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POLITIQUE DE LA PEUR Jean-Paul Dollé Editions Léo Scheer | « Lignes » 2004/3 n° 15 | pages 109 à 118 ISSN 0988-5226 ISBN 2849380229 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes1-2004-3-page-109.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Jean-Paul Dollé, « Politique de la peur », Lignes 2004/3 (n° 15), p. 109-118. DOI 10.3917/lignes1.015.0109 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Léo Scheer. © Editions Léo Scheer. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.172.150.170 - 13/03/2016 15h24. © Editions Léo Scheer Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.172.150.170 - 13/03/2016 15h24. © Editions Léo Scheer

politique de la peur

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Page 1: politique de la peur

POLITIQUE DE LA PEURJean-Paul Dollé

Editions Léo Scheer | « Lignes »

2004/3 n° 15 | pages 109 à 118 ISSN 0988-5226ISBN 2849380229

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes1-2004-3-page-109.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Jean-Paul Dollé, « Politique de la peur », Lignes 2004/3 (n° 15), p. 109-118.DOI 10.3917/lignes1.015.0109--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Editions Léo Scheer.

© Editions Léo Scheer. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manièreque ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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JEAN-PAUL DOLLÉ

POLITIQUE DE LA PEUR

Parler de politique de la peur, n’est-ce pas énoncer ni plus ni moinsune lapalissade et faire preuve de redondance ?

Ne savons-nous pas depuis Hobbes que gouverner c’est gouvernerpar la peur, le fondement naturel du Droit et de l’État résidant dans lapeur de la mort violente ? Au commencement donc, il y a l’effroi , carau fond de l’homme gît le mal, c’est-à-dire qu’au fond de l’homme ily a de l’inhumain, autrement dit l’envie de meurtre (Freud trois sièclesplus tard parlera de pulsion de mort). D’où le rôle paradoxal de l’ÉtatLéviathan, quadruple figure de l’homme, du Dieu, de l’animal et de lamachine : celui de représenter de l’inhumain, dans lequel l’homme entant que réceptacle du mal absolu, doit projeter sa part maudite pours’humaniser. La peur panique qui étreint tout homme est à doubleentrée : peur que n’importe qui soit le tueur de n’importe qui, c’est-à-dire que chacun puisse être tour à tour tueur ou tué. Face à ce SouverainMal qu’est la mort « plus de mort », à savoir la mort violente, Hobbesn’oppose pas un Souverain Bien sous la forme, classique depuisAristote, du bon gouvernement mais, chose tout à fait nouvelle, indiced’un pessimisme métaphysique radical sur la condition humaine, ilinvente une figure mythique monstrueusement humaine – leLéviathan –, dans laquelle les hommes se projettent, seule manièreparadoxale pour eux de s’humaniser. En effet, ce qu’ils ont demonstrueux en eux, ils le reportent sur le pouvoir politique quiconcentre en lui le mal radical, la terreur pure, objet de la peurmaximum, qui a pour avantage de faire oublier aux hommes la peur

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qu’ils ont de la mort. Le gouvernement n’est donc en son essence quecontre-violence préventive. Au sens propre il est terreur, car il n’ad’autre légitimité que de terroriser ceux qui administrent la mortviolente à leurs semblables et, de ce fait même, les terrorise. En fait,l’État terreur concrétise le destin des hommes, celui d’une guerre sansfin de tous contre tous qui ne peut s’arrêter momentanément que pourautant que tous acceptent d’être terrorisés par plus terrorisant qu’eux.Ainsi peut être promue la seule égalité possible entre les mortels :l’obéissance absolue envers le Léviathan qui terrorise.

On comprend pourquoi Hobbes est devenu le théoricien préféré detous les partisans de la politique de la peur, qui s’émancipent des règlesélémentaires protégeant les libertés publiques, au motif de « terroriserles terroristes », comme le claironna en son temps l’illustre ministre del’Intérieur Pasqua. Il va sans dire que leur politique répressive se fichedu tiers comme du quart des considérations morales et métaphysiquesde Hobbes qui donnent à son œuvre une sombre grandeur.

En effet, s’il est bon de ne jamais oublier que c’est la peur qui estau fondement du contrat, base de tout pacte républicain et duconsensus démocratique, et que Hobbes a le grand mérite de tempérertoute possible euphorie démocratique en assignant à ce régime du vivreensemble sa vraie place – modeste mais absolument nécessaire –, cellede se substituer à la vie naturelle – « misérable, sale, animale etbrève » –, il est évident que la politique répressive mise en œuvre parles gouvernements des pays capitalistes, vainqueurs de leur confron-tation avec le camp socialiste, obéissent à de tout autres motifs que ladéfense de l’intégrité corporelle des citoyens, autrement dit del’Habeas Corpus. Les politiques dites de sécurité mises en œuvre parle gouvernement Raffarin en France, et celles conduites sur le planinternational par les USA, répondent à de tout autres mobiles, quiparticipent d’une stratégie globale que l’on pourrait désigner commecelle de « l’état de guerre permanent ».

Pour imposer sur la terre entière cette stratégie de « l’état de guerrepermanent » – ce en quoi consiste la globalisation appelée improprementmondialisation –, il faut que les dominants imposent l’idée que, lorsqu’ils

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attaquent un ennemi, ils ne font que riposter, et que lorsqu’ilsrépriment un groupe social, ils ne font que sanctionner des délits.Autrement dit, ils se présentent toujours dans la posture de l’agressésur la défensive qui, en dernière extrémité, recourt à la force légitime,bras armé du (bon) droit.

Pour comprendre cette stratégie il faut analyser les conditions et lescirconstances de l’apparition de cet « état de guerre permanent » etdéconstruire les mécanismes et les procédés de la construction d’un étatde phobie généralisée, forme moderne de la peur hobbesienne du « plusque mort », à l’époque de la domination actuelle de l’ordre marchand.

« L’état de guerre permanent » est mondial, mais ce n’est pas uneguerre mondiale comparable à la Première ou la Deuxième Guerremondiale, car il peut se dispenser de recourir aux moyens extrêmes misen œuvre pendant les deux guerres mondiales ; ni même comparable àla guerre froide, car le vainqueur de la guerre froide a gagné par k.o.debout. La défaite du camp socialiste ne signa pas la fin d’une guerreperdue, mais manifesta que le désir de la marchandise avait définiti-vement triomphé du désir de révolution. Un autre monde étaitimpossible. N’existait qu’un seul monde, celui de la dominationmarchande. La réunification de l’Allemagne illustra spectaculairementcette aspiration des peuples à habiter ce monde unifié où pouvait êtresatisfait le désir de marchandise et accessible la jouissance qu’elleprocurait. Tous voulaient s’inclure dans ce monde, y compris et peut-être surtout ceux qui, exclus, ne se battaient plus pour l’abattre maispour s’y intégrer.

Dans ces conditions, « l’état de guerre permanent » qui se substitueaux guerres mondiales dans le monde unifié de la marchandise doitprésenter tous les conflits comme mettant aux prises, non pas des Étatsou des peuples ennemis, mais des « États voyous » ou des « bandesinternationales criminelles », des associations terroristes multina-tionales, contre la « communauté internationale », violant de ce fait lalégalité internationale, ou se livrant à des crimes de guerre ou pire àdes crimes contre l’humanité. Bien entendu il ne s’agit pas de nier qu’ily a des États dictatoriaux, totalitaires, coupables de génocides et

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d’atrocités en tous genres – la Serbie de Milosevic et l’Irak de SaddamHussein en étant les derniers exemples, qui ne seront pas malheureu-sement les derniers à sévir dans notre monde globalisé –, ni que lanébuleuse terroriste islamiste commet des crimes contre l’humanité. Cequ’il s’agit d’analyser, c’est la manière dont la guerre a momentanémentdisparu du langage politique dans les pays capitalistes démocratiquesau profit d’une terminologie relevant soit de la criminologie, soit dudroit pénal, soit de l’humanitaire.

En effet « l’état de guerre permanent », c’est « l’état d’exception »auquel sont contraints les États démocratiques quand ils sont attaquéspar des ennemis qui ne respectent pas les règles de la guerre mais ontrecours à la subversion violente et se servent de la terreur – minoritaire –pour s’emparer du pouvoir ou, pire encore, installer le chaos. Face àcette violence pure, dont les motifs politiques rationnels sont absents,puisque aucune revendication précise ni aucun but de guerre n’esténoncé, si ce n’est l’expression d’une haine totale et le désir dedestruction de la démocratie, « l’Occident, les croisés et les Juifs » dansle cas de l’islamisme radical, ou le capitalisme dans le cas desmouvements d’inspiration plus laïque, les pays démocratiques sontamenés à enfreindre la légalité de l’état de paix et à restreindre considé-rablement le champ des libertés publiques. Le paradoxe de cet « étatde guerre permanent », c’est qu’il n’est pas la guerre, dont la durée estforcément limitée et qui se conclut nécessairement par une négociationy mettant fin ; il peut par conséquent se perpétuer de manière illimitée.Le paradoxe du moment de l’histoire que nous vivons, c’est que l’insé-curité ayant fait place à la guerre – en France il n’existe plus commenaguère un ministère de la Guerre, mais un ministère de la Défensenationale –, ce n’est plus de belligérance qu’il est question, maisd’opérations de sécurisation ou d’interposition. La France, encore unefois, avait montré la voie avec la « pacification » en Algérie qui masquamal, mais longtemps – sept ans – la guerre qu’elle fit à la majorité dupeuple algérien. Ces opérations de « sécurisation », de « pacification »,doivent être les plus courtes possible, exceptionnelles, puisqu’elles nevisent pas à changer la situation – comme les anciennes guerres qui

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visaient à obtenir un gain politique et à transformer l’état du monde –,mais à la maintenir en l’état (de fait) avant que des « terroristes »,appuyés plus ou moins par des États voyous, essayent de déstabilisercet état de paix recouvrée. Il faut donc « neutraliser », « éliminer » cetteminorité malfaisante qui agresse et terrorise la majorité des amis de lapaix. C’est l’affaire de peu de temps, le temps d’une opération « coupde poing » ; et si l’opération se prolonge un peu plus longtemps queprévu, ce n’est l’affaire que d’un « dernier quart d’heure », c’est-à-direpresque rien en regard de la quasi-éternité de la permanence du mondeunifié et pacifié constitué par la « communauté internationale ». Mais,malheureusement, ces quarts d’heure se répètent souvent, et un peupartout, de sorte que « l’état de guerre permanent » mondial dessineune étrange figure de régime de temporalité : le permanent de la paixtroublée, l’éphémère répétitif de l’insécurité.

Cette insécurité, bien entendu, existe à l’intérieur de chacun desÉtats « démocratiques » capitalistes, en butte à l’attaque de terroristes,ou plus exactement du Terroriste. De la même façon que personne nepeut nier qu’il existe une mouvance islamiste terroriste, personne nepeut nier qu’existent des criminels, des délinquants dans les paysdémocratiques, qui agressent, volent, violent, tuent, terrorisent descivils, des innocents, et qu’il est donc normal que l’État démocratiqueles réprime et les empêche de nuire.

Mais, de même que, paradoxalement, le déni de la guerre entre despuissances ennemies depuis la chute du mur de Berlin, a promu un « étatde guerre permanent » et illimité, le déni de la lutte des classes dans lespays capitalistes a criminalisé toute action politique qui visait ou, plusexactement, avait visé au renversement révolutionnaire de l’Étatexistant. Cette criminalisation de la lutte révolutionnaire a momenta-nément réussi. Les anciennes classes dangereuses ont disparu ; restentdes individus, des groupes, des bandes dangereuses.

De la même façon que, dans l’affrontement communauté interna-tionale (dirigée par l’hyperpuissance capitaliste USA)/Terrorisme,l’enjeu n’est pas – n’est plus – comme il put l’être un court instant, àl’époque où pouvait se penser – à défaut de se réaliser – la révolution

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mondiale, la lutte à mort entre l’ancien monde et un autre monde àcréer, mais la domination de ce seul monde-ci existant ; de la mêmefaçon, dans la confrontation entre les forces de l’ordre garantes del’ordre social et les délinquants et les hors-la-loi, les adversaires sebattent pour la même chose, la possession des mêmes biens. Ce quiles oppose c’est la place qu’ils occupent dans la société et non pas– non plus –, comme au temps de l’affrontement classe contre classe,l’acceptation ou le refus de la société. C’est la même société qu’ilsveulent, celle qu’exaltent les films d’Hollywood ou les sit-com etautres gangsta rap. Entre magnats et parrains, la frontière estperméable, et ce n’est certes pas un hasard si l’odyssée de la mafia jouele même rôle aux USA que celui que jouèrent, pour les pays de lavieille Europe, les chansons de geste. Gangsters, show-biz et bigbusiness s’entremêlent à l’âge mafieux du capitalisme financier. Argent« propre » et argent « sale » se retrouvent dans les mêmes placesfinancières et les mêmes paradis fiscaux. Les petits caïds ou les lascarsdes banlieues mélangent sans aucun problème dans leurs mythologiesdes figures qui peuvent paraître au premier abord inconciliables, maisqui sont tout à fait normales pour eux – de Ben Laden ou de gangsters,de beaux mecs flamboyants. De toute façon, il s’agit pour eux d’êtreles plus forts, de dominer territoires et bandes, de posséder bagnoles,fringues, villas comme dans les films, femmes esclaves, et quelquesfois, pour la bonne bouche, de sadiser les complices et de terroriserles concurrents. Il est bien loin le temps où les anarchistes pensaientque les délinquants étaient des prolétaires abusés qui avaientmomentanément choisi une voie erronée de révolte contre les vraiscriminels, c’est-à-dire les bourgeois, et qu’ils pouvaient être réintégrésdans le combat commun émancipateur pour les vraies valeurs, fortsd’une expérience d’illégalisme précieuse dans le combat révolu-tionnaire. La perspective s’est totalement inversée aujourd’hui et cequi reste de prolétariat dans les cités penche plutôt du côté de ce queMarx appelait le Lumpenproletariat, sans aucune tradition de luttecollective, mais au contraire fasciné – au point d’en devenir au besoinl’auxiliaire zélé – par le mode de vie de la fraction la plus voyante et

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la plus corrompue de la classe possédante. Comparaison pourcomparaison, la situation en France ressemble plus à celle des annéesde l’Empire de Napoléon III où, après la défaite sanglante de larévolution de juin 1848, la classe ouvrière parisienne vaincue pourlongtemps, Napoléon III put rassembler sous son nom et dans sesentreprises factieuses contre la république bourgeoise, l’avant-gardespéculative et aventurière du capitalisme et la pègre, composée d’unepartie de la bohème barricadienne reconvertie dans le banditisme etles chômeurs en mal d’argent vite gagné, reconvertis en hommes demain prêts à toutes les tueries.

À l’ère de la postmodernité hyperindividualiste, dans un ex-payscolonial comme la France, l’ancienne classe ouvrière – dont l’unitéfragile, jamais réellement existante mais imaginairement promue par lamission émancipatrice que lui avaient assignée les partis et les syndicatsqui s’en étaient institués les représentants – s’est définitivement scindéeentre, d’une part, sa partie protégée, relativement éduquée,suffisamment qualifiée pour conserver un emploi à l’âge du capitalismepostfordiste et, pour l’essentiel, de vieille ascendance française oueuropéenne et, d’autre part, sa partie émigrée, venue de l’ex-empirecolonial, peu ou mal intégrée, anciens O.S., manœuvres devenuschômeurs de longue durée, dont les enfants n’ont d’autre destin quede reproduire leur vie en pire. Le fossé s’est définitivement creusé, alorsque la proximité spatiale est restée très forte et les références à la mêmesociété de consommation de masses identiques.

Il en résulte une nouvelle conflictualité de proximité qui expliqueet en même temps engendre une violence diffuse et une phobiegénéralisée, terreau et prétexte sans fin d’une dialectique agression-répression, qui est à l’insécurité intérieure et au pouvoir de l’État en safonction judiciaire et policière ce que le terrorisme et le climat de « l’étatde guerre permanent » est à l’état de défense.

La carte des quartiers excentrés des villes et de leurs périphériesbanlieusardes est immédiatement parlante. La contiguïté des zonespavillonnaires et des cités, des barres et des grands ensembles, racontele déchirement du tissu social et, particulièrement, la déstructuration

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des classes populaires, sur laquelle prospèrent criminalité, peurendémique d’une délinquance au quotidien et manipulation de cettepeur, transformée en phobie généralisée du contact, repli sur soi(famille, tribu, secte, communauté), utilisés tour à tour par l’extrêmedroite fascisante, distillant son racisme, son antisémitisme et saxénophobie ordinaires, et son double raciste, sexiste, communautariste,imposant sa dictature tribale et sa loi du silence aux populationsémigrées marginalisées, au nom d’une prétendue loi divine coranique,supérieure à la loi républicaine des mécréants.

Cette disparition de la culture ouvrière, forgée par le mouvementouvrier et révolutionnaire, replonge les individus de ces classespopulaires, désafiliés, désorganisés, en proie à l’insécurité sociale, dansla grande peur dont parlait Hobbes, celle du retour possible à la vie« misérable, sale, animale et brève », où le danger de la mort violente,la mort « plus de mort », est omniprésent. Dans les démocraties libéralesd’après la chute du mur de Berlin et de l’effondrement du totalitarismesoviétique, la peur a changé de camp. Les classes dirigeantes n’ont plusaffaire à des classes dangereuses dont elles auraient à redouter qu’ellesremettent en question leur pouvoir, ou qu’elles les obligent à desconcessions substantielles pour maintenir le statu quo. Elles ont lasituation bien en main ; mais pour parfaire leur victoire, historiquementacquise pour une période que rien, dans un avenir humainementprévisible, ne semble pouvoir remettre en question, elles feignentd’avoir toujours en face d’elles un ennemi intérieur implacable, quiferait peser sur l’ensemble de la société un danger mortel, l’hydre d’uneinsécurité généralisée, touchant tous les citoyens – et d’abord les pluspauvres –, dont seul un État fort peut venir à bout. Pour ce faire, il fauttransformer les vaincus de la guerre sociale – les perdants de la phasede l’hyperlibéralisme – en victimes du crime, victimes si ce n’est réelles,du moins potentielles, dont la première liberté, celle de circulerlibrement, et dont le premier bien, celui de leur corps, peuvent êtregarantis et sauvegardés uniquement par un pouvoir qui a la volonté etla force de surveiller et de punir ; de réprimer, de condamner, d’enfermerles coupables, les « dangereux ».

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Cette nécessité et cette exigence sont d’autant plus impérieuses pourles classes populaires que, dans cette société atomisée, où les solidaritésde métiers, de groupes et de voisinages ont disparu avec la décompo-sition des anciennes formes de sociabilité créées dans le combat contreles patrons et les autres aspects de l’oppression, ou ont été détruites oudévitalisées (syndicats, associations, partis, etc., réduits à leur squelettesbureaucratiques ou confinés dans des revendications catégorielles), nerestent plus que l’État et sa force publique pour se protéger contre lesviolences produites par l’individualisme et sa forme dégénérée de guerrede tous contre tous.

Telle est du moins la doxa à laquelle il faut croire, à défaut d’avoirréellement fait l’expérience de cet état de menaces, pour adhérer à lapolitique de la peur, c’est-à-dire à la gestion des passions phobiques,compatible avec le développement de l’ordre marchand et de sadomination sur l’ensemble de la vie sociale. Cette nouvelle« gouvernance » correspondant à l’âge de la marchandisation globaledu monde suppose et impose la mainmise la plus totale possible surl’imaginaire. C’est pourquoi la politique de la peur n’impliquenullement qu’il existe un danger réel, encore moins que la mort violenterôde à tous les coins de rue. Il suffit de faire croire que toute agressiontend vers une mise à mort et que la violence diffuse exprime une guerreà l’état latent, une insécurité généralisée. C’est précisément ce que peutprovoquer la phobie, qui n’a aucun besoin d’un objet réel pour exister,à qui il suffit, pour qu’elle apparaisse et se développe, que l’image d’unemenace, d’un danger, d’une agression, soit suffisamment prégnante ;elle occasionne alors les mêmes effets et les mêmes comportements quesi cette menace, ce danger, cette agression s’étaient réellement produits.

On saisit pourquoi politique et médias ne font plus qu’un, si tantest que pouvoir et image se soient jamais distingués, puisqu’on ne voitjamais que ce que l’on croit, alors que tout (le pouvoir) est fait pourfaire croire que l’on ne croit que ce que l’on a vu. La politique de lapeur repose sur un axiome : l’obéissance est d’autant plus facilementobtenue de la part des sujets que ceux-ci pensent pouvoir êtredébarrassés de leur peur par un pouvoir qui leur accorde protection à

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Page 11: politique de la peur

proportion de leur accord volontaire. C’est le secret de la servitudevolontaire. Le prince est tout-puissant de l’impuissance acceptée detous. Ce consentement à l’impouvoir est le prix à payer quand la conser-vation de soi – le narcissisme primaire selon Freud – devient le suprêmebien. Le narcissisme de masse, qui affecte nos sociétés ditesimproprement de consommation, où les marchandises deviennent lesfétiches et les prothèses de l’incomplétude structurelle humaine, déniéepar un rêve de toute-puissance du moi, en quoi se résume et se résoutl’individualisme, cette fiction imaginaire produit, comme son doubleobligé, la servitude volontaire de tous.

La phobie d’une mort fantasmée produit la réalité d’un pouvoirassujettissant des assujettis consentants. Tel est le ressort de lapolitique de la peur ! Plutôt vivre à genoux que de mourir debout !

Est-ce ainsi que les hommes vivent !

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