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Police des Mœurs - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782258005440.pdf · régnait, dans le vaste parc, une chaleur orageuse, un peu électrique. Près des voitures,

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Police des Mœurs

DANS LA MÊME COLLECTION

Ces Dames au casse-pipe Jeux de Dames à Copenhague La Chasse aux femmes Les Madones de Barcelone.

DU MÊME AUTEUR

AUX PRESSES DE LA CITÉ

La Brigade des Moeurs : des inspecteurs racontent

Les dossiers brûlants de la Brigade des Mœurs

Les dossiers excitants de la Brigade des Mœurs

La Brigade des jeux

Les dossiers croustillants de la Brigade des Mœurs

ANDRÉ BURNAT PIERRE LUCAS

LES NYMPHES DE

SAINT-GERMAIN

PRESSES DE LA CITÉ PARIS

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions stricte- ment réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utili- sation collective », et, d'autre part, que les analyses et les courtes cita- tions dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'au- teur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa premier de l'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Presses de la Cité 1979.

ISBN 2 - 258 - 00544 - 2

CHAPITRE 1

Le chien semblait seul sous la lune. Il était attaché très court au milieu de la pelouse,

sur laquelle convergeaient les lumières des phares de plusieurs voitures garées à la limite des arbres. La seconde semaine du mois de juillet commençait et il régnait, dans le vaste parc, une chaleur orageuse, un peu électrique.

Près des voitures, sous les frondaisons bruissantes d 'un vent léger, une vingtaine de personnes, hommes et femmes, étaient massées, en petits groupes. On les devinait impatients et les propos qu'ils échangeaient à mi-voix ne semblaient intéresser ni ceux qui les pro- nonçaient ni ceux qui étaient censés les écouter.

Un grand jeune homme blond, vêtu d 'une chemise échancrée sur un torse musculeux, se détacha d 'un groupe et fit quelques pas afin de rejoindre un couple qui était resté près d 'une voiture, un peu à l'écart.

— Je ne vous ai jamais aperçu, je crois, dit-il. L'homme auquel il s'adressait paraissait avoir la

quarantaine. Il était assez corpulent et portait des lunettes.

« ...Un fonctionnaire », songea le jeune homme... Mais l 'autre répondait : — Non... Nous venons ici pour la première fois... — Ah ! bon... Et... qui vous a invité, si ce n'est pas

indiscret ?

— Pas du tout. Ce sont les Lancier-Beauchard. Vous savez, les sucres... Nous les avons connus grâce à un club d'échange de couples. Ce sont des gens charmants... Mais à la longue, n'est-ce pas ? fréquen- ter toujours le même couple, c'est un peu restreint comme horizon.

L'homme eut un petit sourire étriqué. — A vrai dire, c'est plutôt ma femme... Irène a un

tempérament... très aventureux. Le garçon s'inclina galamment... — Je vous félicite... Irène, vous êtes très belle... et

très troublante, très désirable. La jeune femme baissa les yeux. Elle avait de longs

cheveux châtains partagés par une raie qui lui don- nait un air sage de pensionnaire. D'ailleurs tout son comportement marquait une retenue angélique qui, d'ordinaire, fouettait le désir des mâles. D'un regard appuyé, le garçon la détaillait. Une robe légère dont la soie se tendait sur une poitrine un peu lourde, dont les pointes s'érigeaient sous le tissu mince. Un ventre bombé, de jolies jambes. Son mari paraissait très fier d'elle.

— Moi, c'est Eric, dit le garçon. — Et moi, Alexandre... Votre femme est avec

vous ? — Oui — il tendit le bras — C'est elle, là, avec

cette fille brune... Béatrice est hétérosexuelle, expli- qua-t-il.

— Que se passe-t-il, maintenant ? demanda Irène d'une voix un peu rauque. Qu'attend-on ?

— Ah ! c'est vrai, vous ne connaissez pas les rites... Eh bien ! nous attendons qu'Anubis, c'est le chien que vous voyez là, commence à aboyer à la lune. Le maître de maison — c'est ce barbu avec un collier d'or, là-bas — pense que la lune régit les amours des hommes. Ainsi il organise nos... petites fêtes lorsque la lune est pleine, comme cette nuit...

Remarquez, aujourd'hui, vous avez de la chance... Nous avons une nouvelle petite Isis...

— Une petite Isis ?... Le garçon ne cessait de regarder Irène. Il expli-

qua : — Une Isis, c'est une fille qui vient seule, ici, pour

la première fois. Elle doit se prêter à tout... et à tous... — A toutes aussi ?... interrogea Irène en baissant

les yeux. — Bien entendu... A cet instant, le chien leva son museau vers l'astre

qui brillait au-dessus des arbres et lança un long hurlement modulé. Un murmure de satisfaction exas- péré monta des groupes. Le barbu au collier d'or s'avança au milieu de la pelouse, en pleine lumière des phares. Il tenait par la main une fille très jeune, très mince, vêtue d'une robe blanche, dont la coupe de cheveux, extrêmement courte, accentuait encore l'apparence androgyne.

— Voici Isis, annonça le barbu. Une femme s'approcha de lui et lui tendit un fouet

à manche court et à longues lanières. Eric sentit contre lui le corps d'Irène qui frisson-

nait. — Il va la fouetter ? demanda la jeune femme en

haletant un peu. — C'est le rite... Mais il ne fait que la marquer

légèrement aux épaules. Ici, on ne pratique pas le sado-masochisme. — Il se pencha, effleura de ses lèvres l'oreille de sa voisine — Mais je connais un endroit où cela se fait, si ça vous intéresse. Personnel- lement, je te fesserais volontiers...

La jeune femme lui enfonça les ongles dans le poignet, mais ne répondit pas. Les yeux écarquillés, elle regardait intensément le brûlant spectacle.

D'un geste lent, la jeune Isis avait dégrafé sa robe dont le tissu s'était affaissé en corolle à ses pieds, et

restait là, immobile, aussi nue qu'au jour de sa nais- sance.

La dure lumière des phares sculptait son corps d'éphèbe, sa poitrine à peine marquée de deux bour- geons dardés, ses longues jambes de sportive et le triangle sombre comme un point d'orgue à la jonction des cuisses serrées.

Derrière elle, l'homme au collier d'or leva son fouet et par deux fois en abattit la lanière. Un frémissement parcourut l'assistance. Irène étouffa un cri et son mari se tourna vers Eric.

— Ces choses-là l'excitent beaucoup, je pense... L'assistance se gardait du moindre geste, du moin-

dre mouvement, et contemplait, oppressée, cette sta- tue de chair nue et vibrante qui pourrait, tout à l'heure, appartenir à chacun.

Une femme brune, plus impatiente, commença ce- pendant à remonter lentement sa jupe le long de ses cuisses. Ce fut comme un mystérieux signal. Presque sans bouger, glissant plutôt que marchant, des cou- ples se réunirent, se formèrent. Dans le silence que n'arrivait pas à troubler la brise d'été, on percevait de petits bruits, des glissements d'étoffe. Sans un mot, des hommes exhibaient leur sexe, des femmes leur nudité.

Eric avait glissé les mains sous la robe légère de sa voisine et se plaquait contre elle. Irène, le feu aux joues, sentait contre sa croupe se tendre une virilité que rien ne semblait pouvoir abattre...

— Attends, murmura-t-elle. Dans le cercle de lumière, la jeune Isis s'était mise à

genoux devant l'homme au bijou d'or. Son corps laiteux luisait comme une perle.

— Un saint... Elle vous damnerait un saint, mur- mura Alexandre, d'une voix d'extase.

L'homme s'était dénudé et les mains d'Isis remon- taient le long de ses jambes, puis ce fut sa bouche.

Elle parcourait les cuisses de l'homme de petits coups de langue qui déclenchaient dans son corps des se- cousses électriques. Les yeux fermés, les lèvres arron- dies, elle l'aspira. L'homme lui saisit la tête, l'empoi- gna aux cheveux et la plaqua contre son ventre. Un instant, le couple resta ainsi, presque immobile, puis, fauché par le désir, bascula dans l'herbe.

Un peu partout, à présent, des corps à demi dénu- dés chaviraient entre les arbres, à la limite de la zone d'ombre. Renversée et les cuisses ouvertes, Irène se prêtait docilement au désir d'Eric et son corps ondu- lait au rythme de son plaisir. Bientôt, un autre homme s'approcha et, sans rien dire, s'empara de sa bouche. Comblée, la jeune femme ferma les yeux...

Une rangée de lumières orange clignotait en travers du boulevard périphérique intérieur. Le commissaire divisionnaire Paul Charpin, de la Police des Mœurs, leva le pied de l'accélérateur et maugréa :

— Naturellement ! « Ils » ont fermé le « périf ». C'est bien notre veine !

Assis sur le siège à côté de lui, la Gitane rivée au coin des lèvres, son ami, le commissaire principal Pierre Griffon, fit un léger mouvement d'épaules.

— C'est bien normal, non. Il faut bien qu'« ils » nettoient un peu les tunnels. Puis n'oublie pas qu'il n'est pas loin d'une heure du matin et que nous sommes en juillet.

— Juillet ou non, il va falloir passer par les « Ma- réchaux » et se payer les feux rouges. Tu ne pourrais pas habiter le seizième, comme tout le monde ?... Et surtout avoir une voiture qui ne tombe pas en panne toutes les cinq minutes...

Pierre Griffon ne répondit pas et se contenta de

sourire. Dire que c'était lui, à la Grande Maison, qui passait pour être grincheux et avoir mauvais carac- tère !

— Tu sais, dit-il, ce n'était pas la peine de me reconduire. J'aurais pu prendre un taxi...

Invité à dîner chez son chef, qui habitait rue Pous- sin, Pierre Griffon, dont la voiture était au garage, avait voulu rentrer chez lui, à Montmartre, par ses propres moyens, mais Charpin avait insisté pour le raccompagner.

— De toute façon, reprit Griffon, ça va nous per- mettre de passer par la place Dauphine. Ce soir, avec ce beau temps, nos bons partouzards doivent encore tourner sec. Ç'a fait un grand moment que je ne suis pas allé y jeter un coup d'œil moi-même.

Charpin lui donna un coup de coude. — Tu ne peux pas éviter de penser au boulot

pendant cinq minutes, non ? Les deux hommes se connaissaient et s'appré-

ciaient depuis des années. C'était d'ailleurs au divi- sionnaire Charpin que Pierre Griffon, quinquagénaire solide comme un roc, mais qui avait atteint l'âge de la retraite — les années de guerre comptant double — avait dû sa réintégration dans son service d'origine, la Police des Mœurs.

Paul Charpin avait même réussi à faire accepter par le ministère, la création d'un petit commando autonome capable d'agir avec célérité et discrétion dans certains cas épineux où s'enlisait la lourde ma- chine administrative. Depuis plus de deux ans, Pierre Griffon animait, avec ses propres méthodes, pas tou- jours orthodoxes, et son caractère difficile, une petite équipe efficace, cela malgré les jalousies, les embû- ches et les tracasseries. Car le commando Griffon, ainsi qu'il était connu au quai des Orfèvres, n'avait en réalité aucune existence véritablement officielle et ne figurait sur aucun organigramme. C'était une « créa-

tion provisoire » et seuls les succès déjà remportés faisaient obstacle à sa dissolution.

— En ce moment, c'est plutôt calme, enchaînait Griffon qui suivait toujours son idée. Sur Paris, tout au moins, parce que la plupart de nos « clients » se prélassent sur la Côte d'Azur.

Charpin sourit. — Une bonne raison pour passer la main aux

gendarmes de Saint-Tropez ! Tu prends tes vacances en août ?

— Non. En août, c'est Savary et Leclerc qui par- tent. Je reste avec Gribo... Je partirai en septembre, voir ma sœur en Bourgogne. De toute façon, moi les vacances...

Paul Charpin ne répondit pas. Son ami était veuf et ne s'était jamais tout à fait remis de la disparition de sa femme. Seul, à présent, le travail comptait pour lui.

— Il y a pourtant quelque chose qui me tracasse, continuait Griffon. Oh ! ce n'est pas une bien grosse affaire, mais c'est quand même curieux...

— Quoi donc ? demanda Charpin. — Une équipe, ou plusieurs équipes, de jeunes

voyous, dont la spécialité est de s'introduire de force chez les femmes seules pour les violenter et les dévali- ser. Le bizarre, c'est que ce sont des acrobates : ils passent par les toits...

— Par les toits ? — Oui. Ils montent dans les combles des immeu-

bles et passent sur les toits. Là, ils longent les corni- ches, au risque de se rompre les os, fracturent les fenêtres et abusent des filles — souvent des petites bonnes ou des étudiantes étrangères — en les mena- çant avec des couteaux ou des rasoirs. J'ai vu plu- sieurs rapports de commissariats sur les agissements de cette bande, et encore, tu le sais comme moi,

1. Voir les précédents titres de la collection Police des Mœurs.

b e a u c o u p d e vic t imes n ' o s e n t pas p o r t e r p la inte dans les affaires de ce genre .

C h a r p i n h a u s s a les épaules . — Ouais . . . Mais tu sais auss i q u e ces his toires- là ,

c 'es t la boute i l le à l 'encre . Il fau t faire la p a r t d e la m y t h o m a n i e des filles, d e la...

C h a r p i n s ' i n t e r r o m p i t b r u s q u e m e n t c a r le m o t e u r de la vo i tu re toussotai t , hoque ta i t , c rachota i t , pu i s s ' a r rê ta i t souda in . Le d iv is ionnai re j u r a v io l emment .

— N o m d e Dieu ! Ça y est ! La voi ture , en t r a înée p a r son élan, r ou l a enco re

q u e l q u e s mè t re s , pu i s s toppa . — Ça y est q u o i ? d e m a n d a Griffon. — M a j a u g e ! J ' a i oubl ié qu ' e l l e était d é t r a q u é e . Je

n 'a i p lus d ' essence . — Tiens, dit Griffon, je croyais q u e tu avais u n e

voi ture qu i marcha i t , toi ! Der r iè re eux, des p h a r e s c l ignotèrent et il y e u t

m ê m e u n appe l d iscre t de klaxon. C h a r p i n était ver t d e rage. — T o m b e r en p a n n e ici ! Po r t e D a u p h i n e ! N o u s

a u t r e s ! Avec les p a r t o u z a r d s ! C 'es t pas vrai ! H e u r e u s e m e n t , la vo i tu re était d a n s la file exté-

r i eu r e d u « Cercle infernal » et Charp in , u s a n t jud i - c i e u s e m e n t d u d é m a r r e u r , réuss i t à faire p a r c o u r i r à son véhicule les q u e l q u e s m è t r e s qui le sépa ra ien t d u peti t t e r re -p le in l imitant le pa rk ing d u « Pavillon Dau- ph ine », o ù il p u t se g a r e r t an t b ien q u e mal .

— Bon, dit Griffon. Res te là, j e vais al ler c h e r c h e r u n b idon d ' essence . Il doit y avoi r u n e s ta t ion enco re ouver te , pas loin, je crois.

C h a r p i n r e g a r d a a u t o u r d e lui. Les vo i tu res qui les dépassa ien t ra lent issa ient e n c o r e l eu r a l lu re et les d e u x h o m m e s apercevaient , a u - d e s s u s des glaces baissées, des visages cur ieux .

— Tâche de ne pas t ra îner , grogna-t- i l . A la ré- flexion, le coin ne m e plaît pas te l lement .

— Tu n'avais qu'à prendre un autre chemin, ré- torqua Griffon avec la plus mauvaise foi du monde.

Puis il ouvrit la portière, descendit, alluma une cigarette et s'éloigna le long des bosquets, en direc- tion du boulevard Flandrin.

Resté seul, Charpin, toujours furieux, remonta sa glace côté circulation et alluma à son tour un petit cigare. C'était bien sa chance de tomber en panne dans ce secteur, à cette heure-ci de la nuit. Naturelle- ment, Griffon n'aurait rien de plus pressé que de raconter l'histoire aux collègues ! Il haussa les épaules et sourit dans sa moustache. C'était de bonne guerre et il en aurait fait tout autant, à sa place.

— Alors, mon gros loup, on est tout seul, ce soir ? Bobonne est en vacances !

La voix était jeune et féminine. Charpin tourna la tête. Penchés au-dessus de la vitre de la portière, côté trottoir, deux visages engageants le regardaient. Na- turellement, cette foire au plaisir attirait, outre les « amateurs » motorisés, les prostitués de tous sexes qui « tournaient » eux aussi, mais à pied, à la limite du bois. Cette voiture arrêtée, dans laquelle se trou- vait un homme seul et d'un certain âge, était une aubaine.

— Tu nous emmènes, chéri ? — C'était l'autre fille qui parlait — une petite rousse au visage rond et aux yeux faussement innocents — Tu verras comme j'ai un joli petit derrière.

— Le mien n'est pas mal non plus, enchaîna l'au- tre, une brunette aux cheveux frisés dont les pointes des seins tendaient agressivement un sweater trop étroit marqué University of Oklahoma. Et pour le devant, tu auras la surprise.

L'autre eut un rire pointu. — Elle s'épile... Elle a l'air d'un vrai bébé, tu

sais !... Paul Charpin hésitait entre la colère et le fou rire.

Si les deux petites putains savaient qu'elles faisaient leur baratin au grand patron des Mœurs, elles se- raient capables d'avoir une attaque, malgré leur jeune âge.

— Allez, dit-il, d'un air bougon, fichez-moi le camp ! La nursery va être fermée !

Les deux filles insistèrent. — On te plaît pas ?... Tu sais, on se fait des choses,

toutes les deux. Sûr que ça t'exciterait, mon gros loup !

— Et on serait tout plein mignonnes avec toi... Charpin perdait patience. Il eut l'idée de sortir sa

carte et la leur mettre sous le nez mais il se ravisa. Ce n'était pas son rôle et il aurait l'air fin, lui division- naire, d'amener lui-même deux pauvres petites tapi- neuses au poste de police de la rue de la Faisanderie.

— Fichez-moi le camp, répéta-t-il. D'abord je suis en panne...

La fille le regarda et haussa les épaules. — C'est en panne de défonceuse que t'es, oui,

vieux machin ! — Laisse tomber, dit l'autre. Tu vois bien que

c'est encore un pédé !... Elles rirent très fort et s'éloignèrent en tortillant du

fessier. Rouge de colère, Charpin remonta la glace, mais au

bout de quelques minutes, la fumée de son cigare le fit tousser. Avec cette chaleur, il étouffait et il allait se décider à rebaisser cette satanée glace — en maudis- sant Griffon qui ne revenait pas — lorsqu'il vit s'ap- procher un grand Noir qui, après une mimique peu équivoque, exhiba entre les pans de sa veste, un engin de taille plus que respectable qu'il agita d'un geste éloquent.

— Moi, c'est Tarzan, disait le Noir. Tu veux pas essayer Tarzan ?

Cette fois, c'en était trop. Charpin bondit de son

siège... ou plutôt voulut bondir de son siège, mais fut tout de suite arrêté par sa ceinture de sécurité. Il jura comme un païen, tâtonna pour libérer la boucle, jura encore. Le Noir le regardait, l'air engageant, puis brusquement se rajusta et se mit à courir. Charpin, surpris, le regarda s'enfuir.

« ...Quelle époque ! » pensa-t-il... Puis quelque chose l'alerta. Il se retourna. Une voiture venait de stopper juste devant la sienne et deux hommes jeu- nes, en chemise claire, s'approchaient de son véhi- cule. L'un deux tapota à la glace.

— Qu'est-ce que vous faites ici ? Pouvez pas circu- ler, non ?

Charpin baissa sa vitre. L'autre jeune homme se pencha.

— Police ! Vous avez vos papiers ? Aussi loin qu'il en avait souvenance, le commis-

sionnaire divisionnaire Paul Charpin ne s'était trouvé dans une situation plus ridicule.

— Je suis de la Maison, dit-il. Et je suis en panne... L'autre le regarda. — De la Maison... — Eh bien ! oui, de la Maison. Et mon ami est

parti... Il s'interrompit brusquement, comprenant ce que

l'expression « mon ami », en ce lieu, pouvait avoir d'équivoque. Sans plus rien dire, il sortit son porte- feuille et le présenta ouvert.

— Divisionnaire Charpin, dit-il. De la B,S.P. Les deux inspecteurs se regardèrent et l'un d'eux

porta un doigt à une coiffure imaginaire. — Pardonnez-nous, monsieur le divisionnaire, dit-

il. Mais... hein ! on pouvait pas savoir... avec tous les vicieux qu'il y a par ici...

1. Brigade des Stupéfiants et de la Prostitution, plus connue sous le nom de Police des Mœurs.

— Mais ne restez pas trop longtemps quand même... ajouta l'autre. Parce que si le chef passait, on serait forcés de faire un rapport...

Ils saluèrent encore et l 'un d'eux, avant de s'éloi- gner, lança d 'un ton goguenard :

— Et bonne soirée, monsieur le divisionnaire... Accablé, Charpin le regarda partir. — « ...Les petits salauds », grogna-t-il en se ren-

fonçant sur son siège. Devant lui, marchant au bord du trottoir et le bras

tendu par le poids du jerrican qu'il portait, Pierre Griffon s'avançait lentement. Charpin soupira. Il n'avait jamais été aussi heureux de revoir un collè- gue...

« Une Patte » était affalé sur une banquette d'angle, au fond du bistrot, serré entre une douzaine de gar- çons et de filles, Allemands ou Danois, encombrés de sacs à dos, de couvertures et de guitares. Il faisait assez sombre, malgré les lampes à abat-jour multico- lores, et la rumeur des conversations, faite de la plupart des idiomes du monde, bruissait comme une mer. L'air épais sentait la bière aigre, la pisse de chat, la sueur et, faiblement, le hachisch.

Une Patte — il avait été surnommé ainsi à cause de sa claudication — se sentait mal à l'aise au milieu de ces étrangers qui s'étaient, sans vergogne, installés à sa table, mais deux choses le retenaient. D'abord, un fond de verre de vin rouge, car il n'avait pas un sou en poche pour renouveler sa consommation. Ensuite, la fille.

Elles étaient trois ou quatre, mais une seule avait attiré son attention et il la fixait, les yeux un peu exorbités, sans cligner des paupières, comme fasciné.

Au coin de ses lèvres, une petite goutte de salive perlait.

Elle était belle. Elle était blonde. Elle ne devait pas avoir beaucoup plus de dix-sept, dix-huit ans. Elle était moulée dans un blue-jean mais surtout, elle portait une sorte de chemisier de grand-mère, un truc de coton blanc à petits volants, tellement échancré au col que, au moindre mouvement qu'elle faisait, Une Patte lui voyait un sein.

Il le voyait complètement, ce sein. Il était rond comme une petite pomme, d'un blanc nacré, avec une aréole à peine plus foncée et une jolie pointe rose, que le contact du tissu avait raidie.

Une Patte passait sa langue sur ses lèvres sèches. Naturellement, la petite salope avait remarqué qu'il la regardait. Naturellement, elle faisait exprès de lui laisser voir sa poitrine. Elle savait que ça l'excitait. Que ça l'excitait à en mourir...

Depuis tout à l'heure, Une Patte, la main plongée au fond de sa poche trouée, se caressait sous la table. Lentement, pour ne pas se faire remarquer. Et pour faire durer le plaisir... Cette garce aux yeux bleus... Cette petite allumeuse... Elle devait avoir deviné ce qu'il faisait sous la table... Ça devait l'exciter aussi... Il allait la posséder devant tout le monde... là, dans sa tête... comme d'habitude... Mais un jour il en possé- derait une pour de vrai, une petite salope d'allumeuse blonde... Il ne savait pas quand ni où, mais il le ferait. Il fallait qu'il le fasse... Il savait déjà comment il ferait... Il lui serrerait le cou, son joli petit cou blanc de petite salope allumeuse et quand elle ne bougerait plus, qu'il n'aurait plus peur qu'elle bouge, ou qu'elle se moque de lui, avec sa patte courte, il la prendrait. Comme un homme... Elle ne bougerait plus mais elle serait encore toute chaude, toute chaude... Pres- que vivante... Peut-être pas tout à fait morte... Peut- être...

et alla se soulager dans un réduit infect. Au moment où il reboutonnait son pantalon, un cri inhumain, un hurlement sans nom de bête égorgée le fit sursauter.

— Merde, jura-t-il. Qu'est-ce qu'il lui fait, ce con ?...

Inquiet, et se méfiant un peu des réactions imprévi- sibles du boiteux, il se précipita dans la pièce et s'immobilisa sur le seuil, les yeux agrandis.

Une Patte, vautré sur la fille qu'il avait renversée sur le sol, avait noué ses mains, crispées comme les serres d'un oiseau de proie, autour du cou de la malheureuse et serrait de toutes ses forces.

Chloé, le visage déjà injecté de sang, se débattait comme une possédée, mais sans réussir à se libérer de l'étreinte mortelle.

— Mais t'es fou, hurla la Tringle. Tu vas la tuer ! Il se précipita, essayant d'arracher le boiteux au

corps auquel il se cramponnait, mais n'y réussit pas. Tétanisés par la crise, les muscles d'Une Patte étaient devenus aussi durs que de l'acier.

Chloé perdait le souffle et le boiteux pesait sur elle en grognant des mots à peine distincts.

— Je la veux, cette salope... Je la veux comme l'autre... La belle petite blonde... la petite blonde de Malakoff.

En un éclair, la Tringle comprit ce que le forcené voulait dire ... C'était Une Patte qui avait étranglé la gamine du H.L.M... Il se sentit pâlir.

« ...Les flics, songea-t-il... c'était pas pour le No- taire... C'était pour lui... Je vais être frais, moi, dans tout ce chisbouk... »

A coups de poing et à coups de pied, il s'acharna sur le boiteux, réussissant finalement à lui faire lâ- cher prise. Une Patte, que la rage et le désir de meurtre rendaient presque insensible, le saisit par la jambe et lui mordit le mollet. La Tringle poussa un cri de douleur et, furieux, lui lança son pied dans la

poitrine. Le boiteux poussa un hurlement et s'effon- dra...

La Tringle, la sueur au front, se pencha sur la fille. Chloé, les yeux encore vitreux, reprenait péniblement sa respiration. La Tringle la souleva, lui tapotant les mains... Il fallait à toutes forces que cette môme se taise. Si elle racontait son histoire dans les bistrots de la rue Saint-Jacques, il allait être bon, c'était sûr...

— C'est rien, ma gosse, dit-il d'un ton câlin. Il a juste voulu se marrer...

Chloé passa sa main sur son cou douloureux, où les doigts d'Une Patte avaient laissé de larges marques rouges. Elle regarda son compagnon avec des yeux pleins de terreur et de haine.

— Se marrer... Il a voulu me tuer, oui ! — Mais non, il est un peu drôle, c'est tout... Il t'a

serré le kiki, d'accord, mais tu vas quand même pas en faire une pendule. On s'entend bien, toi et moi...

Chloé avala péniblement sa salive. — Arrête ton baratin et occupe-toi plutôt de ton

dingue... La Tringle, alerté, tourna la tête. Une Patte, ac-

croupi, fouillait fébrilement sous sa paillasse, comme pour y chercher un objet dissimulé. En trois enjam- bées, la Tringle le rejoignit, le repoussa d'une bour- rade, souleva le grabat et poussa une exclamation de surprise :

— Bon Dieu ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Il le voyait bien, ce que c'était, mais ne pouvait en

croire ses yeux. Là, soigneusement placé sur un jour- nal plié, maculé d'huile, reposait un pistolet automa- tique.

— Laisse ça, hurla Une Patte, c'est à moi ! La Tringle s'était emparé de l'engin. C'était une

arme de gros calibre, déjà ancienne, dont le bronzage avait disparu et dont les plaques de crosse étaient consolidées avec du sparadrap, mais qui paraissait

malgré tout en bon état. Il la soupesa, la faisant sauter dans sa paume avec une jubilation intense... Une arme !... Lui qui avait toujours rêvé d'avoir une arme, une vraie !

— Eh bien ! mon salaud, dit-il avec un accent nettement admiratif, je me demande où tu as bien pu faucher ça !

Une Patte, effondré, le regardait, les larmes aux yeux. Il tendit la main.

— Rends-le-moi, gémit-il d'une voix suppliante... J'suis infirme... J'peux en avoir besoin...

La Tringle secoua la tête et glissa l'arme dans le ceinturon de son jean.

— Tu parles que je vais te le rendre ! T'est bien trop toqué pour te balader avec un truc pareil, mon pauvre vieux !... Tu trouves que t'as pas déjà fait assez de conneries comme ça ?

CHAPITRE 12

Cécile Collot-Leroy rétrograda brusquement et freina... Fantomatique dans la pâle clarté de la lune naissante, un petit château d'eau dominait un mur écroulé...

Elle se pencha à la portière, plissa les yeux et scruta la plaque d'émail : Impasse des Hirondelles...

Elle en eut le souffle coupé. Alors que, désespérée, elle allait abandonner ses recherches, elle avait enfin trouvé !

Elle éteignit ses lanternes et regarda derrière elle. Quelques véhicules étaient garés dans la rue et les façades des maisons qu'elle apercevait alentour étaient obscures.

Elle attendit quelques instants, ne décela aucune voiture suspecte. Peut-être s'était-elle trompée, après tout...

Elle quitta l'Austin et s'engagea dans l'impasse, mettant en fuite une bande de chats. Dans le fond de la sente, des buissons hirsutes dissimulaient à demi un panneau branlant, marqué de lettres à moitié effacées.

Voitures d'occasion. Da Souza. Achat — Vente. La masure se dressait au bout du terrain, à moins

de cinquante mètres, derrière un amas d'épaves rouillées.

Cécile eut un pincement au cœur mais, sans hési- ter, s'engagea dans un terrain vague, avec, malgré tout, l'impression de basculer dans un autre uni- vers... Un univers inconnu et dangereux, que son frère avait délibérément choisi.

La lune marquait d'une plaque blême la façade pelée, mais on distinguait malgré tout des rais de lumière filtrant des fenêtres occultées.

Cécile monta les deux marches du perron, qu'une véranda à présent défoncée protégeait autrefois des intempéries, et frappa à la porte, timidement d'abord, puis plus fort.

Au bout de quelques minutes, elle perçut un pas traînant, irrégulier, et des grognements indistincts. Elle frappa encore. A l'intérieur, la lumière s'éteignit. Le cœur de Cécile battait la chamade, mais elle in- sista, cognant du pied contre le battant vermoulu.

Une voix grinçante lui parvint. — Tu vas arrêter ce boucan, non ? — Je veux parler à Antoine, cria Cécile, la bouche

près de la porte. — Y'a pas d'Antoine ici. Foutez le camp ! Cécile resta immobile, la sueur au front. Derrière la

porte, quelqu'un d'autre parlait. Elle tendit l'oreille. — ...se passe encore ?... Qui c'est ? — Une nénette... Elle demande un mec... — Ouvre, qu'on la mate un peu... Il y eut un grincement, puis le battant s'ouvrit

brusquement. Eblouie par la lumière brutale de l'am- poule veuve d'abat-jour, Cécile cligna des yeux... Un nabot torse nu, bancal et le visage ravagé de tics la considérait d'un œil torve. Puis sa physionomie chan- gea...

— Ben merde, alors ! articula-t-il. Un garçon maigre, qui s'était tenu dans l'ombre,

s'avança. — Qu'est-ce qui te prend ? Tu la connais ?

Une Patte se retourna. — Tu parles que je la connais, dit-il. C'est celle

que j'ai vue l'autre soir, aux Halles... La nana du Notaire... Une belle petite blonde...

La Tringle eut un curieux sourire. Il prit Cécile par le bras et la tira dans le vestibule...

Aussi brusquement qu'elle était apparue dans le rectangle de lumière, la mince silhouette féminine disparut, comme happée par une ombre plus noire.

Lionel Savary, tassé contre un squelette de voiture, se pencha vers Sophie Leclerc, accroupie près de lui.

— Cette fois, je crois que nous sommes arrivés... — Tu as vu quelque chose ? — Il me semble avoir aperçu deux garçons, en

ombres chinoises... Sophie se redressa, une lueur d'excitation dans les

prunelles. — Que fait-on ? On y va ? On les saute tout de

suite ? L'inspecteur Savary hésita. — C'est difficile à cette heure-ci... Il n'y a pas

flagrant délit... — L'article 76... Lionel haussa les épaules. — Tu vas leur demander une autorisation

écrite ?... Non. Je vais rester en planque et tu vas essayer de trouver une cabine téléphonique pour

1. Contrairement aux idées reçues, la procédure de perquisi- tion, en France, ne comporte pas le fameux « mandat » cher aux auteurs de romans policiers. Elle s'effectue de la façon suivante : immédiatement après un flagrant délit ; sur autoristion écrite du suspect ou grâce à une commission rogatoire délivrée par un juge d'instruction en vue d'un supplément d'enquête.

aver t i r le pa t ron . . . Il doi t ê t re a u b u r e a u e n t ra in de se ronger les ongles en a t t e n d a n t d e nos nouvel les . . . T u lui d i ras de veni r en vitesse. Il j u g e r a s u r place.

Sophie se redressa . — J a m a i s de la vie !

— C o m m e n t , j a m a i s d e la vie ? — Non ! A u c u n e r a i son q u e t u t i res la c o u v e r t u r e

à toi ! S'il doit se p a s s e r q u e l q u e chose , c ' e s t ici e t p a s dans u n e cab ine t é l é p h o n i q u e ! C 'es t p a r c e q u e je su is u n e fille q u e tu m e t iens r é g u l i è r e m e n t à l ' é ca r t ? Q u e tu m 'envo ies faire les c o u r s e s ? Je su is i n s p e c t e u r de police, je ne suis pas ta b o n n i c h e !

In ter loqué, Sava ry ba lbu t i a . — Mais q u ' e s t - c e qu i te p r e n d ? Je.. . Sophie était lancée. — Tu n 'es q u ' u n pha l loc ra t e c o m m e les a u t r e s !

Et pu i s je ne vais pas m e t r i m b a l e r t o u t e seule d a n s ce bled affreux, a u r i s q u e d e m e faire a t t a q u e r . J e su is u n e f emme , mo i !

L ' é n o r m i t é de cet te m a u v a i s e foi laissa Lionel p a n - tois, ma i s ce n 'é ta i t ce r tes pas le m o m e n t d ' e n t a m e r une discuss ion, s u r t o u t s u r d e parei l les bases . Il capi- tula, avec d ' a i l l eu r s la p le ine consc ience d e s a lâ- cheté. . . Et d i re q u e ces c h a r m a n t e s en fan t s faisaient , paraît- i l , par t ie d u « sexe faible »...

— C'es t bon , dit-il e n h a u s s a n t les épau les . Je vais faire le p lus vite possible. Mais si je p r e n d s la vo i tu re et q u e les o i seaux veulen t s ' envo le r ou . . .

— Sers- to i de ta tête de t e m p s e n t e m p s , c o u p a Sophie. Et d u po inçon d e ton canif . . . d a n s les p n e u s de l 'Austin. C o m m e ça, on ne c o u r r a pas de r i sques . . .

Lionel re t int u n sour i re . . . Em. . . E m p o i s o n n a n t e parfois, l ' i n spec t eu r Leclerc, m a i s d e la tête !

Agissez a u mieux, collègue, dit-il avec u n sé- r ieux forcé, et n 'hés i tez pas à p r e n d r e les init iat ives q u ' i m p o s e r a l ' évolut ion de la s i tuat ion. . .

Sophie le r e g a r d a se fondre d a n s l ' o m b r e de la

nuit... Des initiatives... Elle avait bien l'intention d'en prendre. Il s'agissait de la survie du service, après tout.

Elle ouvrit son sac et en sortit son pistolet régle- mentaire. Une arme peu puissante, mais cependant dangereuse à faible distance et dont elle se servait avec une habileté qui faisait l'admiration de la plupart de ses collègues mâles.

D'un geste décidé, elle tira la culasse en arrière et fit monter une balle dans le canon.

Dans la pièce enfumée, où Chloé, réfugiée dans un coin, essayait de se faire oublier, Cécile tenait tête aux deux garçons, qui la fixaient avec une curiosité mal- saine.

— Je vous répète que je suis la sœur d'Antoine... du Notaire... la sœur jumelle... Je suis venue l'avertir que la police le recherche. Vous recherche tous les trois peut-être... Je pense même que des flics m'ont suivie. J'ai tout fait pour les semer, mais on ne sait jamais...

La Tringle cligna de l'œil. — C'est vrai que tu lui ressembles, au Notaire...

Mais t'es bougrement plus gironde... Un vrai p'tit sucre... On en mangerait...

— Merci, dit Cécile, qui ne voulait pas laisser paraître son inquiétude, mais ce n'est peut-être pas le moment de songer à la bagatelle...

Une Patte tira la Tringle par la manche. — Elle a raison... Faut se barrer tout de suite,

nous autres... Je peux pas voir les flics, moi, tu sais bien...

— T'inquiète pas, coupa la Tringle. On va quand même pas filer comme des péteux. D'abord, tant que cette petite mignonne-là reste avec nous, on risque

pas grand-chose... Une otage, comme qui dirait... Tu vois ce que je veux dire ?

Cécile frappa du pied sur le sol poussiéreux. — Mais vous ne comprenez donc rien ! Il faut

prévenir mon frère ! Il m'a dit qu'il vivait ici... Quand doit-il rentrer ?

— T'énerve pas, ma petite chatte... Il rentre ou il rentre pas... Il est libre, ce garçon... Tout le monde est libre, ici... Et on a bien cinq minutes, non ?

— Cassons-nous, la Tringle, suppliait Une Patte. — Toi, nous emmerde pas ! On va d'abord causer

un peu, c'te petite poulette et moi... Il saisit Cécile par la taille, essayant de glisser sa

main dans l'encolure de son tee-shirt. Elle cria : — Laisse-moi tranquille, imbécile ! La Tringle ricana et, d'un geste sec, déchira le léger

tricot. Cécile lui donna un coup de pied dans les tibias et se dégagea...

— Fais gaffe, cria Une Patte, v'là le Notaire...

Lionel Savary se glissa dans le terrain vague et, sans bruit, alla retrouver Sophie Leclerc, toujours tapie derrière la carcasse de voiture.

— Ça y'est, commença-t-il, j'ai... Sophie lui fit signe de se taire.

Chut, dit-elle à voix basse. il y a un autre garçon qui vient d'arriver... Il est passé à côté de moi, mais je ne crois pas qu'il m'ait vue. Il a l'air complè- tement ivre...

On verra bien, souffla Lionel. De toute façon, le patron arrive...

La drogue, dont visiblement il avait abusé, amollis-

sait les traits du Notaire et faisait vaciller son regard. Dans le halo scintillant où baignaient toutes choses,

il ne vit d'abord que des silhouettes confuses. Puis sa vision s'affirma et il distingua Cécile, qui tentait de refermer sur sa poitrine son tee-shirt arraché...

— Pourquoi es-tu ici, ma petite chérie ? dit-il d'une voix douce... Je t'ai toujours dit de ne pas venir... Tu sais bien... « Vous qui entrez ici, abandon- nez toute espérance »... Ce sont les cercles de l'enfer... Il ne faut pas m'y suivre... Abyssus abyssum invocat1.

Cécile s'était précipitée vers lui. — Antoine ! Je t'en prie, remets-toi... Partons

d'ici... Vite... J'ai une voiture... La police va venir... Dans l'esprit cotonneux du Notaire, les mots glis-

saient sans laisser de trace... il souriait. — J'espère que vous n'avez pas fait peur à ma

petite sœur, vous autres ignobles... Parce que je vous tuerai... Toi surtout, Une Patte, misérable ver de terre... Ne bave pas sur ma petite sœur... La bave du crapaud...

Une Patte, en boitillant, s'était approché de la Trin- gle. Il fixait le Notaire avec des yeux brillants de haine.

— Tu ne me fais plus peur, pauvre pomme... dit- il.

D'un geste imprévisible, il arracha le pistolet passé dans la ceinture de la Tringle, rabattit le cran de sûreté et tira, tira encore.

Repoussé par l'impact des balles, Antoine Col lot- Leroy, dit le Notaire, fit deux pas hésitants en arrière. Une expression d'étonnement envahit son visage et il s'effondra comme une masse.

Cécile, avec un hurlement de folie, se jeta sur son corps ensanglanté...

1. L'abîme appelle l'abîme.

L 'écho des dé tona t ions v ib ra s o u r d e m e n t d a n s l ' a i r

immobi le . Puis il y e u t u n cri.. . Un cri d e bête. . . Son écho tintait enco re d a n s l eurs oreil les q u a n d

Lionel Sava ry et Soph ie Leclerc, s ans u n m o t , s ' é lan- cè ren t vers la ma i son . L ' u n et l ' a u t r e ava ien t le pis to- let à la ma in .

Le p remie r , Lionel gravi t les trois m a r c h e s d u p e r r o n et l ança son p ied à la h a u t e u r de la s e r r u r e . Le c h a m b r a n l e , v e r m o u l u , c r a q u a . D ' u n c o u p d ' é p a u l e , il enfonça le p a n n e a u . Au d e u x i è m e coup , la po r t e céda et Lionel, e m p o r t é p a r son élan, t r é b u c h a , j u r a et t o m b a à terre .

La l umiè re s 'é te igni t et u n c o u p d e feu c laqua . Un p la t ras t o m b a , a r r a c h é p a r u n e balle, j u s t e a u - d e s s u s de la tête de l ' i n spec teur .

Sophie, qu i ent ra i t , se p l a q u a con t r e la cloison. Elle d is t ingua, d é c o u p é e d a n s le c o n t r e - j o u r , u n e s i lhouet te c o u r t a u d e , u n e a r m e b r a q u é e . Elle t i r a d ' ins t inct , de la hanche , m a i s assez bas , p o u r ne p a s tuer . . .

Il y eu t u n gémis semen t , u n b r u i t d e chute . . . D a n s la pièce, u n e fille hur la i t . . .

Lionel se releva a lo r s q u e la b r u t a l e l u m i è r e des pha re s d ' u n e vo i tu re balayai t la façade . Des por t i è res c laquèren t . Sophie , le pistolet t o u j o u r s à la m a i n , se précipi ta s u r le seuil.

P ier re Griffon et Ju s t i n L o c a r d c o u r a i e n t vers elle, z igzaguant e n t r e les épaves rouil lées.

— Sophie, s ' éc r ia le c o m m i s s a i r e d ' u n e voix in- quiète, il y a de la casse ?

Un peu, pa t ron , je crois. . . Mais c ' e s t fini... V o u s arr ivez ap rè s la bataille. . .

Lorsque le commissaire Griffon et le journaliste Justin Locard pénétrèrent dans la masure, le specta- cle qui les y attendait les cloua sur place.

Trois corps gisaient sur le sol, au milieu des mégots et des déchets : celui de deux garçons, dont l'un gémissait doucement, et celui de Cécile Collot-Leroy, reconnaissable à son tee-shirt rayé rouge et blanc, sur lequel Sophie alla se pencher.

Lionel Savary finissait de maîtriser un grand gar- çon maigre qui se débattait et auquel il passa les menottes tandis qu'une autre fille, décoiffée et vêtue d'une robe indienne déchirée, hurlait sur le mode suraigu.

— Ces deux-là, c'est Une Patte et la Tringle, qu'ils s'appellent. C'est des assassins ! Ils m'ont violée ! Ils ont voulu m'étrangler...

Le garçon maigre se défendait d'une voix plaintive. — C'est pas vrai. Elle ment. Je l'ai pas violée. C'est

elle qu'en réclamait. Moi, j'ai jamais tué personne ! C'est lui, le boiteux. C'est un fou, un sadique... C'est lui l'assassin. Il a tué mon copain, là, tout de suite, devant moi, elle pourra vous le dire... C'est lui aussi qu'a tué la petite fille à Malakoff, puis le clochard à Maubert... Moi, j'ai rien fait... L'autre fille qu'est là, c'est la sœur du Notaire... Elle pourra aussi vous le dire... Je voulais juste rigoler un peu...

Chloé se cramponnait au bras de Savary, qui se dégagea.

— Toi, dit-il, il me semble t'avoir déjà vue quelque part ?

— C'est vrai, m'sieur l'inspecteur... J'vous con- nais... On s'est rencontrés à Saint-Séverin, même que je faisais pas de mal puisque vous m'avez donné des cigarettes. Lui, c'est un menteur. Vous pouvez me

croire. J'voulais pas et il m 'a fait ça de force, même que ça fait encore mal. Et l 'autre môme, sûr qu'elle allait y passer aussi, si son frangin il était pas arrivé...

— C'est pas vrai, coupa la Tringle. C'est pas vrai, je voulais juste rigoler, que je vous dis...

— Si, c'est vrai, m'sieur l'inspecteur. Le Notaire, je le connais, il est pas vache comme les autres. Il voulait pas qu 'on lui baise sa sœur, ça se comprend, non ! C'est pour ça qu'ils l'ont tué, les vaches... Re- gardez-la, la pauvre. Elle s'est évanouie...

Locard, qui était allé chercher son appareil photo- graphique, prenait clichés sur clichés, malgré Savary qui voulait s'interposer et répétait comme une lita- nie :

— Tu parles d 'un joli bordel, m a mère, un joli bordel.

— Ça suffit comme ç a , clama Pierre Griffon, excédé. On embarque tout le monde ! Lionel, toi qui sais où se trouve la cabine, va téléphoner au commis- sariat et à la permanence. Préviens aussi Charpin chez lui, réveille-le, je m'en fous, dis-lui qu 'on a sans doute coincé l'assassin de la petite Polonaise... De toute façon, qu'ils envoient le fourgon et l 'ambulance. Y'a du client pour tout le monde... Nous, la Crimi- nelle, l'hôpital, et peut-être la morgue...

Justin Locard jubilait. — Ben ! dis donc, papa, quand ça bouge avec toi,

ça bouge... J'suis peut-être pas encore couché, mais qu'est-ce que je me marre ! Tu vas voir ce que je vais te torcher. Y vont se régaler, tes tauliers !... Ça va le chatouiller, le délégué, fais-moi confiance !...

CHAPITRE 13

La veste de pyjama ouverte sur son torse massif où frisait une toison grise, une bouteille de whisky et un verre à portée de sa main, Justin Locard tapait fébri- lement son article, qu'un coursier devait venir pren- dre afin qu'il puisse paraître à la première édition du matin.

...Nous avançons par bonds, le commissaire Pierre Griffon et moi, quittant chacun, tour à tour, l'abri que nous offrent les carcasses rouillées des voitures. Mon- treuil, ce quartier où les honnêtes travailleurs se lèvent tôt, dort dans la quiétude de la nuit d'été. La lune, déjà haute, sculpte l'obscurité dans ses moindres détails. Devant nous, la façade lépreuse, aveugle, dresse sa muraille énigmatique. Mais le tueur nous a repérés. Un vasistas s'ouvre dans le toit...

— Attention, me souffle le commissaire. Une détonation claque, puis une autre. Le tueur a

ouvert le feu sur nous. Le commissaire fait un bond en avant, à découvert. Une balle miaule, ricoche en sifflant sur une épave. Je m'aplatis sur le sol. Coup par coup, le tueur vide son chargeur. Les projectiles tintent contre les ferrailles. Je relève la tête. Devant moi, j'aperçois le commissaire Griffon qui, malgré le feu du tueur dé- ment, et n 'écoutant que le sentiment du devoir, fonce brusquement dans le no man's land...

Justin Locard, d 'un geste preste, s'envoya dans le fond de la gorge le reste de son verre de scotch, haussa les épaules et couvrit de petits x les cinqs derniers mots...

— ...Jusqu'à la porte... Ça suffira, dit-il entre ses dents. C'est quand même pas Verdun...

Le commissaire divisionnaire Paul Charpin reposa le journal qui sentait encore l'encre fraîche et regarda son ami Griffon, assis de biais sur le bord du fauteuil.

— Eh bien ! dit-il, il t'a gâté, ton copain Locard... Pour du sensationnel, c'est du sensationnel...

Le soleil matinal éclairait gaiement le grand bureau du chef de la Police des Moeurs et, à travers la fenêtre ouverte, on entendait roucouler les pigeons de la place Dauphine.

Indifférent à cette atmosphère de vacances, Pierre Griffon haussa les épaules.

— Bidon, grommela-t-il, gêné. Tout était terminé lorsque nous sommes arrivés. Je vais d'ailleurs le préciser dans mon rapport...

— Tu aurais bien tort, coupa Charpin. Ton his- toire fait déjà un bruit terrible. Le délégué m'a télé- phoné. Il est aux anges. C'est exactement ce qu'il voulait : des cadavres, du sexe, et l'héroïsme modeste des fidèles serviteurs du devoir...

— Foutaise... — N'empêche que ce genre de fariboles va sauver

ton service, poursuivit le divisionnaire... Oh, bien sûr ! le délégué a fait une allusion à ton « sens très particulier de l'humour » mais je sais déjà qu'on va te rendre Gribovitch et qu'il est même question d'aug- menter l'effectif de ton équipe...

Griffon se renfrogna davantage. — C'èst bien cela l'administration, grinça-t-il en-

tre ses dents. On réussit une belle opération et l'on risque de se faire fiche à la porte, en revanche une pauvre histoire de routine...

— Routine ou pas, vous avez eu des résultats... L'assassin de la petite Brigitte découvert en moins de deux jours... Je peux te dire que notre copain Pacini en est vert de rage... De toi à moi... Comment ça se passe ?

Griffon fit une grimace lassée. — Comment veux-tu que ça se passe ? De la rou-

tine, je te dis, pas de quoi pavoiser, ah, non !... Rien que du ringard, du marloupin, du demi-sel, du dro- gué, de la michetonneuse... Henri Bréchu, dit la Trin- gle — entre parenthèses, il est évadé d'une maison de redressement — s'est mis à table sans difficulté. Pour tout dire, il a même fallu l'arrêter, si je puis dire. Il a tout avoué, les viols, les vols de voitures, les tortures. Naturellement, il charge ses complices, Antoine Col- lot-Leroy et Georges Sylvestre, dit Une Patte.

— Un malade mental, celui-là? interrogea Char- pin.

— Sans aucun doute. Il est prouvé qu'il a étranglé la petite Brigitte, qu'il a tenté d'étrangler une autre fille et qu'il a tiré sur Collot-Leroy. En revanche, et malgré les dires de Bréchu, je ne suis pas certain qu'il ait assassiné le clochard de Maubert... Il va falloir débrouiller ça à l'instruction... Moi, maintenant, j'ai remis tout ce beau monde au juge...

Griffon fit le geste de se laver les mains, puis alluma une Gitane, histoire de marquer que la con- versation lui déplaisait. Mais Charpin restait curieux.

— Les blessés... Ils sont à Cusco ? — Oui, répondit Griffon de mauvaise grâce. Syl-

vestre, dit Une Patte, n'a rien de grave. La cuisse

1. Salle de l'hôpital de l'Hôtel-Dieu où sont soignés, sous surveillance policière, les malfaiteurs blessés.

t raversée, sans t o u c h e r l ' a r tè re . On ne p o u r r a pas dire q u e m e s inspec teu r s font des c a r t o n s s u r les suspects . . .

— Et Col lot-Leroy ?... — Plus grave. . . Deux bal les d a n s la poi t r ine , d o n t

une logée à q u e l q u e s mi l l imè t res d e l ' aor te . . . Elle a été extrai te ce m a t i n et le b o u g r e , paraî t - i l , va s ' e n tirer. . . A propos , son pè re a d e m a n d é u n p e r m i s de visite...

Deux c o u p s discre ts f r appés à la p o r t e l ' i n t e r r o m - pirent .

— Oui, dit Charp in . L ' u n de r r i è r e l ' au t re , l ' i n s p e c t e u r Lionel S a v a r y et

Sophie Leclerc firent l eur e n t r é e d a n s le b u r e a u . Savary tenai t à la m a i n u n j o u r n a l plié.

— Mes respects , m o n s i e u r le d iv is ionnai re . Et m e s félicitations, m o n s i e u r le pr incipal . . . Je viens de lire cet article si pa lp i tan t et si bien d o c u m e n t é . . .

Charp in se m o r d a i t les lèvres p o u r ne p a s r i re , m a i s Sophie enchaîna i t :

— Cela a d û ê t re t rès é p r o u v a n t p o u r vous, m o n - s i eur le commis sa i r e . « . . . enfonçant la po r t e d ' u n c o u p d ' épau le , a u r i s q u e de recevo i r u n e ba l le m o r - telle d u tueur . . . » On en a la cha i r de poule . . .

— S û r q u e vous allez ê t re p r o p o s é p o u r la Légion d ' h o n n e u r , m o n s i e u r le c o m m i s s a i r e . . . Un exploit pa - reil...

Pierre Griffon passa les p o u c e s d a n s les e n t o u r n u - res de son gilet et se r e t o u r n a . Un écla i r d e gaie té brillait d a n s ses yeux gris.

— Mes petits enfants , dit-il en sou r i an t , vous ferez du mauva i s espri t l o r sque vous serez c o m m i s s a i r e principal . En a t t endan t , filez travail ler , et p lus vite

que ça ! Les vacances ne commençent que la semaine prochaine, que je sache...

IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN 7, bd Romain-Rol land - Montrouge.

Usine de la Flèche, le 10-05-1979. 1968-5 - N° d 'Edi teur 4050, 2 t r imestre 1979.