpossibiliteacute de soutenir la thegravese initiale Ainsi lrsquoincapaciteacute agrave deacutefinir un terme est un

excellent moyen de voir que lrsquoon ne le comprend pas entiegraverement

Cette meacutethode drsquoexamen nrsquoest pourtant le sujet principal drsquoaucun dialogue certes elle est

un outil systeacutematiquement employeacute mais nrsquoest que vaguement deacutefinie De la mecircme maniegravere

chez les commentateurs y compris de nos jours elle reste une notion relativement peu eacutetudieacutee

pour elle-mecircme Elle demeure le plus souvent consideacutereacutee comme compreacutehensible en soi et ne

requeacuterant pas drsquoeacutetudes approfondies et lrsquoattention des commentateurs se porte bien souvent plus

sur le contenu des argumentations que sur leur fonctionnement

Le caractegravere aporeacutetique

Mecircme si le dialogue en tant que tel nrsquoest jamais le sujet drsquoune des œuvres de Platon nous

devons tout de mecircme remarquer que certains passages font reacutefeacuterence agrave cette meacutethode

Οὐκοῦν καὶ ὅτι ἡ τοῦ διαλέγεσθαι δύναμις μόνη ἂν φήνειεν [αὐτὸ τὸ ἀληθές] ἐμπείρῳ ὄντι ὧν νυνδὴ διήλθομεν ἄλλῃ δὲ οὐδαμῇ δυνατόν

Et aussi que la puissance de dialoguer peut seule faire apparaicirctre [le vrai lui-mecircme] agrave un individu ayant fait lrsquoexpeacuterience des sciences que nous venons de parcourir mais que par aucune autre [puissance] ce ne serait pas possible

(PLATON Reacutepublique VII 533a) 2

Dans la philosophie platonicienne lrsquoobjectif absolu du philosophe est clairement drsquoatteindre la

veacuteriteacute la puissance du dialogue est pour le philosophe lrsquooutil pour atteindre cette derniegravere Le

dialogue devrait conduire en se focalisant sur une notion donneacutee agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute

Force est de constater que cela ne semble pas ecirctre le cas Bien au contraire le corpus platonicien

ne laisse entrevoir le plus souvent que des reacutefutations de thegraveses des opinions divergeant drsquoun

dialogue agrave un autre et surtout des paradoxes et des apories

Laporie est une fin sans reacuteponse satisfaisante cela se remarque aux derniegraveres lignes du

dialogue ainsi qursquoagrave lambiance ressentie En effet hormis dans le Parmeacutenide il nexiste aucun

Sauf indication contraire les traductions grecques seront reacutealiseacutees par nos soins2

2

dialogue se terminant de faccedilon positive par une confirmation deacutefinitive de la veacuteriteacute de la

conclusion Au mieux un consensus provisoire mais dont le caractegravere absolu ne semble pas

veacuteritablement acquis Le dialogue serait dans ce cas un bien mauvais moyen drsquoobtenir un savoir

srsquoil ne pouvait apporter qursquoune connaissance neacutegative des choses Le raisonnement de Socrate le

rend certes capable de dire ce qursquoune notion nrsquoest pas mais il est en revanche incapable

drsquoeacutenoncer clairement et de faccedilon consistante agrave travers le corpus ce qursquoelle est ce problegraveme

nous lui donnons le nom drsquoapophatisme dialectique De plus tel que le dit Platon le dialogue 3 4

nrsquoest pas une puissance ou capaciteacute parmi drsquoautres mais la laquo seule raquo (microόνη id [533a]) meacutethode

srsquooffrant au philosophe en quecircte de veacuteriteacute Lrsquoeacuteventualiteacute selon laquelle lrsquoart du dialogue ne serait

qursquoune meacutethode incomplegravete parmi drsquoautres nrsquoest donc pas envisageable car il nrsquoexiste pour

Platon aucun autre moyen drsquoatteindre la veacuteriteacute

Pour deacutepasser ce paradoxe de lrsquoapophatisme dialectique (crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute

reacutecurrente pour la meacutethode du dialogue drsquoavoir un jugement positif sur le reacuteel tout en eacutetant

pourtant la seule meacutethode capable drsquoen rendre raison selon Platon) nous pouvons orienter notre

recherche vers la meacutethode telle que deacutefinie par Socrate la maiumleutique Ce dernier explique agrave

quelques reprises que son art est similaire agrave celui de sa megravere lrsquoart de la sage-femme 5

Εἶτα ὦ καταγέλαστε οὐκ ἀκήκοας ὡς ἐγώ εἰμι ὑὸς μαίας μάλα γενναίας τε καὶ βλοσυρᾶς Φαιναρέτης [hellip] Ἆρα καὶ ὅτι ἐπιτηδεύω τὴν αὐτὴν τέχνην ἀκήκοας

Pauvre innocent est-ce que tu ignores que je suis fils dune sage-femme tregraves habile et renommeacutee Pheacutenaregravete [hellip] Nrsquoas tu pas aussi entendu que jexerce le mecircme art

(PLATON Theacuteeacutetegravete 149a)

Socrate fait accoucher laquo les acircmes raquo (τὰς ψυχὰς id [150a]) Son travail consiste ensuite agrave

examiner si lrsquoecirctre enfanteacute est plein de laquo fausseteacute raquo (ψεῦδος) ou de laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθές) Le

Lrsquoapophatisme est un terme reacutefeacuterant de faccedilon quasi exclusive agrave la theacuteologie neacutegative Nous voulons ici 3

retrouver le sens premier du verbe ἀπόφηmicroι laquo je nie raquo nous prendrons ce mot sans aucune acceptation theacuteologique

Dialectique est agrave comprendre ici comme lrsquoadjectif propre au dialogue4

Dans le sens de la τέχνη grecque5

3

dialogue nrsquoapporterait dans ce cas aucun savoir mais permettrait de controcircler les savoirs acquis

Cependant nous ne faisons ici que deacuteplacer le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique Si la

maiumleutique est lrsquoart drsquoaccoucher les esprits il apparaicirct clairement dans les dialogues que la

maiumleutique socratique est bien souvent steacuterile en termes de contenu elle nrsquoaccouche drsquoaucune

deacutefinition deacutefinitive mais elle eacutenonce et controcircle les hypothegraveses

Le postulat theacuteacirctral

Le lecteur pourra preacutetendre que cela ne repose que sur la contingence des rencontres et

que si Socrate avait eu de la chance il aurait pu trouver un interlocuteur susceptible drsquoenfanter

Cela va alors agrave lrsquoencontre drsquoun aspect fondamental du dialogue un choix litteacuteraire de

repreacutesentation Un dialogue est en soi une production drsquoordre theacuteacirctral il y a des personnages

des tirades (i e le texte prononceacute) un cadre spatio-temporel des deacutecors et des indications

sceacuteniques Lrsquoensemble de ce qui gravite autour des tirades des personnages nous lrsquoappelons

theacuteacirctraliteacute Dans une piegravece de theacuteacirctre la theacuteacirctraliteacute se compose donc de tout ce qui relegraveve de la

mise en scegravene tout ce qui nrsquoest pas prononceacute dans les tirades des personnages Cela ne veut pas

dire pour autant que la theacuteacirctraliteacute ne deacutepend que du metteur en scegravene le texte lui-mecircme contient

deacutejagrave de la theacuteacirctraliteacute il srsquoagit entre autres des didascalies Une didascalie ou indication

sceacutenique est un enseignement contextuel Il ne srsquoagit pas drsquoune tirade mais elle fait pourtant 6

partie du texte de lrsquoœuvre La theacuteacirctraliteacute ne srsquoexprime donc pas uniquement dans la

repreacutesentation mais aussi dans le texte

Nous formulons alors ainsi ce que nous appelons le laquo postulat theacuteacirctral raquo le personnage de

Socrate est un archeacutetype il ne sagit pas dune histoire reacuteelle Socrate pourrait juste sappeler laquo Le

philosophe raquo de la mecircme maniegravere que Platon incarne parfois les thegraveses de Parmeacutenide et de

Zeacutenon en laquo lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Nous sommes dans la repreacutesentation de personnages

caracteacuteristiques En cela lœuvre de Platon tend agrave luniversaliteacute de son discours car au dessus de

la relativiteacute du contexte demeure de faccedilon transcendante un appel agrave luniversel

Lrsquoeacutetymologie de didascalie est drsquoailleurs διδασκαλία signifiant enseignement6

4

Aux questions du caractegravere aporeacutetique des dialogues ainsi que de la steacuteriliteacute de la

maiumleutique nous devons alors affronter un problegraveme drsquoampleur Il ne devient plus possible de

justifier lrsquoabsence de reacuteponse par un simple manque de chance Nous partons du principe que

Platon est maicirctre agrave bord et que le corpus dont nous sommes en possession est suffisamment

complet pour que la repreacutesentation de la dialectique nrsquoy soit pas tronqueacutee La meacutethode socratique

chez Platon est supposeacutee apporter des veacuteriteacutes alors qursquoelle ne semble dans les faits que mettre en

eacutevidence lrsquoerreur et ne conclure que par des apories ou des invitations agrave continuer le travail 7

Quelle est lrsquoorigine de cet eacutecart entre lrsquoobjectif et le reacutesultat de la recherche de veacuteriteacute chez

Socrate Nous pouvons nous demander srsquoil srsquoagit soit drsquoun effet neacutecessaire de la dialectique

auquel cas elle ne serait qursquoun outil intermeacutediaire mais incomplet soit que la dialectique est

victime drsquoune reacutealiteacute transcendante et alors le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique viendrait

drsquoun apophatisme ontologique crsquoest-agrave-dire que lrsquoon ne pourrait rien dire sur lrsquoecirctre de faccedilon

positive chez Platon 8

Dans cette derniegravere eacuteventualiteacute comme dans la premiegravere si la veacuteriteacute nrsquoest pas accessible au

moyen de la dialectique quelle serait alors reacuteellement la nature de lrsquoexercice dialectique pour

Socrate sinon un jeu consistant agrave trouver des contradictions et agrave reacutefuter des adversaires Une

telle activiteacute nrsquoest-elle pas fort ressemblante agrave lrsquoactiviteacute des sophistes

Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge

Agrave la suite des paradoxes que nous venons drsquoeacutevoquer nous pensons qursquoun eacuteleacutement de

reacuteponse se situe dans la nature mecircme du texte de Platon le dialogue Pour bien des

commentateurs le dialogue nrsquoest chez Platon qursquoun choix stylistique pour illustrer une theacuteorie

Ceux-ci pensent que le travail du commentateur revient agrave extraire le contenu philosophique du

texte afin de se deacutefaire du poids litteacuteraire charrieacute par le dialogue Dans cette optique Aristote

Nous ne neacutegligeons pas lrsquoexistence de nombreux dialogue platoniciens ougrave le caractegravere aporeacutetique ne 7

semble pas apparaicirctre de faccedilon eacutevidente Nous pensons par exemple agrave lrsquoApologie le Criton le Pheacutedon mais aussi au Banquet Cependant notre propos est le suivant jamais dans lrsquoœuvre de Platon Socrate ne reacutepondrait agrave la proposition drsquoun interlocuteur laquo cette deacutefinition est correcte et deacutefinitive raquo Demeure alors une sensation drsquoincompleacutetude Lrsquounique exception est le Parmeacutenide sur lequel nous reviendrons abondamment par la suite

Rejoignant ici la position plotinienne en opeacuterant un glissement de lrsquoapophatisme agrave lrsquoaphaireacutetisme8

5

apparaicirct bien plus professionnel puisqursquoil eacutecrit une philosophie de traiteacutes Cependant ferions-

nous le mecircme exercice avec Moliegravere ou Shakespeare Agrave lrsquoeacutevidence non Nous voyons bien

qursquoun reacutesumeacute drsquoHamlet aussi minutieux soit-il nrsquoa plus grand lien avec lrsquoœuvre originale Degraves

lors peut-on raisonnablement croire que cela fonctionnerait de la sorte chez Platon Est-il

possible de comprendre le message du Banquet sans le hoquet drsquoAristophane

Lrsquoensemble du message contenu dans lrsquoœuvre de Platon nous est transmis par le biais du

dialogue Cependant ce message nrsquoest pas purement lineacuteaire et la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les

dialogues perturbe la nature de ce message En consideacuterant les œuvres de Platon non plus comme

de simples eacutenonciations lineacuteaires drsquoideacutees mais plutocirct comme des mises en scegravene repreacutesentant

diffeacuterents moments drsquoune reacuteflexion geacuteneacuterale alors nous pourrons eacutetablir de maniegravere plus correcte

ce que sont les veacuteritables thegraveses ontologiques dans le corpus platonicien

La tradition raconte que Platon aurait commenceacute par eacutecrire des œuvres theacuteacirctrales avant

qursquoil ne les brucirclacirct apregraves avoir rencontreacute Socrate

Ἔπειτα μέντοι μέλλων ἀγωνιεῖσθαι τραγῳδίᾳ πρὸ τοῦ Διονυσιακοῦ θεάτρου Σωκράτους ἀκούσας κατέφλεξε τὰ ποιήματα εἰπώνmiddot laquo Ἥφαιστε πρόμολ ὧδεmiddot Πλάτων νύ τι σεῖο χατίζει raquo9

Eacutetant sur le point de concourir pour la trageacutedie il rencontra Socrate devant le theacuteacirctre dionysiaque et agrave la suite de leur entretien il brucircla ce qursquoil avait eacutecrit en disant laquo Hephaistos vient ici Platon maintenant a besoin de toi raquo

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III [trad GENAILLE])

Si lrsquoanecdote semble peu creacutedible elle est en revanche symbolique De la mecircme maniegravere les

proches de Platon auraient retrouveacute agrave sa mort une piegravece drsquoAristophane agrave cocircteacute de lui Lrsquoœuvre de 10

Platon dans sa totaliteacute est drsquoailleurs une vaste trageacutedie Pensons au prologue drsquoAntigone de Jean

Anouilh

Voilagrave Ces personnages vont vous jouer lhistoire dAntigone Antigone cest la petite maigre qui est assise lagrave-bas et qui ne dit rien Elle regarde droit devant elle

Les guillemets ont eacuteteacute rajouteacute par nos soins pour rendre la citation plus lisibles Celles-ci ne sont pas 9

preacutesentes dans le texte original tireacute du Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig

La source de cette anecdote est lrsquoeacutemission de radio sur France Culture du 11 feacutevrier 2008 intituleacutee laquo Les 10

nouveaux chemins de la connaissance raquo Elle nous est conteacutee par Monique Dixsaut

6

Elle pense Elle pense quelle va ecirctre Antigone tout agrave lheure quelle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermeacutee que personne ne prenait au seacuterieux dans la famille et se dresser seule en face du monde seule en face de Creacuteon son oncle qui est le roi Elle pense quelle va mourir quelle est jeune et quelle aussi elle aurait bien aimeacute vivre Mais il ny a rien agrave faire Elle sappelle Antigone et il va falloir quelle joue son rocircle jusquau bouthellip

(ANOUILH 2008 5)

Degraves les premiers instants nous savons tous que Socrate va mourir Pourtant nous regardons les

dialogues srsquoenchainer lrsquohistoire avancer De la rencontre avec les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave sa

condamnation agrave mort Platon retrace toute la vie philosophique drsquoun personnage lrsquohistoire drsquoun

homme Nous pourrions essayer de comparer les œuvres de Platon aux eacutecrits de lrsquohistorien

Xeacutenophon reacutealiser des travaux drsquoarcheacuteologie afin de savoir si la rencontre entre Socrate et 11

Parmeacutenide eut eacuteteacute possible Quel inteacuterecirct dans un travail de philosophie Tout cela reviendrait agrave

renier le cœur mecircme de lrsquoœuvre de Platon sa puissance litteacuteraire

A fortiori nous avanccedilons lrsquoideacutee selon laquelle la theacuteacirctraliteacute repreacutesente une part importante

du message philosophique y compris de lrsquoexercice dialectique Penser les personnages des

dialogues comme des acteurs jouant un rocircle retourne consideacuterablement les perspectives de

lecture Nous tacirccherons donc dans la suite de notre travail de deacutemontrer en quoi la dialectique

possegravede une part de jeu nrsquoeacutetant pas incompatible avec la recherche de veacuteriteacute Si les œuvres de

Platon sont consideacutereacutees plutocirct comme des piegraveces de theacuteacirctre que des reacutealiteacutes historiques alors la

repreacutesentation dune aporie dans un dialogue ne peut plus ecirctre vue comme un simple constat

deacutechec de la meacutethode du dialogue mais comme un moment obligatoire dans une conception

plus large Les dialogues de Platon ne sont pas des piegraveces en eux-mecircmes mais simplement les

actes drsquoune seule œuvre qursquoil faut comprendre dans sa totaliteacute

Il convient enfin de preacuteciser ce que nous entendons par le personnage de Socrate et

lrsquoadjectif socratique srsquoy rapportant Socrate est un personnage ayant existeacute cela ne fait presque

Il nrsquoest jamais simple de parler de meacutethode historique dans le contexte antique Cependant la 11

meacutethodologie de Xeacutenophon se rapproche de celle de Thucydide dont il compleacuteta lrsquoœuvre Mecircme si le dialogue socratique eacutetait agrave lrsquoacircge classique un style litteacuteraire agrave part entiegravere nous pensons que lrsquoapproche de Xeacutenophon repose sur des eacutevegravenements et des situations probables Platon philosophe et dramaturge joue davantage dans le registre du symbolique

7

aucun doute Cependant nous ne sommes pas ici dans un travail drsquohistorien pur et simple la

philosophie antique nrsquoest pas une archeacuteologie des faits sinon une archeacuteologie de la penseacutee Dans

le cas preacutesent la seule penseacutee que nous choisissons drsquoeacutetudier est celle de Platon Nous

consideacuterons alors davantage Socrate comme personnage litteacuteraire et dramatique plutocirct qursquoen tant

qursquoindividu ayant reacuteellement veacutecu toutes les aventures qui lui sont attribueacutees Cela possegravede sur le

plan meacutethodologique de nombreux avantages le premier eacutetant que la reacutealiteacute historique des faits

ne nous importe guegravere Qursquoimporte que Socrate ne rencontracirct pas Parmeacutenide dans sa jeunesse le

personnage creacuteeacute par Platon a effectivement veacutecu cette rencontre Lrsquoensemble de notre travail

reposera donc sur Socrate personnage dramatique des œuvres de Platon

Notre objectif ne sera autre que de deacutefinir de faccedilon juste la meacutethode agrave lrsquoœuvre dans les

dialogues de Platon Nous deacutefendons lrsquoideacutee selon laquelle notre position de lecture influence les

reacutesultats de la dialectique platonicienne Notre hypothegravese de recherche peut alors se reacutesumer en

une phrase en consideacuterant les œuvres de Platon comme des productions theacuteacirctrales nous serons

agrave mecircme de trouver davantage de reacuteponses que dans le cadre drsquoune lecture traditionnelle Ceci

nous permettra de comprendre drsquoune autre maniegravere sous un nouveau jour les perspectives en jeu

dans les dialogues Certains problegravemes drsquoordres meacutetaphysique et ontologique devraient alors

trouver de nouvelles reacuteponses invisibles jusqursquoici Il est vrai que nos interrogations sur la

dialectique peuvent sembler quelque peu heacuteteacuterogegravenes Notre hypothegravese de travail place tous nos

espoirs du cocircteacute interpreacutetatif Cela apparaicirctra peut-ecirctre arbitraire en risquant de contraindre le

texte agrave se conformer agrave notre theacuteorie Nous devons donc prendre soin de deacutefinir avec rigueur notre

meacutethodologie afin drsquoeacuteviter toute deacuteteacuterioration du sens initial au profit de notre approche

8

2 Meacutethodologie

De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques

Notre travail se divisera en quatre grands moments Notre hypothegravese de deacutepart preacutesuppose

lrsquoexistence de reacuteponses dans lrsquoœuvre de Platon En effet notre recherche nrsquoaurait pas lieu drsquoecirctre

si nous pensions que la dialectique platonicienne eacutetait totalement incomplegravete et que certaines

reacuteponses nrsquoavaient pas eacuteteacute formuleacutees par Platon Nous marquons ici un choix initial fort en

refusant de croire drsquoune part agrave un apophatisme dialectique chez Platon (crsquoest-agrave-dire que la

dialectique nrsquoest pas apte agrave trouver de veacuteriteacutes agrave cause de sa neacutecessaire incompleacutetude) mais aussi

agrave un simple laquo appel agrave la continuation du travail raquo comme si Platon nrsquoavait fourni que la meacutethode

sans reacutesultats Au contraire nous partons de lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique a deacutejagrave atteint son

but (dans les textes) et qursquoil ne tient qursquoagrave nous lecteurs de Platon de comprendre ces reacuteponses

Selon le vieil adage la veacuteriteacute est lrsquoadeacutequation entre lrsquoecirctre et la penseacutee crsquoest-agrave-dire

lrsquoeacutelaboration drsquoun jugement juste Ainsi tout comme un texte sera vrai en vertu de son rapport au

monde une lecture sera vraie selon son rapport au texte Dans un premier temps il srsquoagira pour

nous de deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoest la meacutethode socratique crsquoest-agrave-dire drsquoen comprendre les

regravegles de fonctionnement Nous nuancerons notre deacutefinition en lui imposant comme bornes les

deacutefinitions drsquoautres meacutethodes proches mais diffeacuterentes (eacuteristique antilogique etc) Cette partie

relegravevera clairement drsquoun caractegravere historique srsquoinspirant des grandes theacuteories interpreacutetatives sur

la dialectique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours (de maniegravere non exhaustive mais significative) Notre

modus operandi consiste en lrsquoeacutelaboration drsquoune grille de lecture apte agrave augmenter notre capaciteacute

agrave comprendre le fonctionnement des raisonnements argumentatifs de la dialectique platonicienne

Notre originaliteacute reposera eacutevidemment sur ce que nous avons appeleacute le postulat theacuteacirctral La

position interpreacutetative que nous eacutelaborerons partira de notre hypothegravese de recherche selon

laquelle il ne convient pas de lire Platon comme un bloc monolithique mais comme une

succession de scegravenes ayant chacune un objectif propre Cet outil que nous concevrons est

interpreacutetatif crsquoest-agrave-dire que sa viseacutee nrsquoest autre que drsquoaccroitre notre acuiteacute conceptuelle face au

texte drsquoun dialogue de la mecircme maniegravere que des lunettes augmentent lrsquoacuiteacute visuelle drsquoune

personne myope ou astigmate sans modifier lrsquoobjet regardeacute Lrsquooutil ne modifie pas le contenu du

9

texte il modifie notre perception de celui-ci Ce point nous parait tregraves important dans la mesure

ougrave cette perspective purement interpreacutetative nrsquoest pas simple agrave respecter dans lrsquoeacutelaboration drsquoun

outil interpreacutetatif Chaque systegraveme interpreacutetatif implique des schegravemes logiques de

fonctionnement diffeacuterents Nous devons donc nous assurer dans la mesure du possible que les

schegravemes impliqueacutes par lrsquooutil que nous allons eacutelaborer ne sont pas incompatibles avec les

schegravemes du contexte drsquoeacutecriture Au contraire nous voulons que ceux-ci soient les plus proches 12

possible afin drsquoecirctre en adeacutequation avec la volonteacute de lrsquoauteur Nous profiterons de cette partie

pour eacutevoquer diffeacuterents problegravemes interpreacutetatifs en lien avec la meacutethode dialectique Cette partie

srsquoachegravevera par un choix drsquoordre logique que nous justifierons quant au meilleur moyen de

repreacutesenter les eacutechanges dialectiques

Dans un troisiegraveme temps nous nous attacherons agrave comprendre ce que pourrait ecirctre

lrsquoorigine de la dialectique Pour paraphraser Aristote si notre premier moment aura eacuteteacute consacreacute

agrave la cause mateacuterielle de la dialectique (son fonctionnement propre ses regravegles) le troisiegraveme temps

de notre travail se tournera vers drsquoune part sa cause efficiente et drsquoautre part vers sa cause finale

(en effet la dialectique comme production humaine ou projet permet cette superposition entre

origine et finaliteacute) Nous en profiterons pour tirer les conclusions meacutetaphysiques et plus

preacuteciseacutement ontologiques de nos choix interpreacutetatifs et repreacutesentatifs des moments dialectiques

En effet notre point de deacutepart est que la grille interpreacutetative de lrsquoexercice dialectique affecte

consideacuterablement les reacutesultats meacutetaphysiques Nous ferons alors une analyse eacutelargie des grands

traits meacutetaphysiques du systegraveme platonicien puis tacirccherons de comprendre comment la

dialectique srsquointegravegre dans ce systegraveme Nous serons dans lrsquoobligation de faire une revue des

preacuteoccupations ontologiques de quelques preacutesocratiques afin de comprendre le contexte

drsquoapparition de la meacutethode dialectique proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous nous

pencherons ensuite plus en avant sur les aspects meacutetaphysiques directement en lien avec les

preacutesupposeacutes induits par la dialectique telle que nous lrsquoaurons deacutefinie dans le chapitre preacuteceacutedent

Nous pensons ici agrave R G Collingwood prenant lrsquoexemple drsquoune traduction du grec πόλις par le mot 12

laquo Eacutetat raquo en lrsquoaffligeant de tous les concepts contemporains propre agrave notre concept drsquoEacutetat et agrave observer des erreurs dans les eacutecrits politiques grecs Pour Collingwood cela revient agrave traduire le mot grec τριήρης par laquo bateau agrave vapeur raquo on srsquoeacutetonnerait par la suite des variances conceptuelles et des incoheacuterences suite agrave lrsquousage du mot τριήρης lu comme bateau agrave vapeur dans les textes antiques (COLLINGWOOD 1994)

10

Il ne faut pas perdre de vue que lrsquoobjectif final est drsquoeacutelaborer une position de lecture apte agrave

deacutepasser les difficulteacutes laquo superficielles raquo des dialogues afin drsquoen comprendre le sens profond Il

ne srsquoagit pas pour autant de faire de la sur-interpreacutetation ou de lrsquoinvention

Le dernier moment de notre travail consistera en la mise en application de notre systegraveme

repreacutesentatif agrave un certain nombre de passages issus du corpus platonicien principalement le

Gorgias Lrsquoobjectif sera ici double drsquoune part expeacuterimenter notre outil repreacutesentatif en

laquo condition reacuteelle raquo crsquoest-agrave-dire sur de longs passages ougrave lrsquoenchevecirctrement des ideacutees ne va pas

de soi Notre outil ne prend son sens que dans le cadre de lrsquoanalyse profonde drsquoun passage et de

ses articulations avec les autres passages Drsquoautre part nous pourrons eacutetudier le rapport entre la

dialectique et le projet meacutetaphysique chez Platon Le troisiegraveme moment de notre travail opeacuterera

donc la synthegravese entre nos remarques drsquoordre logique du premier moment de notre travail et les

consideacuterations plus meacutetaphysiques du deuxiegraveme Nous reviendrons par la suite plus

abondamment sur le choix du Gorgias Nous pouvons drsquoores et deacutejagrave eacutevoquer le sujet du dialogue

comme motif principal En effet le troisiegraveme moment de notre travail reposera principalement

sur la distinction entre lrsquoactiviteacute sophistique et lrsquoactiviteacute philosophique Le Gorgias repreacutesente la

suite logique de notre interrogation theacuteorique puisque le dialogue repreacutesente agrave la fois une

reacuteflexion theacuteorique sur le sujet en questionnant la nature de la rheacutetorique mais aussi une

illustration pratique en opposant directement le personnage de Socrate agrave des sophistes

La quasi-totaliteacute de notre travail reposera sur les travaux de Benoicirct Castelneacuterac et de

Mathieu Marion Nous leur empruntons le regard dialogique qui seul permet de donner agrave cette

eacutetude une coheacuterence geacuteneacuterale en faisant de lrsquoexercice du dialogue un moment strateacutegique dont

lrsquoissue est incertaine Ainsi de nombreux eacuteleacutements deacutecoulant de cette analyse (critique des

travaux de Vlastos interpreacutetation du poegraveme de Parmeacutenide lecture des sophistes etc)

srsquoinscrivent en toute logique dans le mecircme sillon De plus nous avons choisi de nous appuyer

sur les reacutecents travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot dont lrsquoanalyse porte sur des centres drsquointeacuterecircts

souvent identiques aux nocirctres Parfois nous nous en inspirons parfois nous nous en deacutetacherons

mais ses travaux permettront toujours de servir de reacutefeacuterentiel surtout dans la deuxiegraveme moitieacute de

notre travail

11

Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique

Le projet que nous preacutesentons ici peut apparaicirctre au lecteur en bien des endroits encore

peu deacutefini vague voire teinteacute drsquoune certaine preacutetention Nous connaissons le danger inheacuterent agrave

notre travail Bien souvent le deacutesir de systegraveme pousse le commentateur agrave creacuteer de vastes

cateacutegories dans lesquelles il tenterait souvent par la violence du sur-commentaire de ranger les

concepts selon un ordonnancement preacuteeacutetabli Lrsquoobjectif est pour nous de retrouver une lecture

coheacuterente de lrsquoensemble du travail que Platon nous propose sans pour autant lui infliger le cadre

a priori de notre volonteacute Nous deacutesirons ainsi formuler une theacuteorie de la dialectique (ou tout du

moins en dessiner les contours) Or la nature mecircme du texte de Platon nous force agrave prendre

lrsquoensemble du corpus en consideacuteration puisque la meacutethode du dialogue srsquoy applique en tout

endroit Si les reacutesultats de notre travail pourront sembler parfois arbitraires nous aimerions alors

insister davantage sur la meacutethode proposeacutee que les reacutesultats en eux-mecircmes

Les travaux de recherche ont pour critegravere de qualiteacute la preacutecision de leur probleacutematique

Dans notre cas celle-ci semble peu deacutelimiteacutee si cela peut ressembler agrave une faiblesse le lecteur

saura y voir la volonteacute drsquoun effort de synthegravese Prenant lrsquoexemple de la biologie lrsquoeacutetude

minutieuse drsquoune cellule ne prend pleinement son sens que replaceacutee dans lrsquoorganisme dans son

ensemble De la mecircme maniegravere la dialectique eacutetant le fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne il

aurait eacuteteacute maladroit selon nous de se contenter de quelques passages Celle-ci ne prend tout son

sens que dans lrsquooptique drsquoun projet plus geacuteneacuteral La philosophie nrsquoest pas une position deacutefinitive

mais plutocirct une posture intellectuelle face au monde pas une reacuteponse mais une faccedilon drsquoaborder

les questions Si chaque dialogue se concentre sur un problegraveme unique les diffeacuterents

raisonnements se chevauchent et interagissent entre eux Comprendre la meacutethode dialectique ne

consiste pas simplement agrave comprendre des moments dialectiques mais comment cette suite de

moments est au cœur drsquoune œuvre totale et efficace

Nous ne pouvons que reconnaitre la vaste porteacutee de notre projet Il est eacutevident que notre

probleacutematique ne srsquoinscrit pas dans une simple question technique mais implique un grand

nombre de reacuteflexions correacutelaires En reacutealiteacute notre travail sera ameneacute agrave traiter un vaste ensemble

de thegraveses platoniciennes (ontologie meacutethode de recherche mythologie implication politique

12

etc) Le lecteur comprendra que notre objectif eacutetant initialement lrsquoeacutelaboration drsquoune meacutethode

syntheacutetique il serait vain de focaliser lrsquoensemble de notre travail sur quelques lignes drsquoun

dialogue Ne pas avoir circonscrit notre recherche agrave un corpus reacuteduit nrsquoest pas une pure

preacutetention mais une reacuteelle volonteacute drsquoeacuteclaircissement et drsquoapprofondissement de la penseacutee

platonicienne dans son ensemble

13

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE

Socrate joue les beacuteotiens

Ce que nous appelons le postulat theacuteacirctral nous permet de penser le problegraveme de lrsquoorigine

de la dialectique sous un autre angle Si la theacuteacirctraliteacute du corpus de Platon nrsquoest pas un choix

simplement estheacutetique mais un point cleacute de la penseacutee de lrsquoauteur alors nous devons lire

lrsquoensemble des dialogues comme autant de scegravenes drsquoune vaste trageacutedie se terminant par la mort

de Socrate Sur le plan dramatique Le Parmeacutenide de Platon est lrsquoœuvre premiegravere il srsquoagit de la

premiegravere scegravene de cette trageacutedie philosophique Socrate y est jeune non-initieacute agrave la philosophie et

vulneacuterable face agrave la dialectique drsquoexperts tels que Parmeacutenide et Zeacutenon Socrate incarne une

posture de beacuteotien Commencer notre travail par Le Parmeacutenide nrsquoest cependant pas sans

preacutetention lrsquoouvrage est reconnu agrave travers les siegravecles comme lrsquoune des piegraveces les plus obscures

de lrsquoensemble du corpus Mais comprendre drsquoune nouvelle faccedilon Le Parmeacutenide est un moyen

neacutecessaire pour relire Platon En fonction de la lecture qursquoun commentateur fait du Parmeacutenide

toute sa vision du platonisme se trouve modifieacutee Finalement cela repreacutesente pour nous un

avantage meacutethodologique en commenccedilant par Le Parmeacutenide nous serons agrave mecircme de

reconstruire plus facilement la penseacutee de Platon

Il existe une raison nous conduisant agrave commencer notre eacutetude par Le Parmeacutenide En effet

dans sa preacutesentation de la theacuteorie platonicienne Diogegravene Laeumlrce deacuteclare que lrsquoorigine du style du

dialogue remonterait agrave Zeacutenon drsquoEacuteleacutee

Διαλόγους τοίνυν φασὶ πρῶτον γράψαι Ζήνωνα τὸν Ἐλεάτην

On dit que Zeacutenon drsquoEacuteleacutee fut le premier agrave eacutecrire des dialogues

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)

Propos qursquoil reacuteitegravere plus loin en citant un texte disparu drsquoAristote

Ἀριστοτέλης δ ἐν τῷ Σοφιστῇ φησι πρῶτον Ἐμπεδοκλέα ῥητορικὴν εὑρεῖν Ζήνωνα δὲ διαλεκτικήν

14

Aristote dans [son ouvrage] le Sophiste deacuteclare qursquoEmpeacutedocle trouva la 13

rheacutetorique le premier et Zeacutenon la dialectique

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum VIII)

Ces deux citations bien qursquoelles ne puissent constituer une preuve historique deacutemontrent agrave

lrsquoeacutevidence un large courant de penseacutee dans lrsquoAntiquiteacute laissant entendre que le principe du

dialogue voire la meacutethode dialectique seraient lrsquoœuvre de Zeacutenon disciple de Parmeacutenide Sans

toutefois tirer de conclusion hacirctive nous pouvons reconnaitre une certaine coheacuterence entre les

propos de Diogegravene Laeumlrce et notre ideacutee selon laquelle la rencontre avec les eacuteleacuteates repreacutesenteacutee

dans le Parmeacutenide serait agrave lrsquoorigine de la pratique philosophique de Socrate

Enfin srsquoil eacutetait encore neacutecessaire de justifier le caractegravere neacutecessaire de commencer notre

travail par le Parmeacutenide il existe un dernier point pouvant sembler anodin et relevant pourtant

selon nous drsquoune grande importance Comme eacutevoqueacute un peu plus haut face agrave ce sentiment

drsquoimpuissance de la dialectique dans presque tous les dialogues le Parmeacutenide est un des seuls agrave

se terminer positivement (quoique de maniegravere tregraves abrupte) avec la certitude pour les

participants drsquoavoir trouveacute des choses on ne peut plus vraies (Ἀληθέστατα [166c]) Il srsquoagit pour

nous de comprendre ce que peut ecirctre la valeur de cette veacuteriteacute et si agrave la lumiegravere de nos

interpreacutetations lrsquoexercice socratique ne deviendra pas davantage compreacutehensible

Nous traduisons volontairement lrsquoinfinitif εὑρεῖν par le passeacute simple trouva13

15

1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide

La notion drsquoobstacle interpreacutetatif

Le Parmeacutenide est certainement lrsquoun des dialogues de Platon ayant la reacuteputation la plus

forte Il est agrave la fois obscur complexe fastidieux reacutepeacutetitif et dans le mecircme temps au cœur de

toute une interpreacutetation meacutetaphysique de la penseacutee de Platon Cependant puisque notre eacutetude

doit neacutecessairement commencer par ce dialogue il convient de srsquointerroger de prime abord sur

les eacuteventuels problegravemes de lecture risquant de srsquooffrir agrave nous La question est naiumlve qursquoest-ce

qui rend le Parmeacutenide si compliqueacute par rapport aux autres dialogues Sur le modegravele de Gaston

Bachelard dans la Formation de lrsquoesprit scientifique nous deacutecidons de commencer notre eacutetude agrave

partir de la notion drsquoobstacle Quels sont les obstacles empecircchant le lecteur de trouver 14

directement dans ce dialogue des reacuteponses claires promises par la meacutethode socratique

Comment un mecircme ouvrage peut-il tantocirct ecirctre lu comme un traiteacute de cosmologie tantocirct comme

la cleacute de voute de lrsquoontologie platonicienne et pour drsquoautres enfin comme un simple exercice

dialectique

Selon nous bien des obstacles ne se trouvent pas dans le texte ils sont propres au contexte

de lecture Les obstacles en question ne sont pas du cocircteacute du texte mais uniquement du cocircteacute du

lecteur Crsquoest pourquoi nous parlerons drsquoobstacles interpreacutetatifs Ces obstacles sont des

problegravemes propres agrave lrsquoesprit du lecteur celui-ci nrsquoarrive jamais lrsquoesprit vierge de tout preacutejugeacute

lorsqursquoil entame sa lecture Quel travail intellectuel est-il alors neacutecessaire drsquoeffectuer au

preacutealable afin de saisir pleinement la nature et la viseacutee du Parmeacutenide Il ne srsquoagit pas

simplement drsquoun problegraveme de compreacutehension mais de repreacutesentation de la dialectique crsquoest un

exercice se trouvant dans un corpus tregraves eacuteloigneacute de nous autant sur les plans temporel

linguistique que culturel

Nous ne pouvons cependant eacutenumeacuterer de maniegraveres exhaustive lrsquoensembles des obstacles

interpreacutetatifs Nous choisissons donc afin de preacuteciser au mieux notre meacutethodologie de recherche

laquo Quand on cherche les conditions psychologiques des progregraves de la science on arrive bientocirct agrave cette 14

conviction que crsquoest en terme drsquoobstacle qursquoil faut poser le problegraveme de la connaissance scientifique raquo (BACHELARD 2004 15)

16

drsquoeacutevoquer quelques uns des plus repreacutesentatifs drsquoentre-eux Lrsquoenjeu de ce premier moment est

conseacutequent il srsquoagit agrave la fois drsquoadopter la position intellectuelle adeacutequate afin drsquoeacutetudier la

dialectique platonicienne en faisant table-rase de nos preacutejugeacutes de lecture et dans un second

temps drsquointerpreacuteter le texte du Parmeacutenide au plus proche de ce qursquoil pouvait ecirctre dans lrsquoesprit de

son auteur Ce dernier point nrsquoest pas anodin la philosophie de lrsquoAntiquiteacute dans son projet

mecircme est une archeacuteologie de la penseacutee Il ne srsquoagit pas tant de dire ce qui a eacuteteacute eacutecrit ou dit mais

de justifier le sens de ce qui a eacuteteacute dit au moment ougrave cela a eacuteteacute dit Il srsquoagit drsquoun projet de

coheacuterence mais aussi drsquoauthenticiteacute agrave lrsquoimage de lrsquoarcheacuteologue qui ne fait pas que constater la

preacutesence drsquoun objet dans le sol mais lrsquoen sort le nettoie et cherche enfin agrave comprendre

preacuteciseacutement son usage Le temps alternant aussi bien les corps que les mots nous devons garder

agrave lrsquoesprit que les eacutetranges ronds de bronze oxydeacutes et ne refleacutetant rien aujourdrsquohui dans les

museacutees furent jadis drsquoeacutetincelants miroirs

Les obstacles que nous allons maintenant eacutetudier ne sont pas propres qursquoau Parmeacutenide et

srsquoappliquent en partie aux autres dialogues de Platon et certainement agrave drsquoautres textes de

lrsquoAntiquiteacute Demeure un dernier point en suspens qui nrsquoaura pas eacutechappeacute au lecteur srsquoil existe

des obstacles externes nrsquoexiste-t-il pas aussi des obstacles internes Agrave lrsquoeacutevidence oui lorsque

le propos est confus la ponctuation absente (que lrsquoon pense aux fragments drsquoHeacuteraclite dit 15

lrsquoObscur) etc Ceux-ci seront traiteacutes dans la suite de notre travail lors de la lecture de lrsquoœuvre

proprement dite

Lrsquoobstacle historiographique

Le premier de ces obstacles est agrave lrsquoeacutevidence un problegraveme drsquoordre historiographique Agrave

travers lrsquohistoire de la philosophie le fait que telle œuvre soit encore preacutesente plutocirct qursquoune autre

nrsquoest jamais issu du hasard bien que cela soit une eacutevidence il faut prendre le temps de

comprendre les conseacutequences que cela peut avoir dans notre travail Au contraire pendant des

siegravecles la conservation des œuvres ne deacutependait que de la laquo bienveillance raquo de copistes le plus

souvent moines qui inlassablement reproduisaient certains ouvrages plutocirct que drsquoautres Agrave

lrsquoeacutevidence nous pouvons avancer le fait que le fragment drsquoœuvres qui nous est arriveacute du passeacute

Agrave entendre comme laquo produisant la confusion chez le lecteur raquo15

17

correspond agrave ce qui eacutetait le plus recopieacute Agrave lrsquoinverse une œuvre produite en de rares exemplaires

aura surement disparu agrave la suite de quelques incendies de bibliothegraveques et autres ravages Nous

arrivons alors agrave cette premiegravere ideacutee assez eacutevidente certes mais neacuteanmoins cruciale qui est que

lrsquoensemble des fragments antiques aujourdrsquohui accessibles le sont par un jeu drsquointeacuterecircts et de

subjectiviteacutes De maniegravere plus approfondie nous pouvons mecircme affirmer que ce qui est parvenu

jusqursquoagrave nous nrsquoa pu le faire qursquoen plaisant pour des raisons diverses aux instances responsables

de la copie des manuscrits Pour illustrer notre propos nous pouvons dire que la survie des

manuscrits est soumise agrave des lois semblables agrave celles auxquelles sont soumises les espegraveces

animales drsquoapregraves lrsquoeacutevolution darwinienne les œuvres ayant surveacutecu eacutetaient celles les mieux

adapteacutees agrave leur environnement non pas naturel mais ici politique et culturel

Nous pouvons alors eacutevoquer la relation freacutequente mdash voire systeacutematique mdash entre les

instances chargeacutees de la copie des manuscrits et les autoriteacutes religieuses du moment Pour

appuyer notre point un simple constat suffit parmi les corpora les plus fournis de la

philosophie grecque nous trouvons Platon et Aristote tout deux furent reacuteemployeacutes agrave maintes

reprises dans le cadre de diverses theacuteologies (agrave travers le neacuteoplatonisme pour Platon et dans le

cas drsquoAristote par lrsquoœuvre scolastique thomiste entre autres) Il semble aujourdrsquohui difficile de

lire Le Parmeacutenide de Platon sans avoir agrave lrsquoesprit Les Enneacuteades plotiniennes Dans la cinquiegraveme

des Enneacuteades Plotin fonde une meacutetaphysique agrave partir de laquo LrsquoUn raquo (τὸ ἕν) provenant directement

du texte de Platon Il srsquoagit pour Plotin du principe fondamental la premiegravere des hypostases

(ὑπόστασις) Les conseacutequences de cette lecture tregraves particuliegravere se retrouvent encore aujourdrsquohui

dans notre appreacutehension de lrsquoœuvre de Platon En prenant laquo LrsquoUn raquo comme principe

meacutetaphysique dans Le Parmeacutenide lrsquoeacuteventualiteacute mecircme de lrsquoexercice dialectique laisse place agrave un

monologue ontologique

Allant dans notre sens et critiquant une lecture trop plotinienne Luc Brisson soulegraveve ce

problegraveme dans lrsquointroduction de sa traduction du Parmeacutenide et deacuteclare

La lecture du Parmeacutenide ici proposeacutee rompt avec cette interpreacutetation grandiose qui voit dans la seconde partie du Parmeacutenide une description des degreacutes de lrsquoecirctre qui assimileacutes agrave des diviniteacutes procegravedent de lrsquoUn

(BRISSON 2011 9)

18

Sans cet effort nous ne lisons plus vraiment Platon mais le Platon comme le lisait Plotin

Pour reprendre notre approche historiographique nous pouvons avancer lrsquoideacutee que si le

corpus de Platon existe encore ce nrsquoest pas uniquement pour lui-mecircme mais surtout en tant qursquoil

incarne les fondements du neacuteoplatonisme lequel agrave travers Plotin notamment eacutetait en adeacutequation

avec une penseacutee chreacutetienne en pleine formation De facto nous ne lisons pas seulement Plotin

comme un commentateur de Platon mais aussi parfois Platon comme un preacutecurseur de Plotin 16

Subjectiviteacute de la traduction

Dans le cas de la philosophie de lrsquoAntiquiteacute le lecture doit faire face agrave un problegraveme ducirc agrave la

langue drsquoeacutecriture Le traducteur agrave travers des choix lexicaux stylistiques et typographiques

produit une interpreacutetation personnelle de lrsquoœuvre La traduction repreacutesente le deuxiegraveme problegraveme

externe agrave la compreacutehension drsquoun dialogue de Platon La langue grecque bien loin de la langue

franccedilaise ressemble en certains points davantage agrave la langue allemande dans son aspect

interpreacutetatif syntaxe plus flexible et vocabulaire favorable aux neacuteologismes et agrave la creacuteation

lexicale La langue grecque est une langue interpreacutetative en changement pleine de possibiliteacutes

Pour reprendre lrsquoexemple de lrsquoinfluence plotinienne dans le Parmeacutenide nous pouvons

simplement eacutevoquer le choix de certains traducteurs de mettre une majuscule agrave laquo lrsquoUn raquo Il srsquoagit

du choix de Leacuteon Robin (cf ROBIN 1950) entre autres Agrave lrsquoeacutevidence cette majuscule est

purement arbitraire eacutetant donneacute que la distinction de casse nrsquoapparaicirct qursquoau IXegraveme siegravecle avec

lrsquoinvention par les copistes byzantins des minuscules Pourtant Leacuteon Robin insiste sur laquo lrsquoUn raquo

plutocirct que laquo lrsquoun raquo ou seulement laquo un raquo lrsquoarticle deacutefini nrsquoeacutetant pas systeacutematiquement preacutesent

dans le texte grec Ainsi est-il possible de dire que par sa traduction seulement Leacuteon Robin

influence consideacuterablement la lecture en conceptualisant une notion de faccedilon arbitraire Mais si

la majuscule de laquo lrsquoUn raquo peut sembler relever de lrsquoordre du deacutetail notre second exemple sera

sans doute plus convaincant il srsquoagit du concept drsquo laquo Ideacutee raquo ou de laquo Forme raquo Il est important de

se questionner sur ce que nous appelons laquo Forme raquo ou laquo Ideacutee raquo Le concept repose sur deux mots

De la mecircme maniegravere la deacutenomination de laquo Preacutesocratiques raquo engendre une lecture biaiseacutee et 16

anachronique en laissant croire que les premiers philosophes seraient lagrave pour preacuteparer le terrain au Socrate de Platon

19

grecs laquo εἶδος raquo et laquo ἰδέα raquo Nous remarquons lagrave encore le choix du traducteur qui place de

maniegravere presque systeacutematique une majuscule comme pour confirmer au lecteur la preacutesence drsquoun

concept central

En dehors du corpus platonicien ces deux mots signifient lrsquoallure crsquoest-agrave-dire ce que lrsquoon

distingue drsquoune chose Ils deacuterivent drsquoune mecircme racine indo-europeacuteenne celle du verbe ὁράω

(voir observer porter son regard (cf BAILLY 1901)) dont lrsquoinfinitif aoriste est ἰδεῖν donnant

video en latin Drsquoun objet nous identifions sa forme stricto sensu par nos sens et plus 17

preacuteciseacutement par la vue Lrsquoideacutee ou forme nrsquoest donc pas neacutecessairement dans la penseacutee Elle est

perccedilue par nos faculteacutes intellectuelles lorsque nous employons nos sens ce qui nous permet de

reconnaitre un objet Lrsquoideacutee ou forme est donc du cocircteacute du reacuteel au sens de la silhouette crsquoest-agrave-

dire ce que je vois drsquoune chose Ce ne sont pas des termes issus drsquoun jargon philosophique mais

de la vie courante En outre lrsquoutilisation des mots dans le corpus semble ne pas respecter de

regravegle preacutecise les deux termes seraient parfaitement interchangeables Il semble alors peu 18

probable que la theacuteorie centrale drsquoun auteur ne meacuterite pas un terme agrave proprement parler mais

deux termes eacutequivoques interchangeables et issus du langage populaire Nous voyons alors

comment la traduction peut biaiser la lecture en faisant des termes εἶδος et ἰδέα les eacuteleacutements

centraux drsquoune ontologie ideacutealiste

La traduction est une activiteacute subjective et la compreacutehension de lrsquoactiviteacute dialectique

neacutecessite un accegraves au plus proche de la penseacutee et de lrsquoimaginaire de lrsquoauteur Comme nous

venons de le voir par delagrave le problegraveme eacutevident de la polyseacutemie de laquo λόγος raquo laquo εἶδος raquo ou encore

laquo ἀγαθὸν raquo il existe un problegraveme de subjectiviteacute de la part du traducteur qui par ses choix

lexicaux influence le contenu informatif de lrsquoœuvre Au lendemain de deux milleacutenaires de

philosophie profondeacutement chreacutetienne le travail de deacute-construction reste conseacutequent

En replaccedilant le digamma disparu nous retrouvons ϝιδεα conduisant phoneacutetiquement au video latin17

Cela nrsquoest cependant pas lrsquoavis de lrsquoeacutecole neacuteo-kantienne dite laquo de Marbourg raquo repreacutesenteacutee notamment 18

par Hermann Cohen et Paul Natorp Selon ces derniers il existerait une diffeacuterence fondamentale entre lrsquoεἶδος signifiant le concept (Begriff) socratique et lrsquoἴδεα (Idee) platonicienne (cf FRONTEROTTA 2000)

20

Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation

Lire un philosophe nrsquoest pas chose facile Comme le preacutecise Ferdinand Alquieacute dans son

opuscule Qursquoest-ce que comprendre un philosophe lrsquoattitude agrave adopter face agrave un texte de

philosophie nrsquoest jamais claire et est la source de nombreuses confusions agrave travers toute lrsquohistoire

de la philosophie La philosophie ne peut se lire comme de la science pure dans la mesure ougrave 19

la bonne compreacutehension drsquoun texte de philosophie deacutepend toujours drsquoun contexte Ceci nrsquoest pas

le cas drsquoun ouvrage de matheacutematiques par exemple Il est deacutelicat drsquoaffirmer que lrsquoon puisse

veacuteritablement philosopher de maniegravere absolue Pourtant lire un philosophe ce nrsquoest pas non plus

simplement lire lrsquoœuvre drsquoun homme drsquoun point de vue psychologique Nous pensons possible

dans une certaine mesure de dissocier un homme de ses ideacutees Il srsquoagit pour nous drsquoadopter une

posture du juste milieu suivant ainsi les conseils de Ferdinand Alquieacute

La philosophie nrsquoest pas la science elle nrsquoest pas un systegraveme ou un ensemble de systegravemes elle est une deacutemarche et une deacutemarche nrsquoa de sens que parce qursquoune personne effectue cette deacutemarche [hellip] La deacutemarche philosophique nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par des raisons psychologiques ce nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par lrsquohistoire ou agrave partir drsquoun certain eacutetat social

(ALQUIEacute 2005 89)

Les obstacles psycho-historiques deacutecoulent drsquoune prise de position trop unilateacuterale face au

problegraveme eacutevoqueacute Dans le premier cas si le lecteur se place drsquoun point de vue anhistorique alors

le cadre spatio-temporel et lrsquoensemble du contexte drsquoeacutecriture disparaissent Ce processus conduit

dans le cas de la philosophie antique notamment agrave un chronocentrisme du lecteur En reacutefutant

lrsquoaspect humain et la situation drsquoeacutecriture il devient possible drsquoimaginer par exemple que les

propos tenus par Platon concernant les philosophes Eacuteleacuteates furent totalement diffeacuterents de la

reacutealiteacute De la sorte le lecteur part du principe que Platon aurait directement eacutecrit pour lui en

sachant par avance que la penseacutee drsquoun auteur disparaitrait et qursquoil pourrait ainsi facilement la

manipuler Un exemple reacutecent est de voir dans le personnage du Parmeacutenide de Platon un individu

radicalement diffeacuterent du Parmeacutenide historique auteur du poegraveme

laquo [hellip] lrsquoeacutetonnement du philosophe de ne pas ecirctre compris me paraicirct ecirctre la source mecircme de toute la 19

philosophie occidentale raquo (ALQUIEacute 2005 29)

21

Pour reprendre la question reacutecemment poseacutee par John Palmer le Parmeacutenide porte-t-il la trace drsquoune laquo lecture sophistique raquo qui gauchirait la penseacutee de Parmeacutenide au point de rendre impossible ou agrave tout le moins tregraves risqueacute de lrsquoaborder comme un teacutemoignage fiable sur le Parmeacutenide historique

(CASTELNEacuteRAC 2014 436) 20

Cette question bien que leacutegitime neacuteglige en partie le fait que dans le contexte drsquoeacutecriture

les lecteurs de Platon connaissaient aussi le philosophe drsquoEacuteleacutee et qursquoil eut eacuteteacute surprenant de le

mettre en scegravene dans un ouvrage en lui faisant tenir des propos radicalement diffeacuterents des

siens Il serait bien sucircr maladroit de simplement dire que puisque Platon et Parmeacutenide veacutecurent 21

durant des peacuteriodes proches alors les propos de Platon ne peuvent qursquoecirctre lrsquoexacte reproduction

de la penseacutee eacuteleacuteate Cependant dans le cas preacutecis des arguments de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee Le Parmeacutenide

et son argumentation sont selon nous la preuve que le deacutebat eacuteleacuteate ne tournait pas autour de

lrsquoexistence ou non du mouvement comme beaucoup le pensegraverent mdash ou le pensent encore mdash

nous aborderons ce point par la suite

Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute

Une lecture trop psychologique peut conduire agrave drsquoautres erreurs de lecture En srsquoappuyant

sur des eacutetudes stylistiques cherchant agrave retrouver lrsquoordre drsquoeacutecriture des dialogues de Platon en

fonction des occurrences lexicales lrsquoargument laquo psychologique raquo conduit agrave consideacuterer

lrsquoensemble de la penseacutee de Platon sur un mode chronologique Par exemple si les eacutetudes

stylistiques tendent agrave confirmer que tel dialogue aurait eacuteteacute eacutecrit dans une peacuteriode de jeunesse

lrsquoargument psychologique va utiliser la biographie de Platon afin de trouver des liens entre lrsquoeacutetat

drsquoesprit psychologique de Platon et le contenu du dialogue Cette lecture psychologique et

chronologique utilisant en parallegravele la biographie de Platon revient agrave chercher du sens dans ce

qui nrsquoen a pas forceacutement (comme le lien eacuteventuel entre un dialogue et un voyage ou un

quelconque eacutevegravenement politique) Si cette technique peut sembler fonctionnelle elle neacuteglige

Benoicirct Castelneacuterac fait reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de John Palmer Platorsquos Reception of Parmenides (1999)20

Remarquons cependant que les traces de laquo satire philosophique raquo remontent agrave Aristophane 21

contemporain de Socrate Dans Les Nueacutees il fait tenir des propos par Socrate ridicules et contraires agrave ceux rapporteacutes par Platon ou Xeacutenophon Sans doute le contexte politique est-il agrave lrsquoorigine de ce deacutenigrement Nous reviendrons plus en deacutetails sur ce point par la suite

22

cependant que Platon pouvait maitriser diffeacuterents styles agrave sa guise Platon est agrave lrsquoeacutevidence un

eacutecrivain de lrsquoimitation Il ne serait selon nous pas impossible que Les Lois et Le Criton furent

eacutecrits durant la mecircme peacuteriode dans des styles volontairement diffeacuterents 22

Plus encore cette approche neacuteglige volontairement certains eacuteleacutements du texte dans

lrsquooptique de faire rentrer lrsquoœuvre dans un scheacutema preacutedeacutefini En ce qui concerne Le Parmeacutenide

nous pouvons citer la theacuteorie de Gilbert Ryle ce dernier ne pouvait expliquer la critique de la

theacuteorie des Ideacutees dans une peacuteriode aussi tardive de la vie de Platon Il fonda alors une theacuteorie

selon laquelle Platon serait entreacute dans une peacuteriode de doute laquelle lrsquoaurait finalement conduit agrave

se reacutefuter dans Le Parmeacutenide (cf RYLE 1994) Nous voyons ici un problegraveme propre agrave toute

theacuteorie qui dans un deacutesir de coheacuterence preacutefegravere avancer des reacutesultats contre-intuitifs plutocirct que de

revoir sa lecture Lrsquoanalogie avec la theacuteorie psychanalytique est assez simple en vertu de

lrsquoabsence de critegravere de falsifiabiliteacute une theacuteorie ne pouvant ecirctre reacutefuteacutee par aucune expeacuterience

ne peut ecirctre veacuteritablement scientifique 23

Agrave lrsquoinverse une approche nous semblant plus adeacutequate consiste agrave repeacuterer les incoheacuterences

manifestes dans lrsquoensemble du corpus tout en partant du principe que le systegraveme est deacutejagrave

coheacuterent Les incoheacuterences apparaissant dans notre lecture ne viennent alors pas du texte mais de

notre lecture Cette meacutethodologie est plus modeste et rend agrave Platon les cleacutes de la coheacuterence de

son œuvre Certes cette position est arbitraire mais en philosophie la vraisemblance drsquoune

interpreacutetation est directement lieacutee avec la coheacuterence et la simpliciteacute qursquoelle donne agrave lrsquoœuvre

eacutetudieacutee Plus une lecture parvient agrave reacuteunir lrsquoensemble drsquoun corpus et agrave en simplifier les concepts

plus elle devient vraisemblable Agrave lrsquoinverse plus une lecture neacutecessite de faire des deacutetours

logiques sous-entend des aleacuteas dans la lecture ou fait lrsquoimpasse sur certains aspects plutocirct que

drsquoautres et plus cette lecture nous parait invraisemblable Pensons agrave la geacuteomeacutetrie une seule

courbe peut avoir diffeacuterentes eacutequations la plus simple est bien souvent la plus fonctionnelle

Nous ne soutenons pas cette thegravese mais refusons dans notre meacutethodologie toute tentative mdash souvent 22

deacutelicate voire hasardeuse mdash de rapprochement entre le style drsquoun dialogue et une eacuteventuelle peacuteriode de la vie de Platon

Tel que formuleacute par Karl Popper dans Conjectures and Refutations The Growth of Scientific 23

Knowledge en 1963

23

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon

Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon

Le Parmeacutenide est composeacute drsquoun court prologue et drsquoun vaste dialogue diviseacute en deux

parties ineacutegales La premiegravere plus courte restitue une rencontre (historiquement peu probable)

entre Socrate et les deux philosophes drsquoEacuteleacutee Parmeacutenide et son disciple Zeacutenon Elle comporte

une courte introduction puis laisse ensuite place agrave la mise agrave lrsquoeacutepreuve drsquoune theacuteorie des ideacutees (ou

formes) deacutefendue par Socrate La seconde partie est une deacutemonstration de dialectique entre

Parmeacutenide et un jeune homme du nom drsquoAristote Nous consideacutererons dans notre analyse que 24

les arguments deacuteveloppeacutes par les Eacuteleacuteates dans lrsquoœuvre et mecircme dans lrsquoensemble du corpus de

Platon retranscrivent assez fidegravelement la penseacutee de ces philosophes (drsquoapregraves lrsquoobstacle

chronocentriste eacutevoqueacute preacuteceacutedemment) Il convient avant de commencer agrave analyser lrsquoœuvre

dans sa globaliteacute de srsquointerroger sur la nature reacuteelle des arguments eacuteleacuteates afin de replacer le

dialogue de Platon dans un contexte intellectuel Puisque la discussion commence apregraves que

Socrate eut eacutecouteacute Zeacutenon il faut impeacuterativement tacirccher de les comprendre dans toute leur porteacutee

Les propos de Zeacutenon ne nous sont pas directement rapporteacutes mais nous savons que ceux-ci

traitent de la multipliciteacute des ecirctres

πῶς φάναι ὦ Ζήνων τοῦτο λέγεις εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα ὡς ἄρα δεῖ αὐτὰ ὅμοιά τε εἶναι καὶ ἀνόμοια τοῦτο δὲ δὴ ἀδύνατον οὔτε γὰρ τὰ ἀνόμοια ὅμοια οὔτε τὰ ὅμοια ἀνόμοια οἷόν τε εἶναι οὐχ οὕτω λέγεις mdash οὕτω φάναι τὸν Ζήνωνα

Comment entends-tu ceci Zeacutenon si les ecirctres sont multiples il faut quils soient agrave la fois semblables et dissemblables entre eux Or cela est impossible car ce qui est dissemblable ne peut ecirctre semblable ni ce qui est semblable ecirctre dissemblable Nest-ce pas lagrave ce que tu entends mdash Cest cela mecircme reacutepondit Zeacutenon

(PLATON Parmeacutenide 127e [trad modif COUSIN])

Cette ideacutee rejoint les fameux paradoxes de Zeacutenon Nous pouvons prendre pour reacutefeacuterence ce que

rapporte Aristote dans La Physique au livre Ζ Dans lrsquoargument de lrsquoAchille Zeacutenon deacutemontre

Sans rapport certain avec le philosophe de lrsquoOrganon quoi que la date de reacutedaction du dialogue eucirct 24

permis agrave Platon cet anachronisme

24

que laquo jamais (οὐδέποτε [239b14-29]) agrave la course le plus lent (τὸ βραδύτατον) ne pourra ecirctre 25

atteint par le plus rapide (τοῦ ταχίστου) raquo Le mouvement serait alors impossible selon ce critegravere

puisque une distance eacutetant toujours divisible il resterait toujours quelque distance agrave parcourir

avant drsquoatteindre lrsquoarriveacutee Aristote propose une reacutefutation de facto de ce paralogisme le constat

empirique du mouvement

τὸ δ ἀξιοῦν ὅτι τὸ προέχον οὐ καταλαμβάνεται ψεῦδοςmiddot ὅτε γὰρ προέχει οὐ καταλαμβάνεταιmiddot ἀλλ ὅμως καταλαμβάνεται εἴπερ δώσει διεξιέναι τὴν πεπερασμένην

Le fait de supposer que ce qui est devant nest pas rejoint est faux tant quil est devant il nest pas rejoint mais il est cependant rejoint puisqursquoil [Zeacutenon] avouera que la ligne finie est parcourue

(ARISTOTE Physique VI 239b26-29)

Les trois autres paradoxes de Zeacutenon (le stade la dichotomie et la flegraveche) suivent exactement le

mecircme scheacutema et reposent in fine toujours sur la division agrave lrsquoinfini soit drsquoune distance soit drsquoun

moment

Tout en distinguant ces deux seacuteries drsquoarguments [contre le multiple et contre le mouvement] il faut reconnaicirctre qursquoil y a entre elles un lien eacutetroit Crsquoest parce que Zeacutenon a nieacute la pluraliteacute qursquoil nie le mouvement En effet le mouvement suppose le temps et lrsquoespace qui sont des continus crsquoest parce que ces continus ne sont pas composeacutes ou comme dit Zeacutenon ne sont pas multiples que le mouvement y est impossible Le mouvement srsquoil est reacuteel divise le temps et le lieu ougrave il srsquoaccomplit il ne peut donc se produire dans un continu sans parties

(BROCHARD 1926 4)

Aristote les reacutefute de la mecircme maniegravere que pour lrsquoargument dit de lrsquoAchille agrave partir du simple

constat empirique (ie la flecircche atteint la cible)

Lrsquoideacutee selon laquelle Zeacutenon serait ici en train de nier lrsquoexistence du mouvement (argument

anti-cineacutetique) nous semble hautement naiumlve Le bon sens semble contredire lrsquoideacutee selon laquelle

deux hommes prendraient le bateau et traverseraient la mer Meacutediterraneacutee pour finalement

arriveacutes agrave Athegravenes deacuteclarer que tout mouvement est impossible Lrsquoargument anti-cineacutetique

Remarquons au passage lrsquoabsence de tortue25

25

parfois encore deacutefendu reflegravete selon nous un certain deacutedain vis-agrave-vis des penseurs eacuteleacuteates

occultant la porteacutee de lrsquoargumentation reacuteelle 26

Cette lecture fait lrsquoimpasse sur le constat empirique de lrsquoexistence du mouvement (β) que les

Eacuteleacuteates ne pouvaient vraisemblablement pas nier Lrsquoargumentation des Eacuteleacuteates ne peut pas

reposer sur une reacutefutation du mouvement un modegravele anti-cineacutetique sans quoi elle nrsquoaurait

aucune porteacutee intellectuelle Il serait alors peu compreacutehensible que Platon mette en scegravene pour la

premiegravere fois le personnage de Socrate en preacutesence de Parmeacutenide et Zeacutenon Cette naissance

philosophique du personnage de Socrate nrsquoen serait pas une si les Eacuteleacuteates nrsquoavaient pas eu un

rocircle bien plus deacutecisif 27

La question est de savoir comment dans lrsquoun et dans lrsquoautre cette seacuterie de divisions par deacutefinition ineacutepuisable peut ecirctre eacutepuiseacutee et il faut qursquoelle le soit pour que le mouvement se produise Ce nrsquoest pas reacutepondre que de dire qursquoelles srsquoeacutepuisent simultaneacutement

(BROCHARD 1926 4)

Les reacuteponses proposeacutes par la plupart des commentateurs ne reacutepondent jamais agrave la veacuteritable

question Plutocirct que de chercher agrave comprendre le laquo pourquoi raquo des arguments de Zeacutenon ceux-

ci (Aristote le premier) cherchent le laquo comment raquo Crsquoest pour ainsi dire manquer totalement

lrsquoobjectif de Zeacutenon mais aussi et surtout eacuteviter la difficulteacute comment un espace et un temps

continus peuvent ecirctre les supports de pheacutenomegravenes discontinus

Vlastos et le raisonnement apagogique

Maintenant que nous avons mis agrave distance la lecture naiumlve drsquoun eacuteleacuteatisme anti-cineacutetique il

convient neacuteanmoins de srsquointerroger sur une autre lecture plus seacuteduisante cette fois Dans

lrsquointroduction du Parmeacutenide toujours apregraves avoir entendu Zeacutenon tenir une longue liste

drsquoarguments contre la multipliciteacute (plusieurs heures de lecture) Socrate demande agrave ce dernier de

Un grand nombre de commentateurs drsquoAristote surtout semblent ne connaitre de la penseacutee eacuteleacuteate que 26

ce qursquoAristote a pu en dire laquo [] la tesis eleata [] sostiene que todas las cosas estaacuten en reposo [] el ser es infinito e inmoacutevil raquo (BOERI 2006 65)

Notre prise de position est arbitraire mais se justifie par un gain de coheacuterence dans lrsquoœuvre de Platon Il 27

nous semble plus coheacuterent de penser que la premiegravere apparition de Socrate soit un eacutevegravenement marquant et instructif pour le lecteur plutocirct que lrsquooccasion de lrsquoexposeacute drsquoune position naiumlve et insoutenable

26

preacuteciser lrsquoobjectif de son premier argument laquo Si les ecirctres sont multiples (Εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα

[127e]) il faut qursquoils soient et semblables (ὅmicroοια) et dissemblables (ἀνόmicroοια) ce qui est

impossible (ἀδύνατον) car ni les semblables ne peuvent ecirctre dissemblables ni les dissemblables

semblables raquo Lrsquoargument contre la multipliciteacute du discours de Zeacutenon repose donc sur le principe

de non-contradiction Cette contradiction crsquoest lrsquoimpossibiliteacute logique (ἀδύνατον) que quelque

chose soit et ne soit pas En drsquoautres termes il srsquoagit de lrsquoimpossibiliteacute pour tout ecirctre que cet ecirctre

puisse simultaneacutement recevoir un preacutedicat et en mecircme temps ne pas le recevoir

Il est alors possible drsquoadopter une lecture moins naiumlve de lrsquoargumentation de Zeacutenon Si

Zeacutenon a conscience de lrsquoargument empirique de lrsquoexistence du mouvement alors sa conclusion

devient une antilogie La question est alors la suivante Zeacutenon en deacutemontrant lrsquoimpossibiliteacute de

la thegravese du multiple (οὐκ ἔστι πολλά [128a]) est-il en train de soutenir la thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-

dire la thegravese de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (ἓν [hellip] εἶναι τὸ πᾶν) deacutefendue par Parmeacutenide Cette question 28

nrsquoest pas sans importance il srsquoagit drsquoun moment crucial de notre reacuteflexion Le jeune Socrate

considegravere ici mdash agrave juste titre mdash que deacutemontrer une contradiction dans une thegravese consiste agrave

donner raison agrave la thegravese opposeacutee La critique de la multipliciteacute engagerait le soutien de la thegravese

de lrsquouniteacute Agrave cette remarque Zeacutenon reacutepond ceci

ἀλλὰ σὺ μὲν εἶπες τῶν συμβεβηκότων τι ἔστι δὲ τό γε ἀληθὲς βοήθειά τις ταῦτα [τὰ γράμματα] τῷ Παρμενίδου λόγῳ πρὸς τοὺς ἐπιχειροῦντας αὐτὸν κωμῳδεῖν ὡς εἰ ἕν ἐστι πολλὰ καὶ γελοῖα συμβαίνει πάσχειν τῷ λόγῳ καὶ ἐναντία αὑτῷ

Mais tu as rencontreacute juste en un point la veacuteriteacute est que ces [eacutecrits] visent agrave aider le discours de Parmeacutenide contre ceux qui voudraient ridiculiser en montrant que si tout eacutetait un il sensuivrait de nombreuses conseacutequences absurdes et contradictoires

(PLATON Parmeacutenide 128c)

Zeacutenon cherche agrave travers sa liste drsquoarguments agrave deacutemontrer la preacutesence de contradictions dans la

thegravese de la multipliciteacute La dialectique pourrait alors ecirctre un mouvement de recherche de

contradictions dans le but de soutenir une thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-dire le moyen drsquoopeacuterer une

Litteacuteralement laquo que tout est un raquo28

27

reductio ad absurdum En vertu du principe de non-contradiction cela semblerait parfaitement

coheacuterent

En srsquoappuyant sur le principe du tiers exclu il serait possible que lrsquoopposeacute des thegraveses

contredites par Zeacutenon soient celles qursquoil deacutefendrait La premiegravere dialectique platonicienne serait

une meacutethode de raisonnement par lrsquoabsurde Il srsquoagit notamment de la lecture que deacutecida

drsquoadopter Gregory Vlastos

Because it is allowed the waywardness of impromptu debate elenctic argument may take any number of different routes But through its motley variations the following pattern which I shall call standard elenchus is preserved

(1) The interlocutor asserts a thesis p which Socrates considers false and targets for refutation

(2) Socrates secures agreement to further premises say q and r (each of which may stand for a conjunct of propositions)33 The agreement is ad hoc Socrates argues from q r not to them

(3) Socrates then argues and the interlocutor agrees that q amp r entail not-p

(4) Socrates then claims that he has shown that not-p is true p false

(VLASTOS 1994 11)

En transposant le modegravele de Vlastos agrave la premiegravere partie du Parmeacutenide Zeacutenon aurait

conscience de lrsquoexistence du mouvement par le constat empirique ce qui permet drsquoatteindre une

contradiction De cette contradiction deacutecoule la preuve de la thegravese opposeacutee agrave la thegravese initiale via

la reductio ad absurdum Selon Vlastos la neacutegation du mouvement ne serait que la premiegravere

eacutetape du raisonnement

FIG 1 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON SELON LE MODEgraveLE DE VLASTOS

α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α

β not β

β Existence du mouvement

[Issu du constat empirique]

Contradiction perp

Reductio Ad Absurdum not α

28

La transposition que nous effectuons ne respecte pas complegravetement les propos de Vlastos qui

lui-mecircme diffeacuterenciait la dialectique de Zeacutenon de lrsquoelenchus socratique

More objectionable is the assimilation of the elenchus to Zenos dialectic from which it differs in a fundamental respect The refutands in Zenos paradoxes are unasserted counterfactuals [hellip] Socrates on the other hand as we shall see will not debate unasserted premises mdash only those asserted categorically by his interlocutor who is not allowed to answer contrary to his real opinion

(VLASTOS 1994 2)

Cependant les diffeacuterences entre les deux meacutethodes reposent selon lui sur la nature des

hypothegraveses (preacutemisses) Nous remarquons que cela ne perturbe pas notre lecture puisque nous

nous inteacuteressons ici agrave la progression logique du raisonnement plutocirct qursquoagrave la nature de ses

preacutemisses

Nous remarquons alors qursquoen supposant que les Eacuteleacuteates pratiquent la reductio ad

absurdum Vlastos condamne Socrate agrave reproduire le mecircme scheacutema dans les dialogues suivants

Cela pourrait repreacutesenter une solution deacutefinitive au problegraveme du caractegravere aporeacutetique de la

dialectique il suffirait de remonter le cours des contradictions eacutemises pas Socrate et de prendre

les autres preacutemisses accepteacutees par linterlocuteur afin drsquoobtenir le contraire de la thegravese reacutefuteacutee

Vlastos semble ainsi deacutepasser le problegraveme des apories et parvient agrave entrevoir comme par un jeu

de miroirs les mysteacuterieuses thegraveses socratiques Vlastos nomme ce processus laquo elenchos

standard raquo (VLASTOS 1994 11)

Critique de la position de Vlastos

La lecture de Vlastos nrsquoest pourtant pas exempte de difficulteacutes Le principe de

contradiction nrsquoimplique pas neacutecessairement le principe de tiers exclu En drsquoautres termes la

neacutegation drsquoune neacutegation ne constitue pas une preuve de la thegravese initiale Il srsquoagit drsquoun point de

lecture souleveacute par Mathieu Marion agrave la suite notamment des travaux de Jonathan Barnes

Marion justifie son propos agrave partir drsquoune lecture intuitionniste consideacuterant que la double

neacutegation ne peut ecirctre reacuteduite agrave la thegravese initiale

29

FIG 2 DOUBLE NEacuteGATION DANS LES LOGIQUES CLASSIQUE ET INTUITIONNISTE

Pour un intuitionniste montrer que la supposition de A megravene agrave une contradiction permet drsquoaffirmer notA mais montrer que la supposition de notA megravene agrave une contradiction permet seulement drsquoaffirmer notnotA et non par eacutelimination de la double neacutegation que A

(MARION 2014 16)

Cependant Marion ne preacutetend pas non plus que les Grecs eurent pleinement conscience de ces

deux scheacutemas diffeacuterents Il srsquoagit selon Marion drsquoadopter une position intermeacutediaire Dans le

cadre des joutes dialectiques eacuteleacuteates lrsquoobjectif drsquoaffirmer ou drsquoinfirmer une thegravese passe par la

confrontation avec des contradictions ou antilogies Pour cette raison nous nommerons

antilogique le processus argumentatif eacuteleacuteate Dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate une thegravese vraie doit ecirctre

exempte de contradiction En revanche il est faux de dire que pour les Eacuteleacuteates faire deacutecouler

une contradiction conduit agrave une preuve de lrsquoinverse de la thegravese initiale Il nrsquoy a pas

contrairement agrave lrsquoavis de Vlastos un recours au tiers exclu dans le cadre de la recherche

dialectique chez les Eacuteleacuteates

Il srsquoagit preacuteciseacutement du sens de la suite du passage du Parmeacutenide que nous avons vu plus

haut

ἀντιλέγει δὴ οὖν τοῦτο τὸ γράμμα πρὸς τοὺς τὰ πολλὰ λέγοντας καὶ ἀνταποδίδωσι ταὐτὰ καὶ πλείω τοῦτο βουλόμενον δηλοῦν ὡς ἔτι γελοιότερα πάσχοι ἂν αὐτῶν ἡ ὑπόθεσις εἰ πολλά ἐστιν ἢ ἡ τοῦ ἓν εἶναι εἴ τις ἱκανῶς ἐπεξίοι

Cet eacutecrit reacutepond donc aux partisans de la pluraliteacute et leur renvoie leurs objections et plus encore en deacutesirant deacutemontrer qursquoen reacutealiteacute lrsquohypothegravese quil y a de la pluraliteacute conduit agrave des conseacutequences encore plus ridicules que la supposition que tout est un

(PLATON Parmeacutenide 128d)

Double neacutegation avec tiers exclu Double neacutegation sans tiers exclu

notnotA ≣ A notnotA ≢ A

30

Zeacutenon ne nie pas la preacutesence de contradictions dans la thegravese de Parmeacutenide il montre une

preacutesence de contradictions encore laquo plus ridicules raquo (γελοιότερα) dans la thegravese de la 29

multipliciteacute En cela la situation est telle que lrsquoapplication du tiers exclu semble impossible

Zeacutenon ne deacuteclare pas que la thegravese de lrsquouniteacute ne comporte aucune contradiction mais que la thegravese

de la multipliciteacute comporte aussi des contradictions La lecture de Vlastos apparaicirct maintenant

comme trop simpliste Pour appuyer notre point citons la deacuteesse Diotime de Mantineacutee du

Banquet cette derniegravere apprend agrave Socrate que la justesse drsquoune position est une question de juste

milieu Dans le passage suivant Socrate srsquointerrogeant sur la nature de lrsquoEros rapporte les propos

de la deacuteesse La question est de savoir si Eros est beau et bon ou laid et mauvais La reacuteponse de

la deacuteesse se situe dans un intermeacutediaire entre les deux positions

Μὴ τοίνυν ἀνάγκαζε ὃ μὴ καλόν ἐστιν αἰσχρὸν εἶναι μηδὲ ὃ μὴ ἀγαθόν κακόν Οὕτω δὲ καὶ τὸν ἔρωτα ἐπειδὴ αὐτὸς ὁμολογεῖς μὴ εἶναι ἀγαθὸν μηδὲ καλόν μηδέν τι μᾶλλον οἴου δεῖν αὐτὸν αἰσχρὸν καὶ κακὸν εἶναι ἀλλά τι μεταξύ ἔφη τούτοιν

Ne rend pas neacuteceacutessaire que ce qui nest pas beau soit laid et que ce qui nest pas bon soit mauvais Ainsi comprends que pour avoir reconnu que lamour nest ni beau ni bon il ne faut pas le croire laid et mauvais

(PLATON Banquet 202c)

Il srsquoagit drsquoun contre-exemple agrave lrsquoideacutee que le principe de non-contradiction conduirait

systeacutematiquement agrave celui du tiers exclu Diotime ne renie pas le fait qursquoil est impossible que ce

qui est beau soit laid dans le mecircme temps mais il est possible drsquoecirctre dans une position ternaire

ou intermeacutediaire

Pour compleacuteter la critique de Vlastos effectueacutee par Marion nous pouvons simplement

revenir sur la signification reacuteelle de lrsquoapplication du tiers exclu dans lrsquoexercice dialectique En

pensant qursquoune reacutefutation (sens que Vlastos donne agrave lrsquoelenchos) conduit agrave lrsquoinstauration de la

thegravese opposeacutee agrave lrsquohypothegravese de deacutepart alors lrsquointeacuterecirct mecircme du dialogue disparait pour laisser

Lrsquoemploi du superlatif nous permet drsquoenvisager une vision plus probabiliste de la veacuteriteacute chez les 29

Eacuteleacuteates Plus une theacuteorie contient des contradictions moins il est probable que celle-ci soit vraie Lrsquoassertion la plus exempte de contradictions serait la plus pure et donc potentiellement la plus proche de la veacuteriteacute Lrsquoantilogique eacuteleacuteate aurait une approche de la veacuteriteacute comme gain de coheacuterence Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre travail

31

place agrave un dogmatisme laquo masqueacute raquo Lrsquoexercice du dialogue ne serait qursquoun preacutetexte pour avancer

des thegraveses physiques meacutetaphysiques et morales Deux arguments viennent selon nous contredire

cette ideacutee Dans un premier temps le nombre de dialogues Si Platon avait deacutesireacute veacutehiculer des

thegraveses toutes faites lrsquousage reacutepeacuteteacute drsquoune trentaine de dialogues semblerait parfaitement inutile et

mecircme deacuteleacutetegravere pour la compreacutehension de ses thegraveses Il faut au contraire que le style du dialogue

soit un eacuteleacutement important voire neacuteceacutessaire de la meacutethode de recherche platonicienne Dans un

second temps les propos mecircmes de Socrate lorsque celui-ci explique sa meacutethode la

maiumleutique Agrave plusieurs reprises dans le Theacuteeacutetegravete par exemple Socrate rappelle agrave son

interlocuteur qursquoil ne sait rien et qursquoil est steacuterile

ἐπεὶ τόδε γε καὶ ἐμοὶ ὑπάρχει ὅπερ ταῖς μαίαις ἄγονός εἰμι σοφίας καὶ ὅπερ ἤδη πολλοί μοι ὠνείδισαν ὡς τοὺς μὲν ἄλλους ἐρωτῶ αὐτὸς δὲ οὐδὲν ἀποφαίνομαι περὶ οὐδενὸς διὰ τὸ μηδὲν ἔχειν σοφόν ἀληθὲς ὀνειδίζουσιν τὸ δὲ αἴτιον τούτου τόδε μαιεύεσθαί με ὁ θεὸς ἀναγκάζει γεννᾶν δὲ ἀπεκώλυσεν εἰμὶ δὴ οὖν αὐτὸς μὲν οὐ πάνυ τι σοφός οὐδέ τί μοι ἔστιν εὕρημα τοιοῦτον γεγονὸς τῆς ἐμῆς ψυχῆς ἔκγονον

Jrsquoai drsquoailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis steacuterile en matiegravere de sagesse et le reproche qursquoon mrsquoa fait souvent drsquointerroger les autres sans jamais me deacuteclarer sur aucune chose parce que je nrsquoai en moi aucune sagesse est un reproche qui ne manque pas de veacuteriteacute Et la raison la voici crsquoest que le dieu me contraint drsquoaccoucher les autres mais ne mrsquoa pas permis drsquoengendrer Je ne suis donc pas du tout sage moi-mecircme et je ne puis preacutesenter aucune trouvaille de sagesse agrave laquelle mon acircme ait donneacute le jour

(PLATON Theacuteeacutetegravete 150c [trad modif CHAMBRY])

La position de Vlastos implique donc neacutecessairement que de tels passages traitant de la meacutethode

maiumleutique relegravevent drsquoune forme de manipulation de la part du personnage de Socrate

Lrsquoelenchos standard de Vlastos est selon nous une neacutegation du principe du dialogue Notre

critique de la lecture de Vlastos repose drsquoune part sur les propos mecircmes de Socrate dans

diffeacuterents dialogues et drsquoautre part sur la reacutealiteacute litteacuteraire qui est que Platon nrsquoa eacutecrit que mdash ou

presque mdash des dialogues La question qursquoil srsquoagirait alors de poser agrave Vlastos serait simplement

pourquoi des dialogues Si Platon avait deacutesireacute mettre sa penseacutee en traiteacutes pourquoi aurait-il

perseacuteveacutereacute dans le style litteacuteraire du dialogue pourtant si propre agrave la confusion Nous voyons

comment notre hypothegravese de deacutepart conditionne toute lrsquointerpreacutetation de la lecture de Platon En

32

placcedilant dans le style du dialogue un sens veacuteritable (ce que semble ne pas faire Vlastos) la

dialectique sort du dogmatisme

Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon

Ce que nous eacutevoquions comme notre hypothegravese du postulat theacuteacirctral permet ici drsquoentrevoir

une reacuteponse claire agrave cette question le dialogue nrsquoest pas un moyen dissimuleacute pour transmettre

des thegraveses mais le cœur mecircme du propos une meacutethode qursquoil srsquoagit maintenant pour nous

drsquoeacutetudier Nous avons refuseacute lrsquoargumentaire naiumlf voulant que Zeacutenon essaierait de deacutemontrer

lrsquoimpossibiliteacute du mouvement Dans un mecircme temps la position de Vlastos nous est aussi

apparue comme deacutenaturant le travail de Platon Il devient alors neacutecessaire pour nous de proposer

une lecture plus coheacuterente agrave partir de nos critiques preacuteceacutedentes

Nous reprochons agrave Vlastos son dogmatisme Il srsquoagit alors selon nous de simplement

arrecircter le raisonnement eacuteleacuteate agrave la mise en eacutevidence drsquoune contradiction sans tirer drsquoautre

conclusion Nous reprenons alors les arguments de Zeacutenon et les mettons en relation avec ce que

nous avons compris plus haut Zeacutenon ne soutient pas mdash directement du moins mdash la thegravese de

lrsquouniteacute de lrsquoecirctre mais deacutesire deacutemontrer que la thegravese inverse (de la pluraliteacute) conduit aussi agrave des

contradictions En reprenant une fois encore le scheacutema repreacutesentant lrsquoargumentation logique des

arguments de Zeacutenon nous proposons maintenant une lecture dite antilogique dont la derniegravere

eacutetape sera la contradiction (ou antilogie)

Si cette lecture peut sembler tregraves proche de celle de Vlastos elle srsquoen diffeacuterencie sur un

point fondamental Dans le cas preacutesent la mise en eacutevidence de la contradiction ne permet pas de

prouver la thegravese inverse agrave lrsquohypothegravese principale de deacutepart Nous gardons cependant le constat

empirique du mouvement rendant agrave la penseacutee toute son intelligence

33

FIG 3 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON PROPOSEacuteE

La dialectique eacuteleacuteate est une antilogique puisque elle se contente de montrer crsquoest-agrave-dire de

mettre en eacutevidence des contradictions sans pour autant franchir le pas de la conclusion Il nrsquoy a

donc pas agrave proprement parler de Reductio ad absurdum chez les Eacuteleacuteates ou du moins pas en ces

termes

Il srsquoagit maintenant de veacuterifier notre interpreacutetation et de la justifier Dans un premier temps

il devient clair que le problegraveme que nous soulevions chez Vlastos du dogmatisme dialectique

disparaicirct aussitocirct En effet il est impossible de dire que les conclusions agrave la suite drsquoun

raisonnement de cette forme soient des veacuteriteacutes mdash ou tout du moins des veacuteriteacutes positives Mais

nous devons alors faire face agrave un autre problegraveme si ses raisonnements se terminent par des

antilogies la meacutethode eacuteleacuteate est-elle agrave mecircme de trouver quelque chose ou est-elle bloqueacutee dans

ce que nous pourrions appeler un apophatisme meacutethodologique Nous voyons ici comment le

questionnement souleveacute par la lecture des arguments de Zeacutenon nous conduit aux mecircmes

questions que celles que nous posions un peu plus tocirct 30

Pour sortir de ce paradoxe il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoaller tregraves loin Si les arguments de

Zeacutenon semblent condamner agrave rester dans la contradiction la fin mecircme du Parmeacutenide quelques

pages plus loin est au contraire bien plus affirmative

mdash Εἰρήσθω τοίνυν τοῦτό τε καὶ ὅτι ὡς ἔοικεν ἓν εἴτ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν αὐτό τε καὶ τἆλλα καὶ πρὸς αὑτὰ καὶ πρὸς ἄλληλα πάντα πάντως ἐστί τε καὶ οὐκ ἔστι καὶ φαίνεταί τε καὶ οὐ φαίνεται mdash Ἀληθέστατα

mdash Disons-le donc et ajoutons que agrave ce qursquoil semble soit que lrsquoun existe soit qursquoil nrsquoexiste pas lui et les autres choses relativement agrave eux-mecircmes et les un aux autres

α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α

β not β

β Existence du mouvement

[Issu du constat empirique]

Contradiction perp

Cf supra I 1 laquo Le caractegravere aporeacutetique raquo30

34

sont absolument tout et ne le sont pas paraissent tout et ne le paraissent pas mdash Cela est parfaitement vrai

(PLATON Parmeacutenide 166c-d [trad modif CHAMBRY])

Bien que les arguments de Zeacutenon semblent ne pas deacutepasser la contradiction la meacutethode de

Parmeacutenide dans la deuxiegraveme partie du dialogue est agrave mecircme de trouver des veacuteriteacutes positives La

situation nrsquoest pas propre au Parmeacutenide mais se produit aussi agrave la fin du Sophiste et du

Politique Ces deux dialogues se terminent de maniegravere positive deacutemontrant que lrsquoacquisition

drsquoune veacuteriteacute eacutetait possible selon Platon

Παντάπασι μὲν οὖν

Crsquoest donc tout agrave fait cela

(PLATON Sophiste 268d)

Κάλλιστα αὖ τὸν βασιλικὸν ἀπετέλεσας ἄνδρα ἡμῖν ὦ ξένε καὶ τὸν πολιτικόν

Tu nous as encore de la plus belle faccedilon deacutefini jusqursquoagrave la fin cher eacutetranger lrsquohomme royal et [lrsquohomme] politique

(PLATON Politique 311c) 31

Lrsquohypothegravese preacuteceacutedente que nous avions appeleacutee laquo lrsquoapophatisme dialectique raquo est ainsi

parfaitement reacutefuteacutee Un jugement vrai sur le monde est possible chez Platon et la dialectique ne

peut ecirctre reacuteduite agrave un simple plaisir de reacutefuter des interlocuteurs puisque nous avons des

exemples clairs de deacutefinitions positives et reacuteussies

Le principal point commun de ces trois dialogues est la preacutesence comme interlocuteur

principal soit de Parmeacutenide et de Zeacutenon (originaires drsquoEacuteleacutee) soit de celui que lrsquoon appelle

laquo lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo (Ἐλεάτης Ξένος [216a]) Il devient alors neacutecessaire dans le cadre de notre

eacutetude drsquoapprofondir notre champ de recherche en ne nous cantonnant pas seulement au

Parmeacutenide comme premiegravere occurence socratique du corpus platonicien mais aussi aux autres

eacutecrits eacuteleacuteates

Eacutemile Chambry attribue cette phrase agrave laquo Socrate raquo ce que nous ne faisons pas Nous suivons le 31

Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig et attribuons cette phrase agrave laquo Socrate le jeune raquo (Νεώτερος Σωκράτης) lrsquointerlocuteur principal du dialogue gardant ainsi la coheacuterence de la progression de la discussion jusqursquoagrave sa conclusion

35

3 La meacutethode eacuteleacuteate

Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide

Notre eacutetude des arguments de Zeacutenon eacutevoqueacutes au deacutebut du Parmeacutenide nous conduit agrave

interroger le projet eacuteleacuteate dans son ensemble agrave travers notamment leurs eacutecrits directs Si ce

recours peut sembler ecirctre une digression non neacutecessaire il faut neacuteanmoins se souvenir que dans

lrsquooptique de notre eacutetude de la dialectique socratique nous sommes actuellement face agrave une

situation paradoxale drsquoune part lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate telle que preacutesenteacute par Zeacutenon ne peut pas ecirctre

dogmatique et doit logiquement srsquoarrecircter agrave lrsquoantilogie et drsquoautre part la meacutethode eacuteleacuteate est une

meacutethode que Platon recommande dans lrsquooptique de trouver des veacuteriteacutes Nous devons alors avant

de continuer deacutefinir clairement ce que peut ecirctre la meacutethode eacuteleacuteate sans Platon crsquoest-agrave-dire

principalement la meacutethode telle que preacutesenteacutee dans le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature afin de

comprendre les origines du projet dialectique eacuteleacuteate

Degraves les premiegravere ligne du poegraveme le jeune homme est accueilli par la laquo justice raquo (Δίκη [fr

1]) qui lui ouvre les portes des laquo chemins raquo (κελεύθων) de la laquo nuit raquo (Νύξ) et du

laquo jour raquo (Ἤmicroας) Quelques lignes plus bas la deacuteesse explique au jeune homme que celui-ci doit

apprendre laquo toutes choses raquo (πάντα) agrave la fois le laquo cœur raquo (ἦτορ) laquo circulaire raquo (εὐκυκλέος) et

laquo immuable raquo (ἀτρεmicroὲς) de la laquo veacuteriteacute raquo (Ἀληθείη) et drsquoautre part les laquo opinions raquo (δόξας) des

laquo mortels raquo (βροτοί) hors des laquo croyances vraies raquo (πίστις ἀληθής) La deacuteesse deacuteclare que le

jeune homme laquo doit en juger raquo (χρῆν δοκίmicroως) en laquo naviguant raquo (περῶντα) pour laquo tout raquo (πάντα)

laquo agrave travers tout raquo (διὰ παντὸς) Cette lecture rapide du premier fragment du poegraveme de Parmeacutenide

est lourde de conseacutequences Lrsquoobjectif de la dialectique eacuteleacuteate serait drsquoatteindre le cœur de la

veacuteriteacute Cela confirme ce que nous eacutevoquions plus tocirct il est impossible de penser que la finaliteacute

de la meacutethode se trouverait dans lrsquoantilogie la recherche doit se terminer par une veacuteriteacute Or cette

meacutethode consiste agrave analyser aussi bien les savoirs vrais que les opinions fausses Cette

navigation doit ecirctre faite pour chaque chose agrave travers tous les possibles La meacutethode eacuteleacuteate est

donc une dialectique de la recherche ne devant rien neacutegliger Elle analyse tous les possibles

Le second fragment nous renseigne sur le fonctionnement de cette meacutethode Il nrsquoexiste

pour la deacuteesse que deux laquo voies de recherche raquo (ὁδοὶ [hellip] διζήσιός [fr2]) compatibles avec laquo la

36

penseacutee raquo (νοῆσαι) La premiegravere est laquo qursquoil est raquo (ἔστιν) et laquo qursquoil est impossible de ne pas

ecirctre raquo (microὴ εἶναι) il srsquoagit du laquo chemin de la certitude raquo accompagnant la laquo veacuteriteacute raquo La seconde

voie est laquo qursquoil nrsquoest pas raquo (οὐκ ἔστιν) et laquo qursquoil est neacutecessaire de ne pas ecirctre raquo (χρεών ἐστι microὴ

εἶναι) Cette seconde route est un piegravege que le jeune homme laquo ne doit pas approcher raquo (ἀταρπόν)

Nous remarquons alors une apparente contradiction entre les deux fragments Dans le

premier fragment la deacuteesse deacuteclare que toutes les possibiliteacutes doivent ecirctre envisageacutees Dans le

second fragment elle semble se contredire et demander au jeune homme de ne pas pratiquer la

deuxiegraveme voie Comment peut-on alors concilier les deux injonctions afin de retrouver la

coheacuterence du projet

FIG 4 REPREacuteSENTATION LOGIQUE DU DEUXIEgraveME FRAGMENT DE PARMEacuteNIDE

Il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la variable laquo A raquo Celle-ci est remplaccedilable par toute assertion

Entre les deux propositions nous employons volontairement la conjonction de coordination

laquo et raquo agrave la place du connecteur logique laquo and raquo Dans le cas de lrsquoutilisation de la conjonction

logique laquo and raquo la formule ainsi creacuteeacutee irait agrave lrsquoencontre du principe de non-contradiction puisque

cela conduirait agrave admettre (A andnotA) La meacutethodologie de Parmeacutenide ne recherche pas seulement

ce qui est mais elle recherche ce qui est neacutecessairement De la mecircme maniegravere cette

meacutethodologie recherche eacutegalement ce qui nrsquoest pas neacutecessairement Nous devons ainsi

comprendre la formulation des deux voies comme deux moments distincts de la recherche Crsquoest

pour cette raison que nous donnerons le nom de conjonction meacutethodologique au connecteur en

question sans la valeur logique de la conjonction il signifie que les deux eacutetapes co-existent

ἀγνοοῦσιν γὰρ οἱ πολλοὶ ὅτι ἄνευ ταύτης τῆς διὰ πάντων διεξόδου τε καὶ πλάνης ἀδύνατον ἐντυχόντα τῷ ἀληθεῖ νοῦν σχεῖν

La plupart [des gens] ignorent en effet que sans explorer toutes les voies sans cette divagation il est impossible de tomber sur le vrai pour en avoir lrsquointelligence

(PLATON Parmeacutenide 136d-e)

A laquo Il est raquo

(A ^ not(notA)) et (notA ^ ◻(notA))

37

Nous devons maintenant nous interroger sur ce que les paroles du premier fragment

peuvent signifier vis-agrave-vis de la meacutethode proposeacutee dans le deuxiegraveme Contrairement aux ideacutees

courantes nous ne pensons pas que la seconde voie ne doive pas ecirctre exploreacutee Les deux voies

doivent ecirctre arpenteacutees Cependant la premiegravere voie est seule productrice de savoir positif La

seconde voie est productrice de non-savoir elle traite de ce qui nrsquoexiste pas Ce nrsquoest pas pour

autant une mauvaise voie mais cette derniegravere est reacuteduite agrave lrsquoaporie elle relegraveve de lrsquoapophatisme

ontologique (dire ce qursquoune chose nrsquoest pas sans dire ce qursquoelle est)

Certes Parmeacutenide exclut le non-ecirctre comme inintelligible mais cela nrsquoest pas une raison suffisante pour penser que la seconde voie disparaicirct entiegraverement du raisonnement de Parmeacutenide agrave partir du fr 2 Cette voie nrsquoen montre pas moins ce qursquoest une neacutegation et permet de reconnaicirctre que nier lrsquoexistence drsquoun objet de recherche constitue une impasse En effet beaucoup srsquoen faut que Parmeacutenide se prive de la neacutegation dans son poegraveme Lrsquousage de la neacutegation soulegraveve pourtant un problegraveme pour lrsquoeacutenonciation de la veacuteriteacute puisqursquoil est impossible drsquoobtenir une connaissance agrave partir de phrases neacutegatives Cela nrsquoexclut pas que lrsquousage de la seconde voie soit neacutecessaire pour discerner laquoce qui estraquo du contraire voire que les deux voies puissent ecirctre employeacutees alternativement ou de maniegravere concurrente La seconde voie reste une voie de recherche mecircme si elle megravene agrave lrsquoaporie en soutenant laquoce nrsquoest pasraquo il est impossible drsquoavancer Mais cela est deacutejagrave un reacutesultat drsquoune part on y reconnaicirct une impasse et drsquoautre part il semble que seule une affirmation puisse lancer la recherche puisqursquoune neacutegation ne contient en soi aucune information directe sur lrsquoobjet de la recherche

(CASTELNEacuteRAC 2014 444)

La deuxiegraveme voie du poegraveme nrsquoest pas lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoenquecircte sur laquo A raquo mais lrsquoabsence

du preacutedicat drsquoexistence crsquoest-agrave-dire la validiteacute de laquo notA raquo au niveau ontologique Nous pourrions

reacutesumer les propos de la deacuteesse en lrsquoideacutee que lrsquoon ne peut pas enquecircter sur ce qui nrsquoexiste pas Il

ne srsquoagit pas de deacutefendre une thegravese mais drsquoexplorer son contraire Ici la meacutethode ne vise pas agrave

avoir raison face agrave un adversaire mais agrave enquecircter sur toutes les voies afin de trouver un absolu

sans contradiction la veacuteriteacute Les opinions des mortels ne sont pas lrsquousage de la deuxiegraveme voie

mais le mauvais usage des deux premiegraveres La premiegravere voie est le seul chemin menant agrave la

veacuteriteacute mais il ne srsquoagit pas directement de la veacuteriteacute pour autant La deacuteesse nous propose une

meacutethode neacutecessitant encore un travail drsquoanalyse et drsquoentrainement Nous devons ici remarquer le

parallegravele eacutevident entre la meacutethode preacutesenteacute dans le poegraveme de Parmeacutenide et ce que Socrate deacutefinit

38

comme son art laquo maiumleutique raquo Le terme elenchos plus haut deacutefini comme laquo test raquo (par recherche

drsquoeacuteventuelles contradictions contre le terme de laquo reacutefutation raquo proposeacute par Vlastos) consiste dans

en un rejet ou une acceptation opeacutereacute apregraves un test de validation Ce test nrsquoest pas sans rappeler la

dokimasie (δοκιmicroασία) crsquoest-agrave-dire une analyse selon un certain nombre de critegraveres bien deacutefinis

Lorsque le lexicographe Pollux parle de la dokimasie des animaux agrave sacrifier il liste ainsi les

eacuteleacutements importants

Προσακτέον δὲ θύσιμα ἱερεῖα ἄρτια ἄτομα ὁλόκληρα ὑγιῆ ἄπηρα παμμελῆ ἀρτιμελῆ μὴ κολοβὰ μηδὲ ἔμπηρα μηδὲ ἠκρωτηριασμένα μηδὲ διάστροφα

Il faut preacutesenter des victimes qui conviennent pour un sacrifice bien constitueacutees entiegraveres intactes en bonne santeacute exemptes drsquoinfirmiteacutes avec tous leurs membres avec des membres bien conformeacutes elles ne doivent ecirctre ni mutileacutees ni estropieacutees ni amputeacutees de leurs extreacutemiteacutes ni difformes

(FEYEL 2006 36) 32 33

Il srsquoagit pour le philosophe en quecircte de veacuteriteacute de veacuterifier si les assertions respectent les exigences

de la logique comme les animaux doivent respecter les exigences du sacrifice Nous parlerons

cependant plutocirct drsquoelenchos pour deacutesigner lrsquoensemble du processus drsquoeacutevaluation ainsi que la

phase finale drsquoacceptation ou de rejet de lrsquohypothegravese

Dans le cinquiegraveme fragment du poegraveme le poegravete nous dit qursquoil lui est laquo indiffeacuterent raquo (Ξυνὸν

[fr5]) de commencer laquo drsquoun cocircteacute plutocirct que drsquoun autre raquo (ὁππόθεν) car il reviendra en arriegravere

(πάλιν) Nous retrouvons ici la recherche selon les deux meacutethodes Nous pouvons comprendre

que lrsquoune des deux voies conduira neacutecessairement agrave une contradiction (une antilogie) alors que

lrsquoautre voie conduira agrave une veacuteriteacute Il srsquoagit drsquoemprunter tous les chemins possibles afin

drsquoidentifier le seul qui soit exempt de contradiction

Nous pouvons dores et deacutejagrave tirer quelques conclusions sur la meacutethode de recherche eacuteleacuteate

Il faut systeacutematiquement eacutevaluer chaque voie possible Dans le cas drsquoune enquecircte sur A cela

signifie donc drsquoune part laquo srsquoil est vrai que A raquo puis laquo srsquoil est faux que A raquo La deuxiegraveme voie

Drsquoapregraves BETHE E (eacuted) Pollucis Onomasticon (1900) I 29 32

Grec et traduction sont de (FEYEL 2006)33

39

nrsquoest cependant pas suffisante pour eacutetablir un veacuteritable savoir sur le monde savoir que quelque

chose est faux nrsquoest qursquoun premier pas mais il convient par la suite de deacutepasser ce premier

moment pour dire quelque chose de positif Les deux voies sont fonctionnelles mais il existe

neacuteanmoins une hieacuterarchie Dans cette perspective il apparait que le caractegravere aporeacutetique des

dialogues relegraveve de la seconde voie celle du non-ecirctre Arriver agrave une aporie crsquoest ecirctre capable de

dire ce qursquoune chose nrsquoest pas crsquoest donc un progregraves face agrave lrsquoignorance de deacutepart Mais cela

nrsquoest pas suffisant

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique

Nous devons maintenant nous pencher sur un autre aspect de la penseacutee eacuteleacuteate En effet la

recherche selon les deux voies est un eacuteleacutement central de la meacutethode proposeacutee par Parmeacutenide

Cependant il existe un autre eacuteleacutement tout aussi important et donnant lieu agrave de nombreuses

interpreacutetations Il srsquoagit de la fameuse thegravese de laquo lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo Comme nous lrsquoavons vu

preacuteceacutedemment les arguments de Zeacutenon sur le mouvement servaient notamment agrave deacutemontrer que

la thegravese de la pluraliteacute de lrsquoecirctre eacutetait tout aussi invraisemblable mdash sinon plus encore mdash que celle

de son maicirctre Parmeacutenide Il faut alors reconnaitre lrsquoeacutevidence Parmeacutenide soutenait effectivement

une thegravese sur lrsquouniteacute de lrsquoecirctre Encore est-il neacutecessaire de comprendre ce agrave quoi se reacutefegravere

laquo lrsquoecirctre raquo et son laquo uniteacute raquo Cette thegravese est exprimeacutee dans le huitiegraveme fragment moment cleacute de

notre reacuteflexion Le poegravete nous dit que laquo ce qui est raquo (ἔστιν [fr8]) est maintenant laquo tout

entier raquo (ὁmicroοῦ πᾶν) laquo un raquo (ἕν) et laquo continu raquo (συνεχές) Dans ce passage la deacuteesse srsquoadresse au

jeune homme dans le but de lui enseigner ce qursquoest la veacuteriteacute Il ne srsquoagit plus seulement de savoir

ce qui est mais ce qui est vrai Le rapport au discours est primordial souvenons-nous que les

portes de cet enseignement avaient eacuteteacute ouvertes par lrsquoincarnation de laquo la justice raquo (Δίκη [fr1]) au

premier fragment La veacuteriteacute est un jugement pas un constat La connaissance est un effort

intellectuel de discernement entre lrsquoecirctre et le non-ecirctre Enfin lrsquoaction de laquo penser raquo (νοεῖν [fr3])

et lrsquoaction laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont laquo la mecircme chose raquo (τὸ [hellip] αὐτὸ)

La meacutethodologie de la deacuteesse consiste agrave diffeacuterencier ce qui est de ce qui nrsquoest pas Il ne

srsquoagit pas de la reacutealiteacute mais de la veacuteriteacute La veacuteriteacute est une chez Parmeacutenide laquo lrsquoun raquo est le

principe neacutecessaire pour fonder un savoir Si la veacuteriteacute nrsquoeacutetait pas une alors des eacutenonceacutes

40

contraires pourraient ecirctre consideacutereacutes comme vrais Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre vrai est lrsquooccasion de la 34

science pour les Eacuteleacuteates Nous comprenons alors cette uniteacute comme un principe non pas

ontologique ou cosmologique mais logique et eacutepisteacutemologique Lrsquouniteacute ne porte pas sur le

monde mais sur un objet scientifique (objet de science) Il srsquoagit de lrsquoexpression la plus

eacuteleacutementaire du principe de non-contradiction Si une chose est vraie son contraire est

neacutecessairement faux Si nous rapprochons ceci du troisiegraveme fragment citeacute ci-dessus nous

pouvons comprendre que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre rejoint lrsquouniteacute eacutepisteacutemologique Pour qursquoun savoir soit

possible il faut neacutecessairement que lrsquoobjet de ce savoir soit unique non pas que tous les objets

de connaissance sont identiques et immuables mais que les principes de connaissance sont

perpeacutetuels

Dans la penseacutee eacuteleacuteate aucun savoir nrsquoest possible sans lrsquoimmuabiliteacute et la persistance de

lrsquoecirctre Cette penseacutee srsquooppose agrave lrsquoideacutee drsquoune autonomie propre de lrsquoecirctre Cette continuiteacute de lrsquoecirctre

a pour conseacutequence de rendre ce dernier accessible par la penseacutee Le projet rationaliste eacuteleacuteate

rejoint drsquoune certaine maniegravere notre ideacutee contemporaine de deacuteterminisme

Chez les ecirctres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions dexistence de tout pheacutenomegravene sont deacutetermineacutees dune maniegravere absolue Ce qui veut dire en dautres termes que la condition dun pheacutenomegravene une fois connue et remplie le pheacutenomegravene doit se reproduire toujours et neacutecessairement agrave la volonteacute de lrsquoexpeacuterimentateur [hellip] Tous les pheacutenomegravenes de quelque ordre quils soient existent virtuellement dans les lois immuables de la nature et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions dexistence sont reacutealiseacutees

(BERNARD 1984 13)

Ne faisons pas drsquoanachronisme lrsquoapproche eacuteleacuteate nrsquoest pas comparable agrave celle de Claude

Bernard Cependant il faut selon nous la comprendre dans cet esprit Lrsquoobjet de science est

laquo un raquo parce qursquoil est constant et eacuteternel Mais cela ne signifie pas que tout ce qui est penseacute existe

ou que tout ce qui existe forme une vaste uniteacute cosmologique En gardant agrave lrsquoesprit que le poegraveme

expose une meacutethode (et non pas un reacutecit mythique sur le monde agrave la maniegravere drsquoHeacutesiode) il est

assez clair que le fragment VIII reacuteputeacute comme eacutetant le cœur de lrsquoontologie eacuteleacuteate constitue en

reacutealiteacute un preacutecis drsquoeacutepisteacutemologie Il faut que lrsquoobjet de science soit un sans quoi toute veacuteriteacute ne

Occasion est ici agrave prendre au sens de principe neacutecessaire34

41

serait que temporaire Face au problegraveme de la fondation drsquoun savoir le deacuteterminisme apparaicirct

comme le premier pas eacutepisteacutemologique sans lequel rien ne peut ecirctre dit Lrsquoun parmeacutenidien

comme principe de science est aussi le principe neacutecessaire de la deacutefinition Pour appuyer notre

theacuteorie nous nous reacutefeacuterons agrave un fragment souvent mal interpreacuteteacute du poegraveme de Parmeacutenide le

fragment V deacuteclarant que laquo le fait de penser raquo (νοεῖν) et celui laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont une laquo mecircme

chose raquo (Τὸ γὰρ αὐτὸ) Non pas que Parmeacutenide soit en train de donner une reacutealiteacute agrave tout objet de

penseacutee mais au contraire on ne peut veacuteritablement penser (au sens de connaitre) que ce qui est

(de maniegravere durable) Pour ainsi dire la penseacutee eacuteleacuteate ne nie pas lrsquoexistence du mouvement mais

dans le cadre de sa deacutefinition de laquo ce que doit ecirctre la science raquo (comme activiteacute de connaissance

du reacuteel) il srsquoagit de ne srsquoattacher qursquoaux proprieacuteteacutes eacuteternelles des corps

En bref le poegraveme de Parmeacutenide nrsquoest pas un traiteacute de cosmologie ni drsquoontologie il srsquoagit

drsquoune meacutethode de recherche La premiegravere question est quel est lrsquoobjet rechercheacute Ce que

Parmeacutenide et Zeacutenon nous disent est que la somme des parties drsquoun ecirctre (distance moment etc)

ne peut jamais eacutegaler le tout il existe toujours un je-ne-sais-quoi de plus dans la totaliteacute Ainsi

nous pouvons comprendre que contre les partisans du devenir et de la pluraliteacute de lrsquoecirctre il

existe selon les philosophes eacuteleacuteates une uniteacute de lrsquoecirctre comme objet de science Malgreacute les

divisions multiples il existe toujours une transcendance Penser la diversiteacute crsquoest se donner pour

objectif de deacutefinir lrsquoindeacutefinissable Agrave lrsquoinverse penser lrsquouniteacute derriegravere le multiple crsquoest avoir une

chance de saisir ce qursquoil y a de neacutecessaire dans le reacuteel et ainsi transcender ce dernier La

meacutethode eacuteleacuteate reacutefute en cela la capaciteacute drsquoune deacutefinition en extension agrave ecirctre pleinement

satisfaisante au profit drsquoune deacutefinition en compreacutehension En srsquoattachant agrave lrsquounique derriegravere le

multiple il faut ecirctre capable de saisir ce qui entre toujours mdash et neacutecessairement mdash dans la

constitution de ce que lrsquoon srsquoattache agrave deacutefinir

Cet eacuteleacutement sera primordial dans la penseacutee platonicienne agrave de nombreuses reprises les

interlocuteurs de Socrate tenteront de faire passer un groupe drsquoexemples (deacutefinition en extension)

comme reacuteponse aux questions de Socrate Meacutenon par exemple dans le dialogue eacuteponyme

deacutefinira la vertu en donnant un ensemble de cas diffeacuterents Socrate nrsquoest eacutevidemment pas dupe

Πολλῇ γέ τινι εὐτυχίᾳ ἔοικα κεχρῆσθαι ὦ Μένων εἰ μίαν ζητῶν ἀρετὴν σμῆνός τι ἀνηύρηκα ἀρετῶν παρὰ σοὶ κείμενον

42

Jrsquoai lrsquoimpression drsquoavoir beaucoup de chance cher Meacutenon si agrave la recherche drsquoune vertu jrsquoen ai trouveacute tout un essaim aupregraves de toi

(PLATON Meacutenon 72a [trad Castelneacuterac])

Nous sommes ici en preacutesence drsquoun parfait exemple de reacutefutation non pas par contradiction

(recours agrave une antilogie) mais plus en rapport agrave un problegraveme meacutethodologique Si la dialectique

se pose pour objectif de deacutefinir une notion cette deacutefinition ne doit pas ecirctre une suite drsquoexemple

mais la recherche du principe commun agrave tous ces exemples

Demeure une derniegravere interrogation sur le poegraveme pourquoi cette thegravese a-t-elle toujours eacuteteacute

aussi mal comprise Le problegraveme de lrsquointerpreacutetation du projet eacuteleacuteate vient en partie selon nous

de lrsquoabsence de syntaxe deacutefinie dans la langue grecque Dans les hypothegraveses eacutenonceacutees par Platon

dans Le Parmeacutenide reprenant tregraves certainement les theacutematiques abordeacutees par les Eacuteleacuteates la place

de la conjonction laquo si raquo (εἰ) dans lrsquointerrogation laquo srsquoil est un raquo (εἰ ἕν ἐστιν[137c]) nrsquoest pas

parfaitement claire Tantocirct celle-ci se trouve avant la proposition (i e 137c) tantocirct celle-ci se

trouve entre lrsquoobjet et le verbe (i e 142c) Face agrave ce problegraveme Alain Seacuteguy-Duclot propose

lrsquoideacutee selon laquelle Platon reacutealiserait un jeu phoneacutetique et seacutemantique La place de la

conjonction deacutefinirait alors lrsquoobjet sur lequel porterait cette conjonction ce qui aurait pour

finaliteacute de faire osciller le sens du verbe laquo ecirctre raquo (εἶναι) entre un sens copulatif et un sens

existentiel Denis OrsquoBrien reacutesume ainsi lrsquoargument de Seacuteguy-Duclot

Si hen priveacute darticle est placeacute avant la conjonction gouvernant une proposition conditionnelle il est le sujet du verbe pris en son sens existentiel (donc hen ei estin laquo si un est raquo) En revanche si hen priveacute darticle est placeacute apregraves la conjonction il est le compleacutement du verbe pris en son sens copulatif (donc ei hen estin laquo sil est un raquo)

(OrsquoBRIEN 2008 230 [trad SEacuteGUY-DUCLOT])

Cette argumentation rend possibles nos hypothegraveses de lecture Il eacutetait neacutecessaire selon notre

approche que le Eacuteleacuteates fussent capables de distinguer lrsquoecirctre copule de lrsquoecirctre comme preacutedicat

drsquoexistence Cette lecture de Seacuteguy-Duclot permet drsquoappuyer notre propre lecture et justifie ainsi

le projet eacutepisteacutemologique en remplaccedilant la lecture cosmologique Cette interpreacutetation rend gracircce

agrave la penseacutee eacuteleacuteate en geacuteneacuteral en lui permettant drsquoopeacuterer la distinction logique entre la copule est

43

le preacutedicat drsquoexistence Nous pouvons alors comprendre que le cœur du problegraveme pour le

Parmeacutenide de Platon nrsquoest pas de savoir srsquoil existe une uniteacute fondamentale (si le laquo un raquo existe)

mais si laquo ce qui est raquo possegravede une uniteacute dans le temps et dans lrsquoespace (si laquo ce qui est raquo est un)

Lrsquoexercice eacuteleacuteate devient ainsi beaucoup plus clair et coheacuterent

Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide

Lrsquoun des eacuteleacutements les plus perturbants lors de la lecture du Parmeacutenide est le fait que cet

ouvrage pourtant consideacutereacute comme ayant eacuteteacute eacutecrit tardivement par Platon semble drsquoembleacutee

reacutefuter la theacuteorie centrale de tout le systegraveme platonicien la theacuteorie des ideacutees Nous avons

preacuteceacutedemment eacutevoqueacute plusieurs problegravemes relatifs agrave cette lecture naiumlve notamment lorsque nous

recensions les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo propres au Parmeacutenide Nous allons cependant revenir 35

sur ce point agrave la lumiegravere de ce que nous avons compris de la meacutethodologie eacuteleacuteate Que lrsquoon ne

srsquoy trompe pas alors que la seconde partie du dialogue (vaste et fatigante) est selon nous drsquoun

inteacuterecirct bien plus heuristique mdash donc meacutethodologique mdash qursquoontologique nous devons cependant

nous attacher tout particuliegraverement agrave ces quelques pages que Platon nrsquoa pas placeacutees ici par

hasard

La reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees alors porteacutee par le jeune Socrate intervient tregraves

rapidement et drsquoune faccedilon assez surprenante Socrate introduit sa theacuteorie agrave partir de laquo la forme en

soi de la ressemblance raquo (αὑτὸ εἶδός τι ὁmicroοιότητος [129a]) et la forme opposeacutee agrave celle-ci de laquo la

dissemblance raquo (ἀνόmicroοιον) Selon Socrate le problegraveme que pose Zeacutenon nrsquoen est pas

veacuteritablement un Pour Socrate il nrsquoest pas impossible qursquoun ecirctre participe agrave la fois de la

ressemblance en soi en ce qursquoil ressemble agrave un autre ecirctre et participe dans le mecircme temps de la

dissemblance en soi pour tout ce qursquoil ne ressemble pas Continuant ainsi son raisonnement il

deacuteclare de la mecircme maniegravere qursquoun ecirctre peut laquo participer raquo (microετέχειν) laquo de lrsquouniteacute raquo (τοῦ ἑνὸς) et

laquo participer aussi raquo (αὖ microετέχειν) laquo des choses multiples raquo (ταῦτα πολλὰ) en mecircme temps Le

raisonnement socratique se porte sur laquo les genres et les espegraveces raquo (τὰ γένη τε καὶ εἴδη) des ecirctres

mdash ce que la posteacuteriteacute appellera les Ideacutees

Cf supra II 1 laquo Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide raquo35

44

καὶ περὶ τῶν ἄλλων ἁπάντων ὡσαύτως εἰ μὲν αὐτὰ τὰ γένη τε καὶ εἴδη ἐν αὑτοῖς ἀποφαίνοι τἀναντία ταῦτα πάθη πάσχοντα ἄξιον θαυμάζειν εἰ δ᾽ ἐμὲ ἕν τις ἀποδείξει ὄντα καὶ πολλά τί θαυμαστόν λέγων ὅταν μὲν βούληται πολλὰ ἀποφῆναι [hellip]

et de mecircme pour tout le reste il ne faudrait pas moins seacutetonner si on venait agrave deacutemontrer que les genres et les espegraveces sont en eux-mecircmes susceptibles de leurs contraires mais il ny aurait rien de surprenant agrave ce quon deacutemontracirct que moi je suis agrave la fois un et multiple

(PLATON Parmeacutenide 129c [trad modif COUSIN])

Le sujet ne porte alors plus sur les laquo choses visibles raquo (τοῖς ὁρωmicroένοις [129e]) mais sur les

laquo choses de lrsquointellect raquo (τοῖς λογισmicroῷ [130a])

Agrave lrsquoeacutevidence ce cours passage a eacuteteacute mdash et est toujours mdash consideacutereacute comme lrsquoune des

expressions fondatrice de la penseacutee meacutetaphysique platonicienne La meacutethode est en effet

radicale Il ne srsquoagit plus de srsquointerroger sur ce que lrsquoon voit mais sur ce que lrsquoon peut penser Il

nrsquoy a lagrave rien qui sera reacutefuteacute par la suite La suite est en revanche plus deacutelicate le fait de

distinguer drsquoune part les objets visibles et drsquoautre part les objets de lrsquointellect suscite un vif

inteacuterecirct chez Parmeacutenide Dans cette proto-penseacutee platonicienne Socrate eacutenonce lrsquoideacutee selon

laquelle les objets visibles participeraient drsquoun ou plusieurs genres Il faudrait alors pencher son

esprit davantage sur ces genres que sur les choses visibles La theacuteorie eacutetant poseacutee Parmeacutenide

commence son travail drsquoaccoucheur en questionnant Socrate 36

Parmeacutenide opegravere un deacutecalage drsquoune notion (le beau le juste le bon) vers un individu

(lrsquohomme le feu lrsquoeau la boue le poil la saleteacute) Le deacutecalage que Parmeacutenide opegravere nrsquoest pas

anodin il srsquoagit au contraire drsquoun veacuteritable problegraveme drsquoordre logique et seacutemantique Le grec nrsquoa

pas de verbe autre qursquoecirctre (εἶναι) pour exprimer agrave la fois le fait drsquoexister (lrsquoecirctre au monde) et le

fait de recevoir un preacutedicat (lrsquoecirctre copule) Lorsque lrsquoon dit que laquo cet homme est juste raquo nous

affirmons dans le mecircme temps que laquo lrsquohomme est au monde raquo mdash tout du moins comme objet de

penseacutee mdash mais nous ne pouvons pas pour autant dire que laquo le fait drsquoecirctre juste raquo existe

indeacutependamment drsquoun sujet Pourtant le problegraveme se pose de maniegravere inverse agrave lrsquoesprit de

Par le terme laquo drsquoaccoucheur raquo nous marquons volontairement la paterniteacute eacuteleacuteate de la meacutethode 36

maiumleutique socratique chez Platon

45

Platon puisque ce qui est remis en question nrsquoest pas la capaciteacute que lrsquoesprit a de saisir ces

valeurs transcendantes comme autant de reacutealiteacutes indeacutependantes mdash cela semble au contraire bien

naturel pour Platon mdash mais en revanche drsquoopeacuterer le mecircme processus pour la compreacutehension des

laquo sujets raquo du monde propres agrave recevoir ces valeurs

En effet lrsquoactiviteacute consistant agrave deacutefinir quelque chose (individu ou notion) oblige agrave deacutepasser

cet individu agrave le transcender Or la transcendance des individus nrsquoest pas la mecircme chose que la

transcendance des valeurs En effet lrsquoindividu en tant qursquoecirctre est toujours dans le reacuteel Il

nrsquoexiste pas mdash a priori mdash un individu en dehors du monde En revanche les valeurs sont deacutejagrave

hors du monde et ne peuvent srsquoexprimer que par lrsquoexpression qursquoun sujet du monde peut en

faire Dire que diffeacuterentes personnes participent de lrsquoideacutee drsquohomme ne veut pas dire qursquoil existe

dans un autre monde un homme parfait qui serait le modegravele de tous les hommes Sinon comme

le dit Parmeacutenide il faudrait une ideacutee pour tout ce qui nous entoure et le monde des ideacutees serait

un catalogue infini pour autant que lrsquoon puisse diviser le reacuteel (lrsquoideacutee de main lrsquoideacutee de main

gauche lrsquoideacutee de doigt lrsquoideacutee de pouce lrsquoideacutee drsquoongle lrsquoideacutee de phalange etc)

La reacutefutation de Parmeacutenide est meacutethodologique il est certes possible de diviser le reacuteel

indeacutefiniment (paradoxes de Zeacutenon) mais son eacutetude impose la division par genres et sous-

espegraveces et de postuler une uniteacute fondamentale de ces eacuteleacutements atomiques sans quoi lrsquoeacutetude ne

serait qursquoune reacutegression infinie Cette distinction entre la division naiumlve et la division par genre

est parfaitement illustreacutee par la remarque de lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee dans sa reacuteflexion sur le politique

τοιόνδε οἷον εἴ τις τἀνθρώπινον ἐπιχειρήσας δίχα διελέσθαι γένος διαιροῖ καθάπερ οἱ πολλοὶ τῶν ἐνθάδε διανέμουσι τὸ μὲν Ἑλληνικὸν ὡς ἓν ἀπὸ πάντων ἀφαιροῦντες χωρίς σύμπασι δὲ τοῖς ἄλλοις γένεσιν ἀπείροις οὖσι καὶ ἀμείκτοις καὶ ἀσυμφώνοις πρὸς ἄλληλα βάρβαρον μιᾷ κλήσει προσειπόντες αὐτὸ διὰ ταύτην τὴν μίαν κλῆσιν καὶ γένος ἓν αὐτὸ εἶναι προσδοκῶσιν ἢ τὸν ἀριθμόν τις αὖ νομίζοι κατ᾽ εἴδη δύο διαιρεῖν μυριάδα ἀποτεμνόμενος ἀπὸ πάντων ὡς ἓν εἶδος ἀποχωρίζων καὶ τῷ λοιπῷ δὴ παντὶ θέμενος ἓν ὄνομα διὰ τὴν κλῆσιν αὖ καὶ τοῦτ᾽ ἀξιοῖ γένος ἐκείνου χωρὶς ἕτερον ἓν γίγνεσθαι κάλλιον δέ που καὶ μᾶλλον κατ᾽ εἴδη καὶ δίχα διαιροῖτ᾽ ἄν εἰ τὸν μὲν ἀριθμὸν ἀρτίῳ καὶ περιττῷ τις τέμνοι τὸ δὲ αὖ τῶν ἀνθρώπων γένος ἄρρενι καὶ θήλει Λυδοὺς δὲ ἢ Φρύγας ἤ τινας ἑτέρους πρὸς ἅπαντας τάττων ἀποσχίζοι τότε ἡνίκα ἀποροῖ γένος ἅμα καὶ μέρος εὑρίσκειν ἑκάτερον τῶν σχισθέντων

46

Voici Nous avons fait comme si voulant diviser en deux le genre humain on en faisait le partage agrave la maniegravere de la plupart des gens drsquoici qui seacuteparent la race helleacutenique de tout le reste comme formant une uniteacute distincte et reacuteunissant toutes les autres sous la deacutenomination unique de barbares bien qursquoelles soient innombrables qursquoelles ne se mecirclent pas et ne parlent pas la mecircme langue se fondent sur cette appellation unique pour les regarder comme une seule espegravere Crsquoest encore comme si lrsquoon croyait diviser les nombres en deux espegraveces en coupant une myriade sur le tout dans lrsquoideacutee qursquoon en fait une espegravece agrave part et qursquoon preacutetendicirct en donnant agrave tout le reste un nom unique que cette appellation suffit pour en faire aussi un genre unique diffeacuterent du premier Mais on devrait plus sagement et on diviserait mieux par espegraveces et par moitieacutes si lrsquoon partageait les nombres en pairs et impairs et le genre humain en macircles et femelles et si lrsquoon nrsquoen venait agrave seacuteparer et opposer les Lydiens ou les Phrygiens ou quelque autre peuple agrave tous les autres que lorsqursquoil nrsquoy aurait plus moyen de trouver une division dont chaque terme fucirct agrave la fois espegravece et partie

(PLATON Politique 262c-e [trad modif CHAMBRY])

Cela illustre lrsquoambiguiumlteacute de la position eacuteleacuteate contrairement agrave ce que semble croire Vlastos

Zeacutenon ne peut pas reacutepondre agrave ses paradoxes Le problegraveme est toujours preacutesent lrsquoesprit ne peut

se poser que sur des ecirctres conccedilus dans lrsquouniteacute sans quoi aucun savoir ne serait possible Pourtant

lrsquoexpeacuterience semble affirmer que tout est toujours divisible Il y a un eacutecart entre la connaissance

fonctionnant par recherche drsquouniteacute (de principe) et lrsquoeacutetude de la nature (reposant sur les

matheacutematiques) qui nous indique que le reacuteel est indeacutefiniment divisible En drsquoautres termes il

existe un eacutecart fondamental entre lrsquoeacutepisteacutemologie et lrsquoontologie Selon nous crsquoest ce problegraveme

qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit lors de nos lectures de Platon et non pas la question inverse de

ce qursquoest le reacuteel Nous postulons alors une approche eacutepisteacutemologique plutocirct qursquoontologique Il ne

convient plus de dire que Platon parle de laquo ce qursquoest le monde raquo mais de laquo comment il est

possible drsquoavoir une connaissance sur ce monde raquo

Nous souhaitons agrave la suite de notre travail donner de nouveaux eacuteleacutements interpreacutetatifs

quand agrave ce que lrsquohistoire de la philosophie appelle encore laquo une reacutefutation de la theacuteorie des

Ideacutees raquo Il nrsquoy a selon nous reacutefutation que drsquoune approche tregraves naiumlve de la theacuteorie des Ideacutees

Parmeacutenide deacutemontre agrave Socrate qursquoil est neacutecessaire de distinguer les valeurs et les individus et

que la transcendance de ce qui nrsquoest pas au monde sans sujet nrsquoest pas comparable agrave la

transcendance de ce qui y est deacutejagrave En cela Platon anticipe parfaitement lrsquoargument du troisiegraveme

47

homme drsquoAristote puisque le fait mecircme de parler de laquo lrsquoIdeacutee drsquohomme raquo semble contradictoire

Rappelons cependant que le Parmeacutenide est lrsquoincipit de lrsquoensemble de la piegravece philosophique Les

positions ne sont pas encore deacutefinies seulement des problegravemes sont poseacutes Nous voyons

cependant comment la trageacutedie philosophique commence par la reacutefutation drsquoune approche

ontologique naiumlve qui sera pourtant par la suite consideacutereacutee comme la theacuteorie centrale de Platon

En gardant agrave lrsquoesprit ce que nous appelions plus haut le danger interpreacutetatif du

laquo chronocentrisme raquo nous comprenons comment Platon est vraisemblablement en train de

reacutepondre agrave drsquoeacuteventuels deacutetracteurs En reacutedigeant le Parmeacutenide il illustre de cette faccedilon comment

sa theacuteorie ne peut se reacuteduire agrave une lecture naiumlve Il met drsquoailleurs volontairement cette derniegravere

dans la bouche drsquoun Socrate non initieacute agrave la philosophie Le Parmeacutenide nrsquoest donc pas un aveu de

faiblesse mais bien au contraire la deacutemonstration de lrsquoeacutecart qursquoil pouvait exister entre la

compreacutehension de la theacuteorie platonicienne par certains et la veacuteritable penseacutee de lrsquoauteur Platon

renvoie lrsquoargument du troisiegraveme homme au temps du jeune Socrate ses deacutetracteurs avaient 37

presque un siegravecle de retard sur sa penseacutee 38

Le laquo parricide raquo du Sophiste

Nous pouvons deacutesormais entrevoir assez clairement lrsquoensemble des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la

penseacutee eacuteleacuteate et se retrouvant dans la meacutethode platonicienne de recherche de la veacuteriteacute Un dernier

point en suspend neacutecessite briegravevement notre attention comment expliquer le fameux

laquo parricide raquo du Sophiste En effet lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee deacuteclare deacutepasser la position de Parmeacutenide

Οἶσθ οὖν ὅτι Παρμενίδῃ μακροτέρως τῆς ἀποῤῥήσεως ἠπιστήκαμεν

Le nom laquo troisiegraveme homme raquo (τρίτος ἄνθρωπος) nous vient drsquoAristote (Meacutetaphysique 37

[990b17-1079a13 1039a2] et Reacutefutations sophistiques [178b36])

Lrsquoun des exemples reacutecents de creacutedit donneacute agrave la theacuteorie du troisiegraveme homme comme moyen de reacutefuter la 38

meacutetaphysique platonicienne est de Gail Fine qui en 1995 disait laquo Although these differences between the various versions of the TMA [Third Man Argument] do not affect its logic they may involve different conceptions of forms (are they paradigms are they particulars universals or both) of sensibles (are they imperfect) and of the relation between forms and sensibles (is participation to be explicated in terms of paradigmatism) One possible moral is that whether or not we view forms as paradigms as particulars or as universals or both whether or not we view sensibles as being fully F no matter what form is at issue (the form of man or of large) Plato is still vulnerable to the TMA raquo (FINE 1995 30)

48

Sais-tu que nous sommes depuis bien longtemps au-delagrave de lrsquointerdiction de Parmeacutenide

(PLATON Sophiste 258c)

LrsquoEacuteleacuteate commence par montrer diffeacuterents aspects du sophiste en respectant sa meacutethode de

recherche par antilogie Il termine alors par lrsquoideacutee que la sophistique est un art trompeur Or les

sophistes avaient pour coutume drsquoutiliser lrsquoargument mecircme de Parmeacutenide qui disait que le non-

ecirctre nrsquoest pas de sorte qursquoil serait impossible de penser ou de parler faux LrsquoEacuteleacuteate deacutecide donc

drsquoattaquer cette ideacutee par une longue digression mdash si longue qursquoelle donna parfois le sentiment

aux commentateurs drsquoecirctre le sujet principal du dialogue Ce passage nrsquoest pourtant qursquoune grande

parenthegravese qui devra se refermer pour laisser place agrave lrsquoexercice deacutefinitionnel sur le sophiste

commenceacute au deacutebut du dialogue

Lrsquoeacutetranger arrive agrave la conclusion qursquoil existe du non-ecirctre dans le simple fait de ne pas ecirctre

identique agrave autre chose Pour le dire autrement du simple fait que lrsquoAutre est (crsquoest-agrave-dire que

tout nrsquoest pas qursquoun) alors il y a du non-ecirctre dans le fait de ne pas ecirctre identique agrave lrsquoautre Si A et

B sont diffeacuterents alors il y a du non-ecirctre dans la mesure ougrave A nrsquoest pas B Pourtant A et B sont

pleinement et sont soumis agrave la regravegle de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre telle que nous lrsquoavons vue

preacuteceacutedemment Il nrsquoy a pas de contradiction entre lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme objet de connaissance

et lrsquoexistence du non-ecirctre comme relation incorrecte entre deux ecirctres Cette analyse sera

primordiale pour comprendre par la suite la meacutetaphysique platonicienne

Qursquoil y ait en effet une attaque de la penseacutee historique de Parmeacutenide nrsquoest pas le sujet de

notre travail Agrave lrsquoeacutevidence Parmeacutenide eacutetait deacutejagrave acircgeacute quand Socrate eacutetait jeune Nous pouvons

affirmer qursquoil est impossible que Platon ait eu un contact direct avec Parmeacutenide voire mecircme

Zeacutenon Platon ne put qursquoen avoir un heacuteritage lointain agrave travers les poegravemes et les enseignements

de ses maicirctres dont le Socrate historique Ceci pour comprendre que lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate chez

Platon ne peut pas et ne doit pas ecirctre le reflet de la penseacutee de Parmeacutenide plus drsquoun siegravecle

auparavant Platon creacutee un eacuteleacuteatisme nouveau unique propre agrave ses convictions son

enseignement mais aussi son contexte politique et ideacuteologique (reacuteponse agrave des deacutetracteurs par

exemple) Preuve en est le personnage du Sophiste ou du Politique ne porte aucun nom il est

49

juste un laquo eacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Ce nrsquoest plus Parmeacutenide ou Zeacutenon qui eux sont nommeacutement

preacutesents dans le Parmeacutenide mais un heacuteritier dont la penseacutee ne srsquoinscrit pas dans un hypotheacutetique

dogme eacuteleacuteatique figeacute depuis le poegraveme du maicirctre

Allant dans le sens de notre interpreacutetation nous prenons pour appui les travaux de Nestor-

Louis Cordero qui mit en eacutevidence de nombreuses modifications dans les manuscrits Selon ce

dernier lrsquoeacutetranger est agrave tort preacutesenteacute comme un laquo disciple raquo (ἑταῖρος [216a]) mais devrait plutocirct

ecirctre compris comme eacutetant au contraire laquo diffeacuterent raquo (ἕτερον) des disciples de Parmeacutenide

Le mot en question est ἕτερον laquodiffeacuterent divers autre queraquo Si nous choisissons ce mot le deuxiegraveme ἑταίρων ne doit pas disparaicirctre car il est le seul qui reste et la traduction du passage serait laquoil est originaire dEacuteleacutee mais (il y a un δε toujours neacutegligeacute) diffeacuterent des compagnons (ἑτέρων au pluriel) de Parmeacutenide et de Zeacutenonraquo Voilagrave agrave mon avis quel est le texte veacuteritable de la page 216a

(CORDERO 1991 31)

De la sorte nous voyons clairement que Platon srsquoinscrit volontairement dans une ligneacutee eacuteleacuteate

tout en se deacutefaisant de lrsquoapproche classique Il gardera la meacutethode antilogique eacuteleacuteate et la

deacutefinition par dichotomies (analyses successives des diffeacuterentes voies) mais il se refuse dans le

mecircme temps agrave se soumettre agrave lrsquoontologie moniste drsquoune lointaine tradition eacuteleacuteate

De la mecircme maniegravere que pour la theacuteorie des Ideacutees dans le Parmeacutenide ce qui est agrave tort

perccedilu comme une reacutefutation ou une contraction dans sa propre penseacutee est en fait une reacuteponse agrave

ceux qui auraient mal compris ce que repreacutesente lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans la penseacutee platonicienne

Platon preacutecise ce qui constitue dans sa penseacutee un concept tel que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (et donc le fait

que le non-ecirctre ne soit pas) Preacutetendre que seul lrsquoecirctre puisse ecirctre penseacute ne signifie en aucun cas

qursquoil soit impossible de concevoir ou exprimer ce qui nrsquoest pas vrai Le mensonge est

parfaitement possible Dire qursquoil nrsquoy a que lrsquoecirctre qui soit (comme objet de science) ne signifie

pas qursquoil nrsquoy ait que de lrsquoecirctre dans les discours des hommes bien au contraire Cela se comprend

drsquoailleurs aiseacutement sans la possibiliteacute de se tromper la recherche philosophique nrsquoaurait aucun

inteacuterecirct puisque toute assertion serait aussitocirct valideacutee du simple fait qursquoelle ait eacuteteacute prononceacutee Il

faut donc ne pas rester dans une lecture naiumlve de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre eacuteleacuteate

50

Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie

Il convient deacutesormais de syntheacutetiser ce que qui fonde le socle eacuteleacuteatique de la dialectique

platonicienne Premiegraverement quel est lrsquoobjet de la recherche en question Chez les Eacuteleacuteates

comme chez Platon par la suite la meacutethode recherche avant tout la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire une

connaissance du reacuteel qui soit neacutecessaire et sans contradictions laquo Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo nrsquoest que la

theacuteorisation de cet objet de recherche Sans uniteacute de lrsquoobjet de recherche la recherche est

impossible

Ce que nous avons nommeacute antilogique consiste en une recherche de coheacuterence crsquoest-agrave-dire

lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme partant drsquoun concept et tentant de rejoindre des conclusions sans

jamais rencontrer de contradiction Cette dialectique est dite laquo ascendante raquo ou laquo anagogique raquo 39

car partant drsquohypothegraveses et elle remonte vers des principes qui seront finalement vrais (non plus

probables mais certains) Ce cheminement est ascensionnel car en partant des donneacutees du reacuteel

il forge une hypothegravese et lrsquoeacuteprouve selon les lois de la logique En eacutetudiant toutes les possibiliteacutes

la dialectique ascendante arrive parfois agrave un reacutesultat positif Crsquoest notamment le cas dans les

dialogues meneacutes par des Eacuteleacuteates (Parmeacutenide Sophiste Politique) ou suivant rigoureusement

cette meacutethode (Theacuteeacutetegravete) Lrsquoelenchos consiste en un test de validiteacute soit par recherche de

contradiction dans le systegraveme soit de maniegravere plus subtile par la mise en eacutevidence drsquoune

inconsistance dans la meacutethode (i e laquo les abeilles raquo du Meacutenon)

Enfin il ne convient pas de parler de reacutefutation car la reacutefutation sous-entend une prise de

position En deacuteclarant que Socrate reacutefuterait telle ou telle position nous construisons un cadre de

penseacutee restreint dans lequel Socrate deacutefendrait certaines thegraveses de maniegravere masqueacutee Cela va agrave

lrsquoencontre mecircme du principe du dialogue et reacuteduirait les ouvrages de Platon agrave du crypto-

dogmatisme Notre postulat theacuteacirctral nous impose davantage de profondeur dans lrsquoeacutetude et

drsquointerroger le style dialogueacute dans sa complexiteacute Notre lecture ne supprime pas lrsquoeacuteventualiteacute de

reacutesultats positifs dans quelques dialogues (nous en avons deacutejagrave annonceacutes) mais privileacutegie

cependant lrsquoideacutee selon laquelle le reacutesultat comme laquo thegravese platonicienne sous-jacente raquo nrsquoest pas

une neacutecessiteacute sinon une possibiliteacute

Du grec ἀναγωγή signifiant laquo eacuteleacutevation raquo39

51

La dialectique est donc en partie une activiteacute consistant agrave bien diviser pour cateacutegoriser

classer les ecirctres afin de les deacutefinir au mieux Telle est la tacircche de la dialectique que nous

appelons ascendante Une fois lrsquoascension effectueacutee le dialecticien est en mesure de parler

correctement du concept ou de lrsquoecirctre qursquoil interrogeait Lrsquoascension est repreacutesenteacutee par la sortie

du philosophe hors de la caverne Il faut sortir pour se deacutefaire de lrsquoattachement instinctif aux

ombres et monter jusqursquoagrave contempler les ecirctres tels qursquoils sont vraiment Mais cette deacutefinition de

la dialectique semble incomplegravete pour le moment lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne recouvrant qursquoune seule

des facettes de cet art agrave savoir son eacutelan initial La dialectique platonicienne srsquoinscrit pleinement

dans la ligneacutee de lrsquoeacuteleacuteatisme mais ne pourrait srsquoy reacuteduire Il convient deacutesormais de nous 40

inteacuteresser davantage au fonctionnement de la dialectique maintenant que nous avons mis en

lumiegravere les principes sur lesquels elle repose

Il est en reacutealiteacute impossible de deacutefinir clairement ce que repreacutesente la ligne de penseacutee eacuteleacuteate du simple 40

fait que les eacutecrits manquent pour srsquoen faire une claire ideacutee sur tous les sujets (politique art morale etc)

52

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE

Dialogue dialectique et joute

Que la meacutethode socratique baseacutee sur le dialogue soit couramment appeleacutee laquo dialectique raquo

preacutesupposerait une diffeacuterence entre le simple dialogue et la dialectique Plus exactement il y

aurait des moments dialectiques au sein des dialogues De maniegravere geacuteneacuterale la dialectique est

consideacutereacutee comme une meacutethode rigoureuse dont lrsquoobjectif serait lrsquoacquisition drsquoun savoir alors

que le dialogue ne serait qursquoune activiteacute banale et quotidienne ayant pour finaliteacute lrsquoeacutechange

drsquoinformations Pourtant lrsquoeacutetymologie de ce que nous appelons dialectique nous renvoie au grec

laquo διαλέγω raquo et semble ne pas se distinguer clairement du dialogue en geacuteneacuteral Nous retrouvons

drsquoune part la racine λεγ λογ du discours et du raisonnement qui malgreacute sa polyseacutemie

repreacutesente toujours lrsquoideacutee drsquoun travail de deacutetermination du reacuteel par la penseacutee Drsquoautre part le 41

preacutefixe laquo δια raquo implique une notion de rapport drsquoeacutechange et de discrimination par division

Le dialogue est une activiteacute quotidienne toute interaction orale entre deux individus est

une forme de dialogue Pourtant tout dialogue est-il dialectique Dans le dialogue comme dans

la dialectique nous remarquons une pluraliteacute des positions le dialogue est lrsquoœuvre de plusieurs

personnes qui eacutechangent quand le monologue nrsquoest lrsquoaffaire que drsquoune seule Mais ce qui semble

distinguer la dialectique du dialogue semble reacutesider dans sa preacutetention agrave fournir le moyen

drsquoobtenir un savoir speacutecifique La dialectique est alors une forme de raisonnement heuristique agrave

plusieurs Le raisonnement dialectique peut ecirctre qualifieacute drsquoargumentation puisque chaque

individu donne des arguments allant dans le sens de sa penseacutee Plus preacuteciseacutement les participants

de lrsquoexercice dialectique argumentent en deacutefendant une thegravese essayent drsquoen contredire une autre

ou eacutenoncent des hypothegraveses au sujet de certains preacutedicats

Comme nous le remarquions plus haut Platon ne parle pas de dialectique mais plutocirct de

puissance de dialoguer Il semble donc possible que la distinction entre le dialogue et la

Le λόγος est agrave la fois le discours la parole mais aussi lrsquoargumentation la rationalisation Il se 41

comprend geacuteneacuteralement comme une opposition au microῦθος (la parole du poegravete transcendant la rationaliteacute du reacuteel) Nous reviendrons par la suite sur cette opposition

53

dialectique comme meacutethode de recherche soit posteacuterieure agrave la reacutedaction des dialogues de Platon

Le dialogue est deacutejagrave une activiteacute de recherche les interlocuteurs ne parlent pas sans raison Bien

que certains dialogues puissent ecirctre purement informatifs et ne pas reposer sur un

fonctionnement de questions et reacuteponses lrsquointeacuterecirct de la preacutesence drsquoun deuxiegraveme interlocuteur

repose justement sur lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune critique de la thegravese initiale ou tout au moins sur une

eacutevolution entre le point de deacutepart des eacutechanges et lrsquoarriveacutee Quelle diffeacuterence peut-on faire entre

le dialogue et la dialectique Quelle est la validiteacute de la diffeacuterenciation entre le cours normal du

dialogue de lrsquoactiviteacute dialectique

Ces interrogations nous amegravenent agrave mettre en doute la distinction entre la dialectique et le

dialogue Cette mise en doute nrsquoest pas un reniement deacutefinitif sinon le commencement de notre

reacuteflexion Le dialogue consiste en une discussion agrave plusieurs agrave lrsquoinverse du monologue Le

dialogue suppose alors une intervention des diffeacuterents partis dans la conversation Pour conforter

notre ideacutee les premiegraveres phrases de Socrate semblent le plus souvent initier insidieusement la

totaliteacute de lrsquoexercice en abordant naturellement le thegraveme qui sera au cœur du dialogue comme si

ce que nous appelions dialectique nrsquoeacutetait en fait que la simple progression drsquoune discussion

Face agrave cette interrogation nous deacutecidons de reacutepondre agrave la question inverse Nous tacirccherons

de voir comment la dialectique a eacuteteacute deacutefinie puis nous comparerons ceci au contenu des

dialogues Ainsi si une diffeacuterence existe veacuteritablement entre dialogue et dialectique nous serons

agrave mecircme de la confirmer La dialectique est deacutefinie comme un exercice argumentatif Mais le

raisonnement dialectique diffegravere-t-il des autres raisonnements et de quelle maniegravere Quel

rapport entretient la dialectique avec la deacuteduction lrsquointuition ou encore lrsquoinduction

Dans le cours du dialogue la dialectique serait un moment diffeacuterent une meacutethode

potentiellement plus rigoureuse avec un projet deacutefini agrave lrsquoavance Nous pensons pouvoir

distinguer deux diffeacuterences entre dialogue et dialectique la nature (i e le fonctionnement

structurel) et la viseacutee (i e lrsquoobjectif) Cependant nous devons remarquer que la nature drsquoune

meacutethode deacutepend de sa viseacutee et reacuteciproquement sa viseacutee se deacutefinit par sa nature Nous ne

pouvons alors distinguer lrsquoeacutetude du premier de lrsquoeacutetude du second Notre lecture preacutesupposera (agrave

54

lrsquoimage drsquoun raisonnement par lrsquoabsurde) lrsquoexistence de moments dans le dialogue Nous les

appellerons joutes dialectiques

Srsquointerroger sur la nature des joutes dialectiques revient agrave srsquointerroger sur la nature de ce

qursquoune joute produit Nous pourrions ecirctre tenteacutes de reacutepondre simplement qursquoune joute

dialectique produit un savoir crsquoest-agrave-dire une connaissance qui puisse servir de veacuteriteacute mais cela

nous apparait insuffisant pour fonder une distinction preacutecise entre dialectique et dialogue De

plus lrsquointuition la deacuteduction ou lrsquoinduction sont autant de meacutethodes permettant lrsquoobtention drsquoun

savoir quel rapport peut entretenir la dialectique avec ces derniegraveres Dans notre cas la question

fondamentale que nous devons nous poser est alors la suivante que pouvons-nous espeacuterer

apprendre agrave la suite drsquoune joute dialectique Quelle peut ecirctre la nature drsquoun savoir eacutemanant

drsquoune joute

Nous voyons la limite meacutethodologique de notre interrogation en regard avec notre projet

geacuteneacuteral Si nous ne savons pas ce que peuvent ecirctre les productions drsquoune joute il semble difficile

de commencer lrsquoeacutelaboration drsquoune grille interpreacutetative pour mettre agrave jour les reacuteponses En effet

cette situation est plus communeacutement appeleacutee laquo cercle vicieux raquo Nous avons besoin de savoir ce

qursquoest une joute afin drsquoeacutelaborer lrsquooutil le plus efficace agrave la compreacutehension de ses reacutesultats et

dans le mecircme temps nous avons besoin de savoir ce que peuvent ecirctre les reacutesultats espeacutereacutes drsquoune

joute afin de la deacutefinir pleinement

Nous proposons de faire le choix drsquoutiliser drsquoautres auteurs que Platon pour comprendre la

dialectique chez ce dernier Drsquoune part nous croyons que srsquoil existe un projet dialectique alors

ses diffeacuterentes expressions partent drsquoune ideacutee commune drsquoautre part la nature de lrsquoexercice

influence neacutecessairement la finaliteacute de celui-ci si bien que le projet de Platon ne peut pleinement

ecirctre interpreacuteteacute uniquement agrave travers drsquoautres auteurs Nous ne reacuteduisons pas toutes les

dialectiques agrave un seul exercice commun dans toute lrsquoAntiquiteacute nous pensons simplement que

cet exercice devait trouver une origine commune et que cette origine doit au moins se retrouver

en partie dans la viseacutee de cet exercice Une fois la viseacutee deacutefinie il sera bien plus aiseacute de voir en

quoi ce projet srsquoexprime de diffeacuterentes maniegraveres drsquoun auteur agrave lrsquoautre Drsquoapregraves ce postulat initial

55

les diffeacuterences entre les dialectiques reposeraient principalement sur la nature et la preacutesentation

des reacuteponses

Notre objectif est donc drsquoeacutetablir clairement quelles pouvaient ecirctre la viseacutee et les conditions

drsquoemploi des joutes dialectiques agrave lrsquoeacutepoque de Platon Ceci eacutetant termineacute nous pourrons en

deacuteduire de faccedilon geacuteneacuterale la nature des reacuteponses engageacutees par lrsquoexercice dialectique Enfin nous

pourrons tirer des conclusions sur la meacutethode socratique et eacutelaborer lrsquooutil interpreacutetatif le plus

adeacutequat

56

1 La dialectique chez Aristote

Aristote pegravere de la logique

Avant de commencer notre eacutetude sur lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate nous avons dans un premier temps

repeacutereacute et analyseacute ce qui constituait selon nous les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo agrave la lecture du

Parmeacutenide Nous avons pourtant omis volontairement un de ces obstacles qui ne peut ecirctre traiteacute

comme les autres sa nature est plus complexe et requiert davantage de reacuteflexion Il srsquoagit

drsquoAristote ou plutocirct de lrsquoimage drsquoAristote et de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoesprit des commentateurs

Pour beaucoup drsquoentre eux Aristote est le fondateur de la logique telle que nous la connaissons

Lrsquoideacutee que la logique serait neacutee avec la syllogistique aristoteacutelicienne des Premiers Analytiques

est bien reacutepandue En effet Aristote dans son Organon srsquoest attacheacute agrave deacutefinir preacuteciseacutement

lrsquoensemble des principes logiques de son eacutepoque si bien que celui-ci est consideacutereacute comme laquo le

pegravere de la logique raquo Cela pose cependant un problegraveme drsquoenvergure En attribuant agrave Aristote la 42

paterniteacute des eacuteleacutements de base de la logique (principe du tiers exclu principe de non-

contradiction logique modale etc) ces mecircmes commentateurs font de la dialectique

platonicienne une suite laquo heureuse raquo drsquoarguments sans reacuteelle structure logique sous-jacente

Nous devons alors dans un premier temps deacutemonter le mythe de lrsquoabsence de logique preacute-

aristoteacutelicienne puis dans un second temps nous tacirccherons de comprendre quelle est la place de

la dialectique chez Aristote et ce que ses eacutecrits peuvent nous apprendre dans le cadre de notre

eacutetude Lrsquoeacutecriture platonicienne est pleine de mystegraveres de meacutetaphores de symboles Cela

repreacutesente ce que nous avons appeleacute preacuteceacutedemment la puissance litteacuteraire de Platon Nous

devons cependant remarquer que cette eacutecriture nrsquoaide pas lorsque nous deacutesirons analyser de

maniegravere preacutecise la meacutethode dialectique Face agrave lrsquoexeacutegegravese platonicienne Aristote apparait comme

lrsquoauteur le plus proche sur le plan conceptuel (relation de maicirctre agrave eacutelegraveve) et spatio-temporel Mais

Aristote est aussi systeacutematique dans son eacutecriture les œuvres drsquoAristote ne sont ni des 43

Les recherches contemporaines tendent cependant agrave replacer le travail drsquoAristote dans son contexte et 42

non plus agrave en faire une production geacuteniale ex nihilo Nous espeacuterons œuvrer en ce sens

Aristote tente drsquoeacutecrire un systegraveme deacutefini regroupant tous les champs de la philosophie et srsquoarticulant de 43

lrsquoun agrave lrsquoautre

57

dialogues ni des poegravemes mais des traiteacutes de philosophie Agrave peu de choses pregraves ce modegravele

perdure jusqursquoagrave aujourdrsquohui dans lrsquoactiviteacute philosophique acadeacutemique

Opposition entre Topiques et Analytiques

Nous deacutecidons drsquoeffectuer une lecture des Topiques drsquoAristote dont le sujet est

preacuteciseacutement la dialectique Ce choix dans le cadre de notre eacutetude nrsquoest pas sans risque les

diffeacuterences entre la penseacutee du Stagirite et de celle de Platon sont nombreuses recouvrent tous les

plans et risqueraient drsquoinfluencer notre lecture platonicienne Lrsquoune de ces diffeacuterences justifie

cependant notre choix En effet Aristote nrsquoeacutecrit pas seulement sur la dialectique mais aussi et

surtout sur les syllogismes deacutemonstratifs et deacuteductifs La lecture contemporaine a mecircme une

forte tendance agrave consideacuterer que lrsquoapproche logico-syllogistique drsquoAristote aurait deacutepasseacute la

dialectique platonicienne En drsquoautres termes Aristote serait lrsquoinventeur drsquoune meacutethode

scientifique alors que Platon nrsquoaurait fait que du bavardage dialectique W D Ross le formule

lui-mecircme

La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolue [hellip] Aristote a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes

(ROSS 1930 86 [trad PARODI])

Cette citation de WD Ross est drsquoune tregraves grande importance Si cette hieacuterarchie entre dialectique

et deacutemonstration est aveacutereacutee alors notre lecture de Platon srsquoen verrait profondeacutement changeacutee

Dans cette perspective Socrate serait confronteacute agrave lrsquoaporie parce que sa meacutethode eacutetait deacutefaillante

Aristote aurait trouveacute la solution agrave lrsquoaporie de Platon

Lrsquoideacutee selon laquelle Platon et Aristote srsquoopposeraient nrsquoest pas nouvelle Le premier est

bien souvent deacutecrit comme tributaire drsquoune ideacuteologie ceacuteleste et accompagneacute drsquoun certain deacutegout

de la reacutealiteacute sensible La tradition attribue au second une meacutethode scientifique empirique et

rationnelle Aristote laquo pegravere de la science raquo Il convient de remettre en question cette dichotomie

historique Aristote fait-il lui-mecircme une hieacuterarchie entre syllogisme dialectique et syllogisme

deacutemonstratif

58

Commenccedilons par nous demander quel peut-ecirctre le rocircle des Topiques Un laquo τόπος raquo est en

grec un lieu au sens geacuteographique mais aussi figureacute Les laquo τόποι raquo sont donc les lieux par 44

lesquels il convient de passer dans tout bon cheminement intellectuel Aristote reacutedige donc une 45

suite de lieux intellectuels par lesquels quiconque cherche un certain savoir doit passer Les

Topiques sont donc un manuel agrave lrsquousage des esprits deacutesireux drsquoentreprendre des reacuteflexions

dialectiques Comme la totaliteacute de son corpus ou presque Aristote eacutecrit pour des eacutetudiants ou

tout du moins des personnes en apprentissage La diffeacuterence avec les œuvres de Platon est

grande Platon pense que le savoir neacutecessite un immense effort drsquointerpreacutetation et de

compreacutehension Agrave lrsquoinverse Aristote preacutefegravere adopter la posture deacutejagrave tregraves scolaire du livre de

cours

Il srsquoagit de comprendre de quelle nature est ce savoir Regardons comment Aristote ouvre

lui-mecircme son ouvrage

Ἡ microὲν πρόθεσις τῆς πραγmicroατείας microέθοδον εὑρεῖν ἀφacute ἧς δυνησόmicroεθα συλλογίζεσθαι περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήmicroατος ἐξ ἐνδόξων καὶ αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες microηθὲν ἐροῦmicroεν ὑπεναντίον

Le propos de notre travail [sera de] deacutecouvrir une meacutethode gracircce agrave laquelle dabord nous pourrons raisonner [agrave partir] dendoxes sur tout problegraveme proposeacute [gracircce agrave laquelle] aussi au moment de tenir nous-mecircmes un discours nous ne dirons rien de contraire

(ARISTOTE Topiques 100a18-21)

Il preacutecise son propos quelques lignes plus loin

Πρῶτον οὖν ῥητέον τί ἐστι συλλογισmicroὸς καὶ τίνες αὐτοῦ διαφοραί ὅπως ληφθῇ ὁ διαλεκτικὸς συλλογισmicroός τοῦτον γὰρ ζητοῦmicroεν κατὰ τὴν προκειmicroένην πραγmicroατείαν

En premier bien sucircr on doit dire ce quest un raisonnement et par quoi ses espegraveces se diffeacuterencient de maniegravere agrave ce quon obtienne le raisonnement dialectique cest lagrave ce que nous cherchons dans le travail que nous nous proposons

(ARISTOTE Topiques 100a21-25)

Comme lorsque nous disons drsquoune assertion qursquoil srsquoagit drsquoun laquo lieu commun raquo44

Nous retrouvons cette ideacutee dans le mot laquo meacutethode raquo constitueacute du grec laquo ὁδός raquo signifiant la route45

59

Le sujet est le syllogisme dialectique mais pouvons-nous pour le mot syllogisme garder la

deacutefinition qursquoAristote en avait deacutejagrave fait dans les Premiers analytiques Nous croyons que cela

est le cas et nous appuyons ce choix sur le fait qursquoAristote reacutepegravete agrave lrsquoidentique la deacutefinition des

Premiers analytiques directement apregraves le passage des Topiques que nous venons de voir Un

laquo syllogisme raquo (συλλογισmicroὸς [100a25]) est un laquo discours raquo (λόγος) dans lequel nous posons

certaines choses afin drsquoen faire laquo reacutesulter neacutecessairement raquo (ἐξ ἀνάγκης) quelque chose drsquoautre agrave

partir de laquo ce qui avait eacuteteacute poseacute raquo (διὰ τῶν κειmicroένων) Il nrsquoy a donc qursquoune seule syllogistique au

sens drsquoensemble de regravegles logiques 46

La dialectique est pour Aristote une meacutethode permettant de raisonner agrave partir drsquoendoxes

afin de pouvoir par la suite soutenir une thegravese sans se contredire Par endoxe nous entendons

lrsquoantonyme de paradoxe crsquoest-agrave-dire ce qui est approuveacute par le plus grand nombre La traduction

latine probabilis est un faux ami car il faut y voir non ce qui est possible mais ce qui est

approuveacute Lrsquoendoxe est donc ce qui est reconnu par les grands hommes nous pourrions dire 47

aujourdrsquohui la communauteacute scientifique Il faut y voir en substance un concept proche de celui de

paradigme Toute la diffeacuterence entre les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques

serait contenue dans la nature des preacutemisses utiliseacutees Les regravegles logiques applicables crsquoest-agrave-

dire les formes valides de syllogismes sont identiques drsquoun syllogisme agrave lrsquoautre Mais si les

syllogismes dialectiques reposent sur des endoxes ces derniers ne produisent aussi que des

endoxes En logique modale nous dirions que ce qui est reconnu du plus grand nombre nrsquoest pas

pour autant neacutecessaire Les conclusions peuvent donc aussi ne pas ecirctre neacutecessaires (ce qui est

valide mdash qui respecte les regravegles de la logique mdash nrsquoest pas neacutecessairement vrai drsquoautant plus que

Nous prenons ici pour reacutefeacuterence le travail de Benoicirct Castelneacuterac qui deacuteclare 46

laquo Albeit the most frequent one the reduction (apagocircgecirc) is only one type of lsquodemonstration through impossibilityrsquo in the Prior Analytics raquo en se basant sur les travaux de Robin Smith (SMITH 1989 p 141ndash142)

Sur ce point de traduction nous suivons agrave la lettre la remarque de Georges Frappier qui fut lrsquoun des 47

premiers agrave remarquer le deacutecalage seacutemantique entre le probabilis latin de Boegravece et le mot laquo probable raquo drsquoaujourdrsquohui (FRAPPIER 1977 115)

60

les endoxes ne sont en fait que les produits de lrsquoinduction du plus grand nombre ) Agrave lrsquoinverse 48

le syllogisme deacutemonstratif produit un savoir puisqursquoil procegravede de preacutemisses vraies Aristote creacuteeacute

une hieacuterarchie avec drsquoune part les syllogisme deacutemonstratifs producteurs de savoir et drsquoautre

part les syllogismes dialectiques producteurs drsquoopinion Les premiers seraient maicirctres dans

lrsquoempire du neacutecessaire les seconds esclaves de lrsquoaccidentel et du contingent

Si ce que nous venons de voir est vrai alors agrave quoi bon eacutecrire les Topiques Comment

justifier lrsquoeacutecriture drsquoun ouvrage mdash le plus long des six composants lrsquoOrganon mdash condamneacute agrave

demeurer infeacuterieur aux Analytiques Au deuxiegraveme chapitre des Topiques Aristote eacutevoque les

utiliteacutes des diffeacuterents syllogismes Il y remarque trois utiliteacutes au syllogisme dialectique

laquo lrsquoexercice raquo (γυmicroνασίαν [101a25]) laquo les entretiens raquo (ἐντεύξεις) et laquo les connaissances de

caractegravere philosophique raquo (φιλοσοφίαν ἐπιστήmicroας)

Pour comprendre en quoi la dialectique est un exercice intellectuel il suffit de voir que la

dialectique est une preacuteparation en vue drsquoeacutechanges scientifiques Les eacuteleacutements du traiteacute contenus

entre les livres II et VII visent agrave deacutevelopper les compeacutetences qui seront neacutecessaires

ulteacuterieurement dans lrsquoexercice scientifique Ceci srsquoexplique par lrsquoidentiteacute des regravegles qui reacutegissent

agrave la fois les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques En bref le topos

dialectique se joint aux topoi deacutemonstratifs parce quils opegraverent agrave partir des mecircmes

raisonnements selon des preacutemisses diffeacuterentes Lrsquoexercice dialectique est un entrainement agrave

lrsquousage des regravegles de la logique mais dans un contexte moins seacuterieux (puisque les preacutemisses ne

sont que probables et non pas certaines comme dans le cas de lrsquoexercice deacutemonstratif) Crsquoest

ainsi qursquoil convient drsquoentendre la notion drsquoentrainement

La seconde utiliteacute concerne les entretiens Il srsquoagit de la rencontre entre un dialecticien et

un scientifique Puisque les deux emploient les mecircme lois logiques (la syllogistique) le

Bien avant de le formuler comme David Hume le fera plus tard les philosophes de lrsquoAntiquiteacute avaient 48

cependant tregraves clairement saisi ce qui allait devenir le laquo problegraveme de lrsquoinduction raquo En proceacutedant du singulier au geacuteneacuteral lrsquoesprit srsquoappuie sur un nombre restreint de possibiliteacutes et en tire une conclusion ayant valeur de regravegle universelle Cependant comme Platon le dira dans le Gorgias (que nous eacutetudierons par la suite) la foule est tregraves largement manipuleacutee et est conduite en eacutechec le nombre nrsquoest en rien garant drsquoune quelconque veacuteriteacute dans la Reacutepublique seul un individu sort de la caverne alors que tous les autres restent dans lrsquoerreur

61

dialecticien peut mettre agrave lrsquoeacutepreuve la position du scientifique Si une position ne tient pas face agrave

la dialectique alors elle nrsquoest pas encore scientifiquement deacutefendable (manque drsquoexplications ou

de preuves) Les entretiens permettent pendant des rencontres entre deux philosophes de mettre

en doute une position deacutefendue par lrsquoun des deux Quand bien mecircme srsquoagirait-il drsquoune preacutemisse

consideacutereacutee comme vraie par le premier il pourrait ne srsquoagir que drsquoune endoxe pour le second le

premier verrait une neacutecessiteacute lagrave ougrave le second ne ne verrait qursquoune possibiliteacute Dans cette

situation le syllogisme dialectique permet donc une laquo mise agrave lrsquoeacutepreuve raquo des positions

deacutefendues

[hellip] apregraves secirctre enquis de lopinion de son adversaire le dialecticien amorce une seacuterie de questions amenant ladversaire agrave approuver une seacuterie de preacutemisses le conduisant agrave conclure le contraire de lopinion donneacutee au deacutepart cest de cette faccedilon que lopinion est dite mise agrave lrsquoeacutepreuve [hellip] Il peut mettre agrave leacutepreuve lopinion elle-mecircme comme nous venons de le dire ou une des preacutemisses de lrsquoadversaire mais en la traitant comme opinion

(FRAPPIER 1977 126)

Cette mise agrave lrsquoeacutepreuve se termine par le scientifique reprenant sa marche possiblement soumis agrave

de nouvelles erreurs mais laquo deacutebarrasseacute raquo par la dialectique des anciennes Agrave lrsquoinverse les

opinions retenues apregraves lrsquoexercice sont des propositions approuvables le scientifique devra en

tenir compte dans sa science (FRAPPIER 1977 125)

Ce qui ne passe pas la mise agrave lrsquoeacutepreuve dialectique est en manque drsquoexplication ou de

preuves Inversement une thegravese qui passe le test entre dans une laquo veacuteraciteacute potentielle raquo

Neacuteanmoins cela ne constitue toujours pas de la science au mieux des points de deacutepart des 49

opinions desquelles on peut mdash ou ne peut pas mdash partir Dans cette perspective la dialectique ne

permet pas la creacuteation drsquoun savoir positif mais plutocirct neacutegatif elle reacutefute ce qui est faux selon ses

propres standards mais ne permet pas pour autant de dire ce qui est vrai La dialectique serait-

Nous avons conscience des limites inheacuterentes agrave notre propos Le mot laquo science raquo repreacutesente 49

eacutetymologiquement un savoir mais le diffeacuterencier de la croyance comme nous le faisons nrsquoest certainement pas une eacutevidence Le lecteur pourra toujours nous objecter que tout savoir aussi scientifique soit-il repose sur la croyance de sa possibiliteacute Nous ne pouvons cependant pas nous permettre pour des raisons meacutethodologiques de reacutediger un lexique entier sur ces notions Nous nous reacutefeacuterons donc par deacutefaut au sens le plus geacuteneacuteral La science est ici lrsquoensemble des savoirs dans le systegraveme drsquoun paradigme coheacuterent la fin de cette coheacuterence eacutetant le deacutebut drsquoune reacutevolution scientifique au sens de Thomas Kuhn

62

elle laquo vide vaine raquo comme le dit Aristote (FRAPPIER 1977 126) Nous voyons eacutemerger ici le

caractegravere informel de la notion drsquoendoxe nous reviendrons sur ce point par la suite

La connaissance des principes premiers

Passons maintenant agrave la troisiegraveme utiliteacute eacutevoqueacutee par Aristote Comment un raisonnement

nrsquoeacutetant pas neacutecessaire peut-il produire des connaissances philosophiques Le passage de

lrsquoἔνδοξα agrave lrsquoἐπιστήmicroη semble profondeacutement contre-intuitif Aristote deacutefinit les principes de

sciences au premier livre des Seconds Analytiques lrsquohypothegravese tout drsquoabord sur laquelle repose

un autre raisonnement Lrsquohypothegravese est conclusion drsquoune science anteacuterieure Lrsquohypothegravese est

possiblement soumise au mecircme examen que la conclusion scientifique dans le deacutebat En

confirmant son hypothegravese comme une conclusion le scientifique confirmera davantage encore

son raisonnement qui ne reposera plus sur du sable mais sur des principes solides et veacuterifieacutes Il y

a bien sucircr le problegraveme de la reacutegression infinie

Cela nous amegravene au second problegraveme lrsquoaxiome Celui-ci laquo ne sera jamais deacutemontreacute mais

sa condition peut ressembler agrave celle de lrsquohypothegravese raquo (FRAPPIER 1977 127) En reacutealiteacute il nrsquoy a

ici pas de grande diffeacuterence lrsquoaxiome eacutetant une hypothegravese explicite inclue dans un systegraveme de

raisonnement la dialectique permet de questionner sa valeur absolue au mecircme titre que les

hypothegraveses

Le veacuteritable changement apparait maintenant avec lrsquoeacutetude des principes premiers

ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην ἐπιστήmicroην

De plus [ce travail] sert pour les [principes] premiers de chaque science

(Aristote Topiques 101a35)

Ces principes premiers sont anteacuterieurs agrave tout savoir ils repreacutesentent la possibiliteacute mecircme drsquoun

savoir Puisque le syllogisme dialectique repose sur des regravegles il est impossible pour ce dernier

de remettre en cause ses propres principes fondamentaux La dialectique permet donc de par sa

nature investigatrice drsquointerroger ce qui deacutefinit la notion mecircme de savoir scientifique Plus

encore la dialectique permet drsquoaffiner et de repenser les deacutefinitions qui sont les veacuteritables

principes fondateurs de tout savoir puisque ce savoir doit ecirctre communiqueacute agrave autrui La

63

dialectique implique un eacutechange une expression des concepts avec la possibiliteacute constante que

ceux-ci soit eacutetudieacutes La dialectique avance par divisions successives dissociant progressivement

le neacutecessaire du contingent Lrsquoexercice de deacutefinition repose essentiellement sur cette dichotomie

par identification de lrsquoaccidentel Ce qui reste apregraves exercice peut donc ecirctre consideacutereacute drsquoessentiel

ce sur quoi la deacutefinition peut srsquoappuyer (FRAPPIER 1977 129) La mise agrave lrsquoeacutepreuve est donc

neacutecessaire sans quoi le systegraveme serait redondant

Nous pouvons conclure ce premier moment sur la dialectique de maniegravere positive La

dialectique est en effet hieacuterarchiseacutee dans lrsquoœuvre drsquoAristote mais pour des raisons bien

diffeacuterentes de notre postulat de deacutepart Contrairement agrave la citation de WDRoss Les Topiques ne

sont pas laquo suranneacutes raquo au contraire ils repreacutesentent lrsquounique moyen pour srsquoattaquer agrave ce qui vient

avant la science En ce sens la dialectique nrsquoest effectivement pas creacuteatrice de savoir 50

scientifique mais sa meacutethode par endoxes et le respect des regravegles logiques issues de la mecircme

souche que les Analytiques en font lrsquounique moyen de commencer une recherche scientifique De

plus il srsquoagit aussi du seul moyen de remettre en question ce qui apparait agrave la communauteacute

scientifique comme eacutetant des eacutevidences Nous devons cependant garder agrave lrsquoesprit que la

dialectique ne produit aucun savoir deacutefinitif chez Aristote il srsquoagit seulement drsquoune prise de

position reconnue comme fiable dans le contexte du deacutebat scientifique La dichotomie entre

science et dialectique nrsquoeacutetant pas la mecircme chez Platon nous partons du travail que nous venons

de reacutealiser afin drsquoeacutetudier la composition reacuteelle drsquoune joute dialectique et de comprendre ce que

celle-ci peut finalement produire

La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne

Lrsquohistoire de la logique nrsquoest pas sans exemples de projets interpreacutetatifs dont la porteacutee

deacutepassa largement celle de la simple lecture Les conseacutequences eacuteventuelles drsquoun outil mal adapteacute

drsquoun projet mal interpreacuteteacute peuvent ecirctre veacuteritablement deacuteleacutetegraveres pour lrsquoHistoire de la 51

philosophie Agrave la fin du XIXegraveme siegravecle les avanceacutees en matheacutematiques et en logique formelle

Si ce ne sont que des endoxa mais pas agrave comprendre au sens chronologique50

Non pas par lrsquoauteur du projet (qui interpregravete neacutecessairement bien son œuvre) mais par les lecteurs de 51

ce projet

64

eacutetaient nombreuses Il semblait alors leacutegitime et feacutecond drsquoaxiomatiser les diffeacuterents champs de la

penseacutee afin drsquoobserver les reacutesultats obtenus Jan Łukasiewicz deacutecida drsquoaxiomatiser la

syllogistique aristoteacutelicienne dans la ligneacutee de lrsquoEacutecole de logique polonaise naissante Son projet

reposait sur le principe drsquoune lineacuteariteacute de la logique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours reacuteciproquement

il devait ecirctre possible selon lui drsquoappliquer des principes contemporains afin de laquo corriger raquo la

syllogistique drsquoAristote

Ainsi la logistique drsquoaujourdrsquohui nrsquoest ni plus ni moins qursquoune suite et une extension de la logique formelle antique Ce nrsquoest pas un courant agrave lrsquointeacuterieur de la logique avec laquelle quelques autres tendances pourraient coexister mais preacuteciseacutement la logique formelle scientifique contemporaine entretient avec la logique antique une relation semblable agrave celle que par exemple les matheacutematiques contemporaines entretiennent avec les Eacuteleacutements drsquoEuclide

(ŁUKASIEWICZ 2010 237 [trad F CAUJOLLE-ZASLAVVSKY])

Nous nrsquoirons pas jusqursquoagrave parler drsquoune erreur de la part de Łukasiewicz mais il faut cependant

reconnaitre lrsquoaspect hautement anachronique drsquoun projet de la sorte

Łukasiewicz a donc fait un choix paradoxal celui drsquoun systegraveme qui utilise intuitivement des regravegles qui ne seront formuleacutees que par [l]es successeurs [drsquoAristote]

(GOURINAT 2011 79)

[Pour Łukasiewicz] la syllogistique drsquoAristote est une axiomatique qui ne se rend pas compte qursquoelle se sert des axiomes que sont les syllogismes car elle ne se rend pas compte que ses syllogismes sont des implications

(GOURINAT 2011 80)

Łukasiewicz nrsquoheacutesite pas agrave laquo corriger le travail drsquoAristote raquo (ŁUKASIEWICZ 2010 130) au regard

de la logique contemporaine Sa restauration ressemble alors davantage agrave un neacuteologisme 52

syllogistico-axiomatique

Notre objectif nrsquoest pas ici de rentrer dans le deacutetail de lrsquoapproche axiomatique de la

syllogistique drsquoAristote opeacutereacutee par Łukasiewicz Nous eacutevoquons lrsquoœuvre de Łukasiewicz afin

drsquoillustrer la borne exteacuterieure de notre travail Nous voulions cependant preacutesenter

Nous pourrions comparer le travail de Jan Łukasiewicz agrave celui drsquoEugegravene Viollet-le-Duc dans le 52

domaine de la restauration architecturale Crsquoest dans ce sens que nous employons le terme de restauration

65

lrsquoaxiomatisation de Łukasiewicz afin drsquoeacuteclairer ce qui selon nous est une des raisons de la

mauvaise connaissance et interpreacutetation de la logique grecque En prenant pour modegravele la

logique du systegraveme aristoteacutelicien il apparaicirct que certaines conseacutequences philosophiques furent

deacuteleacutetegraveres pour la bonne compreacutehension de lrsquohistoire de la logique 53

Nous avons vu chez Aristote que le projet dialectique vise lrsquoentrainement la mise agrave

lrsquoeacutepreuve des thegraveses et finalement la remise en question des principes de science Notre objectif

initial est de comprendre la nature des productions dialectiques Premiegraverement nous pouvons

dire drsquoapregraves notre eacutetude aristoteacutelicienne que la dialectique semble produire un certain savoir-

faire dans les entretiens La dialectique est un entrainement agrave la meacutethode deacuteductive et donc agrave la

meacutethode deacutemonstrative en geacuteneacuteral Mais la dialectique permet surtout lrsquointerrogation des

principes de science les principes premiers de la theacuteorie deacutemonstrative Cependant agrave travers

cette interrogation la dialectique nrsquoest productrice que drsquoun savoir drsquoordre neacutegatif la dialectique

ne peut rien asserter positivement elle ne peut que reacutefuter un principe Nous rejoignons ici notre

ideacutee initiale drsquoun apophatisme dialectique Pourtant si lrsquoeacutetude du projet dialectique chez Aristote

peut nous servir de point de deacutepart elle doit ecirctre suivie drsquoune transposition agrave lrsquoœuvre de Platon

Nous allons maintenant nous concentrer sur la nature des joutes dialectiques dans les dialogues

Nous pensons ici aux travaux de Willard Van Orman Quine ou encore de Gottlob Frege dont la lecture 53

de la logique de lrsquoAntiquiteacute nous semble bien souvent anachronique La logique y est consideacutereacutee dans sa continuiteacute historique sans se preacuteoccuper de son aspect contextuel (caractegravere agonistique que nous eacutetudierons dans la suite de notre travail)

66

2 La dialectique comme enreacutegimentation

Le tableau de pointage

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et les deux voies de recherche sont les principes fondamentaux qui selon

nous constituent lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate agrave lrsquoœuvre dans la dialectique platonicienne Mais le simple fait

drsquoavoir deacutefini ces principes dans le poegraveme de Parmeacutenide ne permettent pas de dire preacuteciseacutement

comment la dialectique platonicienne fonctionne La suite de notre travail sera donc maintenant

de faire le lien entre la meacutethode eacuteleacuteate mdash que nous appellerons antilogie mdash telle que deacutefinie et

son fonctionnement reacuteel dans les dialogues de Platon Comme eacutevoqueacute preacuteceacutedemment nous ne

parlerons pas drsquoun elenchos standard (Vlastos) qui consisterait en un elenchos reacutefutatif mais

bien plutocirct drsquoun elenchos comme test (dokimasie) par recherche de contradiction Le fait de

trouver une contradiction ne signifie alors pas le soutien attacheacute agrave une autre thegravese inverse Mais

est-ce suffisant pour dire preacuteciseacutement que lrsquohypothegravese de deacutepart propre agrave cette thegravese est fausse

Le raisonnement au cœur de la dialectique eacuteleacuteate repose sur la deacuterivation dimpossibiliteacutes

au moyen de joutes celles-ci se nommant des laquo discours contraires raquo des antilogies De ces

deacuterivations les conclusions agrave tirer sont complexes et ne nous renseignent pas de faccedilon binaire sur

le reacuteel nous lrsquoavions vu avec la precirctresse Diotime de Mantineacutee (Banquet) Lrsquoantilogique eacuteleacuteate

est un entrainement agrave deacuteriver des contradictions agrave partir drsquoune thegravese initiale mais durant

lrsquoexercice dialectique drsquoautres hypothegraveses que la thegravese initiale sont soutenues La repreacutesentation

drsquoune conclusion deacutecoulant drsquoune thegravese initiale est trop simpliste il existe un grand nombre

drsquohypothegraveses intermeacutediaires comme autant drsquoinfeacuterences qui finissent par arriver agrave la conclusion

(le plus souvent une antilogie) Nous consideacuterons que dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate le fait drsquoarriver agrave

une contradiction est simplement le constat que le systegraveme deacutefendu dans son ensemble nrsquoest pas

correct Ce systegraveme est composeacute de lrsquohypothegravese de deacutepart mais aussi de toutes les hypothegraveses

intermeacutediaires Lrsquoensemble de ces hypothegraveses intermeacutediaires forment le laquo tableau de

pointage raquo (MARION 2014 10) 54

Marion emprunte la notion de laquo tableau de pointage raquo (scoreboard) agrave Lewis dans54

LEWIS D 1983 laquo Scorekeeping in a Language Game raquo dans Philosophical Papers Volume 1 Oxford Oxford University Press 233-249

67

Questionneur obtient de la sorte des engagements de la part de Reacutepondant aux eacutenonceacutes B1 B2 Bn qui forment avec A le laquo tableau de pointage raquo de Reacutepondant A B1 B2 Bn

(MARION 2014 10)

Le fait de deacuteriver une contradiction en antilogique eacuteleacuteate nrsquoest donc pas une opposition

radicale entre la thegravese de deacutepart (α) et la conclusion (perp) Le tableau de pointage forme un

systegraveme composeacute de toutes les hypothegraveses intermeacutediaires (β1 β2 β3 hellip βn perp) La contradiction

ne porte alors pas uniquement sur la thegravese de deacutepart (α) mais aussi sur chacune des hypothegraveses

intermeacutediaires (βx) Le problegraveme est en fait bien plus complexe Chacune des hypothegraveses

intermeacutediaires est soumise au principe de tiers exclu cependant la contradiction apparaissant

apregraves lrsquoajout de plusieurs hypothegraveses intermeacutediaires il est impossible sur le moment de dire drsquoougrave

le problegraveme vient preacuteciseacutement dans la suite des propositions

Nous pouvons justifier notre propos agrave partir drsquoun passage du Charmide employeacute par

Marion (MARION 2014 17) Dans ce passage le personnage de Critias refuse de se contredire

(reacutefuter son hypothegravese de deacutepart) et preacutefegravere se reacutetracter en partie (sous-entendu revenir en arriegravere

sur les hypothegraveses intermeacutediaires) Noter lecture suggegravere ici que Platon avait conscience de

lrsquoensemble du systegraveme drsquohypothegraveses agrave lrsquoœuvre dans la deacuteduction de preuve

Ἀλλὰ τοῦτο μέν ἔφη ὦ Σώκρατες οὐκ ἄν ποτε γένοιτο ἀλλ εἴ τι σὺ οἴει ἐκ τῶν ἔμπροσθεν ὑπ ἐμοῦ ὡμολογημένων εἰς τοῦτο ἀναγκαῖον εἶναι συμβαίνειν ἐκείνων ἄν τι ἔγωγε μᾶλλον ἀναθείμην καὶ οὐκ ἂν αἰσχυνθείην μὴ οὐχὶ ὀρθῶς φάναι εἰρηκέναι μᾶλλον ἤ ποτε συγχωρήσαιμ ἂν ἀγνοοῦντα αὐτὸν ἑαυτὸν ἄνθρωπον σωφρονεῖν

Mais ceci Socrate reprit-il ne se peut jamais si donc tu penses que ce que jrsquoai dit preacuteceacutedemment conduise neacutecessairement agrave ceci [cette conclusion] jaime encore mieux me reacutetracter en partie et sans rougir avouer que je me suis mal exprimeacute plutocirct que de convenir jamais quun homme puisse ecirctre sage sil ne se connaicirct pas lui-mecircme

(PLATON Charmide 164c-d)

Dans cet exemple Critias opegravere clairement une diffeacuterence entre son point de deacutepart et les

derniegraveres assertions qursquoil vient de tenir Il est donc possible de revenir en arriegravere sur les

hypothegraveses intermeacutediaires sans pour autant remettre en question son hypothegravese initiale

68

Comme on peut le voir Critias en tant que Reacutepondant preacutefegravere revenir en arriegravere et reacuteparer son tableau de pointage en rejetant un de ses eacuteleacutements plutocirct que de conceacuteder la contradictoire ce qui deacutemontre que Platon eacutetait parfaitement conscient de cette possibiliteacute et que celle-ci ne le gecircnait nullement

(MARION 2014 17)

Nous venons de voir que la dialectique eacuteleacuteate peut ecirctre comprise sur le principe drsquoun tableau de

pointage comprenant lrsquoensemble des hypothegraveses intermeacutediaires Nous devons maintenant

analyser plus en deacutetails le fonctionnement de lrsquoantilogique eacuteleacuteate En effet Platon choisit de

donner la dialectique eacuteleacuteate comme point de deacutepart de la trageacutedie socratique Si la dialectique

socratique ne se reacutesume pas neacutecessairement agrave la dialectique eacuteleacuteate nous ne pouvons cependant

nier son rocircle initiateur

Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate

Le tableau de pointage ne repreacutesente en reacutealiteacute qursquoune partie du fonctionnement geacuteneacuteral

des joutes dialectiques Ce systegraveme de recherche dialectique que nous appelons antilogique est

reacutegi par un ensemble de regravegles Nous allons maintenant eacutetudier plus en deacutetails lrsquoensemble de ces

regravegles afin de comprendre le fonctionnement preacutecis drsquoune joute eacuteleacuteate Cette interrogation aura

pour objectif de mettre agrave jour la nature preacutecise des productions issues drsquoun exercice dialectique

Mathieu Marion deacutenombre onze regravegles deacutefinissant le deacuteroulement des joutes antilogiques

eacuteleacuteates Nous allons reacutesumer briegravevement le contenu de ces onze regravegles (MARION 2014 9-14) et

voir ce que ces regravegles impliquent Une joute ne peut se faire qursquoentre deux personnes jouant

chacune un rocircle deacutefini Lrsquoun des joueur sera le Questionneur et lrsquoautre le Reacutepondant Le

Questionneur commence la joute en obtenant de Reacutepondant son engagement agrave une thegravese (A)

Cette thegravese est alors supposeacutee pour les besoins de la joute Cela se constate aiseacutement chez

Platon puisque Socrate demande toujours agrave son interlocuteur de deacutefinir telle ou telle notion Le

point de deacutepart sera la thegravese deacutefendue par Reacutepondant La joute a alors pour objectif de voir pour

Reacutepondant srsquoil sera capable de deacutefendre cette thegravese mdash et non pas pour Questionneur de soutenir

une thegravese (contre le dogmatisme de Vlastos)

69

La joute est une succession de questions courtes et de reacuteponses affirmatives ou neacutegatives

Ces question sont courtes car elles ne doivent porter que sur une seule assertion agrave la fois afin que

les inscriptions drsquohypothegraveses au tableau de pointage soient le plus claires possible Comme

annonceacute plus haut agrave la thegravese initiale sont ajouteacutees les hypothegraveses reconnues par Reacutepondant

Chaque eacuteleacutement du tableau de pointage est un engagement de la part de Reacutepondant vis-agrave-vis de

Questionneur Le Questionneur ne peut ajouter aucun eacuteleacutement au tableau de pointage tant que

Reacutepondant ne lrsquoa pas conceacutedeacute preacutealablement De la sorte les eacuteleacutements implicites supposeacutes par

Questionneur mais ne figurant pas au tableau de pointage de Reacutepondant ne sont pas

neacutecessairement suffisants pour deacuteriver une contradiction de la joute Reacutepondant est toujours

capable de renier cette hypothegravese implicite de sorte qursquoil faille alors recommencer une joute

Cette regravegle explique aussi laquo lrsquoaveu drsquoignorance raquo (MARION 2014 10) de Socrate impeacuteratif pour

le bon deacuteroulement de la joute Sans cet aveu drsquoignorance Socrate introduirait de lui-mecircme de

nouvelles hypothegraveses deacutetruisant ainsi la proprieacuteteacute du tableau de pointage De plus cette regravegle

introduit aussi une laquo contrainte doxastique raquo (MARION 2014 10) le Reacutepondant doit dire ce qursquoil

pense suivre sa doxa crsquoest-agrave-dire son opinion personnelle

La regravegle suivante est lrsquoinfeacuterence de lrsquoimpossibiliteacute par Questionneur Il srsquoagit du cœur de

lrsquoantilogique eacuteleacuteate Agrave partir de lrsquoensemble des engagements de Reacutepondant Questionneur doit

parvenir agrave infeacuterer une impossibiliteacute (ἀδύνατον) ou une fausseteacute eacutevidente Cette regravegle repose sur 55

le principe de non-contradiction tel que nous lrsquoavions eacutenonceacute plus haut Pour cette raison les

reacuteponses sont reacuteduites agrave laquo oui raquo ou laquo non raquo assurant dans la recherche le caractegravere bivalent des

assertions atomiques Les Eacuteleacuteates avancent drsquoailleurs dans leur raisonnement via les paires de

preacutedicats contradictoires (limiteacute et illimiteacute divisible et indivisible etc)

Nous devons ici faire face agrave un paradoxe Nous avions vu plus haut que lrsquoargument de

Zeacutenon nrsquoest compreacutehensible qursquoen lrsquoabsence du tiers exclu Pourtant la meacutethodologie eacuteleacuteate est

une reacuteduction binaire des assertions de sorte de pouvoir en infeacuterer une contradiction Le principe

de tiers exclu intervient donc dans le raisonnement Nous pouvons sortir de cette impasse si nous

remarquons les deux eacutechelles de grandeur drsquoune joute Au niveau atomique des assertions le

Parmi ces fausseteacutes figurent laquo la reacutefutation lrsquoerreur le paradoxe raquo tel que deacutefini par Aristote dans les 55

Reacutefutations sophistiques [165b12] (MARION 2014 11)

70

principe de tiers exclu fonctionne Une assertion est soit juste soit fausse Il srsquoagit drsquoune logique

bivalente En revanche agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble de la joute il est impossible de reacuteduire la

succession des engagements de Reacutepondant agrave une situation binaire (comme le fait Vlastos)

Chaque engagement atomique peut prendre deux valeurs mais il arrive souvent mdash toujours mdash

qursquoun engagement ne soit pas atomique et repreacutesente en reacutealiteacute une succession drsquoarguments

implicites Les combinaisons sont donc immenseacutement nombreuses leur nombre

vraisemblablement incalculable agrave lrsquoeacutechelle du reacuteel Nous voyons maintenant pourquoi le tiers

exclu ne permet pas le raisonnement par lrsquoabsurde sur lrsquoensemble drsquoun systegraveme mais est

neacutecessaire pour lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage et lrsquoavancement drsquoune joute

Finalement il apparaicirct maintenant que la joute nrsquoest pas une activiteacute neutre il srsquoagit drsquoun

jeu Celle-ci se termine par la victoire de lrsquoun des deux participants Si le Questionneur parvient agrave

infeacuterer une impossibiliteacute drsquoapregraves le tableau de pointage de Reacutepondant et que celui-ci ne peut en

rendre raison alors Questionneur remporte la joute Agrave lrsquoinverse si Questionneur ne parvient pas

agrave infeacuterer une impossibiliteacute Reacutepondant emporte la joute (MARION 2014 12) Nous voyons ici 56

lrsquoaspect contextuel drsquoune joute En effet si dans un tribunal la clepsydre limite drastiquement le

temps de parole il nrsquoen est rien dans une discussion entre amis Afin drsquoempecirccher les joueurs de

perdre volontairement du temps les tactiques dilatoires sont interdites (MARION 2014 12) Il est

aussi interdit drsquoutiliser des sophismes ceux-ci eacutetaient pour la plupart reacutepertorieacutes dans des

manuels et figuraient deacutejagrave dans LrsquoEuthydegraveme dans un ordre fort proche de celui des Reacutefutations

sophistiques (MARION 2014 12) 57

La derniegravere regravegle porte sur le processus drsquoinduction Le Questionneur peut dans le fil de

lrsquoexercice dialectique conceacuteder une universelle affirmative laquo Tous les A sont B raquo Cependant

cela nrsquoest possible que si le Reacutepondant a preacutealablement preacutesenteacute plusieurs instances et si le

Comme crsquoest notamment le cas dans Le Criton Le Gorgias La Reacutepublique56

Marion renvoie ici agrave Dorion (DORION 1995 100) qui eacutetablie la liste suivante de cinq correspondances 57

entre LrsquoEuthydegraveme et les Reacutefutations sophistiques (SE pour Sophisticis Elenchis) 1 E 267c et SE 4 165b31-34 2 E 277a9-b1 et SE 4 166a30-31 3 E 298e4-5 et SE 24 179a39 b14 b39 180a4 4 E 300a et SE 4 166a9-10 5 E 300b et SE 4 166a12-14 10 171a8 a28-30 19 177a12 a25-26

71

Questionneur nrsquoest pas capable de fournir un contre-exemple Dans ce cas seulement

lrsquouniverselle positive est inscrite au tableau des engagements de Reacutepondant La joute nrsquoest donc

pas un long fleuve tranquille au contraire la volonteacute de gagner des deux partis donne un

caractegravere agonistique agrave la joute Le Reacutepondant est en position deacutefensive alors que le

Questionneur est en position offensive

Nous pouvons maintenant conclure cette analyse du fonctionnement des joutes eacuteleacuteates et

de leur influence sur la dialectique socratique Nous voyons clairement que lrsquoantilogique eacuteleacuteate

nrsquoest pas un simple dialogue il srsquoagit drsquoun moment complexe gouverneacute par un ensemble de

regravegles Lrsquoexercice antilogique est parfaitement deacutefini Celui-ci implique un rapport de force entre

deux individus qui srsquoaffrontent pour gagner la joute Nous voyons alors en quoi notre outil

repreacutesentatif logique ne peut pas se reacuteduire agrave une arborescence selon le modegravele de la deacuteduction

naturelle Les arguments avanceacutes par les participants ne convergent pas vers une conclusion de

faccedilon a priori Au contraire les deux partis se divisent et argumentent de sorte que leur

adversaire ne soit plus en situation de deacutefendre sa propre thegravese La dialectique nrsquoest pas une

monologique mais une dialogique de lrsquoargumentation rationnelle Le raisonnement obtenu est un

eacutequilibre entre deux tensions opposeacutees Si la tension est trop forte alors la joute se reacuteduit agrave une

antilogie La suite de notre travail consistera maintenant agrave deacutefinir de faccedilon deacutefinitive notre outil

dialogique de repreacutesentation des joutes dialectiques

72

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux

Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante

Nous venons de le voir la dialectique ne peut se comprendre totalement sans une approche

dialogique Il est non seulement neacutecessaire sur le plan logique drsquoinclure dans les paramegravetres de

lecture la dualiteacute de lrsquoexercice dialectique mais il est surtout impossible de reacuteduire

lrsquoargumentation drsquoune joute de maniegravere monologique sans omettre le contexte de chaque joute

Une joute requiert donc lrsquoacceptation tacite de regravegles crsquoest-agrave-dire diffeacuterentes contraintes

deacutependant soit de la nature mecircme de lrsquoexercice soit du contexte de cet exercice

Lrsquoenchainement hypotheacutetico-deacuteductif des raisonnements en deacuteduction naturelle tente drsquoecirctre

repreacutesentatif de lrsquoavancement drsquoune penseacutee Cependant la deacuteduction naturelle rencontre une

limite dans le cas preacutecis de la dialectique Cette repreacutesentation donne lrsquoillusion drsquoun avancement

lineacuteaire non pas dans le temps mais sur le plan argumentatif En reacutealiteacute la deacuteduction naturelle

ne permet que la repreacutesentation finale de lrsquoargument obtenu mais nrsquoinclut pas les allers-retours

que repreacutesente une joute dialectique telle qursquoillustreacutee par les Eacuteleacuteates et Platon Nous devons donc

terminer le premier moment de notre eacutetude par une mise au point deacutefinitive de ce que nous

entendons par le concept de joute dialectique

Nous le disions plus haut la dialectique se deacutefinit comme un raisonnement argumentatif agrave

plusieurs Il faut donc neacutecessairement ecirctre au moins deux et avoir des thegraveses diffeacuterentes agrave

deacutefendre Dans ce cas la dialectique nrsquoest-elle pas simplement la deacutefense drsquoune thegravese plutocirct

qursquoune autre La dialectique est une activiteacute agrave plusieurs il faut donc y inclure la pluraliteacute des

raisonnements et surtout la maniegravere avec laquelle ces raisonnements deacutependent de la pluraliteacute

En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas une suite de monologues srsquoopposant les uns aux

autres les monologues se reacutepondent srsquoagencent et conduisent la discussion agrave un reacutesultat Ce

reacutesultat nrsquoest donc pas un point drsquoarriveacutee absolu mais est relatif agrave lrsquoactiviteacute dialectique

preacuteliminaire

Nous devons maintenant nous poser la question suivante quelle est la valeur de la veacuteriteacute

du reacutesultat drsquoune joute dialectique Peut-on dire que ce qui reacutesiste agrave lrsquoargumentation dialectique

73

est vrai Agrave lrsquoeacutevidence la critique que nous faisions de lrsquoapproche de Vlastos fonctionne dans sa

reacuteciproque et si le systegraveme est coheacuterent il est cependant possible que la thegravese initiale comporte

une contradiction mais que cette contradiction soit annuleacutee par une autre contradiction issue de

lrsquoun des engagements du tableau de pointage Il est donc impossible de parler de veacuteriteacute au sens

scolastique drsquoadeacutequation de lrsquoecirctre et de la penseacutee Si la veacuteriteacute est un jugement sur le reacuteel une

joute dialectique ne semble produire qursquoune veacuteriteacute infeacuterieure Elle ne produirait mecircme que des

systegravemes argumentatifs en eacutequilibre mais sans rapport direct avec le reacuteel

Nous pouvons alors parler drsquoune veacuteriteacute qui ne serait plus ontologique mais pragmatique

Une veacuteriteacute deacutependant du contexte dialectique une strateacutegie gagnante Cependant cela revient agrave

aborder le problegraveme dans le mauvais sens Ce nrsquoest pas la veacuteriteacute qui ne serait qursquoune strateacutegie

gagnante mais au contraire la strateacutegie gagnante qui jouerait le rocircle drsquoune veacuteriteacute en attendant

potentiellement drsquoecirctre un jour reacutefuteacutee Dans cette optique il convient maintenant de srsquointerroger

sur la nature drsquoune pareille veacuteriteacute nous devons donc observer sous le spectre de la logique

dialogique comment fonctionnent les arguments au sein des raisonnements dialectiques

Questionneur et Reacutepondant

Durant notre eacutetude des regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate nous avons eacutetabli la reacutepartition des

rocircles entre le Questionneur et le Reacutepondant nous garderons volontairement les mecircmes termes

afin de rendre notre argumentation plus coheacuterente et plus compreacutehensible Nous allons emprunter

le modegravele logique deacutejagrave existant de la dialogique ou seacutemantique des jeux

La dialogique nait dans les anneacutees soixante ses deux grands preacutecurseurs sont mdash entre

autres mdash Lorenzen et Conway Une grande part des travaux en seacutemantique des jeux concerne

lrsquointelligence artificielle il srsquoagit de se rapprocher de la reproduction la plus fidegravele drsquoun

entretien entre deux interlocuteurs Cette logique se diffeacuterencie par sa volonteacute de repreacutesenter une

argumentation comme un eacutechange entre diffeacuterentes personnes Lrsquoobjectif nrsquoest donc plus du tout

le mecircme que dans les lectures monologique inspireacutees par la syllogistique aristoteacutelicienne par

exemple La validiteacute drsquoune thegravese ne deacutepend plus drsquoaxiomes ou de formes preacutedeacutefinies Il srsquoagit

pour les participants de trouver une strateacutegie afin de deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese

74

adversaire ou drsquoempecirccher lrsquoinfeacuterence de cette contradiction Il nrsquoy a donc que deux issues

possibles agrave une joute Soit le Questionneur parvient agrave une impossibiliteacute et il emporte alors la

joute en deacutemontrant que la thegravese de deacutepart eacutetait fausse soit le Questionneur eacutechoue agrave deacutemontrer

lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese et Reacutepondant remporte la joute

Nous voyons que le passage drsquoune repreacutesentation monologique agrave une repreacutesentation

dialogique neacutecessite une approche par questions et reacuteponses Les arguments ne srsquoenchainent pas

de faccedilon absolue comme dans une recherche theacuteorique abstraite mais sont relatifs agrave des

situations ougrave certaines questions impliquent neacutecessairement certaines reacuteponses Agrave chaque

opeacuterateur logique correspond alors une obligation de reacuteponse dont voici la liste 58

La Neacutegation drsquoun terme (notα) implique que le Questionneur reacuteponde par son affirmation (α)

La Conjonction de deux termes (α and β) implique que le Questionneur questionne drsquoabord le premier (1) puis le second (2)

La Disjonction inclusive (α or β) implique que le Questionneur remette en cause lrsquoensemble Dans ce cas le Reacutepondant ayant eacutenonceacute la disjonction nrsquoa qursquoagrave deacutefendre lrsquoun des deux termes au choix (α) ou (β)

Le Conditionnel (α sup β) implique que le Questionneur affirme lrsquoanteacuteceacutedent (α) Srsquoil est impossible pour le Reacutepondant de le nier (notα) alors il doit impeacuterativement deacutefendre le 59

conseacutequent (β)

La Quantification universelle (forallx F(x)) implique que le Questionneur demande agrave 60

veacuterifier lrsquoapplication de la fonction (F) agrave une variable de son choix (x0) Le Reacutepondant doit alors justifier cette application (F(x0))

La Quantification existentielle (existx F(x)) implique que le Questionneur demande un exemple (F(x)) Le Reacutepondant doit alors fournir lrsquoexemple de son choix (F(x0))

Cette liste a pour objectif de montrer comment passer drsquoune logique monologique agrave une

logique dialogique Les connecteurs ne sont plus clairement apparents dans la seconde surtout

Drsquoapregraves (VERNANT 2004 90) Nous avons cependant remplaceacute les termes laquo Opposant raquo et 58

laquo Proposant raquo par laquo Questionneur raquo et laquo Reacutepondant raquo afin de preacuteserver la lineacuteariteacute de notre travail

Le conditionnel est une autre eacutecriture de la disjonction (notα or β)59

La poleacutemique est encore grande au sujet de lrsquousage des quantificateurs par les dialecticiens de 60

lrsquoAntiquiteacute Nous ne deacutesirons pas entrer dans le deacutebat En vertu de la regravegle antilogique drsquoinduction il apparaicirct cependant que les notions drsquouniversaliteacute et drsquoexistence eacutetaient au moins sous-jacentes aux argumentations Cela est suffisant pour que nous eacutevoquions ce cas de figure

75

lorsque ceux-ci sont pris dans le flot du dialogue Notre objectif sera donc maintenant de trouver

comment reacuteduire les dialogues agrave ces confrontations dialogiques sans deacutenaturer ou perdre le

contenu

Repreacutesentation tabulaire

Nous arrivons enfin au terme de notre eacutetude preacuteliminaire lrsquoeacutelaboration drsquoun outil logique

repreacutesentatif propre agrave lrsquoexercice dialectique chez Platon Drsquoapregraves la logique dialogique nous

voyons qursquoune arborescence ne convient pas agrave repreacutesenter fidegravelement le jeu des argumentations

Nous optons pour une repreacutesentation tabulaire Celle-ci aura lrsquoavantage de mettre en vis-agrave-vis les

deux participants de la joute De haut en bas le tableau repreacutesentera la suite des arguments sous

forme de questions et de reacuteponses Nous prenons un exemple extrait de (VERNANT 2004 91)

FIG 5 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DU PRINCIPE DE NON-CONTRACTION

Dans cet exemple nous constatons que le Questionneur a obtenu lrsquoassertion laquo not(p and notp) raquo de la

part de Reacutepondant Questionneur attaque alors la joute en assertant la thegravese opposeacutee laquo (p and notp) raquo

Au troisiegraveme tour le Reacutepondant interroge le Questionneur sur le premier terme laquo 1 raquo de son

assertion laquo p raquo Le Questionneur lui reacutepond en assertant laquo p raquo Au tour suivant le Reacutepondant

interroge laquo 2 raquo le Questionneur sur laquo notp raquo Le Questionneur concegravede alors laquo notp raquo Agrave cet instant

la joute est termineacutee nous constatons que le Questionneur a asserteacute agrave la fois laquo p raquo et laquo notp raquo ce

Ordre des tours Questionneur Reacutepondant

1 not(p and notp)

2 (p and notp)

3 1

4 p

5 2

6 notp

7 p

Victoire de Reacutepondant

76

qui provoque une impossibiliteacute par antilogie Le Reacutepondant est victorieux Sa thegravese de deacutepart

laquo not(p and notp) raquo est donc une strateacutegie gagnante qui devient dans le cadre de cette joute une veacuteriteacute

Lrsquoexemple ici preacutesenteacute peut sembler paradoxal Il srsquoagit tout du moins drsquoun cas particulier

puisque la victoire est deacutefinie par le principe de non-contradiction lui-mecircme au cœur de la joute

Lrsquoexemple suivant (VERNANT 2004 102) est bien plus complexe et repreacutesente la joute

opposant un meacutedecin (Questionneur) agrave sa patiente (Reacutepondant) Nous allons voir comment la

repreacutesentation dialogique tabulaire permet la mise en eacutevidence drsquoun sophisme (ici la neacutegation de

lrsquoanteacuteceacutedent)

FIG 6 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT

Les nombres entre crochets indiquent le tour de la formule viseacutee par lrsquoattaque La thegravese de deacutepart

repreacutesente le sophisme de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Celle-ci srsquoinspire de la neacutegation du

conseacutequent (modus tollens) qui elle est logiquement correcte

FIG 7 NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT ET NEacuteGATION DU CONSEacuteQUENT

Tours Questionneur Reacutepondant

1 [(A sup B) and notA] sup notB

2 (A sup B) and notA

3 1

4 (A sup B)

5 A

6 B

7 2 [2]

8 notA

9 notB [1]

Victoire de Questionneur

Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Neacutegation du conseacutequent

A sup B notA ⊢ notB A sup B notB ⊢ notA

77

Nous allons essayer de comprendre la strateacutegie ici agrave lrsquoœuvre Vernant nous explique que la

proposition (A) signifie laquo lrsquoenfant est atteint drsquoune maladie heacutereacuteditaire raquo et la proposition (B)

signifie laquo le parent est atteint de la maladie heacutereacuteditaire raquo La thegravese de deacutepart du parent

(Reacutepondant) consiste agrave dire que si son enfant nrsquoest pas atteint de cette maladie alors lui (le

parent) nrsquoen souffre pas Analysons la table de veacuteriteacute de la situation

FIG 8 TABLE DE VEacuteRITEacute DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT

Nous avons ici indiqueacute le connecteur principal avec le symbole laquo raquo Nous repeacuterons que le seul

moment ougrave cette formule est fausse correspond au cas laquo notA and B raquo i e la patiente refuse

drsquoadmettre qursquoelle puisse ecirctre atteinte de la maladie heacutereacuteditaire laquo B raquo alors que son enfant ne

souffre pas de cette maladie laquo notA raquo Nous remarquons dans la repreacutesentation tabulaire que les

deux assertions laquo B raquo et laquo notA raquo sont les deux coups joueacutes par le Questionneur La strateacutegie du

meacutedecin est donc gagnante

Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique

Lrsquointeacuterecirct de cette repreacutesentation nrsquoest pas simplement graphique il srsquoagit drsquoune

compreacutehension philosophique radicalement diffeacuterente Premiegraverement lrsquoargumentation dans une

joute deacutevoile un caractegravere pragmatique Lrsquoobjectif nrsquoest pas de trouver un absolu commun mais

de finir vainqueur de la joute

La novation srsquoavegravere essentiellement philosophique Est introduite explicitement la dimension pragmatique en logique Alors qursquoen logique standard la proposition excluait toute dimension eacutenonciative pour se reacuteduire agrave un simple porteur de valeur de veacuteriteacute en logique dialogique chaque proposition est veacuteritablement une proposition eacutemanant drsquoun interlocuteur qui srsquoengage sur elle par un acte drsquoassertion De plus un tel acte de discours prend place dans un jeu dialogique

[(A sup B) and notA] sup notB

1 1 1 0 0 1 0

1 0 0 0 0 1 1

0 1 1 1 1 0 0

0 1 0 1 1 1 1

78

(Dialogspiel) entre proposant et opposant On a affaire agrave un jeu de langage qui relegraveve de la discussion rationnelle Degraves lors chaque proposition prend sens en fonction de son utilisation opeacuteratoire dans le jeu dialogique On ne pense plus en termes drsquoaxiomes mais de systegraveme opeacuteratoire de validiteacute mais de strateacutegie gagnante non plus de repreacutesentation mais drsquoaction

(VERNANT 2004 94)

Le deacutesir de victoire et le caractegravere pragmatique sont deux nouveaux paramegravetres que nous ne

pouvions veacuteritablement observer avant de passer par la repreacutesentation dialogique Agrave cela nous

voyons aussi que cette repreacutesentation met en valeur les erreurs commises par un des deux

interlocuteurs Cela sera drsquoune grande importance dans le cas des dialogues de Platon ougrave le

personnage de Socrate semble parfois diriger voire manipuler ses interlocuteurs Nous pourrons

alors souligner ces moments meacutetalogiques

Le premier moment de notre eacutetude est maintenant termineacute Nous avons analyseacute la

dialectique depuis les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave Aristote (de maniegravere non-exhaustive) afin de comprendre

ce qui pouvait fonder un socle commun Lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans son rapport agrave lrsquoantilogie place

lrsquoexercice dialectique dans un rapport de force que nous ne pouvions repreacutesenter logiquement La

dialectique nrsquoest donc pas strictement diffeacuterente du dialogue dans sa faccedilon drsquoecirctre elle ne

constitue qursquoune enreacutegimentation de celui-ci Notre choix drsquoune repreacutesentation tabulaire tregraves

inspireacutee de la logique dialogique nous apparut comme un compromis permettant de repreacutesenter

les raisonnements logiques dans la temporaliteacute du dialogue en suivant lrsquoordre des tours De cette

repreacutesentation nous avons deacuteduit une nouvelle deacutefinition de la veacuteriteacute chevauchant celle de

validiteacute Dans une joute le concept de veacuteriteacute est assimileacute agrave celui de strateacutegie gagnante

Cependant si chaque joute est un exercice contextuel comment pouvons-nous donner agrave ces

veacuteriteacutes un champ drsquoapplication supeacuterieur agrave celui du dialogue Il semble que la veacuteriteacute drsquoune joute

ne nous apprenne rien ou presque sur le reacuteel Cette veacuteriteacute est purement pragmatique Agrave cet

instant la diffeacuterence entre Socrate et lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoest plus clairement identifiable

79

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE

Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes

La nature des joutes impose agrave ses productions un caractegravere relatif La dialectique ne serait

pas productrice drsquoune veacuteriteacute sur le monde mais drsquoune veacuteriteacute relative au dialogue drsquoapregraves ce que

nous venons de voir Notre objectif initial eacutetait de se munir drsquoun outil capable de mieux

interpreacuteter la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon Cependant nous devons

maintenant faire face agrave un problegraveme drsquoun autre ordre Puisque la dialectique en tant que

raisonnement relatif est lrsquounique outil du philosophe pour Platon comment peut-on diffeacuterencier

le philosophe du sophiste En effet les conclusions du chapitre preacuteceacutedent sont sans appel et

historiquement tregraves paradoxales puisque nous nous trouvons face agrave une conception antireacutealiste

de la veacuteriteacute chez Platon

Notre interrogation ne repose pas ici sur des aspects purement pratiques mdash comme

lrsquoabsence de salaire pour lrsquoun et non pour lrsquoautre mdash mais sur le fond veacuteritable des deux

meacutethodes LrsquoHistoire de la philosophie a longtemps eu tendance agrave deacutenigrer les sophistes au

profit des philosophes ce pheacutenomegravene que nous appelons manicheacuteisme historique ne semblerait

pas fondeacute mdash au regard de notre eacutetude fonctionnelle sur les joutes Si la dialectique ne peut

deacutepasser le simple cadre du dialogue comment peut-on diffeacuterencier le philosophe du sophiste

En vertu de quel principe lrsquoun serait-il meilleur que lrsquoautre Ce problegraveme se posait deacutejagrave agrave

lrsquoeacutepoque de Socrate En effet ce dernier eacutetait consideacutereacute par un grand nombre de ses

contemporains comme un sophiste parmi les autres comme en teacutemoigne la piegraveces les Nueacutees

drsquoAristophane Dans lrsquoexemple suivant Aristophane semble ne faire aucune diffeacuterence entre les

sophistes et la personne de Socrate Socrate serait un sophiste parmi les autres

ΦΕΙΔΙΠΠΊΔΗΣ Αἰβοῖ πονηροί γ᾿ οἶδα Τοὺς ἀλαζόνας τοὺς ὠχριῶντας τοὺς ἀνυποδήτους λέγεις ὧν ὁ κακοδαίμων Σωκράτης καὶ Χαιρεφῶν

PHILIPPIDE Tu veux parler de ces charlatans De ces arrogants ces individus au teint jaune ces va-nu-pieds au nombre desquels est ce mauvais geacutenie de Socrate et Cheacutereacutephon

80

(ARISTOPHANE Nueacutees 104)

Lrsquoun des eacuteleacutements fondamentaux du caractegravere sophistique de Socrate serait sa capaciteacute agrave avoir

deux discours lrsquoun faible et lrsquoautre fort

ΣΩΚΡΆΤΗΣ τί δῆτα πότερα τοῦτον ἀπάγεσθαι λαβὼν βούλει τὸν υἱόν ἢ διδάσκω σοι λέγειν

ΣΤΡΕΨΙΆΔΗΣ δίδασκε καὶ κόλαζε καὶ μέμνησrsquoὅπως εὖ μοι στομώσεις αὐτόν ἐπὶ μὲν θάτερα οἷον δικιδίοις τὴν δrsquoἑτέραν αὐτοῦ γνάθον στόμωσον οἵαν ἐς τὰ μείζω πράγματα

ΣΩΚΡΆΤΗΣ ἀμέλει κομιεῖ τοῦτον σοφιστὴν δεξιόν

SOCRATE Quoi donc Veux-tu plutocirct ramener ton fils [avec toi] ou que je linstruise agrave discourir

STREPSIADE Instruis-le punis-le et souviens-toi de bien lui aiguiser la langue afin qursquoil en ait une [de langue] pour les petites causes et lautre pour les affaires plus graves

SOCRATE Ne sois pas inquiet tu auras chez toi un sophiste habile

(ARISTOPHANE Nueacutees 1105-1110)

Dans cet extrait les deux dialogues eacutevoqueacutes rejoignent la conception drsquoune veacuteriteacute purement

pragmatique Les sophistes peuvent toujours employer soit un discours fort soit un discours

faible Mais si tel est aussi le cas de Socrate comme le sous-entend Aristophane alors la veacuteriteacute

nrsquoaurait aucune valeur Cependant nous ne devons pas perdre drsquoesprit que le personnage de

Socrate repreacutesenteacute par Platon nrsquoa qursquoune faible valeur historique Gardons en vue que nous nous

attachons uniquement agrave comprendre la figure du philosophe chez Platon mecircme si nous le

nommons Socrate

Notre travail a maintenant pour objectif de comprendre les relations que Socrate entretient

avec les sophistes dans les dialogues Nous tacirccherons de voir au niveau dialectique quels

peuvent ecirctre les critegraveres permettant de diffeacuterentier Socrate des sophistes Cette eacutetape est

neacutecessaire dans la mesure ougrave cette distinction conditionnera notre outil repreacutesentatif En mettant

agrave la lumiegravere le critegravere de distinction entre le philosophe et les sophistes nous serons agrave mecircme

drsquoadapter notre outil en conseacutequence

81

Agrave partir de nos hypothegraveses de deacutepart notamment la possibiliteacute de deacutepasser les apories

apparentes de la dialectique socratique nous dirigerons notre eacutetude dans le sens positif drsquoune

distinction possible entre Socrate et les sophistes Lrsquoinverse serait envisageable sur un plan

historique Cependant nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute plusieurs fois la nature theacuteacirctrale des œuvres de

Platon Et dans lrsquoensemble du corpus il nrsquoy aurait eu aucune raison pour que Platon reacutealisacirct une

distinction entre Socrate et les sophistes srsquoil ne pensait pas cette dichotomie fondeacutee Ce moment

de notre eacutetude aura pour objectif de comprendre sur quoi repose la diffeacuterence de traitement opeacutereacute

par Platon entre Socrate et les sophistes Une fois que nous aurons analyseacute ce critegravere de

distinction nous nous en servirons pour affiner notre outil repreacutesentatif de lrsquoexercice dialectique

82

1 Contexte drsquoapparition de la dialectique

Rationalisme et antirationalisme

La distinction entre lrsquoexercice philosophique et la sophistique ne repose pas dans la nature

des joutes Nous devons donc sortir des joutes pour comprendre la dialectique dans un espace

plus grand Nous avons preacuteceacutedemment vu que le projet dialectique se deacutefinissait par sa capaciteacute agrave

remettre en question les principes des sciences les principes premiers Nous deacutecidons de

commencer cette eacutetude par une mise en contexte de la penseacutee platonicienne au sein de lrsquoactiviteacute

philosophique de son temps Quelle est la perspective philosophique propre agrave Platon par rapport

aux autres philosophes de son temps Ici il nrsquoest plus question de theacuteacirctraliteacute mais bien du fond

meacutetaphysique agrave lrsquoorigine de cette activiteacute Il nous semble leacutegitime de consideacuterer au regard de

son impact sur la philosophie occidentale en geacuteneacuteral que Platon eacutetait un penseur diffeacuterent

incarnant une nouvelle maniegravere de pratiquer lrsquoactiviteacute philosophique

Platon nrsquoest pourtant pas le premier philosophe en Gregravece Avant lui drsquoautres pratiquaient

aussi ce que nous appelons aujourdrsquohui la philosophie Dans ce cas quel peut ecirctre lrsquoeacuteleacutement cleacute

de la seacuteparation entre Platon et le reste des philosophes de son temps Cet eacuteleacutement devra drsquoune

part justifier le caractegravere unique de la penseacutee platonicienne mais aussi rendre raison de notre

travail et expliquer en quoi la dialectique socratique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon se

distingue de lrsquoactiviteacute sophistique

Il est de coutume de dire que la distinction fondamentale entre les premiers philosophes et

leurs preacutedeacutecesseurs repose sur un usage speacutecial de la raison le λόγος Le λόγος incarne un projet

rationaliste Il nrsquoest drsquoailleurs pas surprenant de trouver parmi ces premier philosophes des

matheacutematiciens devenus ceacutelegravebres par la suite tels que Thalegraves et Pythagore Mais cet usage de la

raison nrsquoest pas suffisant pour justifier une distinction aussi forte drsquoavec les poegravetes par exemple

Il est impossible de dire que les œuvres homeacuteriques sont deacutenueacutees de λόγος comme toute activiteacute

humaine en geacuteneacuteral Nous devons alors voir la naissance de la philosophie comme un nouvel

emploi du λόγος un projet de rationalisation du monde Cette rationalisation se distingue alors

de ce que les poegravetes pouvaient faire non pas dans la meacutethode mdash il srsquoagit du mecircme λόγος mdash mais

dans le cadre drsquoapplication de cette meacutethode Nous pourrions dire que les poegravetes rationalisent un

83

monde dont ils sont eux-mecircme les deacutemiurges alors que les premiers philosophes mettent le

λόγος au profit drsquoune quecircte diffeacuterente la rationalisation de notre monde

De cette tentative de rationalisation apparaissent rapidement deux pocircles opposeacutes en

tension agrave lrsquoorigine de tous les deacutebats Le premier pocircle (pocircle de lrsquouniteacute) est constitueacute de lrsquoEacutecole

drsquoEacuteleacutee avec principalement Parmeacutenide Zeacutenon et Meacutelissos Le second pocircle (pocircle de la pluraliteacute)

est principalement incarneacute par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese mais aussi Pythagore Deacutemocrite Empeacutedocle

ou Hippocrate Nous allons eacutetudier agrave la suite ces deux Eacutecoles afin de comprendre leurs

interactions mutuelles et leurs influences sur le deacutebat dialectique agrave lrsquoeacutepoque de Platon

La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle

Au projet rationaliste eacuteleacuteate srsquooppose la penseacutee de la contradiction incarneacutee notamment

par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese Pour Heacuteraclite laquo la guerre raquo (τὸν πόλεmicroον [fr80] ) est un principe 61

laquo commun raquo (ξυνόν) Peu apregraves Heacuteraclite deacuteclare que la laquo justice raquo (δίκην) mecircme pratique la

laquo discorde raquo (ἔριν) Dans un autre fragment le penseur drsquoEacutephegravese affirme que laquo toutes les

choses raquo (πάντα [fr8] ) laquo surviennent raquo (γίνεσθαι) laquo du fait de la discorde raquo (κατ ἔριν) 62

Cependant croire que la penseacutee heacuteracliteacuteenne srsquooppose au λόγος est faux

Dans le passage suivant correspondant au premier fragment le penseur drsquoEacutephegravese en

appelle au λόγος mdash vu ici selon nous comme principe de la rationaliteacute Heacuteraclite note alors la

preacutesence manifeste drsquoincoheacuterences entre ce principe exempt de contradictions et le reacuteel toujours

en action

γινομένων γὰρ πάντων κατὰ τὸν λόγον τόνδε ἀπείροισιν ἐοίκασι πειρώμενοι καὶ ἐπέων καὶ ἔργων τοιούτων ὁκοίων ἐγὼ διηγεῦμαι κατὰ φύσιν διαιρέων ἕκαστον καὶ φράζων ὅκως ἔχει

CELSE Origegravene contre Celse VI 4261

ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque Θ 2 1155b462

84

Bien que toutes choses surviennent drsquoapregraves cette raison ils ne semblent y avoir aucun acte de paroles et de faits tels que je les expose distinguant leur nature et eacutenonccedilant comment ils sont

(HEacuteRACLITE drsquoEacutephegravese fr1) 63

Heacuteraclite sans doute agrave partir du constat empirique ne peut reacuteduire le reacuteel agrave lrsquouniteacute Ce qursquoil

appelle laquo discorde raquo repreacutesente lrsquoensemble des interactions agrave lrsquoorigine du mouvement et du

devenir Suivant les hypothegraveses parmeacutenidiennes lrsquouniteacute ne permettrait aucun changement ni

aucun mouvement La penseacutee heacuteracliteacuteenne tente de penser la pluraliteacute du reacuteel et cela ne peut

passer que par une penseacutee de lrsquoalteacuteriteacute Selon Heacuteraclite la laquo discorde raquo repreacutesente lrsquointeraction de

deux entiteacutes disparates primordiales neacutecessaires agrave la possibiliteacute du reacuteel

Mais cette alteacuteriteacute nrsquoest pas exteacuterieure Heacuteraclite tout en ne niant pas le λόγος considegravere

cette alteacuteriteacute au sein mecircme de lrsquoecirctre En effet le λόγος est le principe de non-contradiction de

lrsquoecirctre la discorde apparaicirct agrave cause de la preacutesence de non-ecirctre au cœur de lrsquoecirctre Dans cette

lecture seulement nous pouvons expliquer comment le λόγος garantit la coheacuterence ontologique

dans un contexte de discorde meacutetaphysique

Nous devons opeacuterer une nuance dans notre deacutenomination de position heacuteracliteacuteenne

antirationaliste En ajoutant agrave lrsquoecirctre le non-ecirctre plein de contradictions la position heacuteracliteacuteenne

deacutepasse le cadre du simple conflit rationalisme et antirationalisme cette dichotomie est deacutejagrave

rationaliste Cette opposition entre rationalisme et antirationalisme repose sur une opposition

reprenant la forme du principe de non-contradiction crsquoest-agrave-dire un principe rationaliste

Heacuteraclite deacutepasse cette opposition Il devient alors impossible de contredire Heacuteraclite agrave partir

drsquoune contradiction puisque Heacuteraclite integravegre les contradictions dans son ontologie En cela

lrsquoargumentation eacuteleacuteate ne peut affaiblir la penseacutee heacuteracliteacuteenne Au contraire celle-ci semble

mecircme lrsquoappuyer Chez Heacuteraclite la contradiction nrsquoest plus une deacutefaite dialectique crsquoest une

victoire

Nous semblons bien loin de notre point de deacutepart la dialectique chez Platon Bien au

contraire nous sommes ici au cœur de lrsquoorigine de la dialectique Celle-ci se deacutefinit comme le

SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 13263

85

dialogue initial entre les tenants eacuteleacuteates du principe de non-contradiction reposant sur lrsquouniteacute

onto-eacutepisteacutemologique et les partisans heacuteracliteacuteens de la pluraliteacute

Si le rationalisme ne sait reacutefuter qursquoen deacutecouvrant agrave partit de preacutesupposeacutees rationalistes des contradictions dans la thegravese adverse il ne pourra jamais lrsquoemporter sur lrsquoantirationalisme lequel ne croit aux preacutesupposeacutes du rationalisme ni au principe de non-contradiction Pour espeacuterer contrer lrsquoantirationalisme heacuteracliteacuteen le rationalisme doit engager une argumentation plus complexe que les simples antilogies de Zeacutenon Bien plus il doit se deacutegager du rationalisme parmeacutenidien lui-mecircme lequel conduit finalement [hellip] agrave une autre forme contraire drsquoantirationalisme

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 39)

De ce conflit reacutesulte une tension la dialectique Les deacutebuts de lrsquoHistoire de la philosophie de

lrsquoAntiquiteacute sont intimement lieacutes agrave la naissance du projet rationaliste Cependant lrsquoeacutevolution du

projet philosophique deacutepasse ce projet Le programme platonicien est un effort de retour agrave

lrsquoeacutequilibre depuis cette tension initiale ce qursquoaffirme sans nuance lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans la

gigantomachie du Sophiste

De la mecircme maniegravere Proclus dans son Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon deacuteclare

que lrsquoorigine de la philosophie doit se comprendre agrave travers un jeu drsquoinfluence et que la position

de Platon est celle drsquoun intermeacutediaire

Lrsquoeacutecole ionienne srsquooccupe de la physique lrsquoitalienne des intelligibles lrsquoattique tient le milieu

(DUMONT 1991 IV) 64

Cette lecture geacuteographique des fondements de la philosophie et donc de la dialectique nous

permet de comprendre la position si particuliegravere de Platon dans le panorama philosophique de

son eacutepoque

Nous avons vu agrave de nombreuses reprises le vaste heacuteritage leacutegueacute par les Eacuteleacuteates agrave Platon

ceux que Proclus nomme ici laquo lrsquoeacutecole italienne raquo Mais il existe aussi un heacuteritage dont nous

nrsquoavons que tregraves peu parleacute celui de Pythagore qui est aussi agrave comprendre comme faisant partie

de cette eacutecole italienne Pour le second pocircle drsquoinfluence il faut savoir que lrsquoeacutecole ionienne ne se

Citant (PROCLUS In Parmenidem I 12 [trad DUMONT])64

86

borne pas qursquoagrave Thales Anaximandre ou Anaximegravene mais aussi qursquoHeacuteraclite drsquoEacutephegravese est

justement un repreacutesentant de lrsquoeacutecole ionienne En deacutefinissant lrsquoeacuteleacutement constitutif du monde

comme eacutetant laquo le conflit lrsquoaltercation raquo (Πόλεmicroος) il srsquoinscrit parfaitement dans cette recherche

physique initieacute par Thales quelques siegravecles auparavant

Il srsquoagit maintenant pour nous de comprendre comment Platon prend position par rapport agrave

cette heacuteritage heacuteracliteacuteen et deacutepasse cette opposition primordiale entre rationalisme et

antirationalisme Nous connaissons bien sucircr la place que lrsquoeacutecole eacuteleacuteate occupe dans la

dialectique voire dans la meacutetaphysique platonicienne dans son ensemble Cependant il serait

naiumlf de penser que Platon ne srsquoinscrit que dans une seule ligneacutee Un bref passage de Diogegravene

Laeumlrce nous apprend drsquoailleurs que Platon suivit des cours des Eacuteleacuteates ainsi que drsquoun certain

Cratyle disciple drsquoHeacuteraclite bien que la penseacutee de celui-ci semble srsquoecirctre en partie eacuteloigneacutee de

celle du maicirctre drsquoEacutephegravese drsquoapregraves le Cratyle de Platon

Ἐκείνου δ ἀπελθόντος προσεῖχε Κρατύλῳ τε τῷ Ἡρακλειτείῳ καὶ Ἑρμογένει τῷ τὰ Παρμενίδου φιλοσοφοῦντι

Apregraves la mort [de Socrate] il suivit les leccedilons de Cratyle disciple drsquoHeacuteraclide et celles drsquoHermogegravene philosophe de lrsquoeacutecole de Parmeacutenide

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)

Comment pouvons-nous preacuteciseacutement interpreacuteter cet heacuteritage Le dialogue du Cratyle nous

renseigne sur un centre drsquointeacuterecirct crucial de la penseacutee platonicienne la nature du langage Nous

devons cependant ecirctre prudents la majoriteacute des travaux de linguistique prenant ce dialogue pour

exemple semblent deacutenaturer la finesse du trait platonicien pour faire place agrave un dualisme

parfaitement anachronique Agrave de nombreuses reprises nous lisons qursquoHermogegravene soutient lrsquoideacutee

selon laquelle il nrsquoexisterait pas de lien entre signifiant et signifieacute (adoptant ainsi la position de

Saussure avant lrsquoheure) alors que Cratyle serait un partisan du sens intrinsegraveque des mots La

lecture la plus correcte du texte serait selon nous celle proposeacutee par Jean-Louis Vaxelaire

La trame du dialogue est classique deux personnages ayant des vues opposeacutees interpellent Socrate pour qursquoil arbitre leur deacutebat Le thegraveme est indiqueacute par le sous-titre laquo sur la justesse des noms raquo et si lrsquoon suit Baratin amp Desbordes (1981 16) 65

Baratin M amp Desbordes F (1981) Lrsquoanalyse linguistique dans lrsquoantiquiteacute classique mdash I Les theacuteories 65

ParisKlincksieck

87

la langue doit ecirctre conforme aux choses pour les deux protagonistes mais le moyen drsquoy parvenir est distinct Hermogegravene estime que laquo la nature nrsquoassigne aucun nom en propre agrave aucun objet crsquoest affaire drsquousage et de coutume chez ceux qui ont pris lrsquohabitude de donner les noms raquo (Platon 1989 384d-e) alors que pour Cratyle 66

laquo le nom est un ensemble (strictement) deacutetermineacute de lettressons qui nomme (correctement) la chose nommeacutee parce qursquoil correspond agrave la nature de celle-ci et lui est attribueacute raquo (Mouraviev 1985 167) 67

(VAXELAIRE 2014 537)

Quiconque lit le dialogue du Cratyle ne peut qursquoecirctre eacutetonneacute par la reacutepartition des rocircles et des

thegraveses deacutefendues Hermogegravene est traditionnellement preacutesenteacute comme un disciple drsquoEacuteleacutee or ce

dernier est pourtant le repreacutesentant de lrsquoideacutee selon laquelle le langage ne serait qursquoune

convention de sorte que Platon fait drsquoHermogegravene un porte-parole de Protagoras absent du

dialogue mais dont la thegravese sera eacutetudieacutee (comme ce fut le cas dans le Theacuteeacutetegravete) Agrave lrsquoinverse

Cratyle soutient la thegravese drsquoun lien a priori entre la nature du mot et la nature de lrsquoecirctre qursquoil

deacutesigne

Quel peut ecirctre lrsquointeacuterecirct de ce dialogue dans le cadre de notre eacutetude sur la dialectique

Nrsquoest-ce pas la simple illustration drsquoun usage mdash habituel mdash de cette derniegravere pour tenter

drsquoarbitrer deux positions comme dans un grand nombre drsquoautres dialogues Agrave lrsquoeacutevidence oui

il y a de la dialectique dans la structure de lrsquoargumentation Mais cependant ce dialogue plus

que tout autre nous renseigne sur la porteacutee des mots et ce que lrsquoon peut ecirctre en droit drsquoattendre

de ceux-ci Or toute recherche dialectique se fait par le langage crsquoest une activiteacute

neacutecessairement linguistique Cette ideacutee nrsquoest pas nouvelle puisque Paul Janet la deacutefendais deacutejagrave il

y a plus drsquoun siegravecle et demi

Platon (1989) laquo Cratyle raquo Ion Meacutenexegravene Euthydegraveme Cratyle Paris Gallimard p 101-7766

Mouraviev SN (1985) laquo La premiegravere theacuteorie des noms de Cratyle (essai de reconstruction) raquo Studia 67

Di Filosofia Preplatonica Ed M Capasso et al Naples Bibliopolis p 159-72

88

La discussion de Cratyle vient de nous le montrer lrsquoeacutetude des mots peut ecirctre drsquoun grand secours pour la connaissance des essences des choses En rattachant la science des mots agrave la science des reacutealiteacutes Platon fait de la grammaire une science philosophique et dans ce sens on comprend que Proclus ait dit que le Cratyle est un dialogue dialectique On sait de plus lrsquoimportance que lrsquoeacutecole socratique attache agrave la deacutefinition Or la science des deacutefinitions suppose la science du langage

(JANET 1848 53)

Il nous importe alors de comprendre la position qursquoadopte Platon face au repreacutesentant de la

position sophistique de Protagoras Ce que Janet appelle une science des deacutefinitions est bien

selon nous lrsquoeffort dialectique platonicien celui dont lrsquoobjectif sera de dire quelque chose de vrai

sur le monde

Nous passons volontairement la progression du dialogue pour eacutetudier la conclusion

socratique finale position dite laquo intermeacutediaire raquo entre celle drsquoHermogegravene et celle de Cratyle

Comme toujours il est deacutelicat de dire preacuteciseacutement si cette thegravese finale est celle de Platon ou srsquoil

ne srsquoagit que drsquoune illustration de lrsquoexercice du dialogue Socrate conclut en faisant des mots les

laquo images raquo (εἰκὼν[432b]) en utilisant le principe de la laquo repreacutesentation par la peinture raquo (γράmicromicroα

[430e]) des ecirctres Il nous importe de prendre la mesure de cette deacutefinition En faisant des mots

les repreacutesentations fondeacutees mais jamais parfaites des ecirctres il semble que tout lrsquoart deacutefinitionnel

proposeacute par lrsquoexercice dialectique soit voueacute agrave une certaine incompleacutetude Il nrsquoest jamais

totalement possible de saisir par la parole une reacutealiteacute de la mecircme maniegravere qursquoil serait impossible

de saisir parfaitement un modegravele agrave travers une reproduction de ce dernier La nature seacutemantique

de la joute invite alors agrave la prudence les contradictions ne megravenent pas agrave des veacuteriteacutes positives

89

2 La figure du sophiste

Le personnage du Gorgias

Agrave la suite de notre premier chapitre nous avons vu que la diffeacuterence entre Socrate et les

sophistes nrsquoeacutetait pas aussi eacutevidente que nous aurions pu lrsquoimaginer Nous avions convenu que la

dialectique se diffeacuterenciait du dialogue par une enreacutegimentation sur le modegravele de lrsquoantilogique

eacuteleacuteate Cependant ces regravegles srsquoinscrivent dans le cadre drsquoune approche pragmatique de la veacuteriteacute

Deacutes lors la recherche socratique mdash ou dialectique mdash ne se diffeacuterentiait plus de la meacutethode des

sophistes La dialectique nrsquoeacutetait pas tant un art de trouver la veacuteriteacute sinon lrsquoart drsquoavoir toujours

raison Neacuteanmoins au terme de cette mise en contexte et de lrsquoanalyse ontologique constituant

notre second chapitre nous voyons que la recherche drsquoune autre veacuteriteacute mdash crsquoest-agrave-dire

ontologique mdash est bien la viseacutee ultime du projet platonicien

Nous nous proposons maintenant de reacutepondre agrave la question que nous posions plus haut

dans les premiegraveres lignes de ce chapitre sur quoi repose la diffeacuterence entre Socrate et les

sophistes Nous voyons drsquoailleurs que cette interrogation rejoint la question de deacutepart de

lrsquoensemble de notre travail quelle diffeacuterence existe-t-il entre la dialectique et le dialogue En

effet si Socrate ne se diffeacuterentie pas des sophistes alors la dialectique ne se distinguerait en rien

du cours du dialogue lrsquoensemble des œuvres de Platon ne serait que du bavardage ou tout au

plus lrsquoart de donner lrsquoimpression drsquoavoir raison (i e de la rheacutetorique) Pourtant il nrsquoen est rien

la meacutetaphysique platonicienne deacutemontre un systegraveme complexe procircnant une meacutethodologie de

recherche parfaitement deacutefinie

Afin de comprendre sur quoi repose une eacuteventuelle diffeacuterence entre Socrate et ses

contemporains nous deacutecidons drsquoeacutetudier le personnage de Gorgias En effet nous venons de

deacutefinir le projet ontologique de Platon en nous inteacuteressant agrave la viseacutee sophistique nous pourrons

clairement marquer la diffeacuterence entre la figure du philosophe et la figure du sophiste Gorgias

est notamment connu pour son Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature (Περὶ τοῦ microὴ ὄντος ἢ Περὶ

φύσεως) ainsi que pour son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene Ces deux textes constituent des teacutemoignages

preacutecieux quant agrave la nature de lrsquoargumentation sophistique nous les mettrons en parallegravele avec

les eacuteleacutements concernant le personnage de Gorgias (et dans une moindre mesure Protagoras)

90

preacutesents chez Platon Nous eacutetudierons le premier de ces textes de maniegravere attentive le second

nous servira dans une moindre mesure

Le Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature de Gorgias est un texte complexe et comportant

un grand nombre de difficulteacutes intrinsegraveques mais aussi meacutethodologique En effet ce que nous

appelons Traiteacute sur le non-ecirctre est en fait un discours unique dont les aleacuteas du temps nous

leacuteguegraverent deux versions La premiegravere tireacutee du De Xenophane Zenone et Gorgia est apocryphe

La seconde est extraite du Adversus Mathematicos de Sextus Empiricus Cependant bien que les

deux textes se rejoignent en de nombreux points (dont eacutevidemment le sujet principal) certaines

diffeacuterences dans lrsquoordre des arguments ou les termes employeacutes rendent le niveau de preacutecision de

lrsquoeacutetude plus large que les nuances eacutetudieacutees Nous pouvons neacuteanmoins nous attarder agrave la 68

structure argumentative de ce texte Trois arguments sont ici deacuteveloppeacutes laquo que rien

nrsquoest raquo (οὐδὲν ἔστιν) laquo que srsquoil est quelque chose alors il est insaisissable par lrsquoHomme raquo (εἰ 69

καὶ ἔστιν ἀκατάληπτον ἀνθρώπωι) laquo que srsquoil est saisissable alors il est impossible agrave formuler 70

et incommunicable aux autres raquo (εἰ καὶ καταληπτόν ἀλλὰ τοί γε ἀνέξοιστον καὶ ἀνερmicroήνευτον

τῶι πέλας) Il peut paraitre surprenant de la part drsquoun rheacuteteur tel que Gorgias de structurer son 71

discours par un enchainement drsquoarguments aussi contradictoires En effet si Gorgias deacutemontre

que laquo rien nrsquoest raquo alors agrave quoi bon continuer le discours pour deacutemontrer que laquo srsquoil y a quelque

chose cela est inconnaissable raquo et idem pour le dernier argument Il srsquoagit ici de replacer le

travail de Gorgias dans son contexte et preacuteciseacutement le contexte meacutetaphysique et surtout

ontologique deacutecoulant du cadre eacuteleacuteate tel que nous le deacutefinicircmes plus tocirct Gorgias nrsquoeacutecrit pas son

Traiteacute sans raison il ne srsquoagit pas drsquoune œuvre ex nihilo bien au contraire Les trois arguments

successifs repreacutesentent preacuteciseacutement les trois preacutetentions contenues dans le λόγος du projet

rationaliste

Contrairement agrave un texte comme le Parmeacutenide de Platon ougrave nous pouvons eacutetudier chaque mot les jeux 68

de langage voire les eacuteleacutements phoneacutetiques dans le cas des retranscriptions du traiteacute de Gorgias nous sommes condamneacutes agrave rester mdash au mieux mdash au niveau structurel Toute interpreacutetation plus pousseacutee se doit neacutecessairement de reconnaitre une eacutevidente proportion drsquoarbitraire et de subjectiviteacute

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 6669

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 7770

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 8371

91

Le premier de ces arguments est que laquo rien nrsquoest raquo Agrave lrsquoeacutevidence la formule a ducirc choquer

et crsquoest lagrave certainement un des objectifs du sophiste Mais qursquoen est-il reacuteellement Gorgias

deacuteclare-t-il que le monde serait uniquement constitueacute de neacuteant Une telle lecture relegraveve drsquoune

interpreacutetation naiumlve Lrsquoargumentation de Gorgias est constitueacutee drsquooppositions successives de

propositions contradictoires agrave lrsquoimage des Eacuteleacuteates Face aux Eacuteleacuteates Gorgias deacutecide de

combattre ses ennemis (les rationalistes) avec leurs propres armes crsquoest-agrave-dire la rationaliteacute Le

premier argument est reacutesumeacute ainsi par Sextus Empiricus

ὅτι μὲν οὖν οὐδὲν ἔστιν ἐπιλογίζεται τὸν τρόπον τοῦτονmiddot εἰ γὰρ ἔστι ltτιgt ἤτοι τὸ ὂν ἔστιν ἢ τὸ μὴ ὄν ἢ καὶ τὸ ὂν ἔστι καὶ τὸ μὴ ὄν οὔτε δὲ τὸ ὂν ἔστιν ὡς παραστήσει οὔτε τὸ μὴ ὄν ὡς παραμυθήσεται οὔτε τὸ ὂν καὶ ltτὸgt μὴ ὄν ὡς καὶ τοῦτο διδάξειmiddot οὐκ ἄρα ἔστι τι

Quil ny a rien [Gorgias] raisonne de la maniegravere suivante srsquoil y a quelque chose [crsquoest] soit lecirctre ou le non-ecirctre ou bien et lecirctre et le non-ecirctre Drsquoune part lecirctre nest pas comme il leacutetablira ni non plus que le non-ecirctre est comme il lrsquoaffirmera non plus encore que lecirctre en mecircme temps et le non-ecirctre comme [le raisonnement] lrsquoenseignera Il ny a donc rien

(SEXTUS EMPIRICUS Adversus Mathematicos fr 66)

Nous voyons ici clairement comment Gorgias deacutecide drsquoadopter une approche eacutetrangement tregraves

rationnelle mdash voire eacuteleacuteate Son travail ne se diffeacuterencie de Meacutelissos ou de Zeacutenon qursquoagrave travers

cette conclusion agrave la fois ironique et qui semble pourtant justifieacutee laquo rien nrsquoest raquo

Le rien nrsquoest de Gorgias ce nrsquoest pas ce vide ontologique absolu comme si le sophiste

reniait sa propre existence Il srsquoagit du deacuteni de la capaciteacute du projet rationnel agrave saisir le reacuteel

laquo Rien nrsquoest si lrsquoon ne srsquoen tient qursquoau principe de non-contradiction raquo telle serait sans doute la

version complegravete de la conclusion de Gorgias Mais il ne srsquoagit pas seulement de critiquer notre

capaciteacute agrave appreacutehender le reacuteel (ce qursquoil fera dans le deuxiegraveme argument) ou encore de critiquer

notre capaciteacute par le discours agrave retranscrire le reacuteel (ce qursquoil fera dans le troisiegraveme argument) Le

premier argument du laquo rien nrsquoest raquo est une prise de position face agrave ceux qui pensent que lrsquoecirctre est

multiple (Heacuteraclite) ou unitaire (Eacuteleacuteates) Gorgias sort de ce deacutebat reposant sur des illusions car

lrsquoecirctre nrsquoest selon lui rien drsquoautre qursquoune creacuteation de lrsquoesprit Comme le souligne Seacuteguy-Duclot

(cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 51-52) la position de Gorgias transcende mecircme la chose-en-soi

92

kantienne il ne srsquoagit plus seulement de savoir ce que lrsquoon est en droit drsquoespeacuterer connaitre drsquoun

reacuteel deacutejagrave existant mais bien plutocirct de cesser de croire qursquoil existe un reacuteel en dehors de nos

perceptions et de lrsquoillusion de reacuteel que nous creacuteons nous-mecircmes 72

Cette lecture an-ontologique du monde place les sophistes les plus extrecircmes mdash Gorgias et

Protagoras notamment mdash au delagrave du deacutebat ontologique Il srsquoagit drsquoune attaque sur la possibiliteacute

mecircme du projet rationnel philosophique Quelle ironie alors que drsquoemployer agrave cette entreprise la

meacutethode des paires de preacutedicats contraires La cible ultime de Gorgias nrsquoest autre que le principe

de non-contradiction Le sophiste est de ce fait intouchable par le philosophe puisque lrsquoarme

unique de ce dernier nrsquoest autre que ce que le sophiste renie En drsquoautres termes reacutefuter un

sophiste crsquoest deacutejagrave jouer son jeu En reacuteduisant une joute agrave des moments de contradictions il nrsquoy

a rien que le philosophe ne puisse faire face agrave celui qui se nourrit de la contraction Lrsquoantilogie

nrsquoest en rien la fin du raisonnement pour un sophiste elle est la preuve de son ultra-relativisme

Politique et rapport aux autres une affaire de contexte

Il faut alors se questionner sur le sens que peut avoir le mot laquo veacuteriteacute raquo pour un sophiste Agrave

lrsquoeacutevidence nous venons de le dire la veacuteriteacute ontologique comme adeacutequation de lrsquoecirctre et de la

penseacutee est reacuteduite agrave neacuteant En effet drsquoune part lrsquoecirctre ne possegravede aucune identiteacute propre et est sans

cesse en eacutevolution mais il en va de mecircme pour le sujet pensant lui aussi sans identiteacute propre et

gouverneacute par le changement Il est alors en toute logique impossible de parler drsquoune adeacutequation

entre un reacuteel illusoire en perpeacutetuel mouvement et un Moi-pensant lui aussi illusoire et en

perpeacutetuel mouvement Nous voyons ici comment la position sophistique ne doit pas ecirctre

confondue avec la laquo simple raquo pluraliteacute heacuteracliteacuteenne Il ne srsquoagit plus de critiquer la propension

de lrsquoesprit agrave unifier le multiple La critique formuleacutee par Heacuteraclite agrave lrsquoencontre des Eacuteleacuteates est

une critique rationnelle du projet rationnel Agrave lrsquoinverse le sophiste voit le reacuteel comme un oceacutean

ougrave les philosophes preacutetendraient pouvoir identifier telle ou telle goute drsquoeau Si nous regardons

seacuterieusement les quelques eacuteleacutements meacutetaphysiques preacutesents chez Gorgias par exemple alors le

La position de Gorgias se rapprocherait peut-ecirctre davantage de celle de George Berkeley et de son 72

laquo esse est percipi aut percipere raquo

93

principe drsquoidentiteacute semble ecirctre une illusion pour le sophiste lrsquoecirctre ne peut ni ecirctre un ni ecirctre

pluriel il est un magma amorphe

Cependant nous devons nous interroger sur la viseacutee de lrsquoexercice sophistique Pourquoi le

sophiste est-il sophiste En effet la question peut sembler naiumlve Ce qui permet bien souvent de

distinguer les sophistes des (autres ) philosophes repose en partie sur leur reacutemuneacuteration Un

sophiste demande de lrsquoargent pour partager son art Agrave lrsquoinverse le philosophe œuvre

gratuitement et partage sa science mdash ou plutocirct son doute mdash librement avec ses eacutelegraveves

Lrsquoexemple le plus extrecircme de cette laquo geacuteneacuterositeacute philosophique raquo est certainement le

comportement de Socrate tellement geacuteneacutereux qursquoil partageait ses reacuteflexions agrave tous y compris

ceux qui ne voulaient pas les entendre Nous sommes bien loin des fortunes reacuteclameacutees par ces

rois de la rheacutetoriques que furent Gorgias ou Protagoras pour quelques heures de deacutemonstration

oratoires Nous devons neacuteanmoins admettre que faire reposer notre diffeacuterence entre les sophistes

et les philosophes uniquement sur un critegravere peacutecuniaire nrsquoest pas satisfaisant

La question de lrsquoargent nrsquoest qursquoune reacuteciproque de la distinction essentielle entre

philosophes et sophistes Il srsquoagit de srsquointerroger sur la finaliteacute de lrsquoactiviteacute sophistique Ce nrsquoest

pas un hasard si lrsquoessor de lrsquoactiviteacute sophistique agrave Athegravenes est synchroniseacutee avec lrsquoapparition de

la pratique deacutemocratique Le sophiste tel que nous le preacutesente Platon naicirct de la rheacutetorique de

lrsquoart oratoire du deacutebat Il existe un lien intrinsegraveque entre lrsquoactiviteacute sophistique et le rapport aux

mots au langage

Si nous nous inteacuteressons aux interpreacutetations modernes sur ces derniers (cf SEacuteGUY-

DUCLOT 2014 73) il semblerait que le sophiste accomplisse agrave travers son talent oratoire un

retour agrave lrsquoordre naturel des choses crsquoest-agrave-dire la domination du fort sur le faible En effet la

deacutemocratie a pour conseacutequence de mettre le pouvoir entre les mains de lrsquoensemble du corps

eacutelectoral elle donne le κράτος au δῆmicroος Dans une perspective sophistique cela va agrave lrsquoencontre

de ce que lrsquoon peut constater dans la nature ougrave le faible est toujours domineacute par le fort Cela est

mecircme tautologique puisque est deacutefini comme fort celui capable de dominer lrsquoautre Le fort est

donc condamneacute agrave dominer En revanche avant la domination il nrsquoy a pas de laquo plus fort raquo

94

puisque la domination est la condition sine qua non de la force Pensons agrave cette phrase ceacutelegravebre du

theacuteacirctre de lrsquoabsurde

Oui jrsquoai de la force jrsquoai de la force pour plusieurs raisons Drsquoabord jrsquoai de la force parce que jrsquoai de la force [hellip]

(IONESCO 1959 29)

Le plus fort nrsquoest plus fort que parce qursquoil est plus fort Il y a en cela un pragmatisme absolu La

justice reposant sur un respect de lrsquoordre naturel toute domination est alors juste et justifieacutee

Si nous poussons lrsquointerpreacutetation agrave son extrecircme alors sophiste et tyran deviennent

synonymes Le sophiste serait celui qui en deacutemocratie use de son art pour gouverner les autres

Le sophiste nrsquoest deacutemocrate que dans la mesure ougrave la deacutemocratie est lrsquounique endroit ougrave sa

rheacutetorique lui assure sa domination Le sophiste ne serait donc deacutemocrate que pour mieux vivre

en tyran Par son usage habile et deacutetourneacute du langage le sophiste prend le controcircle de ses

contemporains Cependant cela ne repreacutesenterait pas pour lui un usage pervers du discours au

contraire en lrsquoabsence de veacuteriteacute ontologique atteignable par la parole il ne reste que ce rapport

purement pragmatique au langage de domination La perversion se trouve pour le sophiste dans

le discours philosophique en preacutetendant deacutecrire le reacuteel par le langage Au contraire ce que le

sophiste fait nrsquoest rien drsquoautre que lrsquousage le plus pur du discours un moyen pragmatique de

reacuteaffirmation de lrsquoordre des choses entre dominants et domineacutes

Lrsquousage de la rheacutetorique par le sophiste lors des reacuteunions politiques a donc pour objectif premier de subvertir le modegravele deacutemocratique dont lrsquoeacutegalitarisme afficheacute est antinaturel agrave ses yeux pour reacutetablir la loi du plus fort crsquoest-agrave-dire pour lui la loi naturelle La sophistique nrsquoest donc qursquoun mode de restauration de la tyrannie au sein mecircme de la deacutemocratie gracircce agrave ce laquo tyran tregraves puissant raquo qursquoest le langage car le peuple une fois manipuleacute prendra ses deacutecisions non en fonction de laquo lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral raquo mais de lrsquointeacuterecirct drsquoun seul le plus fort

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 74)

Nous devons cependant nuancer cette derniegravere analyse De cette faccedilon nous semblons

donner au terme de sophiste un sens univoque et nrsquoayant pas connu drsquoeacutevolution Pourtant il est

important de rappeler que le sophiste a lui aussi une geacuteneacutealogie Lorsque nous remontons agrave

lrsquoorigine du terme nous remarquons que celui-ci nrsquoa pas toujours eu une face aussi obscure tout

du moins il partageait avec cette derniegravere une autre face plus respectable Le sophiste est avant

95

tout sophos crsquoest-agrave-dire savant dans son domaine Agrave ce titre un meacutedecin est aussi sophiste

lorsque le sujet porte sur la santeacute et le pilote est sophiste si le deacutebat srsquointeacuteresse agrave la navigation

Mais ce qui a permis cette transition entre le laquo bon sophos raquo et le laquo mauvais sophiste raquo crsquoest

avant tout le recours au langage comme nous le remarquions plus haut Que le sophos soit expert

est un eacuteleacutement important mais plus encore il est celui capable de justifier drsquoaffirmer son

opinion dans le deacutebat par des arguments y compris des ruses Nous voyons alors comme le

changement moral a opeacutereacute autour de ce terme ambigu

Si nous reprenons maintenant lrsquoexemple que nous eacutevoquions plus haut les conclusions

ontologiques agrave la suite des traiteacutes de Gorgias ne sont pas la cleacute de voute de la compreacutehension

sophistique Le sophiste lui-mecircme ne se sent engageacute par ses propos que le temps drsquoune joute Il

nrsquoest pas neacutecessaire de refaire une laquo meacutetaphysique sur lrsquoecirctre raquo agrave la suite du Traiteacute de Gorgias

alors que ce dernier est juste dans une forme de provocation Le sophiste agrave lrsquoeacutepoque de Platon

critique effectivement les grands principes ontologiques des philosophes de la nature mais

uniquement pour le principe de critique Il est dans une deacutemonstration constante du relativisme

du langage en se faisant systeacutematiquement lrsquoavocat du diable Nous devons cependant

reconnaitre que le rapport au pouvoir est une probleacutematique importante de lrsquoactiviteacute sophistique

la meilleure plaidoirie assure renommeacutee ceacuteleacutebriteacute et argent Nous reacuteservons en revanche

lrsquoanalyse du sophiste-tyran agrave des cas plus extrecircmes mdash voire purement fictif mdash tels que Calliclegraves

Lrsquoensemble du corpus sophistique srsquoeacuteclaire alors agrave la lueur de cette nouvelle lecture Si les

sophistes nrsquoont drsquoune part aucun reacutefeacuterentiel agrave une veacuteriteacute ontologique et drsquoautre part pas drsquoautre

objectif qursquoune renommeacutee maximum alors il devient parfaitement logique que ceux-ci puissent

dire un jour noir et le lendemain blanc Il srsquoagit pour le sophiste de saisir la meilleure occasion

possible pour acqueacuterir de la ceacuteleacutebriteacute crsquoest-agrave-dire du charisme mais aussi de lrsquoargent et des

possessions mateacuterielles

La sophistique deacutepasse la simple rheacutetorique elle ne se contente plus seulement de jouer

avec le langage mais la sophistique nrsquoest pas mdash ou tregraves peu mdash un projet de prise de pouvoir

selon nous

96

Le deacutesir de connaissance du philosophe

Le projet philosophique de Platon se deacutefinit par rapport agrave un besoin fondamental le besoin

de connaissance et de veacuteriteacute La philosophie est un deacutesir il ne peut y avoir de recherche que

dans la perspective drsquoun manque Le philosophe commence sa recherche de veacuteriteacute par la

reconnaissance de son ignorance la neacutescience socratique rejoignant ainsi lrsquoeacutetonnement initial agrave

lrsquoorigine de la recherche Srsquoeacutetonner de la nature drsquoune chose crsquoest reconnaitre que lrsquoon ne la

comprend pas complegravetement Lrsquoeacutetonnement est bel et bien le premier pas indispensable agrave la

recherche philosophique

Οὔκουν ἐπιθυμεῖ ὁ μὴ οἰόμενος ἐνδεὴς εἶναι οὗ ἂν μὴ οἴηται ἐπιδεῖσθαι

Celui ne sachant pas qursquoil est priveacute [de quelque chose] ne deacutesire absolument pas ce dont il ignore ecirctre priveacute

(PLATON Banquet 204a)

Mais lrsquoeacutetonnement seul ne suffit pas Il faut une deuxiegraveme eacutetape indispensable deacutesirer combler

ce manque par la science Le constat drsquoignorance seul ne produit rien sinon une abstention une 73

suspension du jugement (ἐποχή) Pour deacutepasser ce premier moment seul le deacutesir de savoir

permet de passer du scepticisme neacutegatif agrave une recherche de la veacuteriteacute La position socratique nrsquoest

qursquoinitialement sceptique Socrate laquo sait qursquoil ne sait rien raquo mais il ne pense pas qursquoil ne pourra

jamais rien savoir Au contraire il apparaicirct chez Platon que la philosophie nrsquoa pas drsquoautre raison

drsquoecirctre que la possibiliteacute drsquoun savoir vrai Le philosophe ne peut deacutesirer que ce qursquoil croit

possible autrement la veacuteriteacute ne serait simplement qursquoun recircve ou un fantasme Socrate est un

sceptique optimiste

Notre interpreacutetation nrsquoest pas ex nihilo Dans le Banquet Socrate deacutefinit lrsquoEacuteros agrave partir

drsquoun reacutecit de la deacuteesse Diotime Nous voyons la dialectique supeacuterieure agrave lrsquoœuvre le mythe est au

service de la compreacutehension des anhypotheacutetiques Le philosophe de Platon est identique agrave lrsquoEacuteros

tel que deacutefini par Diotime pauvre de ne pas ecirctre deacutejagrave combleacute mais riche de sa volonteacute de le

faire Lrsquoeacutetonnement repreacutesente la pauvreteacute initiale neacutecessaire agrave la recherche lrsquoignorant se pense

Nous entendons ici le terme laquo science raquo dans son acceptation la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une 73

connaissance

97

deacutejagrave plein riche de tout ce qursquoil croit savoir Agrave cette pauvreteacute srsquoajoute la richesse du philosophe

sa volonteacute de connaitre Cette identiteacute entre Eacuteros et le philosophe nrsquoest pas sans raison le

philosophe est par deacutefinition lrsquoamoureux de la laquo sagesse raquo (σοφία) De plus ce rapport fondeacute 74

sur lrsquoamour du savoir est agrave lrsquoorigine du projet politique du philosophe En effet il est question

pour le philosophe de feacuteconder et drsquoeacuteduquer mdash gracircce agrave cette σοφία mdash lrsquoacircme de lrsquoaimeacute laquelle

ferait agrave son tour de mecircme avec une autre et ainsi de suite pour atteindre lrsquoimmortaliteacute au sens

geacuteneacutealogique agrave travers une chaicircne une seacuterie de feacutecondations qui assureraient la survie et la

continuiteacute agrave ses penseacutees

Ἔστι γάρ ὦ φίλε Φαῖδρε οὕτωmiddot πολὺ δ οἶμαι καλλίων σπουδὴ περὶ αὐτὰ γίγνεται ὅταν τις τῇ διαλεκτικ τέχνῃ χρώμενος λαβὼν ψυχὴν προσήκουσαν φυτεύῃ τε καὶ σπείρῃ μετ ἐπιστήμης λόγους οἳ ἑαυτοῖς τῷ τε φυτεύσαντι βοηθεῖν ἱκανοὶ καὶ οὐχὶ ἄκαρποι ἀλλὰ ἔχοντες σπέρμα ὅθεν ἄλλοι ἐν ἄλλοις ἤθεσι φυόμενοι τοῦτ ἀεὶ ἀθάνατον παρέχειν ἱκανοί καὶ τὸν ἔχοντα εὐδαιμονεῖν ποιοῦντες εἰς ὅσον ἀνθρώπῳ δυνατὸν μάλιστα

Ceci est vrai mon cher Phegravedre Mais il est encore je pense une bien plus belle maniegravere de srsquooccuper de lrsquoart de la parole crsquoest quand on a rencontreacute une acircme bien disposeacutee drsquoy planter et drsquoy semer avec la science en se servant de lrsquoart dialectique des discours aptes agrave se deacutefendre eux-mecircmes et agrave deacutefendre aussi celui qui les sema discours qui au lieu drsquoecirctre sans fruits porteront des semences capables de faire pousser drsquoautres discours en drsquoautres acircmes drsquoassurer pour toujours lrsquoimmortaliteacute de ces semences et de rendre heureux autant que lrsquohomme peut lrsquoecirctre celui qui les deacutetient

(PLATON Phegravedre 276e-277a [trad modif MEUNIER])

Le projet politique nrsquoest pas exteacuterieur agrave la dialectique La maiumleutique est un moment neacutecessaire

de la recherche de veacuteriteacute Ce passage relativise la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme chez

Platon Lrsquoacircme devient immortelle en atteignant des savoirs intelligibles eacuteternels et crsquoest alors en

cela qursquoelle devient tout aussi eacuteternelle que les savoirs acquis Par exemple si le philosophe

possegravede en son acircme lrsquoideacutee de cercle alors la part de son acircme pleine de cette ideacutee est aussi

eacuteternelle que lrsquoideacutee elle-mecircme Ainsi lorsque le corps meurt il ne subsiste que la part eacuteternelle

de lrsquoacircme la part correspondant aux ideacutees La recherche philosophique est donc une recherche

Le φίλος nrsquoest pas simplement lrsquoami mais il est aussi lrsquoaimeacute ou lrsquoecirctre qui nous plait Le φίλος est lrsquoobjet 74

drsquoune recherche

98

drsquoeacuteterniteacute face agrave la contingence du corps Lrsquoascension vers les intelligibles est analogique au

deacutesir du beau En effet le beau est lrsquointelligible rendu visible agrave travers lrsquoecirctre sensible corrompu

Le θυmicroός (irascible) choisit entre lrsquoἐπιθυmicroία (concupiscible) et le νοῦς (rationnel) Le mouvement

philosophique consiste agrave diriger son θυmicroός vers le νοῦς tel que deacutecrit dans lrsquoalleacutegorie des deux

chevaux et du cocher dans le Phegravedre Le philosophe choisit le plaisir supeacuterieur le plaisir

transcendant Le choix de la beauteacute non mateacuterielle conduit le philosophe vers le transcendant (cf

SEacuteGUY-DUCLOT 2004 6)

Afin de produire cette feacutecondation des esprits tous les moyens sont bons agrave de nombreuses

reprises Socrate nrsquoest pas deacutecrit comme un simple serviteur de la veacuteriteacute sinon comme un

individu ironique suscitant honte et malaise chez ses interlocuteurs Alcibiade parle de lui en ces

termes

Πέπονθα δὲ πρὸς τοῦτον μόνον ἀνθρώπων ὃ οὐκ ἄν τις οἴοιτο ἐν ἐμοὶ ἐνεῖναι τὸ αἰσχύνεσθαι ὁντινοῦνmiddot ἐγὼ δὲ τοῦτον μόνον αἰσχύνομαι Σύνοιδα γὰρ ἐμαυτῷ ἀντιλέγειν μὲν οὐ δυναμένῳ ὡς οὐ δεῖ ποιεῖν ἃ οὗτος κελεύει ἐπειδὰν δὲ ἀπέλθω ἡττημένῳ τῆς τιμῆς τῆς ὑπὸ τῶν πολλῶν Δραπετεύω οὖν αὐτὸν καὶ φεύγω καὶ ὅταν ἴδω αἰσχύνομαι τὰ ὡμολογημένα

Jrsquoai eacuteprouveacute pour cet homme seulement ce dont on ne me croirait guegravere capable de la honte il est en effet le seul devant qui je ressente de la honte Je sais que je ne peux rien opposer agrave ce qursquoil me conseille de ne pas faire et pourtant je nrsquoai pas la force apregraves lrsquoavoir quitteacute de reacutesister agrave lentraicircnement de la populariteacute et je le fuis mais quand je le revois jai honte davoir si mal tenu ma promesse

(PLATON Banquet 216b)

En effet la meacutethode socratique se distingue du projet platonicien theacuteorique dans son application

Afin de mettre en eacutevidence ce que lrsquoon ne sait pas Socrate emploie allegravegrement le risible et

lrsquoironie Tout en gardant agrave lrsquoesprit son projet meacutetaphysique sous-jacent agrave la dialectique Socrate

opegravere discregravetement quelques virages afin drsquoamener son interlocuteur preacuteciseacutement ougrave il souffrira

de la prise de conscience de son ignorance De lagrave doit naitre le deacutesir de savoir Socrate ne quitte

jamais son programme que cela soit dans les moments dialectiques mais aussi dans le reste du

dialogue La meacutethode socratique contient une composante meacuteta-logique ressemblant fortement agrave

la rheacutetorique sophistique

99

La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique

Contrairement agrave ce que nous avions vu plus haut concernant le caractegravere pragmatique de la

veacuteriteacute dans les joutes dialectiques nous devons maintenant comprendre que ces joutes se placent

dans une optique plus profonde Bien que la meacutethodologie antilogique des joutes reacuteduise la

strateacutegie gagnante agrave une veacuteriteacute contextuelle nous voyons que lrsquoobjectif final du philosophe

repose sur son besoin de veacuteriteacute Les joutes ne sont que quelques moments drsquoun plus vaste projet

En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas uniquement reacuteductible agrave des joutes la dialectique

rejoint lrsquoensemble du projet de recherche de veacuteriteacute y compris le moment le plus eacuteleveacute crsquoest-agrave-

dire la recherche anhypotheacutetique Mais la dialectique inclut aussi ce qui se trouve en amont des

joutes le deacutesir de connaissance La distinction entre Socrate et les sophistes repose

essentiellement agrave cet endroit Les projets divergent bien que les meacutethodes soient parfois tregraves

proches Plus encore la posture sophistique vient seule compleacuteter le projet philosophique gracircce

agrave sa capaciteacute agrave deacutefier tous les fondements du savoir y compris la rationaliteacute et lrsquoeacutevidence du

principe de non-contradiction

En cela le sophiste rejoint le philosophe Les deux diffegraverent drsquoune part sur les meacutethodes

drsquoargumentation (le sophiste emploie volontairement des paralogismes) drsquoautre part sur sa

meacutethodologie psychologique (recours agrave des proceacutedeacutes eacutemotionnels meacuteta-argumentatifs) La

particulariteacute de Socrate est de ne pas se priver drsquoavoir recours aux mecircmes proceacutedeacutes

psychologiques Cependant lorsque Socrate suscite la honte ou le deacutegoucirct ce nrsquoest pas dans une

optique sophistique de clore le deacutebat et laquo de sembler avoir raison raquo Il srsquoagit drsquoune honte

peacutedagogique dont lrsquoobjectif est de deacuteclencher les premiers moments philosophiques chez son

interlocuteur prise de conscience de son ignorance et deacutesir de combler cette ignorance Pour

reprendre la fameuse alleacutegorie le philosophe retourne dans la caverne pour annoncer aux autres

ce qursquoil a vu agrave lrsquoexteacuterieur La finaliteacute de lrsquoexercice individuel philosophique est politique le

philosophe ne peut se contenter de sortir de la caverne il doit y retourner et tacirccher de convaincre

les autres drsquoen sortir

[hellip] καὶ ἐπειδὰν ἀναβάντες ἱκανῶς ἴδωσι μὴ ἐπιτρέπειν αὐτοῖς ὃ νῦν ἐπιτρέπεται [hellip] Τὸ αὐτοῦ ἦν δ ἐγώ καταμένειν καὶ μὴ ἐθέλειν πάλιν

100

καταβαίνειν παρ ἐκείνους τοὺς δεσμώτας μηδὲ μετέχειν τῶν παρ ἐκείνοις πόνων τε καὶ τιμῶν [hellip]

[hellip] mais apregraves srsquoecirctre eacuteleveacutes et avoir contempleacute [le bien] ne leur permettons pas ce quon leur permet aujourdrsquohui [hellip] De rester lagrave-haut reacutepondis-je et de ne pas vouloir redescendre parmi les prisonniers afin de partager avec eux travaux et honneurs [hellip]

(PLATON Reacutepublique 519d)

Ce passage ne doit pas ecirctre mal interpreacuteteacute Croire que Socrate aurait reacuteussi agrave aller contempler les

ideacutees (noeacutesis) serait faux car si tel avait eacuteteacute le cas le dialogue perdrait agrave nouveau son inteacuterecirct et

nous reviendrons agrave une situation proche de celle du dogmatisme de Vlastos eacutetudieacutee plus tocirct

Cependant Socrate a effectivement atteint le premier palier de la recherche la prise de

conscience de son absence de savoir (neacutescience) et du chemin qui lui reste agrave parcourir Pour le

replacer dans lrsquoalleacutegorie de la caverne Socrate nrsquoest pas en haut mais il a reacuteussi agrave deacutefaire ses

chaicircnes et contemple tout le chemin qui lui reste agrave parcourir Il ne serait alors pas correct de

penser que Socrate pratique une dialectique descendante (diareacutesis) quand il joue le rocircle de la

laquo torpille raquo Il nrsquoest agrave cet instant qursquoen train de demander aux autres de srsquoeacutelever avec lui Crsquoest lagrave

un deacutetail primordial que lrsquoalleacutegorie ne repreacutesente pas mais de par le caractegravere dialogique de la

recherche de principe anhypotheacutetique il nrsquoest semble-t-il pas possible de srsquoeacutelever seul Le travail

ne peut ecirctre fait qursquoagrave deux au moins puisque le dialogue est neacutecessaire pour mener agrave bien cette

recherche

Les joutes ne sont pour le philosophe qursquoun moyen pratique permettant drsquoacqueacuterir une

connaissance theacuteorique syntheacutetique et transcendante Le philosophe de Platon ne se contente pas

de mettre au clair des contradictions il les integravegre dans un systegraveme geacuteneacuteral Au lieu de voir une

joute comme un systegraveme entier il fallait interpreacuteter chaque joute comme une uniteacute atomique de

reacuteflexion formant des couples de branches dont les nœuds ne sont que de simples assertions

Nous deacutecidons alors de compleacuteter notre outil repreacutesentatif de la meacutethode socratique par une

structure arborescente sous-jacente inteacutegrant les tableaux dialogiques des joutes aux diffeacuterents

croisements

101

FIG 9 ARBORESCENCE DIALOGIQUE SEMI-CONTRADICTOIRE

Dans cet exemple il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la proposition laquo A raquo Agrave Lrsquoorigine de lrsquoarbre se

trouve donc la question laquo A raquo signifiant laquo est-ce que A est vraie raquo Lrsquoarborescence se divise

alors en deux branches Agrave gauche la recherche sur laquo A raquo passe par un exercice dialogique

soutenant la thegravese laquo A raquo La reacutesultat est une antilogie ce qui deacutemontre que la thegravese laquo A est vraie raquo

implique des contradictions Agrave droite lrsquoexercice dialogique porte agrave lrsquoinverse sur la thegravese laquo notA raquo

Le reacutesultat est une victoire du soutenant de la thegravese laquo notA raquo ce qui permet agrave lrsquoarborescence de

continuer (repreacutesenteacute ici par un trait vertical au sommet de lrsquoexercice dialogique) Ce scheacutema

bien que minimaliste est applicable agrave lrsquoensemble drsquoun raisonnement dialectique

Il faut neacuteanmoins preacuteciser le cadre drsquoapplication de cette meacutethode de lecture En effet dans

le cas preacutesent nos conclusions ne diffegraverent pas veacuteritablement de lrsquoapproche proposeacutee par

Gregory Vlastos et son emploi du tiers exclu Il faut alors ne pas oublier comme nous le

preacutecisions plus haut dans notre travail de prendre en consideacuteration les thegraveses implicites et les

propositions intermeacutediaires

102

FIG 10 ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE

Dans lrsquoexemple preacutesent nous voyons qursquoagrave la question laquo est-que A est vraie raquo aucune reacuteponse

ne convient En effet les deux recherches dialogiques ont conduit agrave des antilogies Il est tout agrave

fait imaginable que deux joutes successives partant de thegraveses opposeacutees aboutissent agrave des

contradictions Nous serions alors dans la situation ougrave Gorgias srsquoexclamerait laquo Rien nrsquoest raquo

puisque ni la thegravese ni lrsquoantithegravese ne semblent acceptables Il faut alors repenser le problegraveme en le

divisant quelles sont les thegraveses implicites de A Aucun raisonnement nrsquoest ex nihilo Il lui faut

toujours une origine des preacutemisses fondamentales De plus dans le cours du raisonnement

drsquoautres propositions sont progressivement valideacutees elles aussi drsquoune maniegravere parfois tregraves

subtile Il faut alors pour le philosophe revenir agrave un autre croisement

En reprenant notre exemple preacuteceacutedent nous pouvons diviser la thegravese laquo A raquo en un ensemble

de propositions secondaires laquo α β γ δ etc raquo Le reacutesultat contradictoire laquo A and notA raquo conduit alors

103

agrave revenir agrave une intersection infeacuterieure afin de questionner lrsquoun de ces propositions secondaires

FIG 11 SORTIE DrsquoUNE ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE

Dans cet exemple le processus de sortie de situation contradictoire va amener le dialogue agrave se

diriger vers le questionnement de la proposition laquo α raquo Ce processus nrsquoest pas neacutecessaire dans les

faits mais il est neacutecessaire sur le plan pragmatique pour continuer le dialogue Srsquoil est devenu

impossible de soutenir laquo A raquo ainsi que laquo notA raquo alors il faut en conclure qursquoune contradiction est

inheacuterente agrave la proposition initiale crsquoest-agrave-dire agrave son systegraveme incluant ses thegraveses implicites En

lrsquooccurence il srsquoagit ici de la proposition implicite laquo α raquo qui va alors ecirctre agrave son tour questionneacutee

Voici un exemple concret Consideacuterons un dialogue entre deux personnages Le dialogue

porte sur la mesure du bord drsquoune riviegravere Les deux personnages partent de cette expeacuterience de

penseacutee je deacutelimite le long de la riviegravere une longueur drsquoun megravetre entre deux points N et S (Nord

Sud) Je vais dans un premier temps consideacuterer cette distance comme mesurant un megravetre (M = 1)

104

Mais je remarque que le bord de la riviegravere nrsquoest pas parfaitement droit alors je vais mesurer

davantage preacuteciseacutement et je vais trouver un peu plus par exemple M = 17 Mais si je

commence agrave mesurer centimegravetre par centimegravetre toujours sur cette mecircme longueur je vais

trouver un reacutesultat encore plus grand par exemple M = 45 Or je peux toujours continuer ce

travail jusqursquoagrave mesurer le tour de chaque grain de sable du bord de cette riviegravere et trouver M =

80 voire M = 250

Une joute srsquoengage alors sur le sujet La proposition laquo A raquo consiste agrave dire que la mesure est

possible puisque le rectangle drsquoun megravetre de longueur et de largeur eacutegale au leacuteger eacutecart lateacuteral du

bord de la riviegravere (EstOuest) a une surface parfaitement mesurable (NS x EO) Dans mon

rectangle de surface NSxEO la distance rechercheacutee ne peut pas deacutepasser une certaine limite

deacutefinie par cette surface Pourtant lrsquoargument de la division infinie des distances (agrave lrsquoimage de

lrsquoargument de Zeacutenon) conduit agrave une contradiction pratique La mesure ne peut pas ecirctre possible

puisque une augmentation de preacutecision de la mesure conduit agrave une augmentation de la longueur

La thegravese laquo A raquo est consideacutereacutee comme contradictoire (cf [FIG 9])

Le lendemain une seconde joute srsquoengage Les rocircles sont alors inverseacutes (Proposant devient

Opposant et vice versa) La thegravese deacutefendue devient alors laquo notA la mesure est impossible raquo Cette

fois lrsquoattaque consistera agrave dire que puisque la surface du rectangle est deacutelimiteacutee la mesure est

neacutecessairement possible puisqursquoune longueur infinie ne peut ecirctre contenue dans un espace fini

Lrsquoargument semble imparable et la joute se termine par une situation aporeacutetique (cf [FIG 10])

La situation pourrait alors rester pendant tregraves longtemps comme boucheacutee deacutenueacutee de toute

solution Et en effet si ces joutes auraient parfaitement pu avoir lieu du temps de Zeacutenon Socrate

ou encore Gorgias la reacuteponse deacutefinitive ne viendra pas avant 1904 soit plus de deux milleacutenaires

plus tard En effet le sueacutedois Helge von Koch deacutemontra geacuteomeacutetriquement la possibiliteacute drsquoune

distance infinie dans une surface finie ce qui est le propre drsquoune courbe fractale Ceci est rendu 75

possible par le fait que les fractales se trouvent dans une dimension intermeacutediaire entre ligne

(dimension 1) et surface (dimension 2) La fractale est drsquoune dimension drsquoapproximativement

126 Dans cette situation nous voyons que la proposition implicite laquo α une distance infinie ne

Le terme de fractale ne sera cependant inventeacute qursquoen 1974 par le Franccedilais Benoicirct Mandelbrot75

105

peut ecirctre contenue dans une surface finie raquo nrsquoest pas neacutecessaire Il y a donc une sortie possible de

la joute par la remise en question de cette proposition implicite et le deacutepart drsquoune nouvelle

arborescence (cf [FIG 11])

Nous nous interrogions au deacutebut de ce chapitre sur la diffeacuterence entre le philosophe et le

sophiste entre Socrate et Gorgias Nous le voyons ce nrsquoest pas tant la matiegravere mais bien la

maniegravere qui diffeacuterencie ces deux personnages Il ne srsquoagit pas drsquoune distinction entre le fond et la

forme mais bien entre ce qui est dit et la volonteacute sous-jacente agrave ce qui est dit La matiegravere

sophistique ressemble agrave srsquoy meacuteprendre agrave la matiegravere philosophique

Autant peut faire le sot celuy qui dit vray que celuy qui dit faux car nous sommes sur la maniere non sur la matiere du dire

(MONTAIGNE Les Essais III 8)

Le philosophe pense qursquoil existe un chemin exempt de toute contradiction il convient alors

de le chercher sans cesse Ce chemin conduit progressivement agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute La

suite des assertions que forment les croisements valideacutes par les tests dialogiques constitue un

discours vrai lrsquoadeacutequation entre la parole et lrsquoecirctre Le sophiste est le plus souvent dans une

approche ne deacutepassant pas le niveau de la joute elle-mecircme Il est dans un exercice de

deacutemonstration de son talent Une recherche qui srsquoeacutetendrait sur plusieurs anneacutees ne lrsquointeacuteresserait

donc pas puisque lrsquoauditoire nrsquoaurait ni la patience ni lrsquointelligence de profiter drsquoun tel spectacle

106

V EacuteTUDES DE CAS

Lrsquoeacutepreuve du dialogue

Apregraves avoir eacutelaboreacute un outil repreacutesentatif en deux temps (dialogique tabulaire des joutes et

arborescence meacutetaphysique) il convient maintenant drsquoemployer ce dernier non plus sur

quelques passages mais agrave une œuvre dans son inteacutegraliteacute Il srsquoagit pour nous de passer du

champs theacuteorique de lrsquoeacutelaboration de lrsquooutil agrave un aspect plus pratique de la mise en application

Les quelques citations que nous avons utiliseacutees auparavant ne confirment pas encore la veacuteraciteacute

de nos propos agrave lrsquoimage drsquoune course ce chapitre constituera pour notre meacutethodologie une

eacutepreuve drsquoendurance

Nous devons agrave preacutesent employer notre meacutethode repreacutesentative des cheminements

intellectuels socratiques agrave lrsquoun des dialogues de Platon Afin de faire drsquoune pierre deux coups il

nous semble meacutethodologiquement plus avantageux de prendre pour support un dialogue mettant

clairement en scegravene le combat de la philosophie et de la sophistique Pourtant la figure du

sophiste agrave travers celles de Gorgias tout comme celle de Protagoras ne saurait ecirctre suffisante

pour appuyer clairement nos thegraveses meacutetaphysiques deacuteveloppeacutees au chapitre preacuteceacutedent

Lrsquoensemble de lrsquoarborescence de la recherche de veacuteriteacute neacutecessite la figure du sophiste dans toute

sa splendeur un sophiste sans limite sans contrainte dont les propos seraient le reflet exact de sa

penseacutee un sophiste allant jusqursquoagrave renier lrsquoideacutee mecircme de morale Dans lrsquoensemble du corpus

platonicien un seul personnage incarne agrave merveille lrsquoensemble de ces principes il srsquoagit de

Calliclegraves Ce personnage preacutetendument fictif nrsquoapparaicirct que dans un seul dialogue le Gorgias

Le Gorgias possegravede un autre grand avantage par rapport agrave drsquoautres dialogues mettant en

scegravene des sophistes Lrsquoensemble des personnages sont veacuteritablement preacutesents contrairement agrave

Protagoras par exemple qui nrsquoest que laquo raconteacute raquo par Socrate dans le Theacuteeacutetegravete Cela nous

permettra drsquoappuyer davantage notre propos concernant le caractegravere theacuteacirctral des dialogues de

Platon Quoique notre meacutethode ne soit pas uniquement consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du Gorgias il nous

semble ici plus clair de prendre pour exemple une œuvre exempte drsquoexceptions Enfin la

progression du dialogue est agrave lrsquoimage de notre propre progression En partant drsquoune question sur

107

la nature de la rheacutetorique crsquoest-agrave-dire sur le fonctionnement des joutes dialectiques la reacuteflexion

se concentre progressivement vers la finaliteacute des actions agrave savoir la justice et le Bien Le plan du

dialogue est assez proche du plan de notre travail avec drsquoune part une reacuteflexion sur la

meacutethodologie formelle des joutes et dans un second temps une approche plus meacutetaphysique de la

question Crsquoest pour ces raisons que nous choisissons drsquoeacutetudier le Gorgias dans le cadre drsquoune

analyse approfondie

Notre eacutetude ne sera pas lineacuteaire et ne portera pas sur lrsquointeacutegraliteacute du dialogue Nous nous

concentrerons sur certains passages ougrave notre meacutethode permettra la mise en eacutevidence drsquoun sens

diffeacuterent de ce qursquoune lecture classique aurait pu proposer Nous devons avertir ici le lecteur le

Gorgias est une œuvre complexe abordant un grand nombre de theacutematiques (nature du tyran

mesures arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique art de gouverner etc) Nous nrsquoavons en aucun cas la

preacutetention drsquooffrir ici une analyse complegravete de ce dialogue Mecircme si nous ne pouvons pas faire

abstraction du sens lrsquoanalyse que nous proposons ici a simplement pour viseacutee de permettre la

visualisation concregravete de lrsquoapplication de notre meacutethode agrave un dialogue dans son inteacutegraliteacute

108

1 Gorgias nature de la rheacutetorique

Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e]

Quiconque lit le Gorgias est en droit de srsquointerroger sur la coheacuterence entre le titre et

lrsquoœuvre Gorgias nrsquoest certainement pas le personnage principal du dialogue ni de maniegravere

quantitative ni de maniegravere qualitative Quantitativement il repreacutesente la plus petite part du

dialogue quoique plus ou moins agrave eacutegaliteacute avec Polos mais loin derriegravere Calliclegraves

Qualitativement lrsquoeacutecart est encore plus profond et lrsquoargumentation entre Socrate et Gorgias

semble de surface en comparaison des derniegraveres lignes du texte Alors pourquoi lrsquoavoir appeleacute le

Gorgias Sans doute parce que le personnage de Gorgias constitue le point de deacutepart lrsquoeacutetincelle

neacutecessaire agrave lrsquoembrasement geacuteneacuteral que repreacutesente ce dialogue Il faut commencer par cette

premiegravere interrogation pour justifier lrsquoensemble du raisonnement Finalement le reste nrsquoest que

la suite logique le deacuteroulement presque matheacutematique de cette piegravece de theacuteacirctre en quatre actes

Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduira neacutecessairement agrave srsquointerroger sur lrsquoeacutevaluation de ce que

peut ecirctre le pire et cette derniegravere conduira elle aussi irreacutemeacutediablement agrave la deacutefinition du meilleur

Nous disions plus tocirct citant Anouilh que lrsquoensemble du corpus platonicien eacutetait une vaste mise

en scegravene tragique commenccedilant par le Parmeacutenide pour srsquoachever dans le Pheacutedon Mais le modegravele

reste le mecircme agrave lrsquoeacutechelle plus petite des dialogues Dans le cas du Gorgias la machinerie

tragique se met en place degraves la premiegravere phrase lanceacutee par Calliclegraves 76

Πολέμου καὶ μάχης φασὶ χρῆναι ὦ Σώκρατες οὕτω μεταλαγχάνειν

On dit cher Socrate que crsquoest ainsi qursquoil faut participer agrave une guerre ou agrave une bataille

(PLATON Gorgias 447a)

Il srsquoagit drsquoun dicton de lrsquoeacutepoque qui se rapproche de notre laquo arriver apregraves la bataille raquo

Cependant quand le lecteur connait la suite du dialogue il semble que le vocabulaire choisi

laisse peu de place au doute En arrivant laquo en retard raquo (ὑστεροῦmicroεν [447a]) Socrate a rateacute laquo la

fecircte raquo (ἑορτῆς) et ne peut plus que participer agrave laquo une guerre raquo (Πολέmicroου) ou agrave laquo une

bataille raquo (microάχης) La petite plaisanterie nrsquoest pas choisie au hasard Ainsi commence le dialogue

Agrave entendre ici comme laquo theacuteacirctrale raquo76

109

qui sous ses airs de fausse courtoisie va bientocirct devenir un veacuteritable combat drsquoune part oratoire

puis drsquoordre moral entre la philosophie et la sophistique

Le personnage de Gorgias ne se fait pas attendre pour montrer sa preacutetention et sa haute

estime de lui-mecircme Lors de la deacutemonstration qursquoil donnait peu avant lrsquoarriveacutee de Socrate le

sophiste srsquoengageait agrave laquo reacutepondre agrave toute [question] raquo (πρὸς ἅπαντα [hellip] ἀποκρινεῖσθαι [447c])

que lui poserait son auditoire Cela ravit Socrate qui ne montrait pas de reacuteel inteacuterecirct agrave lrsquoideacutee de

simplement entendre laquo la preacutesentation de nombreuses belles [choses] raquo (πολλὰ γὰρ καὶ καλὰ [hellip]

ἐπεδείξατο [447a]) comme les sophistes ont coutume de faire En effet la nuance est importante

et deacutefinit drsquoembleacutee la viseacutee du dialogue plus exactement ces quelques phrases reacutesument deacutejagrave en

substance le conflit agrave venir Le rheacuteteur incarneacute ici en la personne de Gorgias ne fait le plus

souvent qursquoun exposeacute un spectacle en quelque sorte lagrave ougrave le philosophe deacutesirerait un

interrogatoire Ceci est drsquoailleurs illustreacute agrave travers la tentative mdash ridicule mdash de Polos deacutesireux

de reacutepondre agrave Cheacutereacutephon agrave la place de Gorgias

mdash Νῦν δ ἐπειδὴ τίνος τέχνης ἐπιστήμων ἐστίν τίνα ἂν καλοῦντες αὐτὸν ὀρθῶς καλοῖμεν

mdash ὦ Χαιρεφῶν πολλαὶ τέχναι ἐν ἀνθρώποις εἰσὶν ἐκ τῶν ἐμπειριῶν ἐμπείρως ηὑρημέναι ἐμπειρία μὲν γὰρ ποιεῖ τὸν αἰῶνα ἡμῶν πορεύεσθαι κατὰ τέχνην ἀπειρία δὲ κατὰ τύχην ἑκάστων δὲ τούτων μεταλαμβάνουσιν ἄλλοι ἄλλων ἄλλως τῶν δὲ ἀρίστων οἱ ἄριστοι ὧν καὶ Γοργίας ἐστὶν ὅδε καὶ μετέχει τῆς καλλίστης τῶν τεχνῶν

mdash Maintenant puisqursquoil [le rheacuteteur] est instruit drsquoun certain savoir comment devons-nous lrsquoappeler avec justesse

mdash Ocirc Cheacutereacutephon de nombreux arts sont trouveacutes expeacuterimentalement chez les hommes agrave la suite drsquoexpeacuteriences Lrsquoexpeacuterience en effet fait avancer notre vie selon lrsquoart alors que lrsquoinexpeacuterience [la fait avancer] selon le hasard Or [les hommes] participent agrave chacun de ces [arts] les uns drsquoune maniegravere les autres drsquoune autre maniegravere mais les meilleurs [hommes participent] aux [arts] les meilleurs Gorgias en fait partie et il participe donc au plus beau des arts

(PLATON Gorgias 448c)

Agrave travers cette confuse tirade Polos essaie de semer le trouble autour de la question initialement

poseacutee Mecircme pour le locuteur grec la succession des termes laquo ἄλλοι ἄλλων ἄλλως raquo est un

moyen pour Platon de souligner comment Polos joue beaucoup avec les mots et qursquoil ne se

110

preacuteoccupe pas reacuteellement du sens Nous sommes lagrave dans une belle deacutemonstration de rheacutetorique

ougrave le public sera impressionneacute par la formule sans pour autant en avoir compris quelque chose

Ne demeure alors dans lrsquoesprit du spectateur que la conclusion agrave savoir que lrsquoart de Gorgias est

le plus beau et que ce dernier fait partie des meilleurs hommes

Comme Socrate le fait remarquer Polos ne reacutepond pas agrave la question mais fait simplement

un discours comme ceux auxquels il est laquo tregraves bien preacutepareacute raquo (καλῶς [hellip] παρεσκευάσθαι

[448d]) La diffeacuterence entre lrsquoactiviteacute du sophiste et lrsquoactiviteacute philosophique est ici marqueacutee non

pas par un raisonnement dialectique deacutejagrave agrave lrsquoœuvre mais simplement par le cours du dialogue

En effet le raisonnement sur la nature de lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoa pas encore pu commencer agrave

cause notamment de lrsquoincapaciteacute de Polos de reacutepondre agrave une question sans en deacutevier Pourtant en

ne sachant pas reacutepondre Platon reacutealise ici implicitement et par le biais de lrsquohumour une

premiegravere approche de lrsquoactiviteacute sophistique Nous pouvons deacutejagrave lire en substance ce que nrsquoest

pas la sophistique agrave savoir un moyen de raisonnement rationnel Le rheacuteteur agrave travers son

habitude des longs discours drsquoapparat nrsquoest finalement pas capable de tenir une discussion plus

de quelques reacuteponses sans ceacuteder agrave la tentation de lrsquoenvoleacutee oratoire Les propos de Polos

rejoignent parfaitement ce pour quoi Socrate ne montrait aucun inteacuterecirct lorsque Calliclegraves eacutevoquait

les laquo nombreuses et belles choses raquo de la preacutesentation de Gorgias Cette reacuteponse de Polos nrsquoest

pas une deacutefinition abstraite de la rheacutetorique mais bien au contraire une deacutemonstration par

lrsquoexemple agrave lrsquoinsu du rheacuteteur

Lrsquoopposition entre le dialogue socratique et la rheacutetorique est mateacuterialiseacutee par la remarque

(sur un ton faussement flatteur) de Socrate

Δῆλος γάρ μοι Πῶλος καὶ ἐξ ὧν εἴρηκεν ὅτι τὴν καλουμένην ῥητορικὴν μᾶλλον μεμελέτηκεν ἢ διαλέγεσθαι

Il mrsquoest eacutevident que Polos drsquoapregraves ce qursquoil vient de dire srsquoest exerceacute agrave [la technique] appeleacutee rheacutetorique plutocirct qursquoagrave dialoguer

(PLATON Gorgias 448d)

Nous devons insister degraves le deacutebut du dialogue sur le talent incontestable de Platon agrave joindre le

fond agrave la forme en opposant non pas seulement les activiteacutes philosophique et sophistique mais

en confrontant aussi les individus leurs repreacutesentants mutuels Lrsquoactiviteacute ne se distingue pas de

111

lrsquoindividu il y a une uniteacute substantielle entre le style de raisonnement et le style de la penseacutee ou

du comportement 77

Polos est mis drsquoembleacutee hors-jeu mdash du moins pour lrsquoinstant Le premier interlocuteur de

Socrate sera donc Gorgias mais il faut au preacutealable deacutefinir les regravegles preacutecises qui reacutegiront cet

entretien lrsquoobjectif eacutetant de ne pas sombrer agrave nouveau dans les tirades vides de sens de Polos

Socrate demande agrave Gorgias de srsquoengager agrave respecter le scheacutema laquo questions-reacuteponses raquo (τὸ microὲν

ἐρωτῶν τὸ δ᾽ ἀποκρινόmicroενος [449b]) et agrave ne faire que laquo de courtes reacuteponses raquo (ἀλλὰ ἐθέλησον

κατὰ βραχὺ τὸ ἐρωτώmicroενον ἀποκρίνεσθαι) agrave lrsquoinverse de lrsquoexemple de Polos Crsquoest uniquement

en respectant ces regravegles que les deux pourront laquo dialoguer raquo (διαλεγόmicroεθα) ensemble Bien que

Gorgias ne se reacutejouisse pas agrave lrsquoideacutee de reacuteduire la longueur de ses reacuteponses Socrate parvient

facilement agrave le faire accepter de se precircter au jeu En faisant paraitre la regravegle de la micrologie

comme un deacutefi reacuteveacutelant le talent de Gorgias ce dernier accepte en vrai professionnel du discours

sucircr que sa concision impressionnera lrsquoauditoire Nous voyons alors comment Socrate en jouant

innocemment avec les affects de ses interlocuteurs parvient agrave transformer doucement le dialogue

en un exercice dialectique Mais Gorgias ne srsquoarrecircte pas lagrave et deacutecide de retourner cet 78

inconveacutenient (impossibiliteacute de noyer son adversaire dans un flot de paroles) en un avantage

Gorgias reacuteduit ses reacuteponses agrave de simples laquo oui raquo ou laquo non raquo conceacutedant ainsi le moins possible agrave

Socrate

Things started in a very hospitable tone Being kindly asked to keep his answers as short as possible Gorgias begins the first game of the dialogue by answering nothing else than ldquoyesrdquo to Socratesrsquo first two questions (449d) When complimented by Socrates for his concision he says that it is answering in a ldquovery appropriaterdquo way (πάνυ ἐπιεικῶς 449d7)

(CASTELNEacuteRAC 2015 5)

Pour entrer dans un raisonnement rationnel de forme dialogique il faut neacutecessairement que

les reacuteponses soient reacuteductibles agrave des propositions vraies ou fausses Dans une reacuteponse longue

comme celle de Polos la conclusion arrive apregraves deacutejagrave un grand nombre de suppositions crsquoest-agrave-

Pierre Hadot parlerait ici de laquo mode de vie raquo (HADOT 1995)77

Remarquons que Socrate nrsquoeacutevoque cependant jamais la dialectique mais seulement le dialogue78

112

dire des propositions qui entreraient dans lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage Cependant si

chaque reacuteponse est de cette forme il ne devient plus veacuteritablement possible de dialoguer puisque

chaque reacuteponse repreacutesenterait agrave elle seule un systegraveme argumentatif entier Lrsquounique moyen serait

alors que lrsquoopposant prenne encore bien plus de temps pour deacutemontrer point par point la fausseteacute

des propos La meacutethode est connue des sophistes puisque comme nous venons de le dire il 79

faudrait toujours plus de temps pour contredire lrsquoensemble du raisonnement que pour simplement

lrsquoeacutecouter Dans le cadre drsquoun deacutebat en assembleacutee reacutegi par la clepsydre pareille technique

srsquoapparente agrave une meacutethode dilatoire Il faudrait tellement de temps pour prouver rigoureusement

la fausseteacute drsquoun monologue que lrsquoadversaire y renonce donnant ainsi lrsquoillusion drsquoun aveu de

faiblesse et par lagrave mecircme du seacuterieux du monologue de persuasion Socrate a donc eu avant mecircme

le deacutebut veacuteritable de lrsquointerrogatoire la bonne ideacutee de supprimer lrsquoune des armes de preacutedilection

du sophiste la macrologie Gorgias devra ecirctre concis dans ses reacuteponses

Nous voyons comment lrsquoironie socratique coupleacutee agrave son aveu drsquoignorance permettent dans

le deacutebut du dialogue de preacuteparer le terrain agrave un exercice philosophique digne de ce nom Lrsquoironie

socratique ne repose pas uniquement sur lrsquoaveu drsquoignorance (qui donne le sentiment agrave

lrsquointerlocuteur drsquoecirctre en position de force alors qursquoil est en reacutealiteacute en retard sur Socrate) et une

demande drsquoeacuteclaircissement sur un sujet donneacute Ici par exemple Socrate dissimule lrsquoexercice de

recherche sous la forme drsquoun jeu en utilisant intelligemment lrsquoarrogance et la preacutetention de ses

interlocuteurs afin notamment de leur faire accepter des contraintes neacutecessaires au bon

deacuteroulement de lrsquoexercice du dialogue Le lecteur se souviendra alors ce que nous disions plus

tocirct concernant les regravegles de lrsquoantilogie eacuteleacuteate Ce moment du dialogue sous couvert drsquoironie

permet une enreacutegimentation du dialogue Cette phase de transition est neacutecessaire et repreacutesente

selon nous le deacutebut de ce que la tradition nommera communeacutement dialectique En effet ce qui se

situe en amont de cette enreacutegimentation nrsquoappartient qursquoau dialogue ou du moins agrave la

preacuteparation psychologique des interlocuteurs ce qui se situe en aval et en deacutecoule logiquement

Agrave cet instant notre critique de la macrologie dans le cadre dialectique peut sembler contradictoire avec 79

les vastes monologues socratiques de la fin du dialogue Nous reviendrons plus tard sur la question de la macrologie et de la juste mesure de la parole

113

constitue la dialectique Il faut remarquer que durant tout le dialogue Socrate doit reacuteguliegraverement

maintenir ses interlocuteurs dans une condition psychologique adeacutequate

Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e]

Nous nous inteacuteressons maintenant agrave la suite du dialogue lrsquoentretien entre Gorgias et

Socrate Cet entretien est une excellente occasion de mettre en application lrsquooutil repreacutesentatif

preacuteceacutedemment deacuteveloppeacute Nous profitons de cet instant pour rappeler briegravevement ce que nous

recherchons Comme expliqueacute plus haut le raisonnement socratique repose sur la meacutethode eacuteleacuteate

de la recherche drsquoantilogies Cela a neacutecessiteacute lrsquousage drsquoun tableau de pointage crsquoest-agrave-dire une

liste de lrsquoensemble des assertions de lrsquointerlocuteur Plus le dialogue avance plus lrsquointerlocuteur

laquo inscrit raquo des assertions sur ce tableau Lrsquoelenchus est alors le moment ougrave deux informations

contradictoires figurent sur le tableau de pointage de lrsquointerrogeacute Socrate saisit lrsquooccasion pour

faire reconnaitre cette position comme impossible deacutefectueuse probleacutematique et donc

insoutenable en vertu des lois de la logique (notamment le principe de non-contradiction)

Lrsquoentretien commence Le point de deacutepart est simple Gorgias preacutetend ecirctre un grand

laquo orateur raquo (ῥήτορα [449a]) Il doit donc posseacuteder une science la laquo rheacutetorique raquo (ῥητορικῆς)

Lrsquoobjectif premier du dialogue est donc de connaitre la nature de lrsquoactiviteacute que lrsquoon appelle

rheacutetorique Socrate fait alors reconnaitre agrave Gorgias que srsquoil est orateur il peut alors former

drsquoautres orateurs crsquoest-agrave-dire transmettre le savoir qursquoil possegravede [449b] Socrate se permet ici

une parenthegravese Il profite de lrsquoexemple preacuteceacutedent donneacute par Polos pour demander agrave Gorgias de

ne pas reproduire la mecircme erreur agrave savoir se perdre dans un monologue trop long Il demande agrave

Gorgias de rester aussi concis que possible dans ses reacuteponses ce que ce dernier accepte (y voyant

ici un deacutefi suppleacutementaire)

ἀλλὰ ποιήσω καὶ οὐδενὸς φήσεις βραχυλογωτέρου ἀκοῦσαι

Je le ferai [reacutepondre par de courtes reacuteponses] et tu reconnaitras que jamais tu nrsquoas entendu parler plus briegravevement

(PLATON Gorgias 449c)

114

Socrate parvient donc par une bonne compreacutehension psychologique de son interlocuteur agrave

introduire une autre regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate qui est lrsquoabsence de technique dilatoire Socrate

demande alors sur quel objet porte la science de Gorgias

[hellip] ἴθι δή μοι ἀπόκριναι οὕτως καὶ περὶ τῆς ῥητορικῆς περὶ τί τῶν ὄντων ἐστὶν ἐπιστήμη

[hellip] vas-y reacuteponds-moi et [dis-moi] au sujet de la rheacutetorique sur quelles choses qui existent porte cette science

(PLATON Gorgias 449d)

Il srsquoagit drsquoune question de τέχνη Gorgias reacutepond que cette science porte laquo sur les

discours raquo (περὶ λόγους [449e]) Cependant cette reacuteponse est incomplegravete et Socrate tente de la

preacuteciser en lui imposant une borne neacutegative Gorgias complegravete en preacutecisant que la rheacutetorique

porte sur les discours qui ne concernent pas une laquo activiteacute manuelle raquo (χειρούργηmicroα [450b]) et

dont toute lrsquoaction et lrsquoaccomplissement passe par la parole Pour la diffeacuterencier des activiteacutes

purement theacuteoriques comme laquo lrsquoarithmeacutetique le calcul ou la geacuteomeacutetrie raquo (ἡ ἀριθmicroητικὴ καὶ

λογιστικὴ καὶ γεωmicroετρικὴ [450d]) Socrate pousse encore Gorgias agrave compleacuteter sa reacuteponse Il

finit apregraves une courte digression par deacutefinir la rheacutetorique comme laquo lrsquoart de la persuasion raquo (τὸ

πείθειν [452e])

La meacutethode est toujours la mecircme les reacuteponses de Gorgias sont incomplegravetes (ce qui est

deacutejagrave une technique dilatoire dans une joute le moins on en dit le moins lrsquoon est reacutefutable)

Socrate en profite et utilise des contre-exemples afin drsquoobliger son interlocuteur agrave preacuteciser sa

penseacutee et de lrsquoengager agrave soutenir quelque chose de veacuterifiable Lrsquoobjectif est de faire admettre un

nombre suffisant drsquoassertions agrave Gorgias afin drsquoavoir le plus drsquoeacuteventualiteacutes de mettre au jour une

contradiction Nous allons scheacutematiser lrsquoeacutetat actuel de lrsquoentretien entre Socrate et Gorgias et

utiliser notre meacutethode de repreacutesentation

115

FIG 12 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS 1 [449a - 452e]

Il y a trois grands moments au cours de la deacutefinition agrave lrsquoinstant [2] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet

comme eacutetant laquo les discours raquo (α) Agrave lrsquoinstant [4] il reacuteduit cela aux laquo discours theacuteoriques raquo (α2)

Lrsquoinstant [6] est un jugement de valeur la digression que nous eacutevoquions plus haut (α2x) que

Socrate neutralise [7] par lrsquoinvocation drsquoautres jugements possibles (f(x) g(x) et h(x)) agrave savoir le

meacutedecin le maicirctre de gymnase et le financier Enfin en [8] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet de la

rheacutetorique comme eacutetant laquo les discours persuasifs raquo (α26) Nous remarquons tregraves clairement le

processus que nous eacutevoquions plus haut qui consiste agrave pousser Gorgias agrave toujours preacuteciser son

propos crsquoest-agrave-dire agrave caracteacuteriser de plus en plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de la rheacutetorique (bien que

Gorgias ne soit pas dupe et agisse en connaissance de cause) Ce faisant Gorgias accumule les

possibiliteacutes de contradiction donnant des armes agrave Socrate pour la suite de lrsquoentretien

Cependant hormis la tentative du jugement de valeur en [6] lrsquoavanceacutee se fait de maniegravere

reacuteguliegravere et les tactiques dilatoires ou agrave caractegravere agonistique sont peu preacutesentes Gorgias semble

se prendre effectivement au jeu que lui propose Socrate fier de pouvoir reacutepondre agrave tout et sous

toutes les contraintes (fierteacute volontairement stimuleacutee par Socrate) La suite de lrsquoentretien gagne

en intensiteacute Socrate continue agrave relever certains eacuteleacutements prouvant le caractegravere incomplet de la

Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)

[1] A

[2] α [3] α11 α12 hellip αn

[4] α - α1 = α2 [5] α21 α22 hellip α2n

[6] α2x [7] f(x) g(x) h(x)

[8] α26

A Sur quel objet porte la rheacutetorique α discours

α1 discours portant sur une activiteacute manuelle α11 meacutedecine α12 gymnastique

α2 discours portant sur une activiteacute theacuteorique α21 algegravebre α22 geacuteomeacutetrie

x jugement de valeur α2x les plus belles choses α26 discours persuasif

f(x) ce que certains pensent de x g(x) idem h(x) idem

116

deacutefinition de Gorgias En effet lrsquoopposition que Gorgias deacutesire marquer entre les discours

persuasifs et lrsquoalgegravebre ou la geacuteomeacutetrie nrsquoest pas valide

FIG 13 CRITIQUE DE GORGIAS PAR SOCRATE [451e - 452e]

Pour reprendre notre eacutecriture preacuteceacutedente le rapport (α21 α22) ne α26 nrsquoest pas correct Le rapport

introduit par Socrate est (α21 α22) isin α26 En effet les discours persuasifs constituent un

ensemble dont lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie sont des eacuteleacutements La distinction de Gorgias opposant

lrsquoobjet de la rheacutetorique agrave lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie est donc invalide Les coups [6] et [8] de

Gorgias sont annuleacutes pour cette raison et la question de la distinction poseacutee en [5] est le dernier

coup en jeu Il nrsquoy a donc pas victoire de Socrate mais Gorgias est obligeacute drsquoavancer des eacuteleacutements

compleacutementaires de deacutefinition

Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b]

La nouvelle deacutefinition de Gorgias change le registre du dialogue La rheacutetorique comme

discours persuasif se deacuteroule dans laquo un tribunal un conseil ou une assembleacutees raquo (δικαστηρίῳ

[hellip] βουλευτηρίῳ [hellip] ἐκκλησίᾳ [452e]) et a pour objet laquo le juste et lrsquoinjuste raquo (δίκαιά τε καὶ

ἄδικα [454b]) Une dimension eacutethique entre dans le cours du dialogue Cette notion finira par

prendre la totaliteacute de lrsquoespace crsquoest-agrave-dire devenir la laquo cible raquo de Socrate Ce dernier preacutecise

alors son propos

Οὐ σοῦ ἕνεκα ἀλλὰ τοῦ λόγου ἵνα οὕτω προΐῃ ὡς μάλιστ᾽ ἂν ἡμῖν καταφανὲς ποιοῖ περὶ ὅτου λέγεται

Gorgias Socrate

(α21 α22) ne α26 (α21 α22) isin α26

117

Ce nrsquoest pas toi qui est en cause mais le dialogue je voudrais le voir progresser de faccedilon agrave rendre ce [dont nous] parlons totalement visible pour nous80

(PLATON Gorgias 453b)

Il deacutesire faire progresser la discussion mais nullement mettre en cause la personne de Gorgias

Cette preacutecision a son importance puisque le personnage de Socrate est clairement en train de

chercher par tous les moyens agrave contredire Gorgias Il faut donc rappeler que cette aspect

agonistique nrsquoest pas qursquoillusoire et qursquoil srsquoagit bien plutocirct drsquoune part entiegravere de la meacutethode de

recherche de la veacuteriteacute Socrate insiste sur le fait qursquoil nrsquoanticipera rien de la penseacutee de Gorgias ce

qui explique le fait que Socrate doive sans cesse proposer agrave Gorgias drsquoadmettre ou de refuser les

conseacutequences logiques de ses propos Ceci est en lien direct avec la regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate

que nous avions vu plus haut consideacuterant comme cible possible drsquoune contradiction (elenchos)

une thegravese clairement eacutenonceacutee par le Reacutepondant Ainsi mecircme si Socrate semble parler beaucoup

plus que son interlocuteur il srsquoagit bien drsquoun dialogue et Gorgias nrsquoest en rien un Yes-man 81

comme le supposerait certaines interpreacutetations Gorgias en acquiesccedilant assume la responsabiliteacute

de chaque assertion acquiesceacutee Il est pleinement actif dans le dialogue

Socrate fait distinguer agrave Gorgias la diffeacuterence entre laquo la croyance raquo (πίστις [454d]) qui peut

srsquoaveacuterer ou ne pas ecirctre vraie et laquo le savoir raquo (microάθησις) neacutecessairement vrai Les discours

persuasifs se divisent en deux cateacutegories ceux permettant lrsquoacquisition drsquoun savoir et ceux ne

produisant qursquoune simple croyance La rheacutetorique reconnait Gorgias fait partie de cette

deuxiegraveme cateacutegorie et ne peut produire que la croyance chez son auditoire Elle ne transmet pas

de savoir veacuteritable mais donne lrsquoillusion du vrai au public Ainsi la rheacutetorique ne fait pas

connaitre le juste et lrsquoinjuste Cette ideacutee est drsquoailleurs ce qursquoil deacutefend avec humour et non sans

talent dans son discours Sur le non-ecirctre que nous avons eacutetudieacute peu avant

Le mot visible nrsquoest pas anodin La veacuteriteacute chez les Grecs est un concept neacutegatif ἀλήθεια signifie laquo qui 80

ne peut ecirctre dissimuleacute raquo avec preacutesence de lrsquoα privatif et la racine du verbe λήθω laquo cacher masquer raquo Quand un propos devient clairement visible (καταφανές) crsquoest qursquoil nrsquoy a plus aucun voile drsquoignorance sur celui-ci plus aucune illusion lrsquoobjet est directement regardeacute pour ce qursquoil est Le lien avec le projet meacutetaphysique tel que nous le deacutefinissions plus haut est eacutevident Cela nrsquoest drsquoailleurs pas sans rappeler lrsquoalleacutegorie de la caverne dont lrsquoobjectif principal est drsquoavoir les objets reacuteels clairement en vue

Nous pensons agrave la critique de Gerald Press laquo Besides what is blocked from view when adopting 81

language such as laquo mouth piece raquo or laquo yes-man raquo is our own longing for a neat system or foolproof method instead of a messy conversation raquo (PRESS 2000 102)

118

Par la suite les questions de Socrate font admettre agrave Gorgias que dans le cas des reacuteunions

drsquoassembleacutes il serait bien plus pertinent de demander lrsquoavis drsquoexperts (i e lrsquoavis du meacutedecin

face agrave un problegraveme sanitaire lrsquoavis du constructeur de navires si lrsquoon se preacutepare agrave la guerre ou

enfin lrsquoavis de lrsquoarchitecte pour la construction de remparts) La question de Socrate est claire

dans quel cas devrait-on alors demander lrsquoavis de lrsquoorateur La reacuteponse de Gorgias bien que

compreacutehensible est assez surprenante Celui-ci ayant reconnu qursquoil faille se reacutefeacuterer au plus

compeacutetent dans son domaine deacuteclare qursquoil est cependant commun que lrsquoon srsquoen tienne agrave lrsquoavis

de lrsquoorateur mecircme si ce dernier nrsquoa aucune connaissance du sujet dont il parle Plus encore

Gorgias donne lrsquoexemple de son fregravere meacutedecin et deacuteclare ecirctre plus capable que lui pour

convaincre les malades de suivre ou non un traitement Gorgias deacuteclare mecircme que la rheacutetorique

laquo tient sous sa domination raquo (συλλαβοῦσα ὑφ᾽ αὑτῇ [456a]) laquo toutes les autres 82

puissances raquo (ἁπάσας τὰς δυνάmicroεις) La rheacutetorique ne serait ainsi subordonneacutee agrave aucune autre

discipline

Gorgias reconnait cependant qursquoil existe des orateurs malveillants Mais Gorgias refuse

drsquoassumer la responsabiliteacute car selon lui le maicirctre ne peut ecirctre tenu pour responsable des deacuterives

de son eacutelegraveve Agrave cet instant encore le cours du dialogue est interrompu par Socrate qui preacutecise la

viseacutee de sa meacutethode

τοῦ δὴ ἕνεκα λέγω ταῦτα ὅτι νῦν ἐμοὶ δοκεῖς σὺ οὐ πάνυ ἀκόλουθα λέγειν οὐδὲ σύμφωνα οἷς τὸ πρῶτον ἔλεγες περὶ τῆς ῥητορικῆς φοβοῦμαι οὖν διελέγχειν σε μή με ὑπολάβῃς οὐ πρὸς τὸ πρᾶγμα φιλονικοῦντα λέγειν τοῦ καταφανὲς γενέσθαι ἀλλὰ πρὸς σέ

Pourquoi dis-je cela Il me semble qursquoen ce moment que ce que tu exprimes nrsquoest pas tout agrave fait coheacuterent ni en accord avec ce que tu disais premiegraverement de la rheacutetorique Je crains donc de te reacutefuter jrsquoai peur que tu ne penses que lrsquoardeur qui mrsquoanime vise non pas agrave rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion mais bien agrave te critiquer

(PLATON Gorgias 457e [trad modif CANTO-SPENCER])

Il profite de cet instant pour rappeler une fois encore la diffeacuterence entre son projet et celui de la

sophistique en geacuteneacuteral Socrate semble percevoir une contradiction dans le discours de Gorgias

Litteacuteralement laquo sont rassembleacutees par elle raquo (voix passive) mais il srsquoagit bien de domination ce que 82

confirme la totaliteacute des traductions francophones et anglophones consulteacutees

119

et preacutecise alors que mecircme srsquoil met au jour une contradiction il ne faudra pas interpreacuteter cela sous

un aspect agonistique mais veacuteritablement dans une volonteacute de recherche commune Quoiqursquoil

srsquoagisse drsquoun rappel inteacuteressant des regravegles eacutethiques de lrsquoantilogique lrsquointerruption nous semble

permettre de srsquoassurer que son interlocuteur ne se sente pas tellement vexeacute qursquoil arrecircte

lrsquoentretien ce qui dans lrsquoantilogique est signe drsquoun eacutechec (sans interlocuteur la recherche devient

impossible)

Socrate demande agrave Gorgias de reprendre un nouvel eacutechange agrave partir de ce quil vient de

dire Il lui fait admettre que lrsquoorateur doit neacutecessairement avoir connaissance du juste Or

Gorgias reconnait aussi que celui qui connait le juste ne peut que devenir juste tout comme celui

qui connait la meacutedecine devient meacutedecin Agrave lrsquoeacutevidence cette assertion est loin de comporter un

aspect neacutecessaire mais Gorgias lrsquoaccepte sans broncher La contradiction est donc en place

Lrsquoorateur doit ecirctre juste alors qursquoil existe des orateurs qui ne sont pas justes Nous repreacutesentons

maintenant ce passage de maniegravere simplifieacutee selon notre meacutethode inspireacutee par la seacutemantique des

jeux afin drsquoeacuteclairer ce qui nous semble ecirctre un moment deacutelicat de lrsquoargumentation

FIG 14 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS [457A - 461A]

Ce passage est selon nous bien plus complexe qursquoil ne le laisse paraicirctre Le questionnement

repose sur ce qursquoest lrsquoart oratoire [1] Gorgias deacuteclare que lrsquoart oratoire est tout puissant et

Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)

[1] R

[2] (R gt J ) ⊢ [(R gt J ) sup (RJ ⋀ RnotJ)] [3] R sup KJ

[4] KJ [5] KJ sup notRnotJ

[6] notRnotJ [7a] notRnotJ ⋀ RnotJ

[7b] perp

Victoire de Socrate

R art oratoire J Justice

R gt J lrsquoart oratoire deacutepasse la justice KJ connaissance du juste

Rj lrsquoart oratoire doit connaitre le juste RnotJ lrsquoart oratoire ne connait pas le juste

120

transcende la justice (R gt J) Cette proposition est en fait un agreacutegat drsquoautres propositions 83

Cette transcendance de la justice est la conseacutequence du fait que la rheacutetorique consiste agrave enseigner

le juste et lrsquoinjuste alors que le maitre de rheacutetorique ne peut ecirctre consideacutereacute comme responsable si

ses eacutelegraveves sont injustes Il faut donc neacutecessairement une anteacuterioriteacute de la rheacutetorique sur la justice

(R gt J) sans quoi ces consideacuterations seraient impossibles Gorgias reconnait aussi qursquoil existe des

orateurs justes (RJ) et des orateurs non-justes (RnotJ) puisque la rheacutetorique deacutepasse la justice Il

srsquoagit donc pour Gorgias drsquoune implication ((R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)) Socrate fait alors reconnaitre agrave

Gorgias que la rheacutetorique implique une connaissance de ce que sont les choses justes [3] [4]

Mais Socrate deacuteclare aussi que la connaissance des choses justes supprime lrsquoeacuteventualiteacute drsquoecirctre

injuste [5] ce que Gorgias reconnait [6] Socrate remarque alors que Gorgias est en situation de

contradiction puisqursquoil soutient drsquoune part qursquoil existe des orateurs injustes et drsquoautre part que

lrsquoexistence de pareils orateurs est impossible [7a] Gorgias est donc reacutefuteacute [7b]

laquo οἱ δὲ microεταστρέψαντες χρῶνται τῇ ἰσχύϊ καὶ τῇ τέχνῃ οὐκ ὀρθῶς οὔκουν οἱ διδάξαντες πονηροί οὐδὲ 83

ἡ τέχνη οὔτε αἰτία οὔτε πονηρὰ τούτου ἕνεκά ἐστιν ἀλλ᾽ οἱ microὴ χρώmicroενοι οἶmicroαι ὀρθῶς raquo [457a]

121

Question sur le principe du tiers exclu

Nous voulons maintenant preacuteciser ce que nous disions plus tocirct concernant lrsquousage du tiers

exclu (drsquoapregraves Vlastos par exemple) Socrate pourrait tirer implicitement la conclusion que lrsquoart

oratoire ne transcende pas la justice not(R gt J) ce qursquoil ne fait pas

FIG 15 TABLE DE VEacuteRITEacute DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457a - 461a]

Lrsquoargumentaire de Socrate a pourtant permis de prouver que (RJ ⋀ RnotJ) eacutetait faux Dans le

premier cas ou cela est faux nous voyons que lrsquoensemble de la formule est inconsistante

lrsquoimplication nrsquoest pas valideacutee Dans le second cas lrsquoimplication est juste mais la formule de

deacutepart (R gt J) est cette fois agrave 0 Dans ce cas la formule est valide mais nrsquoest pas vraie puisqursquoil

srsquoagissait de la thegravese de deacutepart de Gorgias La conclusion serait juste si (RJ ⋀ RnotJ) est faux ou

impossible nous avons une preuve de not(R gt J) en accord avec le principe du tiers exclu Il

srsquoagirait donc drsquoune forme de raisonnement par lrsquoabsurde

FIG 16 ARBRE DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457A - 461A]

(R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)

1 1 1

1 0 0

0 1 1

0 1 0

(R gt J) ⊢C [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] [rarr eacutelim] R rarr KJ R

KJ rarr notRnotJ KJ[rarr eacutelim]

RnotJ notRnotJ[⋀ intro]

[not eacutelim]

[not intro]

RnotJ ⋀ notRnotJ

Contradiction perp

Reduction Ad Absurdum

Interdit en antilogique eacuteleacuteatenot(R gt J)

122

Nous remarquons que ce raisonnement serait valide Cependant cela ne serait pas vrai dans le

cadre de la recherche drsquoune veacuteriteacute ontologique au sens eacuteleacuteate un trop grand nombre

drsquohypothegraveses de deacutepart pourrait contenir des erreurs et donc ecirctre la source de lrsquoincoheacuterence

geacuteneacuterale du systegraveme Il ne srsquoagit pas pour Socrate drsquoune pure eacuteristique mais bien drsquoun projet 84

diffeacuterent Dans le contexte de la recherche de veacuteriteacute lrsquoerreur peut ecirctre dans lrsquoensemble de la

phrase de deacutepart (R gt J) ⊢I [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] et non pas seulement dans

lrsquohypothegravese (R gt J) Il serait donc dangereux de deacuteduire directement not(R gt J) sans remettre en

cause lrsquoensemble des autres hypothegraveses constituant le tableau de pointage de Gorgias (bien que

pour la plupart Socrate soit implicitement agrave lrsquoorigine des hypothegraveses) Le raisonnement par

lrsquoabsurde requiert une simplification binaire que lrsquoantilogique de Socrate refuse Pour cette

raison Socrate propose de continuer lrsquoentretien avec Gorgias [461a-b]

Nonetheless on my reading the first round (up to 457c) is a victory for Gorgias Socrates then kindly asks his elder to play another round (457c-458b) Since he pretends being able to answer any sort of question this is something Gorgias cannot refuse (458d-e see also 447c) Then Socrates will catch him in a contradiction (see 457e 461a 462b 463a) He takes no pride in doing so and thinks it would take many other rounds before seeing clearly into the subject

ταῦτα οὖν ὅπῃ ποτὲ ἔχει μά τὸν κύνα ὦ Γοργία οὐκ ὀλίγης συνουσίας ἐστὶν ὥστε ἱκανῶς διασκέψασθαι

ldquo by the dog Gorgias we should spend no small amount of time together before we fully inquire into the subject rdquo (461a7-b2)

(CASTELNEacuteRAC 2015 5)

Nous pouvons deacutesormais conclure cette premiegravere partie sur lrsquoentretien entre Socrate et le

personnage de Gorgias Plusieurs eacuteleacutements importants ont eacuteteacute releveacutes durant cette eacutetude Dans un

premier temps lrsquoironie socratique est un eacuteleacutement neacutecessaire pour deacuteclencher le dialogue il faut

neacutecessairement que le comportement de Socrate suscite une interrogation et donne envie agrave ses 85

eacuteventuels interlocuteurs de se prendre au jeu Pour pousser ses interlocuteurs dans les meacuteandres

drsquoun dialogue Socrate doit donc ruser en jouant sur leurs inteacuterecircts Dans notre exemple nous

avons vu par exemple que Socrate se permit agrave plusieurs reprises de complimenter Gorgias en

Cf supra II 2 laquo Le tableau de pointage raquo84

Lrsquoironie vient du verbe ἔίρων signifiant laquo interroger en feignant lrsquoignorance raquo85

123

preacutetendant que lrsquoexercice qursquoil lui proposait serait tregraves simple pour un orateur de son acabit Ce

passage obligatoire du dialogue et qui parfois revient au cours de lrsquoentretien est eacutetroitement lieacute agrave

la meacutethode maiumleutique la recherche de veacuteriteacute telle que la conccediloit Platon neacutecessite un

engagement personnel Pour Socrate le meilleur moyen drsquoobtenir lrsquoengagement personnel de son

interlocuteur consiste agrave lui donner une impression de faciliteacute Cette faciliteacute est un moyen pour

Socrate drsquoobtenir de ses interlocuteurs une plus grande spontaneacuteiteacute dans leurs reacuteponses

Dans un deuxiegraveme moment nous avons vu comment Socrate introduisit progressivement

un certain nombre de regravegles de discussion certaines avant le deacutebut du questionnement mais

drsquoautres pendant voire agrave la toute fin avant la reacutefutation finale Lrsquoenreacutegimentation du dialogue

vers la dialectique nrsquoest pas une illusion il srsquoagit drsquoune phase neacutecessaire Cette phase est

cependant tregraves variable en fonction de lrsquointerlocuteur de Socrate une grande part du travail

repose sur la psychologie de lrsquointerlocuteur de Socrate Nous pouvons pour justifier notre propos

prendre deux exemples Dans un premier temps lrsquoenreacutegimentation avec Polos passa en grande

partie par une lutte contre la macrologie lrsquoart de faire de longs discours visant agrave perdre son

interlocuteur dans un deacutedale de thegraveses En revanche lrsquoenreacutegimentation avec Gorgias semble bien

plus porter sur le respect mutuel et la bienseacuteance Il semble que Socrate ne deacutesire pas froisser

Gorgias alors qursquoil semble tout autant ne pas se preacuteoccuper de violemment contredire Polos

From the readerrsquos point of view things are getting both darker and funnier with Polos but the arguments are not getting better mostly for two reasons Firstly Polos makes it a matter of pride in his first speech he almost openly calls Gorgias a coward (461b5) and he scorns Socrates as we just saw In a word he is being hubristic Socrates meets him with due irony numerous times

(CASTELNEacuteRAC 2015 6)

Troisiegravemement nous avons remarqueacute comment la seacutemantique des jeux que nous avons

deacutecideacute drsquoemployer pour repreacutesenter certaines argumentations a permis de mettre en lumiegravere

lrsquoaspect strateacutegique de lrsquointerrogation socratique Comme le dit Polos il semble que lrsquoobjectif de

Socrate soit tout entier tourneacute vers la reacutefutation de son adversaire par la mise en eacutevidence drsquoune

contradiction Cependant Socrate ne reacutefute pas agrave proprement parler son adversaire il ne fait que

relever des contradictions Par la suite lorsque les contradictions deviennent trop nombreuses

124

lrsquointerlocuteur de Socrate deacutecide de se retirer de la discussion ou un nouvel interlocuteur fait

irruption Cependant nous ne pouvons pas parler de reacutefutations mais bien plutocirct de

contradiction Il srsquoagit drsquoailleurs du sens premier du terme ἔλεγχος qui avant de signifier

reacutefutation signifie simplement examen

Enfin le dernier moment de cette premiegravere eacutetude fut une deacutemonstration expeacuterimentale de

ce que nous eacutevoquions quant au principe du tiers exclu dans les joutes Lagrave ougrave les interpregravetes

virent le plus souvent des preuves par lrsquoabsurde nous nrsquoavons trouveacute que des contradictions Il

reste alors un pas entre lrsquoantilogie et le reductio ad absurdum pouvant potentiellement ecirctre

franchi en fonction du contexte Ce laquo pas raquo ne peut cependant ecirctre franchi de maniegravere

systeacutematique

125

2 Polos et Socrate mesures et morale

De Gorgias agrave Polos [461b - 466a]

Nous venons drsquoillustrer agrave lrsquoeacutechelle drsquoun entretien (du deacutebut du dialogue jusqursquoagrave la

contradiction) lrsquoaspect strateacutegique drsquoune joute dialectique Notre repreacutesentation a en effet pour

objectif drsquoinsister non pas sur le raisonnement dans son ensemble consideacutereacute comme un bloc

monolithique qui serait admis par deux protagonistes mais bien plutocirct comme un eacutechange

strateacutegique dont lrsquoobjectif final sera pour Socrate ou pour son adversaire la mise en eacutevidence

drsquoune contradiction dans le raisonnement adverse mdash ou de la coheacuterence de sa propre penseacutee

quoique chez Platon le fait de ne pas ecirctre Eacuteleacuteate reacuteduise grandement la probabiliteacute drsquoune tel

eacutevegravenement Cependant notre travail avait aussi pour conclusion lorsque nous nous eacutetions

interrogeacutes sur la diffeacuterence entre Socrate et les sophistes que la meacutethode socratique reposait

chez Platon tout du moins sur un projet drsquoenvergure tout orienteacute vers la recherche drsquoune veacuteriteacute

ontologique (et non plus strateacutegique) Nous allons donc saisir ce deuxiegraveme moment de la lecture

du Gorgias pour illustrer ce que nous appelons lrsquoarborescence de recherche ougrave chaque nœud

serait une joute dialectique Cette combinaison justifiera alors le nom geacuteneacuteral drsquoarborescence-

tabulaire pour notre outil de repreacutesentation En bref apregraves lrsquoeacutechelle microscopique de lrsquoentretien

avec Gorgias nous allons maintenant consideacuterer lrsquoeacutechelle macroscopique de lrsquoentretien avec

Polos en le replaccedilant dans un projet plus vaste

La suite de lrsquoentretien est drsquoailleurs assez diffeacuterente de ce qursquoil eacutetait jusque lagrave Socrate

ayant deacuteclareacute avoir deacutecouvert une contradiction chez Gorgias Polos deacutecide de prendre la relegraveve

Ce dernier srsquoindigne de la meacutethode socratique lrsquoensemble des rappels eacutethiques effectueacutes durant

ce premier moment ne suffisent pas agrave convaincre Polos de la bonne foi de Socrate Polos

reproche agrave Socrate drsquoavoir fait conceacutedeacute des propositions fausses agrave Gorgias afin de le pousser agrave la

contradiction

τοῦτο ὃ δὴ ἀγαπᾷς αὐτὸς ἀγαγὼν ἐπὶ τοιαῦτα ἐρωτήματα ἐπεὶ τίνα οἴει ἀπαρνήσεσθαι μὴ οὐχὶ καὶ αὐτὸν ἐπίστασθαι τὰ δίκαια καὶ ἄλλους διδάξειν

126

[crsquoest] cela qui te reacutejouit drsquoautant plus si crsquoest toi qui y pousse avec tes questions Vraiment te figures tu que lrsquoon contesterait savoir ce que sont les choses justes et les enseigner quand mecircme

(PLATON Gorgias 461c)

Pour Polos la malhonnecircteteacute est manifeste car il est impossible de pouvoir preacutetendre enseigner ce

qursquoest ou ce que nrsquoest pas le juste tout en ne le connaissant pas soi-mecircme Pour cette raison

Polos deacuteclare la contradiction caduque et la justifie par une laquo faiblesse raquo de Gorgias Socrate

deacutecide donc drsquoinviter Polos agrave prendre la place de Gorgias afin de constater si lui aussi tomberait

dans une pareille contradiction

καὶ νῦν εἴ τι ἐγὼ καὶ Γοργίας ἐν τοῖς λόγοις σφαλλόμεθα σὺ παρὼν ἐπανόρθου δίκαιος δ᾽ εἶ καὶ ἐγὼ ἐθέλω τῶν ὡμολογημένων εἴ τί σοι δοκεῖ μὴ καλῶς ὡμολογῆσθαι ἀναθέσθαι ὅτι ἂν σὺ βούλῃ [hellip]

Ainsi en ce moment mecircme si dans nos propos agrave Gorgias et moi il y a quelque chose drsquoinexact corrige-nous tu le dois Et je veux si nous nous sommes mis drsquoaccord sur un point qui te paraicirct faux que tu me fasses rejouer mon coup [hellip]

(PLATON Gorgias 461c-d [trad modif LAFFITTE])

Lrsquoironie socratique est encore une fois une neacutecessiteacute face agrave un personnage indigneacute et en colegravere

lrsquoart de la conversation neacutecessite au preacutealable la reacuteintroduction drsquoune perspective de recherche

commune crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour lrsquointerlocuteur de Socrate agrave continuer le dialogue Nous

remarquons ici encore comment cette recherche de veacuteriteacute semble adopter un caractegravere ludique

(au sens premier du terme) La reacutefeacuterence au jeu de pions nrsquoest drsquoailleurs pas un hasard il est clair

que Socrate et les sophistes jouent le mecircme jeu mais pour des motifs diffeacuterents Ce moment peut

donner lrsquoimpression (volontaire) que Socrate nrsquoest plus alors en train de chercher la veacuteriteacute mais

srsquoamuse simplement agrave reacutefuter les thegraveses de ses interlocuteurs agrave la suite (agrave lrsquoimage drsquoun Gorgias

preacutetendant pouvoir reacutepondre agrave toute question) Cette interpreacutetation nrsquoest pourtant que partielle

car il apparaicirct au delagrave de la satisfaction immeacutediate de la reacutefutation que Socrate deacutesire

neacuteanmoins arriver agrave une position finale exempte de toute contradiction La suite du dialogue

appuiera davantage ce point comme nous le verrons

Cependant chose remarquable les rocircles srsquoinversent agrave cet instant et Socrate entre dans la

posture du Reacutepondant Lrsquoobjectif de Platon est compreacutehensible apregraves avoir critiqueacute la position

127

de Gorgias il convient maintenant pour Platon agrave travers la figure de lrsquoauteur drsquoavancer sa thegravese

Comme toujours chez Platon il nrsquoy a pas de hasard en vertu notamment du postulat theacuteacirctral tel

que nous lrsquoeacutevoquions parmi nos hypothegraveses de recherche Cette transition est agrave lrsquoeacutevidence une

rupture manifeste dans la maiumleutique comme art de la recherche de veacuteriteacute Socrate nous montre

alors comment il convient drsquoagir dans une telle situation Il faut flatter lrsquoadversaire et donner

lrsquoillusion que celui-ci a le dessus sur la situation bien souvent les dialogues se concluent par un

malaise chez lrsquointerlocuteur celui-ci nrsquoayant pas eacuteteacute capable de deacutefinir son propre objet Voilagrave

alors tout lrsquointeacuterecirct de ce passage faussement eacutelogieux de Socrate vis-agrave-vis de la jeunesse

qursquoincarne Polos et ougrave Socrate espegravererait voir celui-ci le laquo corriger raquo de ses erreurs Seul le

lecteur naiumlf pourrait prendre ce passage au pied de la lettre Platon joue drsquoailleurs beaucoup de

lrsquoironie socratique pour non seulement eacuteclairer ce que nous disions plus haut mais aussi pour

discreacutediter certains personnages aupregraves du lecteur Ici par exemple Polos apparaicirct clairement

comme un personnage peu enclin agrave la discussion et encore moins agrave discerner lrsquoironie de la

sinceacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence la recherche de veacuteriteacute sur le monde par delagrave les preacutejugeacutes sensibles ne

sera pas simple avec ce personnage Pourtant Socrate se sacrifie Comme il est eacutecrit dans la

Reacutepublique au livre VII le philosophe doit retourner dans la caverne pour sortir les autres de

leur ignorance Crsquoest cela que Socrate reacutealise devant nous en ne renonccedilant jamais au dialogue

mais en lui donnant des regravegles pour que celui-ci ait un sens 86

La regravegle principale que Socrate deacutesire imposer est cruciale elle deacutefinit la condition mecircme

du dialogue la micrologie (que nous opposons agrave la macrologie agrave savoir lrsquoart des longs

discours) Socrate demande agrave Polos de continuer lrsquoentretien par de courtes questions et reacuteponses

condition sine qua non de la recherche dialectique selon lui Comme eacutevoqueacute lors de la premiegravere

intervention de Polos avant lrsquoentretien avec Gorgias les longs discours ne reacutepondent pas aux

questions ils permettent uniquement de perdre lrsquoadversaire (dans un contexte agonistique) dans

les meacuteandres drsquoun raisonnement trop long agrave reacutefuter Il est neacutecessairement plus long de reacutefuter un

raisonnement que drsquoeacutenoncer le raisonnement fallacieux lui-mecircme La macrologie est donc agrave la

Lrsquoenreacutegimentation du dialogue lui donne agrave la fois une direction crsquoest-agrave-dire oriente la recherche et 86

dans le mecircme temps la justifie en lui attribuant une signification Nous jouons alors sur la polyseacutemie du sens en franccedilais Par ces regravegles le dialogue devient senseacute et censeacute

128

fois un moyen de faire perdre le cours du dialogue agrave lrsquoadversaire et aux auditeurs mais aussi un

habile moyen pour gagner du temps car il devient impossible pour lrsquoopposant de prendre assez

de temps pour reacutefuter la totaliteacute de la proposition initiale Pourtant quiconque a lu le Gorgias ne

peut que srsquoeacutetonner drsquoune pareille argumentation de la part de Socrate qui le plus souvent

monopolise la parole et qui finira mecircme le dialogue par ne plus que parler seul face au

deacutesinteacuteressement de Calliclegraves Neacuteanmoins il faut ici garder agrave lrsquoesprit qursquoil srsquoagit avant tout du

principe maiumleutique et que pour cette raison Socrate parle beaucoup mais pas trop

Bien que nous allions revenir dans la derniegravere partie de notre travail sur les monologues

socratiques de la fin du Gorgias nous pouvons deacutejagrave eacutevoquer la raison principale de cette

diffeacuterence de traitement la juste mesure Quand bien mecircme Socrate parlerait parfois beaucoup 87

plus que Polos Gorgias ou Calliclegraves il ne parle jamais trop Socrate est toujours soit dans son

raisonnement soit dans une ironie dont la viseacutee est seulement de maintenir les conditions du

dialogue Agrave lrsquoinverse mecircme srsquoils parlent parfois peu il nrsquoempecircche que les sophistes ne sont pas

agrave chaque intervention dans le sens du dialogue lrsquoobjectif est avant tout pour eux de sortir

victorieux de lrsquoeacutechange Bien au contraire agrave de nombreuses reprises ceux-ci tentent de perturber

lrsquoauditoire et lrsquoadversaire afin de remporter la joute sans se preacuteoccuper de la justesse de leur

propos Plus preacuteciseacutement drsquoapregraves la conclusion de notre premier chapitre sur le fonctionnement

des joutes la veacuteriteacute des sophistes nrsquoest autre qursquoune simple strateacutegie gagnante En cela le simple

fait drsquoecirctre victorieux est un preuve temporaire de la veacuteraciteacute de lrsquoargumentation Cela ne

fonctionne plus chez Platon pour qui la veacuteriteacute nrsquoa drsquoautre juge que le reacuteel lui-mecircme Lrsquoexteacuterieur

de la caverne est le monde le plus reacuteel davantage reacuteel que les ombres projeteacutees sur le fond de la

salle La macrologie du sophiste (au sens geacuteneacuteral) est ainsi une strateacutegie dont lrsquounique objectif

est de deacutestabiliser lrsquoadversaire Crsquoest donc potentiellement une strateacutegie gagnante mais dans

lrsquooptique plus honnecircte de la recherche de veacuteriteacute comme absolu commun reacutesultant drsquoun effort de

dialogue cette macrologie est une consideacuterable perte de temps qursquoil faut impeacuterativement

eacuteradiquer Un bon dialogue repose sur la juste mesure du temps de parole mesure non pas

Agrave ne pas confondre avec la mesure du juste que nous allons aborder par la suite Nous nous inspirons 87

ici et pour la suite de maniegravere pousseacutee des travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot et notamment du chapitre VI de son ouvrage Platon lrsquoinvention de la philosophie deacutejagrave preacuteceacutedemment citeacute dans notre travail

129

arithmeacutetique (dureacutees toujours identiques) mais geacuteomeacutetrique (dureacutees toujours proportionnelles agrave

la neacutecessiteacute du propos) En cela les monologues socratiques de la fin du Gorgias respectent la

juste mesure quoique nous y reviendrons par la suite

Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b]

Nous nous concentrons maintenant sur un passage assez court et qui pourtant requiert une

vaste compreacutehension de lrsquoœuvre de Platon pour ecirctre pleinement abordeacute Apregraves un deacutebat

initialement sur la nature de la rheacutetorique Polos deacuteplace lrsquoobjet vers la puissance des orateurs

dans la citeacute Polos refuse cateacutegoriquement la critique de Socrate et deacuteclare que la supreacutematie de

la rheacutetorique vient de sa capaciteacute agrave rendre un homme tout-puissant dans la citeacute Il srsquoappuie alors

sur lrsquoargumentaire de Gorgias que lrsquoon trouve par exemple dans lrsquoEacuteloge drsquoHeacutelegravene et qursquoil vient

drsquoeacutenoncer (456a- 457c)

[hellip) la puissance eacuteminente de la rheacutetorique qui [] permet [au sophiste] dans le cadre drsquoun deacutebat public de lrsquoemporter sur nrsquoimporte qui y compris un speacutecialiste agrave nrsquoimporte quel sujet

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 171)

Il srsquoagit drsquoun argument de fait la deacutevaluation socratique est contredite par le constat empirique

de la toute puissance des rheacuteteurs dans la citeacute deacutemocratique ce qui a eacuteteacute eacutetabli par Gorgias agrave la

fin de la premiegravere joute Pour le rheacuteteur les plus grands hommes sont dans une citeacute

deacutemocratique les eacutequivalents des tyrans ceux-ci possegravedent droit de vie ou de mort sur les autres

citoyens Cette capaciteacute est lrsquoincarnation drsquoun pouvoir absolu pour Polos Pourtant Socrate

remarque que lrsquoassimilation de la puissance agrave un bien conduit les rheacuteteurs agrave nrsquoavoir aucune

puissance srsquoils ne peuvent atteindre un but valable La joute qui va suivre portera donc sur un

problegraveme de mesure opposant drsquoune part lrsquoargumentation empirique de Polos et lrsquoargumentation

rationnelle de Socrate (cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172)

Socrate va alors jouer le jeu de Polos afin de le contredire sur son propre terrain Il

commence par distinguer la connaissance rationnelle de lrsquoopinion Cet argument nrsquoest pas sans

rappeler le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature dont nous parlions un peu plus tocirct La

meacutethodologie eacuteleacuteate en grande partie agrave lrsquoœuvre dans la maiumleutique socratique passe par cette

130

distinction primordiale entre ce que les mortels croient et la veacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence lrsquoobjectif du

philosophe est de toujours deacutepasser lrsquoopinion afin de preacutetendre agrave une connaissance vraie sur le

monde Or le tyran comme le sophiste ne srsquoen tient qursquoagrave ses opinions et nrsquoa pas de jugement

vrai (au sens platonicien) sur le monde Ainsi ce dernier fait ce qursquoil croit ecirctre bien pour lui

mais nrsquoen a en fait aucune reacuteelle ideacutee Un homme preacutesenteacute comme theacuteorique et deacutepourvu

drsquointelligence laquo se tromperait presque ineacutevitablement et choisirait le pire pour lui raquo (SEacuteGUY-

DUCLOT 2014 172) Ainsi conclut Socrate quand bien mecircme la puissance serait un bien comme

le disait Polos cet homme incapable drsquoagir dans son propre inteacuterecirct serait incapable drsquoaller vers

un quelconque bien Lrsquoobjectif de la joute pour Socrate est donc le suivant prouver que le tyran

souffre drsquoune impuissance radicale (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172) En deacutemontrant ceci Socrate

reacutefutera Polos

Mais Polos refuse une distinction seacutemantique cruciale entre laquo faire ce que bon nous

semble raquo et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo Le rheacuteteur qursquoil est ne la refuse pas simplement mais en

profite pour rabaisser Socrate et traiter son argumentation de laquo pitoyable raquo Lagrave encore le

personnage de Socrate nous donne une leccedilon de patience et drsquoironie Bien plutocirct que de

srsquoeacutenerver Socrate reacutepond agrave Polos avec une fausse politesse eacutevidente Lrsquoobjectif est ici de ne pas

laisser le dialogue sombrer dans lrsquoeacuteristique qui reposerait plus sur des injures que sur des

arguments logiques Socrate parvient mecircme agrave revenir dans la position du questionneur (situation

ideacuteale puisque permettant de conduire lrsquoentretien bien plus facilement) En prenant lrsquoexemple

drsquoun malade prenant un meacutedicament non pas pour le plaisir de boire la potion mais pour son effet

curatif Socrate fait reconnaitre agrave Polos qursquoune action nrsquoest jamais faite pour elle-mecircme mais

seulement en vue de sa finaliteacute De la mecircme maniegravere les marins ne sillonnent pas les mers pour

le simple fait de sillonner les mers mais pour acqueacuterir des richesses Socrate opegravere ensuite une

tripartition entre les choses (dans le sens drsquoactions) quant agrave lrsquoeacutevaluation de leur viseacutee certaines

sont bonnes drsquoautres mauvaises et drsquoautres enfin neutres Polos reconnait cette division Mais

directement apregraves Socrate fait aussi conceacuteder agrave Polos que les actions neutres ne sont en fait

jamais une fin mais un moyen vers un bien Par exemple on ne marche pas pour marcher mais

pour se deacuteplacer aller agrave un endroit Ainsi mecircme si la marche en elle-mecircme est une activiteacute

consideacutereacutee comme neutre sa finaliteacute est celle drsquoune bonne action De la mecircme maniegravere Socrate

131

fait reconnaitre agrave Polos que mecircmes les pires actions telles que faire peacuterir un homme ou lrsquoexiler

ne sont jamais faites dans un autre but que notre propre bien Socrate vient ainsi de deacutefinir

quelque chose drsquoimportant pour la suite toute action bonne neutre ou mauvaise est toujours

accomplie dans le sens de ce que nous pensons pouvoir nous apporter un certain bien Par ce

raisonnement Socrate vient de lier intrinsegravequement toute action avec la volonteacute drsquoun bien

personnel pour lrsquoagent Cet eacuteleacutement est primordial il va permettre la mise en place des

paradoxes socratiques et par la suite la reacutefutation des positions de Polos

La distinction qursquoeffectue Socrate part du principe eacutetabli que toute action vise le bien pour

son agent Si le tyran dans sa toute puissance commet une action qui se reacutevegravele nuisible pour lui

alors il nrsquoa pas pu faire ce qursquoil voulait puisque celui-ci voulait neacutecessairement son propre bien

Nous voyons comment Platon joue avec la volonteacute ponctuelle drsquoune part et la volonteacute finale

drsquoautre part La volonteacute ponctuelle est lrsquoaction que lrsquohomme veut faire agrave un instant donneacute Mais

chaque action reacutesultant de la volonteacute ponctuelle srsquoinscrit dans un projet plus geacuteneacuteral de volonteacute

finale crsquoest-agrave-dire le bien de lrsquoagent En subordonnant toute volonteacute ponctuelle agrave la volonteacute

finale Socrate permet de distinguer clairement laquo faire ce que bon nous semble raquo (volonteacute

ponctuelle) et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo (volonteacute finale) Tout homme veut le bien mais son

ignorance ne lui permet pas toujours drsquoaccorder sa volonteacute ponctuelle et sa volonteacute finale La

critique de Socrate repose donc sur lrsquoignorance du rheacuteteur Le tyran qui ne sait pas peut tout

faire de faccedilon ponctuelle mais pas de faccedilon finale La connaissance du juste est neacutecessaire agrave

lrsquoomnipotence

Le rheacuteteur confond pouvoir et puissance potestas et potentia Le pouvoir est la reacutealiteacute du

tyran il srsquoagit de son champ drsquoaction son intensiteacute dans lrsquoacte En cela le tyran est lrsquohomme

avec le plus de pouvoir Le pouvoir rejoint lrsquoautoriteacute lrsquoeffet immeacutediat sur les autres La

puissance agrave lrsquoinverse est un rapport agrave soi passant par une connaissance du reacuteel Crsquoest agrave la fois un

savoir et une vertu Socrate est le personnage le plus puissant en accordant agrave la perfection ce

qursquoil veut agrave la reacutealiteacute du monde La fin de la puissance nrsquoest pas drsquoexercer un pouvoir sur autrui

mais sur soi Le sophiste absolu incarneacute par la suite par Calliclegraves est maitre de lrsquounivers sans

ecirctre maitre de lui-mecircme il est pur pouvoir La volonteacute de puissance implique de commander agrave ce

132

qui est en soi elle implique drsquoobeacuteir agrave ce qui est plus grand que soi Si nous deacutesirons ici prendre le

temps de la reacuteflexion sur ces notions de pouvoir et de puissance crsquoest avant tout pour insister sur

la faccedilon avec laquelle Platon parvient comme nous lrsquoeacutevoquions plus haut agrave joindre diffeacuterents

plans de sa penseacutee Comme nous lrsquoeacutevoquions la diffeacuterence entre le philosophe et le sophiste

repose dans sa pratique du dialogue sur la preacutesence pour le philosophe drsquoune finaliteacute deacutepassant

lrsquohorizon simple de la victoire de la joute oratoire De la mecircme maniegravere dans le Gorgias il

apparaicirct clairement que la distinction entre la puissance et le pouvoir relegraveve du mecircme problegraveme

Finalement tout ceci pourrait se reacutesumer agrave la partie de lrsquoacircme mise en avant selon le personnage

Dans le cas du philosophe toute lrsquoacircme est tourneacutee vers laquo les choses de lrsquointellect raquo (νοῦς) alors

que le tyran (crsquoest-agrave-dire le sophiste dans ce qursquoil est de plus extrecircme) tourne son acircme vers laquo les

plaisirs mateacuteriels raquo (ἐπιθυmicroία)

Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes

laquo Nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo La conclusion socratique semble intenable En effet

drsquoapregraves lrsquoensemble de ses positions Socrate semble deacutefendre lrsquoideacutee selon laquelle toute action a

pour finaliteacute le bien Mais la situation est indeacutefendable sur le plan juridique Comment peut-on

garder un systegraveme judiciaire reposant sur la responsabiliteacute des actes si toute injustice devient

neacutecessairement involontaire Ce problegraveme nrsquoen est pourtant pas un pour Platon nous deacutecidons

de regarder les thegraveses platoniciennes sous un aspect plus geacuteneacuteral En effet notre approche

dialogique nous a bien souvent conduit agrave ne voir dans les joutes socratiques que des strateacutegies

gagnantes vides de reacutealiteacutes Cependant le moment nous semble ici ideacuteal pour justifier au plan

large (crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble du corpus et non plus seulement drsquoune œuvre prise

isolement) que le personnage de Socrate est le vecteur de thegraveses platoniciennes Ces thegraveses

deacutepassent les apories de surface pour prendre un sens nouveau une fois pleinement remises dans

leur contexte

En vertu des thegraveses eacutenonceacutees dans lrsquoHippias mineur celui qui manque son objectif

volontairement est meilleur que celui qui le fait sans en avoir le choix Par exemple celui qui

court lentement par choix est un meilleur coureur que celui qui court lentement par neacutecessiteacute

133

mdash Ἐν δρόμῳ μὲν ἄρα πονηρότερος ὁ ἄκων κακὰ ἐργαζόμενος ἢ ὁ ἑκών mdash Ἐν δρόμῳ γε

mdash Dans la course celui qui fait un mauvais travail involontairement est plus mauvais que celui qui le fait volontairement mdash Oui dans la course

(PLATON Hippias mineur 374a)

Mais dans ce cas celui qui manquerait volontairement la justice de son action serait plus juste

que celui qui le ferait par erreur Lrsquohomicide volontaire serait par exemple moins grave que

lrsquohomicide involontaire du simple fait que dans le premier cas le criminel aurait eu conscience

de ce qursquoil eucirct fallu faire de juste mais aurait volontairement choisi lrsquoinjustice Nous voyons

combien la discussion entre Polos et Socrate est grave il ne srsquoagit plus simplement de deacutefinir

lrsquoactiviteacute des orateurs dans la citeacute mais de rendre raison drsquoun systegraveme juridique reposant sur

lrsquointentionnaliteacute des actes La distinction repose ici sur les deux termes preacuteceacutedemment citeacutes

laquo volontaire raquo (ἑκών [374a]) et laquo involontaire raquo (ἄκων) Le dialogue de lrsquoHippias mineur ne

propose ici aucune solution et se termine par une aporie Toutefois la difficulteacute est leveacutee dans un

autre dialogue le Protagoras (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 175)

ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν

Pour moi je suis agrave-peu-pregraves persuadeacute quaucun sage ne croit que qui que ce soit pegraveche de plein greacute et fait de propos deacutelibeacutereacute des actions honteuses et mauvaises mais ils savent tregraves bien que tous ceux qui commettent des actions de cette nature les commettent involontairement

(PLATON Protagoras 345d-e [trad modif COUSIN])

Le Gorgias se place donc agrave la suite de cette consideacuteration qui est que la volonteacute finale ne peut

ecirctre que le bien Il devient donc impossible de commettre une injustice involontairement ce qui

supprime de facto lrsquoaporie de lrsquoHippias mineur Mais cette solution qui supprime lrsquoinjustice

volontaire ne permet pas dans un systegraveme peacutenal de consideacuterer lrsquoinjustice involontaire comme

moins grave puisque lrsquoinjustice devient neacutecessairement involontaire Nous retrouvons ici lrsquoideacutee

deacutefendue par Aristote dans son Eacutethique agrave Nicomaque

134

ἔτι δὲ τί διαφέρει τῷ ἀκούσια εἶναι τὰ κατὰ λογισμὸν ἢ θυμὸν ἁμαρτηθέντα φευκτὰ μὲν γὰρ ἄμφω δοκεῖ δὲ οὐχ ἧττον ἀνθρωπικὰ εἶναι τὰ ἄλογα πάθη ὥστε καὶ αἱ πράξεις τοῦ ἀνθρώπου ltαἱgt ἀπὸ θυμοῦ καὶ ἐπιθυμίας ἄτοπον δὴ τὸ τιθέναι ἀκούσια ταῦτα

Et de plus quelle diffeacuterence fait-on si elles sont commises contre notre greacute entre les fautes de calcul et les fautes dues agrave lrsquoardeur Elles sont en effet agrave proscrire toutes les deux Or les fautes sans calcul semble-t-il ne sont pas moins humaines De sorte que sont aussi le fait de lrsquohomme les actions qui procegravedent de lrsquoardeur et de lrsquoappeacutetit Il est donc deacuteplaceacute de poser lagrave des actes non consentis

(ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque III 1 1111b1 [trad modif BODEacuteUumlS])

Nous devons alors nous tourner vers le dernier dialogue de Platon pour comprendre

comment sortir deacutefinitivement de lrsquoaporie et reacuteintroduire un systegraveme judiciaire capable drsquoagir

dans la citeacute Il srsquoagit des Lois IX

si nous voulons accorder le laquo nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo et les neacutecessiteacutes du systegraveme peacutenal nous ne pouvons affirmer qursquoil y a agrave la fois une injustice volontaire et une injustice involontaire Il srsquoagit drsquoun problegraveme dialectique tout reacuteside dans le choix de la bonne distinction agrave opeacuterer

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176)

Seacuteguy-Duclot remarque que la distinction ne repose plus sur lrsquoinjustice volontaire ou non mais

sur la notion de laquo dommage raquo (βλάβη [862a]) entre un dommage qui relegraveve de lrsquoinjustice et un

dommage qui nrsquoen relegraveve pas laquo Tout dommage nrsquoest pas une injustice il peut nrsquoecirctre qursquoun

dommage involontaire raquo (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176) Le lecteur devra alors remarquer la

pirouette fantastique opeacutereacutee par Platon qui plutocirct que de deacutemontrer que toute injustice est

involontaire deacutemontre agrave lrsquoinverse que lrsquoinjustice involontaire nrsquoexiste pas Ceci peut alors

sembler paradoxal et aller agrave lrsquoencontre de la thegravese deacutefendue plus tocirct consistant agrave renier

lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune volonteacute meacutechante Bien au contraire en srsquoappuyant sur la distinction que

nous avons preacuteceacutedemment eacutenonceacutee il apparaicirct clairement que tout le raisonnement repose sur les

ambiguiumlteacutes de certains mots La volonteacute nrsquoest pas simplement ce que lrsquoon deacutesire faire de maniegravere

immeacutediate mais ce vers quoi lrsquoon tend de maniegravere finale il srsquoagit de la diffeacuterence que nous

consideacuterions plus tocirct entre volonteacutes finale et ponctuelle Une injustice doit toujours ecirctre

volontaire puisque une injustice est la reacutesultante drsquoune action meacutediteacutee de maniegravere ponctuelle

135

comme moyen drsquoatteindre le bien Lrsquoinjustice est donc la cause drsquoune ignorance de la part de

lrsquoagent incapable de comprendre le lien reacuteel entre son action immeacutediate et ses conseacutequences

ultimes Ecirctre injuste crsquoest ne pas savoir ce qui reacutesultera de notre action Les dommages en

revanche ne sont pas neacutecessairement lieacutes agrave la volonteacute de lrsquoagent Il existe des dommages

involontaires lorsque les conseacutequences de lrsquoaction sont totalement impreacutevisibles En revanche

lrsquoinjustice est toujours volontaire puisque elle est un autre nom pour un laquo mauvais jugement raquo

En suivant notre raisonnement le lecteur pourra ecirctre surpris drsquoy voir surgir un autre

paradoxe apparement plus dur encore agrave deacutepasser Si lrsquoinjustice ne relegraveve pas drsquoune mauvaise

volonteacute mais drsquoune ignorance du bien comment peut-on condamner un homme pour son

ignorance Le problegraveme semble persister et aucun des dialogues eacutetudieacutes nrsquoapporte de reacuteponse agrave

cette question Les lois amegravene un premier eacuteleacutement de reacuteponse Lrsquoinjustice trouve sa source dans

le laquo cœur raquo (θυmicroός [863b] le laquo plaisir raquo (ἡδονή) et lrsquolaquo ignorance raquo (ἄγνοια) Selon Platon

lrsquoinjustice prend place quand lrsquoignorance conduit agrave prendre un plaisir pour le bien Nous pouvons

alors sortir du paradoxe en rapprochant ce raisonnement de ce que nous avions conclu agrave la suite

du livre VI de la Reacutepublique En effet la tripartition de lrsquoacircme et le dualisme ontologique sont la

cause reacuteelle de lrsquoinjustice mais aussi de sa responsabilisation Le cœur comme expliqueacute dans le

Phegravedre est la source du choix de vie chez lrsquohomme Il faut donc que lrsquohomme tourne tout entier

son cœur vers la raison et reacutesiste agrave la distraction de lrsquoeacutetalon noir les deacutesirs

ὅταν δ᾽ οὖν ὁ ἡνίοχος ἰδὼν τὸ ἐρωτικὸν ὄμμα πᾶσαν αἰσθήσει διαθερμήνας τὴν ψυχήν γαργαλισμοῦ τε καὶ πόθου κέντρων ὑποπλησθῇ ὁ μὲν εὐπειθὴς τῷ ἡνιόχῳ τῶν ἵππων ἀεί τε καὶ τότε αἰδοῖ βιαζόμενος ἑαυτὸν κατέχει μὴ ἐπιπηδᾶν τῷ ἐρωμένῳ ὁ δὲ οὔτε κέντρων ἡνιοχικῶν οὔτε μάστιγος ἔτι ἐντρέπεται σκιρτῶν δὲ βίᾳ φέρεται καὶ πάντα πράγματα παρέχων τῷ σύζυγί τε καὶ ἡνιόχῳ ἀναγκάζει ἰέναι τε πρὸς τὰ παιδικὰ καὶ μνείαν ποιεῖσθαι τῆς τῶν ἀφροδισίων χάριτος

Quand la vue dun objet propre agrave exciter lamour agit sur le cocher embrase par les sens son acircme tout entiegravere et lui fait sentir laiguillon du deacutesir le coursier qui est soumis agrave son guide domineacute sans cesse et dans ce moment mecircme par les lois de la pudeur se retient dinsulter lobjet aimeacute mais lautre ne connaicirct deacutejagrave plus ni laiguillon ni le fouet il bondit emporteacute par une force indomptable cause les disgracircces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le joug et au cocher les entraicircne vers lobjet de ses deacutesirs et apregraves une volupteacute toute sensuelle

136

(PLATON Phegravedre 254a [trad modif COUSIN])

Lrsquohomme est donc responsable de ce vers quoi il se tourne De plus les plaisirs sont une

image deacuteteacuterioreacutee du bien dans le monde sensible Il y a donc une plus faible proportion drsquoecirctre

dans les plaisirs sensibles que dans les strates supeacuterieures des plaisirs intelligibles Lrsquoinjustice est

donc la reacutesultante drsquoune mauvaise orientation de lrsquoacircme conduisant lrsquohomme agrave prendre une image

sensible pour une reacutealiteacute intelligible

Nous en sommes responsables parce que la laquo ligne raquo de lrsquoecirctre est verticale et paradoxalement non lineacuteaire Le bien nrsquoest pas un terme quelconque il correspond au sommet agrave la fois de lrsquoecirctre et de la connaissance et pourtant du fait de la non-lineacuteariteacute nous sommes libres de ne pas le suivre Il y a donc non pas une neacutecessiteacute de connaissance mais un devoir de connaissance

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 180)

Crsquoest drsquoapregraves ce laquo devoir de connaissance raquo que lrsquohomme peut juger et ecirctre jugeacute dans la citeacute Ce

que nous venons drsquoexpliquer ne couvre eacutevidemment pas la totaliteacute de la question morale chez

Platon loin srsquoen faut Cependant nous sommes deacutejagrave en possession de nombreux eacuteleacutements nous

permettant de comprendre de maniegravere plus claire le chemin parcouru Nous pouvons alors

repreacutesenter selon notre modegravele arborescent la totaliteacute du raisonnement effectueacute sur cette question

morale

137

FIG 17 REPREacuteSENTATION ARBORESCENTE DU PROBLEgraveME DE LrsquoINJUSTICE88

Cette repreacutesentation se lit du bas vers le haut La premiegravere aporie apparaicirct dans lrsquoHippias mineur

Socrate srsquoy interroge sur la diffeacuterence entre celui qui manque son but volontairement et celui qui

le manque involontairement Si cela fonctionne dans le cas de la course (un coureur qui va

volontairement lentement est meilleur qursquoun coureur condamneacute agrave ne pas aller vite) Socrate doit

reconnaitre que cela ne fonctionne plus dans le cas de la morale Tout du moins le problegraveme est

Nous utilisons dans cette repreacutesentation le symbole laquo perp raquo pour signaler une antilogie ou toute forme 88

drsquoinvaliditeacute du raisonnement (par exemple lrsquoincapaciteacute de juger un individu) On peut alors parler drsquoaporie plutocirct que drsquoantilogie

138

Hippias mineur

Protagoras

Lois IX

perp

perp

perp

perp

Gorgias

Reacutepublique Phegravedre

Celui qui commet une injustice volontairement est meilleur que celui qui le fait involontairement

Il est impossible de juger les hommes pour leurs actes car personne ne commet lrsquoinjustice volontairement

Toute injustice est

condamnable

Nul ne deacutesire lrsquoinjuste

comme finaliteacute mais

cer ta ins le deacutes irent

comme moyen

Lrsquohomme est responsable

de ce sur quoi il applique

son acircme

poseacute mais il ne trouve pas de reacuteponse satisfaisante Un eacuteleacutement de reacuteponse se trouve alors dans le

Protagoras ce qui permet de deacutepasser lrsquoaporie en eacuteclairant sous un autre jour le problegraveme La

thegravese deacuteveloppeacutee est la mecircme que celle qui sera reprise par la suite dans le Gorgias agrave savoir

qursquoen morale il est impossible de volontairement rater sa cible On ne peut pas viser ce que lrsquoon

ne considegravere pas ecirctre le bien ou agrave lrsquoinverse nos actions ne peuvent que viser ce que nous

consideacuterons ecirctre le bien Le problegraveme de lrsquoHippias mineur est donc en partie reacutesolu le problegraveme

nrsquoexiste pas Cependant une autre aporie fait son apparition dans ce cas comment peut-on

juger les hommes si ceux-ci ne peuvent que viser ce qursquoils considegraverent comme eacutetant le bien

Pour cette raison le Protagoras remplace une aporie theacuteorique par une aporie pragmatique Les

Lois IX nous donnent une reacuteponse mais agrave lrsquoextrecircme opposeacute de nos attentes Il ne srsquoagit plus de

faire la distinction entre injustice volontaire ou involontaire mais entre les dommages reacutesultant

drsquoune injustice ou non Ainsi Platon condamne tout dommage reacutesultant drsquoune injustice ce qui

est lrsquoinverse de ce que le lecteur imagine toute injustice est certes involontaire mais toute

injustice est condamnable La situation semble tout aussi aporeacutetique que preacuteceacutedemment quoique

les choses avancent Le Gorgias sans reacutepondre directement permet neacuteanmoins de percevoir la

penseacutee de Platon en filigrane il existe une distinction entre le moyen et la finaliteacute drsquoune action

On peut vouloir le mal comme un moyen pour arriver agrave ce que lrsquoon pense ecirctre le bien (comme

finaliteacute) Il est alors selon Platon condamnable de deacutesirer une action injuste mecircme dans

lrsquooptique finale du bien Pour justifier cette responsabiliteacute agrave deacutesirer lrsquoinjuste il faut enfin se

tourner vers la theacuteorie de lrsquoacircme dans la Reacutepublique et le Phegravedre Nous remarquons alors ce qui

fait lrsquouniciteacute et lrsquouniteacute de la thegravese platonicienne chaque raisonnement semble isolement

aporeacutetique Pourtant une fois reacuteinteacutegreacutees agrave un projet plus vaste plus large il devient clair que les

apories ne sont que des moments de la reacuteflexion Il est aussi remarquable que lrsquoaporie des Lois

trouve sa solution dans son double theacuteorique la Reacutepublique Lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutetait pas

lineacuteaire et toutes les reacuteponses ne se trouvent pas dans son dernier ouvrage Drsquoapregraves notre lecture

la Reacutepublique contient en elle les fondements theacuteoriques servant ainsi de reacuteponse aux autres

apories preacuteceacutedemment souleveacutees

Plus qursquoun simple choix visuel cette repreacutesentation arborescente vise selon nous agrave

montrer comment les apories locales disparaissent agrave lrsquoeacutechelle globale Nous le disions au deacutebut

139

de notre travail Platon est un dramaturge Dans ce cas il convient de lire un dialogue non pas

comme une piegravece entiegravere mais simplement comme une scegravene La succession des apories ou des

difficulteacutes ne repreacutesente pas la fin du raisonnement mais sa condition En cela lrsquoapproche de

Platon est dialectique car chaque problegraveme est consideacutereacute pour lui-mecircme puis replaceacute dans un

scheacutema de compreacutehension globale bien plus profond

140

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue

La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d]

Le dernier moment de notre travail portera sur la partie du dialogue entre Socrate et

Calliclegraves ainsi que sur le rocircle du mythe final dans la dialectique du Gorgias Bien que ce moment

soit le plus long dans le dialogue du Gorgias nous nrsquoy consacrerons pas autant de temps qursquoil

faudrait pour mener une analyse complegravete de ce passage En effet ayant deacutejagrave illustreacute le

fonctionnement de notre outil repreacutesentatif dans les deux preacuteceacutedentes parties nous preacutefeacuterons ici

nous consacrer aux caractegraveres plus uniques de lrsquoentretien entre Socrate et Calliclegraves agrave savoir le

rejet du dialogue par Calliclegraves ainsi que les recours mythologiques de Socrate Il semble en effet

neacutecessaire de srsquointerroger sur la preacutesence drsquoun mythe en guise de conclusion drsquoun dialogue

pourtant toujours plus rigoureux dans son application des regravegles de lrsquoeacutechange dialectique Nous

nous proposons de confronter le sens du mythe avec son contexte narratif afin drsquoen deacuteduire sa

viseacutee mais aussi son fonctionnement

Afin de comprendre la progression du dialogue nous devons dans un premier temps

comprendre les thegraveses avanceacutees par les deux partis Calliclegraves arrive agrave la suite de la reacutefutation de

Polos Ce que remarque drsquoembleacutee Calliclegraves crsquoest la valeur subversive des propos de Socrate

Pour Calliclegraves les thegraveses socratiques ne sont que des positions volontairement choquantes que

personne (pas mecircme Socrate) ne pourrait veacuteritablement consideacuterer comme vraie

Εἰπέ μοι ὦ Χαιρεφῶν σπουδάζει ταῦτα Σωκράτης ἢ παίζει 89

Dit moi Cheacutereacutephon Socrate est-il seacuterieux ou joue-t-il

(PLATON Gorgias 481b)

Il va en toute logique chercher parmi les preacuteceacutedents arguments de Polos la cause de sa

contradiction Cette erreur est en fait la mecircme chez Polos que chez Gorgias quelque temps

avant il srsquoagit drsquoun abus de conformisme (ou un manque de courage) qui les a empecirccheacute de

soutenir leur thegravese par honte laquo Il a eu honte de dire ce qursquoil pensait raquo (αἰσχυνθεὶς ἃ ἐνόει εἰπεῖν

[482e]) Calliclegraves en revanche ne srsquoembarrasse pas de sentiments il est plus laid de subir

Le terme laquo παίζει raquo est assez ambigu Ce dernier signifie agrave la fois jouer (litteacuteralement faire lrsquoenfant 89

laquo παῖς raquo) mais aussi se moquer (suivi de πρός)

141

lrsquoinjustice que de la commettre Cette honte reacutesulte de la preacutesence drsquoun auditoire et donc de la

pression de lrsquoopinion Il est impossible pour Gorgias et Polos de dire que Socrate a tort parce

que de pareils propos seraient risibles mdash voire condamnables mdash sur la place publique

Calliclegraves sort de la contradiction de Polos en invoquant la distinction entre

laquo nature raquo (φύσις [482e]) et laquo loi raquo (νόmicroος) Pour Calliclegraves Socrate piegravege ses interlocuteurs en

confondant nature et loi Ainsi commettre lrsquoinjustice est peut-ecirctre plus laid selon la loi mais pas

selon la nature les hommes fixent de maniegravere conventionnelle ce qui est laid Agrave lrsquoinverse dans

la nature ce jugement ne semble pas exister de la mecircme faccedilon la nature est par deacutefinition un

reacutefeacuterentiel hors des conventions Telle sera la position de Calliclegraves Dans cette perspective la

morale nrsquoest qursquoune ruse des faibles pour prendre le pouvoir sur les forts En fondant une justice

naturelle Calliclegraves deacutefend le droit du plus fort Il termine alors sa thegravese par la conseacutequence 90

ultime de sa position la philosophie nrsquoest qursquoune discipline intellectuelle qui ne saurait ecirctre la

finaliteacute de lrsquoeacuteducation des jeunes dans la citeacute Faire le choix de la philosophie crsquoest faire le choix

de la faiblesse voire laquo drsquoecirctre condamneacute agrave mort si [un individu malveillant] le voulait raquo ( [hellip] εἰ

βούλοιτο θανάτου σοι τιmicroᾶσθαι [486b])

Socrate reacutepond alors en preacutecisant lrsquoestime que ce dernier a pour un interlocuteur de la

qualiteacute de Calliclegraves

Εἰ χρυσῆν ἔχων ἐτύγχανον τὴν ψυχήν ὦ Καλλίκλεις οὐκ ἂν οἴει με ἅσμενον εὑρεῖν τούτων τινὰ τῶν λίθων ᾗ βασανίζουσιν τὸν χρυσόν [hellip]

Si je me trouvais ayant une acircme en or Calliclegraves ne crois-tu pas que je devrais me reacutejouir de trouver quelqursquoune de ces pierres par laquelle ils eacuteprouvent lrsquoor [hellip]

(PLATON Gorgias 486d)

Calliclegraves gracircce agrave ses positions theacuteoriques extrecircmes repreacutesente une chance pour Socrate Il est

lrsquounique moyen pour le philosophe de tester son art dialectique jusqursquoau bout gracircce agrave la

coheacuterence de ses preacutemisses par rapport au problegraveme de Polos Gorgias et Polos avaient fait 91

Il convient ici de remarquer combien la thegravese preacutesenteacutee est extrecircme et ne reflegravete pas ce qui serait une 90

laquo penseacutee sophistique raquo geacuteneacuterale chez Platon Dans La Reacutepublique I Thrasymaque deacutefinit les lois selon une approche qui se fonde davantage sur lrsquoempirisme et le pragmatisme les lois sont passeacutees et preacutevalent en soit elles sont un avantage mdash et non pas parce quelles iraient dans lrsquointeacuterecirct du plus fort

Cf supra I3 laquo La meacutethode eacuteleacuteate raquo la dokimasie comme test de validiteacute91

142

preuve de gegravene agrave lrsquoideacutee drsquoassumer la totaliteacute des conseacutequences logiques de leur position initiale

mdash qui ne portaient pas sur le mecircme sujet Mais Calliclegraves ne craint rien quant agrave lrsquoavantage de la

rheacutetorique pour la vie bonne il se permet drsquoaller au fond de sa penseacutee quitte agrave proposer un

monde sans autre fondement que la force

Comment peut-on comprendre ce rapport entre philosophie et sophistique Il semble

drsquoune part que le philosophe combatte avec ardeur les sophistes ce dernier doit agrave tout prix

eacuteradiquer leurs thegraveses afin de faire reacutegner un ideacuteal de justice dans la citeacute Pourtant il apparaicirct

comme un besoin pour le philosophe de se confronter agrave lrsquoextreacutemisme morale des sophistes afin

drsquoeacutevaluer ses propres thegraveses En drsquoautres termes le philosophe peut utiliser le sophiste car ce

dernier est un excellent moyen de tester la validiteacute des positions du philosophe

Lrsquoenjeu du dialogue pour le philosophe est donc double il faut soigner lrsquoautre de ses

mauvaises opinions en tentant de le convaincre et se soigner soi-mecircme en eacuteradiquant les thegraveses

invalides de notre raisonnement Pour ce faire il faut neacuteanmoins que le sophiste srsquoengage agrave

respecter les regravegles de lrsquoentretien dialectique Crsquoest lagrave toute la difficulteacute pour le philosophe le

seul apte agrave lui apporter un gain en veacuteriteacute est le sophiste mais ce dernier ne se laisse pas

facilement convaincre de participer agrave un tel exercice Il faut donc user de ruse (fausse naiumlveteacute

flatterie) pour conduire le sophiste agrave accepter de jouer le rocircle de lrsquoopposant Mais il faut de plus

user de ruse pour que ce dernier ne transforme pas le dialogue en une eacuteristique sans inteacuterecirct

Lrsquoironie socratique peut ainsi ecirctre deacutefinie comme lrsquoensemble des proceacutedeacutes hors du dialogue

mais qui rendent ce dialogue possible et feacutecond Le philosophe est condamneacute agrave revenir dans la

caverne pas seulement pour convaincre les autres mais pour se convaincre lui-mecircme drsquoecirctre sucircr

qursquoil ne confonde pas une ombre sensible avec une reacutealiteacute du monde intelligible Le sophiste en

vouant un culte aux ombres est le meilleur adversaire pour accomplir cette catharsis

intellectuelle

Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c]

Socrate remarque une ambivalence autour de la notion de force dans les propos de

Calliclegraves ce dernier confond laquo supeacuterieur raquo (τὸ κρεῖττον [488d]) laquo meilleur raquo (τὸ βέλτιον) et

143

laquo plus fort raquo (τὸ ἰσχυρότερον) Si la loi de nature place le pouvoir dans les mains des plus forts

alors la deacutemocratie est une eacutevolution naturelle de ce transfert de force En somme dans une

deacutemocratie il serait faux de dire que le pouvoir est deacutetenu par les faibles puisque la loi de nature

implique neacutecessairement que celui qui ait le pouvoir soit le plus fort Ainsi lrsquoordre de nature ne

peut qursquoecirctre neacutecessairement respecteacute puisque la force devient une condition a posteriori de

lrsquoapplication du pouvoir Pour le dire autrement avoir le pouvoir conduit neacutecessairement agrave ecirctre le

plus fort puisque la deacutefinition du plus fort est justement drsquoecirctre celui qui a le pouvoir La

deacutemocratie ne peut plus ecirctre le pouvoir des faibles la formule devient contradictoire

Il peut sembler ici que Socrate joue sur les mots mais cela nrsquoest pas vain Lrsquoobjectif de

Socrate contre Calliclegraves comme plus tocirct contre Gorgias et Polos est de pousser ses

interlocuteurs agrave preacuteciser le plus leur penseacutee Ainsi devient-il plus simple pour Socrate de mettre agrave

jour une contradiction dans lrsquoensemble des thegraveses de Calliclegraves

En poussant Calliclegraves agrave deacutefinir davantage sa penseacutee et plus preacuteciseacutement agrave deacutefinir avec un

maximum de rigueur son concept de force Socrate entrevoit la possibiliteacute drsquoy trouver une

contradiction pour la suite de lrsquoentretien Nous voyons comment lrsquoexercice du dialogue se

diffeacuterencie du simple discours de lrsquoorateur qui emploie des termes volontairement vagues et peu

deacutefinis afin de ne pas srsquoengager dans les conseacutequences de ses propos Ecirctre preacutecis crsquoest assumer

les conseacutequences logiques de ses propos Il faut donc parler peu mais parler bien (ce qui

srsquooppose agrave la macrologie de Polos par exemple mais pas au monologue de Socrate de la fin du

discours qui bien qursquoeacutetant parfois tregraves longs ne sont jamais trop longs selon Platon autrement

dit rien dans les propos de Socrate nrsquoest superficiel mais tout contribue soit au raisonnement en

lui-mecircme soit aux proceacutedeacutes meacuteta-dialogiques de maintien de lrsquoesprit dialectique)

Suite agrave cette remarque Calliclegraves explique que les plus forts seraient les plus laquo intelligents

et les plus courageux pour diriger une citeacute raquo (τοὺς φρονίmicroους εἰς τὰ τῆς πόλεως πράγmicroατα καὶ

ἀνδρείους [491c]) Cette intelligence comme qualiteacute agrave bien gouverner serait la raison pour

laquelle ces derniers profitent drsquoavantages dans la citeacute Agrave cela Socrate nuance le propos de son

adversaire srsquoil est eacutevident que la gouvernance revienne aux plus aptes agrave gouverner cela ne

devrait en rien justifier que ceux-ci jouissent de privilegraveges Il ne srsquoagit pas de gouverner dans son

144

inteacuterecirct personnel mais dans une perspective geacuteneacuterale dans laquo lrsquointeacuterecirct de tous raquo Entre alors une 92

nouvelle preacutecision de la part de Calliclegraves qui dans le cadre du dialogue amegravene en substance le

moyen de la reacutefutation finale (nous devons cependant rappeler combien lrsquoensemble de

lrsquoenchaicircnement du dialogue est en soi une suite neacutecessaire drsquohypothegraveses conduisant

systeacutematiquement agrave la deacutecouverte drsquoune antilogie lrsquoensemble du dialogue est le moyen de la

reacutefutation finale puisque chaque assertion repose sur la preacuteceacutedente et introduit la suivante)

Calliclegraves annonce que ceux qui gouvernent doivent jouir de privilegraveges dans la mesure ougrave il sont

laquo les plus ambitieux les plus deacutetermineacutes raquo Calliclegraves entend par lagrave que la gouvernance ne saurait

ecirctre reacuteduite agrave un simple savoir-faire il faut du deacutesir de la passion (surtout quand on pense au

contexte de la deacutemocratie atheacutenienne et de ses nombreux exemples de coups drsquoeacutetat crimes

politiques etc)

Il se fait alors de plus en plus sentir une certaine lassitude de Calliclegraves voire un

eacutenervement agrave reacutepondre aux thegraveses socratiques Ce moment nrsquoest pas anodin et si le caractegravere de

Calliclegraves preacutefigure son abandon du dialogue par la suite nous deacutesirons ici nous interroger quant

aux causes de cet eacutenervement Une observation du scheacutema dialogique est ici neacutecessaire

Calliclegraves reacutepondant aux questions poseacutees par Socrate fait des assertions Ces assertions ont pour

objectif drsquoecirctre geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre agrave mecircme de fonder une theacuteorie qui ne soit pas

restreintes agrave certaines conditions Socrate reacutecupegravere ensuite cette assertion et en teste la validiteacute

en prenant des exemples concrets Bien souvent ces exemples proviennent de la vie courante du

quotidien Le mouvement intellectuel est donc double Dans un premier temps lrsquoesprit srsquoeacutelegraveve

vers des theacuteories geacuteneacuterales (la tradition dirait des Ideacutees) puis dans un second temps lrsquoesprit

redescend et applique au reacuteel ces theacuteories Lrsquoeacutenervement de Calliclegraves survient alors quand

Socrate applique les theacuteories de son interlocuteur agrave des exemples triviaux peu glorieux Alors

que la discussion porte sur des concepts de la plus haute importante comme le bien ou le beau

Socrate confronte les theacuteories ainsi fondeacutees agrave des cas bien particuliers tels que les cordonnier ou

les malades chez le meacutedecin Il y a un retour vers le reacuteel une neacutecessiteacute pour Socrate que la

Lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral eacutevoqueacute ici par Socrate nrsquoest pas sans rappeler ce que sera le laquo bien commun raquo chez 92

Rousseau

145

penseacutee prenne place dans notre monde et ne reste pas seulement au niveau purement theacuteorique

Calliclegraves ne supporte pas ce retour vers le reacuteel et voudrait rester au plan purement speacuteculatif

Il est assez paradoxal de voir comment Platon que la tradition a deacutefini comme le penseur

du ceacuteleste celui qui pointe le ciel du doigt est en fait le philosophe du banal du vulgaire (au

sens latin) La philosophie de Platon nrsquoest pas seulement une contemplation de ce que le monde

devrait ecirctre et ce qursquoimporte comment il est mais bien la penseacutee de ce que le monde est Que

lrsquoon songe agrave Rousseau qui introduit son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute

parmi les hommes en deacuteclarant laquo Commenccedilons donc par eacutecarter tous les faits raquo (ROUSSEAU

1754) Agrave lrsquoinverse Platon pense le monde dans sa totaliteacute et dans sa reacutealiteacute La philosophie nait

chez Platon de cette friction entre lrsquoinfiniment petit et lrsquoinfiniment grand Si cette friction est

feacuteconde chez le philosophe elle est en revanche tregraves douloureuse pour son adversaire Que nous

pensions une fois encore agrave lrsquoimage de la pierre de touche pour eacutevaluer lrsquoor de lrsquoacircme de Socrate

il convient de rayer lrsquoacircme de Calliclegraves ou de supposer que celui-ci soit plus fort que Socrate

Par la suite Socrate effectue un deacutecalage profond de lrsquoaction de gouverner les autres agrave

celle de se gouverner soi-mecircme Cette ambition comme laquo volonteacute de puissance raquo pour 93

paraphraser Nietzsche nrsquoest-elle pas la preuve drsquoune incapaciteacute agrave reacutesister agrave ses deacutesirs En faisant

de cette laquo ambition raquo la qualiteacute des grands hommes Calliclegraves est dans lrsquoeacuteloge de lrsquointempeacuterance

Or il existe pour Socrate une correacutelation neacutecessaire entre tempeacuterance et justice Degraves lors crsquoest

sur ce nouveau point que la suite du dialogue portera Peut-on gouverner aux autres sans pouvoir

se gouverner soi-mecircme Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduit finalement agrave une eacutevaluation de

lrsquoheacutedonisme comme principe de vie Comme agrave plusieurs reprises dans le dialogue nous voyons

comment se dessine en toile de fond les theacutematiques centrales drsquoautres grands dialogues

theacuteoriques notamment la Reacutepublique et le Phegravedre Il srsquoagit finalement de la question morale de

toute la penseacutee platonicienne qui se pose maintenant vaut-il mieux vivre selon la raison ou selon

Lrsquoideacutee selon laquelle Calliclegraves serait lrsquoincarnation de lrsquouumlbermensch nietzscheacuteen (faisant lrsquoeacuteloge de la 93

Wille zur Macht) nrsquoest pas nouvelle Cette lecture relegraveve pourtant selon nous drsquoune approche biaiseacutee de Nietzsche Si pour se deacutepasser le surhomme doit avoir compris ce qui deacutefinit pleinement laquo lrsquohomme raquo alors il apparaicirct clairement que Nietzsche ne deacutefend en rien une orientation de lrsquoacircme vers les ἐπιθυmicroία mais bien au contraire un rapport agrave la pleine compreacutehension de soi Dans le cas du Gorgias le seul personnage proposant le deacutepassement de soi par la compreacutehension de sa nature est Socrate (Γνῶθι σεαυτόν) Nous devons cependant preacuteciser combien laquo chercher Nietzsche raquo dans Platon est anachronique

146

les deacutesirs Nous connaissons deacutejagrave la reacuteponse que le dialogue apportera il existe pour Platon une

insatiabiliteacute neacutecessaire du deacutesir Il convient alors drsquoexercer son acircme agrave respecter sa partie la plus

noble afin de privileacutegier les plaisirs intellectuels Lrsquoexercice socratique nrsquoest donc pas une simple

recherche de veacuteriteacute mais possegravede aussi mdash et surtout mdash une porteacutee peacutedagogique Bien que les

recours de cette peacutedagogie puissent sembler contre productifs chez certains interlocuteurs la

honte et lrsquoironie ont pour vocation de solliciter chez lrsquoautre lrsquoenvie de la recherche de veacuteriteacute et

lrsquoabandon (dans une certaine mesure) des plaisirs uniquement mateacuteriels mdash ou charnels ce

qursquoillustra Socrate en preacutefeacuterant connaitre lrsquoacircme drsquoAlcibiade plutocirct que son corps et idem avec le

jeune Charmide

Enfin il convient de srsquointeacuteresser au premier recours mythologique du dialogue Socrate

pour illustrer son point prend pour reacutefeacuterence la fameuse image du tonneau des Danaiumldes Le

sage est dans un eacutetat drsquoautosuffisance ses tonneaux sont toujours parfaitement pleins Agrave

lrsquoinverse lrsquohomme deacutecrit par Calliclegraves agrave cause de son ambition radicale et de son deacutesir de

puissance est condamneacute agrave remplir eacuteternellement un tonneau dont le fond est perceacute Si la

meacutetaphore ne semble pas compliqueacutee agrave comprendre dans le contexte du dialogue il nous importe

cependant de comprendre la valeur que ce mythe peut avoir dans le cheminement dialectique Il

faut drsquoailleurs commencer par le plus important Calliclegraves ne sera pas convaincu par ce mythe

Pour ce dernier le plaisir ne consiste pas dans le fait drsquoavoir des tonneaux pleins mais

dans celui de les remplir Il faut donc toujours avoir un tonneau agrave remplir sans quoi cet

laquo asceacutetisme raquo incarneacute par le sage socratique conduirait les objets inertes agrave ecirctre les plus heureux

du monde Mais si le mythe ne permet pas ici de convaincre nous voyons cependant comment ce

dernier tente de persuader Nous caracteacuterisons ce scheacutema mythologique de persuasif Ce mythe

continue lrsquoexercice dialectique car il srsquointegravegre agrave lrsquoeacutevidence dans le cours du dialogue et soutient

une argumentation (agrave lrsquoinverse des mythes drsquoHeacutesiode par exemple qui nrsquoentrent pas dans une

dialectique mais dans un reacutecit du monde) Le mythe sert ici drsquoillustration il prolonge la reacuteflexion

par une image mais ne permet pas drsquoaller plus loin En drsquoautres termes le recours au mythe nrsquoest

pas neacutecessaire sur le plan de lrsquoargumentation mais est un recours psychologique permettant

drsquoillustrer simplement ce que lrsquoesprit peut avoir du mal agrave saisir Bien sucircr toute illustration est

147

incomplegravete puisque celle-ci nrsquoest que lrsquoimage du propos Il nrsquoy a donc pas agrave proprement parler de

gain sur le plan dialectique agrave travers le recours mythologique mais sinon un effort de

repreacutesentation

Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e]

Il existe pourtant un autre niveau de recours mythologique dans les œuvres de Platon Nous

faisons maintenant une ellipse dans le dialogue et voulons nous interroger sur la signification de

lrsquoabandon de Calliclegraves et comprendre comment le mythe eacutenonceacute par Socrate agrave la fin du dialogue

est un prolongement de lrsquoeffort dialectique dans un autre registre Le fait que Calliclegraves arrecircte

lrsquoentretien ne doit pas ecirctre perccedilu comme une deacutefaite de la part de Socrate mais plutocirct comme un

eacutechec Une deacutefaite dans le cadre eacuteristique drsquoune joute implique que les thegraveses deacutefendues laissent

apparaicirctre un caractegravere paradoxal Par exemple Gorgias et Polos ont eacuteteacute deacutefaits par Socrate dans

les premiegraveres parties du dialogue En revanche un eacutechec est la conseacutequence drsquoune incapaciteacute

pour quelqursquoun deacutesireux drsquoatteindre un absolu commun agrave maintenir son interlocuteur dans cette

recherche Pour le dire autrement le deacutepart de Calliclegraves nrsquoest pas la preuve que Socrate nrsquoa pas

raison mais la preuve que Socrate ne peut plus lui faire entendre raison En se murant dans le

silence Calliclegraves utilise son dernier recours contre lrsquoargumentaire de Socrate en refusant la

leacutegitimiteacute de la rationaliteacute Calliclegraves nrsquoest pas silencieux face agrave la personne de Socrate mais

plutocirct face au λόγος comme principe de raisonnement Il nrsquoest donc plus possible pour Socrate

drsquoappuyer davantage son argumentation sur des principes logiques

La position de Socrate est alors deacutelicate Drsquoune part le raisonnement en lui-mecircme est deacutejagrave

termineacute Les objectifs theacuteoriques ont eacuteteacute atteints et la deacutemonstration semble prouver que selon

tous les points de vue la rheacutetorique se doit de se subordonner agrave la justice (il est donc impossible

que la rheacutetorique dans son eacutetat actuel relegraveve drsquoun quelconque savoir mais bien plutocirct de la

flatterie) Drsquoautre part Calliclegraves refuse de continuer le dialogue or Gorgias et Polos ont eux

aussi deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutes On pourrait alors croire que Socrate pourrait simplement savourer sa

victoire et en rester lagrave Au contraire la reacuteaction de Calliclegraves est un problegraveme de taille pour

Socrate Cet acte de violence vient mettre un terme au dialogue et donc agrave la dialectique comme

moyen de recherche drsquoun absolu commun Il ne peut plus y avoir drsquoabsolu commun lorsque lrsquoon

148

est seul Si la deacutemonstration de Socrate est valide il nrsquoen reste pas moins que la recherche

dialectique de veacuteriteacute nrsquoest pas alleacutee jusqursquoau bout crsquoest-agrave-dire jusqursquoagrave lrsquoacceptation par

lrsquointerlocuteur de Socrate de la justesse de ses thegraveses Au contraire Calliclegraves est dans le rejet pur

et simple du travail accompli Le simple fait que le dialogue continue encore avec Socrate seul

simulant la suite drsquoun dialogue en faisant agrave la fois les questions et les reacuteponses prouve combien

pour ce dernier lrsquoexercice du dialogue deacutepasse la simple eacuteristique

Socrate ne propose cependant pas un exercice solitaire Il demande agrave lrsquoensemble de

lrsquoauditoire de lrsquoarrecircter pour lui signaler tout problegraveme ou invraisemblance dans son raisonnement

mdash ceci rendant drsquoailleurs les transitions entre les interlocuteurs successifs possibles (Polos reacuteagit

apregraves Gorgias Calliclegraves srsquoindigne apregraves Polos) Il srsquoagit ici de ce que nous pourrions appeler le

caractegravere neacutecessairement intersubjectif de la recherche de veacuteriteacute Socrate entame alors son

protreptique sous forme de profession de foi puis par un ultime recours au mythe Le terme

protreptique nrsquoest pas un choix anodin il marque la fin de la rationaliteacute du discours Il ne srsquoagit

plus de convaincre mais de persuader En rejetant le discours Calliclegraves a rejeteacute la rationaliteacute

Socrate deacutecide alors de continuer dans un autre registre celui de la persuasion par les sentiments

Crsquoest dans ce cadre protreptique de lrsquoexhortation agrave la vie philosophique que le dernier mythe

srsquoinscrit Le passage eschatologique preacutesenteacute comme hypotheacutetiquement vrai (puisque Socrate y

croit tout en sachant que Calliclegraves lrsquoentendra comme une simple fable) arrive pour ponctuer un

moment drsquoinvitation agrave lrsquointrospection cherchant agrave eacutebranler les sensibiliteacutes

Socrate propose ici drsquoenjamber le passage du λόγος si difficile agrave faire accepter agrave Calliclegraves

en lrsquoinvitant directement agrave entrevoir le plus haut niveau de lrsquoecirctre ougrave siegravege la justice deacutecoulant

directement du bien Agrave ce niveau de compreacutehension le recours au λόγος nrsquoest pas neacutecessaire

crsquoest pour cela que le discours ne peut se faire que sous forme drsquoimages afin drsquoaller directement

toucher lrsquoimaginaire de son interlocuteur Apregraves avoir fait une analyse psychologique de son

interlocuteur Socrate parvient agrave visualiser le lieu du bloquage empecircchant Calliclegraves de

reconnaitre pleinement une justice deacutecoulant du bien Socrate propose donc par le biais du

mythe de contourner ce mur symbolique Calliclegraves est prisonnier du monde des deacutesirs en

preacutesentant agrave Calliclegraves une image de ce que peut ecirctre le bien Socrate y voit le moyen de susciter

149

en lui le deacutesir de justice car lrsquoimage est le vecteur privileacutegieacute des deacutesirs Le mythe nrsquoest pas une

simple illustration du propos Cette fois il ne srsquoagit plus de penser (saisir) lrsquoanhypotheacutetique mais

de le vivre (dimension soteacuteriologique) Ici le mythe nrsquoa pas pour vocation agrave deacutepasser une aporie

mais agrave convertir les acircmes de ses interlocuteurs de nrsquoimporte quel moyen Si le protreptique

semble appartenir au registre des sophistes il nrsquoen est rien Et crsquoest parce que le mythe veut

convertir qursquoil nrsquoest jamais utiliseacutes avec les deacutejagrave convertis crsquoest-agrave-dire les Eacuteleacuteates Ainsi dans le

Parmeacutenide le Sophiste ou encore le Politique il nrsquoest pas neacutecessaire de recourir au mythe

puisque les deux interlocuteurs sont deacutejagrave convaincus du bien fondeacute de la recherche

150

VI CONCLUSION

Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme

Nous lrsquoavons vu agrave plusieurs reprises il est difficile de reacuteduire le systegraveme de Platon agrave un

ensemble de thegraveses sorties de tout contexte Agrave chaque interlocuteur il y aura une discussion et

quand bien mecircme le sujet serait identique entre deux dialogues crsquoest le rapport agrave lrsquoadversaire qui

faccedilonne les propos tenus par Socrate Reacutesultant agrave la fois drsquoune strateacutegie dialogique mais aussi

drsquoune eacutetude psychologique et du contexte de narration la progression du dialogue nrsquoest jamais

lineacuteaire Il faut parfois observer une longue digression avant de retrouver le cours du dialogue

comme nous lrsquoavons vu dans le Sophiste par exemple et dans drsquoautres cas la suite des

interlocuteurs peut mecircme faire changer la nature du dialogue mdash ce que nous avons illustreacute agrave

travers notre eacutetude du Gorgias Enfin le mythe peut parfois ecirctre utiliseacute pour illustrer une position

trop complexe agrave saisir uniquement par la raison ou parfois encore pour continuer de convaincre

lrsquoadversaire lorsque celui-ci semble refuser de continuer le dialogue selon une progression

purement rationnelle Cependant la plupart de ces divergences reacutesultent avant tout du type

drsquoadversaires preacutesents durant la joute Il convient donc lors de la lecture de faire un effort

drsquoanalyse de contexte que Platon nous donne agrave travers la theacuteacirctraliteacute du dialogue (plaisanteries

ironie sentiment de honte etc)

Le second point certainement le plus important de lrsquoensemble de ce travail est le fait que

le dialogue ne soit pas un simple choix de repreacutesentation litteacuteraire mais est un veacuteritable exercice

dont les reacutesultats ne peuvent pas ecirctre connus agrave lrsquoavance Contre Vlastos nous avons agrave plusieurs

reprises appuyeacute cette ideacutee selon laquelle lrsquoissue ne doit pas ecirctre consideacutereacutee comme certaine degraves le

deacutebut du dialogue et que Socrate ne ferait que promener mdash voire manipuler mdash ses interlocuteurs

afin de deacutefendre son propre point (une crypto-penseacutee platonicienne) Au contraire le dialogue se

fait toujours agrave deux (ou plus) et ce que Socrate annonce est toujours le fruit drsquoun rapport de force

entre les diffeacuterents participants du dialogue Notre outil repreacutesentatif est ainsi un meacutelange entre le

caractegravere tabulaire de la joute et lrsquoaspect arborescent drsquoun projet plus profond

151

Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees

Nous nous interrogions initialement sur deux aspects qui nrsquoen forment en reacutealiteacute qursquoun

seul quelle est la nature reacuteelle de la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon et

secondement comment cette dialectique est agrave lrsquoorigine de nombreuse mauvaises interpreacutetation

dans les œuvres de Platon Notre question initiale eacutetait de savoir srsquoil existait une deacutemarcation

claire et preacutecise entre des moments dialectiques et le cours du dialogue Nous nous demandions

si pareille dichotomie reposait sur une reacutealiteacute deacutejagrave preacutesente dans lrsquoesprit de lrsquoauteur ou si celle-ci

eacutetait uniquement le fruit drsquoune interpreacutetation posteacuterieure Le dernier moment de notre reacuteflexion

portait sur la distinction entre les deux figures primordiales du deacutebat le philosophe et le

sophiste Socrate face agrave Gorgias Durant notre travail nous avons agrave plusieurs reprises eacutevoqueacute des

similitudes dans la pratique des joutes oratoires entre philosophes et sophistes Notre deuxiegraveme

moment se terminait drsquoailleurs par cette interrogation cruciale la veacuteriteacute comme strateacutegie

gagnante nrsquoeacuteradique-t-elle pas toute eacuteventualiteacute de diffeacuterentiation entre le philosophe et le

sophiste Ce ne fut qursquoau terme drsquoune eacutetude plus approfondie sur les diffeacuterences de viseacutee entre

sophistes et philosophes que nous sommes parvenus agrave eacutevoquer la finaliteacute dudit exercice comme

critegravere de deacutemarcation fiable entre une dialectique philosophique en quecircte de veacuteriteacute et une

sophistique eacuteristique purement agonistique simplement reacutegie par le deacutesir de vaincre

Chez Platon la philosophie ne se reacutesume pas agrave des thegraveses abstraites que lrsquoon pourrait

deacutefendre de maniegravere totalement exteacuterieure agrave sa propre personne Au contraire il nrsquoy a en

philosophie que de lrsquoad hominem pour la simple raison que la philosophie est avant tout un choix

de vie un engagement dans lrsquoecirctre et dans la citeacute Le dialogue est lrsquounique moyen de jouer (agrave

entendre ici au sens theacuteacirctral) les ideacutees mais aussi les hommes qui les deacutefendent La dialectique de

Socrate nrsquoest pas une simple confrontation drsquoideacutees agrave lrsquoimage des joutes mais un combat entre

des hommes pour ce qursquoils sont ce qursquoils incarnent et ce pour quoi ils se deacutefendent En cela la

philosophie de Platon est toute entiegravere tourneacutee vers la probleacutematique politique Ecirctre philosophe

crsquoest deacutepasser sa condition agrave la fois pour soi mais aussi pour sa citeacute Tout comme lrsquohomme a un

devoir de connaitre le philosophe a un devoir de retourner dans la caverne pour deacutenoncer les

152

ombres Le philosophe est cette torpille deacutecrite dans le Meacutenon qui jouera son rocircle jusqursquoagrave la fin

quand bien mecircme cette fin devrait ecirctre la mort

Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel

Ce travail nous a permis drsquoadopter un regard diffeacuterent sur la dialectique platonicienne agrave la

fois en ce qui concerne sa meacutethode mais aussi dans ses perspectives Cependant un sujet

primordial nrsquoa pas mdash ou peu mdash eacuteteacute abordeacute durant nos recherches celui de la nature de

lrsquoanhypotheacutetique platonicien Plus haut degreacute de lrsquoecirctre connaissance ultime lrsquoanhypotheacutetique est

ce qui vient avant mecircme les principes matheacutematiques Agrave lrsquoeacutevidence il eut eacuteteacute maladroit et vain

de tenter drsquointeacutegrer une eacutetude sur lrsquoanhypotheacutetique dans le cadre de notre travail dont la

theacutematique preacutesentait deacutejagrave un spectre large en tentant de syntheacutetiser agrave la fois les aspects

dialogiques et les perspectives meacutetaphysiques de la meacutethode dialectique Neacuteanmoins nous ne

pouvons passer sous silence la neacutecessiteacute intellectuelle qui srsquoimposerait maintenant agrave nous et

invitons le lecteur agrave se demander si cet anhypotheacutetique est ou nrsquoest pas un savoir de nature

propositionnel Est-il possible selon Platon drsquoeacutenoncer agrave la maniegravere laquo sujet - copule - preacutedicat raquo un

savoir anhypotheacutetique Nous ne pouvons reacutepondre agrave cette question mais pensons qursquoune lecture

attentive du Timeacutee serait inteacuteressante agrave ce titre et permettrait de preacutetendre agrave une vision coheacuterente

de lrsquoensemble du systegraveme ontologique platonicien En effet nous avons choisi de nous

concentrer de maniegravere quasi exclusive sur la part eacuteleacuteate de la penseacutee platonicienne sans entrer

dans le deacutetail de son heacuteritage pythagoricien Cela repreacutesenterait une autre eacutetude agrave laquelle ce

travail aura servi drsquointroduction

153

REacuteFEacuteRENCES

Les textes de reacutefeacuterence sont seacutepareacutes en deux parties les reacutefeacuterences primaires sont

lrsquoensemble des œuvres citeacutees dans notre travail Les reacutefeacuterences secondaires constituent les autres

œuvres neacutecessaire agrave lrsquoeacutelaboration de notre travail mais jamais directement citeacutees

Primaires

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Buchgesellschaft Ruumlckert H 2001 laquo Why Dialogical Logic raquo dans H Wansing

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MARION M 2008 laquo Why Play Logical Games raquo in O Majer A-V Pietarinen and T

Tulenheimo (eds) Games Unifying Logic Language and Philosophy Dordrecht

Springer 3-26

MARION M 2011 laquo Game Semantics and the Manifestation Thesis raquo dans M Marion G

Primiero amp S Rahman (dir) The Realism-Antirealism Debate in the Age of Alternative

Logics Dordrecht Springer 151-180

MARION M 2013 laquo Republic and the Elenchus raquo In Dialogues on Platos Politeia (Republic)

Selected Papers from the of the Ninth Symposium Platonicum L Brisson amp N Notomi

(eacuted) Sankt Augustin Academia Verlag 283-287

MARION M amp H RUumlCKERT 2013 laquo Aristotle on Universal Quantification A Study from the

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SLOMKOWSKI P 1997 Aristotlersquos Topics Leiden Brill

SMITH R 1989 Aristotle Prior Analytics Indianapolis IN Hackett

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VLASTOS G 1967 laquo Zeno of Elea raquo dans P Edwards (dir) The Encyclopedia of Philosophy

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Dictionnaires vocabulaires et grammaires

BAILLY A 1901 Abreacutegeacute du dictionnaire grec-franccedilais Hachette Paris

DAIN A 1963 Grammaire grecque ERagon Paris

LALANDE Andreacute 2010 Vocabulaire technique et critique de la philosophie PUF Paris

MORFAUX Louis-Marie 1999 Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines Armand

Collin Paris

Traductions

BODEacuteUumlS R 2004 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque Flammarion Paris

BRISSON L 2008 Platon œuvres complegravetes Flammarion Paris

CANTO-SPERBER M 2003 Platon Gorgias Flammarion Paris

CHAMBRY E et COUSIN V 2012 Platon - Oeuvres Complegravetes Editions la Bibliothegraveque

Digitale

GENAILLE R 1965 Diogegravene Laeumlrce Vie doctrines et sentences des philosophes illustres

Garnier-Flammarion Paris

LAFFITTE J-P et J 2007 Platon Gorgias Nathan Paris

MEUNIER M 1960 Platon Phegravedre ou de la beauteacute des acircmes Albin Michel Paris

PELLEGRIN P 2014 Aristote œuvres complegravetes Flammarion Paris

159

TABLE DES MATIEgraveRES

Reacutesumeacute ii

Abstract ii

Avant-propos iv

Format des citations viii

Remerciements ix

Index des figures x

Sommaire xi

I INTRODUCTION 1 1 Probleacutematique 1

Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne 1

Le caractegravere aporeacutetique 2

Le postulat theacuteacirctral 4

Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge 5

2 Meacutethodologie 9

De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques 9

Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique 12

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 14 Socrate joue les beacuteotiens 14

1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide 16

La notion drsquoobstacle interpreacutetatif 16

Lrsquoobstacle historiographique 17

Subjectiviteacute de la traduction 19

Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation 21

Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute 22

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon 24

Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon 24

Vlastos et le raisonnement apagogique 26

Critique de la position de Vlastos 29

Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon 33

3 La meacutethode eacuteleacuteate 36

160

Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide 36

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique 40

Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide 44

Le laquo parricide raquo du Sophiste 48

Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie 51

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 53 Dialogue dialectique et joute 53

1 La dialectique chez Aristote 57

Aristote pegravere de la logique 57

Opposition entre Topiques et Analytiques 58

La connaissance des principes premiers 63

La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne 64

2 La dialectique comme enreacutegimentation 67

Le tableau de pointage 67

Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate 69

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux 73

Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante 73

Questionneur et Reacutepondant 74

Repreacutesentation tabulaire 76

Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique 78

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 80 Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes 80

1 Contexte drsquoapparition de la dialectique 83

Rationalisme et antirationalisme 83

La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle 84

2 La figure du sophiste 90

Le personnage du Gorgias 90

Politique et rapport aux autres une affaire de contexte 93

Le deacutesir de connaissance du philosophe 97

La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique 100

161

V EacuteTUDES DE CAS 107 Lrsquoeacutepreuve du dialogue 107

1 Gorgias nature de la rheacutetorique 109

Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e] 109

Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e] 114

Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b] 117

Question sur le principe du tiers exclu 122

2 Polos et Socrate mesures et morale 126

De Gorgias agrave Polos [461b - 466a] 126

Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b] 130

Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes 133

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue 141

La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d] 141

Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c] 143

Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e] 148

VI CONCLUSION 151 Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme 151

Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees 152

Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel 153

REacuteFEacuteRENCES 154 Primaires 154

Secondaires 157

Table des matiegraveres 160

162

Page 5: PLATON : THÉÂTRE ET PHILOSOPHIE · 2018. 1. 2. · Platon un mystique et l’on trouve cela très joli d’imaginer que la philosophie se développe comme un poème. Et ainsi, doucement,

Jean-Franccedilois Pradeau et de nombreux autres Au deacutetour drsquoune introduction au Parmeacutenide on se

surprend agrave ecirctre seacuteduit par certains propos on recircve drsquoune crypto-cosmologie drsquoune ontologie preacute-

chreacutetienne drsquoune monde des Ideacutees agrave lrsquoimage du Jardin drsquoEacuteden Et lrsquoon commence

progressivement agrave ne plus lire mais agrave deacutesirer le texte Platon serait drsquoailleurs bien plus plaisant

srsquoil avait conceptualiseacute ensemble εἶδος et ἰδέα On cherche agrave plaire on joue sur les mots on

ajoute ccedilagrave et lagrave des majusculeshellip Bref on ne commente plus lrsquooriginal grec mais deacutejagrave une

traduction Fait-on encore de la philosophie Et comme Ulysse lrsquoon pense chaque jour ecirctre

heureux dans un fantastique festin le banquet est gargantuesque les commentaires sont bien

dodus regorgent de belles ideacutees mais degraves lors que le soleil est derriegravere lrsquohorizon on pleure face

au rivage en repensant agrave ce royaume lointain Ce royaume ougrave attend patiemment celle que lrsquoon a

laisseacutee au deacutebut de ce peacuteriple Le roi drsquoIthaque lrsquoappelle Peacuteneacutelope nous lrsquoappelons laquo veacuteraciteacute raquo

Que dit-on encore de vrai sur ces textes incapables de se deacutefendre par eux-mecircmes Dans

lrsquoOdysseacutee il faudra lrsquoaide des dieux pour que le heacuteros reprenne la mer ici-bas les dieux se font

bien discrets Tout au mieux une Muse apparaicirct quelques fois mais lagrave encore elle est le plus

souvent muette

Que le lecteur se rassure nous nrsquoavons fait qursquoune courte escale sur lrsquoicircle drsquoOgygie et

avons mecircme refuseacute lrsquoimmortaliteacute proposeacutee par la deacuteesse Le travail suivant srsquoil preacutesente des

caracteacuteristiques diverses et eacuteparses ne relegraveve que drsquoune seule volonteacute apporter un regard neuf et

original sur la meacutethode dialectique telle que Platon nous la preacutesente Puisse-t-il servir cette

cause

v

Ποτὲ αὐτῆς ἐν ἀγορᾷ καὶ θοἰμάτιον περιελομένης συνεβούλευον οἱ γνώριμοι χερσὶν ἀμύνασθαι laquo Νὴ Δί εἶπεν ἵν ἡμῶν πυκτευόντων ἕκαστος ὑμῶν λέγῃ εὖ Σώκρατες εὖ Ξανθίππη raquo

Un autre jour en pleine place elle lui avait arracheacute son manteau et ses amis lui conseillaient de la punir par quelques gifles laquo Par Zeus dit-il pour que nous nous battions agrave coups de poings et que chacun drsquoentre vous crie laquo Vas-y Socrate vas-y Xanthippe raquo

DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie doctrines et sentences des philosophes illustres II 5

vi

vii

FORMAT DES CITATIONS

Toutes les citations de textes grecs utiliseacutees dans notre travail proviennent de la banque de

donneacutees du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig

Nous faisons coiumlncider chaque passage en langue originale avec sa traduction franccedilaise

Afin drsquoeacuteclairer le lecteur sur les choix de traduction nous augmentons la graisse de la police des

mots importants Agrave chaque groupe de mots mis en emphase dans la langue originale correspond

un groupe de mots mis en emphase dans la traduction franccedilaise selon lrsquoexemple suivant

Τὰ ζῷα τρέχει

Les animaux courent

(AUTEUR Œuvre Section du passage)

Les fragment drsquoHeacuteraclite sont eacuteparses agrave travers lrsquoensemble de la litteacuterature Nous

donnerons dans nos citations le numeacutero du fragment issu du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig puis

en bas de page la reacutefeacuterence textuelle drsquoougrave est issu ce fragment

Concernant les traductions du grec nous avons systeacutematiquement pris le parti de la fideacuteliteacute

aux mots grecs et ne lrsquoavons modifieacutee que pour en rendre le reacutesultat intelligible Nous avons

pleinement conscience que le reacutesultat en franccedilais est parfois drsquoune piegravetre qualiteacute litteacuteraire Le

lecteur nous pardonnera en gardant agrave lrsquoesprit la ceacutelegravebre formule parfois attribueacutee au poegravete

Charles Baudelaire laquo Une traduction est semblable agrave une femme si elle est belle sans doute

nrsquoest elle pas fidegravele raquo

Les citations plus modernes (article monographie etc) suivent le format Chicago-Style

(AUTEUR date page) Les reacutefeacuterences complegravetes se trouvent agrave la fin de notre travail dans la

section REacuteFEacuteRENCES

viii

REMERCIEMENTS Ce travail est le fruit drsquoune vaste reacuteflexion que je conduisis pendant pregraves de trois ans je

ne peux que remercier mon directeur Benoicirct Castelneacuterac ainsi que Mathieu Marion sans qui ce

travail nrsquoaurait jamais vu le jour Le premier fut un guide hors pairs patient et toujours de bon

conseil Le second agrave travers son seacuteminaire agrave Montreacuteal donna agrave mon travail un fantastique eacutelan

Je pense dans un deuxiegraveme temps agrave mon professeur de philosophie de lrsquoAntiquiteacute et

professeur de grec ancien Jean-Joeumll Duhot qui suscita en moi un immense inteacuterecirct pour la

philosophie grecque lors de mes eacutetudes agrave lrsquoUniversiteacute Lyon 3 Jean Moulin Il mrsquoeacutevita ainsi une

eacuteventuelle passion pour la transsubstantiation ou tout autre sujet de meacutetaphysique meacutedieacutevale et

je ne peux que lui en ecirctre greacute

Jrsquoadresse enfin toute ma tendresse agrave ma famille ainsi qursquoagrave mon amie pour leur soutien

inconditionnel

ix

INDEX DES FIGURES

Fig 1 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon selon le modegravele de Vlastos 28

Fig 2 Double neacutegation dans les logiques classique et intuitionniste 30

Fig 3 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon proposeacutee 34

Fig 4 Repreacutesentation logique du deuxiegraveme fragment de Parmeacutenide 37

Fig 5 Repreacutesentation dialogique du principe de non-contraction 76

Fig 6 Repreacutesentation dialogique de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 77

Fig 7 Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent et neacutegation du conseacutequent 77

Fig 8 Table de veacuteriteacute de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 78

Fig 9 Arborescence dialogique semi-contradictoire 102

Fig 10 Arborescence dialogique contradictoire 103

Fig 11 Sortie drsquoune arborescence dialogique contradictoire 104

Fig 12 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias 1 [449a - 452e] 116

Fig 13 Critique de Gorgias par Socrate [451e - 452e] 117

Fig 14 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias [457a - 461a] 120

Fig 15 Table de veacuteriteacute du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122

Fig 16 Arbre du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122

Fig 17 Repreacutesentation arborescente du problegraveme de lrsquoinjustice 138

x

SOMMAIRE

I INTRODUCTION 1 Probleacutematique

2 Meacutethodologie

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon

3 La meacutethode eacuteleacuteate

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 1 La dialectique chez Aristote

2 La dialectique comme enreacutegimentation

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 1 Contexte drsquoapparition de la dialectique

2 La figure du sophiste

V EacuteTUDES DE CAS 1 Gorgias nature de la rheacutetorique

2 Polos et Socrate mesures et morale

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue

VI CONCLUSION

REacuteFEacuteRENCES

xi

I INTRODUCTION

1 Probleacutematique

Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne

Une main est tendue vers le ciel Lrsquoautre tient la ciguumle sans mecircme daigner la regarder Oui

il va la boire cette coupe mais avant une derniegravere fois continuons agrave discuter Parlons de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme un dernier mythe eschatologique avant de partirhellip Les autres autour

baissent les yeux Le paradoxe est agrave son paroxysme crsquoest en mourant maintenant qursquoil devient

immortel Et jusqursquoagrave ses derniegraveres secondes Socrate megravene la discussion

Lorsque que le chercheur travaille sur les diffeacuterentes œuvres drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute le

deacutesir premier semble consister agrave trouver un systegraveme coheacuterent dans lrsquoensemble de son œuvre

laquelle ne se reacuteduisant souvent qursquoagrave quelques fragments En croisant ses sources le philosophe

tente ainsi de mettre agrave jour lrsquouniteacute fondatrice agrave lrsquoorigine de lrsquoensemble de la reacuteflexion Le

chercheur est agrave cet instant dans une posture proche du matheacutematicien qui face agrave un nuage de

points tenterait de retracer la courbe pour en retrouver lrsquoeacutequation unique Dans le cas du corpus

platonicien le problegraveme est tout autre Lagrave ougrave certains ne nous laissegraverent que quelques mysteacuterieux

passages Platon confia aux acircges la totaliteacute de sa prolifique œuvre La recherche drsquouniteacute ne

consiste alors plus agrave combler les trous par des speacuteculations mais bien au contraire agrave articuler

ensemble une immense quantiteacute drsquoinformations semblant parfois contradictoires

Bien que la preacutesence du personnage de Socrate apparaisse comme un leitmotiv fiable 1

nous ne pouvons cependant parler drsquouniteacute des thegraveses socratiques Il faut chercher cette uniteacute du

cocircteacute de la forme plutocirct que de fond Par delagrave les sujet abordeacutes ainsi que les thegraveses deacutefendues

lrsquoensemble de ces œuvres sont toutes des illustrations drsquoune certaine puissance de dialoguer Le

dialogue prend place avec le personnage de Socrate ce dernier rencontre divers personnages a

priori persuadeacutes de lrsquoinfaillibiliteacute de leur science Socrate leur fait alors prendre conscience des

bornes de leurs connaissances Ceci passe par la mise en eacutevidence de limites inheacuterentes aux

Socrate est preacutesent dans tous les dialogues de Platon hormis Les Lois1

1

deacutefinitions des notions formuleacutees par ces personnages (lrsquoamitieacute lrsquoamour le beau le juste la

tempeacuterance etc) En partant drsquoune thegravese de deacutepart Socrate propose le plus souvent drsquoarriver agrave la

preuve de lrsquoimpossibiliteacute de soutenir la thegravese initiale Ainsi lrsquoincapaciteacute agrave deacutefinir un terme est un

excellent moyen de voir que lrsquoon ne le comprend pas entiegraverement

Cette meacutethode drsquoexamen nrsquoest pourtant le sujet principal drsquoaucun dialogue certes elle est

un outil systeacutematiquement employeacute mais nrsquoest que vaguement deacutefinie De la mecircme maniegravere

chez les commentateurs y compris de nos jours elle reste une notion relativement peu eacutetudieacutee

pour elle-mecircme Elle demeure le plus souvent consideacutereacutee comme compreacutehensible en soi et ne

requeacuterant pas drsquoeacutetudes approfondies et lrsquoattention des commentateurs se porte bien souvent plus

sur le contenu des argumentations que sur leur fonctionnement

Le caractegravere aporeacutetique

Mecircme si le dialogue en tant que tel nrsquoest jamais le sujet drsquoune des œuvres de Platon nous

devons tout de mecircme remarquer que certains passages font reacutefeacuterence agrave cette meacutethode

Οὐκοῦν καὶ ὅτι ἡ τοῦ διαλέγεσθαι δύναμις μόνη ἂν φήνειεν [αὐτὸ τὸ ἀληθές] ἐμπείρῳ ὄντι ὧν νυνδὴ διήλθομεν ἄλλῃ δὲ οὐδαμῇ δυνατόν

Et aussi que la puissance de dialoguer peut seule faire apparaicirctre [le vrai lui-mecircme] agrave un individu ayant fait lrsquoexpeacuterience des sciences que nous venons de parcourir mais que par aucune autre [puissance] ce ne serait pas possible

(PLATON Reacutepublique VII 533a) 2

Dans la philosophie platonicienne lrsquoobjectif absolu du philosophe est clairement drsquoatteindre la

veacuteriteacute la puissance du dialogue est pour le philosophe lrsquooutil pour atteindre cette derniegravere Le

dialogue devrait conduire en se focalisant sur une notion donneacutee agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute

Force est de constater que cela ne semble pas ecirctre le cas Bien au contraire le corpus platonicien

ne laisse entrevoir le plus souvent que des reacutefutations de thegraveses des opinions divergeant drsquoun

dialogue agrave un autre et surtout des paradoxes et des apories

Laporie est une fin sans reacuteponse satisfaisante cela se remarque aux derniegraveres lignes du

dialogue ainsi qursquoagrave lambiance ressentie En effet hormis dans le Parmeacutenide il nexiste aucun

Sauf indication contraire les traductions grecques seront reacutealiseacutees par nos soins2

2

dialogue se terminant de faccedilon positive par une confirmation deacutefinitive de la veacuteriteacute de la

conclusion Au mieux un consensus provisoire mais dont le caractegravere absolu ne semble pas

veacuteritablement acquis Le dialogue serait dans ce cas un bien mauvais moyen drsquoobtenir un savoir

srsquoil ne pouvait apporter qursquoune connaissance neacutegative des choses Le raisonnement de Socrate le

rend certes capable de dire ce qursquoune notion nrsquoest pas mais il est en revanche incapable

drsquoeacutenoncer clairement et de faccedilon consistante agrave travers le corpus ce qursquoelle est ce problegraveme

nous lui donnons le nom drsquoapophatisme dialectique De plus tel que le dit Platon le dialogue 3 4

nrsquoest pas une puissance ou capaciteacute parmi drsquoautres mais la laquo seule raquo (microόνη id [533a]) meacutethode

srsquooffrant au philosophe en quecircte de veacuteriteacute Lrsquoeacuteventualiteacute selon laquelle lrsquoart du dialogue ne serait

qursquoune meacutethode incomplegravete parmi drsquoautres nrsquoest donc pas envisageable car il nrsquoexiste pour

Platon aucun autre moyen drsquoatteindre la veacuteriteacute

Pour deacutepasser ce paradoxe de lrsquoapophatisme dialectique (crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute

reacutecurrente pour la meacutethode du dialogue drsquoavoir un jugement positif sur le reacuteel tout en eacutetant

pourtant la seule meacutethode capable drsquoen rendre raison selon Platon) nous pouvons orienter notre

recherche vers la meacutethode telle que deacutefinie par Socrate la maiumleutique Ce dernier explique agrave

quelques reprises que son art est similaire agrave celui de sa megravere lrsquoart de la sage-femme 5

Εἶτα ὦ καταγέλαστε οὐκ ἀκήκοας ὡς ἐγώ εἰμι ὑὸς μαίας μάλα γενναίας τε καὶ βλοσυρᾶς Φαιναρέτης [hellip] Ἆρα καὶ ὅτι ἐπιτηδεύω τὴν αὐτὴν τέχνην ἀκήκοας

Pauvre innocent est-ce que tu ignores que je suis fils dune sage-femme tregraves habile et renommeacutee Pheacutenaregravete [hellip] Nrsquoas tu pas aussi entendu que jexerce le mecircme art

(PLATON Theacuteeacutetegravete 149a)

Socrate fait accoucher laquo les acircmes raquo (τὰς ψυχὰς id [150a]) Son travail consiste ensuite agrave

examiner si lrsquoecirctre enfanteacute est plein de laquo fausseteacute raquo (ψεῦδος) ou de laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθές) Le

Lrsquoapophatisme est un terme reacutefeacuterant de faccedilon quasi exclusive agrave la theacuteologie neacutegative Nous voulons ici 3

retrouver le sens premier du verbe ἀπόφηmicroι laquo je nie raquo nous prendrons ce mot sans aucune acceptation theacuteologique

Dialectique est agrave comprendre ici comme lrsquoadjectif propre au dialogue4

Dans le sens de la τέχνη grecque5

3

dialogue nrsquoapporterait dans ce cas aucun savoir mais permettrait de controcircler les savoirs acquis

Cependant nous ne faisons ici que deacuteplacer le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique Si la

maiumleutique est lrsquoart drsquoaccoucher les esprits il apparaicirct clairement dans les dialogues que la

maiumleutique socratique est bien souvent steacuterile en termes de contenu elle nrsquoaccouche drsquoaucune

deacutefinition deacutefinitive mais elle eacutenonce et controcircle les hypothegraveses

Le postulat theacuteacirctral

Le lecteur pourra preacutetendre que cela ne repose que sur la contingence des rencontres et

que si Socrate avait eu de la chance il aurait pu trouver un interlocuteur susceptible drsquoenfanter

Cela va alors agrave lrsquoencontre drsquoun aspect fondamental du dialogue un choix litteacuteraire de

repreacutesentation Un dialogue est en soi une production drsquoordre theacuteacirctral il y a des personnages

des tirades (i e le texte prononceacute) un cadre spatio-temporel des deacutecors et des indications

sceacuteniques Lrsquoensemble de ce qui gravite autour des tirades des personnages nous lrsquoappelons

theacuteacirctraliteacute Dans une piegravece de theacuteacirctre la theacuteacirctraliteacute se compose donc de tout ce qui relegraveve de la

mise en scegravene tout ce qui nrsquoest pas prononceacute dans les tirades des personnages Cela ne veut pas

dire pour autant que la theacuteacirctraliteacute ne deacutepend que du metteur en scegravene le texte lui-mecircme contient

deacutejagrave de la theacuteacirctraliteacute il srsquoagit entre autres des didascalies Une didascalie ou indication

sceacutenique est un enseignement contextuel Il ne srsquoagit pas drsquoune tirade mais elle fait pourtant 6

partie du texte de lrsquoœuvre La theacuteacirctraliteacute ne srsquoexprime donc pas uniquement dans la

repreacutesentation mais aussi dans le texte

Nous formulons alors ainsi ce que nous appelons le laquo postulat theacuteacirctral raquo le personnage de

Socrate est un archeacutetype il ne sagit pas dune histoire reacuteelle Socrate pourrait juste sappeler laquo Le

philosophe raquo de la mecircme maniegravere que Platon incarne parfois les thegraveses de Parmeacutenide et de

Zeacutenon en laquo lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Nous sommes dans la repreacutesentation de personnages

caracteacuteristiques En cela lœuvre de Platon tend agrave luniversaliteacute de son discours car au dessus de

la relativiteacute du contexte demeure de faccedilon transcendante un appel agrave luniversel

Lrsquoeacutetymologie de didascalie est drsquoailleurs διδασκαλία signifiant enseignement6

4

Aux questions du caractegravere aporeacutetique des dialogues ainsi que de la steacuteriliteacute de la

maiumleutique nous devons alors affronter un problegraveme drsquoampleur Il ne devient plus possible de

justifier lrsquoabsence de reacuteponse par un simple manque de chance Nous partons du principe que

Platon est maicirctre agrave bord et que le corpus dont nous sommes en possession est suffisamment

complet pour que la repreacutesentation de la dialectique nrsquoy soit pas tronqueacutee La meacutethode socratique

chez Platon est supposeacutee apporter des veacuteriteacutes alors qursquoelle ne semble dans les faits que mettre en

eacutevidence lrsquoerreur et ne conclure que par des apories ou des invitations agrave continuer le travail 7

Quelle est lrsquoorigine de cet eacutecart entre lrsquoobjectif et le reacutesultat de la recherche de veacuteriteacute chez

Socrate Nous pouvons nous demander srsquoil srsquoagit soit drsquoun effet neacutecessaire de la dialectique

auquel cas elle ne serait qursquoun outil intermeacutediaire mais incomplet soit que la dialectique est

victime drsquoune reacutealiteacute transcendante et alors le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique viendrait

drsquoun apophatisme ontologique crsquoest-agrave-dire que lrsquoon ne pourrait rien dire sur lrsquoecirctre de faccedilon

positive chez Platon 8

Dans cette derniegravere eacuteventualiteacute comme dans la premiegravere si la veacuteriteacute nrsquoest pas accessible au

moyen de la dialectique quelle serait alors reacuteellement la nature de lrsquoexercice dialectique pour

Socrate sinon un jeu consistant agrave trouver des contradictions et agrave reacutefuter des adversaires Une

telle activiteacute nrsquoest-elle pas fort ressemblante agrave lrsquoactiviteacute des sophistes

Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge

Agrave la suite des paradoxes que nous venons drsquoeacutevoquer nous pensons qursquoun eacuteleacutement de

reacuteponse se situe dans la nature mecircme du texte de Platon le dialogue Pour bien des

commentateurs le dialogue nrsquoest chez Platon qursquoun choix stylistique pour illustrer une theacuteorie

Ceux-ci pensent que le travail du commentateur revient agrave extraire le contenu philosophique du

texte afin de se deacutefaire du poids litteacuteraire charrieacute par le dialogue Dans cette optique Aristote

Nous ne neacutegligeons pas lrsquoexistence de nombreux dialogue platoniciens ougrave le caractegravere aporeacutetique ne 7

semble pas apparaicirctre de faccedilon eacutevidente Nous pensons par exemple agrave lrsquoApologie le Criton le Pheacutedon mais aussi au Banquet Cependant notre propos est le suivant jamais dans lrsquoœuvre de Platon Socrate ne reacutepondrait agrave la proposition drsquoun interlocuteur laquo cette deacutefinition est correcte et deacutefinitive raquo Demeure alors une sensation drsquoincompleacutetude Lrsquounique exception est le Parmeacutenide sur lequel nous reviendrons abondamment par la suite

Rejoignant ici la position plotinienne en opeacuterant un glissement de lrsquoapophatisme agrave lrsquoaphaireacutetisme8

5

apparaicirct bien plus professionnel puisqursquoil eacutecrit une philosophie de traiteacutes Cependant ferions-

nous le mecircme exercice avec Moliegravere ou Shakespeare Agrave lrsquoeacutevidence non Nous voyons bien

qursquoun reacutesumeacute drsquoHamlet aussi minutieux soit-il nrsquoa plus grand lien avec lrsquoœuvre originale Degraves

lors peut-on raisonnablement croire que cela fonctionnerait de la sorte chez Platon Est-il

possible de comprendre le message du Banquet sans le hoquet drsquoAristophane

Lrsquoensemble du message contenu dans lrsquoœuvre de Platon nous est transmis par le biais du

dialogue Cependant ce message nrsquoest pas purement lineacuteaire et la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les

dialogues perturbe la nature de ce message En consideacuterant les œuvres de Platon non plus comme

de simples eacutenonciations lineacuteaires drsquoideacutees mais plutocirct comme des mises en scegravene repreacutesentant

diffeacuterents moments drsquoune reacuteflexion geacuteneacuterale alors nous pourrons eacutetablir de maniegravere plus correcte

ce que sont les veacuteritables thegraveses ontologiques dans le corpus platonicien

La tradition raconte que Platon aurait commenceacute par eacutecrire des œuvres theacuteacirctrales avant

qursquoil ne les brucirclacirct apregraves avoir rencontreacute Socrate

Ἔπειτα μέντοι μέλλων ἀγωνιεῖσθαι τραγῳδίᾳ πρὸ τοῦ Διονυσιακοῦ θεάτρου Σωκράτους ἀκούσας κατέφλεξε τὰ ποιήματα εἰπώνmiddot laquo Ἥφαιστε πρόμολ ὧδεmiddot Πλάτων νύ τι σεῖο χατίζει raquo9

Eacutetant sur le point de concourir pour la trageacutedie il rencontra Socrate devant le theacuteacirctre dionysiaque et agrave la suite de leur entretien il brucircla ce qursquoil avait eacutecrit en disant laquo Hephaistos vient ici Platon maintenant a besoin de toi raquo

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III [trad GENAILLE])

Si lrsquoanecdote semble peu creacutedible elle est en revanche symbolique De la mecircme maniegravere les

proches de Platon auraient retrouveacute agrave sa mort une piegravece drsquoAristophane agrave cocircteacute de lui Lrsquoœuvre de 10

Platon dans sa totaliteacute est drsquoailleurs une vaste trageacutedie Pensons au prologue drsquoAntigone de Jean

Anouilh

Voilagrave Ces personnages vont vous jouer lhistoire dAntigone Antigone cest la petite maigre qui est assise lagrave-bas et qui ne dit rien Elle regarde droit devant elle

Les guillemets ont eacuteteacute rajouteacute par nos soins pour rendre la citation plus lisibles Celles-ci ne sont pas 9

preacutesentes dans le texte original tireacute du Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig

La source de cette anecdote est lrsquoeacutemission de radio sur France Culture du 11 feacutevrier 2008 intituleacutee laquo Les 10

nouveaux chemins de la connaissance raquo Elle nous est conteacutee par Monique Dixsaut

6

Elle pense Elle pense quelle va ecirctre Antigone tout agrave lheure quelle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermeacutee que personne ne prenait au seacuterieux dans la famille et se dresser seule en face du monde seule en face de Creacuteon son oncle qui est le roi Elle pense quelle va mourir quelle est jeune et quelle aussi elle aurait bien aimeacute vivre Mais il ny a rien agrave faire Elle sappelle Antigone et il va falloir quelle joue son rocircle jusquau bouthellip

(ANOUILH 2008 5)

Degraves les premiers instants nous savons tous que Socrate va mourir Pourtant nous regardons les

dialogues srsquoenchainer lrsquohistoire avancer De la rencontre avec les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave sa

condamnation agrave mort Platon retrace toute la vie philosophique drsquoun personnage lrsquohistoire drsquoun

homme Nous pourrions essayer de comparer les œuvres de Platon aux eacutecrits de lrsquohistorien

Xeacutenophon reacutealiser des travaux drsquoarcheacuteologie afin de savoir si la rencontre entre Socrate et 11

Parmeacutenide eut eacuteteacute possible Quel inteacuterecirct dans un travail de philosophie Tout cela reviendrait agrave

renier le cœur mecircme de lrsquoœuvre de Platon sa puissance litteacuteraire

A fortiori nous avanccedilons lrsquoideacutee selon laquelle la theacuteacirctraliteacute repreacutesente une part importante

du message philosophique y compris de lrsquoexercice dialectique Penser les personnages des

dialogues comme des acteurs jouant un rocircle retourne consideacuterablement les perspectives de

lecture Nous tacirccherons donc dans la suite de notre travail de deacutemontrer en quoi la dialectique

possegravede une part de jeu nrsquoeacutetant pas incompatible avec la recherche de veacuteriteacute Si les œuvres de

Platon sont consideacutereacutees plutocirct comme des piegraveces de theacuteacirctre que des reacutealiteacutes historiques alors la

repreacutesentation dune aporie dans un dialogue ne peut plus ecirctre vue comme un simple constat

deacutechec de la meacutethode du dialogue mais comme un moment obligatoire dans une conception

plus large Les dialogues de Platon ne sont pas des piegraveces en eux-mecircmes mais simplement les

actes drsquoune seule œuvre qursquoil faut comprendre dans sa totaliteacute

Il convient enfin de preacuteciser ce que nous entendons par le personnage de Socrate et

lrsquoadjectif socratique srsquoy rapportant Socrate est un personnage ayant existeacute cela ne fait presque

Il nrsquoest jamais simple de parler de meacutethode historique dans le contexte antique Cependant la 11

meacutethodologie de Xeacutenophon se rapproche de celle de Thucydide dont il compleacuteta lrsquoœuvre Mecircme si le dialogue socratique eacutetait agrave lrsquoacircge classique un style litteacuteraire agrave part entiegravere nous pensons que lrsquoapproche de Xeacutenophon repose sur des eacutevegravenements et des situations probables Platon philosophe et dramaturge joue davantage dans le registre du symbolique

7

aucun doute Cependant nous ne sommes pas ici dans un travail drsquohistorien pur et simple la

philosophie antique nrsquoest pas une archeacuteologie des faits sinon une archeacuteologie de la penseacutee Dans

le cas preacutesent la seule penseacutee que nous choisissons drsquoeacutetudier est celle de Platon Nous

consideacuterons alors davantage Socrate comme personnage litteacuteraire et dramatique plutocirct qursquoen tant

qursquoindividu ayant reacuteellement veacutecu toutes les aventures qui lui sont attribueacutees Cela possegravede sur le

plan meacutethodologique de nombreux avantages le premier eacutetant que la reacutealiteacute historique des faits

ne nous importe guegravere Qursquoimporte que Socrate ne rencontracirct pas Parmeacutenide dans sa jeunesse le

personnage creacuteeacute par Platon a effectivement veacutecu cette rencontre Lrsquoensemble de notre travail

reposera donc sur Socrate personnage dramatique des œuvres de Platon

Notre objectif ne sera autre que de deacutefinir de faccedilon juste la meacutethode agrave lrsquoœuvre dans les

dialogues de Platon Nous deacutefendons lrsquoideacutee selon laquelle notre position de lecture influence les

reacutesultats de la dialectique platonicienne Notre hypothegravese de recherche peut alors se reacutesumer en

une phrase en consideacuterant les œuvres de Platon comme des productions theacuteacirctrales nous serons

agrave mecircme de trouver davantage de reacuteponses que dans le cadre drsquoune lecture traditionnelle Ceci

nous permettra de comprendre drsquoune autre maniegravere sous un nouveau jour les perspectives en jeu

dans les dialogues Certains problegravemes drsquoordres meacutetaphysique et ontologique devraient alors

trouver de nouvelles reacuteponses invisibles jusqursquoici Il est vrai que nos interrogations sur la

dialectique peuvent sembler quelque peu heacuteteacuterogegravenes Notre hypothegravese de travail place tous nos

espoirs du cocircteacute interpreacutetatif Cela apparaicirctra peut-ecirctre arbitraire en risquant de contraindre le

texte agrave se conformer agrave notre theacuteorie Nous devons donc prendre soin de deacutefinir avec rigueur notre

meacutethodologie afin drsquoeacuteviter toute deacuteteacuterioration du sens initial au profit de notre approche

8

2 Meacutethodologie

De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques

Notre travail se divisera en quatre grands moments Notre hypothegravese de deacutepart preacutesuppose

lrsquoexistence de reacuteponses dans lrsquoœuvre de Platon En effet notre recherche nrsquoaurait pas lieu drsquoecirctre

si nous pensions que la dialectique platonicienne eacutetait totalement incomplegravete et que certaines

reacuteponses nrsquoavaient pas eacuteteacute formuleacutees par Platon Nous marquons ici un choix initial fort en

refusant de croire drsquoune part agrave un apophatisme dialectique chez Platon (crsquoest-agrave-dire que la

dialectique nrsquoest pas apte agrave trouver de veacuteriteacutes agrave cause de sa neacutecessaire incompleacutetude) mais aussi

agrave un simple laquo appel agrave la continuation du travail raquo comme si Platon nrsquoavait fourni que la meacutethode

sans reacutesultats Au contraire nous partons de lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique a deacutejagrave atteint son

but (dans les textes) et qursquoil ne tient qursquoagrave nous lecteurs de Platon de comprendre ces reacuteponses

Selon le vieil adage la veacuteriteacute est lrsquoadeacutequation entre lrsquoecirctre et la penseacutee crsquoest-agrave-dire

lrsquoeacutelaboration drsquoun jugement juste Ainsi tout comme un texte sera vrai en vertu de son rapport au

monde une lecture sera vraie selon son rapport au texte Dans un premier temps il srsquoagira pour

nous de deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoest la meacutethode socratique crsquoest-agrave-dire drsquoen comprendre les

regravegles de fonctionnement Nous nuancerons notre deacutefinition en lui imposant comme bornes les

deacutefinitions drsquoautres meacutethodes proches mais diffeacuterentes (eacuteristique antilogique etc) Cette partie

relegravevera clairement drsquoun caractegravere historique srsquoinspirant des grandes theacuteories interpreacutetatives sur

la dialectique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours (de maniegravere non exhaustive mais significative) Notre

modus operandi consiste en lrsquoeacutelaboration drsquoune grille de lecture apte agrave augmenter notre capaciteacute

agrave comprendre le fonctionnement des raisonnements argumentatifs de la dialectique platonicienne

Notre originaliteacute reposera eacutevidemment sur ce que nous avons appeleacute le postulat theacuteacirctral La

position interpreacutetative que nous eacutelaborerons partira de notre hypothegravese de recherche selon

laquelle il ne convient pas de lire Platon comme un bloc monolithique mais comme une

succession de scegravenes ayant chacune un objectif propre Cet outil que nous concevrons est

interpreacutetatif crsquoest-agrave-dire que sa viseacutee nrsquoest autre que drsquoaccroitre notre acuiteacute conceptuelle face au

texte drsquoun dialogue de la mecircme maniegravere que des lunettes augmentent lrsquoacuiteacute visuelle drsquoune

personne myope ou astigmate sans modifier lrsquoobjet regardeacute Lrsquooutil ne modifie pas le contenu du

9

texte il modifie notre perception de celui-ci Ce point nous parait tregraves important dans la mesure

ougrave cette perspective purement interpreacutetative nrsquoest pas simple agrave respecter dans lrsquoeacutelaboration drsquoun

outil interpreacutetatif Chaque systegraveme interpreacutetatif implique des schegravemes logiques de

fonctionnement diffeacuterents Nous devons donc nous assurer dans la mesure du possible que les

schegravemes impliqueacutes par lrsquooutil que nous allons eacutelaborer ne sont pas incompatibles avec les

schegravemes du contexte drsquoeacutecriture Au contraire nous voulons que ceux-ci soient les plus proches 12

possible afin drsquoecirctre en adeacutequation avec la volonteacute de lrsquoauteur Nous profiterons de cette partie

pour eacutevoquer diffeacuterents problegravemes interpreacutetatifs en lien avec la meacutethode dialectique Cette partie

srsquoachegravevera par un choix drsquoordre logique que nous justifierons quant au meilleur moyen de

repreacutesenter les eacutechanges dialectiques

Dans un troisiegraveme temps nous nous attacherons agrave comprendre ce que pourrait ecirctre

lrsquoorigine de la dialectique Pour paraphraser Aristote si notre premier moment aura eacuteteacute consacreacute

agrave la cause mateacuterielle de la dialectique (son fonctionnement propre ses regravegles) le troisiegraveme temps

de notre travail se tournera vers drsquoune part sa cause efficiente et drsquoautre part vers sa cause finale

(en effet la dialectique comme production humaine ou projet permet cette superposition entre

origine et finaliteacute) Nous en profiterons pour tirer les conclusions meacutetaphysiques et plus

preacuteciseacutement ontologiques de nos choix interpreacutetatifs et repreacutesentatifs des moments dialectiques

En effet notre point de deacutepart est que la grille interpreacutetative de lrsquoexercice dialectique affecte

consideacuterablement les reacutesultats meacutetaphysiques Nous ferons alors une analyse eacutelargie des grands

traits meacutetaphysiques du systegraveme platonicien puis tacirccherons de comprendre comment la

dialectique srsquointegravegre dans ce systegraveme Nous serons dans lrsquoobligation de faire une revue des

preacuteoccupations ontologiques de quelques preacutesocratiques afin de comprendre le contexte

drsquoapparition de la meacutethode dialectique proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous nous

pencherons ensuite plus en avant sur les aspects meacutetaphysiques directement en lien avec les

preacutesupposeacutes induits par la dialectique telle que nous lrsquoaurons deacutefinie dans le chapitre preacuteceacutedent

Nous pensons ici agrave R G Collingwood prenant lrsquoexemple drsquoune traduction du grec πόλις par le mot 12

laquo Eacutetat raquo en lrsquoaffligeant de tous les concepts contemporains propre agrave notre concept drsquoEacutetat et agrave observer des erreurs dans les eacutecrits politiques grecs Pour Collingwood cela revient agrave traduire le mot grec τριήρης par laquo bateau agrave vapeur raquo on srsquoeacutetonnerait par la suite des variances conceptuelles et des incoheacuterences suite agrave lrsquousage du mot τριήρης lu comme bateau agrave vapeur dans les textes antiques (COLLINGWOOD 1994)

10

Il ne faut pas perdre de vue que lrsquoobjectif final est drsquoeacutelaborer une position de lecture apte agrave

deacutepasser les difficulteacutes laquo superficielles raquo des dialogues afin drsquoen comprendre le sens profond Il

ne srsquoagit pas pour autant de faire de la sur-interpreacutetation ou de lrsquoinvention

Le dernier moment de notre travail consistera en la mise en application de notre systegraveme

repreacutesentatif agrave un certain nombre de passages issus du corpus platonicien principalement le

Gorgias Lrsquoobjectif sera ici double drsquoune part expeacuterimenter notre outil repreacutesentatif en

laquo condition reacuteelle raquo crsquoest-agrave-dire sur de longs passages ougrave lrsquoenchevecirctrement des ideacutees ne va pas

de soi Notre outil ne prend son sens que dans le cadre de lrsquoanalyse profonde drsquoun passage et de

ses articulations avec les autres passages Drsquoautre part nous pourrons eacutetudier le rapport entre la

dialectique et le projet meacutetaphysique chez Platon Le troisiegraveme moment de notre travail opeacuterera

donc la synthegravese entre nos remarques drsquoordre logique du premier moment de notre travail et les

consideacuterations plus meacutetaphysiques du deuxiegraveme Nous reviendrons par la suite plus

abondamment sur le choix du Gorgias Nous pouvons drsquoores et deacutejagrave eacutevoquer le sujet du dialogue

comme motif principal En effet le troisiegraveme moment de notre travail reposera principalement

sur la distinction entre lrsquoactiviteacute sophistique et lrsquoactiviteacute philosophique Le Gorgias repreacutesente la

suite logique de notre interrogation theacuteorique puisque le dialogue repreacutesente agrave la fois une

reacuteflexion theacuteorique sur le sujet en questionnant la nature de la rheacutetorique mais aussi une

illustration pratique en opposant directement le personnage de Socrate agrave des sophistes

La quasi-totaliteacute de notre travail reposera sur les travaux de Benoicirct Castelneacuterac et de

Mathieu Marion Nous leur empruntons le regard dialogique qui seul permet de donner agrave cette

eacutetude une coheacuterence geacuteneacuterale en faisant de lrsquoexercice du dialogue un moment strateacutegique dont

lrsquoissue est incertaine Ainsi de nombreux eacuteleacutements deacutecoulant de cette analyse (critique des

travaux de Vlastos interpreacutetation du poegraveme de Parmeacutenide lecture des sophistes etc)

srsquoinscrivent en toute logique dans le mecircme sillon De plus nous avons choisi de nous appuyer

sur les reacutecents travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot dont lrsquoanalyse porte sur des centres drsquointeacuterecircts

souvent identiques aux nocirctres Parfois nous nous en inspirons parfois nous nous en deacutetacherons

mais ses travaux permettront toujours de servir de reacutefeacuterentiel surtout dans la deuxiegraveme moitieacute de

notre travail

11

Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique

Le projet que nous preacutesentons ici peut apparaicirctre au lecteur en bien des endroits encore

peu deacutefini vague voire teinteacute drsquoune certaine preacutetention Nous connaissons le danger inheacuterent agrave

notre travail Bien souvent le deacutesir de systegraveme pousse le commentateur agrave creacuteer de vastes

cateacutegories dans lesquelles il tenterait souvent par la violence du sur-commentaire de ranger les

concepts selon un ordonnancement preacuteeacutetabli Lrsquoobjectif est pour nous de retrouver une lecture

coheacuterente de lrsquoensemble du travail que Platon nous propose sans pour autant lui infliger le cadre

a priori de notre volonteacute Nous deacutesirons ainsi formuler une theacuteorie de la dialectique (ou tout du

moins en dessiner les contours) Or la nature mecircme du texte de Platon nous force agrave prendre

lrsquoensemble du corpus en consideacuteration puisque la meacutethode du dialogue srsquoy applique en tout

endroit Si les reacutesultats de notre travail pourront sembler parfois arbitraires nous aimerions alors

insister davantage sur la meacutethode proposeacutee que les reacutesultats en eux-mecircmes

Les travaux de recherche ont pour critegravere de qualiteacute la preacutecision de leur probleacutematique

Dans notre cas celle-ci semble peu deacutelimiteacutee si cela peut ressembler agrave une faiblesse le lecteur

saura y voir la volonteacute drsquoun effort de synthegravese Prenant lrsquoexemple de la biologie lrsquoeacutetude

minutieuse drsquoune cellule ne prend pleinement son sens que replaceacutee dans lrsquoorganisme dans son

ensemble De la mecircme maniegravere la dialectique eacutetant le fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne il

aurait eacuteteacute maladroit selon nous de se contenter de quelques passages Celle-ci ne prend tout son

sens que dans lrsquooptique drsquoun projet plus geacuteneacuteral La philosophie nrsquoest pas une position deacutefinitive

mais plutocirct une posture intellectuelle face au monde pas une reacuteponse mais une faccedilon drsquoaborder

les questions Si chaque dialogue se concentre sur un problegraveme unique les diffeacuterents

raisonnements se chevauchent et interagissent entre eux Comprendre la meacutethode dialectique ne

consiste pas simplement agrave comprendre des moments dialectiques mais comment cette suite de

moments est au cœur drsquoune œuvre totale et efficace

Nous ne pouvons que reconnaitre la vaste porteacutee de notre projet Il est eacutevident que notre

probleacutematique ne srsquoinscrit pas dans une simple question technique mais implique un grand

nombre de reacuteflexions correacutelaires En reacutealiteacute notre travail sera ameneacute agrave traiter un vaste ensemble

de thegraveses platoniciennes (ontologie meacutethode de recherche mythologie implication politique

12

etc) Le lecteur comprendra que notre objectif eacutetant initialement lrsquoeacutelaboration drsquoune meacutethode

syntheacutetique il serait vain de focaliser lrsquoensemble de notre travail sur quelques lignes drsquoun

dialogue Ne pas avoir circonscrit notre recherche agrave un corpus reacuteduit nrsquoest pas une pure

preacutetention mais une reacuteelle volonteacute drsquoeacuteclaircissement et drsquoapprofondissement de la penseacutee

platonicienne dans son ensemble

13

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE

Socrate joue les beacuteotiens

Ce que nous appelons le postulat theacuteacirctral nous permet de penser le problegraveme de lrsquoorigine

de la dialectique sous un autre angle Si la theacuteacirctraliteacute du corpus de Platon nrsquoest pas un choix

simplement estheacutetique mais un point cleacute de la penseacutee de lrsquoauteur alors nous devons lire

lrsquoensemble des dialogues comme autant de scegravenes drsquoune vaste trageacutedie se terminant par la mort

de Socrate Sur le plan dramatique Le Parmeacutenide de Platon est lrsquoœuvre premiegravere il srsquoagit de la

premiegravere scegravene de cette trageacutedie philosophique Socrate y est jeune non-initieacute agrave la philosophie et

vulneacuterable face agrave la dialectique drsquoexperts tels que Parmeacutenide et Zeacutenon Socrate incarne une

posture de beacuteotien Commencer notre travail par Le Parmeacutenide nrsquoest cependant pas sans

preacutetention lrsquoouvrage est reconnu agrave travers les siegravecles comme lrsquoune des piegraveces les plus obscures

de lrsquoensemble du corpus Mais comprendre drsquoune nouvelle faccedilon Le Parmeacutenide est un moyen

neacutecessaire pour relire Platon En fonction de la lecture qursquoun commentateur fait du Parmeacutenide

toute sa vision du platonisme se trouve modifieacutee Finalement cela repreacutesente pour nous un

avantage meacutethodologique en commenccedilant par Le Parmeacutenide nous serons agrave mecircme de

reconstruire plus facilement la penseacutee de Platon

Il existe une raison nous conduisant agrave commencer notre eacutetude par Le Parmeacutenide En effet

dans sa preacutesentation de la theacuteorie platonicienne Diogegravene Laeumlrce deacuteclare que lrsquoorigine du style du

dialogue remonterait agrave Zeacutenon drsquoEacuteleacutee

Διαλόγους τοίνυν φασὶ πρῶτον γράψαι Ζήνωνα τὸν Ἐλεάτην

On dit que Zeacutenon drsquoEacuteleacutee fut le premier agrave eacutecrire des dialogues

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)

Propos qursquoil reacuteitegravere plus loin en citant un texte disparu drsquoAristote

Ἀριστοτέλης δ ἐν τῷ Σοφιστῇ φησι πρῶτον Ἐμπεδοκλέα ῥητορικὴν εὑρεῖν Ζήνωνα δὲ διαλεκτικήν

14

Aristote dans [son ouvrage] le Sophiste deacuteclare qursquoEmpeacutedocle trouva la 13

rheacutetorique le premier et Zeacutenon la dialectique

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum VIII)

Ces deux citations bien qursquoelles ne puissent constituer une preuve historique deacutemontrent agrave

lrsquoeacutevidence un large courant de penseacutee dans lrsquoAntiquiteacute laissant entendre que le principe du

dialogue voire la meacutethode dialectique seraient lrsquoœuvre de Zeacutenon disciple de Parmeacutenide Sans

toutefois tirer de conclusion hacirctive nous pouvons reconnaitre une certaine coheacuterence entre les

propos de Diogegravene Laeumlrce et notre ideacutee selon laquelle la rencontre avec les eacuteleacuteates repreacutesenteacutee

dans le Parmeacutenide serait agrave lrsquoorigine de la pratique philosophique de Socrate

Enfin srsquoil eacutetait encore neacutecessaire de justifier le caractegravere neacutecessaire de commencer notre

travail par le Parmeacutenide il existe un dernier point pouvant sembler anodin et relevant pourtant

selon nous drsquoune grande importance Comme eacutevoqueacute un peu plus haut face agrave ce sentiment

drsquoimpuissance de la dialectique dans presque tous les dialogues le Parmeacutenide est un des seuls agrave

se terminer positivement (quoique de maniegravere tregraves abrupte) avec la certitude pour les

participants drsquoavoir trouveacute des choses on ne peut plus vraies (Ἀληθέστατα [166c]) Il srsquoagit pour

nous de comprendre ce que peut ecirctre la valeur de cette veacuteriteacute et si agrave la lumiegravere de nos

interpreacutetations lrsquoexercice socratique ne deviendra pas davantage compreacutehensible

Nous traduisons volontairement lrsquoinfinitif εὑρεῖν par le passeacute simple trouva13

15

1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide

La notion drsquoobstacle interpreacutetatif

Le Parmeacutenide est certainement lrsquoun des dialogues de Platon ayant la reacuteputation la plus

forte Il est agrave la fois obscur complexe fastidieux reacutepeacutetitif et dans le mecircme temps au cœur de

toute une interpreacutetation meacutetaphysique de la penseacutee de Platon Cependant puisque notre eacutetude

doit neacutecessairement commencer par ce dialogue il convient de srsquointerroger de prime abord sur

les eacuteventuels problegravemes de lecture risquant de srsquooffrir agrave nous La question est naiumlve qursquoest-ce

qui rend le Parmeacutenide si compliqueacute par rapport aux autres dialogues Sur le modegravele de Gaston

Bachelard dans la Formation de lrsquoesprit scientifique nous deacutecidons de commencer notre eacutetude agrave

partir de la notion drsquoobstacle Quels sont les obstacles empecircchant le lecteur de trouver 14

directement dans ce dialogue des reacuteponses claires promises par la meacutethode socratique

Comment un mecircme ouvrage peut-il tantocirct ecirctre lu comme un traiteacute de cosmologie tantocirct comme

la cleacute de voute de lrsquoontologie platonicienne et pour drsquoautres enfin comme un simple exercice

dialectique

Selon nous bien des obstacles ne se trouvent pas dans le texte ils sont propres au contexte

de lecture Les obstacles en question ne sont pas du cocircteacute du texte mais uniquement du cocircteacute du

lecteur Crsquoest pourquoi nous parlerons drsquoobstacles interpreacutetatifs Ces obstacles sont des

problegravemes propres agrave lrsquoesprit du lecteur celui-ci nrsquoarrive jamais lrsquoesprit vierge de tout preacutejugeacute

lorsqursquoil entame sa lecture Quel travail intellectuel est-il alors neacutecessaire drsquoeffectuer au

preacutealable afin de saisir pleinement la nature et la viseacutee du Parmeacutenide Il ne srsquoagit pas

simplement drsquoun problegraveme de compreacutehension mais de repreacutesentation de la dialectique crsquoest un

exercice se trouvant dans un corpus tregraves eacuteloigneacute de nous autant sur les plans temporel

linguistique que culturel

Nous ne pouvons cependant eacutenumeacuterer de maniegraveres exhaustive lrsquoensembles des obstacles

interpreacutetatifs Nous choisissons donc afin de preacuteciser au mieux notre meacutethodologie de recherche

laquo Quand on cherche les conditions psychologiques des progregraves de la science on arrive bientocirct agrave cette 14

conviction que crsquoest en terme drsquoobstacle qursquoil faut poser le problegraveme de la connaissance scientifique raquo (BACHELARD 2004 15)

16

drsquoeacutevoquer quelques uns des plus repreacutesentatifs drsquoentre-eux Lrsquoenjeu de ce premier moment est

conseacutequent il srsquoagit agrave la fois drsquoadopter la position intellectuelle adeacutequate afin drsquoeacutetudier la

dialectique platonicienne en faisant table-rase de nos preacutejugeacutes de lecture et dans un second

temps drsquointerpreacuteter le texte du Parmeacutenide au plus proche de ce qursquoil pouvait ecirctre dans lrsquoesprit de

son auteur Ce dernier point nrsquoest pas anodin la philosophie de lrsquoAntiquiteacute dans son projet

mecircme est une archeacuteologie de la penseacutee Il ne srsquoagit pas tant de dire ce qui a eacuteteacute eacutecrit ou dit mais

de justifier le sens de ce qui a eacuteteacute dit au moment ougrave cela a eacuteteacute dit Il srsquoagit drsquoun projet de

coheacuterence mais aussi drsquoauthenticiteacute agrave lrsquoimage de lrsquoarcheacuteologue qui ne fait pas que constater la

preacutesence drsquoun objet dans le sol mais lrsquoen sort le nettoie et cherche enfin agrave comprendre

preacuteciseacutement son usage Le temps alternant aussi bien les corps que les mots nous devons garder

agrave lrsquoesprit que les eacutetranges ronds de bronze oxydeacutes et ne refleacutetant rien aujourdrsquohui dans les

museacutees furent jadis drsquoeacutetincelants miroirs

Les obstacles que nous allons maintenant eacutetudier ne sont pas propres qursquoau Parmeacutenide et

srsquoappliquent en partie aux autres dialogues de Platon et certainement agrave drsquoautres textes de

lrsquoAntiquiteacute Demeure un dernier point en suspens qui nrsquoaura pas eacutechappeacute au lecteur srsquoil existe

des obstacles externes nrsquoexiste-t-il pas aussi des obstacles internes Agrave lrsquoeacutevidence oui lorsque

le propos est confus la ponctuation absente (que lrsquoon pense aux fragments drsquoHeacuteraclite dit 15

lrsquoObscur) etc Ceux-ci seront traiteacutes dans la suite de notre travail lors de la lecture de lrsquoœuvre

proprement dite

Lrsquoobstacle historiographique

Le premier de ces obstacles est agrave lrsquoeacutevidence un problegraveme drsquoordre historiographique Agrave

travers lrsquohistoire de la philosophie le fait que telle œuvre soit encore preacutesente plutocirct qursquoune autre

nrsquoest jamais issu du hasard bien que cela soit une eacutevidence il faut prendre le temps de

comprendre les conseacutequences que cela peut avoir dans notre travail Au contraire pendant des

siegravecles la conservation des œuvres ne deacutependait que de la laquo bienveillance raquo de copistes le plus

souvent moines qui inlassablement reproduisaient certains ouvrages plutocirct que drsquoautres Agrave

lrsquoeacutevidence nous pouvons avancer le fait que le fragment drsquoœuvres qui nous est arriveacute du passeacute

Agrave entendre comme laquo produisant la confusion chez le lecteur raquo15

17

correspond agrave ce qui eacutetait le plus recopieacute Agrave lrsquoinverse une œuvre produite en de rares exemplaires

aura surement disparu agrave la suite de quelques incendies de bibliothegraveques et autres ravages Nous

arrivons alors agrave cette premiegravere ideacutee assez eacutevidente certes mais neacuteanmoins cruciale qui est que

lrsquoensemble des fragments antiques aujourdrsquohui accessibles le sont par un jeu drsquointeacuterecircts et de

subjectiviteacutes De maniegravere plus approfondie nous pouvons mecircme affirmer que ce qui est parvenu

jusqursquoagrave nous nrsquoa pu le faire qursquoen plaisant pour des raisons diverses aux instances responsables

de la copie des manuscrits Pour illustrer notre propos nous pouvons dire que la survie des

manuscrits est soumise agrave des lois semblables agrave celles auxquelles sont soumises les espegraveces

animales drsquoapregraves lrsquoeacutevolution darwinienne les œuvres ayant surveacutecu eacutetaient celles les mieux

adapteacutees agrave leur environnement non pas naturel mais ici politique et culturel

Nous pouvons alors eacutevoquer la relation freacutequente mdash voire systeacutematique mdash entre les

instances chargeacutees de la copie des manuscrits et les autoriteacutes religieuses du moment Pour

appuyer notre point un simple constat suffit parmi les corpora les plus fournis de la

philosophie grecque nous trouvons Platon et Aristote tout deux furent reacuteemployeacutes agrave maintes

reprises dans le cadre de diverses theacuteologies (agrave travers le neacuteoplatonisme pour Platon et dans le

cas drsquoAristote par lrsquoœuvre scolastique thomiste entre autres) Il semble aujourdrsquohui difficile de

lire Le Parmeacutenide de Platon sans avoir agrave lrsquoesprit Les Enneacuteades plotiniennes Dans la cinquiegraveme

des Enneacuteades Plotin fonde une meacutetaphysique agrave partir de laquo LrsquoUn raquo (τὸ ἕν) provenant directement

du texte de Platon Il srsquoagit pour Plotin du principe fondamental la premiegravere des hypostases

(ὑπόστασις) Les conseacutequences de cette lecture tregraves particuliegravere se retrouvent encore aujourdrsquohui

dans notre appreacutehension de lrsquoœuvre de Platon En prenant laquo LrsquoUn raquo comme principe

meacutetaphysique dans Le Parmeacutenide lrsquoeacuteventualiteacute mecircme de lrsquoexercice dialectique laisse place agrave un

monologue ontologique

Allant dans notre sens et critiquant une lecture trop plotinienne Luc Brisson soulegraveve ce

problegraveme dans lrsquointroduction de sa traduction du Parmeacutenide et deacuteclare

La lecture du Parmeacutenide ici proposeacutee rompt avec cette interpreacutetation grandiose qui voit dans la seconde partie du Parmeacutenide une description des degreacutes de lrsquoecirctre qui assimileacutes agrave des diviniteacutes procegravedent de lrsquoUn

(BRISSON 2011 9)

18

Sans cet effort nous ne lisons plus vraiment Platon mais le Platon comme le lisait Plotin

Pour reprendre notre approche historiographique nous pouvons avancer lrsquoideacutee que si le

corpus de Platon existe encore ce nrsquoest pas uniquement pour lui-mecircme mais surtout en tant qursquoil

incarne les fondements du neacuteoplatonisme lequel agrave travers Plotin notamment eacutetait en adeacutequation

avec une penseacutee chreacutetienne en pleine formation De facto nous ne lisons pas seulement Plotin

comme un commentateur de Platon mais aussi parfois Platon comme un preacutecurseur de Plotin 16

Subjectiviteacute de la traduction

Dans le cas de la philosophie de lrsquoAntiquiteacute le lecture doit faire face agrave un problegraveme ducirc agrave la

langue drsquoeacutecriture Le traducteur agrave travers des choix lexicaux stylistiques et typographiques

produit une interpreacutetation personnelle de lrsquoœuvre La traduction repreacutesente le deuxiegraveme problegraveme

externe agrave la compreacutehension drsquoun dialogue de Platon La langue grecque bien loin de la langue

franccedilaise ressemble en certains points davantage agrave la langue allemande dans son aspect

interpreacutetatif syntaxe plus flexible et vocabulaire favorable aux neacuteologismes et agrave la creacuteation

lexicale La langue grecque est une langue interpreacutetative en changement pleine de possibiliteacutes

Pour reprendre lrsquoexemple de lrsquoinfluence plotinienne dans le Parmeacutenide nous pouvons

simplement eacutevoquer le choix de certains traducteurs de mettre une majuscule agrave laquo lrsquoUn raquo Il srsquoagit

du choix de Leacuteon Robin (cf ROBIN 1950) entre autres Agrave lrsquoeacutevidence cette majuscule est

purement arbitraire eacutetant donneacute que la distinction de casse nrsquoapparaicirct qursquoau IXegraveme siegravecle avec

lrsquoinvention par les copistes byzantins des minuscules Pourtant Leacuteon Robin insiste sur laquo lrsquoUn raquo

plutocirct que laquo lrsquoun raquo ou seulement laquo un raquo lrsquoarticle deacutefini nrsquoeacutetant pas systeacutematiquement preacutesent

dans le texte grec Ainsi est-il possible de dire que par sa traduction seulement Leacuteon Robin

influence consideacuterablement la lecture en conceptualisant une notion de faccedilon arbitraire Mais si

la majuscule de laquo lrsquoUn raquo peut sembler relever de lrsquoordre du deacutetail notre second exemple sera

sans doute plus convaincant il srsquoagit du concept drsquo laquo Ideacutee raquo ou de laquo Forme raquo Il est important de

se questionner sur ce que nous appelons laquo Forme raquo ou laquo Ideacutee raquo Le concept repose sur deux mots

De la mecircme maniegravere la deacutenomination de laquo Preacutesocratiques raquo engendre une lecture biaiseacutee et 16

anachronique en laissant croire que les premiers philosophes seraient lagrave pour preacuteparer le terrain au Socrate de Platon

19

grecs laquo εἶδος raquo et laquo ἰδέα raquo Nous remarquons lagrave encore le choix du traducteur qui place de

maniegravere presque systeacutematique une majuscule comme pour confirmer au lecteur la preacutesence drsquoun

concept central

En dehors du corpus platonicien ces deux mots signifient lrsquoallure crsquoest-agrave-dire ce que lrsquoon

distingue drsquoune chose Ils deacuterivent drsquoune mecircme racine indo-europeacuteenne celle du verbe ὁράω

(voir observer porter son regard (cf BAILLY 1901)) dont lrsquoinfinitif aoriste est ἰδεῖν donnant

video en latin Drsquoun objet nous identifions sa forme stricto sensu par nos sens et plus 17

preacuteciseacutement par la vue Lrsquoideacutee ou forme nrsquoest donc pas neacutecessairement dans la penseacutee Elle est

perccedilue par nos faculteacutes intellectuelles lorsque nous employons nos sens ce qui nous permet de

reconnaitre un objet Lrsquoideacutee ou forme est donc du cocircteacute du reacuteel au sens de la silhouette crsquoest-agrave-

dire ce que je vois drsquoune chose Ce ne sont pas des termes issus drsquoun jargon philosophique mais

de la vie courante En outre lrsquoutilisation des mots dans le corpus semble ne pas respecter de

regravegle preacutecise les deux termes seraient parfaitement interchangeables Il semble alors peu 18

probable que la theacuteorie centrale drsquoun auteur ne meacuterite pas un terme agrave proprement parler mais

deux termes eacutequivoques interchangeables et issus du langage populaire Nous voyons alors

comment la traduction peut biaiser la lecture en faisant des termes εἶδος et ἰδέα les eacuteleacutements

centraux drsquoune ontologie ideacutealiste

La traduction est une activiteacute subjective et la compreacutehension de lrsquoactiviteacute dialectique

neacutecessite un accegraves au plus proche de la penseacutee et de lrsquoimaginaire de lrsquoauteur Comme nous

venons de le voir par delagrave le problegraveme eacutevident de la polyseacutemie de laquo λόγος raquo laquo εἶδος raquo ou encore

laquo ἀγαθὸν raquo il existe un problegraveme de subjectiviteacute de la part du traducteur qui par ses choix

lexicaux influence le contenu informatif de lrsquoœuvre Au lendemain de deux milleacutenaires de

philosophie profondeacutement chreacutetienne le travail de deacute-construction reste conseacutequent

En replaccedilant le digamma disparu nous retrouvons ϝιδεα conduisant phoneacutetiquement au video latin17

Cela nrsquoest cependant pas lrsquoavis de lrsquoeacutecole neacuteo-kantienne dite laquo de Marbourg raquo repreacutesenteacutee notamment 18

par Hermann Cohen et Paul Natorp Selon ces derniers il existerait une diffeacuterence fondamentale entre lrsquoεἶδος signifiant le concept (Begriff) socratique et lrsquoἴδεα (Idee) platonicienne (cf FRONTEROTTA 2000)

20

Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation

Lire un philosophe nrsquoest pas chose facile Comme le preacutecise Ferdinand Alquieacute dans son

opuscule Qursquoest-ce que comprendre un philosophe lrsquoattitude agrave adopter face agrave un texte de

philosophie nrsquoest jamais claire et est la source de nombreuses confusions agrave travers toute lrsquohistoire

de la philosophie La philosophie ne peut se lire comme de la science pure dans la mesure ougrave 19

la bonne compreacutehension drsquoun texte de philosophie deacutepend toujours drsquoun contexte Ceci nrsquoest pas

le cas drsquoun ouvrage de matheacutematiques par exemple Il est deacutelicat drsquoaffirmer que lrsquoon puisse

veacuteritablement philosopher de maniegravere absolue Pourtant lire un philosophe ce nrsquoest pas non plus

simplement lire lrsquoœuvre drsquoun homme drsquoun point de vue psychologique Nous pensons possible

dans une certaine mesure de dissocier un homme de ses ideacutees Il srsquoagit pour nous drsquoadopter une

posture du juste milieu suivant ainsi les conseils de Ferdinand Alquieacute

La philosophie nrsquoest pas la science elle nrsquoest pas un systegraveme ou un ensemble de systegravemes elle est une deacutemarche et une deacutemarche nrsquoa de sens que parce qursquoune personne effectue cette deacutemarche [hellip] La deacutemarche philosophique nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par des raisons psychologiques ce nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par lrsquohistoire ou agrave partir drsquoun certain eacutetat social

(ALQUIEacute 2005 89)

Les obstacles psycho-historiques deacutecoulent drsquoune prise de position trop unilateacuterale face au

problegraveme eacutevoqueacute Dans le premier cas si le lecteur se place drsquoun point de vue anhistorique alors

le cadre spatio-temporel et lrsquoensemble du contexte drsquoeacutecriture disparaissent Ce processus conduit

dans le cas de la philosophie antique notamment agrave un chronocentrisme du lecteur En reacutefutant

lrsquoaspect humain et la situation drsquoeacutecriture il devient possible drsquoimaginer par exemple que les

propos tenus par Platon concernant les philosophes Eacuteleacuteates furent totalement diffeacuterents de la

reacutealiteacute De la sorte le lecteur part du principe que Platon aurait directement eacutecrit pour lui en

sachant par avance que la penseacutee drsquoun auteur disparaitrait et qursquoil pourrait ainsi facilement la

manipuler Un exemple reacutecent est de voir dans le personnage du Parmeacutenide de Platon un individu

radicalement diffeacuterent du Parmeacutenide historique auteur du poegraveme

laquo [hellip] lrsquoeacutetonnement du philosophe de ne pas ecirctre compris me paraicirct ecirctre la source mecircme de toute la 19

philosophie occidentale raquo (ALQUIEacute 2005 29)

21

Pour reprendre la question reacutecemment poseacutee par John Palmer le Parmeacutenide porte-t-il la trace drsquoune laquo lecture sophistique raquo qui gauchirait la penseacutee de Parmeacutenide au point de rendre impossible ou agrave tout le moins tregraves risqueacute de lrsquoaborder comme un teacutemoignage fiable sur le Parmeacutenide historique

(CASTELNEacuteRAC 2014 436) 20

Cette question bien que leacutegitime neacuteglige en partie le fait que dans le contexte drsquoeacutecriture

les lecteurs de Platon connaissaient aussi le philosophe drsquoEacuteleacutee et qursquoil eut eacuteteacute surprenant de le

mettre en scegravene dans un ouvrage en lui faisant tenir des propos radicalement diffeacuterents des

siens Il serait bien sucircr maladroit de simplement dire que puisque Platon et Parmeacutenide veacutecurent 21

durant des peacuteriodes proches alors les propos de Platon ne peuvent qursquoecirctre lrsquoexacte reproduction

de la penseacutee eacuteleacuteate Cependant dans le cas preacutecis des arguments de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee Le Parmeacutenide

et son argumentation sont selon nous la preuve que le deacutebat eacuteleacuteate ne tournait pas autour de

lrsquoexistence ou non du mouvement comme beaucoup le pensegraverent mdash ou le pensent encore mdash

nous aborderons ce point par la suite

Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute

Une lecture trop psychologique peut conduire agrave drsquoautres erreurs de lecture En srsquoappuyant

sur des eacutetudes stylistiques cherchant agrave retrouver lrsquoordre drsquoeacutecriture des dialogues de Platon en

fonction des occurrences lexicales lrsquoargument laquo psychologique raquo conduit agrave consideacuterer

lrsquoensemble de la penseacutee de Platon sur un mode chronologique Par exemple si les eacutetudes

stylistiques tendent agrave confirmer que tel dialogue aurait eacuteteacute eacutecrit dans une peacuteriode de jeunesse

lrsquoargument psychologique va utiliser la biographie de Platon afin de trouver des liens entre lrsquoeacutetat

drsquoesprit psychologique de Platon et le contenu du dialogue Cette lecture psychologique et

chronologique utilisant en parallegravele la biographie de Platon revient agrave chercher du sens dans ce

qui nrsquoen a pas forceacutement (comme le lien eacuteventuel entre un dialogue et un voyage ou un

quelconque eacutevegravenement politique) Si cette technique peut sembler fonctionnelle elle neacuteglige

Benoicirct Castelneacuterac fait reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de John Palmer Platorsquos Reception of Parmenides (1999)20

Remarquons cependant que les traces de laquo satire philosophique raquo remontent agrave Aristophane 21

contemporain de Socrate Dans Les Nueacutees il fait tenir des propos par Socrate ridicules et contraires agrave ceux rapporteacutes par Platon ou Xeacutenophon Sans doute le contexte politique est-il agrave lrsquoorigine de ce deacutenigrement Nous reviendrons plus en deacutetails sur ce point par la suite

22

cependant que Platon pouvait maitriser diffeacuterents styles agrave sa guise Platon est agrave lrsquoeacutevidence un

eacutecrivain de lrsquoimitation Il ne serait selon nous pas impossible que Les Lois et Le Criton furent

eacutecrits durant la mecircme peacuteriode dans des styles volontairement diffeacuterents 22

Plus encore cette approche neacuteglige volontairement certains eacuteleacutements du texte dans

lrsquooptique de faire rentrer lrsquoœuvre dans un scheacutema preacutedeacutefini En ce qui concerne Le Parmeacutenide

nous pouvons citer la theacuteorie de Gilbert Ryle ce dernier ne pouvait expliquer la critique de la

theacuteorie des Ideacutees dans une peacuteriode aussi tardive de la vie de Platon Il fonda alors une theacuteorie

selon laquelle Platon serait entreacute dans une peacuteriode de doute laquelle lrsquoaurait finalement conduit agrave

se reacutefuter dans Le Parmeacutenide (cf RYLE 1994) Nous voyons ici un problegraveme propre agrave toute

theacuteorie qui dans un deacutesir de coheacuterence preacutefegravere avancer des reacutesultats contre-intuitifs plutocirct que de

revoir sa lecture Lrsquoanalogie avec la theacuteorie psychanalytique est assez simple en vertu de

lrsquoabsence de critegravere de falsifiabiliteacute une theacuteorie ne pouvant ecirctre reacutefuteacutee par aucune expeacuterience

ne peut ecirctre veacuteritablement scientifique 23

Agrave lrsquoinverse une approche nous semblant plus adeacutequate consiste agrave repeacuterer les incoheacuterences

manifestes dans lrsquoensemble du corpus tout en partant du principe que le systegraveme est deacutejagrave

coheacuterent Les incoheacuterences apparaissant dans notre lecture ne viennent alors pas du texte mais de

notre lecture Cette meacutethodologie est plus modeste et rend agrave Platon les cleacutes de la coheacuterence de

son œuvre Certes cette position est arbitraire mais en philosophie la vraisemblance drsquoune

interpreacutetation est directement lieacutee avec la coheacuterence et la simpliciteacute qursquoelle donne agrave lrsquoœuvre

eacutetudieacutee Plus une lecture parvient agrave reacuteunir lrsquoensemble drsquoun corpus et agrave en simplifier les concepts

plus elle devient vraisemblable Agrave lrsquoinverse plus une lecture neacutecessite de faire des deacutetours

logiques sous-entend des aleacuteas dans la lecture ou fait lrsquoimpasse sur certains aspects plutocirct que

drsquoautres et plus cette lecture nous parait invraisemblable Pensons agrave la geacuteomeacutetrie une seule

courbe peut avoir diffeacuterentes eacutequations la plus simple est bien souvent la plus fonctionnelle

Nous ne soutenons pas cette thegravese mais refusons dans notre meacutethodologie toute tentative mdash souvent 22

deacutelicate voire hasardeuse mdash de rapprochement entre le style drsquoun dialogue et une eacuteventuelle peacuteriode de la vie de Platon

Tel que formuleacute par Karl Popper dans Conjectures and Refutations The Growth of Scientific 23

Knowledge en 1963

23

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon

Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon

Le Parmeacutenide est composeacute drsquoun court prologue et drsquoun vaste dialogue diviseacute en deux

parties ineacutegales La premiegravere plus courte restitue une rencontre (historiquement peu probable)

entre Socrate et les deux philosophes drsquoEacuteleacutee Parmeacutenide et son disciple Zeacutenon Elle comporte

une courte introduction puis laisse ensuite place agrave la mise agrave lrsquoeacutepreuve drsquoune theacuteorie des ideacutees (ou

formes) deacutefendue par Socrate La seconde partie est une deacutemonstration de dialectique entre

Parmeacutenide et un jeune homme du nom drsquoAristote Nous consideacutererons dans notre analyse que 24

les arguments deacuteveloppeacutes par les Eacuteleacuteates dans lrsquoœuvre et mecircme dans lrsquoensemble du corpus de

Platon retranscrivent assez fidegravelement la penseacutee de ces philosophes (drsquoapregraves lrsquoobstacle

chronocentriste eacutevoqueacute preacuteceacutedemment) Il convient avant de commencer agrave analyser lrsquoœuvre

dans sa globaliteacute de srsquointerroger sur la nature reacuteelle des arguments eacuteleacuteates afin de replacer le

dialogue de Platon dans un contexte intellectuel Puisque la discussion commence apregraves que

Socrate eut eacutecouteacute Zeacutenon il faut impeacuterativement tacirccher de les comprendre dans toute leur porteacutee

Les propos de Zeacutenon ne nous sont pas directement rapporteacutes mais nous savons que ceux-ci

traitent de la multipliciteacute des ecirctres

πῶς φάναι ὦ Ζήνων τοῦτο λέγεις εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα ὡς ἄρα δεῖ αὐτὰ ὅμοιά τε εἶναι καὶ ἀνόμοια τοῦτο δὲ δὴ ἀδύνατον οὔτε γὰρ τὰ ἀνόμοια ὅμοια οὔτε τὰ ὅμοια ἀνόμοια οἷόν τε εἶναι οὐχ οὕτω λέγεις mdash οὕτω φάναι τὸν Ζήνωνα

Comment entends-tu ceci Zeacutenon si les ecirctres sont multiples il faut quils soient agrave la fois semblables et dissemblables entre eux Or cela est impossible car ce qui est dissemblable ne peut ecirctre semblable ni ce qui est semblable ecirctre dissemblable Nest-ce pas lagrave ce que tu entends mdash Cest cela mecircme reacutepondit Zeacutenon

(PLATON Parmeacutenide 127e [trad modif COUSIN])

Cette ideacutee rejoint les fameux paradoxes de Zeacutenon Nous pouvons prendre pour reacutefeacuterence ce que

rapporte Aristote dans La Physique au livre Ζ Dans lrsquoargument de lrsquoAchille Zeacutenon deacutemontre

Sans rapport certain avec le philosophe de lrsquoOrganon quoi que la date de reacutedaction du dialogue eucirct 24

permis agrave Platon cet anachronisme

24

que laquo jamais (οὐδέποτε [239b14-29]) agrave la course le plus lent (τὸ βραδύτατον) ne pourra ecirctre 25

atteint par le plus rapide (τοῦ ταχίστου) raquo Le mouvement serait alors impossible selon ce critegravere

puisque une distance eacutetant toujours divisible il resterait toujours quelque distance agrave parcourir

avant drsquoatteindre lrsquoarriveacutee Aristote propose une reacutefutation de facto de ce paralogisme le constat

empirique du mouvement

τὸ δ ἀξιοῦν ὅτι τὸ προέχον οὐ καταλαμβάνεται ψεῦδοςmiddot ὅτε γὰρ προέχει οὐ καταλαμβάνεταιmiddot ἀλλ ὅμως καταλαμβάνεται εἴπερ δώσει διεξιέναι τὴν πεπερασμένην

Le fait de supposer que ce qui est devant nest pas rejoint est faux tant quil est devant il nest pas rejoint mais il est cependant rejoint puisqursquoil [Zeacutenon] avouera que la ligne finie est parcourue

(ARISTOTE Physique VI 239b26-29)

Les trois autres paradoxes de Zeacutenon (le stade la dichotomie et la flegraveche) suivent exactement le

mecircme scheacutema et reposent in fine toujours sur la division agrave lrsquoinfini soit drsquoune distance soit drsquoun

moment

Tout en distinguant ces deux seacuteries drsquoarguments [contre le multiple et contre le mouvement] il faut reconnaicirctre qursquoil y a entre elles un lien eacutetroit Crsquoest parce que Zeacutenon a nieacute la pluraliteacute qursquoil nie le mouvement En effet le mouvement suppose le temps et lrsquoespace qui sont des continus crsquoest parce que ces continus ne sont pas composeacutes ou comme dit Zeacutenon ne sont pas multiples que le mouvement y est impossible Le mouvement srsquoil est reacuteel divise le temps et le lieu ougrave il srsquoaccomplit il ne peut donc se produire dans un continu sans parties

(BROCHARD 1926 4)

Aristote les reacutefute de la mecircme maniegravere que pour lrsquoargument dit de lrsquoAchille agrave partir du simple

constat empirique (ie la flecircche atteint la cible)

Lrsquoideacutee selon laquelle Zeacutenon serait ici en train de nier lrsquoexistence du mouvement (argument

anti-cineacutetique) nous semble hautement naiumlve Le bon sens semble contredire lrsquoideacutee selon laquelle

deux hommes prendraient le bateau et traverseraient la mer Meacutediterraneacutee pour finalement

arriveacutes agrave Athegravenes deacuteclarer que tout mouvement est impossible Lrsquoargument anti-cineacutetique

Remarquons au passage lrsquoabsence de tortue25

25

parfois encore deacutefendu reflegravete selon nous un certain deacutedain vis-agrave-vis des penseurs eacuteleacuteates

occultant la porteacutee de lrsquoargumentation reacuteelle 26

Cette lecture fait lrsquoimpasse sur le constat empirique de lrsquoexistence du mouvement (β) que les

Eacuteleacuteates ne pouvaient vraisemblablement pas nier Lrsquoargumentation des Eacuteleacuteates ne peut pas

reposer sur une reacutefutation du mouvement un modegravele anti-cineacutetique sans quoi elle nrsquoaurait

aucune porteacutee intellectuelle Il serait alors peu compreacutehensible que Platon mette en scegravene pour la

premiegravere fois le personnage de Socrate en preacutesence de Parmeacutenide et Zeacutenon Cette naissance

philosophique du personnage de Socrate nrsquoen serait pas une si les Eacuteleacuteates nrsquoavaient pas eu un

rocircle bien plus deacutecisif 27

La question est de savoir comment dans lrsquoun et dans lrsquoautre cette seacuterie de divisions par deacutefinition ineacutepuisable peut ecirctre eacutepuiseacutee et il faut qursquoelle le soit pour que le mouvement se produise Ce nrsquoest pas reacutepondre que de dire qursquoelles srsquoeacutepuisent simultaneacutement

(BROCHARD 1926 4)

Les reacuteponses proposeacutes par la plupart des commentateurs ne reacutepondent jamais agrave la veacuteritable

question Plutocirct que de chercher agrave comprendre le laquo pourquoi raquo des arguments de Zeacutenon ceux-

ci (Aristote le premier) cherchent le laquo comment raquo Crsquoest pour ainsi dire manquer totalement

lrsquoobjectif de Zeacutenon mais aussi et surtout eacuteviter la difficulteacute comment un espace et un temps

continus peuvent ecirctre les supports de pheacutenomegravenes discontinus

Vlastos et le raisonnement apagogique

Maintenant que nous avons mis agrave distance la lecture naiumlve drsquoun eacuteleacuteatisme anti-cineacutetique il

convient neacuteanmoins de srsquointerroger sur une autre lecture plus seacuteduisante cette fois Dans

lrsquointroduction du Parmeacutenide toujours apregraves avoir entendu Zeacutenon tenir une longue liste

drsquoarguments contre la multipliciteacute (plusieurs heures de lecture) Socrate demande agrave ce dernier de

Un grand nombre de commentateurs drsquoAristote surtout semblent ne connaitre de la penseacutee eacuteleacuteate que 26

ce qursquoAristote a pu en dire laquo [] la tesis eleata [] sostiene que todas las cosas estaacuten en reposo [] el ser es infinito e inmoacutevil raquo (BOERI 2006 65)

Notre prise de position est arbitraire mais se justifie par un gain de coheacuterence dans lrsquoœuvre de Platon Il 27

nous semble plus coheacuterent de penser que la premiegravere apparition de Socrate soit un eacutevegravenement marquant et instructif pour le lecteur plutocirct que lrsquooccasion de lrsquoexposeacute drsquoune position naiumlve et insoutenable

26

preacuteciser lrsquoobjectif de son premier argument laquo Si les ecirctres sont multiples (Εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα

[127e]) il faut qursquoils soient et semblables (ὅmicroοια) et dissemblables (ἀνόmicroοια) ce qui est

impossible (ἀδύνατον) car ni les semblables ne peuvent ecirctre dissemblables ni les dissemblables

semblables raquo Lrsquoargument contre la multipliciteacute du discours de Zeacutenon repose donc sur le principe

de non-contradiction Cette contradiction crsquoest lrsquoimpossibiliteacute logique (ἀδύνατον) que quelque

chose soit et ne soit pas En drsquoautres termes il srsquoagit de lrsquoimpossibiliteacute pour tout ecirctre que cet ecirctre

puisse simultaneacutement recevoir un preacutedicat et en mecircme temps ne pas le recevoir

Il est alors possible drsquoadopter une lecture moins naiumlve de lrsquoargumentation de Zeacutenon Si

Zeacutenon a conscience de lrsquoargument empirique de lrsquoexistence du mouvement alors sa conclusion

devient une antilogie La question est alors la suivante Zeacutenon en deacutemontrant lrsquoimpossibiliteacute de

la thegravese du multiple (οὐκ ἔστι πολλά [128a]) est-il en train de soutenir la thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-

dire la thegravese de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (ἓν [hellip] εἶναι τὸ πᾶν) deacutefendue par Parmeacutenide Cette question 28

nrsquoest pas sans importance il srsquoagit drsquoun moment crucial de notre reacuteflexion Le jeune Socrate

considegravere ici mdash agrave juste titre mdash que deacutemontrer une contradiction dans une thegravese consiste agrave

donner raison agrave la thegravese opposeacutee La critique de la multipliciteacute engagerait le soutien de la thegravese

de lrsquouniteacute Agrave cette remarque Zeacutenon reacutepond ceci

ἀλλὰ σὺ μὲν εἶπες τῶν συμβεβηκότων τι ἔστι δὲ τό γε ἀληθὲς βοήθειά τις ταῦτα [τὰ γράμματα] τῷ Παρμενίδου λόγῳ πρὸς τοὺς ἐπιχειροῦντας αὐτὸν κωμῳδεῖν ὡς εἰ ἕν ἐστι πολλὰ καὶ γελοῖα συμβαίνει πάσχειν τῷ λόγῳ καὶ ἐναντία αὑτῷ

Mais tu as rencontreacute juste en un point la veacuteriteacute est que ces [eacutecrits] visent agrave aider le discours de Parmeacutenide contre ceux qui voudraient ridiculiser en montrant que si tout eacutetait un il sensuivrait de nombreuses conseacutequences absurdes et contradictoires

(PLATON Parmeacutenide 128c)

Zeacutenon cherche agrave travers sa liste drsquoarguments agrave deacutemontrer la preacutesence de contradictions dans la

thegravese de la multipliciteacute La dialectique pourrait alors ecirctre un mouvement de recherche de

contradictions dans le but de soutenir une thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-dire le moyen drsquoopeacuterer une

Litteacuteralement laquo que tout est un raquo28

27

reductio ad absurdum En vertu du principe de non-contradiction cela semblerait parfaitement

coheacuterent

En srsquoappuyant sur le principe du tiers exclu il serait possible que lrsquoopposeacute des thegraveses

contredites par Zeacutenon soient celles qursquoil deacutefendrait La premiegravere dialectique platonicienne serait

une meacutethode de raisonnement par lrsquoabsurde Il srsquoagit notamment de la lecture que deacutecida

drsquoadopter Gregory Vlastos

Because it is allowed the waywardness of impromptu debate elenctic argument may take any number of different routes But through its motley variations the following pattern which I shall call standard elenchus is preserved

(1) The interlocutor asserts a thesis p which Socrates considers false and targets for refutation

(2) Socrates secures agreement to further premises say q and r (each of which may stand for a conjunct of propositions)33 The agreement is ad hoc Socrates argues from q r not to them

(3) Socrates then argues and the interlocutor agrees that q amp r entail not-p

(4) Socrates then claims that he has shown that not-p is true p false

(VLASTOS 1994 11)

En transposant le modegravele de Vlastos agrave la premiegravere partie du Parmeacutenide Zeacutenon aurait

conscience de lrsquoexistence du mouvement par le constat empirique ce qui permet drsquoatteindre une

contradiction De cette contradiction deacutecoule la preuve de la thegravese opposeacutee agrave la thegravese initiale via

la reductio ad absurdum Selon Vlastos la neacutegation du mouvement ne serait que la premiegravere

eacutetape du raisonnement

FIG 1 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON SELON LE MODEgraveLE DE VLASTOS

α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α

β not β

β Existence du mouvement

[Issu du constat empirique]

Contradiction perp

Reductio Ad Absurdum not α

28

La transposition que nous effectuons ne respecte pas complegravetement les propos de Vlastos qui

lui-mecircme diffeacuterenciait la dialectique de Zeacutenon de lrsquoelenchus socratique

More objectionable is the assimilation of the elenchus to Zenos dialectic from which it differs in a fundamental respect The refutands in Zenos paradoxes are unasserted counterfactuals [hellip] Socrates on the other hand as we shall see will not debate unasserted premises mdash only those asserted categorically by his interlocutor who is not allowed to answer contrary to his real opinion

(VLASTOS 1994 2)

Cependant les diffeacuterences entre les deux meacutethodes reposent selon lui sur la nature des

hypothegraveses (preacutemisses) Nous remarquons que cela ne perturbe pas notre lecture puisque nous

nous inteacuteressons ici agrave la progression logique du raisonnement plutocirct qursquoagrave la nature de ses

preacutemisses

Nous remarquons alors qursquoen supposant que les Eacuteleacuteates pratiquent la reductio ad

absurdum Vlastos condamne Socrate agrave reproduire le mecircme scheacutema dans les dialogues suivants

Cela pourrait repreacutesenter une solution deacutefinitive au problegraveme du caractegravere aporeacutetique de la

dialectique il suffirait de remonter le cours des contradictions eacutemises pas Socrate et de prendre

les autres preacutemisses accepteacutees par linterlocuteur afin drsquoobtenir le contraire de la thegravese reacutefuteacutee

Vlastos semble ainsi deacutepasser le problegraveme des apories et parvient agrave entrevoir comme par un jeu

de miroirs les mysteacuterieuses thegraveses socratiques Vlastos nomme ce processus laquo elenchos

standard raquo (VLASTOS 1994 11)

Critique de la position de Vlastos

La lecture de Vlastos nrsquoest pourtant pas exempte de difficulteacutes Le principe de

contradiction nrsquoimplique pas neacutecessairement le principe de tiers exclu En drsquoautres termes la

neacutegation drsquoune neacutegation ne constitue pas une preuve de la thegravese initiale Il srsquoagit drsquoun point de

lecture souleveacute par Mathieu Marion agrave la suite notamment des travaux de Jonathan Barnes

Marion justifie son propos agrave partir drsquoune lecture intuitionniste consideacuterant que la double

neacutegation ne peut ecirctre reacuteduite agrave la thegravese initiale

29

FIG 2 DOUBLE NEacuteGATION DANS LES LOGIQUES CLASSIQUE ET INTUITIONNISTE

Pour un intuitionniste montrer que la supposition de A megravene agrave une contradiction permet drsquoaffirmer notA mais montrer que la supposition de notA megravene agrave une contradiction permet seulement drsquoaffirmer notnotA et non par eacutelimination de la double neacutegation que A

(MARION 2014 16)

Cependant Marion ne preacutetend pas non plus que les Grecs eurent pleinement conscience de ces

deux scheacutemas diffeacuterents Il srsquoagit selon Marion drsquoadopter une position intermeacutediaire Dans le

cadre des joutes dialectiques eacuteleacuteates lrsquoobjectif drsquoaffirmer ou drsquoinfirmer une thegravese passe par la

confrontation avec des contradictions ou antilogies Pour cette raison nous nommerons

antilogique le processus argumentatif eacuteleacuteate Dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate une thegravese vraie doit ecirctre

exempte de contradiction En revanche il est faux de dire que pour les Eacuteleacuteates faire deacutecouler

une contradiction conduit agrave une preuve de lrsquoinverse de la thegravese initiale Il nrsquoy a pas

contrairement agrave lrsquoavis de Vlastos un recours au tiers exclu dans le cadre de la recherche

dialectique chez les Eacuteleacuteates

Il srsquoagit preacuteciseacutement du sens de la suite du passage du Parmeacutenide que nous avons vu plus

haut

ἀντιλέγει δὴ οὖν τοῦτο τὸ γράμμα πρὸς τοὺς τὰ πολλὰ λέγοντας καὶ ἀνταποδίδωσι ταὐτὰ καὶ πλείω τοῦτο βουλόμενον δηλοῦν ὡς ἔτι γελοιότερα πάσχοι ἂν αὐτῶν ἡ ὑπόθεσις εἰ πολλά ἐστιν ἢ ἡ τοῦ ἓν εἶναι εἴ τις ἱκανῶς ἐπεξίοι

Cet eacutecrit reacutepond donc aux partisans de la pluraliteacute et leur renvoie leurs objections et plus encore en deacutesirant deacutemontrer qursquoen reacutealiteacute lrsquohypothegravese quil y a de la pluraliteacute conduit agrave des conseacutequences encore plus ridicules que la supposition que tout est un

(PLATON Parmeacutenide 128d)

Double neacutegation avec tiers exclu Double neacutegation sans tiers exclu

notnotA ≣ A notnotA ≢ A

30

Zeacutenon ne nie pas la preacutesence de contradictions dans la thegravese de Parmeacutenide il montre une

preacutesence de contradictions encore laquo plus ridicules raquo (γελοιότερα) dans la thegravese de la 29

multipliciteacute En cela la situation est telle que lrsquoapplication du tiers exclu semble impossible

Zeacutenon ne deacuteclare pas que la thegravese de lrsquouniteacute ne comporte aucune contradiction mais que la thegravese

de la multipliciteacute comporte aussi des contradictions La lecture de Vlastos apparaicirct maintenant

comme trop simpliste Pour appuyer notre point citons la deacuteesse Diotime de Mantineacutee du

Banquet cette derniegravere apprend agrave Socrate que la justesse drsquoune position est une question de juste

milieu Dans le passage suivant Socrate srsquointerrogeant sur la nature de lrsquoEros rapporte les propos

de la deacuteesse La question est de savoir si Eros est beau et bon ou laid et mauvais La reacuteponse de

la deacuteesse se situe dans un intermeacutediaire entre les deux positions

Μὴ τοίνυν ἀνάγκαζε ὃ μὴ καλόν ἐστιν αἰσχρὸν εἶναι μηδὲ ὃ μὴ ἀγαθόν κακόν Οὕτω δὲ καὶ τὸν ἔρωτα ἐπειδὴ αὐτὸς ὁμολογεῖς μὴ εἶναι ἀγαθὸν μηδὲ καλόν μηδέν τι μᾶλλον οἴου δεῖν αὐτὸν αἰσχρὸν καὶ κακὸν εἶναι ἀλλά τι μεταξύ ἔφη τούτοιν

Ne rend pas neacuteceacutessaire que ce qui nest pas beau soit laid et que ce qui nest pas bon soit mauvais Ainsi comprends que pour avoir reconnu que lamour nest ni beau ni bon il ne faut pas le croire laid et mauvais

(PLATON Banquet 202c)

Il srsquoagit drsquoun contre-exemple agrave lrsquoideacutee que le principe de non-contradiction conduirait

systeacutematiquement agrave celui du tiers exclu Diotime ne renie pas le fait qursquoil est impossible que ce

qui est beau soit laid dans le mecircme temps mais il est possible drsquoecirctre dans une position ternaire

ou intermeacutediaire

Pour compleacuteter la critique de Vlastos effectueacutee par Marion nous pouvons simplement

revenir sur la signification reacuteelle de lrsquoapplication du tiers exclu dans lrsquoexercice dialectique En

pensant qursquoune reacutefutation (sens que Vlastos donne agrave lrsquoelenchos) conduit agrave lrsquoinstauration de la

thegravese opposeacutee agrave lrsquohypothegravese de deacutepart alors lrsquointeacuterecirct mecircme du dialogue disparait pour laisser

Lrsquoemploi du superlatif nous permet drsquoenvisager une vision plus probabiliste de la veacuteriteacute chez les 29

Eacuteleacuteates Plus une theacuteorie contient des contradictions moins il est probable que celle-ci soit vraie Lrsquoassertion la plus exempte de contradictions serait la plus pure et donc potentiellement la plus proche de la veacuteriteacute Lrsquoantilogique eacuteleacuteate aurait une approche de la veacuteriteacute comme gain de coheacuterence Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre travail

31

place agrave un dogmatisme laquo masqueacute raquo Lrsquoexercice du dialogue ne serait qursquoun preacutetexte pour avancer

des thegraveses physiques meacutetaphysiques et morales Deux arguments viennent selon nous contredire

cette ideacutee Dans un premier temps le nombre de dialogues Si Platon avait deacutesireacute veacutehiculer des

thegraveses toutes faites lrsquousage reacutepeacuteteacute drsquoune trentaine de dialogues semblerait parfaitement inutile et

mecircme deacuteleacutetegravere pour la compreacutehension de ses thegraveses Il faut au contraire que le style du dialogue

soit un eacuteleacutement important voire neacuteceacutessaire de la meacutethode de recherche platonicienne Dans un

second temps les propos mecircmes de Socrate lorsque celui-ci explique sa meacutethode la

maiumleutique Agrave plusieurs reprises dans le Theacuteeacutetegravete par exemple Socrate rappelle agrave son

interlocuteur qursquoil ne sait rien et qursquoil est steacuterile

ἐπεὶ τόδε γε καὶ ἐμοὶ ὑπάρχει ὅπερ ταῖς μαίαις ἄγονός εἰμι σοφίας καὶ ὅπερ ἤδη πολλοί μοι ὠνείδισαν ὡς τοὺς μὲν ἄλλους ἐρωτῶ αὐτὸς δὲ οὐδὲν ἀποφαίνομαι περὶ οὐδενὸς διὰ τὸ μηδὲν ἔχειν σοφόν ἀληθὲς ὀνειδίζουσιν τὸ δὲ αἴτιον τούτου τόδε μαιεύεσθαί με ὁ θεὸς ἀναγκάζει γεννᾶν δὲ ἀπεκώλυσεν εἰμὶ δὴ οὖν αὐτὸς μὲν οὐ πάνυ τι σοφός οὐδέ τί μοι ἔστιν εὕρημα τοιοῦτον γεγονὸς τῆς ἐμῆς ψυχῆς ἔκγονον

Jrsquoai drsquoailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis steacuterile en matiegravere de sagesse et le reproche qursquoon mrsquoa fait souvent drsquointerroger les autres sans jamais me deacuteclarer sur aucune chose parce que je nrsquoai en moi aucune sagesse est un reproche qui ne manque pas de veacuteriteacute Et la raison la voici crsquoest que le dieu me contraint drsquoaccoucher les autres mais ne mrsquoa pas permis drsquoengendrer Je ne suis donc pas du tout sage moi-mecircme et je ne puis preacutesenter aucune trouvaille de sagesse agrave laquelle mon acircme ait donneacute le jour

(PLATON Theacuteeacutetegravete 150c [trad modif CHAMBRY])

La position de Vlastos implique donc neacutecessairement que de tels passages traitant de la meacutethode

maiumleutique relegravevent drsquoune forme de manipulation de la part du personnage de Socrate

Lrsquoelenchos standard de Vlastos est selon nous une neacutegation du principe du dialogue Notre

critique de la lecture de Vlastos repose drsquoune part sur les propos mecircmes de Socrate dans

diffeacuterents dialogues et drsquoautre part sur la reacutealiteacute litteacuteraire qui est que Platon nrsquoa eacutecrit que mdash ou

presque mdash des dialogues La question qursquoil srsquoagirait alors de poser agrave Vlastos serait simplement

pourquoi des dialogues Si Platon avait deacutesireacute mettre sa penseacutee en traiteacutes pourquoi aurait-il

perseacuteveacutereacute dans le style litteacuteraire du dialogue pourtant si propre agrave la confusion Nous voyons

comment notre hypothegravese de deacutepart conditionne toute lrsquointerpreacutetation de la lecture de Platon En

32

placcedilant dans le style du dialogue un sens veacuteritable (ce que semble ne pas faire Vlastos) la

dialectique sort du dogmatisme

Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon

Ce que nous eacutevoquions comme notre hypothegravese du postulat theacuteacirctral permet ici drsquoentrevoir

une reacuteponse claire agrave cette question le dialogue nrsquoest pas un moyen dissimuleacute pour transmettre

des thegraveses mais le cœur mecircme du propos une meacutethode qursquoil srsquoagit maintenant pour nous

drsquoeacutetudier Nous avons refuseacute lrsquoargumentaire naiumlf voulant que Zeacutenon essaierait de deacutemontrer

lrsquoimpossibiliteacute du mouvement Dans un mecircme temps la position de Vlastos nous est aussi

apparue comme deacutenaturant le travail de Platon Il devient alors neacutecessaire pour nous de proposer

une lecture plus coheacuterente agrave partir de nos critiques preacuteceacutedentes

Nous reprochons agrave Vlastos son dogmatisme Il srsquoagit alors selon nous de simplement

arrecircter le raisonnement eacuteleacuteate agrave la mise en eacutevidence drsquoune contradiction sans tirer drsquoautre

conclusion Nous reprenons alors les arguments de Zeacutenon et les mettons en relation avec ce que

nous avons compris plus haut Zeacutenon ne soutient pas mdash directement du moins mdash la thegravese de

lrsquouniteacute de lrsquoecirctre mais deacutesire deacutemontrer que la thegravese inverse (de la pluraliteacute) conduit aussi agrave des

contradictions En reprenant une fois encore le scheacutema repreacutesentant lrsquoargumentation logique des

arguments de Zeacutenon nous proposons maintenant une lecture dite antilogique dont la derniegravere

eacutetape sera la contradiction (ou antilogie)

Si cette lecture peut sembler tregraves proche de celle de Vlastos elle srsquoen diffeacuterencie sur un

point fondamental Dans le cas preacutesent la mise en eacutevidence de la contradiction ne permet pas de

prouver la thegravese inverse agrave lrsquohypothegravese principale de deacutepart Nous gardons cependant le constat

empirique du mouvement rendant agrave la penseacutee toute son intelligence

33

FIG 3 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON PROPOSEacuteE

La dialectique eacuteleacuteate est une antilogique puisque elle se contente de montrer crsquoest-agrave-dire de

mettre en eacutevidence des contradictions sans pour autant franchir le pas de la conclusion Il nrsquoy a

donc pas agrave proprement parler de Reductio ad absurdum chez les Eacuteleacuteates ou du moins pas en ces

termes

Il srsquoagit maintenant de veacuterifier notre interpreacutetation et de la justifier Dans un premier temps

il devient clair que le problegraveme que nous soulevions chez Vlastos du dogmatisme dialectique

disparaicirct aussitocirct En effet il est impossible de dire que les conclusions agrave la suite drsquoun

raisonnement de cette forme soient des veacuteriteacutes mdash ou tout du moins des veacuteriteacutes positives Mais

nous devons alors faire face agrave un autre problegraveme si ses raisonnements se terminent par des

antilogies la meacutethode eacuteleacuteate est-elle agrave mecircme de trouver quelque chose ou est-elle bloqueacutee dans

ce que nous pourrions appeler un apophatisme meacutethodologique Nous voyons ici comment le

questionnement souleveacute par la lecture des arguments de Zeacutenon nous conduit aux mecircmes

questions que celles que nous posions un peu plus tocirct 30

Pour sortir de ce paradoxe il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoaller tregraves loin Si les arguments de

Zeacutenon semblent condamner agrave rester dans la contradiction la fin mecircme du Parmeacutenide quelques

pages plus loin est au contraire bien plus affirmative

mdash Εἰρήσθω τοίνυν τοῦτό τε καὶ ὅτι ὡς ἔοικεν ἓν εἴτ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν αὐτό τε καὶ τἆλλα καὶ πρὸς αὑτὰ καὶ πρὸς ἄλληλα πάντα πάντως ἐστί τε καὶ οὐκ ἔστι καὶ φαίνεταί τε καὶ οὐ φαίνεται mdash Ἀληθέστατα

mdash Disons-le donc et ajoutons que agrave ce qursquoil semble soit que lrsquoun existe soit qursquoil nrsquoexiste pas lui et les autres choses relativement agrave eux-mecircmes et les un aux autres

α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α

β not β

β Existence du mouvement

[Issu du constat empirique]

Contradiction perp

Cf supra I 1 laquo Le caractegravere aporeacutetique raquo30

34

sont absolument tout et ne le sont pas paraissent tout et ne le paraissent pas mdash Cela est parfaitement vrai

(PLATON Parmeacutenide 166c-d [trad modif CHAMBRY])

Bien que les arguments de Zeacutenon semblent ne pas deacutepasser la contradiction la meacutethode de

Parmeacutenide dans la deuxiegraveme partie du dialogue est agrave mecircme de trouver des veacuteriteacutes positives La

situation nrsquoest pas propre au Parmeacutenide mais se produit aussi agrave la fin du Sophiste et du

Politique Ces deux dialogues se terminent de maniegravere positive deacutemontrant que lrsquoacquisition

drsquoune veacuteriteacute eacutetait possible selon Platon

Παντάπασι μὲν οὖν

Crsquoest donc tout agrave fait cela

(PLATON Sophiste 268d)

Κάλλιστα αὖ τὸν βασιλικὸν ἀπετέλεσας ἄνδρα ἡμῖν ὦ ξένε καὶ τὸν πολιτικόν

Tu nous as encore de la plus belle faccedilon deacutefini jusqursquoagrave la fin cher eacutetranger lrsquohomme royal et [lrsquohomme] politique

(PLATON Politique 311c) 31

Lrsquohypothegravese preacuteceacutedente que nous avions appeleacutee laquo lrsquoapophatisme dialectique raquo est ainsi

parfaitement reacutefuteacutee Un jugement vrai sur le monde est possible chez Platon et la dialectique ne

peut ecirctre reacuteduite agrave un simple plaisir de reacutefuter des interlocuteurs puisque nous avons des

exemples clairs de deacutefinitions positives et reacuteussies

Le principal point commun de ces trois dialogues est la preacutesence comme interlocuteur

principal soit de Parmeacutenide et de Zeacutenon (originaires drsquoEacuteleacutee) soit de celui que lrsquoon appelle

laquo lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo (Ἐλεάτης Ξένος [216a]) Il devient alors neacutecessaire dans le cadre de notre

eacutetude drsquoapprofondir notre champ de recherche en ne nous cantonnant pas seulement au

Parmeacutenide comme premiegravere occurence socratique du corpus platonicien mais aussi aux autres

eacutecrits eacuteleacuteates

Eacutemile Chambry attribue cette phrase agrave laquo Socrate raquo ce que nous ne faisons pas Nous suivons le 31

Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig et attribuons cette phrase agrave laquo Socrate le jeune raquo (Νεώτερος Σωκράτης) lrsquointerlocuteur principal du dialogue gardant ainsi la coheacuterence de la progression de la discussion jusqursquoagrave sa conclusion

35

3 La meacutethode eacuteleacuteate

Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide

Notre eacutetude des arguments de Zeacutenon eacutevoqueacutes au deacutebut du Parmeacutenide nous conduit agrave

interroger le projet eacuteleacuteate dans son ensemble agrave travers notamment leurs eacutecrits directs Si ce

recours peut sembler ecirctre une digression non neacutecessaire il faut neacuteanmoins se souvenir que dans

lrsquooptique de notre eacutetude de la dialectique socratique nous sommes actuellement face agrave une

situation paradoxale drsquoune part lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate telle que preacutesenteacute par Zeacutenon ne peut pas ecirctre

dogmatique et doit logiquement srsquoarrecircter agrave lrsquoantilogie et drsquoautre part la meacutethode eacuteleacuteate est une

meacutethode que Platon recommande dans lrsquooptique de trouver des veacuteriteacutes Nous devons alors avant

de continuer deacutefinir clairement ce que peut ecirctre la meacutethode eacuteleacuteate sans Platon crsquoest-agrave-dire

principalement la meacutethode telle que preacutesenteacutee dans le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature afin de

comprendre les origines du projet dialectique eacuteleacuteate

Degraves les premiegravere ligne du poegraveme le jeune homme est accueilli par la laquo justice raquo (Δίκη [fr

1]) qui lui ouvre les portes des laquo chemins raquo (κελεύθων) de la laquo nuit raquo (Νύξ) et du

laquo jour raquo (Ἤmicroας) Quelques lignes plus bas la deacuteesse explique au jeune homme que celui-ci doit

apprendre laquo toutes choses raquo (πάντα) agrave la fois le laquo cœur raquo (ἦτορ) laquo circulaire raquo (εὐκυκλέος) et

laquo immuable raquo (ἀτρεmicroὲς) de la laquo veacuteriteacute raquo (Ἀληθείη) et drsquoautre part les laquo opinions raquo (δόξας) des

laquo mortels raquo (βροτοί) hors des laquo croyances vraies raquo (πίστις ἀληθής) La deacuteesse deacuteclare que le

jeune homme laquo doit en juger raquo (χρῆν δοκίmicroως) en laquo naviguant raquo (περῶντα) pour laquo tout raquo (πάντα)

laquo agrave travers tout raquo (διὰ παντὸς) Cette lecture rapide du premier fragment du poegraveme de Parmeacutenide

est lourde de conseacutequences Lrsquoobjectif de la dialectique eacuteleacuteate serait drsquoatteindre le cœur de la

veacuteriteacute Cela confirme ce que nous eacutevoquions plus tocirct il est impossible de penser que la finaliteacute

de la meacutethode se trouverait dans lrsquoantilogie la recherche doit se terminer par une veacuteriteacute Or cette

meacutethode consiste agrave analyser aussi bien les savoirs vrais que les opinions fausses Cette

navigation doit ecirctre faite pour chaque chose agrave travers tous les possibles La meacutethode eacuteleacuteate est

donc une dialectique de la recherche ne devant rien neacutegliger Elle analyse tous les possibles

Le second fragment nous renseigne sur le fonctionnement de cette meacutethode Il nrsquoexiste

pour la deacuteesse que deux laquo voies de recherche raquo (ὁδοὶ [hellip] διζήσιός [fr2]) compatibles avec laquo la

36

penseacutee raquo (νοῆσαι) La premiegravere est laquo qursquoil est raquo (ἔστιν) et laquo qursquoil est impossible de ne pas

ecirctre raquo (microὴ εἶναι) il srsquoagit du laquo chemin de la certitude raquo accompagnant la laquo veacuteriteacute raquo La seconde

voie est laquo qursquoil nrsquoest pas raquo (οὐκ ἔστιν) et laquo qursquoil est neacutecessaire de ne pas ecirctre raquo (χρεών ἐστι microὴ

εἶναι) Cette seconde route est un piegravege que le jeune homme laquo ne doit pas approcher raquo (ἀταρπόν)

Nous remarquons alors une apparente contradiction entre les deux fragments Dans le

premier fragment la deacuteesse deacuteclare que toutes les possibiliteacutes doivent ecirctre envisageacutees Dans le

second fragment elle semble se contredire et demander au jeune homme de ne pas pratiquer la

deuxiegraveme voie Comment peut-on alors concilier les deux injonctions afin de retrouver la

coheacuterence du projet

FIG 4 REPREacuteSENTATION LOGIQUE DU DEUXIEgraveME FRAGMENT DE PARMEacuteNIDE

Il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la variable laquo A raquo Celle-ci est remplaccedilable par toute assertion

Entre les deux propositions nous employons volontairement la conjonction de coordination

laquo et raquo agrave la place du connecteur logique laquo and raquo Dans le cas de lrsquoutilisation de la conjonction

logique laquo and raquo la formule ainsi creacuteeacutee irait agrave lrsquoencontre du principe de non-contradiction puisque

cela conduirait agrave admettre (A andnotA) La meacutethodologie de Parmeacutenide ne recherche pas seulement

ce qui est mais elle recherche ce qui est neacutecessairement De la mecircme maniegravere cette

meacutethodologie recherche eacutegalement ce qui nrsquoest pas neacutecessairement Nous devons ainsi

comprendre la formulation des deux voies comme deux moments distincts de la recherche Crsquoest

pour cette raison que nous donnerons le nom de conjonction meacutethodologique au connecteur en

question sans la valeur logique de la conjonction il signifie que les deux eacutetapes co-existent

ἀγνοοῦσιν γὰρ οἱ πολλοὶ ὅτι ἄνευ ταύτης τῆς διὰ πάντων διεξόδου τε καὶ πλάνης ἀδύνατον ἐντυχόντα τῷ ἀληθεῖ νοῦν σχεῖν

La plupart [des gens] ignorent en effet que sans explorer toutes les voies sans cette divagation il est impossible de tomber sur le vrai pour en avoir lrsquointelligence

(PLATON Parmeacutenide 136d-e)

A laquo Il est raquo

(A ^ not(notA)) et (notA ^ ◻(notA))

37

Nous devons maintenant nous interroger sur ce que les paroles du premier fragment

peuvent signifier vis-agrave-vis de la meacutethode proposeacutee dans le deuxiegraveme Contrairement aux ideacutees

courantes nous ne pensons pas que la seconde voie ne doive pas ecirctre exploreacutee Les deux voies

doivent ecirctre arpenteacutees Cependant la premiegravere voie est seule productrice de savoir positif La

seconde voie est productrice de non-savoir elle traite de ce qui nrsquoexiste pas Ce nrsquoest pas pour

autant une mauvaise voie mais cette derniegravere est reacuteduite agrave lrsquoaporie elle relegraveve de lrsquoapophatisme

ontologique (dire ce qursquoune chose nrsquoest pas sans dire ce qursquoelle est)

Certes Parmeacutenide exclut le non-ecirctre comme inintelligible mais cela nrsquoest pas une raison suffisante pour penser que la seconde voie disparaicirct entiegraverement du raisonnement de Parmeacutenide agrave partir du fr 2 Cette voie nrsquoen montre pas moins ce qursquoest une neacutegation et permet de reconnaicirctre que nier lrsquoexistence drsquoun objet de recherche constitue une impasse En effet beaucoup srsquoen faut que Parmeacutenide se prive de la neacutegation dans son poegraveme Lrsquousage de la neacutegation soulegraveve pourtant un problegraveme pour lrsquoeacutenonciation de la veacuteriteacute puisqursquoil est impossible drsquoobtenir une connaissance agrave partir de phrases neacutegatives Cela nrsquoexclut pas que lrsquousage de la seconde voie soit neacutecessaire pour discerner laquoce qui estraquo du contraire voire que les deux voies puissent ecirctre employeacutees alternativement ou de maniegravere concurrente La seconde voie reste une voie de recherche mecircme si elle megravene agrave lrsquoaporie en soutenant laquoce nrsquoest pasraquo il est impossible drsquoavancer Mais cela est deacutejagrave un reacutesultat drsquoune part on y reconnaicirct une impasse et drsquoautre part il semble que seule une affirmation puisse lancer la recherche puisqursquoune neacutegation ne contient en soi aucune information directe sur lrsquoobjet de la recherche

(CASTELNEacuteRAC 2014 444)

La deuxiegraveme voie du poegraveme nrsquoest pas lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoenquecircte sur laquo A raquo mais lrsquoabsence

du preacutedicat drsquoexistence crsquoest-agrave-dire la validiteacute de laquo notA raquo au niveau ontologique Nous pourrions

reacutesumer les propos de la deacuteesse en lrsquoideacutee que lrsquoon ne peut pas enquecircter sur ce qui nrsquoexiste pas Il

ne srsquoagit pas de deacutefendre une thegravese mais drsquoexplorer son contraire Ici la meacutethode ne vise pas agrave

avoir raison face agrave un adversaire mais agrave enquecircter sur toutes les voies afin de trouver un absolu

sans contradiction la veacuteriteacute Les opinions des mortels ne sont pas lrsquousage de la deuxiegraveme voie

mais le mauvais usage des deux premiegraveres La premiegravere voie est le seul chemin menant agrave la

veacuteriteacute mais il ne srsquoagit pas directement de la veacuteriteacute pour autant La deacuteesse nous propose une

meacutethode neacutecessitant encore un travail drsquoanalyse et drsquoentrainement Nous devons ici remarquer le

parallegravele eacutevident entre la meacutethode preacutesenteacute dans le poegraveme de Parmeacutenide et ce que Socrate deacutefinit

38

comme son art laquo maiumleutique raquo Le terme elenchos plus haut deacutefini comme laquo test raquo (par recherche

drsquoeacuteventuelles contradictions contre le terme de laquo reacutefutation raquo proposeacute par Vlastos) consiste dans

en un rejet ou une acceptation opeacutereacute apregraves un test de validation Ce test nrsquoest pas sans rappeler la

dokimasie (δοκιmicroασία) crsquoest-agrave-dire une analyse selon un certain nombre de critegraveres bien deacutefinis

Lorsque le lexicographe Pollux parle de la dokimasie des animaux agrave sacrifier il liste ainsi les

eacuteleacutements importants

Προσακτέον δὲ θύσιμα ἱερεῖα ἄρτια ἄτομα ὁλόκληρα ὑγιῆ ἄπηρα παμμελῆ ἀρτιμελῆ μὴ κολοβὰ μηδὲ ἔμπηρα μηδὲ ἠκρωτηριασμένα μηδὲ διάστροφα

Il faut preacutesenter des victimes qui conviennent pour un sacrifice bien constitueacutees entiegraveres intactes en bonne santeacute exemptes drsquoinfirmiteacutes avec tous leurs membres avec des membres bien conformeacutes elles ne doivent ecirctre ni mutileacutees ni estropieacutees ni amputeacutees de leurs extreacutemiteacutes ni difformes

(FEYEL 2006 36) 32 33

Il srsquoagit pour le philosophe en quecircte de veacuteriteacute de veacuterifier si les assertions respectent les exigences

de la logique comme les animaux doivent respecter les exigences du sacrifice Nous parlerons

cependant plutocirct drsquoelenchos pour deacutesigner lrsquoensemble du processus drsquoeacutevaluation ainsi que la

phase finale drsquoacceptation ou de rejet de lrsquohypothegravese

Dans le cinquiegraveme fragment du poegraveme le poegravete nous dit qursquoil lui est laquo indiffeacuterent raquo (Ξυνὸν

[fr5]) de commencer laquo drsquoun cocircteacute plutocirct que drsquoun autre raquo (ὁππόθεν) car il reviendra en arriegravere

(πάλιν) Nous retrouvons ici la recherche selon les deux meacutethodes Nous pouvons comprendre

que lrsquoune des deux voies conduira neacutecessairement agrave une contradiction (une antilogie) alors que

lrsquoautre voie conduira agrave une veacuteriteacute Il srsquoagit drsquoemprunter tous les chemins possibles afin

drsquoidentifier le seul qui soit exempt de contradiction

Nous pouvons dores et deacutejagrave tirer quelques conclusions sur la meacutethode de recherche eacuteleacuteate

Il faut systeacutematiquement eacutevaluer chaque voie possible Dans le cas drsquoune enquecircte sur A cela

signifie donc drsquoune part laquo srsquoil est vrai que A raquo puis laquo srsquoil est faux que A raquo La deuxiegraveme voie

Drsquoapregraves BETHE E (eacuted) Pollucis Onomasticon (1900) I 29 32

Grec et traduction sont de (FEYEL 2006)33

39

nrsquoest cependant pas suffisante pour eacutetablir un veacuteritable savoir sur le monde savoir que quelque

chose est faux nrsquoest qursquoun premier pas mais il convient par la suite de deacutepasser ce premier

moment pour dire quelque chose de positif Les deux voies sont fonctionnelles mais il existe

neacuteanmoins une hieacuterarchie Dans cette perspective il apparait que le caractegravere aporeacutetique des

dialogues relegraveve de la seconde voie celle du non-ecirctre Arriver agrave une aporie crsquoest ecirctre capable de

dire ce qursquoune chose nrsquoest pas crsquoest donc un progregraves face agrave lrsquoignorance de deacutepart Mais cela

nrsquoest pas suffisant

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique

Nous devons maintenant nous pencher sur un autre aspect de la penseacutee eacuteleacuteate En effet la

recherche selon les deux voies est un eacuteleacutement central de la meacutethode proposeacutee par Parmeacutenide

Cependant il existe un autre eacuteleacutement tout aussi important et donnant lieu agrave de nombreuses

interpreacutetations Il srsquoagit de la fameuse thegravese de laquo lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo Comme nous lrsquoavons vu

preacuteceacutedemment les arguments de Zeacutenon sur le mouvement servaient notamment agrave deacutemontrer que

la thegravese de la pluraliteacute de lrsquoecirctre eacutetait tout aussi invraisemblable mdash sinon plus encore mdash que celle

de son maicirctre Parmeacutenide Il faut alors reconnaitre lrsquoeacutevidence Parmeacutenide soutenait effectivement

une thegravese sur lrsquouniteacute de lrsquoecirctre Encore est-il neacutecessaire de comprendre ce agrave quoi se reacutefegravere

laquo lrsquoecirctre raquo et son laquo uniteacute raquo Cette thegravese est exprimeacutee dans le huitiegraveme fragment moment cleacute de

notre reacuteflexion Le poegravete nous dit que laquo ce qui est raquo (ἔστιν [fr8]) est maintenant laquo tout

entier raquo (ὁmicroοῦ πᾶν) laquo un raquo (ἕν) et laquo continu raquo (συνεχές) Dans ce passage la deacuteesse srsquoadresse au

jeune homme dans le but de lui enseigner ce qursquoest la veacuteriteacute Il ne srsquoagit plus seulement de savoir

ce qui est mais ce qui est vrai Le rapport au discours est primordial souvenons-nous que les

portes de cet enseignement avaient eacuteteacute ouvertes par lrsquoincarnation de laquo la justice raquo (Δίκη [fr1]) au

premier fragment La veacuteriteacute est un jugement pas un constat La connaissance est un effort

intellectuel de discernement entre lrsquoecirctre et le non-ecirctre Enfin lrsquoaction de laquo penser raquo (νοεῖν [fr3])

et lrsquoaction laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont laquo la mecircme chose raquo (τὸ [hellip] αὐτὸ)

La meacutethodologie de la deacuteesse consiste agrave diffeacuterencier ce qui est de ce qui nrsquoest pas Il ne

srsquoagit pas de la reacutealiteacute mais de la veacuteriteacute La veacuteriteacute est une chez Parmeacutenide laquo lrsquoun raquo est le

principe neacutecessaire pour fonder un savoir Si la veacuteriteacute nrsquoeacutetait pas une alors des eacutenonceacutes

40

contraires pourraient ecirctre consideacutereacutes comme vrais Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre vrai est lrsquooccasion de la 34

science pour les Eacuteleacuteates Nous comprenons alors cette uniteacute comme un principe non pas

ontologique ou cosmologique mais logique et eacutepisteacutemologique Lrsquouniteacute ne porte pas sur le

monde mais sur un objet scientifique (objet de science) Il srsquoagit de lrsquoexpression la plus

eacuteleacutementaire du principe de non-contradiction Si une chose est vraie son contraire est

neacutecessairement faux Si nous rapprochons ceci du troisiegraveme fragment citeacute ci-dessus nous

pouvons comprendre que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre rejoint lrsquouniteacute eacutepisteacutemologique Pour qursquoun savoir soit

possible il faut neacutecessairement que lrsquoobjet de ce savoir soit unique non pas que tous les objets

de connaissance sont identiques et immuables mais que les principes de connaissance sont

perpeacutetuels

Dans la penseacutee eacuteleacuteate aucun savoir nrsquoest possible sans lrsquoimmuabiliteacute et la persistance de

lrsquoecirctre Cette penseacutee srsquooppose agrave lrsquoideacutee drsquoune autonomie propre de lrsquoecirctre Cette continuiteacute de lrsquoecirctre

a pour conseacutequence de rendre ce dernier accessible par la penseacutee Le projet rationaliste eacuteleacuteate

rejoint drsquoune certaine maniegravere notre ideacutee contemporaine de deacuteterminisme

Chez les ecirctres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions dexistence de tout pheacutenomegravene sont deacutetermineacutees dune maniegravere absolue Ce qui veut dire en dautres termes que la condition dun pheacutenomegravene une fois connue et remplie le pheacutenomegravene doit se reproduire toujours et neacutecessairement agrave la volonteacute de lrsquoexpeacuterimentateur [hellip] Tous les pheacutenomegravenes de quelque ordre quils soient existent virtuellement dans les lois immuables de la nature et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions dexistence sont reacutealiseacutees

(BERNARD 1984 13)

Ne faisons pas drsquoanachronisme lrsquoapproche eacuteleacuteate nrsquoest pas comparable agrave celle de Claude

Bernard Cependant il faut selon nous la comprendre dans cet esprit Lrsquoobjet de science est

laquo un raquo parce qursquoil est constant et eacuteternel Mais cela ne signifie pas que tout ce qui est penseacute existe

ou que tout ce qui existe forme une vaste uniteacute cosmologique En gardant agrave lrsquoesprit que le poegraveme

expose une meacutethode (et non pas un reacutecit mythique sur le monde agrave la maniegravere drsquoHeacutesiode) il est

assez clair que le fragment VIII reacuteputeacute comme eacutetant le cœur de lrsquoontologie eacuteleacuteate constitue en

reacutealiteacute un preacutecis drsquoeacutepisteacutemologie Il faut que lrsquoobjet de science soit un sans quoi toute veacuteriteacute ne

Occasion est ici agrave prendre au sens de principe neacutecessaire34

41

serait que temporaire Face au problegraveme de la fondation drsquoun savoir le deacuteterminisme apparaicirct

comme le premier pas eacutepisteacutemologique sans lequel rien ne peut ecirctre dit Lrsquoun parmeacutenidien

comme principe de science est aussi le principe neacutecessaire de la deacutefinition Pour appuyer notre

theacuteorie nous nous reacutefeacuterons agrave un fragment souvent mal interpreacuteteacute du poegraveme de Parmeacutenide le

fragment V deacuteclarant que laquo le fait de penser raquo (νοεῖν) et celui laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont une laquo mecircme

chose raquo (Τὸ γὰρ αὐτὸ) Non pas que Parmeacutenide soit en train de donner une reacutealiteacute agrave tout objet de

penseacutee mais au contraire on ne peut veacuteritablement penser (au sens de connaitre) que ce qui est

(de maniegravere durable) Pour ainsi dire la penseacutee eacuteleacuteate ne nie pas lrsquoexistence du mouvement mais

dans le cadre de sa deacutefinition de laquo ce que doit ecirctre la science raquo (comme activiteacute de connaissance

du reacuteel) il srsquoagit de ne srsquoattacher qursquoaux proprieacuteteacutes eacuteternelles des corps

En bref le poegraveme de Parmeacutenide nrsquoest pas un traiteacute de cosmologie ni drsquoontologie il srsquoagit

drsquoune meacutethode de recherche La premiegravere question est quel est lrsquoobjet rechercheacute Ce que

Parmeacutenide et Zeacutenon nous disent est que la somme des parties drsquoun ecirctre (distance moment etc)

ne peut jamais eacutegaler le tout il existe toujours un je-ne-sais-quoi de plus dans la totaliteacute Ainsi

nous pouvons comprendre que contre les partisans du devenir et de la pluraliteacute de lrsquoecirctre il

existe selon les philosophes eacuteleacuteates une uniteacute de lrsquoecirctre comme objet de science Malgreacute les

divisions multiples il existe toujours une transcendance Penser la diversiteacute crsquoest se donner pour

objectif de deacutefinir lrsquoindeacutefinissable Agrave lrsquoinverse penser lrsquouniteacute derriegravere le multiple crsquoest avoir une

chance de saisir ce qursquoil y a de neacutecessaire dans le reacuteel et ainsi transcender ce dernier La

meacutethode eacuteleacuteate reacutefute en cela la capaciteacute drsquoune deacutefinition en extension agrave ecirctre pleinement

satisfaisante au profit drsquoune deacutefinition en compreacutehension En srsquoattachant agrave lrsquounique derriegravere le

multiple il faut ecirctre capable de saisir ce qui entre toujours mdash et neacutecessairement mdash dans la

constitution de ce que lrsquoon srsquoattache agrave deacutefinir

Cet eacuteleacutement sera primordial dans la penseacutee platonicienne agrave de nombreuses reprises les

interlocuteurs de Socrate tenteront de faire passer un groupe drsquoexemples (deacutefinition en extension)

comme reacuteponse aux questions de Socrate Meacutenon par exemple dans le dialogue eacuteponyme

deacutefinira la vertu en donnant un ensemble de cas diffeacuterents Socrate nrsquoest eacutevidemment pas dupe

Πολλῇ γέ τινι εὐτυχίᾳ ἔοικα κεχρῆσθαι ὦ Μένων εἰ μίαν ζητῶν ἀρετὴν σμῆνός τι ἀνηύρηκα ἀρετῶν παρὰ σοὶ κείμενον

42

Jrsquoai lrsquoimpression drsquoavoir beaucoup de chance cher Meacutenon si agrave la recherche drsquoune vertu jrsquoen ai trouveacute tout un essaim aupregraves de toi

(PLATON Meacutenon 72a [trad Castelneacuterac])

Nous sommes ici en preacutesence drsquoun parfait exemple de reacutefutation non pas par contradiction

(recours agrave une antilogie) mais plus en rapport agrave un problegraveme meacutethodologique Si la dialectique

se pose pour objectif de deacutefinir une notion cette deacutefinition ne doit pas ecirctre une suite drsquoexemple

mais la recherche du principe commun agrave tous ces exemples

Demeure une derniegravere interrogation sur le poegraveme pourquoi cette thegravese a-t-elle toujours eacuteteacute

aussi mal comprise Le problegraveme de lrsquointerpreacutetation du projet eacuteleacuteate vient en partie selon nous

de lrsquoabsence de syntaxe deacutefinie dans la langue grecque Dans les hypothegraveses eacutenonceacutees par Platon

dans Le Parmeacutenide reprenant tregraves certainement les theacutematiques abordeacutees par les Eacuteleacuteates la place

de la conjonction laquo si raquo (εἰ) dans lrsquointerrogation laquo srsquoil est un raquo (εἰ ἕν ἐστιν[137c]) nrsquoest pas

parfaitement claire Tantocirct celle-ci se trouve avant la proposition (i e 137c) tantocirct celle-ci se

trouve entre lrsquoobjet et le verbe (i e 142c) Face agrave ce problegraveme Alain Seacuteguy-Duclot propose

lrsquoideacutee selon laquelle Platon reacutealiserait un jeu phoneacutetique et seacutemantique La place de la

conjonction deacutefinirait alors lrsquoobjet sur lequel porterait cette conjonction ce qui aurait pour

finaliteacute de faire osciller le sens du verbe laquo ecirctre raquo (εἶναι) entre un sens copulatif et un sens

existentiel Denis OrsquoBrien reacutesume ainsi lrsquoargument de Seacuteguy-Duclot

Si hen priveacute darticle est placeacute avant la conjonction gouvernant une proposition conditionnelle il est le sujet du verbe pris en son sens existentiel (donc hen ei estin laquo si un est raquo) En revanche si hen priveacute darticle est placeacute apregraves la conjonction il est le compleacutement du verbe pris en son sens copulatif (donc ei hen estin laquo sil est un raquo)

(OrsquoBRIEN 2008 230 [trad SEacuteGUY-DUCLOT])

Cette argumentation rend possibles nos hypothegraveses de lecture Il eacutetait neacutecessaire selon notre

approche que le Eacuteleacuteates fussent capables de distinguer lrsquoecirctre copule de lrsquoecirctre comme preacutedicat

drsquoexistence Cette lecture de Seacuteguy-Duclot permet drsquoappuyer notre propre lecture et justifie ainsi

le projet eacutepisteacutemologique en remplaccedilant la lecture cosmologique Cette interpreacutetation rend gracircce

agrave la penseacutee eacuteleacuteate en geacuteneacuteral en lui permettant drsquoopeacuterer la distinction logique entre la copule est

43

le preacutedicat drsquoexistence Nous pouvons alors comprendre que le cœur du problegraveme pour le

Parmeacutenide de Platon nrsquoest pas de savoir srsquoil existe une uniteacute fondamentale (si le laquo un raquo existe)

mais si laquo ce qui est raquo possegravede une uniteacute dans le temps et dans lrsquoespace (si laquo ce qui est raquo est un)

Lrsquoexercice eacuteleacuteate devient ainsi beaucoup plus clair et coheacuterent

Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide

Lrsquoun des eacuteleacutements les plus perturbants lors de la lecture du Parmeacutenide est le fait que cet

ouvrage pourtant consideacutereacute comme ayant eacuteteacute eacutecrit tardivement par Platon semble drsquoembleacutee

reacutefuter la theacuteorie centrale de tout le systegraveme platonicien la theacuteorie des ideacutees Nous avons

preacuteceacutedemment eacutevoqueacute plusieurs problegravemes relatifs agrave cette lecture naiumlve notamment lorsque nous

recensions les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo propres au Parmeacutenide Nous allons cependant revenir 35

sur ce point agrave la lumiegravere de ce que nous avons compris de la meacutethodologie eacuteleacuteate Que lrsquoon ne

srsquoy trompe pas alors que la seconde partie du dialogue (vaste et fatigante) est selon nous drsquoun

inteacuterecirct bien plus heuristique mdash donc meacutethodologique mdash qursquoontologique nous devons cependant

nous attacher tout particuliegraverement agrave ces quelques pages que Platon nrsquoa pas placeacutees ici par

hasard

La reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees alors porteacutee par le jeune Socrate intervient tregraves

rapidement et drsquoune faccedilon assez surprenante Socrate introduit sa theacuteorie agrave partir de laquo la forme en

soi de la ressemblance raquo (αὑτὸ εἶδός τι ὁmicroοιότητος [129a]) et la forme opposeacutee agrave celle-ci de laquo la

dissemblance raquo (ἀνόmicroοιον) Selon Socrate le problegraveme que pose Zeacutenon nrsquoen est pas

veacuteritablement un Pour Socrate il nrsquoest pas impossible qursquoun ecirctre participe agrave la fois de la

ressemblance en soi en ce qursquoil ressemble agrave un autre ecirctre et participe dans le mecircme temps de la

dissemblance en soi pour tout ce qursquoil ne ressemble pas Continuant ainsi son raisonnement il

deacuteclare de la mecircme maniegravere qursquoun ecirctre peut laquo participer raquo (microετέχειν) laquo de lrsquouniteacute raquo (τοῦ ἑνὸς) et

laquo participer aussi raquo (αὖ microετέχειν) laquo des choses multiples raquo (ταῦτα πολλὰ) en mecircme temps Le

raisonnement socratique se porte sur laquo les genres et les espegraveces raquo (τὰ γένη τε καὶ εἴδη) des ecirctres

mdash ce que la posteacuteriteacute appellera les Ideacutees

Cf supra II 1 laquo Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide raquo35

44

καὶ περὶ τῶν ἄλλων ἁπάντων ὡσαύτως εἰ μὲν αὐτὰ τὰ γένη τε καὶ εἴδη ἐν αὑτοῖς ἀποφαίνοι τἀναντία ταῦτα πάθη πάσχοντα ἄξιον θαυμάζειν εἰ δ᾽ ἐμὲ ἕν τις ἀποδείξει ὄντα καὶ πολλά τί θαυμαστόν λέγων ὅταν μὲν βούληται πολλὰ ἀποφῆναι [hellip]

et de mecircme pour tout le reste il ne faudrait pas moins seacutetonner si on venait agrave deacutemontrer que les genres et les espegraveces sont en eux-mecircmes susceptibles de leurs contraires mais il ny aurait rien de surprenant agrave ce quon deacutemontracirct que moi je suis agrave la fois un et multiple

(PLATON Parmeacutenide 129c [trad modif COUSIN])

Le sujet ne porte alors plus sur les laquo choses visibles raquo (τοῖς ὁρωmicroένοις [129e]) mais sur les

laquo choses de lrsquointellect raquo (τοῖς λογισmicroῷ [130a])

Agrave lrsquoeacutevidence ce cours passage a eacuteteacute mdash et est toujours mdash consideacutereacute comme lrsquoune des

expressions fondatrice de la penseacutee meacutetaphysique platonicienne La meacutethode est en effet

radicale Il ne srsquoagit plus de srsquointerroger sur ce que lrsquoon voit mais sur ce que lrsquoon peut penser Il

nrsquoy a lagrave rien qui sera reacutefuteacute par la suite La suite est en revanche plus deacutelicate le fait de

distinguer drsquoune part les objets visibles et drsquoautre part les objets de lrsquointellect suscite un vif

inteacuterecirct chez Parmeacutenide Dans cette proto-penseacutee platonicienne Socrate eacutenonce lrsquoideacutee selon

laquelle les objets visibles participeraient drsquoun ou plusieurs genres Il faudrait alors pencher son

esprit davantage sur ces genres que sur les choses visibles La theacuteorie eacutetant poseacutee Parmeacutenide

commence son travail drsquoaccoucheur en questionnant Socrate 36

Parmeacutenide opegravere un deacutecalage drsquoune notion (le beau le juste le bon) vers un individu

(lrsquohomme le feu lrsquoeau la boue le poil la saleteacute) Le deacutecalage que Parmeacutenide opegravere nrsquoest pas

anodin il srsquoagit au contraire drsquoun veacuteritable problegraveme drsquoordre logique et seacutemantique Le grec nrsquoa

pas de verbe autre qursquoecirctre (εἶναι) pour exprimer agrave la fois le fait drsquoexister (lrsquoecirctre au monde) et le

fait de recevoir un preacutedicat (lrsquoecirctre copule) Lorsque lrsquoon dit que laquo cet homme est juste raquo nous

affirmons dans le mecircme temps que laquo lrsquohomme est au monde raquo mdash tout du moins comme objet de

penseacutee mdash mais nous ne pouvons pas pour autant dire que laquo le fait drsquoecirctre juste raquo existe

indeacutependamment drsquoun sujet Pourtant le problegraveme se pose de maniegravere inverse agrave lrsquoesprit de

Par le terme laquo drsquoaccoucheur raquo nous marquons volontairement la paterniteacute eacuteleacuteate de la meacutethode 36

maiumleutique socratique chez Platon

45

Platon puisque ce qui est remis en question nrsquoest pas la capaciteacute que lrsquoesprit a de saisir ces

valeurs transcendantes comme autant de reacutealiteacutes indeacutependantes mdash cela semble au contraire bien

naturel pour Platon mdash mais en revanche drsquoopeacuterer le mecircme processus pour la compreacutehension des

laquo sujets raquo du monde propres agrave recevoir ces valeurs

En effet lrsquoactiviteacute consistant agrave deacutefinir quelque chose (individu ou notion) oblige agrave deacutepasser

cet individu agrave le transcender Or la transcendance des individus nrsquoest pas la mecircme chose que la

transcendance des valeurs En effet lrsquoindividu en tant qursquoecirctre est toujours dans le reacuteel Il

nrsquoexiste pas mdash a priori mdash un individu en dehors du monde En revanche les valeurs sont deacutejagrave

hors du monde et ne peuvent srsquoexprimer que par lrsquoexpression qursquoun sujet du monde peut en

faire Dire que diffeacuterentes personnes participent de lrsquoideacutee drsquohomme ne veut pas dire qursquoil existe

dans un autre monde un homme parfait qui serait le modegravele de tous les hommes Sinon comme

le dit Parmeacutenide il faudrait une ideacutee pour tout ce qui nous entoure et le monde des ideacutees serait

un catalogue infini pour autant que lrsquoon puisse diviser le reacuteel (lrsquoideacutee de main lrsquoideacutee de main

gauche lrsquoideacutee de doigt lrsquoideacutee de pouce lrsquoideacutee drsquoongle lrsquoideacutee de phalange etc)

La reacutefutation de Parmeacutenide est meacutethodologique il est certes possible de diviser le reacuteel

indeacutefiniment (paradoxes de Zeacutenon) mais son eacutetude impose la division par genres et sous-

espegraveces et de postuler une uniteacute fondamentale de ces eacuteleacutements atomiques sans quoi lrsquoeacutetude ne

serait qursquoune reacutegression infinie Cette distinction entre la division naiumlve et la division par genre

est parfaitement illustreacutee par la remarque de lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee dans sa reacuteflexion sur le politique

τοιόνδε οἷον εἴ τις τἀνθρώπινον ἐπιχειρήσας δίχα διελέσθαι γένος διαιροῖ καθάπερ οἱ πολλοὶ τῶν ἐνθάδε διανέμουσι τὸ μὲν Ἑλληνικὸν ὡς ἓν ἀπὸ πάντων ἀφαιροῦντες χωρίς σύμπασι δὲ τοῖς ἄλλοις γένεσιν ἀπείροις οὖσι καὶ ἀμείκτοις καὶ ἀσυμφώνοις πρὸς ἄλληλα βάρβαρον μιᾷ κλήσει προσειπόντες αὐτὸ διὰ ταύτην τὴν μίαν κλῆσιν καὶ γένος ἓν αὐτὸ εἶναι προσδοκῶσιν ἢ τὸν ἀριθμόν τις αὖ νομίζοι κατ᾽ εἴδη δύο διαιρεῖν μυριάδα ἀποτεμνόμενος ἀπὸ πάντων ὡς ἓν εἶδος ἀποχωρίζων καὶ τῷ λοιπῷ δὴ παντὶ θέμενος ἓν ὄνομα διὰ τὴν κλῆσιν αὖ καὶ τοῦτ᾽ ἀξιοῖ γένος ἐκείνου χωρὶς ἕτερον ἓν γίγνεσθαι κάλλιον δέ που καὶ μᾶλλον κατ᾽ εἴδη καὶ δίχα διαιροῖτ᾽ ἄν εἰ τὸν μὲν ἀριθμὸν ἀρτίῳ καὶ περιττῷ τις τέμνοι τὸ δὲ αὖ τῶν ἀνθρώπων γένος ἄρρενι καὶ θήλει Λυδοὺς δὲ ἢ Φρύγας ἤ τινας ἑτέρους πρὸς ἅπαντας τάττων ἀποσχίζοι τότε ἡνίκα ἀποροῖ γένος ἅμα καὶ μέρος εὑρίσκειν ἑκάτερον τῶν σχισθέντων

46

Voici Nous avons fait comme si voulant diviser en deux le genre humain on en faisait le partage agrave la maniegravere de la plupart des gens drsquoici qui seacuteparent la race helleacutenique de tout le reste comme formant une uniteacute distincte et reacuteunissant toutes les autres sous la deacutenomination unique de barbares bien qursquoelles soient innombrables qursquoelles ne se mecirclent pas et ne parlent pas la mecircme langue se fondent sur cette appellation unique pour les regarder comme une seule espegravere Crsquoest encore comme si lrsquoon croyait diviser les nombres en deux espegraveces en coupant une myriade sur le tout dans lrsquoideacutee qursquoon en fait une espegravece agrave part et qursquoon preacutetendicirct en donnant agrave tout le reste un nom unique que cette appellation suffit pour en faire aussi un genre unique diffeacuterent du premier Mais on devrait plus sagement et on diviserait mieux par espegraveces et par moitieacutes si lrsquoon partageait les nombres en pairs et impairs et le genre humain en macircles et femelles et si lrsquoon nrsquoen venait agrave seacuteparer et opposer les Lydiens ou les Phrygiens ou quelque autre peuple agrave tous les autres que lorsqursquoil nrsquoy aurait plus moyen de trouver une division dont chaque terme fucirct agrave la fois espegravece et partie

(PLATON Politique 262c-e [trad modif CHAMBRY])

Cela illustre lrsquoambiguiumlteacute de la position eacuteleacuteate contrairement agrave ce que semble croire Vlastos

Zeacutenon ne peut pas reacutepondre agrave ses paradoxes Le problegraveme est toujours preacutesent lrsquoesprit ne peut

se poser que sur des ecirctres conccedilus dans lrsquouniteacute sans quoi aucun savoir ne serait possible Pourtant

lrsquoexpeacuterience semble affirmer que tout est toujours divisible Il y a un eacutecart entre la connaissance

fonctionnant par recherche drsquouniteacute (de principe) et lrsquoeacutetude de la nature (reposant sur les

matheacutematiques) qui nous indique que le reacuteel est indeacutefiniment divisible En drsquoautres termes il

existe un eacutecart fondamental entre lrsquoeacutepisteacutemologie et lrsquoontologie Selon nous crsquoest ce problegraveme

qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit lors de nos lectures de Platon et non pas la question inverse de

ce qursquoest le reacuteel Nous postulons alors une approche eacutepisteacutemologique plutocirct qursquoontologique Il ne

convient plus de dire que Platon parle de laquo ce qursquoest le monde raquo mais de laquo comment il est

possible drsquoavoir une connaissance sur ce monde raquo

Nous souhaitons agrave la suite de notre travail donner de nouveaux eacuteleacutements interpreacutetatifs

quand agrave ce que lrsquohistoire de la philosophie appelle encore laquo une reacutefutation de la theacuteorie des

Ideacutees raquo Il nrsquoy a selon nous reacutefutation que drsquoune approche tregraves naiumlve de la theacuteorie des Ideacutees

Parmeacutenide deacutemontre agrave Socrate qursquoil est neacutecessaire de distinguer les valeurs et les individus et

que la transcendance de ce qui nrsquoest pas au monde sans sujet nrsquoest pas comparable agrave la

transcendance de ce qui y est deacutejagrave En cela Platon anticipe parfaitement lrsquoargument du troisiegraveme

47

homme drsquoAristote puisque le fait mecircme de parler de laquo lrsquoIdeacutee drsquohomme raquo semble contradictoire

Rappelons cependant que le Parmeacutenide est lrsquoincipit de lrsquoensemble de la piegravece philosophique Les

positions ne sont pas encore deacutefinies seulement des problegravemes sont poseacutes Nous voyons

cependant comment la trageacutedie philosophique commence par la reacutefutation drsquoune approche

ontologique naiumlve qui sera pourtant par la suite consideacutereacutee comme la theacuteorie centrale de Platon

En gardant agrave lrsquoesprit ce que nous appelions plus haut le danger interpreacutetatif du

laquo chronocentrisme raquo nous comprenons comment Platon est vraisemblablement en train de

reacutepondre agrave drsquoeacuteventuels deacutetracteurs En reacutedigeant le Parmeacutenide il illustre de cette faccedilon comment

sa theacuteorie ne peut se reacuteduire agrave une lecture naiumlve Il met drsquoailleurs volontairement cette derniegravere

dans la bouche drsquoun Socrate non initieacute agrave la philosophie Le Parmeacutenide nrsquoest donc pas un aveu de

faiblesse mais bien au contraire la deacutemonstration de lrsquoeacutecart qursquoil pouvait exister entre la

compreacutehension de la theacuteorie platonicienne par certains et la veacuteritable penseacutee de lrsquoauteur Platon

renvoie lrsquoargument du troisiegraveme homme au temps du jeune Socrate ses deacutetracteurs avaient 37

presque un siegravecle de retard sur sa penseacutee 38

Le laquo parricide raquo du Sophiste

Nous pouvons deacutesormais entrevoir assez clairement lrsquoensemble des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la

penseacutee eacuteleacuteate et se retrouvant dans la meacutethode platonicienne de recherche de la veacuteriteacute Un dernier

point en suspend neacutecessite briegravevement notre attention comment expliquer le fameux

laquo parricide raquo du Sophiste En effet lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee deacuteclare deacutepasser la position de Parmeacutenide

Οἶσθ οὖν ὅτι Παρμενίδῃ μακροτέρως τῆς ἀποῤῥήσεως ἠπιστήκαμεν

Le nom laquo troisiegraveme homme raquo (τρίτος ἄνθρωπος) nous vient drsquoAristote (Meacutetaphysique 37

[990b17-1079a13 1039a2] et Reacutefutations sophistiques [178b36])

Lrsquoun des exemples reacutecents de creacutedit donneacute agrave la theacuteorie du troisiegraveme homme comme moyen de reacutefuter la 38

meacutetaphysique platonicienne est de Gail Fine qui en 1995 disait laquo Although these differences between the various versions of the TMA [Third Man Argument] do not affect its logic they may involve different conceptions of forms (are they paradigms are they particulars universals or both) of sensibles (are they imperfect) and of the relation between forms and sensibles (is participation to be explicated in terms of paradigmatism) One possible moral is that whether or not we view forms as paradigms as particulars or as universals or both whether or not we view sensibles as being fully F no matter what form is at issue (the form of man or of large) Plato is still vulnerable to the TMA raquo (FINE 1995 30)

48

Sais-tu que nous sommes depuis bien longtemps au-delagrave de lrsquointerdiction de Parmeacutenide

(PLATON Sophiste 258c)

LrsquoEacuteleacuteate commence par montrer diffeacuterents aspects du sophiste en respectant sa meacutethode de

recherche par antilogie Il termine alors par lrsquoideacutee que la sophistique est un art trompeur Or les

sophistes avaient pour coutume drsquoutiliser lrsquoargument mecircme de Parmeacutenide qui disait que le non-

ecirctre nrsquoest pas de sorte qursquoil serait impossible de penser ou de parler faux LrsquoEacuteleacuteate deacutecide donc

drsquoattaquer cette ideacutee par une longue digression mdash si longue qursquoelle donna parfois le sentiment

aux commentateurs drsquoecirctre le sujet principal du dialogue Ce passage nrsquoest pourtant qursquoune grande

parenthegravese qui devra se refermer pour laisser place agrave lrsquoexercice deacutefinitionnel sur le sophiste

commenceacute au deacutebut du dialogue

Lrsquoeacutetranger arrive agrave la conclusion qursquoil existe du non-ecirctre dans le simple fait de ne pas ecirctre

identique agrave autre chose Pour le dire autrement du simple fait que lrsquoAutre est (crsquoest-agrave-dire que

tout nrsquoest pas qursquoun) alors il y a du non-ecirctre dans le fait de ne pas ecirctre identique agrave lrsquoautre Si A et

B sont diffeacuterents alors il y a du non-ecirctre dans la mesure ougrave A nrsquoest pas B Pourtant A et B sont

pleinement et sont soumis agrave la regravegle de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre telle que nous lrsquoavons vue

preacuteceacutedemment Il nrsquoy a pas de contradiction entre lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme objet de connaissance

et lrsquoexistence du non-ecirctre comme relation incorrecte entre deux ecirctres Cette analyse sera

primordiale pour comprendre par la suite la meacutetaphysique platonicienne

Qursquoil y ait en effet une attaque de la penseacutee historique de Parmeacutenide nrsquoest pas le sujet de

notre travail Agrave lrsquoeacutevidence Parmeacutenide eacutetait deacutejagrave acircgeacute quand Socrate eacutetait jeune Nous pouvons

affirmer qursquoil est impossible que Platon ait eu un contact direct avec Parmeacutenide voire mecircme

Zeacutenon Platon ne put qursquoen avoir un heacuteritage lointain agrave travers les poegravemes et les enseignements

de ses maicirctres dont le Socrate historique Ceci pour comprendre que lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate chez

Platon ne peut pas et ne doit pas ecirctre le reflet de la penseacutee de Parmeacutenide plus drsquoun siegravecle

auparavant Platon creacutee un eacuteleacuteatisme nouveau unique propre agrave ses convictions son

enseignement mais aussi son contexte politique et ideacuteologique (reacuteponse agrave des deacutetracteurs par

exemple) Preuve en est le personnage du Sophiste ou du Politique ne porte aucun nom il est

49

juste un laquo eacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Ce nrsquoest plus Parmeacutenide ou Zeacutenon qui eux sont nommeacutement

preacutesents dans le Parmeacutenide mais un heacuteritier dont la penseacutee ne srsquoinscrit pas dans un hypotheacutetique

dogme eacuteleacuteatique figeacute depuis le poegraveme du maicirctre

Allant dans le sens de notre interpreacutetation nous prenons pour appui les travaux de Nestor-

Louis Cordero qui mit en eacutevidence de nombreuses modifications dans les manuscrits Selon ce

dernier lrsquoeacutetranger est agrave tort preacutesenteacute comme un laquo disciple raquo (ἑταῖρος [216a]) mais devrait plutocirct

ecirctre compris comme eacutetant au contraire laquo diffeacuterent raquo (ἕτερον) des disciples de Parmeacutenide

Le mot en question est ἕτερον laquodiffeacuterent divers autre queraquo Si nous choisissons ce mot le deuxiegraveme ἑταίρων ne doit pas disparaicirctre car il est le seul qui reste et la traduction du passage serait laquoil est originaire dEacuteleacutee mais (il y a un δε toujours neacutegligeacute) diffeacuterent des compagnons (ἑτέρων au pluriel) de Parmeacutenide et de Zeacutenonraquo Voilagrave agrave mon avis quel est le texte veacuteritable de la page 216a

(CORDERO 1991 31)

De la sorte nous voyons clairement que Platon srsquoinscrit volontairement dans une ligneacutee eacuteleacuteate

tout en se deacutefaisant de lrsquoapproche classique Il gardera la meacutethode antilogique eacuteleacuteate et la

deacutefinition par dichotomies (analyses successives des diffeacuterentes voies) mais il se refuse dans le

mecircme temps agrave se soumettre agrave lrsquoontologie moniste drsquoune lointaine tradition eacuteleacuteate

De la mecircme maniegravere que pour la theacuteorie des Ideacutees dans le Parmeacutenide ce qui est agrave tort

perccedilu comme une reacutefutation ou une contraction dans sa propre penseacutee est en fait une reacuteponse agrave

ceux qui auraient mal compris ce que repreacutesente lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans la penseacutee platonicienne

Platon preacutecise ce qui constitue dans sa penseacutee un concept tel que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (et donc le fait

que le non-ecirctre ne soit pas) Preacutetendre que seul lrsquoecirctre puisse ecirctre penseacute ne signifie en aucun cas

qursquoil soit impossible de concevoir ou exprimer ce qui nrsquoest pas vrai Le mensonge est

parfaitement possible Dire qursquoil nrsquoy a que lrsquoecirctre qui soit (comme objet de science) ne signifie

pas qursquoil nrsquoy ait que de lrsquoecirctre dans les discours des hommes bien au contraire Cela se comprend

drsquoailleurs aiseacutement sans la possibiliteacute de se tromper la recherche philosophique nrsquoaurait aucun

inteacuterecirct puisque toute assertion serait aussitocirct valideacutee du simple fait qursquoelle ait eacuteteacute prononceacutee Il

faut donc ne pas rester dans une lecture naiumlve de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre eacuteleacuteate

50

Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie

Il convient deacutesormais de syntheacutetiser ce que qui fonde le socle eacuteleacuteatique de la dialectique

platonicienne Premiegraverement quel est lrsquoobjet de la recherche en question Chez les Eacuteleacuteates

comme chez Platon par la suite la meacutethode recherche avant tout la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire une

connaissance du reacuteel qui soit neacutecessaire et sans contradictions laquo Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo nrsquoest que la

theacuteorisation de cet objet de recherche Sans uniteacute de lrsquoobjet de recherche la recherche est

impossible

Ce que nous avons nommeacute antilogique consiste en une recherche de coheacuterence crsquoest-agrave-dire

lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme partant drsquoun concept et tentant de rejoindre des conclusions sans

jamais rencontrer de contradiction Cette dialectique est dite laquo ascendante raquo ou laquo anagogique raquo 39

car partant drsquohypothegraveses et elle remonte vers des principes qui seront finalement vrais (non plus

probables mais certains) Ce cheminement est ascensionnel car en partant des donneacutees du reacuteel

il forge une hypothegravese et lrsquoeacuteprouve selon les lois de la logique En eacutetudiant toutes les possibiliteacutes

la dialectique ascendante arrive parfois agrave un reacutesultat positif Crsquoest notamment le cas dans les

dialogues meneacutes par des Eacuteleacuteates (Parmeacutenide Sophiste Politique) ou suivant rigoureusement

cette meacutethode (Theacuteeacutetegravete) Lrsquoelenchos consiste en un test de validiteacute soit par recherche de

contradiction dans le systegraveme soit de maniegravere plus subtile par la mise en eacutevidence drsquoune

inconsistance dans la meacutethode (i e laquo les abeilles raquo du Meacutenon)

Enfin il ne convient pas de parler de reacutefutation car la reacutefutation sous-entend une prise de

position En deacuteclarant que Socrate reacutefuterait telle ou telle position nous construisons un cadre de

penseacutee restreint dans lequel Socrate deacutefendrait certaines thegraveses de maniegravere masqueacutee Cela va agrave

lrsquoencontre mecircme du principe du dialogue et reacuteduirait les ouvrages de Platon agrave du crypto-

dogmatisme Notre postulat theacuteacirctral nous impose davantage de profondeur dans lrsquoeacutetude et

drsquointerroger le style dialogueacute dans sa complexiteacute Notre lecture ne supprime pas lrsquoeacuteventualiteacute de

reacutesultats positifs dans quelques dialogues (nous en avons deacutejagrave annonceacutes) mais privileacutegie

cependant lrsquoideacutee selon laquelle le reacutesultat comme laquo thegravese platonicienne sous-jacente raquo nrsquoest pas

une neacutecessiteacute sinon une possibiliteacute

Du grec ἀναγωγή signifiant laquo eacuteleacutevation raquo39

51

La dialectique est donc en partie une activiteacute consistant agrave bien diviser pour cateacutegoriser

classer les ecirctres afin de les deacutefinir au mieux Telle est la tacircche de la dialectique que nous

appelons ascendante Une fois lrsquoascension effectueacutee le dialecticien est en mesure de parler

correctement du concept ou de lrsquoecirctre qursquoil interrogeait Lrsquoascension est repreacutesenteacutee par la sortie

du philosophe hors de la caverne Il faut sortir pour se deacutefaire de lrsquoattachement instinctif aux

ombres et monter jusqursquoagrave contempler les ecirctres tels qursquoils sont vraiment Mais cette deacutefinition de

la dialectique semble incomplegravete pour le moment lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne recouvrant qursquoune seule

des facettes de cet art agrave savoir son eacutelan initial La dialectique platonicienne srsquoinscrit pleinement

dans la ligneacutee de lrsquoeacuteleacuteatisme mais ne pourrait srsquoy reacuteduire Il convient deacutesormais de nous 40

inteacuteresser davantage au fonctionnement de la dialectique maintenant que nous avons mis en

lumiegravere les principes sur lesquels elle repose

Il est en reacutealiteacute impossible de deacutefinir clairement ce que repreacutesente la ligne de penseacutee eacuteleacuteate du simple 40

fait que les eacutecrits manquent pour srsquoen faire une claire ideacutee sur tous les sujets (politique art morale etc)

52

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE

Dialogue dialectique et joute

Que la meacutethode socratique baseacutee sur le dialogue soit couramment appeleacutee laquo dialectique raquo

preacutesupposerait une diffeacuterence entre le simple dialogue et la dialectique Plus exactement il y

aurait des moments dialectiques au sein des dialogues De maniegravere geacuteneacuterale la dialectique est

consideacutereacutee comme une meacutethode rigoureuse dont lrsquoobjectif serait lrsquoacquisition drsquoun savoir alors

que le dialogue ne serait qursquoune activiteacute banale et quotidienne ayant pour finaliteacute lrsquoeacutechange

drsquoinformations Pourtant lrsquoeacutetymologie de ce que nous appelons dialectique nous renvoie au grec

laquo διαλέγω raquo et semble ne pas se distinguer clairement du dialogue en geacuteneacuteral Nous retrouvons

drsquoune part la racine λεγ λογ du discours et du raisonnement qui malgreacute sa polyseacutemie

repreacutesente toujours lrsquoideacutee drsquoun travail de deacutetermination du reacuteel par la penseacutee Drsquoautre part le 41

preacutefixe laquo δια raquo implique une notion de rapport drsquoeacutechange et de discrimination par division

Le dialogue est une activiteacute quotidienne toute interaction orale entre deux individus est

une forme de dialogue Pourtant tout dialogue est-il dialectique Dans le dialogue comme dans

la dialectique nous remarquons une pluraliteacute des positions le dialogue est lrsquoœuvre de plusieurs

personnes qui eacutechangent quand le monologue nrsquoest lrsquoaffaire que drsquoune seule Mais ce qui semble

distinguer la dialectique du dialogue semble reacutesider dans sa preacutetention agrave fournir le moyen

drsquoobtenir un savoir speacutecifique La dialectique est alors une forme de raisonnement heuristique agrave

plusieurs Le raisonnement dialectique peut ecirctre qualifieacute drsquoargumentation puisque chaque

individu donne des arguments allant dans le sens de sa penseacutee Plus preacuteciseacutement les participants

de lrsquoexercice dialectique argumentent en deacutefendant une thegravese essayent drsquoen contredire une autre

ou eacutenoncent des hypothegraveses au sujet de certains preacutedicats

Comme nous le remarquions plus haut Platon ne parle pas de dialectique mais plutocirct de

puissance de dialoguer Il semble donc possible que la distinction entre le dialogue et la

Le λόγος est agrave la fois le discours la parole mais aussi lrsquoargumentation la rationalisation Il se 41

comprend geacuteneacuteralement comme une opposition au microῦθος (la parole du poegravete transcendant la rationaliteacute du reacuteel) Nous reviendrons par la suite sur cette opposition

53

dialectique comme meacutethode de recherche soit posteacuterieure agrave la reacutedaction des dialogues de Platon

Le dialogue est deacutejagrave une activiteacute de recherche les interlocuteurs ne parlent pas sans raison Bien

que certains dialogues puissent ecirctre purement informatifs et ne pas reposer sur un

fonctionnement de questions et reacuteponses lrsquointeacuterecirct de la preacutesence drsquoun deuxiegraveme interlocuteur

repose justement sur lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune critique de la thegravese initiale ou tout au moins sur une

eacutevolution entre le point de deacutepart des eacutechanges et lrsquoarriveacutee Quelle diffeacuterence peut-on faire entre

le dialogue et la dialectique Quelle est la validiteacute de la diffeacuterenciation entre le cours normal du

dialogue de lrsquoactiviteacute dialectique

Ces interrogations nous amegravenent agrave mettre en doute la distinction entre la dialectique et le

dialogue Cette mise en doute nrsquoest pas un reniement deacutefinitif sinon le commencement de notre

reacuteflexion Le dialogue consiste en une discussion agrave plusieurs agrave lrsquoinverse du monologue Le

dialogue suppose alors une intervention des diffeacuterents partis dans la conversation Pour conforter

notre ideacutee les premiegraveres phrases de Socrate semblent le plus souvent initier insidieusement la

totaliteacute de lrsquoexercice en abordant naturellement le thegraveme qui sera au cœur du dialogue comme si

ce que nous appelions dialectique nrsquoeacutetait en fait que la simple progression drsquoune discussion

Face agrave cette interrogation nous deacutecidons de reacutepondre agrave la question inverse Nous tacirccherons

de voir comment la dialectique a eacuteteacute deacutefinie puis nous comparerons ceci au contenu des

dialogues Ainsi si une diffeacuterence existe veacuteritablement entre dialogue et dialectique nous serons

agrave mecircme de la confirmer La dialectique est deacutefinie comme un exercice argumentatif Mais le

raisonnement dialectique diffegravere-t-il des autres raisonnements et de quelle maniegravere Quel

rapport entretient la dialectique avec la deacuteduction lrsquointuition ou encore lrsquoinduction

Dans le cours du dialogue la dialectique serait un moment diffeacuterent une meacutethode

potentiellement plus rigoureuse avec un projet deacutefini agrave lrsquoavance Nous pensons pouvoir

distinguer deux diffeacuterences entre dialogue et dialectique la nature (i e le fonctionnement

structurel) et la viseacutee (i e lrsquoobjectif) Cependant nous devons remarquer que la nature drsquoune

meacutethode deacutepend de sa viseacutee et reacuteciproquement sa viseacutee se deacutefinit par sa nature Nous ne

pouvons alors distinguer lrsquoeacutetude du premier de lrsquoeacutetude du second Notre lecture preacutesupposera (agrave

54

lrsquoimage drsquoun raisonnement par lrsquoabsurde) lrsquoexistence de moments dans le dialogue Nous les

appellerons joutes dialectiques

Srsquointerroger sur la nature des joutes dialectiques revient agrave srsquointerroger sur la nature de ce

qursquoune joute produit Nous pourrions ecirctre tenteacutes de reacutepondre simplement qursquoune joute

dialectique produit un savoir crsquoest-agrave-dire une connaissance qui puisse servir de veacuteriteacute mais cela

nous apparait insuffisant pour fonder une distinction preacutecise entre dialectique et dialogue De

plus lrsquointuition la deacuteduction ou lrsquoinduction sont autant de meacutethodes permettant lrsquoobtention drsquoun

savoir quel rapport peut entretenir la dialectique avec ces derniegraveres Dans notre cas la question

fondamentale que nous devons nous poser est alors la suivante que pouvons-nous espeacuterer

apprendre agrave la suite drsquoune joute dialectique Quelle peut ecirctre la nature drsquoun savoir eacutemanant

drsquoune joute

Nous voyons la limite meacutethodologique de notre interrogation en regard avec notre projet

geacuteneacuteral Si nous ne savons pas ce que peuvent ecirctre les productions drsquoune joute il semble difficile

de commencer lrsquoeacutelaboration drsquoune grille interpreacutetative pour mettre agrave jour les reacuteponses En effet

cette situation est plus communeacutement appeleacutee laquo cercle vicieux raquo Nous avons besoin de savoir ce

qursquoest une joute afin drsquoeacutelaborer lrsquooutil le plus efficace agrave la compreacutehension de ses reacutesultats et

dans le mecircme temps nous avons besoin de savoir ce que peuvent ecirctre les reacutesultats espeacutereacutes drsquoune

joute afin de la deacutefinir pleinement

Nous proposons de faire le choix drsquoutiliser drsquoautres auteurs que Platon pour comprendre la

dialectique chez ce dernier Drsquoune part nous croyons que srsquoil existe un projet dialectique alors

ses diffeacuterentes expressions partent drsquoune ideacutee commune drsquoautre part la nature de lrsquoexercice

influence neacutecessairement la finaliteacute de celui-ci si bien que le projet de Platon ne peut pleinement

ecirctre interpreacuteteacute uniquement agrave travers drsquoautres auteurs Nous ne reacuteduisons pas toutes les

dialectiques agrave un seul exercice commun dans toute lrsquoAntiquiteacute nous pensons simplement que

cet exercice devait trouver une origine commune et que cette origine doit au moins se retrouver

en partie dans la viseacutee de cet exercice Une fois la viseacutee deacutefinie il sera bien plus aiseacute de voir en

quoi ce projet srsquoexprime de diffeacuterentes maniegraveres drsquoun auteur agrave lrsquoautre Drsquoapregraves ce postulat initial

55

les diffeacuterences entre les dialectiques reposeraient principalement sur la nature et la preacutesentation

des reacuteponses

Notre objectif est donc drsquoeacutetablir clairement quelles pouvaient ecirctre la viseacutee et les conditions

drsquoemploi des joutes dialectiques agrave lrsquoeacutepoque de Platon Ceci eacutetant termineacute nous pourrons en

deacuteduire de faccedilon geacuteneacuterale la nature des reacuteponses engageacutees par lrsquoexercice dialectique Enfin nous

pourrons tirer des conclusions sur la meacutethode socratique et eacutelaborer lrsquooutil interpreacutetatif le plus

adeacutequat

56

1 La dialectique chez Aristote

Aristote pegravere de la logique

Avant de commencer notre eacutetude sur lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate nous avons dans un premier temps

repeacutereacute et analyseacute ce qui constituait selon nous les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo agrave la lecture du

Parmeacutenide Nous avons pourtant omis volontairement un de ces obstacles qui ne peut ecirctre traiteacute

comme les autres sa nature est plus complexe et requiert davantage de reacuteflexion Il srsquoagit

drsquoAristote ou plutocirct de lrsquoimage drsquoAristote et de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoesprit des commentateurs

Pour beaucoup drsquoentre eux Aristote est le fondateur de la logique telle que nous la connaissons

Lrsquoideacutee que la logique serait neacutee avec la syllogistique aristoteacutelicienne des Premiers Analytiques

est bien reacutepandue En effet Aristote dans son Organon srsquoest attacheacute agrave deacutefinir preacuteciseacutement

lrsquoensemble des principes logiques de son eacutepoque si bien que celui-ci est consideacutereacute comme laquo le

pegravere de la logique raquo Cela pose cependant un problegraveme drsquoenvergure En attribuant agrave Aristote la 42

paterniteacute des eacuteleacutements de base de la logique (principe du tiers exclu principe de non-

contradiction logique modale etc) ces mecircmes commentateurs font de la dialectique

platonicienne une suite laquo heureuse raquo drsquoarguments sans reacuteelle structure logique sous-jacente

Nous devons alors dans un premier temps deacutemonter le mythe de lrsquoabsence de logique preacute-

aristoteacutelicienne puis dans un second temps nous tacirccherons de comprendre quelle est la place de

la dialectique chez Aristote et ce que ses eacutecrits peuvent nous apprendre dans le cadre de notre

eacutetude Lrsquoeacutecriture platonicienne est pleine de mystegraveres de meacutetaphores de symboles Cela

repreacutesente ce que nous avons appeleacute preacuteceacutedemment la puissance litteacuteraire de Platon Nous

devons cependant remarquer que cette eacutecriture nrsquoaide pas lorsque nous deacutesirons analyser de

maniegravere preacutecise la meacutethode dialectique Face agrave lrsquoexeacutegegravese platonicienne Aristote apparait comme

lrsquoauteur le plus proche sur le plan conceptuel (relation de maicirctre agrave eacutelegraveve) et spatio-temporel Mais

Aristote est aussi systeacutematique dans son eacutecriture les œuvres drsquoAristote ne sont ni des 43

Les recherches contemporaines tendent cependant agrave replacer le travail drsquoAristote dans son contexte et 42

non plus agrave en faire une production geacuteniale ex nihilo Nous espeacuterons œuvrer en ce sens

Aristote tente drsquoeacutecrire un systegraveme deacutefini regroupant tous les champs de la philosophie et srsquoarticulant de 43

lrsquoun agrave lrsquoautre

57

dialogues ni des poegravemes mais des traiteacutes de philosophie Agrave peu de choses pregraves ce modegravele

perdure jusqursquoagrave aujourdrsquohui dans lrsquoactiviteacute philosophique acadeacutemique

Opposition entre Topiques et Analytiques

Nous deacutecidons drsquoeffectuer une lecture des Topiques drsquoAristote dont le sujet est

preacuteciseacutement la dialectique Ce choix dans le cadre de notre eacutetude nrsquoest pas sans risque les

diffeacuterences entre la penseacutee du Stagirite et de celle de Platon sont nombreuses recouvrent tous les

plans et risqueraient drsquoinfluencer notre lecture platonicienne Lrsquoune de ces diffeacuterences justifie

cependant notre choix En effet Aristote nrsquoeacutecrit pas seulement sur la dialectique mais aussi et

surtout sur les syllogismes deacutemonstratifs et deacuteductifs La lecture contemporaine a mecircme une

forte tendance agrave consideacuterer que lrsquoapproche logico-syllogistique drsquoAristote aurait deacutepasseacute la

dialectique platonicienne En drsquoautres termes Aristote serait lrsquoinventeur drsquoune meacutethode

scientifique alors que Platon nrsquoaurait fait que du bavardage dialectique W D Ross le formule

lui-mecircme

La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolue [hellip] Aristote a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes

(ROSS 1930 86 [trad PARODI])

Cette citation de WD Ross est drsquoune tregraves grande importance Si cette hieacuterarchie entre dialectique

et deacutemonstration est aveacutereacutee alors notre lecture de Platon srsquoen verrait profondeacutement changeacutee

Dans cette perspective Socrate serait confronteacute agrave lrsquoaporie parce que sa meacutethode eacutetait deacutefaillante

Aristote aurait trouveacute la solution agrave lrsquoaporie de Platon

Lrsquoideacutee selon laquelle Platon et Aristote srsquoopposeraient nrsquoest pas nouvelle Le premier est

bien souvent deacutecrit comme tributaire drsquoune ideacuteologie ceacuteleste et accompagneacute drsquoun certain deacutegout

de la reacutealiteacute sensible La tradition attribue au second une meacutethode scientifique empirique et

rationnelle Aristote laquo pegravere de la science raquo Il convient de remettre en question cette dichotomie

historique Aristote fait-il lui-mecircme une hieacuterarchie entre syllogisme dialectique et syllogisme

deacutemonstratif

58

Commenccedilons par nous demander quel peut-ecirctre le rocircle des Topiques Un laquo τόπος raquo est en

grec un lieu au sens geacuteographique mais aussi figureacute Les laquo τόποι raquo sont donc les lieux par 44

lesquels il convient de passer dans tout bon cheminement intellectuel Aristote reacutedige donc une 45

suite de lieux intellectuels par lesquels quiconque cherche un certain savoir doit passer Les

Topiques sont donc un manuel agrave lrsquousage des esprits deacutesireux drsquoentreprendre des reacuteflexions

dialectiques Comme la totaliteacute de son corpus ou presque Aristote eacutecrit pour des eacutetudiants ou

tout du moins des personnes en apprentissage La diffeacuterence avec les œuvres de Platon est

grande Platon pense que le savoir neacutecessite un immense effort drsquointerpreacutetation et de

compreacutehension Agrave lrsquoinverse Aristote preacutefegravere adopter la posture deacutejagrave tregraves scolaire du livre de

cours

Il srsquoagit de comprendre de quelle nature est ce savoir Regardons comment Aristote ouvre

lui-mecircme son ouvrage

Ἡ microὲν πρόθεσις τῆς πραγmicroατείας microέθοδον εὑρεῖν ἀφacute ἧς δυνησόmicroεθα συλλογίζεσθαι περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήmicroατος ἐξ ἐνδόξων καὶ αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες microηθὲν ἐροῦmicroεν ὑπεναντίον

Le propos de notre travail [sera de] deacutecouvrir une meacutethode gracircce agrave laquelle dabord nous pourrons raisonner [agrave partir] dendoxes sur tout problegraveme proposeacute [gracircce agrave laquelle] aussi au moment de tenir nous-mecircmes un discours nous ne dirons rien de contraire

(ARISTOTE Topiques 100a18-21)

Il preacutecise son propos quelques lignes plus loin

Πρῶτον οὖν ῥητέον τί ἐστι συλλογισmicroὸς καὶ τίνες αὐτοῦ διαφοραί ὅπως ληφθῇ ὁ διαλεκτικὸς συλλογισmicroός τοῦτον γὰρ ζητοῦmicroεν κατὰ τὴν προκειmicroένην πραγmicroατείαν

En premier bien sucircr on doit dire ce quest un raisonnement et par quoi ses espegraveces se diffeacuterencient de maniegravere agrave ce quon obtienne le raisonnement dialectique cest lagrave ce que nous cherchons dans le travail que nous nous proposons

(ARISTOTE Topiques 100a21-25)

Comme lorsque nous disons drsquoune assertion qursquoil srsquoagit drsquoun laquo lieu commun raquo44

Nous retrouvons cette ideacutee dans le mot laquo meacutethode raquo constitueacute du grec laquo ὁδός raquo signifiant la route45

59

Le sujet est le syllogisme dialectique mais pouvons-nous pour le mot syllogisme garder la

deacutefinition qursquoAristote en avait deacutejagrave fait dans les Premiers analytiques Nous croyons que cela

est le cas et nous appuyons ce choix sur le fait qursquoAristote reacutepegravete agrave lrsquoidentique la deacutefinition des

Premiers analytiques directement apregraves le passage des Topiques que nous venons de voir Un

laquo syllogisme raquo (συλλογισmicroὸς [100a25]) est un laquo discours raquo (λόγος) dans lequel nous posons

certaines choses afin drsquoen faire laquo reacutesulter neacutecessairement raquo (ἐξ ἀνάγκης) quelque chose drsquoautre agrave

partir de laquo ce qui avait eacuteteacute poseacute raquo (διὰ τῶν κειmicroένων) Il nrsquoy a donc qursquoune seule syllogistique au

sens drsquoensemble de regravegles logiques 46

La dialectique est pour Aristote une meacutethode permettant de raisonner agrave partir drsquoendoxes

afin de pouvoir par la suite soutenir une thegravese sans se contredire Par endoxe nous entendons

lrsquoantonyme de paradoxe crsquoest-agrave-dire ce qui est approuveacute par le plus grand nombre La traduction

latine probabilis est un faux ami car il faut y voir non ce qui est possible mais ce qui est

approuveacute Lrsquoendoxe est donc ce qui est reconnu par les grands hommes nous pourrions dire 47

aujourdrsquohui la communauteacute scientifique Il faut y voir en substance un concept proche de celui de

paradigme Toute la diffeacuterence entre les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques

serait contenue dans la nature des preacutemisses utiliseacutees Les regravegles logiques applicables crsquoest-agrave-

dire les formes valides de syllogismes sont identiques drsquoun syllogisme agrave lrsquoautre Mais si les

syllogismes dialectiques reposent sur des endoxes ces derniers ne produisent aussi que des

endoxes En logique modale nous dirions que ce qui est reconnu du plus grand nombre nrsquoest pas

pour autant neacutecessaire Les conclusions peuvent donc aussi ne pas ecirctre neacutecessaires (ce qui est

valide mdash qui respecte les regravegles de la logique mdash nrsquoest pas neacutecessairement vrai drsquoautant plus que

Nous prenons ici pour reacutefeacuterence le travail de Benoicirct Castelneacuterac qui deacuteclare 46

laquo Albeit the most frequent one the reduction (apagocircgecirc) is only one type of lsquodemonstration through impossibilityrsquo in the Prior Analytics raquo en se basant sur les travaux de Robin Smith (SMITH 1989 p 141ndash142)

Sur ce point de traduction nous suivons agrave la lettre la remarque de Georges Frappier qui fut lrsquoun des 47

premiers agrave remarquer le deacutecalage seacutemantique entre le probabilis latin de Boegravece et le mot laquo probable raquo drsquoaujourdrsquohui (FRAPPIER 1977 115)

60

les endoxes ne sont en fait que les produits de lrsquoinduction du plus grand nombre ) Agrave lrsquoinverse 48

le syllogisme deacutemonstratif produit un savoir puisqursquoil procegravede de preacutemisses vraies Aristote creacuteeacute

une hieacuterarchie avec drsquoune part les syllogisme deacutemonstratifs producteurs de savoir et drsquoautre

part les syllogismes dialectiques producteurs drsquoopinion Les premiers seraient maicirctres dans

lrsquoempire du neacutecessaire les seconds esclaves de lrsquoaccidentel et du contingent

Si ce que nous venons de voir est vrai alors agrave quoi bon eacutecrire les Topiques Comment

justifier lrsquoeacutecriture drsquoun ouvrage mdash le plus long des six composants lrsquoOrganon mdash condamneacute agrave

demeurer infeacuterieur aux Analytiques Au deuxiegraveme chapitre des Topiques Aristote eacutevoque les

utiliteacutes des diffeacuterents syllogismes Il y remarque trois utiliteacutes au syllogisme dialectique

laquo lrsquoexercice raquo (γυmicroνασίαν [101a25]) laquo les entretiens raquo (ἐντεύξεις) et laquo les connaissances de

caractegravere philosophique raquo (φιλοσοφίαν ἐπιστήmicroας)

Pour comprendre en quoi la dialectique est un exercice intellectuel il suffit de voir que la

dialectique est une preacuteparation en vue drsquoeacutechanges scientifiques Les eacuteleacutements du traiteacute contenus

entre les livres II et VII visent agrave deacutevelopper les compeacutetences qui seront neacutecessaires

ulteacuterieurement dans lrsquoexercice scientifique Ceci srsquoexplique par lrsquoidentiteacute des regravegles qui reacutegissent

agrave la fois les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques En bref le topos

dialectique se joint aux topoi deacutemonstratifs parce quils opegraverent agrave partir des mecircmes

raisonnements selon des preacutemisses diffeacuterentes Lrsquoexercice dialectique est un entrainement agrave

lrsquousage des regravegles de la logique mais dans un contexte moins seacuterieux (puisque les preacutemisses ne

sont que probables et non pas certaines comme dans le cas de lrsquoexercice deacutemonstratif) Crsquoest

ainsi qursquoil convient drsquoentendre la notion drsquoentrainement

La seconde utiliteacute concerne les entretiens Il srsquoagit de la rencontre entre un dialecticien et

un scientifique Puisque les deux emploient les mecircme lois logiques (la syllogistique) le

Bien avant de le formuler comme David Hume le fera plus tard les philosophes de lrsquoAntiquiteacute avaient 48

cependant tregraves clairement saisi ce qui allait devenir le laquo problegraveme de lrsquoinduction raquo En proceacutedant du singulier au geacuteneacuteral lrsquoesprit srsquoappuie sur un nombre restreint de possibiliteacutes et en tire une conclusion ayant valeur de regravegle universelle Cependant comme Platon le dira dans le Gorgias (que nous eacutetudierons par la suite) la foule est tregraves largement manipuleacutee et est conduite en eacutechec le nombre nrsquoest en rien garant drsquoune quelconque veacuteriteacute dans la Reacutepublique seul un individu sort de la caverne alors que tous les autres restent dans lrsquoerreur

61

dialecticien peut mettre agrave lrsquoeacutepreuve la position du scientifique Si une position ne tient pas face agrave

la dialectique alors elle nrsquoest pas encore scientifiquement deacutefendable (manque drsquoexplications ou

de preuves) Les entretiens permettent pendant des rencontres entre deux philosophes de mettre

en doute une position deacutefendue par lrsquoun des deux Quand bien mecircme srsquoagirait-il drsquoune preacutemisse

consideacutereacutee comme vraie par le premier il pourrait ne srsquoagir que drsquoune endoxe pour le second le

premier verrait une neacutecessiteacute lagrave ougrave le second ne ne verrait qursquoune possibiliteacute Dans cette

situation le syllogisme dialectique permet donc une laquo mise agrave lrsquoeacutepreuve raquo des positions

deacutefendues

[hellip] apregraves secirctre enquis de lopinion de son adversaire le dialecticien amorce une seacuterie de questions amenant ladversaire agrave approuver une seacuterie de preacutemisses le conduisant agrave conclure le contraire de lopinion donneacutee au deacutepart cest de cette faccedilon que lopinion est dite mise agrave lrsquoeacutepreuve [hellip] Il peut mettre agrave leacutepreuve lopinion elle-mecircme comme nous venons de le dire ou une des preacutemisses de lrsquoadversaire mais en la traitant comme opinion

(FRAPPIER 1977 126)

Cette mise agrave lrsquoeacutepreuve se termine par le scientifique reprenant sa marche possiblement soumis agrave

de nouvelles erreurs mais laquo deacutebarrasseacute raquo par la dialectique des anciennes Agrave lrsquoinverse les

opinions retenues apregraves lrsquoexercice sont des propositions approuvables le scientifique devra en

tenir compte dans sa science (FRAPPIER 1977 125)

Ce qui ne passe pas la mise agrave lrsquoeacutepreuve dialectique est en manque drsquoexplication ou de

preuves Inversement une thegravese qui passe le test entre dans une laquo veacuteraciteacute potentielle raquo

Neacuteanmoins cela ne constitue toujours pas de la science au mieux des points de deacutepart des 49

opinions desquelles on peut mdash ou ne peut pas mdash partir Dans cette perspective la dialectique ne

permet pas la creacuteation drsquoun savoir positif mais plutocirct neacutegatif elle reacutefute ce qui est faux selon ses

propres standards mais ne permet pas pour autant de dire ce qui est vrai La dialectique serait-

Nous avons conscience des limites inheacuterentes agrave notre propos Le mot laquo science raquo repreacutesente 49

eacutetymologiquement un savoir mais le diffeacuterencier de la croyance comme nous le faisons nrsquoest certainement pas une eacutevidence Le lecteur pourra toujours nous objecter que tout savoir aussi scientifique soit-il repose sur la croyance de sa possibiliteacute Nous ne pouvons cependant pas nous permettre pour des raisons meacutethodologiques de reacutediger un lexique entier sur ces notions Nous nous reacutefeacuterons donc par deacutefaut au sens le plus geacuteneacuteral La science est ici lrsquoensemble des savoirs dans le systegraveme drsquoun paradigme coheacuterent la fin de cette coheacuterence eacutetant le deacutebut drsquoune reacutevolution scientifique au sens de Thomas Kuhn

62

elle laquo vide vaine raquo comme le dit Aristote (FRAPPIER 1977 126) Nous voyons eacutemerger ici le

caractegravere informel de la notion drsquoendoxe nous reviendrons sur ce point par la suite

La connaissance des principes premiers

Passons maintenant agrave la troisiegraveme utiliteacute eacutevoqueacutee par Aristote Comment un raisonnement

nrsquoeacutetant pas neacutecessaire peut-il produire des connaissances philosophiques Le passage de

lrsquoἔνδοξα agrave lrsquoἐπιστήmicroη semble profondeacutement contre-intuitif Aristote deacutefinit les principes de

sciences au premier livre des Seconds Analytiques lrsquohypothegravese tout drsquoabord sur laquelle repose

un autre raisonnement Lrsquohypothegravese est conclusion drsquoune science anteacuterieure Lrsquohypothegravese est

possiblement soumise au mecircme examen que la conclusion scientifique dans le deacutebat En

confirmant son hypothegravese comme une conclusion le scientifique confirmera davantage encore

son raisonnement qui ne reposera plus sur du sable mais sur des principes solides et veacuterifieacutes Il y

a bien sucircr le problegraveme de la reacutegression infinie

Cela nous amegravene au second problegraveme lrsquoaxiome Celui-ci laquo ne sera jamais deacutemontreacute mais

sa condition peut ressembler agrave celle de lrsquohypothegravese raquo (FRAPPIER 1977 127) En reacutealiteacute il nrsquoy a

ici pas de grande diffeacuterence lrsquoaxiome eacutetant une hypothegravese explicite inclue dans un systegraveme de

raisonnement la dialectique permet de questionner sa valeur absolue au mecircme titre que les

hypothegraveses

Le veacuteritable changement apparait maintenant avec lrsquoeacutetude des principes premiers

ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην ἐπιστήmicroην

De plus [ce travail] sert pour les [principes] premiers de chaque science

(Aristote Topiques 101a35)

Ces principes premiers sont anteacuterieurs agrave tout savoir ils repreacutesentent la possibiliteacute mecircme drsquoun

savoir Puisque le syllogisme dialectique repose sur des regravegles il est impossible pour ce dernier

de remettre en cause ses propres principes fondamentaux La dialectique permet donc de par sa

nature investigatrice drsquointerroger ce qui deacutefinit la notion mecircme de savoir scientifique Plus

encore la dialectique permet drsquoaffiner et de repenser les deacutefinitions qui sont les veacuteritables

principes fondateurs de tout savoir puisque ce savoir doit ecirctre communiqueacute agrave autrui La

63

dialectique implique un eacutechange une expression des concepts avec la possibiliteacute constante que

ceux-ci soit eacutetudieacutes La dialectique avance par divisions successives dissociant progressivement

le neacutecessaire du contingent Lrsquoexercice de deacutefinition repose essentiellement sur cette dichotomie

par identification de lrsquoaccidentel Ce qui reste apregraves exercice peut donc ecirctre consideacutereacute drsquoessentiel

ce sur quoi la deacutefinition peut srsquoappuyer (FRAPPIER 1977 129) La mise agrave lrsquoeacutepreuve est donc

neacutecessaire sans quoi le systegraveme serait redondant

Nous pouvons conclure ce premier moment sur la dialectique de maniegravere positive La

dialectique est en effet hieacuterarchiseacutee dans lrsquoœuvre drsquoAristote mais pour des raisons bien

diffeacuterentes de notre postulat de deacutepart Contrairement agrave la citation de WDRoss Les Topiques ne

sont pas laquo suranneacutes raquo au contraire ils repreacutesentent lrsquounique moyen pour srsquoattaquer agrave ce qui vient

avant la science En ce sens la dialectique nrsquoest effectivement pas creacuteatrice de savoir 50

scientifique mais sa meacutethode par endoxes et le respect des regravegles logiques issues de la mecircme

souche que les Analytiques en font lrsquounique moyen de commencer une recherche scientifique De

plus il srsquoagit aussi du seul moyen de remettre en question ce qui apparait agrave la communauteacute

scientifique comme eacutetant des eacutevidences Nous devons cependant garder agrave lrsquoesprit que la

dialectique ne produit aucun savoir deacutefinitif chez Aristote il srsquoagit seulement drsquoune prise de

position reconnue comme fiable dans le contexte du deacutebat scientifique La dichotomie entre

science et dialectique nrsquoeacutetant pas la mecircme chez Platon nous partons du travail que nous venons

de reacutealiser afin drsquoeacutetudier la composition reacuteelle drsquoune joute dialectique et de comprendre ce que

celle-ci peut finalement produire

La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne

Lrsquohistoire de la logique nrsquoest pas sans exemples de projets interpreacutetatifs dont la porteacutee

deacutepassa largement celle de la simple lecture Les conseacutequences eacuteventuelles drsquoun outil mal adapteacute

drsquoun projet mal interpreacuteteacute peuvent ecirctre veacuteritablement deacuteleacutetegraveres pour lrsquoHistoire de la 51

philosophie Agrave la fin du XIXegraveme siegravecle les avanceacutees en matheacutematiques et en logique formelle

Si ce ne sont que des endoxa mais pas agrave comprendre au sens chronologique50

Non pas par lrsquoauteur du projet (qui interpregravete neacutecessairement bien son œuvre) mais par les lecteurs de 51

ce projet

64

eacutetaient nombreuses Il semblait alors leacutegitime et feacutecond drsquoaxiomatiser les diffeacuterents champs de la

penseacutee afin drsquoobserver les reacutesultats obtenus Jan Łukasiewicz deacutecida drsquoaxiomatiser la

syllogistique aristoteacutelicienne dans la ligneacutee de lrsquoEacutecole de logique polonaise naissante Son projet

reposait sur le principe drsquoune lineacuteariteacute de la logique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours reacuteciproquement

il devait ecirctre possible selon lui drsquoappliquer des principes contemporains afin de laquo corriger raquo la

syllogistique drsquoAristote

Ainsi la logistique drsquoaujourdrsquohui nrsquoest ni plus ni moins qursquoune suite et une extension de la logique formelle antique Ce nrsquoest pas un courant agrave lrsquointeacuterieur de la logique avec laquelle quelques autres tendances pourraient coexister mais preacuteciseacutement la logique formelle scientifique contemporaine entretient avec la logique antique une relation semblable agrave celle que par exemple les matheacutematiques contemporaines entretiennent avec les Eacuteleacutements drsquoEuclide

(ŁUKASIEWICZ 2010 237 [trad F CAUJOLLE-ZASLAVVSKY])

Nous nrsquoirons pas jusqursquoagrave parler drsquoune erreur de la part de Łukasiewicz mais il faut cependant

reconnaitre lrsquoaspect hautement anachronique drsquoun projet de la sorte

Łukasiewicz a donc fait un choix paradoxal celui drsquoun systegraveme qui utilise intuitivement des regravegles qui ne seront formuleacutees que par [l]es successeurs [drsquoAristote]

(GOURINAT 2011 79)

[Pour Łukasiewicz] la syllogistique drsquoAristote est une axiomatique qui ne se rend pas compte qursquoelle se sert des axiomes que sont les syllogismes car elle ne se rend pas compte que ses syllogismes sont des implications

(GOURINAT 2011 80)

Łukasiewicz nrsquoheacutesite pas agrave laquo corriger le travail drsquoAristote raquo (ŁUKASIEWICZ 2010 130) au regard

de la logique contemporaine Sa restauration ressemble alors davantage agrave un neacuteologisme 52

syllogistico-axiomatique

Notre objectif nrsquoest pas ici de rentrer dans le deacutetail de lrsquoapproche axiomatique de la

syllogistique drsquoAristote opeacutereacutee par Łukasiewicz Nous eacutevoquons lrsquoœuvre de Łukasiewicz afin

drsquoillustrer la borne exteacuterieure de notre travail Nous voulions cependant preacutesenter

Nous pourrions comparer le travail de Jan Łukasiewicz agrave celui drsquoEugegravene Viollet-le-Duc dans le 52

domaine de la restauration architecturale Crsquoest dans ce sens que nous employons le terme de restauration

65

lrsquoaxiomatisation de Łukasiewicz afin drsquoeacuteclairer ce qui selon nous est une des raisons de la

mauvaise connaissance et interpreacutetation de la logique grecque En prenant pour modegravele la

logique du systegraveme aristoteacutelicien il apparaicirct que certaines conseacutequences philosophiques furent

deacuteleacutetegraveres pour la bonne compreacutehension de lrsquohistoire de la logique 53

Nous avons vu chez Aristote que le projet dialectique vise lrsquoentrainement la mise agrave

lrsquoeacutepreuve des thegraveses et finalement la remise en question des principes de science Notre objectif

initial est de comprendre la nature des productions dialectiques Premiegraverement nous pouvons

dire drsquoapregraves notre eacutetude aristoteacutelicienne que la dialectique semble produire un certain savoir-

faire dans les entretiens La dialectique est un entrainement agrave la meacutethode deacuteductive et donc agrave la

meacutethode deacutemonstrative en geacuteneacuteral Mais la dialectique permet surtout lrsquointerrogation des

principes de science les principes premiers de la theacuteorie deacutemonstrative Cependant agrave travers

cette interrogation la dialectique nrsquoest productrice que drsquoun savoir drsquoordre neacutegatif la dialectique

ne peut rien asserter positivement elle ne peut que reacutefuter un principe Nous rejoignons ici notre

ideacutee initiale drsquoun apophatisme dialectique Pourtant si lrsquoeacutetude du projet dialectique chez Aristote

peut nous servir de point de deacutepart elle doit ecirctre suivie drsquoune transposition agrave lrsquoœuvre de Platon

Nous allons maintenant nous concentrer sur la nature des joutes dialectiques dans les dialogues

Nous pensons ici aux travaux de Willard Van Orman Quine ou encore de Gottlob Frege dont la lecture 53

de la logique de lrsquoAntiquiteacute nous semble bien souvent anachronique La logique y est consideacutereacutee dans sa continuiteacute historique sans se preacuteoccuper de son aspect contextuel (caractegravere agonistique que nous eacutetudierons dans la suite de notre travail)

66

2 La dialectique comme enreacutegimentation

Le tableau de pointage

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et les deux voies de recherche sont les principes fondamentaux qui selon

nous constituent lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate agrave lrsquoœuvre dans la dialectique platonicienne Mais le simple fait

drsquoavoir deacutefini ces principes dans le poegraveme de Parmeacutenide ne permettent pas de dire preacuteciseacutement

comment la dialectique platonicienne fonctionne La suite de notre travail sera donc maintenant

de faire le lien entre la meacutethode eacuteleacuteate mdash que nous appellerons antilogie mdash telle que deacutefinie et

son fonctionnement reacuteel dans les dialogues de Platon Comme eacutevoqueacute preacuteceacutedemment nous ne

parlerons pas drsquoun elenchos standard (Vlastos) qui consisterait en un elenchos reacutefutatif mais

bien plutocirct drsquoun elenchos comme test (dokimasie) par recherche de contradiction Le fait de

trouver une contradiction ne signifie alors pas le soutien attacheacute agrave une autre thegravese inverse Mais

est-ce suffisant pour dire preacuteciseacutement que lrsquohypothegravese de deacutepart propre agrave cette thegravese est fausse

Le raisonnement au cœur de la dialectique eacuteleacuteate repose sur la deacuterivation dimpossibiliteacutes

au moyen de joutes celles-ci se nommant des laquo discours contraires raquo des antilogies De ces

deacuterivations les conclusions agrave tirer sont complexes et ne nous renseignent pas de faccedilon binaire sur

le reacuteel nous lrsquoavions vu avec la precirctresse Diotime de Mantineacutee (Banquet) Lrsquoantilogique eacuteleacuteate

est un entrainement agrave deacuteriver des contradictions agrave partir drsquoune thegravese initiale mais durant

lrsquoexercice dialectique drsquoautres hypothegraveses que la thegravese initiale sont soutenues La repreacutesentation

drsquoune conclusion deacutecoulant drsquoune thegravese initiale est trop simpliste il existe un grand nombre

drsquohypothegraveses intermeacutediaires comme autant drsquoinfeacuterences qui finissent par arriver agrave la conclusion

(le plus souvent une antilogie) Nous consideacuterons que dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate le fait drsquoarriver agrave

une contradiction est simplement le constat que le systegraveme deacutefendu dans son ensemble nrsquoest pas

correct Ce systegraveme est composeacute de lrsquohypothegravese de deacutepart mais aussi de toutes les hypothegraveses

intermeacutediaires Lrsquoensemble de ces hypothegraveses intermeacutediaires forment le laquo tableau de

pointage raquo (MARION 2014 10) 54

Marion emprunte la notion de laquo tableau de pointage raquo (scoreboard) agrave Lewis dans54

LEWIS D 1983 laquo Scorekeeping in a Language Game raquo dans Philosophical Papers Volume 1 Oxford Oxford University Press 233-249

67

Questionneur obtient de la sorte des engagements de la part de Reacutepondant aux eacutenonceacutes B1 B2 Bn qui forment avec A le laquo tableau de pointage raquo de Reacutepondant A B1 B2 Bn

(MARION 2014 10)

Le fait de deacuteriver une contradiction en antilogique eacuteleacuteate nrsquoest donc pas une opposition

radicale entre la thegravese de deacutepart (α) et la conclusion (perp) Le tableau de pointage forme un

systegraveme composeacute de toutes les hypothegraveses intermeacutediaires (β1 β2 β3 hellip βn perp) La contradiction

ne porte alors pas uniquement sur la thegravese de deacutepart (α) mais aussi sur chacune des hypothegraveses

intermeacutediaires (βx) Le problegraveme est en fait bien plus complexe Chacune des hypothegraveses

intermeacutediaires est soumise au principe de tiers exclu cependant la contradiction apparaissant

apregraves lrsquoajout de plusieurs hypothegraveses intermeacutediaires il est impossible sur le moment de dire drsquoougrave

le problegraveme vient preacuteciseacutement dans la suite des propositions

Nous pouvons justifier notre propos agrave partir drsquoun passage du Charmide employeacute par

Marion (MARION 2014 17) Dans ce passage le personnage de Critias refuse de se contredire

(reacutefuter son hypothegravese de deacutepart) et preacutefegravere se reacutetracter en partie (sous-entendu revenir en arriegravere

sur les hypothegraveses intermeacutediaires) Noter lecture suggegravere ici que Platon avait conscience de

lrsquoensemble du systegraveme drsquohypothegraveses agrave lrsquoœuvre dans la deacuteduction de preuve

Ἀλλὰ τοῦτο μέν ἔφη ὦ Σώκρατες οὐκ ἄν ποτε γένοιτο ἀλλ εἴ τι σὺ οἴει ἐκ τῶν ἔμπροσθεν ὑπ ἐμοῦ ὡμολογημένων εἰς τοῦτο ἀναγκαῖον εἶναι συμβαίνειν ἐκείνων ἄν τι ἔγωγε μᾶλλον ἀναθείμην καὶ οὐκ ἂν αἰσχυνθείην μὴ οὐχὶ ὀρθῶς φάναι εἰρηκέναι μᾶλλον ἤ ποτε συγχωρήσαιμ ἂν ἀγνοοῦντα αὐτὸν ἑαυτὸν ἄνθρωπον σωφρονεῖν

Mais ceci Socrate reprit-il ne se peut jamais si donc tu penses que ce que jrsquoai dit preacuteceacutedemment conduise neacutecessairement agrave ceci [cette conclusion] jaime encore mieux me reacutetracter en partie et sans rougir avouer que je me suis mal exprimeacute plutocirct que de convenir jamais quun homme puisse ecirctre sage sil ne se connaicirct pas lui-mecircme

(PLATON Charmide 164c-d)

Dans cet exemple Critias opegravere clairement une diffeacuterence entre son point de deacutepart et les

derniegraveres assertions qursquoil vient de tenir Il est donc possible de revenir en arriegravere sur les

hypothegraveses intermeacutediaires sans pour autant remettre en question son hypothegravese initiale

68

Comme on peut le voir Critias en tant que Reacutepondant preacutefegravere revenir en arriegravere et reacuteparer son tableau de pointage en rejetant un de ses eacuteleacutements plutocirct que de conceacuteder la contradictoire ce qui deacutemontre que Platon eacutetait parfaitement conscient de cette possibiliteacute et que celle-ci ne le gecircnait nullement

(MARION 2014 17)

Nous venons de voir que la dialectique eacuteleacuteate peut ecirctre comprise sur le principe drsquoun tableau de

pointage comprenant lrsquoensemble des hypothegraveses intermeacutediaires Nous devons maintenant

analyser plus en deacutetails le fonctionnement de lrsquoantilogique eacuteleacuteate En effet Platon choisit de

donner la dialectique eacuteleacuteate comme point de deacutepart de la trageacutedie socratique Si la dialectique

socratique ne se reacutesume pas neacutecessairement agrave la dialectique eacuteleacuteate nous ne pouvons cependant

nier son rocircle initiateur

Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate

Le tableau de pointage ne repreacutesente en reacutealiteacute qursquoune partie du fonctionnement geacuteneacuteral

des joutes dialectiques Ce systegraveme de recherche dialectique que nous appelons antilogique est

reacutegi par un ensemble de regravegles Nous allons maintenant eacutetudier plus en deacutetails lrsquoensemble de ces

regravegles afin de comprendre le fonctionnement preacutecis drsquoune joute eacuteleacuteate Cette interrogation aura

pour objectif de mettre agrave jour la nature preacutecise des productions issues drsquoun exercice dialectique

Mathieu Marion deacutenombre onze regravegles deacutefinissant le deacuteroulement des joutes antilogiques

eacuteleacuteates Nous allons reacutesumer briegravevement le contenu de ces onze regravegles (MARION 2014 9-14) et

voir ce que ces regravegles impliquent Une joute ne peut se faire qursquoentre deux personnes jouant

chacune un rocircle deacutefini Lrsquoun des joueur sera le Questionneur et lrsquoautre le Reacutepondant Le

Questionneur commence la joute en obtenant de Reacutepondant son engagement agrave une thegravese (A)

Cette thegravese est alors supposeacutee pour les besoins de la joute Cela se constate aiseacutement chez

Platon puisque Socrate demande toujours agrave son interlocuteur de deacutefinir telle ou telle notion Le

point de deacutepart sera la thegravese deacutefendue par Reacutepondant La joute a alors pour objectif de voir pour

Reacutepondant srsquoil sera capable de deacutefendre cette thegravese mdash et non pas pour Questionneur de soutenir

une thegravese (contre le dogmatisme de Vlastos)

69

La joute est une succession de questions courtes et de reacuteponses affirmatives ou neacutegatives

Ces question sont courtes car elles ne doivent porter que sur une seule assertion agrave la fois afin que

les inscriptions drsquohypothegraveses au tableau de pointage soient le plus claires possible Comme

annonceacute plus haut agrave la thegravese initiale sont ajouteacutees les hypothegraveses reconnues par Reacutepondant

Chaque eacuteleacutement du tableau de pointage est un engagement de la part de Reacutepondant vis-agrave-vis de

Questionneur Le Questionneur ne peut ajouter aucun eacuteleacutement au tableau de pointage tant que

Reacutepondant ne lrsquoa pas conceacutedeacute preacutealablement De la sorte les eacuteleacutements implicites supposeacutes par

Questionneur mais ne figurant pas au tableau de pointage de Reacutepondant ne sont pas

neacutecessairement suffisants pour deacuteriver une contradiction de la joute Reacutepondant est toujours

capable de renier cette hypothegravese implicite de sorte qursquoil faille alors recommencer une joute

Cette regravegle explique aussi laquo lrsquoaveu drsquoignorance raquo (MARION 2014 10) de Socrate impeacuteratif pour

le bon deacuteroulement de la joute Sans cet aveu drsquoignorance Socrate introduirait de lui-mecircme de

nouvelles hypothegraveses deacutetruisant ainsi la proprieacuteteacute du tableau de pointage De plus cette regravegle

introduit aussi une laquo contrainte doxastique raquo (MARION 2014 10) le Reacutepondant doit dire ce qursquoil

pense suivre sa doxa crsquoest-agrave-dire son opinion personnelle

La regravegle suivante est lrsquoinfeacuterence de lrsquoimpossibiliteacute par Questionneur Il srsquoagit du cœur de

lrsquoantilogique eacuteleacuteate Agrave partir de lrsquoensemble des engagements de Reacutepondant Questionneur doit

parvenir agrave infeacuterer une impossibiliteacute (ἀδύνατον) ou une fausseteacute eacutevidente Cette regravegle repose sur 55

le principe de non-contradiction tel que nous lrsquoavions eacutenonceacute plus haut Pour cette raison les

reacuteponses sont reacuteduites agrave laquo oui raquo ou laquo non raquo assurant dans la recherche le caractegravere bivalent des

assertions atomiques Les Eacuteleacuteates avancent drsquoailleurs dans leur raisonnement via les paires de

preacutedicats contradictoires (limiteacute et illimiteacute divisible et indivisible etc)

Nous devons ici faire face agrave un paradoxe Nous avions vu plus haut que lrsquoargument de

Zeacutenon nrsquoest compreacutehensible qursquoen lrsquoabsence du tiers exclu Pourtant la meacutethodologie eacuteleacuteate est

une reacuteduction binaire des assertions de sorte de pouvoir en infeacuterer une contradiction Le principe

de tiers exclu intervient donc dans le raisonnement Nous pouvons sortir de cette impasse si nous

remarquons les deux eacutechelles de grandeur drsquoune joute Au niveau atomique des assertions le

Parmi ces fausseteacutes figurent laquo la reacutefutation lrsquoerreur le paradoxe raquo tel que deacutefini par Aristote dans les 55

Reacutefutations sophistiques [165b12] (MARION 2014 11)

70

principe de tiers exclu fonctionne Une assertion est soit juste soit fausse Il srsquoagit drsquoune logique

bivalente En revanche agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble de la joute il est impossible de reacuteduire la

succession des engagements de Reacutepondant agrave une situation binaire (comme le fait Vlastos)

Chaque engagement atomique peut prendre deux valeurs mais il arrive souvent mdash toujours mdash

qursquoun engagement ne soit pas atomique et repreacutesente en reacutealiteacute une succession drsquoarguments

implicites Les combinaisons sont donc immenseacutement nombreuses leur nombre

vraisemblablement incalculable agrave lrsquoeacutechelle du reacuteel Nous voyons maintenant pourquoi le tiers

exclu ne permet pas le raisonnement par lrsquoabsurde sur lrsquoensemble drsquoun systegraveme mais est

neacutecessaire pour lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage et lrsquoavancement drsquoune joute

Finalement il apparaicirct maintenant que la joute nrsquoest pas une activiteacute neutre il srsquoagit drsquoun

jeu Celle-ci se termine par la victoire de lrsquoun des deux participants Si le Questionneur parvient agrave

infeacuterer une impossibiliteacute drsquoapregraves le tableau de pointage de Reacutepondant et que celui-ci ne peut en

rendre raison alors Questionneur remporte la joute Agrave lrsquoinverse si Questionneur ne parvient pas

agrave infeacuterer une impossibiliteacute Reacutepondant emporte la joute (MARION 2014 12) Nous voyons ici 56

lrsquoaspect contextuel drsquoune joute En effet si dans un tribunal la clepsydre limite drastiquement le

temps de parole il nrsquoen est rien dans une discussion entre amis Afin drsquoempecirccher les joueurs de

perdre volontairement du temps les tactiques dilatoires sont interdites (MARION 2014 12) Il est

aussi interdit drsquoutiliser des sophismes ceux-ci eacutetaient pour la plupart reacutepertorieacutes dans des

manuels et figuraient deacutejagrave dans LrsquoEuthydegraveme dans un ordre fort proche de celui des Reacutefutations

sophistiques (MARION 2014 12) 57

La derniegravere regravegle porte sur le processus drsquoinduction Le Questionneur peut dans le fil de

lrsquoexercice dialectique conceacuteder une universelle affirmative laquo Tous les A sont B raquo Cependant

cela nrsquoest possible que si le Reacutepondant a preacutealablement preacutesenteacute plusieurs instances et si le

Comme crsquoest notamment le cas dans Le Criton Le Gorgias La Reacutepublique56

Marion renvoie ici agrave Dorion (DORION 1995 100) qui eacutetablie la liste suivante de cinq correspondances 57

entre LrsquoEuthydegraveme et les Reacutefutations sophistiques (SE pour Sophisticis Elenchis) 1 E 267c et SE 4 165b31-34 2 E 277a9-b1 et SE 4 166a30-31 3 E 298e4-5 et SE 24 179a39 b14 b39 180a4 4 E 300a et SE 4 166a9-10 5 E 300b et SE 4 166a12-14 10 171a8 a28-30 19 177a12 a25-26

71

Questionneur nrsquoest pas capable de fournir un contre-exemple Dans ce cas seulement

lrsquouniverselle positive est inscrite au tableau des engagements de Reacutepondant La joute nrsquoest donc

pas un long fleuve tranquille au contraire la volonteacute de gagner des deux partis donne un

caractegravere agonistique agrave la joute Le Reacutepondant est en position deacutefensive alors que le

Questionneur est en position offensive

Nous pouvons maintenant conclure cette analyse du fonctionnement des joutes eacuteleacuteates et

de leur influence sur la dialectique socratique Nous voyons clairement que lrsquoantilogique eacuteleacuteate

nrsquoest pas un simple dialogue il srsquoagit drsquoun moment complexe gouverneacute par un ensemble de

regravegles Lrsquoexercice antilogique est parfaitement deacutefini Celui-ci implique un rapport de force entre

deux individus qui srsquoaffrontent pour gagner la joute Nous voyons alors en quoi notre outil

repreacutesentatif logique ne peut pas se reacuteduire agrave une arborescence selon le modegravele de la deacuteduction

naturelle Les arguments avanceacutes par les participants ne convergent pas vers une conclusion de

faccedilon a priori Au contraire les deux partis se divisent et argumentent de sorte que leur

adversaire ne soit plus en situation de deacutefendre sa propre thegravese La dialectique nrsquoest pas une

monologique mais une dialogique de lrsquoargumentation rationnelle Le raisonnement obtenu est un

eacutequilibre entre deux tensions opposeacutees Si la tension est trop forte alors la joute se reacuteduit agrave une

antilogie La suite de notre travail consistera maintenant agrave deacutefinir de faccedilon deacutefinitive notre outil

dialogique de repreacutesentation des joutes dialectiques

72

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux

Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante

Nous venons de le voir la dialectique ne peut se comprendre totalement sans une approche

dialogique Il est non seulement neacutecessaire sur le plan logique drsquoinclure dans les paramegravetres de

lecture la dualiteacute de lrsquoexercice dialectique mais il est surtout impossible de reacuteduire

lrsquoargumentation drsquoune joute de maniegravere monologique sans omettre le contexte de chaque joute

Une joute requiert donc lrsquoacceptation tacite de regravegles crsquoest-agrave-dire diffeacuterentes contraintes

deacutependant soit de la nature mecircme de lrsquoexercice soit du contexte de cet exercice

Lrsquoenchainement hypotheacutetico-deacuteductif des raisonnements en deacuteduction naturelle tente drsquoecirctre

repreacutesentatif de lrsquoavancement drsquoune penseacutee Cependant la deacuteduction naturelle rencontre une

limite dans le cas preacutecis de la dialectique Cette repreacutesentation donne lrsquoillusion drsquoun avancement

lineacuteaire non pas dans le temps mais sur le plan argumentatif En reacutealiteacute la deacuteduction naturelle

ne permet que la repreacutesentation finale de lrsquoargument obtenu mais nrsquoinclut pas les allers-retours

que repreacutesente une joute dialectique telle qursquoillustreacutee par les Eacuteleacuteates et Platon Nous devons donc

terminer le premier moment de notre eacutetude par une mise au point deacutefinitive de ce que nous

entendons par le concept de joute dialectique

Nous le disions plus haut la dialectique se deacutefinit comme un raisonnement argumentatif agrave

plusieurs Il faut donc neacutecessairement ecirctre au moins deux et avoir des thegraveses diffeacuterentes agrave

deacutefendre Dans ce cas la dialectique nrsquoest-elle pas simplement la deacutefense drsquoune thegravese plutocirct

qursquoune autre La dialectique est une activiteacute agrave plusieurs il faut donc y inclure la pluraliteacute des

raisonnements et surtout la maniegravere avec laquelle ces raisonnements deacutependent de la pluraliteacute

En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas une suite de monologues srsquoopposant les uns aux

autres les monologues se reacutepondent srsquoagencent et conduisent la discussion agrave un reacutesultat Ce

reacutesultat nrsquoest donc pas un point drsquoarriveacutee absolu mais est relatif agrave lrsquoactiviteacute dialectique

preacuteliminaire

Nous devons maintenant nous poser la question suivante quelle est la valeur de la veacuteriteacute

du reacutesultat drsquoune joute dialectique Peut-on dire que ce qui reacutesiste agrave lrsquoargumentation dialectique

73

est vrai Agrave lrsquoeacutevidence la critique que nous faisions de lrsquoapproche de Vlastos fonctionne dans sa

reacuteciproque et si le systegraveme est coheacuterent il est cependant possible que la thegravese initiale comporte

une contradiction mais que cette contradiction soit annuleacutee par une autre contradiction issue de

lrsquoun des engagements du tableau de pointage Il est donc impossible de parler de veacuteriteacute au sens

scolastique drsquoadeacutequation de lrsquoecirctre et de la penseacutee Si la veacuteriteacute est un jugement sur le reacuteel une

joute dialectique ne semble produire qursquoune veacuteriteacute infeacuterieure Elle ne produirait mecircme que des

systegravemes argumentatifs en eacutequilibre mais sans rapport direct avec le reacuteel

Nous pouvons alors parler drsquoune veacuteriteacute qui ne serait plus ontologique mais pragmatique

Une veacuteriteacute deacutependant du contexte dialectique une strateacutegie gagnante Cependant cela revient agrave

aborder le problegraveme dans le mauvais sens Ce nrsquoest pas la veacuteriteacute qui ne serait qursquoune strateacutegie

gagnante mais au contraire la strateacutegie gagnante qui jouerait le rocircle drsquoune veacuteriteacute en attendant

potentiellement drsquoecirctre un jour reacutefuteacutee Dans cette optique il convient maintenant de srsquointerroger

sur la nature drsquoune pareille veacuteriteacute nous devons donc observer sous le spectre de la logique

dialogique comment fonctionnent les arguments au sein des raisonnements dialectiques

Questionneur et Reacutepondant

Durant notre eacutetude des regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate nous avons eacutetabli la reacutepartition des

rocircles entre le Questionneur et le Reacutepondant nous garderons volontairement les mecircmes termes

afin de rendre notre argumentation plus coheacuterente et plus compreacutehensible Nous allons emprunter

le modegravele logique deacutejagrave existant de la dialogique ou seacutemantique des jeux

La dialogique nait dans les anneacutees soixante ses deux grands preacutecurseurs sont mdash entre

autres mdash Lorenzen et Conway Une grande part des travaux en seacutemantique des jeux concerne

lrsquointelligence artificielle il srsquoagit de se rapprocher de la reproduction la plus fidegravele drsquoun

entretien entre deux interlocuteurs Cette logique se diffeacuterencie par sa volonteacute de repreacutesenter une

argumentation comme un eacutechange entre diffeacuterentes personnes Lrsquoobjectif nrsquoest donc plus du tout

le mecircme que dans les lectures monologique inspireacutees par la syllogistique aristoteacutelicienne par

exemple La validiteacute drsquoune thegravese ne deacutepend plus drsquoaxiomes ou de formes preacutedeacutefinies Il srsquoagit

pour les participants de trouver une strateacutegie afin de deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese

74

adversaire ou drsquoempecirccher lrsquoinfeacuterence de cette contradiction Il nrsquoy a donc que deux issues

possibles agrave une joute Soit le Questionneur parvient agrave une impossibiliteacute et il emporte alors la

joute en deacutemontrant que la thegravese de deacutepart eacutetait fausse soit le Questionneur eacutechoue agrave deacutemontrer

lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese et Reacutepondant remporte la joute

Nous voyons que le passage drsquoune repreacutesentation monologique agrave une repreacutesentation

dialogique neacutecessite une approche par questions et reacuteponses Les arguments ne srsquoenchainent pas

de faccedilon absolue comme dans une recherche theacuteorique abstraite mais sont relatifs agrave des

situations ougrave certaines questions impliquent neacutecessairement certaines reacuteponses Agrave chaque

opeacuterateur logique correspond alors une obligation de reacuteponse dont voici la liste 58

La Neacutegation drsquoun terme (notα) implique que le Questionneur reacuteponde par son affirmation (α)

La Conjonction de deux termes (α and β) implique que le Questionneur questionne drsquoabord le premier (1) puis le second (2)

La Disjonction inclusive (α or β) implique que le Questionneur remette en cause lrsquoensemble Dans ce cas le Reacutepondant ayant eacutenonceacute la disjonction nrsquoa qursquoagrave deacutefendre lrsquoun des deux termes au choix (α) ou (β)

Le Conditionnel (α sup β) implique que le Questionneur affirme lrsquoanteacuteceacutedent (α) Srsquoil est impossible pour le Reacutepondant de le nier (notα) alors il doit impeacuterativement deacutefendre le 59

conseacutequent (β)

La Quantification universelle (forallx F(x)) implique que le Questionneur demande agrave 60

veacuterifier lrsquoapplication de la fonction (F) agrave une variable de son choix (x0) Le Reacutepondant doit alors justifier cette application (F(x0))

La Quantification existentielle (existx F(x)) implique que le Questionneur demande un exemple (F(x)) Le Reacutepondant doit alors fournir lrsquoexemple de son choix (F(x0))

Cette liste a pour objectif de montrer comment passer drsquoune logique monologique agrave une

logique dialogique Les connecteurs ne sont plus clairement apparents dans la seconde surtout

Drsquoapregraves (VERNANT 2004 90) Nous avons cependant remplaceacute les termes laquo Opposant raquo et 58

laquo Proposant raquo par laquo Questionneur raquo et laquo Reacutepondant raquo afin de preacuteserver la lineacuteariteacute de notre travail

Le conditionnel est une autre eacutecriture de la disjonction (notα or β)59

La poleacutemique est encore grande au sujet de lrsquousage des quantificateurs par les dialecticiens de 60

lrsquoAntiquiteacute Nous ne deacutesirons pas entrer dans le deacutebat En vertu de la regravegle antilogique drsquoinduction il apparaicirct cependant que les notions drsquouniversaliteacute et drsquoexistence eacutetaient au moins sous-jacentes aux argumentations Cela est suffisant pour que nous eacutevoquions ce cas de figure

75

lorsque ceux-ci sont pris dans le flot du dialogue Notre objectif sera donc maintenant de trouver

comment reacuteduire les dialogues agrave ces confrontations dialogiques sans deacutenaturer ou perdre le

contenu

Repreacutesentation tabulaire

Nous arrivons enfin au terme de notre eacutetude preacuteliminaire lrsquoeacutelaboration drsquoun outil logique

repreacutesentatif propre agrave lrsquoexercice dialectique chez Platon Drsquoapregraves la logique dialogique nous

voyons qursquoune arborescence ne convient pas agrave repreacutesenter fidegravelement le jeu des argumentations

Nous optons pour une repreacutesentation tabulaire Celle-ci aura lrsquoavantage de mettre en vis-agrave-vis les

deux participants de la joute De haut en bas le tableau repreacutesentera la suite des arguments sous

forme de questions et de reacuteponses Nous prenons un exemple extrait de (VERNANT 2004 91)

FIG 5 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DU PRINCIPE DE NON-CONTRACTION

Dans cet exemple nous constatons que le Questionneur a obtenu lrsquoassertion laquo not(p and notp) raquo de la

part de Reacutepondant Questionneur attaque alors la joute en assertant la thegravese opposeacutee laquo (p and notp) raquo

Au troisiegraveme tour le Reacutepondant interroge le Questionneur sur le premier terme laquo 1 raquo de son

assertion laquo p raquo Le Questionneur lui reacutepond en assertant laquo p raquo Au tour suivant le Reacutepondant

interroge laquo 2 raquo le Questionneur sur laquo notp raquo Le Questionneur concegravede alors laquo notp raquo Agrave cet instant

la joute est termineacutee nous constatons que le Questionneur a asserteacute agrave la fois laquo p raquo et laquo notp raquo ce

Ordre des tours Questionneur Reacutepondant

1 not(p and notp)

2 (p and notp)

3 1

4 p

5 2

6 notp

7 p

Victoire de Reacutepondant

76

qui provoque une impossibiliteacute par antilogie Le Reacutepondant est victorieux Sa thegravese de deacutepart

laquo not(p and notp) raquo est donc une strateacutegie gagnante qui devient dans le cadre de cette joute une veacuteriteacute

Lrsquoexemple ici preacutesenteacute peut sembler paradoxal Il srsquoagit tout du moins drsquoun cas particulier

puisque la victoire est deacutefinie par le principe de non-contradiction lui-mecircme au cœur de la joute

Lrsquoexemple suivant (VERNANT 2004 102) est bien plus complexe et repreacutesente la joute

opposant un meacutedecin (Questionneur) agrave sa patiente (Reacutepondant) Nous allons voir comment la

repreacutesentation dialogique tabulaire permet la mise en eacutevidence drsquoun sophisme (ici la neacutegation de

lrsquoanteacuteceacutedent)

FIG 6 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT

Les nombres entre crochets indiquent le tour de la formule viseacutee par lrsquoattaque La thegravese de deacutepart

repreacutesente le sophisme de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Celle-ci srsquoinspire de la neacutegation du

conseacutequent (modus tollens) qui elle est logiquement correcte

FIG 7 NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT ET NEacuteGATION DU CONSEacuteQUENT

Tours Questionneur Reacutepondant

1 [(A sup B) and notA] sup notB

2 (A sup B) and notA

3 1

4 (A sup B)

5 A

6 B

7 2 [2]

8 notA

9 notB [1]

Victoire de Questionneur

Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Neacutegation du conseacutequent

A sup B notA ⊢ notB A sup B notB ⊢ notA

77

Nous allons essayer de comprendre la strateacutegie ici agrave lrsquoœuvre Vernant nous explique que la

proposition (A) signifie laquo lrsquoenfant est atteint drsquoune maladie heacutereacuteditaire raquo et la proposition (B)

signifie laquo le parent est atteint de la maladie heacutereacuteditaire raquo La thegravese de deacutepart du parent

(Reacutepondant) consiste agrave dire que si son enfant nrsquoest pas atteint de cette maladie alors lui (le

parent) nrsquoen souffre pas Analysons la table de veacuteriteacute de la situation

FIG 8 TABLE DE VEacuteRITEacute DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT

Nous avons ici indiqueacute le connecteur principal avec le symbole laquo raquo Nous repeacuterons que le seul

moment ougrave cette formule est fausse correspond au cas laquo notA and B raquo i e la patiente refuse

drsquoadmettre qursquoelle puisse ecirctre atteinte de la maladie heacutereacuteditaire laquo B raquo alors que son enfant ne

souffre pas de cette maladie laquo notA raquo Nous remarquons dans la repreacutesentation tabulaire que les

deux assertions laquo B raquo et laquo notA raquo sont les deux coups joueacutes par le Questionneur La strateacutegie du

meacutedecin est donc gagnante

Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique

Lrsquointeacuterecirct de cette repreacutesentation nrsquoest pas simplement graphique il srsquoagit drsquoune

compreacutehension philosophique radicalement diffeacuterente Premiegraverement lrsquoargumentation dans une

joute deacutevoile un caractegravere pragmatique Lrsquoobjectif nrsquoest pas de trouver un absolu commun mais

de finir vainqueur de la joute

La novation srsquoavegravere essentiellement philosophique Est introduite explicitement la dimension pragmatique en logique Alors qursquoen logique standard la proposition excluait toute dimension eacutenonciative pour se reacuteduire agrave un simple porteur de valeur de veacuteriteacute en logique dialogique chaque proposition est veacuteritablement une proposition eacutemanant drsquoun interlocuteur qui srsquoengage sur elle par un acte drsquoassertion De plus un tel acte de discours prend place dans un jeu dialogique

[(A sup B) and notA] sup notB

1 1 1 0 0 1 0

1 0 0 0 0 1 1

0 1 1 1 1 0 0

0 1 0 1 1 1 1

78

(Dialogspiel) entre proposant et opposant On a affaire agrave un jeu de langage qui relegraveve de la discussion rationnelle Degraves lors chaque proposition prend sens en fonction de son utilisation opeacuteratoire dans le jeu dialogique On ne pense plus en termes drsquoaxiomes mais de systegraveme opeacuteratoire de validiteacute mais de strateacutegie gagnante non plus de repreacutesentation mais drsquoaction

(VERNANT 2004 94)

Le deacutesir de victoire et le caractegravere pragmatique sont deux nouveaux paramegravetres que nous ne

pouvions veacuteritablement observer avant de passer par la repreacutesentation dialogique Agrave cela nous

voyons aussi que cette repreacutesentation met en valeur les erreurs commises par un des deux

interlocuteurs Cela sera drsquoune grande importance dans le cas des dialogues de Platon ougrave le

personnage de Socrate semble parfois diriger voire manipuler ses interlocuteurs Nous pourrons

alors souligner ces moments meacutetalogiques

Le premier moment de notre eacutetude est maintenant termineacute Nous avons analyseacute la

dialectique depuis les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave Aristote (de maniegravere non-exhaustive) afin de comprendre

ce qui pouvait fonder un socle commun Lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans son rapport agrave lrsquoantilogie place

lrsquoexercice dialectique dans un rapport de force que nous ne pouvions repreacutesenter logiquement La

dialectique nrsquoest donc pas strictement diffeacuterente du dialogue dans sa faccedilon drsquoecirctre elle ne

constitue qursquoune enreacutegimentation de celui-ci Notre choix drsquoune repreacutesentation tabulaire tregraves

inspireacutee de la logique dialogique nous apparut comme un compromis permettant de repreacutesenter

les raisonnements logiques dans la temporaliteacute du dialogue en suivant lrsquoordre des tours De cette

repreacutesentation nous avons deacuteduit une nouvelle deacutefinition de la veacuteriteacute chevauchant celle de

validiteacute Dans une joute le concept de veacuteriteacute est assimileacute agrave celui de strateacutegie gagnante

Cependant si chaque joute est un exercice contextuel comment pouvons-nous donner agrave ces

veacuteriteacutes un champ drsquoapplication supeacuterieur agrave celui du dialogue Il semble que la veacuteriteacute drsquoune joute

ne nous apprenne rien ou presque sur le reacuteel Cette veacuteriteacute est purement pragmatique Agrave cet

instant la diffeacuterence entre Socrate et lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoest plus clairement identifiable

79

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE

Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes

La nature des joutes impose agrave ses productions un caractegravere relatif La dialectique ne serait

pas productrice drsquoune veacuteriteacute sur le monde mais drsquoune veacuteriteacute relative au dialogue drsquoapregraves ce que

nous venons de voir Notre objectif initial eacutetait de se munir drsquoun outil capable de mieux

interpreacuteter la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon Cependant nous devons

maintenant faire face agrave un problegraveme drsquoun autre ordre Puisque la dialectique en tant que

raisonnement relatif est lrsquounique outil du philosophe pour Platon comment peut-on diffeacuterencier

le philosophe du sophiste En effet les conclusions du chapitre preacuteceacutedent sont sans appel et

historiquement tregraves paradoxales puisque nous nous trouvons face agrave une conception antireacutealiste

de la veacuteriteacute chez Platon

Notre interrogation ne repose pas ici sur des aspects purement pratiques mdash comme

lrsquoabsence de salaire pour lrsquoun et non pour lrsquoautre mdash mais sur le fond veacuteritable des deux

meacutethodes LrsquoHistoire de la philosophie a longtemps eu tendance agrave deacutenigrer les sophistes au

profit des philosophes ce pheacutenomegravene que nous appelons manicheacuteisme historique ne semblerait

pas fondeacute mdash au regard de notre eacutetude fonctionnelle sur les joutes Si la dialectique ne peut

deacutepasser le simple cadre du dialogue comment peut-on diffeacuterencier le philosophe du sophiste

En vertu de quel principe lrsquoun serait-il meilleur que lrsquoautre Ce problegraveme se posait deacutejagrave agrave

lrsquoeacutepoque de Socrate En effet ce dernier eacutetait consideacutereacute par un grand nombre de ses

contemporains comme un sophiste parmi les autres comme en teacutemoigne la piegraveces les Nueacutees

drsquoAristophane Dans lrsquoexemple suivant Aristophane semble ne faire aucune diffeacuterence entre les

sophistes et la personne de Socrate Socrate serait un sophiste parmi les autres

ΦΕΙΔΙΠΠΊΔΗΣ Αἰβοῖ πονηροί γ᾿ οἶδα Τοὺς ἀλαζόνας τοὺς ὠχριῶντας τοὺς ἀνυποδήτους λέγεις ὧν ὁ κακοδαίμων Σωκράτης καὶ Χαιρεφῶν

PHILIPPIDE Tu veux parler de ces charlatans De ces arrogants ces individus au teint jaune ces va-nu-pieds au nombre desquels est ce mauvais geacutenie de Socrate et Cheacutereacutephon

80

(ARISTOPHANE Nueacutees 104)

Lrsquoun des eacuteleacutements fondamentaux du caractegravere sophistique de Socrate serait sa capaciteacute agrave avoir

deux discours lrsquoun faible et lrsquoautre fort

ΣΩΚΡΆΤΗΣ τί δῆτα πότερα τοῦτον ἀπάγεσθαι λαβὼν βούλει τὸν υἱόν ἢ διδάσκω σοι λέγειν

ΣΤΡΕΨΙΆΔΗΣ δίδασκε καὶ κόλαζε καὶ μέμνησrsquoὅπως εὖ μοι στομώσεις αὐτόν ἐπὶ μὲν θάτερα οἷον δικιδίοις τὴν δrsquoἑτέραν αὐτοῦ γνάθον στόμωσον οἵαν ἐς τὰ μείζω πράγματα

ΣΩΚΡΆΤΗΣ ἀμέλει κομιεῖ τοῦτον σοφιστὴν δεξιόν

SOCRATE Quoi donc Veux-tu plutocirct ramener ton fils [avec toi] ou que je linstruise agrave discourir

STREPSIADE Instruis-le punis-le et souviens-toi de bien lui aiguiser la langue afin qursquoil en ait une [de langue] pour les petites causes et lautre pour les affaires plus graves

SOCRATE Ne sois pas inquiet tu auras chez toi un sophiste habile

(ARISTOPHANE Nueacutees 1105-1110)

Dans cet extrait les deux dialogues eacutevoqueacutes rejoignent la conception drsquoune veacuteriteacute purement

pragmatique Les sophistes peuvent toujours employer soit un discours fort soit un discours

faible Mais si tel est aussi le cas de Socrate comme le sous-entend Aristophane alors la veacuteriteacute

nrsquoaurait aucune valeur Cependant nous ne devons pas perdre drsquoesprit que le personnage de

Socrate repreacutesenteacute par Platon nrsquoa qursquoune faible valeur historique Gardons en vue que nous nous

attachons uniquement agrave comprendre la figure du philosophe chez Platon mecircme si nous le

nommons Socrate

Notre travail a maintenant pour objectif de comprendre les relations que Socrate entretient

avec les sophistes dans les dialogues Nous tacirccherons de voir au niveau dialectique quels

peuvent ecirctre les critegraveres permettant de diffeacuterentier Socrate des sophistes Cette eacutetape est

neacutecessaire dans la mesure ougrave cette distinction conditionnera notre outil repreacutesentatif En mettant

agrave la lumiegravere le critegravere de distinction entre le philosophe et les sophistes nous serons agrave mecircme

drsquoadapter notre outil en conseacutequence

81

Agrave partir de nos hypothegraveses de deacutepart notamment la possibiliteacute de deacutepasser les apories

apparentes de la dialectique socratique nous dirigerons notre eacutetude dans le sens positif drsquoune

distinction possible entre Socrate et les sophistes Lrsquoinverse serait envisageable sur un plan

historique Cependant nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute plusieurs fois la nature theacuteacirctrale des œuvres de

Platon Et dans lrsquoensemble du corpus il nrsquoy aurait eu aucune raison pour que Platon reacutealisacirct une

distinction entre Socrate et les sophistes srsquoil ne pensait pas cette dichotomie fondeacutee Ce moment

de notre eacutetude aura pour objectif de comprendre sur quoi repose la diffeacuterence de traitement opeacutereacute

par Platon entre Socrate et les sophistes Une fois que nous aurons analyseacute ce critegravere de

distinction nous nous en servirons pour affiner notre outil repreacutesentatif de lrsquoexercice dialectique

82

1 Contexte drsquoapparition de la dialectique

Rationalisme et antirationalisme

La distinction entre lrsquoexercice philosophique et la sophistique ne repose pas dans la nature

des joutes Nous devons donc sortir des joutes pour comprendre la dialectique dans un espace

plus grand Nous avons preacuteceacutedemment vu que le projet dialectique se deacutefinissait par sa capaciteacute agrave

remettre en question les principes des sciences les principes premiers Nous deacutecidons de

commencer cette eacutetude par une mise en contexte de la penseacutee platonicienne au sein de lrsquoactiviteacute

philosophique de son temps Quelle est la perspective philosophique propre agrave Platon par rapport

aux autres philosophes de son temps Ici il nrsquoest plus question de theacuteacirctraliteacute mais bien du fond

meacutetaphysique agrave lrsquoorigine de cette activiteacute Il nous semble leacutegitime de consideacuterer au regard de

son impact sur la philosophie occidentale en geacuteneacuteral que Platon eacutetait un penseur diffeacuterent

incarnant une nouvelle maniegravere de pratiquer lrsquoactiviteacute philosophique

Platon nrsquoest pourtant pas le premier philosophe en Gregravece Avant lui drsquoautres pratiquaient

aussi ce que nous appelons aujourdrsquohui la philosophie Dans ce cas quel peut ecirctre lrsquoeacuteleacutement cleacute

de la seacuteparation entre Platon et le reste des philosophes de son temps Cet eacuteleacutement devra drsquoune

part justifier le caractegravere unique de la penseacutee platonicienne mais aussi rendre raison de notre

travail et expliquer en quoi la dialectique socratique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon se

distingue de lrsquoactiviteacute sophistique

Il est de coutume de dire que la distinction fondamentale entre les premiers philosophes et

leurs preacutedeacutecesseurs repose sur un usage speacutecial de la raison le λόγος Le λόγος incarne un projet

rationaliste Il nrsquoest drsquoailleurs pas surprenant de trouver parmi ces premier philosophes des

matheacutematiciens devenus ceacutelegravebres par la suite tels que Thalegraves et Pythagore Mais cet usage de la

raison nrsquoest pas suffisant pour justifier une distinction aussi forte drsquoavec les poegravetes par exemple

Il est impossible de dire que les œuvres homeacuteriques sont deacutenueacutees de λόγος comme toute activiteacute

humaine en geacuteneacuteral Nous devons alors voir la naissance de la philosophie comme un nouvel

emploi du λόγος un projet de rationalisation du monde Cette rationalisation se distingue alors

de ce que les poegravetes pouvaient faire non pas dans la meacutethode mdash il srsquoagit du mecircme λόγος mdash mais

dans le cadre drsquoapplication de cette meacutethode Nous pourrions dire que les poegravetes rationalisent un

83

monde dont ils sont eux-mecircme les deacutemiurges alors que les premiers philosophes mettent le

λόγος au profit drsquoune quecircte diffeacuterente la rationalisation de notre monde

De cette tentative de rationalisation apparaissent rapidement deux pocircles opposeacutes en

tension agrave lrsquoorigine de tous les deacutebats Le premier pocircle (pocircle de lrsquouniteacute) est constitueacute de lrsquoEacutecole

drsquoEacuteleacutee avec principalement Parmeacutenide Zeacutenon et Meacutelissos Le second pocircle (pocircle de la pluraliteacute)

est principalement incarneacute par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese mais aussi Pythagore Deacutemocrite Empeacutedocle

ou Hippocrate Nous allons eacutetudier agrave la suite ces deux Eacutecoles afin de comprendre leurs

interactions mutuelles et leurs influences sur le deacutebat dialectique agrave lrsquoeacutepoque de Platon

La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle

Au projet rationaliste eacuteleacuteate srsquooppose la penseacutee de la contradiction incarneacutee notamment

par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese Pour Heacuteraclite laquo la guerre raquo (τὸν πόλεmicroον [fr80] ) est un principe 61

laquo commun raquo (ξυνόν) Peu apregraves Heacuteraclite deacuteclare que la laquo justice raquo (δίκην) mecircme pratique la

laquo discorde raquo (ἔριν) Dans un autre fragment le penseur drsquoEacutephegravese affirme que laquo toutes les

choses raquo (πάντα [fr8] ) laquo surviennent raquo (γίνεσθαι) laquo du fait de la discorde raquo (κατ ἔριν) 62

Cependant croire que la penseacutee heacuteracliteacuteenne srsquooppose au λόγος est faux

Dans le passage suivant correspondant au premier fragment le penseur drsquoEacutephegravese en

appelle au λόγος mdash vu ici selon nous comme principe de la rationaliteacute Heacuteraclite note alors la

preacutesence manifeste drsquoincoheacuterences entre ce principe exempt de contradictions et le reacuteel toujours

en action

γινομένων γὰρ πάντων κατὰ τὸν λόγον τόνδε ἀπείροισιν ἐοίκασι πειρώμενοι καὶ ἐπέων καὶ ἔργων τοιούτων ὁκοίων ἐγὼ διηγεῦμαι κατὰ φύσιν διαιρέων ἕκαστον καὶ φράζων ὅκως ἔχει

CELSE Origegravene contre Celse VI 4261

ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque Θ 2 1155b462

84

Bien que toutes choses surviennent drsquoapregraves cette raison ils ne semblent y avoir aucun acte de paroles et de faits tels que je les expose distinguant leur nature et eacutenonccedilant comment ils sont

(HEacuteRACLITE drsquoEacutephegravese fr1) 63

Heacuteraclite sans doute agrave partir du constat empirique ne peut reacuteduire le reacuteel agrave lrsquouniteacute Ce qursquoil

appelle laquo discorde raquo repreacutesente lrsquoensemble des interactions agrave lrsquoorigine du mouvement et du

devenir Suivant les hypothegraveses parmeacutenidiennes lrsquouniteacute ne permettrait aucun changement ni

aucun mouvement La penseacutee heacuteracliteacuteenne tente de penser la pluraliteacute du reacuteel et cela ne peut

passer que par une penseacutee de lrsquoalteacuteriteacute Selon Heacuteraclite la laquo discorde raquo repreacutesente lrsquointeraction de

deux entiteacutes disparates primordiales neacutecessaires agrave la possibiliteacute du reacuteel

Mais cette alteacuteriteacute nrsquoest pas exteacuterieure Heacuteraclite tout en ne niant pas le λόγος considegravere

cette alteacuteriteacute au sein mecircme de lrsquoecirctre En effet le λόγος est le principe de non-contradiction de

lrsquoecirctre la discorde apparaicirct agrave cause de la preacutesence de non-ecirctre au cœur de lrsquoecirctre Dans cette

lecture seulement nous pouvons expliquer comment le λόγος garantit la coheacuterence ontologique

dans un contexte de discorde meacutetaphysique

Nous devons opeacuterer une nuance dans notre deacutenomination de position heacuteracliteacuteenne

antirationaliste En ajoutant agrave lrsquoecirctre le non-ecirctre plein de contradictions la position heacuteracliteacuteenne

deacutepasse le cadre du simple conflit rationalisme et antirationalisme cette dichotomie est deacutejagrave

rationaliste Cette opposition entre rationalisme et antirationalisme repose sur une opposition

reprenant la forme du principe de non-contradiction crsquoest-agrave-dire un principe rationaliste

Heacuteraclite deacutepasse cette opposition Il devient alors impossible de contredire Heacuteraclite agrave partir

drsquoune contradiction puisque Heacuteraclite integravegre les contradictions dans son ontologie En cela

lrsquoargumentation eacuteleacuteate ne peut affaiblir la penseacutee heacuteracliteacuteenne Au contraire celle-ci semble

mecircme lrsquoappuyer Chez Heacuteraclite la contradiction nrsquoest plus une deacutefaite dialectique crsquoest une

victoire

Nous semblons bien loin de notre point de deacutepart la dialectique chez Platon Bien au

contraire nous sommes ici au cœur de lrsquoorigine de la dialectique Celle-ci se deacutefinit comme le

SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 13263

85

dialogue initial entre les tenants eacuteleacuteates du principe de non-contradiction reposant sur lrsquouniteacute

onto-eacutepisteacutemologique et les partisans heacuteracliteacuteens de la pluraliteacute

Si le rationalisme ne sait reacutefuter qursquoen deacutecouvrant agrave partit de preacutesupposeacutees rationalistes des contradictions dans la thegravese adverse il ne pourra jamais lrsquoemporter sur lrsquoantirationalisme lequel ne croit aux preacutesupposeacutes du rationalisme ni au principe de non-contradiction Pour espeacuterer contrer lrsquoantirationalisme heacuteracliteacuteen le rationalisme doit engager une argumentation plus complexe que les simples antilogies de Zeacutenon Bien plus il doit se deacutegager du rationalisme parmeacutenidien lui-mecircme lequel conduit finalement [hellip] agrave une autre forme contraire drsquoantirationalisme

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 39)

De ce conflit reacutesulte une tension la dialectique Les deacutebuts de lrsquoHistoire de la philosophie de

lrsquoAntiquiteacute sont intimement lieacutes agrave la naissance du projet rationaliste Cependant lrsquoeacutevolution du

projet philosophique deacutepasse ce projet Le programme platonicien est un effort de retour agrave

lrsquoeacutequilibre depuis cette tension initiale ce qursquoaffirme sans nuance lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans la

gigantomachie du Sophiste

De la mecircme maniegravere Proclus dans son Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon deacuteclare

que lrsquoorigine de la philosophie doit se comprendre agrave travers un jeu drsquoinfluence et que la position

de Platon est celle drsquoun intermeacutediaire

Lrsquoeacutecole ionienne srsquooccupe de la physique lrsquoitalienne des intelligibles lrsquoattique tient le milieu

(DUMONT 1991 IV) 64

Cette lecture geacuteographique des fondements de la philosophie et donc de la dialectique nous

permet de comprendre la position si particuliegravere de Platon dans le panorama philosophique de

son eacutepoque

Nous avons vu agrave de nombreuses reprises le vaste heacuteritage leacutegueacute par les Eacuteleacuteates agrave Platon

ceux que Proclus nomme ici laquo lrsquoeacutecole italienne raquo Mais il existe aussi un heacuteritage dont nous

nrsquoavons que tregraves peu parleacute celui de Pythagore qui est aussi agrave comprendre comme faisant partie

de cette eacutecole italienne Pour le second pocircle drsquoinfluence il faut savoir que lrsquoeacutecole ionienne ne se

Citant (PROCLUS In Parmenidem I 12 [trad DUMONT])64

86

borne pas qursquoagrave Thales Anaximandre ou Anaximegravene mais aussi qursquoHeacuteraclite drsquoEacutephegravese est

justement un repreacutesentant de lrsquoeacutecole ionienne En deacutefinissant lrsquoeacuteleacutement constitutif du monde

comme eacutetant laquo le conflit lrsquoaltercation raquo (Πόλεmicroος) il srsquoinscrit parfaitement dans cette recherche

physique initieacute par Thales quelques siegravecles auparavant

Il srsquoagit maintenant pour nous de comprendre comment Platon prend position par rapport agrave

cette heacuteritage heacuteracliteacuteen et deacutepasse cette opposition primordiale entre rationalisme et

antirationalisme Nous connaissons bien sucircr la place que lrsquoeacutecole eacuteleacuteate occupe dans la

dialectique voire dans la meacutetaphysique platonicienne dans son ensemble Cependant il serait

naiumlf de penser que Platon ne srsquoinscrit que dans une seule ligneacutee Un bref passage de Diogegravene

Laeumlrce nous apprend drsquoailleurs que Platon suivit des cours des Eacuteleacuteates ainsi que drsquoun certain

Cratyle disciple drsquoHeacuteraclite bien que la penseacutee de celui-ci semble srsquoecirctre en partie eacuteloigneacutee de

celle du maicirctre drsquoEacutephegravese drsquoapregraves le Cratyle de Platon

Ἐκείνου δ ἀπελθόντος προσεῖχε Κρατύλῳ τε τῷ Ἡρακλειτείῳ καὶ Ἑρμογένει τῷ τὰ Παρμενίδου φιλοσοφοῦντι

Apregraves la mort [de Socrate] il suivit les leccedilons de Cratyle disciple drsquoHeacuteraclide et celles drsquoHermogegravene philosophe de lrsquoeacutecole de Parmeacutenide

(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)

Comment pouvons-nous preacuteciseacutement interpreacuteter cet heacuteritage Le dialogue du Cratyle nous

renseigne sur un centre drsquointeacuterecirct crucial de la penseacutee platonicienne la nature du langage Nous

devons cependant ecirctre prudents la majoriteacute des travaux de linguistique prenant ce dialogue pour

exemple semblent deacutenaturer la finesse du trait platonicien pour faire place agrave un dualisme

parfaitement anachronique Agrave de nombreuses reprises nous lisons qursquoHermogegravene soutient lrsquoideacutee

selon laquelle il nrsquoexisterait pas de lien entre signifiant et signifieacute (adoptant ainsi la position de

Saussure avant lrsquoheure) alors que Cratyle serait un partisan du sens intrinsegraveque des mots La

lecture la plus correcte du texte serait selon nous celle proposeacutee par Jean-Louis Vaxelaire

La trame du dialogue est classique deux personnages ayant des vues opposeacutees interpellent Socrate pour qursquoil arbitre leur deacutebat Le thegraveme est indiqueacute par le sous-titre laquo sur la justesse des noms raquo et si lrsquoon suit Baratin amp Desbordes (1981 16) 65

Baratin M amp Desbordes F (1981) Lrsquoanalyse linguistique dans lrsquoantiquiteacute classique mdash I Les theacuteories 65

ParisKlincksieck

87

la langue doit ecirctre conforme aux choses pour les deux protagonistes mais le moyen drsquoy parvenir est distinct Hermogegravene estime que laquo la nature nrsquoassigne aucun nom en propre agrave aucun objet crsquoest affaire drsquousage et de coutume chez ceux qui ont pris lrsquohabitude de donner les noms raquo (Platon 1989 384d-e) alors que pour Cratyle 66

laquo le nom est un ensemble (strictement) deacutetermineacute de lettressons qui nomme (correctement) la chose nommeacutee parce qursquoil correspond agrave la nature de celle-ci et lui est attribueacute raquo (Mouraviev 1985 167) 67

(VAXELAIRE 2014 537)

Quiconque lit le dialogue du Cratyle ne peut qursquoecirctre eacutetonneacute par la reacutepartition des rocircles et des

thegraveses deacutefendues Hermogegravene est traditionnellement preacutesenteacute comme un disciple drsquoEacuteleacutee or ce

dernier est pourtant le repreacutesentant de lrsquoideacutee selon laquelle le langage ne serait qursquoune

convention de sorte que Platon fait drsquoHermogegravene un porte-parole de Protagoras absent du

dialogue mais dont la thegravese sera eacutetudieacutee (comme ce fut le cas dans le Theacuteeacutetegravete) Agrave lrsquoinverse

Cratyle soutient la thegravese drsquoun lien a priori entre la nature du mot et la nature de lrsquoecirctre qursquoil

deacutesigne

Quel peut ecirctre lrsquointeacuterecirct de ce dialogue dans le cadre de notre eacutetude sur la dialectique

Nrsquoest-ce pas la simple illustration drsquoun usage mdash habituel mdash de cette derniegravere pour tenter

drsquoarbitrer deux positions comme dans un grand nombre drsquoautres dialogues Agrave lrsquoeacutevidence oui

il y a de la dialectique dans la structure de lrsquoargumentation Mais cependant ce dialogue plus

que tout autre nous renseigne sur la porteacutee des mots et ce que lrsquoon peut ecirctre en droit drsquoattendre

de ceux-ci Or toute recherche dialectique se fait par le langage crsquoest une activiteacute

neacutecessairement linguistique Cette ideacutee nrsquoest pas nouvelle puisque Paul Janet la deacutefendais deacutejagrave il

y a plus drsquoun siegravecle et demi

Platon (1989) laquo Cratyle raquo Ion Meacutenexegravene Euthydegraveme Cratyle Paris Gallimard p 101-7766

Mouraviev SN (1985) laquo La premiegravere theacuteorie des noms de Cratyle (essai de reconstruction) raquo Studia 67

Di Filosofia Preplatonica Ed M Capasso et al Naples Bibliopolis p 159-72

88

La discussion de Cratyle vient de nous le montrer lrsquoeacutetude des mots peut ecirctre drsquoun grand secours pour la connaissance des essences des choses En rattachant la science des mots agrave la science des reacutealiteacutes Platon fait de la grammaire une science philosophique et dans ce sens on comprend que Proclus ait dit que le Cratyle est un dialogue dialectique On sait de plus lrsquoimportance que lrsquoeacutecole socratique attache agrave la deacutefinition Or la science des deacutefinitions suppose la science du langage

(JANET 1848 53)

Il nous importe alors de comprendre la position qursquoadopte Platon face au repreacutesentant de la

position sophistique de Protagoras Ce que Janet appelle une science des deacutefinitions est bien

selon nous lrsquoeffort dialectique platonicien celui dont lrsquoobjectif sera de dire quelque chose de vrai

sur le monde

Nous passons volontairement la progression du dialogue pour eacutetudier la conclusion

socratique finale position dite laquo intermeacutediaire raquo entre celle drsquoHermogegravene et celle de Cratyle

Comme toujours il est deacutelicat de dire preacuteciseacutement si cette thegravese finale est celle de Platon ou srsquoil

ne srsquoagit que drsquoune illustration de lrsquoexercice du dialogue Socrate conclut en faisant des mots les

laquo images raquo (εἰκὼν[432b]) en utilisant le principe de la laquo repreacutesentation par la peinture raquo (γράmicromicroα

[430e]) des ecirctres Il nous importe de prendre la mesure de cette deacutefinition En faisant des mots

les repreacutesentations fondeacutees mais jamais parfaites des ecirctres il semble que tout lrsquoart deacutefinitionnel

proposeacute par lrsquoexercice dialectique soit voueacute agrave une certaine incompleacutetude Il nrsquoest jamais

totalement possible de saisir par la parole une reacutealiteacute de la mecircme maniegravere qursquoil serait impossible

de saisir parfaitement un modegravele agrave travers une reproduction de ce dernier La nature seacutemantique

de la joute invite alors agrave la prudence les contradictions ne megravenent pas agrave des veacuteriteacutes positives

89

2 La figure du sophiste

Le personnage du Gorgias

Agrave la suite de notre premier chapitre nous avons vu que la diffeacuterence entre Socrate et les

sophistes nrsquoeacutetait pas aussi eacutevidente que nous aurions pu lrsquoimaginer Nous avions convenu que la

dialectique se diffeacuterenciait du dialogue par une enreacutegimentation sur le modegravele de lrsquoantilogique

eacuteleacuteate Cependant ces regravegles srsquoinscrivent dans le cadre drsquoune approche pragmatique de la veacuteriteacute

Deacutes lors la recherche socratique mdash ou dialectique mdash ne se diffeacuterentiait plus de la meacutethode des

sophistes La dialectique nrsquoeacutetait pas tant un art de trouver la veacuteriteacute sinon lrsquoart drsquoavoir toujours

raison Neacuteanmoins au terme de cette mise en contexte et de lrsquoanalyse ontologique constituant

notre second chapitre nous voyons que la recherche drsquoune autre veacuteriteacute mdash crsquoest-agrave-dire

ontologique mdash est bien la viseacutee ultime du projet platonicien

Nous nous proposons maintenant de reacutepondre agrave la question que nous posions plus haut

dans les premiegraveres lignes de ce chapitre sur quoi repose la diffeacuterence entre Socrate et les

sophistes Nous voyons drsquoailleurs que cette interrogation rejoint la question de deacutepart de

lrsquoensemble de notre travail quelle diffeacuterence existe-t-il entre la dialectique et le dialogue En

effet si Socrate ne se diffeacuterentie pas des sophistes alors la dialectique ne se distinguerait en rien

du cours du dialogue lrsquoensemble des œuvres de Platon ne serait que du bavardage ou tout au

plus lrsquoart de donner lrsquoimpression drsquoavoir raison (i e de la rheacutetorique) Pourtant il nrsquoen est rien

la meacutetaphysique platonicienne deacutemontre un systegraveme complexe procircnant une meacutethodologie de

recherche parfaitement deacutefinie

Afin de comprendre sur quoi repose une eacuteventuelle diffeacuterence entre Socrate et ses

contemporains nous deacutecidons drsquoeacutetudier le personnage de Gorgias En effet nous venons de

deacutefinir le projet ontologique de Platon en nous inteacuteressant agrave la viseacutee sophistique nous pourrons

clairement marquer la diffeacuterence entre la figure du philosophe et la figure du sophiste Gorgias

est notamment connu pour son Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature (Περὶ τοῦ microὴ ὄντος ἢ Περὶ

φύσεως) ainsi que pour son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene Ces deux textes constituent des teacutemoignages

preacutecieux quant agrave la nature de lrsquoargumentation sophistique nous les mettrons en parallegravele avec

les eacuteleacutements concernant le personnage de Gorgias (et dans une moindre mesure Protagoras)

90

preacutesents chez Platon Nous eacutetudierons le premier de ces textes de maniegravere attentive le second

nous servira dans une moindre mesure

Le Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature de Gorgias est un texte complexe et comportant

un grand nombre de difficulteacutes intrinsegraveques mais aussi meacutethodologique En effet ce que nous

appelons Traiteacute sur le non-ecirctre est en fait un discours unique dont les aleacuteas du temps nous

leacuteguegraverent deux versions La premiegravere tireacutee du De Xenophane Zenone et Gorgia est apocryphe

La seconde est extraite du Adversus Mathematicos de Sextus Empiricus Cependant bien que les

deux textes se rejoignent en de nombreux points (dont eacutevidemment le sujet principal) certaines

diffeacuterences dans lrsquoordre des arguments ou les termes employeacutes rendent le niveau de preacutecision de

lrsquoeacutetude plus large que les nuances eacutetudieacutees Nous pouvons neacuteanmoins nous attarder agrave la 68

structure argumentative de ce texte Trois arguments sont ici deacuteveloppeacutes laquo que rien

nrsquoest raquo (οὐδὲν ἔστιν) laquo que srsquoil est quelque chose alors il est insaisissable par lrsquoHomme raquo (εἰ 69

καὶ ἔστιν ἀκατάληπτον ἀνθρώπωι) laquo que srsquoil est saisissable alors il est impossible agrave formuler 70

et incommunicable aux autres raquo (εἰ καὶ καταληπτόν ἀλλὰ τοί γε ἀνέξοιστον καὶ ἀνερmicroήνευτον

τῶι πέλας) Il peut paraitre surprenant de la part drsquoun rheacuteteur tel que Gorgias de structurer son 71

discours par un enchainement drsquoarguments aussi contradictoires En effet si Gorgias deacutemontre

que laquo rien nrsquoest raquo alors agrave quoi bon continuer le discours pour deacutemontrer que laquo srsquoil y a quelque

chose cela est inconnaissable raquo et idem pour le dernier argument Il srsquoagit ici de replacer le

travail de Gorgias dans son contexte et preacuteciseacutement le contexte meacutetaphysique et surtout

ontologique deacutecoulant du cadre eacuteleacuteate tel que nous le deacutefinicircmes plus tocirct Gorgias nrsquoeacutecrit pas son

Traiteacute sans raison il ne srsquoagit pas drsquoune œuvre ex nihilo bien au contraire Les trois arguments

successifs repreacutesentent preacuteciseacutement les trois preacutetentions contenues dans le λόγος du projet

rationaliste

Contrairement agrave un texte comme le Parmeacutenide de Platon ougrave nous pouvons eacutetudier chaque mot les jeux 68

de langage voire les eacuteleacutements phoneacutetiques dans le cas des retranscriptions du traiteacute de Gorgias nous sommes condamneacutes agrave rester mdash au mieux mdash au niveau structurel Toute interpreacutetation plus pousseacutee se doit neacutecessairement de reconnaitre une eacutevidente proportion drsquoarbitraire et de subjectiviteacute

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 6669

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 7770

Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 8371

91

Le premier de ces arguments est que laquo rien nrsquoest raquo Agrave lrsquoeacutevidence la formule a ducirc choquer

et crsquoest lagrave certainement un des objectifs du sophiste Mais qursquoen est-il reacuteellement Gorgias

deacuteclare-t-il que le monde serait uniquement constitueacute de neacuteant Une telle lecture relegraveve drsquoune

interpreacutetation naiumlve Lrsquoargumentation de Gorgias est constitueacutee drsquooppositions successives de

propositions contradictoires agrave lrsquoimage des Eacuteleacuteates Face aux Eacuteleacuteates Gorgias deacutecide de

combattre ses ennemis (les rationalistes) avec leurs propres armes crsquoest-agrave-dire la rationaliteacute Le

premier argument est reacutesumeacute ainsi par Sextus Empiricus

ὅτι μὲν οὖν οὐδὲν ἔστιν ἐπιλογίζεται τὸν τρόπον τοῦτονmiddot εἰ γὰρ ἔστι ltτιgt ἤτοι τὸ ὂν ἔστιν ἢ τὸ μὴ ὄν ἢ καὶ τὸ ὂν ἔστι καὶ τὸ μὴ ὄν οὔτε δὲ τὸ ὂν ἔστιν ὡς παραστήσει οὔτε τὸ μὴ ὄν ὡς παραμυθήσεται οὔτε τὸ ὂν καὶ ltτὸgt μὴ ὄν ὡς καὶ τοῦτο διδάξειmiddot οὐκ ἄρα ἔστι τι

Quil ny a rien [Gorgias] raisonne de la maniegravere suivante srsquoil y a quelque chose [crsquoest] soit lecirctre ou le non-ecirctre ou bien et lecirctre et le non-ecirctre Drsquoune part lecirctre nest pas comme il leacutetablira ni non plus que le non-ecirctre est comme il lrsquoaffirmera non plus encore que lecirctre en mecircme temps et le non-ecirctre comme [le raisonnement] lrsquoenseignera Il ny a donc rien

(SEXTUS EMPIRICUS Adversus Mathematicos fr 66)

Nous voyons ici clairement comment Gorgias deacutecide drsquoadopter une approche eacutetrangement tregraves

rationnelle mdash voire eacuteleacuteate Son travail ne se diffeacuterencie de Meacutelissos ou de Zeacutenon qursquoagrave travers

cette conclusion agrave la fois ironique et qui semble pourtant justifieacutee laquo rien nrsquoest raquo

Le rien nrsquoest de Gorgias ce nrsquoest pas ce vide ontologique absolu comme si le sophiste

reniait sa propre existence Il srsquoagit du deacuteni de la capaciteacute du projet rationnel agrave saisir le reacuteel

laquo Rien nrsquoest si lrsquoon ne srsquoen tient qursquoau principe de non-contradiction raquo telle serait sans doute la

version complegravete de la conclusion de Gorgias Mais il ne srsquoagit pas seulement de critiquer notre

capaciteacute agrave appreacutehender le reacuteel (ce qursquoil fera dans le deuxiegraveme argument) ou encore de critiquer

notre capaciteacute par le discours agrave retranscrire le reacuteel (ce qursquoil fera dans le troisiegraveme argument) Le

premier argument du laquo rien nrsquoest raquo est une prise de position face agrave ceux qui pensent que lrsquoecirctre est

multiple (Heacuteraclite) ou unitaire (Eacuteleacuteates) Gorgias sort de ce deacutebat reposant sur des illusions car

lrsquoecirctre nrsquoest selon lui rien drsquoautre qursquoune creacuteation de lrsquoesprit Comme le souligne Seacuteguy-Duclot

(cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 51-52) la position de Gorgias transcende mecircme la chose-en-soi

92

kantienne il ne srsquoagit plus seulement de savoir ce que lrsquoon est en droit drsquoespeacuterer connaitre drsquoun

reacuteel deacutejagrave existant mais bien plutocirct de cesser de croire qursquoil existe un reacuteel en dehors de nos

perceptions et de lrsquoillusion de reacuteel que nous creacuteons nous-mecircmes 72

Cette lecture an-ontologique du monde place les sophistes les plus extrecircmes mdash Gorgias et

Protagoras notamment mdash au delagrave du deacutebat ontologique Il srsquoagit drsquoune attaque sur la possibiliteacute

mecircme du projet rationnel philosophique Quelle ironie alors que drsquoemployer agrave cette entreprise la

meacutethode des paires de preacutedicats contraires La cible ultime de Gorgias nrsquoest autre que le principe

de non-contradiction Le sophiste est de ce fait intouchable par le philosophe puisque lrsquoarme

unique de ce dernier nrsquoest autre que ce que le sophiste renie En drsquoautres termes reacutefuter un

sophiste crsquoest deacutejagrave jouer son jeu En reacuteduisant une joute agrave des moments de contradictions il nrsquoy

a rien que le philosophe ne puisse faire face agrave celui qui se nourrit de la contraction Lrsquoantilogie

nrsquoest en rien la fin du raisonnement pour un sophiste elle est la preuve de son ultra-relativisme

Politique et rapport aux autres une affaire de contexte

Il faut alors se questionner sur le sens que peut avoir le mot laquo veacuteriteacute raquo pour un sophiste Agrave

lrsquoeacutevidence nous venons de le dire la veacuteriteacute ontologique comme adeacutequation de lrsquoecirctre et de la

penseacutee est reacuteduite agrave neacuteant En effet drsquoune part lrsquoecirctre ne possegravede aucune identiteacute propre et est sans

cesse en eacutevolution mais il en va de mecircme pour le sujet pensant lui aussi sans identiteacute propre et

gouverneacute par le changement Il est alors en toute logique impossible de parler drsquoune adeacutequation

entre un reacuteel illusoire en perpeacutetuel mouvement et un Moi-pensant lui aussi illusoire et en

perpeacutetuel mouvement Nous voyons ici comment la position sophistique ne doit pas ecirctre

confondue avec la laquo simple raquo pluraliteacute heacuteracliteacuteenne Il ne srsquoagit plus de critiquer la propension

de lrsquoesprit agrave unifier le multiple La critique formuleacutee par Heacuteraclite agrave lrsquoencontre des Eacuteleacuteates est

une critique rationnelle du projet rationnel Agrave lrsquoinverse le sophiste voit le reacuteel comme un oceacutean

ougrave les philosophes preacutetendraient pouvoir identifier telle ou telle goute drsquoeau Si nous regardons

seacuterieusement les quelques eacuteleacutements meacutetaphysiques preacutesents chez Gorgias par exemple alors le

La position de Gorgias se rapprocherait peut-ecirctre davantage de celle de George Berkeley et de son 72

laquo esse est percipi aut percipere raquo

93

principe drsquoidentiteacute semble ecirctre une illusion pour le sophiste lrsquoecirctre ne peut ni ecirctre un ni ecirctre

pluriel il est un magma amorphe

Cependant nous devons nous interroger sur la viseacutee de lrsquoexercice sophistique Pourquoi le

sophiste est-il sophiste En effet la question peut sembler naiumlve Ce qui permet bien souvent de

distinguer les sophistes des (autres ) philosophes repose en partie sur leur reacutemuneacuteration Un

sophiste demande de lrsquoargent pour partager son art Agrave lrsquoinverse le philosophe œuvre

gratuitement et partage sa science mdash ou plutocirct son doute mdash librement avec ses eacutelegraveves

Lrsquoexemple le plus extrecircme de cette laquo geacuteneacuterositeacute philosophique raquo est certainement le

comportement de Socrate tellement geacuteneacutereux qursquoil partageait ses reacuteflexions agrave tous y compris

ceux qui ne voulaient pas les entendre Nous sommes bien loin des fortunes reacuteclameacutees par ces

rois de la rheacutetoriques que furent Gorgias ou Protagoras pour quelques heures de deacutemonstration

oratoires Nous devons neacuteanmoins admettre que faire reposer notre diffeacuterence entre les sophistes

et les philosophes uniquement sur un critegravere peacutecuniaire nrsquoest pas satisfaisant

La question de lrsquoargent nrsquoest qursquoune reacuteciproque de la distinction essentielle entre

philosophes et sophistes Il srsquoagit de srsquointerroger sur la finaliteacute de lrsquoactiviteacute sophistique Ce nrsquoest

pas un hasard si lrsquoessor de lrsquoactiviteacute sophistique agrave Athegravenes est synchroniseacutee avec lrsquoapparition de

la pratique deacutemocratique Le sophiste tel que nous le preacutesente Platon naicirct de la rheacutetorique de

lrsquoart oratoire du deacutebat Il existe un lien intrinsegraveque entre lrsquoactiviteacute sophistique et le rapport aux

mots au langage

Si nous nous inteacuteressons aux interpreacutetations modernes sur ces derniers (cf SEacuteGUY-

DUCLOT 2014 73) il semblerait que le sophiste accomplisse agrave travers son talent oratoire un

retour agrave lrsquoordre naturel des choses crsquoest-agrave-dire la domination du fort sur le faible En effet la

deacutemocratie a pour conseacutequence de mettre le pouvoir entre les mains de lrsquoensemble du corps

eacutelectoral elle donne le κράτος au δῆmicroος Dans une perspective sophistique cela va agrave lrsquoencontre

de ce que lrsquoon peut constater dans la nature ougrave le faible est toujours domineacute par le fort Cela est

mecircme tautologique puisque est deacutefini comme fort celui capable de dominer lrsquoautre Le fort est

donc condamneacute agrave dominer En revanche avant la domination il nrsquoy a pas de laquo plus fort raquo

94

puisque la domination est la condition sine qua non de la force Pensons agrave cette phrase ceacutelegravebre du

theacuteacirctre de lrsquoabsurde

Oui jrsquoai de la force jrsquoai de la force pour plusieurs raisons Drsquoabord jrsquoai de la force parce que jrsquoai de la force [hellip]

(IONESCO 1959 29)

Le plus fort nrsquoest plus fort que parce qursquoil est plus fort Il y a en cela un pragmatisme absolu La

justice reposant sur un respect de lrsquoordre naturel toute domination est alors juste et justifieacutee

Si nous poussons lrsquointerpreacutetation agrave son extrecircme alors sophiste et tyran deviennent

synonymes Le sophiste serait celui qui en deacutemocratie use de son art pour gouverner les autres

Le sophiste nrsquoest deacutemocrate que dans la mesure ougrave la deacutemocratie est lrsquounique endroit ougrave sa

rheacutetorique lui assure sa domination Le sophiste ne serait donc deacutemocrate que pour mieux vivre

en tyran Par son usage habile et deacutetourneacute du langage le sophiste prend le controcircle de ses

contemporains Cependant cela ne repreacutesenterait pas pour lui un usage pervers du discours au

contraire en lrsquoabsence de veacuteriteacute ontologique atteignable par la parole il ne reste que ce rapport

purement pragmatique au langage de domination La perversion se trouve pour le sophiste dans

le discours philosophique en preacutetendant deacutecrire le reacuteel par le langage Au contraire ce que le

sophiste fait nrsquoest rien drsquoautre que lrsquousage le plus pur du discours un moyen pragmatique de

reacuteaffirmation de lrsquoordre des choses entre dominants et domineacutes

Lrsquousage de la rheacutetorique par le sophiste lors des reacuteunions politiques a donc pour objectif premier de subvertir le modegravele deacutemocratique dont lrsquoeacutegalitarisme afficheacute est antinaturel agrave ses yeux pour reacutetablir la loi du plus fort crsquoest-agrave-dire pour lui la loi naturelle La sophistique nrsquoest donc qursquoun mode de restauration de la tyrannie au sein mecircme de la deacutemocratie gracircce agrave ce laquo tyran tregraves puissant raquo qursquoest le langage car le peuple une fois manipuleacute prendra ses deacutecisions non en fonction de laquo lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral raquo mais de lrsquointeacuterecirct drsquoun seul le plus fort

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 74)

Nous devons cependant nuancer cette derniegravere analyse De cette faccedilon nous semblons

donner au terme de sophiste un sens univoque et nrsquoayant pas connu drsquoeacutevolution Pourtant il est

important de rappeler que le sophiste a lui aussi une geacuteneacutealogie Lorsque nous remontons agrave

lrsquoorigine du terme nous remarquons que celui-ci nrsquoa pas toujours eu une face aussi obscure tout

du moins il partageait avec cette derniegravere une autre face plus respectable Le sophiste est avant

95

tout sophos crsquoest-agrave-dire savant dans son domaine Agrave ce titre un meacutedecin est aussi sophiste

lorsque le sujet porte sur la santeacute et le pilote est sophiste si le deacutebat srsquointeacuteresse agrave la navigation

Mais ce qui a permis cette transition entre le laquo bon sophos raquo et le laquo mauvais sophiste raquo crsquoest

avant tout le recours au langage comme nous le remarquions plus haut Que le sophos soit expert

est un eacuteleacutement important mais plus encore il est celui capable de justifier drsquoaffirmer son

opinion dans le deacutebat par des arguments y compris des ruses Nous voyons alors comme le

changement moral a opeacutereacute autour de ce terme ambigu

Si nous reprenons maintenant lrsquoexemple que nous eacutevoquions plus haut les conclusions

ontologiques agrave la suite des traiteacutes de Gorgias ne sont pas la cleacute de voute de la compreacutehension

sophistique Le sophiste lui-mecircme ne se sent engageacute par ses propos que le temps drsquoune joute Il

nrsquoest pas neacutecessaire de refaire une laquo meacutetaphysique sur lrsquoecirctre raquo agrave la suite du Traiteacute de Gorgias

alors que ce dernier est juste dans une forme de provocation Le sophiste agrave lrsquoeacutepoque de Platon

critique effectivement les grands principes ontologiques des philosophes de la nature mais

uniquement pour le principe de critique Il est dans une deacutemonstration constante du relativisme

du langage en se faisant systeacutematiquement lrsquoavocat du diable Nous devons cependant

reconnaitre que le rapport au pouvoir est une probleacutematique importante de lrsquoactiviteacute sophistique

la meilleure plaidoirie assure renommeacutee ceacuteleacutebriteacute et argent Nous reacuteservons en revanche

lrsquoanalyse du sophiste-tyran agrave des cas plus extrecircmes mdash voire purement fictif mdash tels que Calliclegraves

Lrsquoensemble du corpus sophistique srsquoeacuteclaire alors agrave la lueur de cette nouvelle lecture Si les

sophistes nrsquoont drsquoune part aucun reacutefeacuterentiel agrave une veacuteriteacute ontologique et drsquoautre part pas drsquoautre

objectif qursquoune renommeacutee maximum alors il devient parfaitement logique que ceux-ci puissent

dire un jour noir et le lendemain blanc Il srsquoagit pour le sophiste de saisir la meilleure occasion

possible pour acqueacuterir de la ceacuteleacutebriteacute crsquoest-agrave-dire du charisme mais aussi de lrsquoargent et des

possessions mateacuterielles

La sophistique deacutepasse la simple rheacutetorique elle ne se contente plus seulement de jouer

avec le langage mais la sophistique nrsquoest pas mdash ou tregraves peu mdash un projet de prise de pouvoir

selon nous

96

Le deacutesir de connaissance du philosophe

Le projet philosophique de Platon se deacutefinit par rapport agrave un besoin fondamental le besoin

de connaissance et de veacuteriteacute La philosophie est un deacutesir il ne peut y avoir de recherche que

dans la perspective drsquoun manque Le philosophe commence sa recherche de veacuteriteacute par la

reconnaissance de son ignorance la neacutescience socratique rejoignant ainsi lrsquoeacutetonnement initial agrave

lrsquoorigine de la recherche Srsquoeacutetonner de la nature drsquoune chose crsquoest reconnaitre que lrsquoon ne la

comprend pas complegravetement Lrsquoeacutetonnement est bel et bien le premier pas indispensable agrave la

recherche philosophique

Οὔκουν ἐπιθυμεῖ ὁ μὴ οἰόμενος ἐνδεὴς εἶναι οὗ ἂν μὴ οἴηται ἐπιδεῖσθαι

Celui ne sachant pas qursquoil est priveacute [de quelque chose] ne deacutesire absolument pas ce dont il ignore ecirctre priveacute

(PLATON Banquet 204a)

Mais lrsquoeacutetonnement seul ne suffit pas Il faut une deuxiegraveme eacutetape indispensable deacutesirer combler

ce manque par la science Le constat drsquoignorance seul ne produit rien sinon une abstention une 73

suspension du jugement (ἐποχή) Pour deacutepasser ce premier moment seul le deacutesir de savoir

permet de passer du scepticisme neacutegatif agrave une recherche de la veacuteriteacute La position socratique nrsquoest

qursquoinitialement sceptique Socrate laquo sait qursquoil ne sait rien raquo mais il ne pense pas qursquoil ne pourra

jamais rien savoir Au contraire il apparaicirct chez Platon que la philosophie nrsquoa pas drsquoautre raison

drsquoecirctre que la possibiliteacute drsquoun savoir vrai Le philosophe ne peut deacutesirer que ce qursquoil croit

possible autrement la veacuteriteacute ne serait simplement qursquoun recircve ou un fantasme Socrate est un

sceptique optimiste

Notre interpreacutetation nrsquoest pas ex nihilo Dans le Banquet Socrate deacutefinit lrsquoEacuteros agrave partir

drsquoun reacutecit de la deacuteesse Diotime Nous voyons la dialectique supeacuterieure agrave lrsquoœuvre le mythe est au

service de la compreacutehension des anhypotheacutetiques Le philosophe de Platon est identique agrave lrsquoEacuteros

tel que deacutefini par Diotime pauvre de ne pas ecirctre deacutejagrave combleacute mais riche de sa volonteacute de le

faire Lrsquoeacutetonnement repreacutesente la pauvreteacute initiale neacutecessaire agrave la recherche lrsquoignorant se pense

Nous entendons ici le terme laquo science raquo dans son acceptation la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une 73

connaissance

97

deacutejagrave plein riche de tout ce qursquoil croit savoir Agrave cette pauvreteacute srsquoajoute la richesse du philosophe

sa volonteacute de connaitre Cette identiteacute entre Eacuteros et le philosophe nrsquoest pas sans raison le

philosophe est par deacutefinition lrsquoamoureux de la laquo sagesse raquo (σοφία) De plus ce rapport fondeacute 74

sur lrsquoamour du savoir est agrave lrsquoorigine du projet politique du philosophe En effet il est question

pour le philosophe de feacuteconder et drsquoeacuteduquer mdash gracircce agrave cette σοφία mdash lrsquoacircme de lrsquoaimeacute laquelle

ferait agrave son tour de mecircme avec une autre et ainsi de suite pour atteindre lrsquoimmortaliteacute au sens

geacuteneacutealogique agrave travers une chaicircne une seacuterie de feacutecondations qui assureraient la survie et la

continuiteacute agrave ses penseacutees

Ἔστι γάρ ὦ φίλε Φαῖδρε οὕτωmiddot πολὺ δ οἶμαι καλλίων σπουδὴ περὶ αὐτὰ γίγνεται ὅταν τις τῇ διαλεκτικ τέχνῃ χρώμενος λαβὼν ψυχὴν προσήκουσαν φυτεύῃ τε καὶ σπείρῃ μετ ἐπιστήμης λόγους οἳ ἑαυτοῖς τῷ τε φυτεύσαντι βοηθεῖν ἱκανοὶ καὶ οὐχὶ ἄκαρποι ἀλλὰ ἔχοντες σπέρμα ὅθεν ἄλλοι ἐν ἄλλοις ἤθεσι φυόμενοι τοῦτ ἀεὶ ἀθάνατον παρέχειν ἱκανοί καὶ τὸν ἔχοντα εὐδαιμονεῖν ποιοῦντες εἰς ὅσον ἀνθρώπῳ δυνατὸν μάλιστα

Ceci est vrai mon cher Phegravedre Mais il est encore je pense une bien plus belle maniegravere de srsquooccuper de lrsquoart de la parole crsquoest quand on a rencontreacute une acircme bien disposeacutee drsquoy planter et drsquoy semer avec la science en se servant de lrsquoart dialectique des discours aptes agrave se deacutefendre eux-mecircmes et agrave deacutefendre aussi celui qui les sema discours qui au lieu drsquoecirctre sans fruits porteront des semences capables de faire pousser drsquoautres discours en drsquoautres acircmes drsquoassurer pour toujours lrsquoimmortaliteacute de ces semences et de rendre heureux autant que lrsquohomme peut lrsquoecirctre celui qui les deacutetient

(PLATON Phegravedre 276e-277a [trad modif MEUNIER])

Le projet politique nrsquoest pas exteacuterieur agrave la dialectique La maiumleutique est un moment neacutecessaire

de la recherche de veacuteriteacute Ce passage relativise la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme chez

Platon Lrsquoacircme devient immortelle en atteignant des savoirs intelligibles eacuteternels et crsquoest alors en

cela qursquoelle devient tout aussi eacuteternelle que les savoirs acquis Par exemple si le philosophe

possegravede en son acircme lrsquoideacutee de cercle alors la part de son acircme pleine de cette ideacutee est aussi

eacuteternelle que lrsquoideacutee elle-mecircme Ainsi lorsque le corps meurt il ne subsiste que la part eacuteternelle

de lrsquoacircme la part correspondant aux ideacutees La recherche philosophique est donc une recherche

Le φίλος nrsquoest pas simplement lrsquoami mais il est aussi lrsquoaimeacute ou lrsquoecirctre qui nous plait Le φίλος est lrsquoobjet 74

drsquoune recherche

98

drsquoeacuteterniteacute face agrave la contingence du corps Lrsquoascension vers les intelligibles est analogique au

deacutesir du beau En effet le beau est lrsquointelligible rendu visible agrave travers lrsquoecirctre sensible corrompu

Le θυmicroός (irascible) choisit entre lrsquoἐπιθυmicroία (concupiscible) et le νοῦς (rationnel) Le mouvement

philosophique consiste agrave diriger son θυmicroός vers le νοῦς tel que deacutecrit dans lrsquoalleacutegorie des deux

chevaux et du cocher dans le Phegravedre Le philosophe choisit le plaisir supeacuterieur le plaisir

transcendant Le choix de la beauteacute non mateacuterielle conduit le philosophe vers le transcendant (cf

SEacuteGUY-DUCLOT 2004 6)

Afin de produire cette feacutecondation des esprits tous les moyens sont bons agrave de nombreuses

reprises Socrate nrsquoest pas deacutecrit comme un simple serviteur de la veacuteriteacute sinon comme un

individu ironique suscitant honte et malaise chez ses interlocuteurs Alcibiade parle de lui en ces

termes

Πέπονθα δὲ πρὸς τοῦτον μόνον ἀνθρώπων ὃ οὐκ ἄν τις οἴοιτο ἐν ἐμοὶ ἐνεῖναι τὸ αἰσχύνεσθαι ὁντινοῦνmiddot ἐγὼ δὲ τοῦτον μόνον αἰσχύνομαι Σύνοιδα γὰρ ἐμαυτῷ ἀντιλέγειν μὲν οὐ δυναμένῳ ὡς οὐ δεῖ ποιεῖν ἃ οὗτος κελεύει ἐπειδὰν δὲ ἀπέλθω ἡττημένῳ τῆς τιμῆς τῆς ὑπὸ τῶν πολλῶν Δραπετεύω οὖν αὐτὸν καὶ φεύγω καὶ ὅταν ἴδω αἰσχύνομαι τὰ ὡμολογημένα

Jrsquoai eacuteprouveacute pour cet homme seulement ce dont on ne me croirait guegravere capable de la honte il est en effet le seul devant qui je ressente de la honte Je sais que je ne peux rien opposer agrave ce qursquoil me conseille de ne pas faire et pourtant je nrsquoai pas la force apregraves lrsquoavoir quitteacute de reacutesister agrave lentraicircnement de la populariteacute et je le fuis mais quand je le revois jai honte davoir si mal tenu ma promesse

(PLATON Banquet 216b)

En effet la meacutethode socratique se distingue du projet platonicien theacuteorique dans son application

Afin de mettre en eacutevidence ce que lrsquoon ne sait pas Socrate emploie allegravegrement le risible et

lrsquoironie Tout en gardant agrave lrsquoesprit son projet meacutetaphysique sous-jacent agrave la dialectique Socrate

opegravere discregravetement quelques virages afin drsquoamener son interlocuteur preacuteciseacutement ougrave il souffrira

de la prise de conscience de son ignorance De lagrave doit naitre le deacutesir de savoir Socrate ne quitte

jamais son programme que cela soit dans les moments dialectiques mais aussi dans le reste du

dialogue La meacutethode socratique contient une composante meacuteta-logique ressemblant fortement agrave

la rheacutetorique sophistique

99

La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique

Contrairement agrave ce que nous avions vu plus haut concernant le caractegravere pragmatique de la

veacuteriteacute dans les joutes dialectiques nous devons maintenant comprendre que ces joutes se placent

dans une optique plus profonde Bien que la meacutethodologie antilogique des joutes reacuteduise la

strateacutegie gagnante agrave une veacuteriteacute contextuelle nous voyons que lrsquoobjectif final du philosophe

repose sur son besoin de veacuteriteacute Les joutes ne sont que quelques moments drsquoun plus vaste projet

En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas uniquement reacuteductible agrave des joutes la dialectique

rejoint lrsquoensemble du projet de recherche de veacuteriteacute y compris le moment le plus eacuteleveacute crsquoest-agrave-

dire la recherche anhypotheacutetique Mais la dialectique inclut aussi ce qui se trouve en amont des

joutes le deacutesir de connaissance La distinction entre Socrate et les sophistes repose

essentiellement agrave cet endroit Les projets divergent bien que les meacutethodes soient parfois tregraves

proches Plus encore la posture sophistique vient seule compleacuteter le projet philosophique gracircce

agrave sa capaciteacute agrave deacutefier tous les fondements du savoir y compris la rationaliteacute et lrsquoeacutevidence du

principe de non-contradiction

En cela le sophiste rejoint le philosophe Les deux diffegraverent drsquoune part sur les meacutethodes

drsquoargumentation (le sophiste emploie volontairement des paralogismes) drsquoautre part sur sa

meacutethodologie psychologique (recours agrave des proceacutedeacutes eacutemotionnels meacuteta-argumentatifs) La

particulariteacute de Socrate est de ne pas se priver drsquoavoir recours aux mecircmes proceacutedeacutes

psychologiques Cependant lorsque Socrate suscite la honte ou le deacutegoucirct ce nrsquoest pas dans une

optique sophistique de clore le deacutebat et laquo de sembler avoir raison raquo Il srsquoagit drsquoune honte

peacutedagogique dont lrsquoobjectif est de deacuteclencher les premiers moments philosophiques chez son

interlocuteur prise de conscience de son ignorance et deacutesir de combler cette ignorance Pour

reprendre la fameuse alleacutegorie le philosophe retourne dans la caverne pour annoncer aux autres

ce qursquoil a vu agrave lrsquoexteacuterieur La finaliteacute de lrsquoexercice individuel philosophique est politique le

philosophe ne peut se contenter de sortir de la caverne il doit y retourner et tacirccher de convaincre

les autres drsquoen sortir

[hellip] καὶ ἐπειδὰν ἀναβάντες ἱκανῶς ἴδωσι μὴ ἐπιτρέπειν αὐτοῖς ὃ νῦν ἐπιτρέπεται [hellip] Τὸ αὐτοῦ ἦν δ ἐγώ καταμένειν καὶ μὴ ἐθέλειν πάλιν

100

καταβαίνειν παρ ἐκείνους τοὺς δεσμώτας μηδὲ μετέχειν τῶν παρ ἐκείνοις πόνων τε καὶ τιμῶν [hellip]

[hellip] mais apregraves srsquoecirctre eacuteleveacutes et avoir contempleacute [le bien] ne leur permettons pas ce quon leur permet aujourdrsquohui [hellip] De rester lagrave-haut reacutepondis-je et de ne pas vouloir redescendre parmi les prisonniers afin de partager avec eux travaux et honneurs [hellip]

(PLATON Reacutepublique 519d)

Ce passage ne doit pas ecirctre mal interpreacuteteacute Croire que Socrate aurait reacuteussi agrave aller contempler les

ideacutees (noeacutesis) serait faux car si tel avait eacuteteacute le cas le dialogue perdrait agrave nouveau son inteacuterecirct et

nous reviendrons agrave une situation proche de celle du dogmatisme de Vlastos eacutetudieacutee plus tocirct

Cependant Socrate a effectivement atteint le premier palier de la recherche la prise de

conscience de son absence de savoir (neacutescience) et du chemin qui lui reste agrave parcourir Pour le

replacer dans lrsquoalleacutegorie de la caverne Socrate nrsquoest pas en haut mais il a reacuteussi agrave deacutefaire ses

chaicircnes et contemple tout le chemin qui lui reste agrave parcourir Il ne serait alors pas correct de

penser que Socrate pratique une dialectique descendante (diareacutesis) quand il joue le rocircle de la

laquo torpille raquo Il nrsquoest agrave cet instant qursquoen train de demander aux autres de srsquoeacutelever avec lui Crsquoest lagrave

un deacutetail primordial que lrsquoalleacutegorie ne repreacutesente pas mais de par le caractegravere dialogique de la

recherche de principe anhypotheacutetique il nrsquoest semble-t-il pas possible de srsquoeacutelever seul Le travail

ne peut ecirctre fait qursquoagrave deux au moins puisque le dialogue est neacutecessaire pour mener agrave bien cette

recherche

Les joutes ne sont pour le philosophe qursquoun moyen pratique permettant drsquoacqueacuterir une

connaissance theacuteorique syntheacutetique et transcendante Le philosophe de Platon ne se contente pas

de mettre au clair des contradictions il les integravegre dans un systegraveme geacuteneacuteral Au lieu de voir une

joute comme un systegraveme entier il fallait interpreacuteter chaque joute comme une uniteacute atomique de

reacuteflexion formant des couples de branches dont les nœuds ne sont que de simples assertions

Nous deacutecidons alors de compleacuteter notre outil repreacutesentatif de la meacutethode socratique par une

structure arborescente sous-jacente inteacutegrant les tableaux dialogiques des joutes aux diffeacuterents

croisements

101

FIG 9 ARBORESCENCE DIALOGIQUE SEMI-CONTRADICTOIRE

Dans cet exemple il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la proposition laquo A raquo Agrave Lrsquoorigine de lrsquoarbre se

trouve donc la question laquo A raquo signifiant laquo est-ce que A est vraie raquo Lrsquoarborescence se divise

alors en deux branches Agrave gauche la recherche sur laquo A raquo passe par un exercice dialogique

soutenant la thegravese laquo A raquo La reacutesultat est une antilogie ce qui deacutemontre que la thegravese laquo A est vraie raquo

implique des contradictions Agrave droite lrsquoexercice dialogique porte agrave lrsquoinverse sur la thegravese laquo notA raquo

Le reacutesultat est une victoire du soutenant de la thegravese laquo notA raquo ce qui permet agrave lrsquoarborescence de

continuer (repreacutesenteacute ici par un trait vertical au sommet de lrsquoexercice dialogique) Ce scheacutema

bien que minimaliste est applicable agrave lrsquoensemble drsquoun raisonnement dialectique

Il faut neacuteanmoins preacuteciser le cadre drsquoapplication de cette meacutethode de lecture En effet dans

le cas preacutesent nos conclusions ne diffegraverent pas veacuteritablement de lrsquoapproche proposeacutee par

Gregory Vlastos et son emploi du tiers exclu Il faut alors ne pas oublier comme nous le

preacutecisions plus haut dans notre travail de prendre en consideacuteration les thegraveses implicites et les

propositions intermeacutediaires

102

FIG 10 ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE

Dans lrsquoexemple preacutesent nous voyons qursquoagrave la question laquo est-que A est vraie raquo aucune reacuteponse

ne convient En effet les deux recherches dialogiques ont conduit agrave des antilogies Il est tout agrave

fait imaginable que deux joutes successives partant de thegraveses opposeacutees aboutissent agrave des

contradictions Nous serions alors dans la situation ougrave Gorgias srsquoexclamerait laquo Rien nrsquoest raquo

puisque ni la thegravese ni lrsquoantithegravese ne semblent acceptables Il faut alors repenser le problegraveme en le

divisant quelles sont les thegraveses implicites de A Aucun raisonnement nrsquoest ex nihilo Il lui faut

toujours une origine des preacutemisses fondamentales De plus dans le cours du raisonnement

drsquoautres propositions sont progressivement valideacutees elles aussi drsquoune maniegravere parfois tregraves

subtile Il faut alors pour le philosophe revenir agrave un autre croisement

En reprenant notre exemple preacuteceacutedent nous pouvons diviser la thegravese laquo A raquo en un ensemble

de propositions secondaires laquo α β γ δ etc raquo Le reacutesultat contradictoire laquo A and notA raquo conduit alors

103

agrave revenir agrave une intersection infeacuterieure afin de questionner lrsquoun de ces propositions secondaires

FIG 11 SORTIE DrsquoUNE ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE

Dans cet exemple le processus de sortie de situation contradictoire va amener le dialogue agrave se

diriger vers le questionnement de la proposition laquo α raquo Ce processus nrsquoest pas neacutecessaire dans les

faits mais il est neacutecessaire sur le plan pragmatique pour continuer le dialogue Srsquoil est devenu

impossible de soutenir laquo A raquo ainsi que laquo notA raquo alors il faut en conclure qursquoune contradiction est

inheacuterente agrave la proposition initiale crsquoest-agrave-dire agrave son systegraveme incluant ses thegraveses implicites En

lrsquooccurence il srsquoagit ici de la proposition implicite laquo α raquo qui va alors ecirctre agrave son tour questionneacutee

Voici un exemple concret Consideacuterons un dialogue entre deux personnages Le dialogue

porte sur la mesure du bord drsquoune riviegravere Les deux personnages partent de cette expeacuterience de

penseacutee je deacutelimite le long de la riviegravere une longueur drsquoun megravetre entre deux points N et S (Nord

Sud) Je vais dans un premier temps consideacuterer cette distance comme mesurant un megravetre (M = 1)

104

Mais je remarque que le bord de la riviegravere nrsquoest pas parfaitement droit alors je vais mesurer

davantage preacuteciseacutement et je vais trouver un peu plus par exemple M = 17 Mais si je

commence agrave mesurer centimegravetre par centimegravetre toujours sur cette mecircme longueur je vais

trouver un reacutesultat encore plus grand par exemple M = 45 Or je peux toujours continuer ce

travail jusqursquoagrave mesurer le tour de chaque grain de sable du bord de cette riviegravere et trouver M =

80 voire M = 250

Une joute srsquoengage alors sur le sujet La proposition laquo A raquo consiste agrave dire que la mesure est

possible puisque le rectangle drsquoun megravetre de longueur et de largeur eacutegale au leacuteger eacutecart lateacuteral du

bord de la riviegravere (EstOuest) a une surface parfaitement mesurable (NS x EO) Dans mon

rectangle de surface NSxEO la distance rechercheacutee ne peut pas deacutepasser une certaine limite

deacutefinie par cette surface Pourtant lrsquoargument de la division infinie des distances (agrave lrsquoimage de

lrsquoargument de Zeacutenon) conduit agrave une contradiction pratique La mesure ne peut pas ecirctre possible

puisque une augmentation de preacutecision de la mesure conduit agrave une augmentation de la longueur

La thegravese laquo A raquo est consideacutereacutee comme contradictoire (cf [FIG 9])

Le lendemain une seconde joute srsquoengage Les rocircles sont alors inverseacutes (Proposant devient

Opposant et vice versa) La thegravese deacutefendue devient alors laquo notA la mesure est impossible raquo Cette

fois lrsquoattaque consistera agrave dire que puisque la surface du rectangle est deacutelimiteacutee la mesure est

neacutecessairement possible puisqursquoune longueur infinie ne peut ecirctre contenue dans un espace fini

Lrsquoargument semble imparable et la joute se termine par une situation aporeacutetique (cf [FIG 10])

La situation pourrait alors rester pendant tregraves longtemps comme boucheacutee deacutenueacutee de toute

solution Et en effet si ces joutes auraient parfaitement pu avoir lieu du temps de Zeacutenon Socrate

ou encore Gorgias la reacuteponse deacutefinitive ne viendra pas avant 1904 soit plus de deux milleacutenaires

plus tard En effet le sueacutedois Helge von Koch deacutemontra geacuteomeacutetriquement la possibiliteacute drsquoune

distance infinie dans une surface finie ce qui est le propre drsquoune courbe fractale Ceci est rendu 75

possible par le fait que les fractales se trouvent dans une dimension intermeacutediaire entre ligne

(dimension 1) et surface (dimension 2) La fractale est drsquoune dimension drsquoapproximativement

126 Dans cette situation nous voyons que la proposition implicite laquo α une distance infinie ne

Le terme de fractale ne sera cependant inventeacute qursquoen 1974 par le Franccedilais Benoicirct Mandelbrot75

105

peut ecirctre contenue dans une surface finie raquo nrsquoest pas neacutecessaire Il y a donc une sortie possible de

la joute par la remise en question de cette proposition implicite et le deacutepart drsquoune nouvelle

arborescence (cf [FIG 11])

Nous nous interrogions au deacutebut de ce chapitre sur la diffeacuterence entre le philosophe et le

sophiste entre Socrate et Gorgias Nous le voyons ce nrsquoest pas tant la matiegravere mais bien la

maniegravere qui diffeacuterencie ces deux personnages Il ne srsquoagit pas drsquoune distinction entre le fond et la

forme mais bien entre ce qui est dit et la volonteacute sous-jacente agrave ce qui est dit La matiegravere

sophistique ressemble agrave srsquoy meacuteprendre agrave la matiegravere philosophique

Autant peut faire le sot celuy qui dit vray que celuy qui dit faux car nous sommes sur la maniere non sur la matiere du dire

(MONTAIGNE Les Essais III 8)

Le philosophe pense qursquoil existe un chemin exempt de toute contradiction il convient alors

de le chercher sans cesse Ce chemin conduit progressivement agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute La

suite des assertions que forment les croisements valideacutes par les tests dialogiques constitue un

discours vrai lrsquoadeacutequation entre la parole et lrsquoecirctre Le sophiste est le plus souvent dans une

approche ne deacutepassant pas le niveau de la joute elle-mecircme Il est dans un exercice de

deacutemonstration de son talent Une recherche qui srsquoeacutetendrait sur plusieurs anneacutees ne lrsquointeacuteresserait

donc pas puisque lrsquoauditoire nrsquoaurait ni la patience ni lrsquointelligence de profiter drsquoun tel spectacle

106

V EacuteTUDES DE CAS

Lrsquoeacutepreuve du dialogue

Apregraves avoir eacutelaboreacute un outil repreacutesentatif en deux temps (dialogique tabulaire des joutes et

arborescence meacutetaphysique) il convient maintenant drsquoemployer ce dernier non plus sur

quelques passages mais agrave une œuvre dans son inteacutegraliteacute Il srsquoagit pour nous de passer du

champs theacuteorique de lrsquoeacutelaboration de lrsquooutil agrave un aspect plus pratique de la mise en application

Les quelques citations que nous avons utiliseacutees auparavant ne confirment pas encore la veacuteraciteacute

de nos propos agrave lrsquoimage drsquoune course ce chapitre constituera pour notre meacutethodologie une

eacutepreuve drsquoendurance

Nous devons agrave preacutesent employer notre meacutethode repreacutesentative des cheminements

intellectuels socratiques agrave lrsquoun des dialogues de Platon Afin de faire drsquoune pierre deux coups il

nous semble meacutethodologiquement plus avantageux de prendre pour support un dialogue mettant

clairement en scegravene le combat de la philosophie et de la sophistique Pourtant la figure du

sophiste agrave travers celles de Gorgias tout comme celle de Protagoras ne saurait ecirctre suffisante

pour appuyer clairement nos thegraveses meacutetaphysiques deacuteveloppeacutees au chapitre preacuteceacutedent

Lrsquoensemble de lrsquoarborescence de la recherche de veacuteriteacute neacutecessite la figure du sophiste dans toute

sa splendeur un sophiste sans limite sans contrainte dont les propos seraient le reflet exact de sa

penseacutee un sophiste allant jusqursquoagrave renier lrsquoideacutee mecircme de morale Dans lrsquoensemble du corpus

platonicien un seul personnage incarne agrave merveille lrsquoensemble de ces principes il srsquoagit de

Calliclegraves Ce personnage preacutetendument fictif nrsquoapparaicirct que dans un seul dialogue le Gorgias

Le Gorgias possegravede un autre grand avantage par rapport agrave drsquoautres dialogues mettant en

scegravene des sophistes Lrsquoensemble des personnages sont veacuteritablement preacutesents contrairement agrave

Protagoras par exemple qui nrsquoest que laquo raconteacute raquo par Socrate dans le Theacuteeacutetegravete Cela nous

permettra drsquoappuyer davantage notre propos concernant le caractegravere theacuteacirctral des dialogues de

Platon Quoique notre meacutethode ne soit pas uniquement consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du Gorgias il nous

semble ici plus clair de prendre pour exemple une œuvre exempte drsquoexceptions Enfin la

progression du dialogue est agrave lrsquoimage de notre propre progression En partant drsquoune question sur

107

la nature de la rheacutetorique crsquoest-agrave-dire sur le fonctionnement des joutes dialectiques la reacuteflexion

se concentre progressivement vers la finaliteacute des actions agrave savoir la justice et le Bien Le plan du

dialogue est assez proche du plan de notre travail avec drsquoune part une reacuteflexion sur la

meacutethodologie formelle des joutes et dans un second temps une approche plus meacutetaphysique de la

question Crsquoest pour ces raisons que nous choisissons drsquoeacutetudier le Gorgias dans le cadre drsquoune

analyse approfondie

Notre eacutetude ne sera pas lineacuteaire et ne portera pas sur lrsquointeacutegraliteacute du dialogue Nous nous

concentrerons sur certains passages ougrave notre meacutethode permettra la mise en eacutevidence drsquoun sens

diffeacuterent de ce qursquoune lecture classique aurait pu proposer Nous devons avertir ici le lecteur le

Gorgias est une œuvre complexe abordant un grand nombre de theacutematiques (nature du tyran

mesures arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique art de gouverner etc) Nous nrsquoavons en aucun cas la

preacutetention drsquooffrir ici une analyse complegravete de ce dialogue Mecircme si nous ne pouvons pas faire

abstraction du sens lrsquoanalyse que nous proposons ici a simplement pour viseacutee de permettre la

visualisation concregravete de lrsquoapplication de notre meacutethode agrave un dialogue dans son inteacutegraliteacute

108

1 Gorgias nature de la rheacutetorique

Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e]

Quiconque lit le Gorgias est en droit de srsquointerroger sur la coheacuterence entre le titre et

lrsquoœuvre Gorgias nrsquoest certainement pas le personnage principal du dialogue ni de maniegravere

quantitative ni de maniegravere qualitative Quantitativement il repreacutesente la plus petite part du

dialogue quoique plus ou moins agrave eacutegaliteacute avec Polos mais loin derriegravere Calliclegraves

Qualitativement lrsquoeacutecart est encore plus profond et lrsquoargumentation entre Socrate et Gorgias

semble de surface en comparaison des derniegraveres lignes du texte Alors pourquoi lrsquoavoir appeleacute le

Gorgias Sans doute parce que le personnage de Gorgias constitue le point de deacutepart lrsquoeacutetincelle

neacutecessaire agrave lrsquoembrasement geacuteneacuteral que repreacutesente ce dialogue Il faut commencer par cette

premiegravere interrogation pour justifier lrsquoensemble du raisonnement Finalement le reste nrsquoest que

la suite logique le deacuteroulement presque matheacutematique de cette piegravece de theacuteacirctre en quatre actes

Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduira neacutecessairement agrave srsquointerroger sur lrsquoeacutevaluation de ce que

peut ecirctre le pire et cette derniegravere conduira elle aussi irreacutemeacutediablement agrave la deacutefinition du meilleur

Nous disions plus tocirct citant Anouilh que lrsquoensemble du corpus platonicien eacutetait une vaste mise

en scegravene tragique commenccedilant par le Parmeacutenide pour srsquoachever dans le Pheacutedon Mais le modegravele

reste le mecircme agrave lrsquoeacutechelle plus petite des dialogues Dans le cas du Gorgias la machinerie

tragique se met en place degraves la premiegravere phrase lanceacutee par Calliclegraves 76

Πολέμου καὶ μάχης φασὶ χρῆναι ὦ Σώκρατες οὕτω μεταλαγχάνειν

On dit cher Socrate que crsquoest ainsi qursquoil faut participer agrave une guerre ou agrave une bataille

(PLATON Gorgias 447a)

Il srsquoagit drsquoun dicton de lrsquoeacutepoque qui se rapproche de notre laquo arriver apregraves la bataille raquo

Cependant quand le lecteur connait la suite du dialogue il semble que le vocabulaire choisi

laisse peu de place au doute En arrivant laquo en retard raquo (ὑστεροῦmicroεν [447a]) Socrate a rateacute laquo la

fecircte raquo (ἑορτῆς) et ne peut plus que participer agrave laquo une guerre raquo (Πολέmicroου) ou agrave laquo une

bataille raquo (microάχης) La petite plaisanterie nrsquoest pas choisie au hasard Ainsi commence le dialogue

Agrave entendre ici comme laquo theacuteacirctrale raquo76

109

qui sous ses airs de fausse courtoisie va bientocirct devenir un veacuteritable combat drsquoune part oratoire

puis drsquoordre moral entre la philosophie et la sophistique

Le personnage de Gorgias ne se fait pas attendre pour montrer sa preacutetention et sa haute

estime de lui-mecircme Lors de la deacutemonstration qursquoil donnait peu avant lrsquoarriveacutee de Socrate le

sophiste srsquoengageait agrave laquo reacutepondre agrave toute [question] raquo (πρὸς ἅπαντα [hellip] ἀποκρινεῖσθαι [447c])

que lui poserait son auditoire Cela ravit Socrate qui ne montrait pas de reacuteel inteacuterecirct agrave lrsquoideacutee de

simplement entendre laquo la preacutesentation de nombreuses belles [choses] raquo (πολλὰ γὰρ καὶ καλὰ [hellip]

ἐπεδείξατο [447a]) comme les sophistes ont coutume de faire En effet la nuance est importante

et deacutefinit drsquoembleacutee la viseacutee du dialogue plus exactement ces quelques phrases reacutesument deacutejagrave en

substance le conflit agrave venir Le rheacuteteur incarneacute ici en la personne de Gorgias ne fait le plus

souvent qursquoun exposeacute un spectacle en quelque sorte lagrave ougrave le philosophe deacutesirerait un

interrogatoire Ceci est drsquoailleurs illustreacute agrave travers la tentative mdash ridicule mdash de Polos deacutesireux

de reacutepondre agrave Cheacutereacutephon agrave la place de Gorgias

mdash Νῦν δ ἐπειδὴ τίνος τέχνης ἐπιστήμων ἐστίν τίνα ἂν καλοῦντες αὐτὸν ὀρθῶς καλοῖμεν

mdash ὦ Χαιρεφῶν πολλαὶ τέχναι ἐν ἀνθρώποις εἰσὶν ἐκ τῶν ἐμπειριῶν ἐμπείρως ηὑρημέναι ἐμπειρία μὲν γὰρ ποιεῖ τὸν αἰῶνα ἡμῶν πορεύεσθαι κατὰ τέχνην ἀπειρία δὲ κατὰ τύχην ἑκάστων δὲ τούτων μεταλαμβάνουσιν ἄλλοι ἄλλων ἄλλως τῶν δὲ ἀρίστων οἱ ἄριστοι ὧν καὶ Γοργίας ἐστὶν ὅδε καὶ μετέχει τῆς καλλίστης τῶν τεχνῶν

mdash Maintenant puisqursquoil [le rheacuteteur] est instruit drsquoun certain savoir comment devons-nous lrsquoappeler avec justesse

mdash Ocirc Cheacutereacutephon de nombreux arts sont trouveacutes expeacuterimentalement chez les hommes agrave la suite drsquoexpeacuteriences Lrsquoexpeacuterience en effet fait avancer notre vie selon lrsquoart alors que lrsquoinexpeacuterience [la fait avancer] selon le hasard Or [les hommes] participent agrave chacun de ces [arts] les uns drsquoune maniegravere les autres drsquoune autre maniegravere mais les meilleurs [hommes participent] aux [arts] les meilleurs Gorgias en fait partie et il participe donc au plus beau des arts

(PLATON Gorgias 448c)

Agrave travers cette confuse tirade Polos essaie de semer le trouble autour de la question initialement

poseacutee Mecircme pour le locuteur grec la succession des termes laquo ἄλλοι ἄλλων ἄλλως raquo est un

moyen pour Platon de souligner comment Polos joue beaucoup avec les mots et qursquoil ne se

110

preacuteoccupe pas reacuteellement du sens Nous sommes lagrave dans une belle deacutemonstration de rheacutetorique

ougrave le public sera impressionneacute par la formule sans pour autant en avoir compris quelque chose

Ne demeure alors dans lrsquoesprit du spectateur que la conclusion agrave savoir que lrsquoart de Gorgias est

le plus beau et que ce dernier fait partie des meilleurs hommes

Comme Socrate le fait remarquer Polos ne reacutepond pas agrave la question mais fait simplement

un discours comme ceux auxquels il est laquo tregraves bien preacutepareacute raquo (καλῶς [hellip] παρεσκευάσθαι

[448d]) La diffeacuterence entre lrsquoactiviteacute du sophiste et lrsquoactiviteacute philosophique est ici marqueacutee non

pas par un raisonnement dialectique deacutejagrave agrave lrsquoœuvre mais simplement par le cours du dialogue

En effet le raisonnement sur la nature de lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoa pas encore pu commencer agrave

cause notamment de lrsquoincapaciteacute de Polos de reacutepondre agrave une question sans en deacutevier Pourtant en

ne sachant pas reacutepondre Platon reacutealise ici implicitement et par le biais de lrsquohumour une

premiegravere approche de lrsquoactiviteacute sophistique Nous pouvons deacutejagrave lire en substance ce que nrsquoest

pas la sophistique agrave savoir un moyen de raisonnement rationnel Le rheacuteteur agrave travers son

habitude des longs discours drsquoapparat nrsquoest finalement pas capable de tenir une discussion plus

de quelques reacuteponses sans ceacuteder agrave la tentation de lrsquoenvoleacutee oratoire Les propos de Polos

rejoignent parfaitement ce pour quoi Socrate ne montrait aucun inteacuterecirct lorsque Calliclegraves eacutevoquait

les laquo nombreuses et belles choses raquo de la preacutesentation de Gorgias Cette reacuteponse de Polos nrsquoest

pas une deacutefinition abstraite de la rheacutetorique mais bien au contraire une deacutemonstration par

lrsquoexemple agrave lrsquoinsu du rheacuteteur

Lrsquoopposition entre le dialogue socratique et la rheacutetorique est mateacuterialiseacutee par la remarque

(sur un ton faussement flatteur) de Socrate

Δῆλος γάρ μοι Πῶλος καὶ ἐξ ὧν εἴρηκεν ὅτι τὴν καλουμένην ῥητορικὴν μᾶλλον μεμελέτηκεν ἢ διαλέγεσθαι

Il mrsquoest eacutevident que Polos drsquoapregraves ce qursquoil vient de dire srsquoest exerceacute agrave [la technique] appeleacutee rheacutetorique plutocirct qursquoagrave dialoguer

(PLATON Gorgias 448d)

Nous devons insister degraves le deacutebut du dialogue sur le talent incontestable de Platon agrave joindre le

fond agrave la forme en opposant non pas seulement les activiteacutes philosophique et sophistique mais

en confrontant aussi les individus leurs repreacutesentants mutuels Lrsquoactiviteacute ne se distingue pas de

111

lrsquoindividu il y a une uniteacute substantielle entre le style de raisonnement et le style de la penseacutee ou

du comportement 77

Polos est mis drsquoembleacutee hors-jeu mdash du moins pour lrsquoinstant Le premier interlocuteur de

Socrate sera donc Gorgias mais il faut au preacutealable deacutefinir les regravegles preacutecises qui reacutegiront cet

entretien lrsquoobjectif eacutetant de ne pas sombrer agrave nouveau dans les tirades vides de sens de Polos

Socrate demande agrave Gorgias de srsquoengager agrave respecter le scheacutema laquo questions-reacuteponses raquo (τὸ microὲν

ἐρωτῶν τὸ δ᾽ ἀποκρινόmicroενος [449b]) et agrave ne faire que laquo de courtes reacuteponses raquo (ἀλλὰ ἐθέλησον

κατὰ βραχὺ τὸ ἐρωτώmicroενον ἀποκρίνεσθαι) agrave lrsquoinverse de lrsquoexemple de Polos Crsquoest uniquement

en respectant ces regravegles que les deux pourront laquo dialoguer raquo (διαλεγόmicroεθα) ensemble Bien que

Gorgias ne se reacutejouisse pas agrave lrsquoideacutee de reacuteduire la longueur de ses reacuteponses Socrate parvient

facilement agrave le faire accepter de se precircter au jeu En faisant paraitre la regravegle de la micrologie

comme un deacutefi reacuteveacutelant le talent de Gorgias ce dernier accepte en vrai professionnel du discours

sucircr que sa concision impressionnera lrsquoauditoire Nous voyons alors comment Socrate en jouant

innocemment avec les affects de ses interlocuteurs parvient agrave transformer doucement le dialogue

en un exercice dialectique Mais Gorgias ne srsquoarrecircte pas lagrave et deacutecide de retourner cet 78

inconveacutenient (impossibiliteacute de noyer son adversaire dans un flot de paroles) en un avantage

Gorgias reacuteduit ses reacuteponses agrave de simples laquo oui raquo ou laquo non raquo conceacutedant ainsi le moins possible agrave

Socrate

Things started in a very hospitable tone Being kindly asked to keep his answers as short as possible Gorgias begins the first game of the dialogue by answering nothing else than ldquoyesrdquo to Socratesrsquo first two questions (449d) When complimented by Socrates for his concision he says that it is answering in a ldquovery appropriaterdquo way (πάνυ ἐπιεικῶς 449d7)

(CASTELNEacuteRAC 2015 5)

Pour entrer dans un raisonnement rationnel de forme dialogique il faut neacutecessairement que

les reacuteponses soient reacuteductibles agrave des propositions vraies ou fausses Dans une reacuteponse longue

comme celle de Polos la conclusion arrive apregraves deacutejagrave un grand nombre de suppositions crsquoest-agrave-

Pierre Hadot parlerait ici de laquo mode de vie raquo (HADOT 1995)77

Remarquons que Socrate nrsquoeacutevoque cependant jamais la dialectique mais seulement le dialogue78

112

dire des propositions qui entreraient dans lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage Cependant si

chaque reacuteponse est de cette forme il ne devient plus veacuteritablement possible de dialoguer puisque

chaque reacuteponse repreacutesenterait agrave elle seule un systegraveme argumentatif entier Lrsquounique moyen serait

alors que lrsquoopposant prenne encore bien plus de temps pour deacutemontrer point par point la fausseteacute

des propos La meacutethode est connue des sophistes puisque comme nous venons de le dire il 79

faudrait toujours plus de temps pour contredire lrsquoensemble du raisonnement que pour simplement

lrsquoeacutecouter Dans le cadre drsquoun deacutebat en assembleacutee reacutegi par la clepsydre pareille technique

srsquoapparente agrave une meacutethode dilatoire Il faudrait tellement de temps pour prouver rigoureusement

la fausseteacute drsquoun monologue que lrsquoadversaire y renonce donnant ainsi lrsquoillusion drsquoun aveu de

faiblesse et par lagrave mecircme du seacuterieux du monologue de persuasion Socrate a donc eu avant mecircme

le deacutebut veacuteritable de lrsquointerrogatoire la bonne ideacutee de supprimer lrsquoune des armes de preacutedilection

du sophiste la macrologie Gorgias devra ecirctre concis dans ses reacuteponses

Nous voyons comment lrsquoironie socratique coupleacutee agrave son aveu drsquoignorance permettent dans

le deacutebut du dialogue de preacuteparer le terrain agrave un exercice philosophique digne de ce nom Lrsquoironie

socratique ne repose pas uniquement sur lrsquoaveu drsquoignorance (qui donne le sentiment agrave

lrsquointerlocuteur drsquoecirctre en position de force alors qursquoil est en reacutealiteacute en retard sur Socrate) et une

demande drsquoeacuteclaircissement sur un sujet donneacute Ici par exemple Socrate dissimule lrsquoexercice de

recherche sous la forme drsquoun jeu en utilisant intelligemment lrsquoarrogance et la preacutetention de ses

interlocuteurs afin notamment de leur faire accepter des contraintes neacutecessaires au bon

deacuteroulement de lrsquoexercice du dialogue Le lecteur se souviendra alors ce que nous disions plus

tocirct concernant les regravegles de lrsquoantilogie eacuteleacuteate Ce moment du dialogue sous couvert drsquoironie

permet une enreacutegimentation du dialogue Cette phase de transition est neacutecessaire et repreacutesente

selon nous le deacutebut de ce que la tradition nommera communeacutement dialectique En effet ce qui se

situe en amont de cette enreacutegimentation nrsquoappartient qursquoau dialogue ou du moins agrave la

preacuteparation psychologique des interlocuteurs ce qui se situe en aval et en deacutecoule logiquement

Agrave cet instant notre critique de la macrologie dans le cadre dialectique peut sembler contradictoire avec 79

les vastes monologues socratiques de la fin du dialogue Nous reviendrons plus tard sur la question de la macrologie et de la juste mesure de la parole

113

constitue la dialectique Il faut remarquer que durant tout le dialogue Socrate doit reacuteguliegraverement

maintenir ses interlocuteurs dans une condition psychologique adeacutequate

Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e]

Nous nous inteacuteressons maintenant agrave la suite du dialogue lrsquoentretien entre Gorgias et

Socrate Cet entretien est une excellente occasion de mettre en application lrsquooutil repreacutesentatif

preacuteceacutedemment deacuteveloppeacute Nous profitons de cet instant pour rappeler briegravevement ce que nous

recherchons Comme expliqueacute plus haut le raisonnement socratique repose sur la meacutethode eacuteleacuteate

de la recherche drsquoantilogies Cela a neacutecessiteacute lrsquousage drsquoun tableau de pointage crsquoest-agrave-dire une

liste de lrsquoensemble des assertions de lrsquointerlocuteur Plus le dialogue avance plus lrsquointerlocuteur

laquo inscrit raquo des assertions sur ce tableau Lrsquoelenchus est alors le moment ougrave deux informations

contradictoires figurent sur le tableau de pointage de lrsquointerrogeacute Socrate saisit lrsquooccasion pour

faire reconnaitre cette position comme impossible deacutefectueuse probleacutematique et donc

insoutenable en vertu des lois de la logique (notamment le principe de non-contradiction)

Lrsquoentretien commence Le point de deacutepart est simple Gorgias preacutetend ecirctre un grand

laquo orateur raquo (ῥήτορα [449a]) Il doit donc posseacuteder une science la laquo rheacutetorique raquo (ῥητορικῆς)

Lrsquoobjectif premier du dialogue est donc de connaitre la nature de lrsquoactiviteacute que lrsquoon appelle

rheacutetorique Socrate fait alors reconnaitre agrave Gorgias que srsquoil est orateur il peut alors former

drsquoautres orateurs crsquoest-agrave-dire transmettre le savoir qursquoil possegravede [449b] Socrate se permet ici

une parenthegravese Il profite de lrsquoexemple preacuteceacutedent donneacute par Polos pour demander agrave Gorgias de

ne pas reproduire la mecircme erreur agrave savoir se perdre dans un monologue trop long Il demande agrave

Gorgias de rester aussi concis que possible dans ses reacuteponses ce que ce dernier accepte (y voyant

ici un deacutefi suppleacutementaire)

ἀλλὰ ποιήσω καὶ οὐδενὸς φήσεις βραχυλογωτέρου ἀκοῦσαι

Je le ferai [reacutepondre par de courtes reacuteponses] et tu reconnaitras que jamais tu nrsquoas entendu parler plus briegravevement

(PLATON Gorgias 449c)

114

Socrate parvient donc par une bonne compreacutehension psychologique de son interlocuteur agrave

introduire une autre regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate qui est lrsquoabsence de technique dilatoire Socrate

demande alors sur quel objet porte la science de Gorgias

[hellip] ἴθι δή μοι ἀπόκριναι οὕτως καὶ περὶ τῆς ῥητορικῆς περὶ τί τῶν ὄντων ἐστὶν ἐπιστήμη

[hellip] vas-y reacuteponds-moi et [dis-moi] au sujet de la rheacutetorique sur quelles choses qui existent porte cette science

(PLATON Gorgias 449d)

Il srsquoagit drsquoune question de τέχνη Gorgias reacutepond que cette science porte laquo sur les

discours raquo (περὶ λόγους [449e]) Cependant cette reacuteponse est incomplegravete et Socrate tente de la

preacuteciser en lui imposant une borne neacutegative Gorgias complegravete en preacutecisant que la rheacutetorique

porte sur les discours qui ne concernent pas une laquo activiteacute manuelle raquo (χειρούργηmicroα [450b]) et

dont toute lrsquoaction et lrsquoaccomplissement passe par la parole Pour la diffeacuterencier des activiteacutes

purement theacuteoriques comme laquo lrsquoarithmeacutetique le calcul ou la geacuteomeacutetrie raquo (ἡ ἀριθmicroητικὴ καὶ

λογιστικὴ καὶ γεωmicroετρικὴ [450d]) Socrate pousse encore Gorgias agrave compleacuteter sa reacuteponse Il

finit apregraves une courte digression par deacutefinir la rheacutetorique comme laquo lrsquoart de la persuasion raquo (τὸ

πείθειν [452e])

La meacutethode est toujours la mecircme les reacuteponses de Gorgias sont incomplegravetes (ce qui est

deacutejagrave une technique dilatoire dans une joute le moins on en dit le moins lrsquoon est reacutefutable)

Socrate en profite et utilise des contre-exemples afin drsquoobliger son interlocuteur agrave preacuteciser sa

penseacutee et de lrsquoengager agrave soutenir quelque chose de veacuterifiable Lrsquoobjectif est de faire admettre un

nombre suffisant drsquoassertions agrave Gorgias afin drsquoavoir le plus drsquoeacuteventualiteacutes de mettre au jour une

contradiction Nous allons scheacutematiser lrsquoeacutetat actuel de lrsquoentretien entre Socrate et Gorgias et

utiliser notre meacutethode de repreacutesentation

115

FIG 12 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS 1 [449a - 452e]

Il y a trois grands moments au cours de la deacutefinition agrave lrsquoinstant [2] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet

comme eacutetant laquo les discours raquo (α) Agrave lrsquoinstant [4] il reacuteduit cela aux laquo discours theacuteoriques raquo (α2)

Lrsquoinstant [6] est un jugement de valeur la digression que nous eacutevoquions plus haut (α2x) que

Socrate neutralise [7] par lrsquoinvocation drsquoautres jugements possibles (f(x) g(x) et h(x)) agrave savoir le

meacutedecin le maicirctre de gymnase et le financier Enfin en [8] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet de la

rheacutetorique comme eacutetant laquo les discours persuasifs raquo (α26) Nous remarquons tregraves clairement le

processus que nous eacutevoquions plus haut qui consiste agrave pousser Gorgias agrave toujours preacuteciser son

propos crsquoest-agrave-dire agrave caracteacuteriser de plus en plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de la rheacutetorique (bien que

Gorgias ne soit pas dupe et agisse en connaissance de cause) Ce faisant Gorgias accumule les

possibiliteacutes de contradiction donnant des armes agrave Socrate pour la suite de lrsquoentretien

Cependant hormis la tentative du jugement de valeur en [6] lrsquoavanceacutee se fait de maniegravere

reacuteguliegravere et les tactiques dilatoires ou agrave caractegravere agonistique sont peu preacutesentes Gorgias semble

se prendre effectivement au jeu que lui propose Socrate fier de pouvoir reacutepondre agrave tout et sous

toutes les contraintes (fierteacute volontairement stimuleacutee par Socrate) La suite de lrsquoentretien gagne

en intensiteacute Socrate continue agrave relever certains eacuteleacutements prouvant le caractegravere incomplet de la

Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)

[1] A

[2] α [3] α11 α12 hellip αn

[4] α - α1 = α2 [5] α21 α22 hellip α2n

[6] α2x [7] f(x) g(x) h(x)

[8] α26

A Sur quel objet porte la rheacutetorique α discours

α1 discours portant sur une activiteacute manuelle α11 meacutedecine α12 gymnastique

α2 discours portant sur une activiteacute theacuteorique α21 algegravebre α22 geacuteomeacutetrie

x jugement de valeur α2x les plus belles choses α26 discours persuasif

f(x) ce que certains pensent de x g(x) idem h(x) idem

116

deacutefinition de Gorgias En effet lrsquoopposition que Gorgias deacutesire marquer entre les discours

persuasifs et lrsquoalgegravebre ou la geacuteomeacutetrie nrsquoest pas valide

FIG 13 CRITIQUE DE GORGIAS PAR SOCRATE [451e - 452e]

Pour reprendre notre eacutecriture preacuteceacutedente le rapport (α21 α22) ne α26 nrsquoest pas correct Le rapport

introduit par Socrate est (α21 α22) isin α26 En effet les discours persuasifs constituent un

ensemble dont lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie sont des eacuteleacutements La distinction de Gorgias opposant

lrsquoobjet de la rheacutetorique agrave lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie est donc invalide Les coups [6] et [8] de

Gorgias sont annuleacutes pour cette raison et la question de la distinction poseacutee en [5] est le dernier

coup en jeu Il nrsquoy a donc pas victoire de Socrate mais Gorgias est obligeacute drsquoavancer des eacuteleacutements

compleacutementaires de deacutefinition

Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b]

La nouvelle deacutefinition de Gorgias change le registre du dialogue La rheacutetorique comme

discours persuasif se deacuteroule dans laquo un tribunal un conseil ou une assembleacutees raquo (δικαστηρίῳ

[hellip] βουλευτηρίῳ [hellip] ἐκκλησίᾳ [452e]) et a pour objet laquo le juste et lrsquoinjuste raquo (δίκαιά τε καὶ

ἄδικα [454b]) Une dimension eacutethique entre dans le cours du dialogue Cette notion finira par

prendre la totaliteacute de lrsquoespace crsquoest-agrave-dire devenir la laquo cible raquo de Socrate Ce dernier preacutecise

alors son propos

Οὐ σοῦ ἕνεκα ἀλλὰ τοῦ λόγου ἵνα οὕτω προΐῃ ὡς μάλιστ᾽ ἂν ἡμῖν καταφανὲς ποιοῖ περὶ ὅτου λέγεται

Gorgias Socrate

(α21 α22) ne α26 (α21 α22) isin α26

117

Ce nrsquoest pas toi qui est en cause mais le dialogue je voudrais le voir progresser de faccedilon agrave rendre ce [dont nous] parlons totalement visible pour nous80

(PLATON Gorgias 453b)

Il deacutesire faire progresser la discussion mais nullement mettre en cause la personne de Gorgias

Cette preacutecision a son importance puisque le personnage de Socrate est clairement en train de

chercher par tous les moyens agrave contredire Gorgias Il faut donc rappeler que cette aspect

agonistique nrsquoest pas qursquoillusoire et qursquoil srsquoagit bien plutocirct drsquoune part entiegravere de la meacutethode de

recherche de la veacuteriteacute Socrate insiste sur le fait qursquoil nrsquoanticipera rien de la penseacutee de Gorgias ce

qui explique le fait que Socrate doive sans cesse proposer agrave Gorgias drsquoadmettre ou de refuser les

conseacutequences logiques de ses propos Ceci est en lien direct avec la regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate

que nous avions vu plus haut consideacuterant comme cible possible drsquoune contradiction (elenchos)

une thegravese clairement eacutenonceacutee par le Reacutepondant Ainsi mecircme si Socrate semble parler beaucoup

plus que son interlocuteur il srsquoagit bien drsquoun dialogue et Gorgias nrsquoest en rien un Yes-man 81

comme le supposerait certaines interpreacutetations Gorgias en acquiesccedilant assume la responsabiliteacute

de chaque assertion acquiesceacutee Il est pleinement actif dans le dialogue

Socrate fait distinguer agrave Gorgias la diffeacuterence entre laquo la croyance raquo (πίστις [454d]) qui peut

srsquoaveacuterer ou ne pas ecirctre vraie et laquo le savoir raquo (microάθησις) neacutecessairement vrai Les discours

persuasifs se divisent en deux cateacutegories ceux permettant lrsquoacquisition drsquoun savoir et ceux ne

produisant qursquoune simple croyance La rheacutetorique reconnait Gorgias fait partie de cette

deuxiegraveme cateacutegorie et ne peut produire que la croyance chez son auditoire Elle ne transmet pas

de savoir veacuteritable mais donne lrsquoillusion du vrai au public Ainsi la rheacutetorique ne fait pas

connaitre le juste et lrsquoinjuste Cette ideacutee est drsquoailleurs ce qursquoil deacutefend avec humour et non sans

talent dans son discours Sur le non-ecirctre que nous avons eacutetudieacute peu avant

Le mot visible nrsquoest pas anodin La veacuteriteacute chez les Grecs est un concept neacutegatif ἀλήθεια signifie laquo qui 80

ne peut ecirctre dissimuleacute raquo avec preacutesence de lrsquoα privatif et la racine du verbe λήθω laquo cacher masquer raquo Quand un propos devient clairement visible (καταφανές) crsquoest qursquoil nrsquoy a plus aucun voile drsquoignorance sur celui-ci plus aucune illusion lrsquoobjet est directement regardeacute pour ce qursquoil est Le lien avec le projet meacutetaphysique tel que nous le deacutefinissions plus haut est eacutevident Cela nrsquoest drsquoailleurs pas sans rappeler lrsquoalleacutegorie de la caverne dont lrsquoobjectif principal est drsquoavoir les objets reacuteels clairement en vue

Nous pensons agrave la critique de Gerald Press laquo Besides what is blocked from view when adopting 81

language such as laquo mouth piece raquo or laquo yes-man raquo is our own longing for a neat system or foolproof method instead of a messy conversation raquo (PRESS 2000 102)

118

Par la suite les questions de Socrate font admettre agrave Gorgias que dans le cas des reacuteunions

drsquoassembleacutes il serait bien plus pertinent de demander lrsquoavis drsquoexperts (i e lrsquoavis du meacutedecin

face agrave un problegraveme sanitaire lrsquoavis du constructeur de navires si lrsquoon se preacutepare agrave la guerre ou

enfin lrsquoavis de lrsquoarchitecte pour la construction de remparts) La question de Socrate est claire

dans quel cas devrait-on alors demander lrsquoavis de lrsquoorateur La reacuteponse de Gorgias bien que

compreacutehensible est assez surprenante Celui-ci ayant reconnu qursquoil faille se reacutefeacuterer au plus

compeacutetent dans son domaine deacuteclare qursquoil est cependant commun que lrsquoon srsquoen tienne agrave lrsquoavis

de lrsquoorateur mecircme si ce dernier nrsquoa aucune connaissance du sujet dont il parle Plus encore

Gorgias donne lrsquoexemple de son fregravere meacutedecin et deacuteclare ecirctre plus capable que lui pour

convaincre les malades de suivre ou non un traitement Gorgias deacuteclare mecircme que la rheacutetorique

laquo tient sous sa domination raquo (συλλαβοῦσα ὑφ᾽ αὑτῇ [456a]) laquo toutes les autres 82

puissances raquo (ἁπάσας τὰς δυνάmicroεις) La rheacutetorique ne serait ainsi subordonneacutee agrave aucune autre

discipline

Gorgias reconnait cependant qursquoil existe des orateurs malveillants Mais Gorgias refuse

drsquoassumer la responsabiliteacute car selon lui le maicirctre ne peut ecirctre tenu pour responsable des deacuterives

de son eacutelegraveve Agrave cet instant encore le cours du dialogue est interrompu par Socrate qui preacutecise la

viseacutee de sa meacutethode

τοῦ δὴ ἕνεκα λέγω ταῦτα ὅτι νῦν ἐμοὶ δοκεῖς σὺ οὐ πάνυ ἀκόλουθα λέγειν οὐδὲ σύμφωνα οἷς τὸ πρῶτον ἔλεγες περὶ τῆς ῥητορικῆς φοβοῦμαι οὖν διελέγχειν σε μή με ὑπολάβῃς οὐ πρὸς τὸ πρᾶγμα φιλονικοῦντα λέγειν τοῦ καταφανὲς γενέσθαι ἀλλὰ πρὸς σέ

Pourquoi dis-je cela Il me semble qursquoen ce moment que ce que tu exprimes nrsquoest pas tout agrave fait coheacuterent ni en accord avec ce que tu disais premiegraverement de la rheacutetorique Je crains donc de te reacutefuter jrsquoai peur que tu ne penses que lrsquoardeur qui mrsquoanime vise non pas agrave rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion mais bien agrave te critiquer

(PLATON Gorgias 457e [trad modif CANTO-SPENCER])

Il profite de cet instant pour rappeler une fois encore la diffeacuterence entre son projet et celui de la

sophistique en geacuteneacuteral Socrate semble percevoir une contradiction dans le discours de Gorgias

Litteacuteralement laquo sont rassembleacutees par elle raquo (voix passive) mais il srsquoagit bien de domination ce que 82

confirme la totaliteacute des traductions francophones et anglophones consulteacutees

119

et preacutecise alors que mecircme srsquoil met au jour une contradiction il ne faudra pas interpreacuteter cela sous

un aspect agonistique mais veacuteritablement dans une volonteacute de recherche commune Quoiqursquoil

srsquoagisse drsquoun rappel inteacuteressant des regravegles eacutethiques de lrsquoantilogique lrsquointerruption nous semble

permettre de srsquoassurer que son interlocuteur ne se sente pas tellement vexeacute qursquoil arrecircte

lrsquoentretien ce qui dans lrsquoantilogique est signe drsquoun eacutechec (sans interlocuteur la recherche devient

impossible)

Socrate demande agrave Gorgias de reprendre un nouvel eacutechange agrave partir de ce quil vient de

dire Il lui fait admettre que lrsquoorateur doit neacutecessairement avoir connaissance du juste Or

Gorgias reconnait aussi que celui qui connait le juste ne peut que devenir juste tout comme celui

qui connait la meacutedecine devient meacutedecin Agrave lrsquoeacutevidence cette assertion est loin de comporter un

aspect neacutecessaire mais Gorgias lrsquoaccepte sans broncher La contradiction est donc en place

Lrsquoorateur doit ecirctre juste alors qursquoil existe des orateurs qui ne sont pas justes Nous repreacutesentons

maintenant ce passage de maniegravere simplifieacutee selon notre meacutethode inspireacutee par la seacutemantique des

jeux afin drsquoeacuteclairer ce qui nous semble ecirctre un moment deacutelicat de lrsquoargumentation

FIG 14 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS [457A - 461A]

Ce passage est selon nous bien plus complexe qursquoil ne le laisse paraicirctre Le questionnement

repose sur ce qursquoest lrsquoart oratoire [1] Gorgias deacuteclare que lrsquoart oratoire est tout puissant et

Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)

[1] R

[2] (R gt J ) ⊢ [(R gt J ) sup (RJ ⋀ RnotJ)] [3] R sup KJ

[4] KJ [5] KJ sup notRnotJ

[6] notRnotJ [7a] notRnotJ ⋀ RnotJ

[7b] perp

Victoire de Socrate

R art oratoire J Justice

R gt J lrsquoart oratoire deacutepasse la justice KJ connaissance du juste

Rj lrsquoart oratoire doit connaitre le juste RnotJ lrsquoart oratoire ne connait pas le juste

120

transcende la justice (R gt J) Cette proposition est en fait un agreacutegat drsquoautres propositions 83

Cette transcendance de la justice est la conseacutequence du fait que la rheacutetorique consiste agrave enseigner

le juste et lrsquoinjuste alors que le maitre de rheacutetorique ne peut ecirctre consideacutereacute comme responsable si

ses eacutelegraveves sont injustes Il faut donc neacutecessairement une anteacuterioriteacute de la rheacutetorique sur la justice

(R gt J) sans quoi ces consideacuterations seraient impossibles Gorgias reconnait aussi qursquoil existe des

orateurs justes (RJ) et des orateurs non-justes (RnotJ) puisque la rheacutetorique deacutepasse la justice Il

srsquoagit donc pour Gorgias drsquoune implication ((R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)) Socrate fait alors reconnaitre agrave

Gorgias que la rheacutetorique implique une connaissance de ce que sont les choses justes [3] [4]

Mais Socrate deacuteclare aussi que la connaissance des choses justes supprime lrsquoeacuteventualiteacute drsquoecirctre

injuste [5] ce que Gorgias reconnait [6] Socrate remarque alors que Gorgias est en situation de

contradiction puisqursquoil soutient drsquoune part qursquoil existe des orateurs injustes et drsquoautre part que

lrsquoexistence de pareils orateurs est impossible [7a] Gorgias est donc reacutefuteacute [7b]

laquo οἱ δὲ microεταστρέψαντες χρῶνται τῇ ἰσχύϊ καὶ τῇ τέχνῃ οὐκ ὀρθῶς οὔκουν οἱ διδάξαντες πονηροί οὐδὲ 83

ἡ τέχνη οὔτε αἰτία οὔτε πονηρὰ τούτου ἕνεκά ἐστιν ἀλλ᾽ οἱ microὴ χρώmicroενοι οἶmicroαι ὀρθῶς raquo [457a]

121

Question sur le principe du tiers exclu

Nous voulons maintenant preacuteciser ce que nous disions plus tocirct concernant lrsquousage du tiers

exclu (drsquoapregraves Vlastos par exemple) Socrate pourrait tirer implicitement la conclusion que lrsquoart

oratoire ne transcende pas la justice not(R gt J) ce qursquoil ne fait pas

FIG 15 TABLE DE VEacuteRITEacute DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457a - 461a]

Lrsquoargumentaire de Socrate a pourtant permis de prouver que (RJ ⋀ RnotJ) eacutetait faux Dans le

premier cas ou cela est faux nous voyons que lrsquoensemble de la formule est inconsistante

lrsquoimplication nrsquoest pas valideacutee Dans le second cas lrsquoimplication est juste mais la formule de

deacutepart (R gt J) est cette fois agrave 0 Dans ce cas la formule est valide mais nrsquoest pas vraie puisqursquoil

srsquoagissait de la thegravese de deacutepart de Gorgias La conclusion serait juste si (RJ ⋀ RnotJ) est faux ou

impossible nous avons une preuve de not(R gt J) en accord avec le principe du tiers exclu Il

srsquoagirait donc drsquoune forme de raisonnement par lrsquoabsurde

FIG 16 ARBRE DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457A - 461A]

(R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)

1 1 1

1 0 0

0 1 1

0 1 0

(R gt J) ⊢C [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] [rarr eacutelim] R rarr KJ R

KJ rarr notRnotJ KJ[rarr eacutelim]

RnotJ notRnotJ[⋀ intro]

[not eacutelim]

[not intro]

RnotJ ⋀ notRnotJ

Contradiction perp

Reduction Ad Absurdum

Interdit en antilogique eacuteleacuteatenot(R gt J)

122

Nous remarquons que ce raisonnement serait valide Cependant cela ne serait pas vrai dans le

cadre de la recherche drsquoune veacuteriteacute ontologique au sens eacuteleacuteate un trop grand nombre

drsquohypothegraveses de deacutepart pourrait contenir des erreurs et donc ecirctre la source de lrsquoincoheacuterence

geacuteneacuterale du systegraveme Il ne srsquoagit pas pour Socrate drsquoune pure eacuteristique mais bien drsquoun projet 84

diffeacuterent Dans le contexte de la recherche de veacuteriteacute lrsquoerreur peut ecirctre dans lrsquoensemble de la

phrase de deacutepart (R gt J) ⊢I [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] et non pas seulement dans

lrsquohypothegravese (R gt J) Il serait donc dangereux de deacuteduire directement not(R gt J) sans remettre en

cause lrsquoensemble des autres hypothegraveses constituant le tableau de pointage de Gorgias (bien que

pour la plupart Socrate soit implicitement agrave lrsquoorigine des hypothegraveses) Le raisonnement par

lrsquoabsurde requiert une simplification binaire que lrsquoantilogique de Socrate refuse Pour cette

raison Socrate propose de continuer lrsquoentretien avec Gorgias [461a-b]

Nonetheless on my reading the first round (up to 457c) is a victory for Gorgias Socrates then kindly asks his elder to play another round (457c-458b) Since he pretends being able to answer any sort of question this is something Gorgias cannot refuse (458d-e see also 447c) Then Socrates will catch him in a contradiction (see 457e 461a 462b 463a) He takes no pride in doing so and thinks it would take many other rounds before seeing clearly into the subject

ταῦτα οὖν ὅπῃ ποτὲ ἔχει μά τὸν κύνα ὦ Γοργία οὐκ ὀλίγης συνουσίας ἐστὶν ὥστε ἱκανῶς διασκέψασθαι

ldquo by the dog Gorgias we should spend no small amount of time together before we fully inquire into the subject rdquo (461a7-b2)

(CASTELNEacuteRAC 2015 5)

Nous pouvons deacutesormais conclure cette premiegravere partie sur lrsquoentretien entre Socrate et le

personnage de Gorgias Plusieurs eacuteleacutements importants ont eacuteteacute releveacutes durant cette eacutetude Dans un

premier temps lrsquoironie socratique est un eacuteleacutement neacutecessaire pour deacuteclencher le dialogue il faut

neacutecessairement que le comportement de Socrate suscite une interrogation et donne envie agrave ses 85

eacuteventuels interlocuteurs de se prendre au jeu Pour pousser ses interlocuteurs dans les meacuteandres

drsquoun dialogue Socrate doit donc ruser en jouant sur leurs inteacuterecircts Dans notre exemple nous

avons vu par exemple que Socrate se permit agrave plusieurs reprises de complimenter Gorgias en

Cf supra II 2 laquo Le tableau de pointage raquo84

Lrsquoironie vient du verbe ἔίρων signifiant laquo interroger en feignant lrsquoignorance raquo85

123

preacutetendant que lrsquoexercice qursquoil lui proposait serait tregraves simple pour un orateur de son acabit Ce

passage obligatoire du dialogue et qui parfois revient au cours de lrsquoentretien est eacutetroitement lieacute agrave

la meacutethode maiumleutique la recherche de veacuteriteacute telle que la conccediloit Platon neacutecessite un

engagement personnel Pour Socrate le meilleur moyen drsquoobtenir lrsquoengagement personnel de son

interlocuteur consiste agrave lui donner une impression de faciliteacute Cette faciliteacute est un moyen pour

Socrate drsquoobtenir de ses interlocuteurs une plus grande spontaneacuteiteacute dans leurs reacuteponses

Dans un deuxiegraveme moment nous avons vu comment Socrate introduisit progressivement

un certain nombre de regravegles de discussion certaines avant le deacutebut du questionnement mais

drsquoautres pendant voire agrave la toute fin avant la reacutefutation finale Lrsquoenreacutegimentation du dialogue

vers la dialectique nrsquoest pas une illusion il srsquoagit drsquoune phase neacutecessaire Cette phase est

cependant tregraves variable en fonction de lrsquointerlocuteur de Socrate une grande part du travail

repose sur la psychologie de lrsquointerlocuteur de Socrate Nous pouvons pour justifier notre propos

prendre deux exemples Dans un premier temps lrsquoenreacutegimentation avec Polos passa en grande

partie par une lutte contre la macrologie lrsquoart de faire de longs discours visant agrave perdre son

interlocuteur dans un deacutedale de thegraveses En revanche lrsquoenreacutegimentation avec Gorgias semble bien

plus porter sur le respect mutuel et la bienseacuteance Il semble que Socrate ne deacutesire pas froisser

Gorgias alors qursquoil semble tout autant ne pas se preacuteoccuper de violemment contredire Polos

From the readerrsquos point of view things are getting both darker and funnier with Polos but the arguments are not getting better mostly for two reasons Firstly Polos makes it a matter of pride in his first speech he almost openly calls Gorgias a coward (461b5) and he scorns Socrates as we just saw In a word he is being hubristic Socrates meets him with due irony numerous times

(CASTELNEacuteRAC 2015 6)

Troisiegravemement nous avons remarqueacute comment la seacutemantique des jeux que nous avons

deacutecideacute drsquoemployer pour repreacutesenter certaines argumentations a permis de mettre en lumiegravere

lrsquoaspect strateacutegique de lrsquointerrogation socratique Comme le dit Polos il semble que lrsquoobjectif de

Socrate soit tout entier tourneacute vers la reacutefutation de son adversaire par la mise en eacutevidence drsquoune

contradiction Cependant Socrate ne reacutefute pas agrave proprement parler son adversaire il ne fait que

relever des contradictions Par la suite lorsque les contradictions deviennent trop nombreuses

124

lrsquointerlocuteur de Socrate deacutecide de se retirer de la discussion ou un nouvel interlocuteur fait

irruption Cependant nous ne pouvons pas parler de reacutefutations mais bien plutocirct de

contradiction Il srsquoagit drsquoailleurs du sens premier du terme ἔλεγχος qui avant de signifier

reacutefutation signifie simplement examen

Enfin le dernier moment de cette premiegravere eacutetude fut une deacutemonstration expeacuterimentale de

ce que nous eacutevoquions quant au principe du tiers exclu dans les joutes Lagrave ougrave les interpregravetes

virent le plus souvent des preuves par lrsquoabsurde nous nrsquoavons trouveacute que des contradictions Il

reste alors un pas entre lrsquoantilogie et le reductio ad absurdum pouvant potentiellement ecirctre

franchi en fonction du contexte Ce laquo pas raquo ne peut cependant ecirctre franchi de maniegravere

systeacutematique

125

2 Polos et Socrate mesures et morale

De Gorgias agrave Polos [461b - 466a]

Nous venons drsquoillustrer agrave lrsquoeacutechelle drsquoun entretien (du deacutebut du dialogue jusqursquoagrave la

contradiction) lrsquoaspect strateacutegique drsquoune joute dialectique Notre repreacutesentation a en effet pour

objectif drsquoinsister non pas sur le raisonnement dans son ensemble consideacutereacute comme un bloc

monolithique qui serait admis par deux protagonistes mais bien plutocirct comme un eacutechange

strateacutegique dont lrsquoobjectif final sera pour Socrate ou pour son adversaire la mise en eacutevidence

drsquoune contradiction dans le raisonnement adverse mdash ou de la coheacuterence de sa propre penseacutee

quoique chez Platon le fait de ne pas ecirctre Eacuteleacuteate reacuteduise grandement la probabiliteacute drsquoune tel

eacutevegravenement Cependant notre travail avait aussi pour conclusion lorsque nous nous eacutetions

interrogeacutes sur la diffeacuterence entre Socrate et les sophistes que la meacutethode socratique reposait

chez Platon tout du moins sur un projet drsquoenvergure tout orienteacute vers la recherche drsquoune veacuteriteacute

ontologique (et non plus strateacutegique) Nous allons donc saisir ce deuxiegraveme moment de la lecture

du Gorgias pour illustrer ce que nous appelons lrsquoarborescence de recherche ougrave chaque nœud

serait une joute dialectique Cette combinaison justifiera alors le nom geacuteneacuteral drsquoarborescence-

tabulaire pour notre outil de repreacutesentation En bref apregraves lrsquoeacutechelle microscopique de lrsquoentretien

avec Gorgias nous allons maintenant consideacuterer lrsquoeacutechelle macroscopique de lrsquoentretien avec

Polos en le replaccedilant dans un projet plus vaste

La suite de lrsquoentretien est drsquoailleurs assez diffeacuterente de ce qursquoil eacutetait jusque lagrave Socrate

ayant deacuteclareacute avoir deacutecouvert une contradiction chez Gorgias Polos deacutecide de prendre la relegraveve

Ce dernier srsquoindigne de la meacutethode socratique lrsquoensemble des rappels eacutethiques effectueacutes durant

ce premier moment ne suffisent pas agrave convaincre Polos de la bonne foi de Socrate Polos

reproche agrave Socrate drsquoavoir fait conceacutedeacute des propositions fausses agrave Gorgias afin de le pousser agrave la

contradiction

τοῦτο ὃ δὴ ἀγαπᾷς αὐτὸς ἀγαγὼν ἐπὶ τοιαῦτα ἐρωτήματα ἐπεὶ τίνα οἴει ἀπαρνήσεσθαι μὴ οὐχὶ καὶ αὐτὸν ἐπίστασθαι τὰ δίκαια καὶ ἄλλους διδάξειν

126

[crsquoest] cela qui te reacutejouit drsquoautant plus si crsquoest toi qui y pousse avec tes questions Vraiment te figures tu que lrsquoon contesterait savoir ce que sont les choses justes et les enseigner quand mecircme

(PLATON Gorgias 461c)

Pour Polos la malhonnecircteteacute est manifeste car il est impossible de pouvoir preacutetendre enseigner ce

qursquoest ou ce que nrsquoest pas le juste tout en ne le connaissant pas soi-mecircme Pour cette raison

Polos deacuteclare la contradiction caduque et la justifie par une laquo faiblesse raquo de Gorgias Socrate

deacutecide donc drsquoinviter Polos agrave prendre la place de Gorgias afin de constater si lui aussi tomberait

dans une pareille contradiction

καὶ νῦν εἴ τι ἐγὼ καὶ Γοργίας ἐν τοῖς λόγοις σφαλλόμεθα σὺ παρὼν ἐπανόρθου δίκαιος δ᾽ εἶ καὶ ἐγὼ ἐθέλω τῶν ὡμολογημένων εἴ τί σοι δοκεῖ μὴ καλῶς ὡμολογῆσθαι ἀναθέσθαι ὅτι ἂν σὺ βούλῃ [hellip]

Ainsi en ce moment mecircme si dans nos propos agrave Gorgias et moi il y a quelque chose drsquoinexact corrige-nous tu le dois Et je veux si nous nous sommes mis drsquoaccord sur un point qui te paraicirct faux que tu me fasses rejouer mon coup [hellip]

(PLATON Gorgias 461c-d [trad modif LAFFITTE])

Lrsquoironie socratique est encore une fois une neacutecessiteacute face agrave un personnage indigneacute et en colegravere

lrsquoart de la conversation neacutecessite au preacutealable la reacuteintroduction drsquoune perspective de recherche

commune crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour lrsquointerlocuteur de Socrate agrave continuer le dialogue Nous

remarquons ici encore comment cette recherche de veacuteriteacute semble adopter un caractegravere ludique

(au sens premier du terme) La reacutefeacuterence au jeu de pions nrsquoest drsquoailleurs pas un hasard il est clair

que Socrate et les sophistes jouent le mecircme jeu mais pour des motifs diffeacuterents Ce moment peut

donner lrsquoimpression (volontaire) que Socrate nrsquoest plus alors en train de chercher la veacuteriteacute mais

srsquoamuse simplement agrave reacutefuter les thegraveses de ses interlocuteurs agrave la suite (agrave lrsquoimage drsquoun Gorgias

preacutetendant pouvoir reacutepondre agrave toute question) Cette interpreacutetation nrsquoest pourtant que partielle

car il apparaicirct au delagrave de la satisfaction immeacutediate de la reacutefutation que Socrate deacutesire

neacuteanmoins arriver agrave une position finale exempte de toute contradiction La suite du dialogue

appuiera davantage ce point comme nous le verrons

Cependant chose remarquable les rocircles srsquoinversent agrave cet instant et Socrate entre dans la

posture du Reacutepondant Lrsquoobjectif de Platon est compreacutehensible apregraves avoir critiqueacute la position

127

de Gorgias il convient maintenant pour Platon agrave travers la figure de lrsquoauteur drsquoavancer sa thegravese

Comme toujours chez Platon il nrsquoy a pas de hasard en vertu notamment du postulat theacuteacirctral tel

que nous lrsquoeacutevoquions parmi nos hypothegraveses de recherche Cette transition est agrave lrsquoeacutevidence une

rupture manifeste dans la maiumleutique comme art de la recherche de veacuteriteacute Socrate nous montre

alors comment il convient drsquoagir dans une telle situation Il faut flatter lrsquoadversaire et donner

lrsquoillusion que celui-ci a le dessus sur la situation bien souvent les dialogues se concluent par un

malaise chez lrsquointerlocuteur celui-ci nrsquoayant pas eacuteteacute capable de deacutefinir son propre objet Voilagrave

alors tout lrsquointeacuterecirct de ce passage faussement eacutelogieux de Socrate vis-agrave-vis de la jeunesse

qursquoincarne Polos et ougrave Socrate espegravererait voir celui-ci le laquo corriger raquo de ses erreurs Seul le

lecteur naiumlf pourrait prendre ce passage au pied de la lettre Platon joue drsquoailleurs beaucoup de

lrsquoironie socratique pour non seulement eacuteclairer ce que nous disions plus haut mais aussi pour

discreacutediter certains personnages aupregraves du lecteur Ici par exemple Polos apparaicirct clairement

comme un personnage peu enclin agrave la discussion et encore moins agrave discerner lrsquoironie de la

sinceacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence la recherche de veacuteriteacute sur le monde par delagrave les preacutejugeacutes sensibles ne

sera pas simple avec ce personnage Pourtant Socrate se sacrifie Comme il est eacutecrit dans la

Reacutepublique au livre VII le philosophe doit retourner dans la caverne pour sortir les autres de

leur ignorance Crsquoest cela que Socrate reacutealise devant nous en ne renonccedilant jamais au dialogue

mais en lui donnant des regravegles pour que celui-ci ait un sens 86

La regravegle principale que Socrate deacutesire imposer est cruciale elle deacutefinit la condition mecircme

du dialogue la micrologie (que nous opposons agrave la macrologie agrave savoir lrsquoart des longs

discours) Socrate demande agrave Polos de continuer lrsquoentretien par de courtes questions et reacuteponses

condition sine qua non de la recherche dialectique selon lui Comme eacutevoqueacute lors de la premiegravere

intervention de Polos avant lrsquoentretien avec Gorgias les longs discours ne reacutepondent pas aux

questions ils permettent uniquement de perdre lrsquoadversaire (dans un contexte agonistique) dans

les meacuteandres drsquoun raisonnement trop long agrave reacutefuter Il est neacutecessairement plus long de reacutefuter un

raisonnement que drsquoeacutenoncer le raisonnement fallacieux lui-mecircme La macrologie est donc agrave la

Lrsquoenreacutegimentation du dialogue lui donne agrave la fois une direction crsquoest-agrave-dire oriente la recherche et 86

dans le mecircme temps la justifie en lui attribuant une signification Nous jouons alors sur la polyseacutemie du sens en franccedilais Par ces regravegles le dialogue devient senseacute et censeacute

128

fois un moyen de faire perdre le cours du dialogue agrave lrsquoadversaire et aux auditeurs mais aussi un

habile moyen pour gagner du temps car il devient impossible pour lrsquoopposant de prendre assez

de temps pour reacutefuter la totaliteacute de la proposition initiale Pourtant quiconque a lu le Gorgias ne

peut que srsquoeacutetonner drsquoune pareille argumentation de la part de Socrate qui le plus souvent

monopolise la parole et qui finira mecircme le dialogue par ne plus que parler seul face au

deacutesinteacuteressement de Calliclegraves Neacuteanmoins il faut ici garder agrave lrsquoesprit qursquoil srsquoagit avant tout du

principe maiumleutique et que pour cette raison Socrate parle beaucoup mais pas trop

Bien que nous allions revenir dans la derniegravere partie de notre travail sur les monologues

socratiques de la fin du Gorgias nous pouvons deacutejagrave eacutevoquer la raison principale de cette

diffeacuterence de traitement la juste mesure Quand bien mecircme Socrate parlerait parfois beaucoup 87

plus que Polos Gorgias ou Calliclegraves il ne parle jamais trop Socrate est toujours soit dans son

raisonnement soit dans une ironie dont la viseacutee est seulement de maintenir les conditions du

dialogue Agrave lrsquoinverse mecircme srsquoils parlent parfois peu il nrsquoempecircche que les sophistes ne sont pas

agrave chaque intervention dans le sens du dialogue lrsquoobjectif est avant tout pour eux de sortir

victorieux de lrsquoeacutechange Bien au contraire agrave de nombreuses reprises ceux-ci tentent de perturber

lrsquoauditoire et lrsquoadversaire afin de remporter la joute sans se preacuteoccuper de la justesse de leur

propos Plus preacuteciseacutement drsquoapregraves la conclusion de notre premier chapitre sur le fonctionnement

des joutes la veacuteriteacute des sophistes nrsquoest autre qursquoune simple strateacutegie gagnante En cela le simple

fait drsquoecirctre victorieux est un preuve temporaire de la veacuteraciteacute de lrsquoargumentation Cela ne

fonctionne plus chez Platon pour qui la veacuteriteacute nrsquoa drsquoautre juge que le reacuteel lui-mecircme Lrsquoexteacuterieur

de la caverne est le monde le plus reacuteel davantage reacuteel que les ombres projeteacutees sur le fond de la

salle La macrologie du sophiste (au sens geacuteneacuteral) est ainsi une strateacutegie dont lrsquounique objectif

est de deacutestabiliser lrsquoadversaire Crsquoest donc potentiellement une strateacutegie gagnante mais dans

lrsquooptique plus honnecircte de la recherche de veacuteriteacute comme absolu commun reacutesultant drsquoun effort de

dialogue cette macrologie est une consideacuterable perte de temps qursquoil faut impeacuterativement

eacuteradiquer Un bon dialogue repose sur la juste mesure du temps de parole mesure non pas

Agrave ne pas confondre avec la mesure du juste que nous allons aborder par la suite Nous nous inspirons 87

ici et pour la suite de maniegravere pousseacutee des travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot et notamment du chapitre VI de son ouvrage Platon lrsquoinvention de la philosophie deacutejagrave preacuteceacutedemment citeacute dans notre travail

129

arithmeacutetique (dureacutees toujours identiques) mais geacuteomeacutetrique (dureacutees toujours proportionnelles agrave

la neacutecessiteacute du propos) En cela les monologues socratiques de la fin du Gorgias respectent la

juste mesure quoique nous y reviendrons par la suite

Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b]

Nous nous concentrons maintenant sur un passage assez court et qui pourtant requiert une

vaste compreacutehension de lrsquoœuvre de Platon pour ecirctre pleinement abordeacute Apregraves un deacutebat

initialement sur la nature de la rheacutetorique Polos deacuteplace lrsquoobjet vers la puissance des orateurs

dans la citeacute Polos refuse cateacutegoriquement la critique de Socrate et deacuteclare que la supreacutematie de

la rheacutetorique vient de sa capaciteacute agrave rendre un homme tout-puissant dans la citeacute Il srsquoappuie alors

sur lrsquoargumentaire de Gorgias que lrsquoon trouve par exemple dans lrsquoEacuteloge drsquoHeacutelegravene et qursquoil vient

drsquoeacutenoncer (456a- 457c)

[hellip) la puissance eacuteminente de la rheacutetorique qui [] permet [au sophiste] dans le cadre drsquoun deacutebat public de lrsquoemporter sur nrsquoimporte qui y compris un speacutecialiste agrave nrsquoimporte quel sujet

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 171)

Il srsquoagit drsquoun argument de fait la deacutevaluation socratique est contredite par le constat empirique

de la toute puissance des rheacuteteurs dans la citeacute deacutemocratique ce qui a eacuteteacute eacutetabli par Gorgias agrave la

fin de la premiegravere joute Pour le rheacuteteur les plus grands hommes sont dans une citeacute

deacutemocratique les eacutequivalents des tyrans ceux-ci possegravedent droit de vie ou de mort sur les autres

citoyens Cette capaciteacute est lrsquoincarnation drsquoun pouvoir absolu pour Polos Pourtant Socrate

remarque que lrsquoassimilation de la puissance agrave un bien conduit les rheacuteteurs agrave nrsquoavoir aucune

puissance srsquoils ne peuvent atteindre un but valable La joute qui va suivre portera donc sur un

problegraveme de mesure opposant drsquoune part lrsquoargumentation empirique de Polos et lrsquoargumentation

rationnelle de Socrate (cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172)

Socrate va alors jouer le jeu de Polos afin de le contredire sur son propre terrain Il

commence par distinguer la connaissance rationnelle de lrsquoopinion Cet argument nrsquoest pas sans

rappeler le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature dont nous parlions un peu plus tocirct La

meacutethodologie eacuteleacuteate en grande partie agrave lrsquoœuvre dans la maiumleutique socratique passe par cette

130

distinction primordiale entre ce que les mortels croient et la veacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence lrsquoobjectif du

philosophe est de toujours deacutepasser lrsquoopinion afin de preacutetendre agrave une connaissance vraie sur le

monde Or le tyran comme le sophiste ne srsquoen tient qursquoagrave ses opinions et nrsquoa pas de jugement

vrai (au sens platonicien) sur le monde Ainsi ce dernier fait ce qursquoil croit ecirctre bien pour lui

mais nrsquoen a en fait aucune reacuteelle ideacutee Un homme preacutesenteacute comme theacuteorique et deacutepourvu

drsquointelligence laquo se tromperait presque ineacutevitablement et choisirait le pire pour lui raquo (SEacuteGUY-

DUCLOT 2014 172) Ainsi conclut Socrate quand bien mecircme la puissance serait un bien comme

le disait Polos cet homme incapable drsquoagir dans son propre inteacuterecirct serait incapable drsquoaller vers

un quelconque bien Lrsquoobjectif de la joute pour Socrate est donc le suivant prouver que le tyran

souffre drsquoune impuissance radicale (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172) En deacutemontrant ceci Socrate

reacutefutera Polos

Mais Polos refuse une distinction seacutemantique cruciale entre laquo faire ce que bon nous

semble raquo et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo Le rheacuteteur qursquoil est ne la refuse pas simplement mais en

profite pour rabaisser Socrate et traiter son argumentation de laquo pitoyable raquo Lagrave encore le

personnage de Socrate nous donne une leccedilon de patience et drsquoironie Bien plutocirct que de

srsquoeacutenerver Socrate reacutepond agrave Polos avec une fausse politesse eacutevidente Lrsquoobjectif est ici de ne pas

laisser le dialogue sombrer dans lrsquoeacuteristique qui reposerait plus sur des injures que sur des

arguments logiques Socrate parvient mecircme agrave revenir dans la position du questionneur (situation

ideacuteale puisque permettant de conduire lrsquoentretien bien plus facilement) En prenant lrsquoexemple

drsquoun malade prenant un meacutedicament non pas pour le plaisir de boire la potion mais pour son effet

curatif Socrate fait reconnaitre agrave Polos qursquoune action nrsquoest jamais faite pour elle-mecircme mais

seulement en vue de sa finaliteacute De la mecircme maniegravere les marins ne sillonnent pas les mers pour

le simple fait de sillonner les mers mais pour acqueacuterir des richesses Socrate opegravere ensuite une

tripartition entre les choses (dans le sens drsquoactions) quant agrave lrsquoeacutevaluation de leur viseacutee certaines

sont bonnes drsquoautres mauvaises et drsquoautres enfin neutres Polos reconnait cette division Mais

directement apregraves Socrate fait aussi conceacuteder agrave Polos que les actions neutres ne sont en fait

jamais une fin mais un moyen vers un bien Par exemple on ne marche pas pour marcher mais

pour se deacuteplacer aller agrave un endroit Ainsi mecircme si la marche en elle-mecircme est une activiteacute

consideacutereacutee comme neutre sa finaliteacute est celle drsquoune bonne action De la mecircme maniegravere Socrate

131

fait reconnaitre agrave Polos que mecircmes les pires actions telles que faire peacuterir un homme ou lrsquoexiler

ne sont jamais faites dans un autre but que notre propre bien Socrate vient ainsi de deacutefinir

quelque chose drsquoimportant pour la suite toute action bonne neutre ou mauvaise est toujours

accomplie dans le sens de ce que nous pensons pouvoir nous apporter un certain bien Par ce

raisonnement Socrate vient de lier intrinsegravequement toute action avec la volonteacute drsquoun bien

personnel pour lrsquoagent Cet eacuteleacutement est primordial il va permettre la mise en place des

paradoxes socratiques et par la suite la reacutefutation des positions de Polos

La distinction qursquoeffectue Socrate part du principe eacutetabli que toute action vise le bien pour

son agent Si le tyran dans sa toute puissance commet une action qui se reacutevegravele nuisible pour lui

alors il nrsquoa pas pu faire ce qursquoil voulait puisque celui-ci voulait neacutecessairement son propre bien

Nous voyons comment Platon joue avec la volonteacute ponctuelle drsquoune part et la volonteacute finale

drsquoautre part La volonteacute ponctuelle est lrsquoaction que lrsquohomme veut faire agrave un instant donneacute Mais

chaque action reacutesultant de la volonteacute ponctuelle srsquoinscrit dans un projet plus geacuteneacuteral de volonteacute

finale crsquoest-agrave-dire le bien de lrsquoagent En subordonnant toute volonteacute ponctuelle agrave la volonteacute

finale Socrate permet de distinguer clairement laquo faire ce que bon nous semble raquo (volonteacute

ponctuelle) et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo (volonteacute finale) Tout homme veut le bien mais son

ignorance ne lui permet pas toujours drsquoaccorder sa volonteacute ponctuelle et sa volonteacute finale La

critique de Socrate repose donc sur lrsquoignorance du rheacuteteur Le tyran qui ne sait pas peut tout

faire de faccedilon ponctuelle mais pas de faccedilon finale La connaissance du juste est neacutecessaire agrave

lrsquoomnipotence

Le rheacuteteur confond pouvoir et puissance potestas et potentia Le pouvoir est la reacutealiteacute du

tyran il srsquoagit de son champ drsquoaction son intensiteacute dans lrsquoacte En cela le tyran est lrsquohomme

avec le plus de pouvoir Le pouvoir rejoint lrsquoautoriteacute lrsquoeffet immeacutediat sur les autres La

puissance agrave lrsquoinverse est un rapport agrave soi passant par une connaissance du reacuteel Crsquoest agrave la fois un

savoir et une vertu Socrate est le personnage le plus puissant en accordant agrave la perfection ce

qursquoil veut agrave la reacutealiteacute du monde La fin de la puissance nrsquoest pas drsquoexercer un pouvoir sur autrui

mais sur soi Le sophiste absolu incarneacute par la suite par Calliclegraves est maitre de lrsquounivers sans

ecirctre maitre de lui-mecircme il est pur pouvoir La volonteacute de puissance implique de commander agrave ce

132

qui est en soi elle implique drsquoobeacuteir agrave ce qui est plus grand que soi Si nous deacutesirons ici prendre le

temps de la reacuteflexion sur ces notions de pouvoir et de puissance crsquoest avant tout pour insister sur

la faccedilon avec laquelle Platon parvient comme nous lrsquoeacutevoquions plus haut agrave joindre diffeacuterents

plans de sa penseacutee Comme nous lrsquoeacutevoquions la diffeacuterence entre le philosophe et le sophiste

repose dans sa pratique du dialogue sur la preacutesence pour le philosophe drsquoune finaliteacute deacutepassant

lrsquohorizon simple de la victoire de la joute oratoire De la mecircme maniegravere dans le Gorgias il

apparaicirct clairement que la distinction entre la puissance et le pouvoir relegraveve du mecircme problegraveme

Finalement tout ceci pourrait se reacutesumer agrave la partie de lrsquoacircme mise en avant selon le personnage

Dans le cas du philosophe toute lrsquoacircme est tourneacutee vers laquo les choses de lrsquointellect raquo (νοῦς) alors

que le tyran (crsquoest-agrave-dire le sophiste dans ce qursquoil est de plus extrecircme) tourne son acircme vers laquo les

plaisirs mateacuteriels raquo (ἐπιθυmicroία)

Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes

laquo Nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo La conclusion socratique semble intenable En effet

drsquoapregraves lrsquoensemble de ses positions Socrate semble deacutefendre lrsquoideacutee selon laquelle toute action a

pour finaliteacute le bien Mais la situation est indeacutefendable sur le plan juridique Comment peut-on

garder un systegraveme judiciaire reposant sur la responsabiliteacute des actes si toute injustice devient

neacutecessairement involontaire Ce problegraveme nrsquoen est pourtant pas un pour Platon nous deacutecidons

de regarder les thegraveses platoniciennes sous un aspect plus geacuteneacuteral En effet notre approche

dialogique nous a bien souvent conduit agrave ne voir dans les joutes socratiques que des strateacutegies

gagnantes vides de reacutealiteacutes Cependant le moment nous semble ici ideacuteal pour justifier au plan

large (crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble du corpus et non plus seulement drsquoune œuvre prise

isolement) que le personnage de Socrate est le vecteur de thegraveses platoniciennes Ces thegraveses

deacutepassent les apories de surface pour prendre un sens nouveau une fois pleinement remises dans

leur contexte

En vertu des thegraveses eacutenonceacutees dans lrsquoHippias mineur celui qui manque son objectif

volontairement est meilleur que celui qui le fait sans en avoir le choix Par exemple celui qui

court lentement par choix est un meilleur coureur que celui qui court lentement par neacutecessiteacute

133

mdash Ἐν δρόμῳ μὲν ἄρα πονηρότερος ὁ ἄκων κακὰ ἐργαζόμενος ἢ ὁ ἑκών mdash Ἐν δρόμῳ γε

mdash Dans la course celui qui fait un mauvais travail involontairement est plus mauvais que celui qui le fait volontairement mdash Oui dans la course

(PLATON Hippias mineur 374a)

Mais dans ce cas celui qui manquerait volontairement la justice de son action serait plus juste

que celui qui le ferait par erreur Lrsquohomicide volontaire serait par exemple moins grave que

lrsquohomicide involontaire du simple fait que dans le premier cas le criminel aurait eu conscience

de ce qursquoil eucirct fallu faire de juste mais aurait volontairement choisi lrsquoinjustice Nous voyons

combien la discussion entre Polos et Socrate est grave il ne srsquoagit plus simplement de deacutefinir

lrsquoactiviteacute des orateurs dans la citeacute mais de rendre raison drsquoun systegraveme juridique reposant sur

lrsquointentionnaliteacute des actes La distinction repose ici sur les deux termes preacuteceacutedemment citeacutes

laquo volontaire raquo (ἑκών [374a]) et laquo involontaire raquo (ἄκων) Le dialogue de lrsquoHippias mineur ne

propose ici aucune solution et se termine par une aporie Toutefois la difficulteacute est leveacutee dans un

autre dialogue le Protagoras (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 175)

ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν

Pour moi je suis agrave-peu-pregraves persuadeacute quaucun sage ne croit que qui que ce soit pegraveche de plein greacute et fait de propos deacutelibeacutereacute des actions honteuses et mauvaises mais ils savent tregraves bien que tous ceux qui commettent des actions de cette nature les commettent involontairement

(PLATON Protagoras 345d-e [trad modif COUSIN])

Le Gorgias se place donc agrave la suite de cette consideacuteration qui est que la volonteacute finale ne peut

ecirctre que le bien Il devient donc impossible de commettre une injustice involontairement ce qui

supprime de facto lrsquoaporie de lrsquoHippias mineur Mais cette solution qui supprime lrsquoinjustice

volontaire ne permet pas dans un systegraveme peacutenal de consideacuterer lrsquoinjustice involontaire comme

moins grave puisque lrsquoinjustice devient neacutecessairement involontaire Nous retrouvons ici lrsquoideacutee

deacutefendue par Aristote dans son Eacutethique agrave Nicomaque

134

ἔτι δὲ τί διαφέρει τῷ ἀκούσια εἶναι τὰ κατὰ λογισμὸν ἢ θυμὸν ἁμαρτηθέντα φευκτὰ μὲν γὰρ ἄμφω δοκεῖ δὲ οὐχ ἧττον ἀνθρωπικὰ εἶναι τὰ ἄλογα πάθη ὥστε καὶ αἱ πράξεις τοῦ ἀνθρώπου ltαἱgt ἀπὸ θυμοῦ καὶ ἐπιθυμίας ἄτοπον δὴ τὸ τιθέναι ἀκούσια ταῦτα

Et de plus quelle diffeacuterence fait-on si elles sont commises contre notre greacute entre les fautes de calcul et les fautes dues agrave lrsquoardeur Elles sont en effet agrave proscrire toutes les deux Or les fautes sans calcul semble-t-il ne sont pas moins humaines De sorte que sont aussi le fait de lrsquohomme les actions qui procegravedent de lrsquoardeur et de lrsquoappeacutetit Il est donc deacuteplaceacute de poser lagrave des actes non consentis

(ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque III 1 1111b1 [trad modif BODEacuteUumlS])

Nous devons alors nous tourner vers le dernier dialogue de Platon pour comprendre

comment sortir deacutefinitivement de lrsquoaporie et reacuteintroduire un systegraveme judiciaire capable drsquoagir

dans la citeacute Il srsquoagit des Lois IX

si nous voulons accorder le laquo nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo et les neacutecessiteacutes du systegraveme peacutenal nous ne pouvons affirmer qursquoil y a agrave la fois une injustice volontaire et une injustice involontaire Il srsquoagit drsquoun problegraveme dialectique tout reacuteside dans le choix de la bonne distinction agrave opeacuterer

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176)

Seacuteguy-Duclot remarque que la distinction ne repose plus sur lrsquoinjustice volontaire ou non mais

sur la notion de laquo dommage raquo (βλάβη [862a]) entre un dommage qui relegraveve de lrsquoinjustice et un

dommage qui nrsquoen relegraveve pas laquo Tout dommage nrsquoest pas une injustice il peut nrsquoecirctre qursquoun

dommage involontaire raquo (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176) Le lecteur devra alors remarquer la

pirouette fantastique opeacutereacutee par Platon qui plutocirct que de deacutemontrer que toute injustice est

involontaire deacutemontre agrave lrsquoinverse que lrsquoinjustice involontaire nrsquoexiste pas Ceci peut alors

sembler paradoxal et aller agrave lrsquoencontre de la thegravese deacutefendue plus tocirct consistant agrave renier

lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune volonteacute meacutechante Bien au contraire en srsquoappuyant sur la distinction que

nous avons preacuteceacutedemment eacutenonceacutee il apparaicirct clairement que tout le raisonnement repose sur les

ambiguiumlteacutes de certains mots La volonteacute nrsquoest pas simplement ce que lrsquoon deacutesire faire de maniegravere

immeacutediate mais ce vers quoi lrsquoon tend de maniegravere finale il srsquoagit de la diffeacuterence que nous

consideacuterions plus tocirct entre volonteacutes finale et ponctuelle Une injustice doit toujours ecirctre

volontaire puisque une injustice est la reacutesultante drsquoune action meacutediteacutee de maniegravere ponctuelle

135

comme moyen drsquoatteindre le bien Lrsquoinjustice est donc la cause drsquoune ignorance de la part de

lrsquoagent incapable de comprendre le lien reacuteel entre son action immeacutediate et ses conseacutequences

ultimes Ecirctre injuste crsquoest ne pas savoir ce qui reacutesultera de notre action Les dommages en

revanche ne sont pas neacutecessairement lieacutes agrave la volonteacute de lrsquoagent Il existe des dommages

involontaires lorsque les conseacutequences de lrsquoaction sont totalement impreacutevisibles En revanche

lrsquoinjustice est toujours volontaire puisque elle est un autre nom pour un laquo mauvais jugement raquo

En suivant notre raisonnement le lecteur pourra ecirctre surpris drsquoy voir surgir un autre

paradoxe apparement plus dur encore agrave deacutepasser Si lrsquoinjustice ne relegraveve pas drsquoune mauvaise

volonteacute mais drsquoune ignorance du bien comment peut-on condamner un homme pour son

ignorance Le problegraveme semble persister et aucun des dialogues eacutetudieacutes nrsquoapporte de reacuteponse agrave

cette question Les lois amegravene un premier eacuteleacutement de reacuteponse Lrsquoinjustice trouve sa source dans

le laquo cœur raquo (θυmicroός [863b] le laquo plaisir raquo (ἡδονή) et lrsquolaquo ignorance raquo (ἄγνοια) Selon Platon

lrsquoinjustice prend place quand lrsquoignorance conduit agrave prendre un plaisir pour le bien Nous pouvons

alors sortir du paradoxe en rapprochant ce raisonnement de ce que nous avions conclu agrave la suite

du livre VI de la Reacutepublique En effet la tripartition de lrsquoacircme et le dualisme ontologique sont la

cause reacuteelle de lrsquoinjustice mais aussi de sa responsabilisation Le cœur comme expliqueacute dans le

Phegravedre est la source du choix de vie chez lrsquohomme Il faut donc que lrsquohomme tourne tout entier

son cœur vers la raison et reacutesiste agrave la distraction de lrsquoeacutetalon noir les deacutesirs

ὅταν δ᾽ οὖν ὁ ἡνίοχος ἰδὼν τὸ ἐρωτικὸν ὄμμα πᾶσαν αἰσθήσει διαθερμήνας τὴν ψυχήν γαργαλισμοῦ τε καὶ πόθου κέντρων ὑποπλησθῇ ὁ μὲν εὐπειθὴς τῷ ἡνιόχῳ τῶν ἵππων ἀεί τε καὶ τότε αἰδοῖ βιαζόμενος ἑαυτὸν κατέχει μὴ ἐπιπηδᾶν τῷ ἐρωμένῳ ὁ δὲ οὔτε κέντρων ἡνιοχικῶν οὔτε μάστιγος ἔτι ἐντρέπεται σκιρτῶν δὲ βίᾳ φέρεται καὶ πάντα πράγματα παρέχων τῷ σύζυγί τε καὶ ἡνιόχῳ ἀναγκάζει ἰέναι τε πρὸς τὰ παιδικὰ καὶ μνείαν ποιεῖσθαι τῆς τῶν ἀφροδισίων χάριτος

Quand la vue dun objet propre agrave exciter lamour agit sur le cocher embrase par les sens son acircme tout entiegravere et lui fait sentir laiguillon du deacutesir le coursier qui est soumis agrave son guide domineacute sans cesse et dans ce moment mecircme par les lois de la pudeur se retient dinsulter lobjet aimeacute mais lautre ne connaicirct deacutejagrave plus ni laiguillon ni le fouet il bondit emporteacute par une force indomptable cause les disgracircces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le joug et au cocher les entraicircne vers lobjet de ses deacutesirs et apregraves une volupteacute toute sensuelle

136

(PLATON Phegravedre 254a [trad modif COUSIN])

Lrsquohomme est donc responsable de ce vers quoi il se tourne De plus les plaisirs sont une

image deacuteteacuterioreacutee du bien dans le monde sensible Il y a donc une plus faible proportion drsquoecirctre

dans les plaisirs sensibles que dans les strates supeacuterieures des plaisirs intelligibles Lrsquoinjustice est

donc la reacutesultante drsquoune mauvaise orientation de lrsquoacircme conduisant lrsquohomme agrave prendre une image

sensible pour une reacutealiteacute intelligible

Nous en sommes responsables parce que la laquo ligne raquo de lrsquoecirctre est verticale et paradoxalement non lineacuteaire Le bien nrsquoest pas un terme quelconque il correspond au sommet agrave la fois de lrsquoecirctre et de la connaissance et pourtant du fait de la non-lineacuteariteacute nous sommes libres de ne pas le suivre Il y a donc non pas une neacutecessiteacute de connaissance mais un devoir de connaissance

(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 180)

Crsquoest drsquoapregraves ce laquo devoir de connaissance raquo que lrsquohomme peut juger et ecirctre jugeacute dans la citeacute Ce

que nous venons drsquoexpliquer ne couvre eacutevidemment pas la totaliteacute de la question morale chez

Platon loin srsquoen faut Cependant nous sommes deacutejagrave en possession de nombreux eacuteleacutements nous

permettant de comprendre de maniegravere plus claire le chemin parcouru Nous pouvons alors

repreacutesenter selon notre modegravele arborescent la totaliteacute du raisonnement effectueacute sur cette question

morale

137

FIG 17 REPREacuteSENTATION ARBORESCENTE DU PROBLEgraveME DE LrsquoINJUSTICE88

Cette repreacutesentation se lit du bas vers le haut La premiegravere aporie apparaicirct dans lrsquoHippias mineur

Socrate srsquoy interroge sur la diffeacuterence entre celui qui manque son but volontairement et celui qui

le manque involontairement Si cela fonctionne dans le cas de la course (un coureur qui va

volontairement lentement est meilleur qursquoun coureur condamneacute agrave ne pas aller vite) Socrate doit

reconnaitre que cela ne fonctionne plus dans le cas de la morale Tout du moins le problegraveme est

Nous utilisons dans cette repreacutesentation le symbole laquo perp raquo pour signaler une antilogie ou toute forme 88

drsquoinvaliditeacute du raisonnement (par exemple lrsquoincapaciteacute de juger un individu) On peut alors parler drsquoaporie plutocirct que drsquoantilogie

138

Hippias mineur

Protagoras

Lois IX

perp

perp

perp

perp

Gorgias

Reacutepublique Phegravedre

Celui qui commet une injustice volontairement est meilleur que celui qui le fait involontairement

Il est impossible de juger les hommes pour leurs actes car personne ne commet lrsquoinjustice volontairement

Toute injustice est

condamnable

Nul ne deacutesire lrsquoinjuste

comme finaliteacute mais

cer ta ins le deacutes irent

comme moyen

Lrsquohomme est responsable

de ce sur quoi il applique

son acircme

poseacute mais il ne trouve pas de reacuteponse satisfaisante Un eacuteleacutement de reacuteponse se trouve alors dans le

Protagoras ce qui permet de deacutepasser lrsquoaporie en eacuteclairant sous un autre jour le problegraveme La

thegravese deacuteveloppeacutee est la mecircme que celle qui sera reprise par la suite dans le Gorgias agrave savoir

qursquoen morale il est impossible de volontairement rater sa cible On ne peut pas viser ce que lrsquoon

ne considegravere pas ecirctre le bien ou agrave lrsquoinverse nos actions ne peuvent que viser ce que nous

consideacuterons ecirctre le bien Le problegraveme de lrsquoHippias mineur est donc en partie reacutesolu le problegraveme

nrsquoexiste pas Cependant une autre aporie fait son apparition dans ce cas comment peut-on

juger les hommes si ceux-ci ne peuvent que viser ce qursquoils considegraverent comme eacutetant le bien

Pour cette raison le Protagoras remplace une aporie theacuteorique par une aporie pragmatique Les

Lois IX nous donnent une reacuteponse mais agrave lrsquoextrecircme opposeacute de nos attentes Il ne srsquoagit plus de

faire la distinction entre injustice volontaire ou involontaire mais entre les dommages reacutesultant

drsquoune injustice ou non Ainsi Platon condamne tout dommage reacutesultant drsquoune injustice ce qui

est lrsquoinverse de ce que le lecteur imagine toute injustice est certes involontaire mais toute

injustice est condamnable La situation semble tout aussi aporeacutetique que preacuteceacutedemment quoique

les choses avancent Le Gorgias sans reacutepondre directement permet neacuteanmoins de percevoir la

penseacutee de Platon en filigrane il existe une distinction entre le moyen et la finaliteacute drsquoune action

On peut vouloir le mal comme un moyen pour arriver agrave ce que lrsquoon pense ecirctre le bien (comme

finaliteacute) Il est alors selon Platon condamnable de deacutesirer une action injuste mecircme dans

lrsquooptique finale du bien Pour justifier cette responsabiliteacute agrave deacutesirer lrsquoinjuste il faut enfin se

tourner vers la theacuteorie de lrsquoacircme dans la Reacutepublique et le Phegravedre Nous remarquons alors ce qui

fait lrsquouniciteacute et lrsquouniteacute de la thegravese platonicienne chaque raisonnement semble isolement

aporeacutetique Pourtant une fois reacuteinteacutegreacutees agrave un projet plus vaste plus large il devient clair que les

apories ne sont que des moments de la reacuteflexion Il est aussi remarquable que lrsquoaporie des Lois

trouve sa solution dans son double theacuteorique la Reacutepublique Lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutetait pas

lineacuteaire et toutes les reacuteponses ne se trouvent pas dans son dernier ouvrage Drsquoapregraves notre lecture

la Reacutepublique contient en elle les fondements theacuteoriques servant ainsi de reacuteponse aux autres

apories preacuteceacutedemment souleveacutees

Plus qursquoun simple choix visuel cette repreacutesentation arborescente vise selon nous agrave

montrer comment les apories locales disparaissent agrave lrsquoeacutechelle globale Nous le disions au deacutebut

139

de notre travail Platon est un dramaturge Dans ce cas il convient de lire un dialogue non pas

comme une piegravece entiegravere mais simplement comme une scegravene La succession des apories ou des

difficulteacutes ne repreacutesente pas la fin du raisonnement mais sa condition En cela lrsquoapproche de

Platon est dialectique car chaque problegraveme est consideacutereacute pour lui-mecircme puis replaceacute dans un

scheacutema de compreacutehension globale bien plus profond

140

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue

La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d]

Le dernier moment de notre travail portera sur la partie du dialogue entre Socrate et

Calliclegraves ainsi que sur le rocircle du mythe final dans la dialectique du Gorgias Bien que ce moment

soit le plus long dans le dialogue du Gorgias nous nrsquoy consacrerons pas autant de temps qursquoil

faudrait pour mener une analyse complegravete de ce passage En effet ayant deacutejagrave illustreacute le

fonctionnement de notre outil repreacutesentatif dans les deux preacuteceacutedentes parties nous preacutefeacuterons ici

nous consacrer aux caractegraveres plus uniques de lrsquoentretien entre Socrate et Calliclegraves agrave savoir le

rejet du dialogue par Calliclegraves ainsi que les recours mythologiques de Socrate Il semble en effet

neacutecessaire de srsquointerroger sur la preacutesence drsquoun mythe en guise de conclusion drsquoun dialogue

pourtant toujours plus rigoureux dans son application des regravegles de lrsquoeacutechange dialectique Nous

nous proposons de confronter le sens du mythe avec son contexte narratif afin drsquoen deacuteduire sa

viseacutee mais aussi son fonctionnement

Afin de comprendre la progression du dialogue nous devons dans un premier temps

comprendre les thegraveses avanceacutees par les deux partis Calliclegraves arrive agrave la suite de la reacutefutation de

Polos Ce que remarque drsquoembleacutee Calliclegraves crsquoest la valeur subversive des propos de Socrate

Pour Calliclegraves les thegraveses socratiques ne sont que des positions volontairement choquantes que

personne (pas mecircme Socrate) ne pourrait veacuteritablement consideacuterer comme vraie

Εἰπέ μοι ὦ Χαιρεφῶν σπουδάζει ταῦτα Σωκράτης ἢ παίζει 89

Dit moi Cheacutereacutephon Socrate est-il seacuterieux ou joue-t-il

(PLATON Gorgias 481b)

Il va en toute logique chercher parmi les preacuteceacutedents arguments de Polos la cause de sa

contradiction Cette erreur est en fait la mecircme chez Polos que chez Gorgias quelque temps

avant il srsquoagit drsquoun abus de conformisme (ou un manque de courage) qui les a empecirccheacute de

soutenir leur thegravese par honte laquo Il a eu honte de dire ce qursquoil pensait raquo (αἰσχυνθεὶς ἃ ἐνόει εἰπεῖν

[482e]) Calliclegraves en revanche ne srsquoembarrasse pas de sentiments il est plus laid de subir

Le terme laquo παίζει raquo est assez ambigu Ce dernier signifie agrave la fois jouer (litteacuteralement faire lrsquoenfant 89

laquo παῖς raquo) mais aussi se moquer (suivi de πρός)

141

lrsquoinjustice que de la commettre Cette honte reacutesulte de la preacutesence drsquoun auditoire et donc de la

pression de lrsquoopinion Il est impossible pour Gorgias et Polos de dire que Socrate a tort parce

que de pareils propos seraient risibles mdash voire condamnables mdash sur la place publique

Calliclegraves sort de la contradiction de Polos en invoquant la distinction entre

laquo nature raquo (φύσις [482e]) et laquo loi raquo (νόmicroος) Pour Calliclegraves Socrate piegravege ses interlocuteurs en

confondant nature et loi Ainsi commettre lrsquoinjustice est peut-ecirctre plus laid selon la loi mais pas

selon la nature les hommes fixent de maniegravere conventionnelle ce qui est laid Agrave lrsquoinverse dans

la nature ce jugement ne semble pas exister de la mecircme faccedilon la nature est par deacutefinition un

reacutefeacuterentiel hors des conventions Telle sera la position de Calliclegraves Dans cette perspective la

morale nrsquoest qursquoune ruse des faibles pour prendre le pouvoir sur les forts En fondant une justice

naturelle Calliclegraves deacutefend le droit du plus fort Il termine alors sa thegravese par la conseacutequence 90

ultime de sa position la philosophie nrsquoest qursquoune discipline intellectuelle qui ne saurait ecirctre la

finaliteacute de lrsquoeacuteducation des jeunes dans la citeacute Faire le choix de la philosophie crsquoest faire le choix

de la faiblesse voire laquo drsquoecirctre condamneacute agrave mort si [un individu malveillant] le voulait raquo ( [hellip] εἰ

βούλοιτο θανάτου σοι τιmicroᾶσθαι [486b])

Socrate reacutepond alors en preacutecisant lrsquoestime que ce dernier a pour un interlocuteur de la

qualiteacute de Calliclegraves

Εἰ χρυσῆν ἔχων ἐτύγχανον τὴν ψυχήν ὦ Καλλίκλεις οὐκ ἂν οἴει με ἅσμενον εὑρεῖν τούτων τινὰ τῶν λίθων ᾗ βασανίζουσιν τὸν χρυσόν [hellip]

Si je me trouvais ayant une acircme en or Calliclegraves ne crois-tu pas que je devrais me reacutejouir de trouver quelqursquoune de ces pierres par laquelle ils eacuteprouvent lrsquoor [hellip]

(PLATON Gorgias 486d)

Calliclegraves gracircce agrave ses positions theacuteoriques extrecircmes repreacutesente une chance pour Socrate Il est

lrsquounique moyen pour le philosophe de tester son art dialectique jusqursquoau bout gracircce agrave la

coheacuterence de ses preacutemisses par rapport au problegraveme de Polos Gorgias et Polos avaient fait 91

Il convient ici de remarquer combien la thegravese preacutesenteacutee est extrecircme et ne reflegravete pas ce qui serait une 90

laquo penseacutee sophistique raquo geacuteneacuterale chez Platon Dans La Reacutepublique I Thrasymaque deacutefinit les lois selon une approche qui se fonde davantage sur lrsquoempirisme et le pragmatisme les lois sont passeacutees et preacutevalent en soit elles sont un avantage mdash et non pas parce quelles iraient dans lrsquointeacuterecirct du plus fort

Cf supra I3 laquo La meacutethode eacuteleacuteate raquo la dokimasie comme test de validiteacute91

142

preuve de gegravene agrave lrsquoideacutee drsquoassumer la totaliteacute des conseacutequences logiques de leur position initiale

mdash qui ne portaient pas sur le mecircme sujet Mais Calliclegraves ne craint rien quant agrave lrsquoavantage de la

rheacutetorique pour la vie bonne il se permet drsquoaller au fond de sa penseacutee quitte agrave proposer un

monde sans autre fondement que la force

Comment peut-on comprendre ce rapport entre philosophie et sophistique Il semble

drsquoune part que le philosophe combatte avec ardeur les sophistes ce dernier doit agrave tout prix

eacuteradiquer leurs thegraveses afin de faire reacutegner un ideacuteal de justice dans la citeacute Pourtant il apparaicirct

comme un besoin pour le philosophe de se confronter agrave lrsquoextreacutemisme morale des sophistes afin

drsquoeacutevaluer ses propres thegraveses En drsquoautres termes le philosophe peut utiliser le sophiste car ce

dernier est un excellent moyen de tester la validiteacute des positions du philosophe

Lrsquoenjeu du dialogue pour le philosophe est donc double il faut soigner lrsquoautre de ses

mauvaises opinions en tentant de le convaincre et se soigner soi-mecircme en eacuteradiquant les thegraveses

invalides de notre raisonnement Pour ce faire il faut neacuteanmoins que le sophiste srsquoengage agrave

respecter les regravegles de lrsquoentretien dialectique Crsquoest lagrave toute la difficulteacute pour le philosophe le

seul apte agrave lui apporter un gain en veacuteriteacute est le sophiste mais ce dernier ne se laisse pas

facilement convaincre de participer agrave un tel exercice Il faut donc user de ruse (fausse naiumlveteacute

flatterie) pour conduire le sophiste agrave accepter de jouer le rocircle de lrsquoopposant Mais il faut de plus

user de ruse pour que ce dernier ne transforme pas le dialogue en une eacuteristique sans inteacuterecirct

Lrsquoironie socratique peut ainsi ecirctre deacutefinie comme lrsquoensemble des proceacutedeacutes hors du dialogue

mais qui rendent ce dialogue possible et feacutecond Le philosophe est condamneacute agrave revenir dans la

caverne pas seulement pour convaincre les autres mais pour se convaincre lui-mecircme drsquoecirctre sucircr

qursquoil ne confonde pas une ombre sensible avec une reacutealiteacute du monde intelligible Le sophiste en

vouant un culte aux ombres est le meilleur adversaire pour accomplir cette catharsis

intellectuelle

Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c]

Socrate remarque une ambivalence autour de la notion de force dans les propos de

Calliclegraves ce dernier confond laquo supeacuterieur raquo (τὸ κρεῖττον [488d]) laquo meilleur raquo (τὸ βέλτιον) et

143

laquo plus fort raquo (τὸ ἰσχυρότερον) Si la loi de nature place le pouvoir dans les mains des plus forts

alors la deacutemocratie est une eacutevolution naturelle de ce transfert de force En somme dans une

deacutemocratie il serait faux de dire que le pouvoir est deacutetenu par les faibles puisque la loi de nature

implique neacutecessairement que celui qui ait le pouvoir soit le plus fort Ainsi lrsquoordre de nature ne

peut qursquoecirctre neacutecessairement respecteacute puisque la force devient une condition a posteriori de

lrsquoapplication du pouvoir Pour le dire autrement avoir le pouvoir conduit neacutecessairement agrave ecirctre le

plus fort puisque la deacutefinition du plus fort est justement drsquoecirctre celui qui a le pouvoir La

deacutemocratie ne peut plus ecirctre le pouvoir des faibles la formule devient contradictoire

Il peut sembler ici que Socrate joue sur les mots mais cela nrsquoest pas vain Lrsquoobjectif de

Socrate contre Calliclegraves comme plus tocirct contre Gorgias et Polos est de pousser ses

interlocuteurs agrave preacuteciser le plus leur penseacutee Ainsi devient-il plus simple pour Socrate de mettre agrave

jour une contradiction dans lrsquoensemble des thegraveses de Calliclegraves

En poussant Calliclegraves agrave deacutefinir davantage sa penseacutee et plus preacuteciseacutement agrave deacutefinir avec un

maximum de rigueur son concept de force Socrate entrevoit la possibiliteacute drsquoy trouver une

contradiction pour la suite de lrsquoentretien Nous voyons comment lrsquoexercice du dialogue se

diffeacuterencie du simple discours de lrsquoorateur qui emploie des termes volontairement vagues et peu

deacutefinis afin de ne pas srsquoengager dans les conseacutequences de ses propos Ecirctre preacutecis crsquoest assumer

les conseacutequences logiques de ses propos Il faut donc parler peu mais parler bien (ce qui

srsquooppose agrave la macrologie de Polos par exemple mais pas au monologue de Socrate de la fin du

discours qui bien qursquoeacutetant parfois tregraves longs ne sont jamais trop longs selon Platon autrement

dit rien dans les propos de Socrate nrsquoest superficiel mais tout contribue soit au raisonnement en

lui-mecircme soit aux proceacutedeacutes meacuteta-dialogiques de maintien de lrsquoesprit dialectique)

Suite agrave cette remarque Calliclegraves explique que les plus forts seraient les plus laquo intelligents

et les plus courageux pour diriger une citeacute raquo (τοὺς φρονίmicroους εἰς τὰ τῆς πόλεως πράγmicroατα καὶ

ἀνδρείους [491c]) Cette intelligence comme qualiteacute agrave bien gouverner serait la raison pour

laquelle ces derniers profitent drsquoavantages dans la citeacute Agrave cela Socrate nuance le propos de son

adversaire srsquoil est eacutevident que la gouvernance revienne aux plus aptes agrave gouverner cela ne

devrait en rien justifier que ceux-ci jouissent de privilegraveges Il ne srsquoagit pas de gouverner dans son

144

inteacuterecirct personnel mais dans une perspective geacuteneacuterale dans laquo lrsquointeacuterecirct de tous raquo Entre alors une 92

nouvelle preacutecision de la part de Calliclegraves qui dans le cadre du dialogue amegravene en substance le

moyen de la reacutefutation finale (nous devons cependant rappeler combien lrsquoensemble de

lrsquoenchaicircnement du dialogue est en soi une suite neacutecessaire drsquohypothegraveses conduisant

systeacutematiquement agrave la deacutecouverte drsquoune antilogie lrsquoensemble du dialogue est le moyen de la

reacutefutation finale puisque chaque assertion repose sur la preacuteceacutedente et introduit la suivante)

Calliclegraves annonce que ceux qui gouvernent doivent jouir de privilegraveges dans la mesure ougrave il sont

laquo les plus ambitieux les plus deacutetermineacutes raquo Calliclegraves entend par lagrave que la gouvernance ne saurait

ecirctre reacuteduite agrave un simple savoir-faire il faut du deacutesir de la passion (surtout quand on pense au

contexte de la deacutemocratie atheacutenienne et de ses nombreux exemples de coups drsquoeacutetat crimes

politiques etc)

Il se fait alors de plus en plus sentir une certaine lassitude de Calliclegraves voire un

eacutenervement agrave reacutepondre aux thegraveses socratiques Ce moment nrsquoest pas anodin et si le caractegravere de

Calliclegraves preacutefigure son abandon du dialogue par la suite nous deacutesirons ici nous interroger quant

aux causes de cet eacutenervement Une observation du scheacutema dialogique est ici neacutecessaire

Calliclegraves reacutepondant aux questions poseacutees par Socrate fait des assertions Ces assertions ont pour

objectif drsquoecirctre geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre agrave mecircme de fonder une theacuteorie qui ne soit pas

restreintes agrave certaines conditions Socrate reacutecupegravere ensuite cette assertion et en teste la validiteacute

en prenant des exemples concrets Bien souvent ces exemples proviennent de la vie courante du

quotidien Le mouvement intellectuel est donc double Dans un premier temps lrsquoesprit srsquoeacutelegraveve

vers des theacuteories geacuteneacuterales (la tradition dirait des Ideacutees) puis dans un second temps lrsquoesprit

redescend et applique au reacuteel ces theacuteories Lrsquoeacutenervement de Calliclegraves survient alors quand

Socrate applique les theacuteories de son interlocuteur agrave des exemples triviaux peu glorieux Alors

que la discussion porte sur des concepts de la plus haute importante comme le bien ou le beau

Socrate confronte les theacuteories ainsi fondeacutees agrave des cas bien particuliers tels que les cordonnier ou

les malades chez le meacutedecin Il y a un retour vers le reacuteel une neacutecessiteacute pour Socrate que la

Lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral eacutevoqueacute ici par Socrate nrsquoest pas sans rappeler ce que sera le laquo bien commun raquo chez 92

Rousseau

145

penseacutee prenne place dans notre monde et ne reste pas seulement au niveau purement theacuteorique

Calliclegraves ne supporte pas ce retour vers le reacuteel et voudrait rester au plan purement speacuteculatif

Il est assez paradoxal de voir comment Platon que la tradition a deacutefini comme le penseur

du ceacuteleste celui qui pointe le ciel du doigt est en fait le philosophe du banal du vulgaire (au

sens latin) La philosophie de Platon nrsquoest pas seulement une contemplation de ce que le monde

devrait ecirctre et ce qursquoimporte comment il est mais bien la penseacutee de ce que le monde est Que

lrsquoon songe agrave Rousseau qui introduit son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute

parmi les hommes en deacuteclarant laquo Commenccedilons donc par eacutecarter tous les faits raquo (ROUSSEAU

1754) Agrave lrsquoinverse Platon pense le monde dans sa totaliteacute et dans sa reacutealiteacute La philosophie nait

chez Platon de cette friction entre lrsquoinfiniment petit et lrsquoinfiniment grand Si cette friction est

feacuteconde chez le philosophe elle est en revanche tregraves douloureuse pour son adversaire Que nous

pensions une fois encore agrave lrsquoimage de la pierre de touche pour eacutevaluer lrsquoor de lrsquoacircme de Socrate

il convient de rayer lrsquoacircme de Calliclegraves ou de supposer que celui-ci soit plus fort que Socrate

Par la suite Socrate effectue un deacutecalage profond de lrsquoaction de gouverner les autres agrave

celle de se gouverner soi-mecircme Cette ambition comme laquo volonteacute de puissance raquo pour 93

paraphraser Nietzsche nrsquoest-elle pas la preuve drsquoune incapaciteacute agrave reacutesister agrave ses deacutesirs En faisant

de cette laquo ambition raquo la qualiteacute des grands hommes Calliclegraves est dans lrsquoeacuteloge de lrsquointempeacuterance

Or il existe pour Socrate une correacutelation neacutecessaire entre tempeacuterance et justice Degraves lors crsquoest

sur ce nouveau point que la suite du dialogue portera Peut-on gouverner aux autres sans pouvoir

se gouverner soi-mecircme Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduit finalement agrave une eacutevaluation de

lrsquoheacutedonisme comme principe de vie Comme agrave plusieurs reprises dans le dialogue nous voyons

comment se dessine en toile de fond les theacutematiques centrales drsquoautres grands dialogues

theacuteoriques notamment la Reacutepublique et le Phegravedre Il srsquoagit finalement de la question morale de

toute la penseacutee platonicienne qui se pose maintenant vaut-il mieux vivre selon la raison ou selon

Lrsquoideacutee selon laquelle Calliclegraves serait lrsquoincarnation de lrsquouumlbermensch nietzscheacuteen (faisant lrsquoeacuteloge de la 93

Wille zur Macht) nrsquoest pas nouvelle Cette lecture relegraveve pourtant selon nous drsquoune approche biaiseacutee de Nietzsche Si pour se deacutepasser le surhomme doit avoir compris ce qui deacutefinit pleinement laquo lrsquohomme raquo alors il apparaicirct clairement que Nietzsche ne deacutefend en rien une orientation de lrsquoacircme vers les ἐπιθυmicroία mais bien au contraire un rapport agrave la pleine compreacutehension de soi Dans le cas du Gorgias le seul personnage proposant le deacutepassement de soi par la compreacutehension de sa nature est Socrate (Γνῶθι σεαυτόν) Nous devons cependant preacuteciser combien laquo chercher Nietzsche raquo dans Platon est anachronique

146

les deacutesirs Nous connaissons deacutejagrave la reacuteponse que le dialogue apportera il existe pour Platon une

insatiabiliteacute neacutecessaire du deacutesir Il convient alors drsquoexercer son acircme agrave respecter sa partie la plus

noble afin de privileacutegier les plaisirs intellectuels Lrsquoexercice socratique nrsquoest donc pas une simple

recherche de veacuteriteacute mais possegravede aussi mdash et surtout mdash une porteacutee peacutedagogique Bien que les

recours de cette peacutedagogie puissent sembler contre productifs chez certains interlocuteurs la

honte et lrsquoironie ont pour vocation de solliciter chez lrsquoautre lrsquoenvie de la recherche de veacuteriteacute et

lrsquoabandon (dans une certaine mesure) des plaisirs uniquement mateacuteriels mdash ou charnels ce

qursquoillustra Socrate en preacutefeacuterant connaitre lrsquoacircme drsquoAlcibiade plutocirct que son corps et idem avec le

jeune Charmide

Enfin il convient de srsquointeacuteresser au premier recours mythologique du dialogue Socrate

pour illustrer son point prend pour reacutefeacuterence la fameuse image du tonneau des Danaiumldes Le

sage est dans un eacutetat drsquoautosuffisance ses tonneaux sont toujours parfaitement pleins Agrave

lrsquoinverse lrsquohomme deacutecrit par Calliclegraves agrave cause de son ambition radicale et de son deacutesir de

puissance est condamneacute agrave remplir eacuteternellement un tonneau dont le fond est perceacute Si la

meacutetaphore ne semble pas compliqueacutee agrave comprendre dans le contexte du dialogue il nous importe

cependant de comprendre la valeur que ce mythe peut avoir dans le cheminement dialectique Il

faut drsquoailleurs commencer par le plus important Calliclegraves ne sera pas convaincu par ce mythe

Pour ce dernier le plaisir ne consiste pas dans le fait drsquoavoir des tonneaux pleins mais

dans celui de les remplir Il faut donc toujours avoir un tonneau agrave remplir sans quoi cet

laquo asceacutetisme raquo incarneacute par le sage socratique conduirait les objets inertes agrave ecirctre les plus heureux

du monde Mais si le mythe ne permet pas ici de convaincre nous voyons cependant comment ce

dernier tente de persuader Nous caracteacuterisons ce scheacutema mythologique de persuasif Ce mythe

continue lrsquoexercice dialectique car il srsquointegravegre agrave lrsquoeacutevidence dans le cours du dialogue et soutient

une argumentation (agrave lrsquoinverse des mythes drsquoHeacutesiode par exemple qui nrsquoentrent pas dans une

dialectique mais dans un reacutecit du monde) Le mythe sert ici drsquoillustration il prolonge la reacuteflexion

par une image mais ne permet pas drsquoaller plus loin En drsquoautres termes le recours au mythe nrsquoest

pas neacutecessaire sur le plan de lrsquoargumentation mais est un recours psychologique permettant

drsquoillustrer simplement ce que lrsquoesprit peut avoir du mal agrave saisir Bien sucircr toute illustration est

147

incomplegravete puisque celle-ci nrsquoest que lrsquoimage du propos Il nrsquoy a donc pas agrave proprement parler de

gain sur le plan dialectique agrave travers le recours mythologique mais sinon un effort de

repreacutesentation

Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e]

Il existe pourtant un autre niveau de recours mythologique dans les œuvres de Platon Nous

faisons maintenant une ellipse dans le dialogue et voulons nous interroger sur la signification de

lrsquoabandon de Calliclegraves et comprendre comment le mythe eacutenonceacute par Socrate agrave la fin du dialogue

est un prolongement de lrsquoeffort dialectique dans un autre registre Le fait que Calliclegraves arrecircte

lrsquoentretien ne doit pas ecirctre perccedilu comme une deacutefaite de la part de Socrate mais plutocirct comme un

eacutechec Une deacutefaite dans le cadre eacuteristique drsquoune joute implique que les thegraveses deacutefendues laissent

apparaicirctre un caractegravere paradoxal Par exemple Gorgias et Polos ont eacuteteacute deacutefaits par Socrate dans

les premiegraveres parties du dialogue En revanche un eacutechec est la conseacutequence drsquoune incapaciteacute

pour quelqursquoun deacutesireux drsquoatteindre un absolu commun agrave maintenir son interlocuteur dans cette

recherche Pour le dire autrement le deacutepart de Calliclegraves nrsquoest pas la preuve que Socrate nrsquoa pas

raison mais la preuve que Socrate ne peut plus lui faire entendre raison En se murant dans le

silence Calliclegraves utilise son dernier recours contre lrsquoargumentaire de Socrate en refusant la

leacutegitimiteacute de la rationaliteacute Calliclegraves nrsquoest pas silencieux face agrave la personne de Socrate mais

plutocirct face au λόγος comme principe de raisonnement Il nrsquoest donc plus possible pour Socrate

drsquoappuyer davantage son argumentation sur des principes logiques

La position de Socrate est alors deacutelicate Drsquoune part le raisonnement en lui-mecircme est deacutejagrave

termineacute Les objectifs theacuteoriques ont eacuteteacute atteints et la deacutemonstration semble prouver que selon

tous les points de vue la rheacutetorique se doit de se subordonner agrave la justice (il est donc impossible

que la rheacutetorique dans son eacutetat actuel relegraveve drsquoun quelconque savoir mais bien plutocirct de la

flatterie) Drsquoautre part Calliclegraves refuse de continuer le dialogue or Gorgias et Polos ont eux

aussi deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutes On pourrait alors croire que Socrate pourrait simplement savourer sa

victoire et en rester lagrave Au contraire la reacuteaction de Calliclegraves est un problegraveme de taille pour

Socrate Cet acte de violence vient mettre un terme au dialogue et donc agrave la dialectique comme

moyen de recherche drsquoun absolu commun Il ne peut plus y avoir drsquoabsolu commun lorsque lrsquoon

148

est seul Si la deacutemonstration de Socrate est valide il nrsquoen reste pas moins que la recherche

dialectique de veacuteriteacute nrsquoest pas alleacutee jusqursquoau bout crsquoest-agrave-dire jusqursquoagrave lrsquoacceptation par

lrsquointerlocuteur de Socrate de la justesse de ses thegraveses Au contraire Calliclegraves est dans le rejet pur

et simple du travail accompli Le simple fait que le dialogue continue encore avec Socrate seul

simulant la suite drsquoun dialogue en faisant agrave la fois les questions et les reacuteponses prouve combien

pour ce dernier lrsquoexercice du dialogue deacutepasse la simple eacuteristique

Socrate ne propose cependant pas un exercice solitaire Il demande agrave lrsquoensemble de

lrsquoauditoire de lrsquoarrecircter pour lui signaler tout problegraveme ou invraisemblance dans son raisonnement

mdash ceci rendant drsquoailleurs les transitions entre les interlocuteurs successifs possibles (Polos reacuteagit

apregraves Gorgias Calliclegraves srsquoindigne apregraves Polos) Il srsquoagit ici de ce que nous pourrions appeler le

caractegravere neacutecessairement intersubjectif de la recherche de veacuteriteacute Socrate entame alors son

protreptique sous forme de profession de foi puis par un ultime recours au mythe Le terme

protreptique nrsquoest pas un choix anodin il marque la fin de la rationaliteacute du discours Il ne srsquoagit

plus de convaincre mais de persuader En rejetant le discours Calliclegraves a rejeteacute la rationaliteacute

Socrate deacutecide alors de continuer dans un autre registre celui de la persuasion par les sentiments

Crsquoest dans ce cadre protreptique de lrsquoexhortation agrave la vie philosophique que le dernier mythe

srsquoinscrit Le passage eschatologique preacutesenteacute comme hypotheacutetiquement vrai (puisque Socrate y

croit tout en sachant que Calliclegraves lrsquoentendra comme une simple fable) arrive pour ponctuer un

moment drsquoinvitation agrave lrsquointrospection cherchant agrave eacutebranler les sensibiliteacutes

Socrate propose ici drsquoenjamber le passage du λόγος si difficile agrave faire accepter agrave Calliclegraves

en lrsquoinvitant directement agrave entrevoir le plus haut niveau de lrsquoecirctre ougrave siegravege la justice deacutecoulant

directement du bien Agrave ce niveau de compreacutehension le recours au λόγος nrsquoest pas neacutecessaire

crsquoest pour cela que le discours ne peut se faire que sous forme drsquoimages afin drsquoaller directement

toucher lrsquoimaginaire de son interlocuteur Apregraves avoir fait une analyse psychologique de son

interlocuteur Socrate parvient agrave visualiser le lieu du bloquage empecircchant Calliclegraves de

reconnaitre pleinement une justice deacutecoulant du bien Socrate propose donc par le biais du

mythe de contourner ce mur symbolique Calliclegraves est prisonnier du monde des deacutesirs en

preacutesentant agrave Calliclegraves une image de ce que peut ecirctre le bien Socrate y voit le moyen de susciter

149

en lui le deacutesir de justice car lrsquoimage est le vecteur privileacutegieacute des deacutesirs Le mythe nrsquoest pas une

simple illustration du propos Cette fois il ne srsquoagit plus de penser (saisir) lrsquoanhypotheacutetique mais

de le vivre (dimension soteacuteriologique) Ici le mythe nrsquoa pas pour vocation agrave deacutepasser une aporie

mais agrave convertir les acircmes de ses interlocuteurs de nrsquoimporte quel moyen Si le protreptique

semble appartenir au registre des sophistes il nrsquoen est rien Et crsquoest parce que le mythe veut

convertir qursquoil nrsquoest jamais utiliseacutes avec les deacutejagrave convertis crsquoest-agrave-dire les Eacuteleacuteates Ainsi dans le

Parmeacutenide le Sophiste ou encore le Politique il nrsquoest pas neacutecessaire de recourir au mythe

puisque les deux interlocuteurs sont deacutejagrave convaincus du bien fondeacute de la recherche

150

VI CONCLUSION

Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme

Nous lrsquoavons vu agrave plusieurs reprises il est difficile de reacuteduire le systegraveme de Platon agrave un

ensemble de thegraveses sorties de tout contexte Agrave chaque interlocuteur il y aura une discussion et

quand bien mecircme le sujet serait identique entre deux dialogues crsquoest le rapport agrave lrsquoadversaire qui

faccedilonne les propos tenus par Socrate Reacutesultant agrave la fois drsquoune strateacutegie dialogique mais aussi

drsquoune eacutetude psychologique et du contexte de narration la progression du dialogue nrsquoest jamais

lineacuteaire Il faut parfois observer une longue digression avant de retrouver le cours du dialogue

comme nous lrsquoavons vu dans le Sophiste par exemple et dans drsquoautres cas la suite des

interlocuteurs peut mecircme faire changer la nature du dialogue mdash ce que nous avons illustreacute agrave

travers notre eacutetude du Gorgias Enfin le mythe peut parfois ecirctre utiliseacute pour illustrer une position

trop complexe agrave saisir uniquement par la raison ou parfois encore pour continuer de convaincre

lrsquoadversaire lorsque celui-ci semble refuser de continuer le dialogue selon une progression

purement rationnelle Cependant la plupart de ces divergences reacutesultent avant tout du type

drsquoadversaires preacutesents durant la joute Il convient donc lors de la lecture de faire un effort

drsquoanalyse de contexte que Platon nous donne agrave travers la theacuteacirctraliteacute du dialogue (plaisanteries

ironie sentiment de honte etc)

Le second point certainement le plus important de lrsquoensemble de ce travail est le fait que

le dialogue ne soit pas un simple choix de repreacutesentation litteacuteraire mais est un veacuteritable exercice

dont les reacutesultats ne peuvent pas ecirctre connus agrave lrsquoavance Contre Vlastos nous avons agrave plusieurs

reprises appuyeacute cette ideacutee selon laquelle lrsquoissue ne doit pas ecirctre consideacutereacutee comme certaine degraves le

deacutebut du dialogue et que Socrate ne ferait que promener mdash voire manipuler mdash ses interlocuteurs

afin de deacutefendre son propre point (une crypto-penseacutee platonicienne) Au contraire le dialogue se

fait toujours agrave deux (ou plus) et ce que Socrate annonce est toujours le fruit drsquoun rapport de force

entre les diffeacuterents participants du dialogue Notre outil repreacutesentatif est ainsi un meacutelange entre le

caractegravere tabulaire de la joute et lrsquoaspect arborescent drsquoun projet plus profond

151

Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees

Nous nous interrogions initialement sur deux aspects qui nrsquoen forment en reacutealiteacute qursquoun

seul quelle est la nature reacuteelle de la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon et

secondement comment cette dialectique est agrave lrsquoorigine de nombreuse mauvaises interpreacutetation

dans les œuvres de Platon Notre question initiale eacutetait de savoir srsquoil existait une deacutemarcation

claire et preacutecise entre des moments dialectiques et le cours du dialogue Nous nous demandions

si pareille dichotomie reposait sur une reacutealiteacute deacutejagrave preacutesente dans lrsquoesprit de lrsquoauteur ou si celle-ci

eacutetait uniquement le fruit drsquoune interpreacutetation posteacuterieure Le dernier moment de notre reacuteflexion

portait sur la distinction entre les deux figures primordiales du deacutebat le philosophe et le

sophiste Socrate face agrave Gorgias Durant notre travail nous avons agrave plusieurs reprises eacutevoqueacute des

similitudes dans la pratique des joutes oratoires entre philosophes et sophistes Notre deuxiegraveme

moment se terminait drsquoailleurs par cette interrogation cruciale la veacuteriteacute comme strateacutegie

gagnante nrsquoeacuteradique-t-elle pas toute eacuteventualiteacute de diffeacuterentiation entre le philosophe et le

sophiste Ce ne fut qursquoau terme drsquoune eacutetude plus approfondie sur les diffeacuterences de viseacutee entre

sophistes et philosophes que nous sommes parvenus agrave eacutevoquer la finaliteacute dudit exercice comme

critegravere de deacutemarcation fiable entre une dialectique philosophique en quecircte de veacuteriteacute et une

sophistique eacuteristique purement agonistique simplement reacutegie par le deacutesir de vaincre

Chez Platon la philosophie ne se reacutesume pas agrave des thegraveses abstraites que lrsquoon pourrait

deacutefendre de maniegravere totalement exteacuterieure agrave sa propre personne Au contraire il nrsquoy a en

philosophie que de lrsquoad hominem pour la simple raison que la philosophie est avant tout un choix

de vie un engagement dans lrsquoecirctre et dans la citeacute Le dialogue est lrsquounique moyen de jouer (agrave

entendre ici au sens theacuteacirctral) les ideacutees mais aussi les hommes qui les deacutefendent La dialectique de

Socrate nrsquoest pas une simple confrontation drsquoideacutees agrave lrsquoimage des joutes mais un combat entre

des hommes pour ce qursquoils sont ce qursquoils incarnent et ce pour quoi ils se deacutefendent En cela la

philosophie de Platon est toute entiegravere tourneacutee vers la probleacutematique politique Ecirctre philosophe

crsquoest deacutepasser sa condition agrave la fois pour soi mais aussi pour sa citeacute Tout comme lrsquohomme a un

devoir de connaitre le philosophe a un devoir de retourner dans la caverne pour deacutenoncer les

152

ombres Le philosophe est cette torpille deacutecrite dans le Meacutenon qui jouera son rocircle jusqursquoagrave la fin

quand bien mecircme cette fin devrait ecirctre la mort

Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel

Ce travail nous a permis drsquoadopter un regard diffeacuterent sur la dialectique platonicienne agrave la

fois en ce qui concerne sa meacutethode mais aussi dans ses perspectives Cependant un sujet

primordial nrsquoa pas mdash ou peu mdash eacuteteacute abordeacute durant nos recherches celui de la nature de

lrsquoanhypotheacutetique platonicien Plus haut degreacute de lrsquoecirctre connaissance ultime lrsquoanhypotheacutetique est

ce qui vient avant mecircme les principes matheacutematiques Agrave lrsquoeacutevidence il eut eacuteteacute maladroit et vain

de tenter drsquointeacutegrer une eacutetude sur lrsquoanhypotheacutetique dans le cadre de notre travail dont la

theacutematique preacutesentait deacutejagrave un spectre large en tentant de syntheacutetiser agrave la fois les aspects

dialogiques et les perspectives meacutetaphysiques de la meacutethode dialectique Neacuteanmoins nous ne

pouvons passer sous silence la neacutecessiteacute intellectuelle qui srsquoimposerait maintenant agrave nous et

invitons le lecteur agrave se demander si cet anhypotheacutetique est ou nrsquoest pas un savoir de nature

propositionnel Est-il possible selon Platon drsquoeacutenoncer agrave la maniegravere laquo sujet - copule - preacutedicat raquo un

savoir anhypotheacutetique Nous ne pouvons reacutepondre agrave cette question mais pensons qursquoune lecture

attentive du Timeacutee serait inteacuteressante agrave ce titre et permettrait de preacutetendre agrave une vision coheacuterente

de lrsquoensemble du systegraveme ontologique platonicien En effet nous avons choisi de nous

concentrer de maniegravere quasi exclusive sur la part eacuteleacuteate de la penseacutee platonicienne sans entrer

dans le deacutetail de son heacuteritage pythagoricien Cela repreacutesenterait une autre eacutetude agrave laquelle ce

travail aura servi drsquointroduction

153

REacuteFEacuteRENCES

Les textes de reacutefeacuterence sont seacutepareacutes en deux parties les reacutefeacuterences primaires sont

lrsquoensemble des œuvres citeacutees dans notre travail Les reacutefeacuterences secondaires constituent les autres

œuvres neacutecessaire agrave lrsquoeacutelaboration de notre travail mais jamais directement citeacutees

Primaires

ALQUIEacute Ferdinand 2010 Qursquoest-ce que comprendre un philosophe Paris la Table Ronde

ANOUILH Jean 2008 Antigone La Table ronde Paris La Table Ronde

BACHELARD Gaston 2000 La formation de lrsquoesprit scientifique Paris Librairie J Vrin

BERNARD Claude 1984 Introduction agrave leacutetude de la meacutedecine expeacuterimentale Paris 1865 reacuteeacuted

Flammarion 1984

BRISSON Luc 2011 Platon Le Parmeacutenide Paris Flammarion

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Librairie J Vrin

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Dialogue 53 (03) 435-64

COLLINGWOOD R G 1994 The Idea of History With Lectures 1926-1928 Revised Edition

edition Oxford Oxford Paperbacks

CORDERO Nestor-Luis 1991 laquo Les circonstances atteacutenuantes dans le parricide du Sophiste de

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colloque de la Villa Keacuterylos agrave Beaulieu-sur-Mer du 27 au 30 septembre 1990 Paris

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CORNU Philippe 2013 Le Bouddhisme une philosophie du bonheurthinsp thinsp 12 questions pour

comprendre la voie du Bouddha Paris Seuil

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commentaires par Louis-Andreacute Dorion ParisSainte-Foy VrinPresses de lrsquoUniversiteacute

de Laval

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DUMONT Jean-Paul 1991 Les eacutecoles preacutesocratiques Paris Gallimard

FEYEL Christophe 2006 laquo La dokimasia des animaux sacrifieacutes raquo Revue de philologie de

litteacuterature et dhistoire anciennes 12006 (Tome LXXX) p 33-55

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Online 2003 doi 10109301982354960030015

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FRONTEROTTA Francesco 2000 laquo Linterpreacutetation neacuteo-kantienne de la theacuteorie platonicienne des

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seacuterie tome 98 ndeg2 pp 318-340

GOURINAT Jean-Baptiste 2011 laquo Aristote et la laquothinsp logique formelle modernethinsp raquothinsp sur quelques

paradoxes de lrsquointerpreacutetation de Łukasiewicz raquo Philosophia Scientiae nᵒ 15-2

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IONESCO Eugegravene 1972 Rhinoceacuteros New edition Paris Gallimard

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LUKASIEWICZ Jan 2010 La Syllogistique drsquoAristote Traduit par Franccediloise CAUJOLLE-

ZASLAVVSKY Paris Vrin

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Flammarion

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octobre 2014

MIRCEA amp DUMEacuteZIL Eliade amp Georges 2004 Traiteacute drsquohistoire des religions Paris Payot

MONTAIGNE 2009 Les essais Paris Pocket

NIETZSCHE Friedrich 1987 Der Wille zur Macht Berneck Berneckthinsp Schwengeler

OrsquoBRIEN Denis 2008 laquo Beyond the Palethinsp an Open Letter to Alain Seacuteguy-Duclot raquo Revue des

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edition Londonthinsp New York Routledge

ROBIN Leacuteon 1940 Platonthinsp Oeuvres complegravetes Vol Tome 1 Paris Gallimard

ROSS William David 1930 Aristote Traduit par Dominique PARODI Payot

ROUSSEAU Jean-Jacques 2011 Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les

hommes Blaise BACHOFEN et Bruno BERNARDI Paris Flammarion

RYLE Gilbert 1994 Platorsquos Progress Thoemmes Press

SEacuteGUY-DUCLOT Alain 2014 Platon - LrsquoInvention de la philosophie Paris Belin Litteacuteratures et

revues

VAXELAIRE Jean-Louis 2014 Cratyle Hermogegravene et Saussure au XXIe siegravecle In SHS Web of

Conferences (Vol 8 pp 535-549) EDP Sciences

VERNANT Denis 2004 laquo Pour une logique dialogique de la veacuteridiciteacute raquo Cahiers de linguistique

franccedilaise 26 87-111

VEYNE Paul 2014 Les Grecs ont-ils cru agrave leurs mythesthinspthinsp Essai sur lrsquoimagination constituante

Paris Points

VLASTOS Gregory 1994 Socratic Studies Cambridge University Press

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Secondaires

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Parmenides Publishing

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Aristote Toulouse Eacuteditions Eacuteregraves 107-116 Traduction anglaise laquo Philosophy and

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67-85

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Ancient Philosophy vol 13 45-112

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Games in the Academy raquo dans G Primiero amp S Rahman (eds) Acts of Knowledge

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CASTELNEacuteRAC amp MARION Benoicirct amp Mathieu 2013 laquo Antilogic raquo Baltic International Yearbook

of Cognition Logic and Communication vol 8

CASTELNEacuteRAC Benoicirct 2013 laquo Gorgias et les joutes dialectiques lrsquoargument ontologique dans

le traiteacute Sur le non-ecirctre de Gorgias Premiegravere partie raquo Phoenix vol 67 263-283

CASTELNEacuteRAC amp FORTIN Benoicirct amp Mathieu 2014 En compagnie des Grecs Introduction agrave la

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dans la translatio studiorum agrave leacutepoque dAlbert le Grand Turnhout Brepols 5-30

GRIMAL Pierre La mythologie grecque Paris PUF 1953

LORENZEN P amp K LORENZ 1978 Dialogische Logik Darmstadt Wissenschafstliche

Buchgesellschaft Ruumlckert H 2001 laquo Why Dialogical Logic raquo dans H Wansing

(dir) Essays on Non-Classical Logic Singapore World Scientific 165-185

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Primiero amp S Rahman (dir) The Realism-Antirealism Debate in the Age of Alternative

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Selected Papers from the of the Ninth Symposium Platonicum L Brisson amp N Notomi

(eacuted) Sankt Augustin Academia Verlag 283-287

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DAIN A 1963 Grammaire grecque ERagon Paris

LALANDE Andreacute 2010 Vocabulaire technique et critique de la philosophie PUF Paris

MORFAUX Louis-Marie 1999 Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines Armand

Collin Paris

Traductions

BODEacuteUumlS R 2004 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque Flammarion Paris

BRISSON L 2008 Platon œuvres complegravetes Flammarion Paris

CANTO-SPERBER M 2003 Platon Gorgias Flammarion Paris

CHAMBRY E et COUSIN V 2012 Platon - Oeuvres Complegravetes Editions la Bibliothegraveque

Digitale

GENAILLE R 1965 Diogegravene Laeumlrce Vie doctrines et sentences des philosophes illustres

Garnier-Flammarion Paris

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MEUNIER M 1960 Platon Phegravedre ou de la beauteacute des acircmes Albin Michel Paris

PELLEGRIN P 2014 Aristote œuvres complegravetes Flammarion Paris

159

TABLE DES MATIEgraveRES

Reacutesumeacute ii

Abstract ii

Avant-propos iv

Format des citations viii

Remerciements ix

Index des figures x

Sommaire xi

I INTRODUCTION 1 1 Probleacutematique 1

Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne 1

Le caractegravere aporeacutetique 2

Le postulat theacuteacirctral 4

Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge 5

2 Meacutethodologie 9

De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques 9

Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique 12

II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 14 Socrate joue les beacuteotiens 14

1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide 16

La notion drsquoobstacle interpreacutetatif 16

Lrsquoobstacle historiographique 17

Subjectiviteacute de la traduction 19

Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation 21

Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute 22

2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon 24

Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon 24

Vlastos et le raisonnement apagogique 26

Critique de la position de Vlastos 29

Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon 33

3 La meacutethode eacuteleacuteate 36

160

Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide 36

Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique 40

Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide 44

Le laquo parricide raquo du Sophiste 48

Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie 51

III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 53 Dialogue dialectique et joute 53

1 La dialectique chez Aristote 57

Aristote pegravere de la logique 57

Opposition entre Topiques et Analytiques 58

La connaissance des principes premiers 63

La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne 64

2 La dialectique comme enreacutegimentation 67

Le tableau de pointage 67

Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate 69

3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux 73

Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante 73

Questionneur et Reacutepondant 74

Repreacutesentation tabulaire 76

Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique 78

IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 80 Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes 80

1 Contexte drsquoapparition de la dialectique 83

Rationalisme et antirationalisme 83

La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle 84

2 La figure du sophiste 90

Le personnage du Gorgias 90

Politique et rapport aux autres une affaire de contexte 93

Le deacutesir de connaissance du philosophe 97

La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique 100

161

V EacuteTUDES DE CAS 107 Lrsquoeacutepreuve du dialogue 107

1 Gorgias nature de la rheacutetorique 109

Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e] 109

Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e] 114

Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b] 117

Question sur le principe du tiers exclu 122

2 Polos et Socrate mesures et morale 126

De Gorgias agrave Polos [461b - 466a] 126

Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b] 130

Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes 133

3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue 141

La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d] 141

Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c] 143

Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e] 148

VI CONCLUSION 151 Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme 151

Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees 152

Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel 153

REacuteFEacuteRENCES 154 Primaires 154

Secondaires 157

Table des matiegraveres 160

162

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