Popper 1 Corentin de Salle

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    1/23

    191

    Karl Popper

    La Socit Ouverteet ses ennemisTome I - Lascendant de Platon

    Seuil, 1979, 262 p.

    (The Open Society and Its Enemies, London, Routledge, 1945)

    Pur produit de lAutriche viennoise des annes 30, Karl Popper ut sans doutelun des esprits les plus universels du sicle pass. A cette poque, Vienne taitalors en pleine bullition intellectuelle comme le urent en leur temps Athnes, Pa-ris, Florence et Oxord. Comme le sont aujourdhui Harvard, Yale, Berkeley ou Stan-ord. Elle enanta le meilleur (Menger, Von Mises, Hayek, Gombrich, Lorenz, Schn-berg, Klimt, Schnitzler, Schiele, Freud, Bettelheim, Wittgenstein, etc.) mais aussi lepire (Weininger, Hitler, etc.).

    Bien quil se soit illustr dans le domaine de la philosophie politique et de lesthtique,Karl Popper est, avant toute chose, un pistmologue, cest--dire un thoricien de laconnaissance. Son uvre majeure sintitule Logique de la dcouverte scientique .

    Lintrt de la pense de Karl Popper dans la pense librale tient au ait quilexprime de manire trs documente et argumente en quoi une partie de la philo-

    sophie idaliste, qui remonte Platon et mme avant et qui se poursuit jusqu nosjours, sert de matrice conceptuelle au totalitarisme ou toute autre orme desocit erme. Popper dmontre linanit et la dangerosit de toute attitude intel-lectuelle caractrise par la certitude (que ce soit dans le champ philosophique, scien-tique ou politique). Il montre galement en quoi le modle de la socit ouverte (ousocit libre) peut seule assurer le progrs scientique et technologique. Cette analyseest un hommage indirect que la mthode scientique rend au libralisme.

    Un dtour conceptuel un peu ardu par lpistmologie de Popper est indispen-

    sable pour comprendre le sens et loriginalit de sa philosophie de lhistoire etde sa pense politique.

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    2/23

    192

    Karl Popper

    Falsifabilit183

    Dans la Logique de la dcouverte scientique , il dveloppe notamment lidequil importe de distinguer les propositions scientifques de celles qui ne le sont

    pas. Comment distinguer les premires des secondes ? Il est clair que ce ne peut pastre un critre bas sur la personne qui la ormule. En eet, un scientique peut trsbien tenir un discours qui nest pas scientique. A contrario, il nest pas ncessairedtre scientique de ormation pour noncer une proposition scientique. De trsgrandes dcouvertes scientiques ont parois t aites par des personnes dnues detitres scientiques.

    Karl Popper arme quune proposition scientifque est une proposition alsi-fable , cest--dire une proposition qui est nonce de telle aon que,sielle taitausse, son caractre erronpourraittre repr et dmenti.

    Il ne aut pas conondre :

    un nonc alsif : un nonc dont on a dmontr la ausset ; un nonc alsifable : un nonc dont on pourrait dmontrer la ausset sil

    tait aux ; un nonc inalsifable : un nonc ormul de manire telle quon ne pourra

    jamais en dmontrer la ausset mme sil est vide ou aux

    Une proposition alsiable nest pas une proposition ausse. Bien au contraire. Saalsifabilit est plutt le signe de sa scientifcit. Cest sa possibilit sexposer une rutation exprimentale. Plus une proposition est alsiable cest--dire plus ellesexpose plus elle sera considre comme scientique.

    Une proposition scientique est alsiable. Elle se caractrise par une prise de risque.En tant ormule dune manire qui permet lexprience de la dmentir, la pro-position court eectivement le risque dtre dmentie. Par exemple, quand AlbertEinstein, en vertu de sa thorie de la relativit gnrale, prdit que lors dune

    clipse totale on pourra vrifer la validit de sa thse selon laquelle lespace-temps nest pas plat mais courb par la matire et lnergie qui sy trouvent ilsexpose. En eet, il peut tre dmenti. Il ne le ut pas car une quipe britanniqueobserva lclipse et la dviation de la lumire calcule par Einstein correspondait bien sa thse de distorsion de lespace-temps. Ce ut le premier test exprimental de sathorie de la relativit gnrale et ce test le propulsa lavant-scne du monde scien-tique.

    La science avance de cette manire : par des noncs qui peuvent tre mis

    lpreuve, des noncs alsifables (dont il est possible, si jamais il arrivaitquils soient aux, de dmontrer la ausset). Par exemple : Il pleut tous les mer-

    183 Les traducteurs de Popper utilisent parois le terme de rutabilit au lieu de alsifabilit utilis ici. Nous prrons nanmoins

    parler de ce dernier terme, tout aussi rpandu, pour bien aire comprendre, comme on va le voir, la dirence entre un nonc

    alsif, un nonc alsifable et un nonc inalsifable.

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    3/23

    193

    La Socit Ouverte et ses ennemis - Tome I

    credis est un nonc alsiable. Il est acile den vrier la validit. Cest un nonc risqu . Il sexpose au risque dtre dmenti. Cela dit, ce nest pas pour autant unnonc scientique (puisquil peut rapidement tre dmenti, ne t-ce quen consultantle catalogue des prcipitations de lanne passe). Ainsi, on le voit, toute proposition

    scientique doit ncessairement tre alsiable mais toute proposition alsiable nestpas ncessairement scientique.

    Les mtaux se dilatent sous leet de la chaleur est un nonc alsiable et scien-tique. Il pourrait tre dmenti par lexprience (puisquil est ormul dune manirequi lexpose au risque dun dmenti exprimental) mais il ne lest pas. Cest un noncque Popper qualie de rsistant. On ne peut jamais armer quune propositionscientique est vraie. On ne peut pas prouver quelle est vraie comme le pense lin-ductiviste. On peut juste armer quon nen a pas (encore) prouv la ausset.

    Tous les noncs ne sont pas alsiables. A quoi peut ressembler un nonc inalsiable ?

    A ceci : demain, il pleuvra ou il ne pleuvra pas . Cest un nonc inalsiable. Cenest pas une proposition alsiable. Pourquoi ? Parce que, quelle que soit la situationmtorologique du lendemain, elle ne sera jamais dmentie. Elle ne nous apprend rien.

    Lnonc Tous les clibataires sont non-maris est tautologique et donc inalsi-able. Elle ne nous apprend rien.

    Lnonc : Demain, vous erez peut-tre une heureuse rencontre ou lnonc : Surveillez votre poids et votre systme circulatoire ; il ne devrait pas y avoir de soucidans ce domaine ! sont des noncs inalsiables.

    Ce sont des noncs dhoroscope. Ils sont rdigs de manire telle quils ne serontjamais dmentis quoi quil arrive. En eet, si la personne ne ait aucune heureuse ren-contre, il ny a pas de dmenti puisque larmation disait : vous erez peut-tre uneheureuse rencontre. Si, au contraire, on en ait une, alors la personne se dira : lho-roscope avait raison ! Mme si cette rencontre est normale, la personne risque dtre

    heureuse de la aire car elle lui donnera une signication quelle na pas. De mme, ilest assez rare de se tracasser relativement son systme circulatoire. Ds lors, il ny aaucun risque armer quil ne devrait pas y avoir de souci en la matire. Si, par ex-traordinaire, la personne devait avoir un souci relativement son systme circulatoire,lhoroscope ne sera pas dmenti car il est arm quil ne devraitpas y avoir de souci(la possibilit quil puisse y avoir un problme est prvue). Les horoscopes sont remplisdnoncs inalsiables. Cest une raison susante pour ne pas les considrer commedes noncs scientiques.

    De la mme aon, les propositions marxistes (de Karl Marx, 1818-1883) ou reu-diennes (de Sigmund Freud, 1856-1939) ne peuvent jamais tre dmenties. Raisonpour laquelle le marxisme et la psychanalyse ne sont pas des sciences aux yeux de KarlPopper.Alred Adler(1870-1937), ondateur de la psychologie individuelle, ut undisciple de Freud. Il posait comme principe ondamental que les actions humaines

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    4/23

    194

    Karl Popper

    sont motives par des sentiments dinriorit. Ce principe est tellement vague, ditPopper, quil nest jamais susceptible dtre dmenti. Examinons, par exemple, le casdun homme au bord dune rivire qui en aperoit un autre en train de se noyer. Soit ilse jette leau et le sauve, soit il reste sur la berge et ne le sauve pas. Dans la premire

    hypothse, la thorie dAdler est valide : lhomme veut prouver quil est capable desauter dans leau malgr le danger car il a besoin de vaincre son sentiment dinriorit.Dans la seconde hypothse, sa thorie est valide aussi car lhomme veut se prouverquil a la orce de rester sur la rive, imperturbable, pendant que lautre se noie. Bre,cette thorie est inalsiable. Vu quelle explique tout et son contraire, elle est inca-pable de prdire quoi que ce soit.

    Une proposition scientifque, au contraire, afrme quelque chose de ort, quipeut tre test, dmontr, tabli exprimentalement. Ainsi, on la dit, quand Eins-tein arme que telle clipse sera constatable tel moment et tel endroit, il prend unrisque : celui dtre dmenti devant toute la communaut scientique. Freud et Marxne prennent pas ce risque. Leurs propositions sont toujours ormules de manire tellequelles ne sont rutables par aucun vnement qui puisse se concevoir.184

    On ne peut jamais dmontrer la vrit dune proposition scientifque

    La thorie de Popper repose sur une extrme modestie par rapport la dcou-verte de la vrit. On ne peut jamais tre absolument sr quune vrit scientiquesoit vraie. Il se rre labsolue certitude des physiciens relativement la physiquenewtonienne avant que ne survienne la rvolution quantique qui a invalid un grandnombre des lois newtoniennes (du moins quant leur application dans le domainede linniment petit). Une thorie nestjamais vraie . On peut juste dire dunethorie qui semble bien tablie, quelle est rsistante , cest--dire quelle a rsistjusqu prsent aux diverses tentatives tendant en tablir la ausset. Elle y a rsist,non pas en se protgeant, en simmunisant par avance contre toute rutation mais,au contraire, en sexposant au dmenti potentiel de lexprimentation. On ne peutjamais tablir la vrit dune proposition. Par contre, il est loisible den tablir

    la ausset.

    Pour Popper, toute vrit doit toujours pouvoir rester critiquable. Il est non-scienti-que de vouloir la prmunir contre toute critique. Cest le plus sr moyen de glisserdans lerreur. Cest cela qui ait la orce de la science : il ne peut y exister aucun tabou.Cest ce qui ait aussi la dignit de la communaut scientique. Tout doit toujourspouvoir rester rvisable.

    Le critre de la scientifcit dune thorie rside dans la possibilit de linvalider,

    de la ruter ou encore de la tester .185

    184 K. Popper, Conjonctures et Rutations, La croissance du savoir scientifque, Payot, 1985 (1963), p.64

    185 K. Popper, Conjonctures et Rutations, La croissance du savoir scientifque, Payot, 1985 (1963), p.65

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    5/23

    195

    La Socit Ouverte et ses ennemis - Tome I

    Le alsifcationnisme permet dexpliquer le progrs scientifque. En eet, aucours du temps, les thories alsies sont limines. Seules celles qui ne sont jamaisdmenties par lexprimentation nissent par rester. Les thories scientiques de-viennent donc de plus en plus complexes, prcises, alsiables sans cependant tre

    alsies.

    Plus gnralement, le but de lintellectuel, du philosophe, du scientifque nestpas dnoncer le vrai mais de dnoncer le aux. Il ne doit pas dire l est le vrai mais plutt l est le aux . Et ne cder ici aucune mode intellectuelle. Toute sa vie,Popper sest attach dnoncer le relativisme svissant dans la communaut intellec-tuelle.

    Pour les raisons qui seront exposes ici, Popper dend avec acharnement la socitouverte , celle qui permet, notamment, la libre discussion et donc la alsication.Nous vivons en eet, dit-il, dans la socit la plus conortable et la plus pacique avoir jamais exist. Cest aussi la plus juste .186

    Les ides dveloppes dans ce livre remontent 1919, poque o Popper, qui utmarxiste jusqu ses 17 ans, se dtacha compltement de linfuence de Karl Marx (lejour o il comprit que les propositions marxistes taient inalsiables). Jusqu la r-daction de ce livre, il na ait part de ses objections sur Marx qu de trs proches amis.Pourquoi ? Parce quen Autriche, la seule alternative Marx tait le ascisme. Le jouro lAutriche ut envahie, il dcida dcrire ce livre qui parut la n de la guerre. Cestune attaque contre le totalitarisme et la tyrannie sous toutes leurs ormes, de droitecomme de gauche.

    Introduction

    Notre civilisationqui a pour nalit lhumanisme, la rationalit, lgalit et la libertnest pas encore remise du choc de sa naissance, du passage de la socit tribaleou close, soumise des orces magiques la socit ouverte . Le choc de cette

    transition avorise les mouvements ractionnaires orients vers un retour au tribalismequi connat son paroxysme dans la logique totalitaire.

    Louvrage examine la possibilit dune reconstruction sociale dmocratique qua-lie d dication au coup par coup ou par interventions limites (par oppo-sition ldication utopiste ). Popper en vient donc sopposer tous ceux quiestiment que les rormes dmocratiques ne sont pas possibles. La plus infuente colede pense sopposant pareilles rormes a pour nom historicisme .

    186 Interview de K. Popper, Distinguer partout et en toutes circonstances le Vrai du Faux, in G. Sorman, Les vrais penseurs de notre

    temps, Fayard, 1989, p.347

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    6/23

    196

    Karl Popper

    Le mythe de lorigine et du destin

    Lhistoricisme et le mythe du destin

    Ce livre, dit Popper, se consacre principalement un sujet : lhistoricisme.

    Quest-ce que lhistoricisme ?

    Popper regroupe sous ce vocable lensemble des doctrines sociales qui, linstar dessciences physiques semployant dcouvrir des lois et raliser des prdictions, consi-drent que le rle des sciences est de produire des prdictions historiques on-des sur les lois de lhistoire quelles se targuent davoir dgages. Lhistoricismeprtend prdire le destin de lhomme. Popper considre, au contraire, que lavenirdpend de nous et que nous ne dpendons daucune ncessit historique.

    Une bonne illustration est la doctrine du peuple lu. Dieu est, dans cette hypothse,considr comme lauteur de la pice. La loi de lvolution historique correspond ici la volont de Dieu. Cette doctrine est indubitablement un produit de la orme tribalede socit. Les doctrines historicistes qui suivront adoptent la mme structure maisremplacent la volont de Dieu par les lois du dveloppement de lesprit(Hegel), parles lois du dveloppement conomique (Marx), etc.

    Les deux principales versions modernes de lhistoricisme sont, dune part, leracisme ou le ascisme (le peuple lu est remplac par la race lue) et, dautre part, lemarxisme (le peuple lu est remplac par la classe lue).

    Hraclite

    Avant daborder Platon auquel est consacr le premier tome de cet ouvrage, Poppersinterroge sur ses prcurseurs. Le premier Grec qui avana une doctrine ayant des

    traits nettement historicistes ut Hsiode. Depuis lge dor, les hommes taient,dit-il, vous dgnrer la ois physiquement et moralement, passant par divers ges rythmant leur dclin.

    Hraclite, dans la mme ligne, ut le philosophe qui exera, ce point de vue, le plusdinfuence sur Platon. Cest ce philosophe que lon doit la notion de change-ment. Avant lui, les philosophes voyaient le monde comme un norme dice dontles choses concrtes taient le matriau. Le monde constituait la totalit de ces choses :le cosmos . Hraclite soutient, au contraire que Tout est devenir . On ne se

    baigne jamais deux ois dans le mme feuve . Il ne croyait pas que lordre social exis-tant subsisterait toujours. A cette conviction du changement perptuel sadjoint, chezce philosophe, la croyance en une loi du destininexorable et immuable. Le change-ment eraie mais, dit Hraclite, on peut se rassurer en prenant conscience quil obit une loi invariable.

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    7/23

    197

    La Socit Ouverte et ses ennemis - Tome I

    Il sensuit une thorie de la orce qui dtermine tout changement. Toute chosenat de la lutte . La guerre est le pre de toutes choses . Cest le principe dy-namique et la source de tout changement. Hraclite est historiciste par cette concep-tion dynamique mais aussi par le ait quil considre le jugement de lhistoire comme

    tant moral puisque, pour lui, lissue de la guerre est toujours juste. Cette position estgalement relativiste car elle prne la thse de lidentit des contraires : une chosequi change doit inluctablement perdre une de ses proprits et acqurir la propritcontraire, thse qui infuencera beaucoup Aristote. Hraclite poursuit : Pour Dieutout est beau, bon et juste ; les hommes tiennent certaines choses pour justes et dautrespour injustes [] Le bien et le mal sont une seule chose . Nul besoin de dendredes valeurs contre dautres lorsquon se place, comme lhistoriciste, en situation desurplomb.

    La thorie platonicienne des Formes ou des Ides

    Le philosophe grec Platon (427-328 avant JC), qui tait de sang royal, a vcu, toutcomme Hraclite, une priode de oncire instabilit politique. Selon lui, tout chan-gement dans lordre social ne peut tre que corruption et dgnrescence. Cetteloi primordiale ait elle-mme partie dune loi cosmique qui vaut pour tout ce qui estcr et engendr.

    Nanmoins, il est, pense-t-il, possible dinterrompre ce processus de dclin et de

    dcomposition de la socit par lexercice de la volont et la orce de la raison.Cela semble videmment ort contradictoire : comment sopposer une loi cosmique ?Mais Platon semble croire en un grand tournant cosmique se maniestant par la venuedun grand lgislateurmettant n ce processus de dcadence. Ainsi, tout en croyant la loi historique du dclin, il croyait en la possibilit den interrompre le cours. Com-ment ? En arrtant tout changement politique. Il ut un temps o la politique ntaitpas soumise ces insupportables changements de rgimes. Il sagit de revenir lgedor, celui de lEtat parait, de lEtat dnitivement immobile quil convient de restau-rer.

    On le voit, Platon se spare ici radicalement de lhistoricisme dHraclitequi sersolvait(quoique appartenant lui aussi laristocratie et militant pour le maintien delordre social menac) la loi du changement perptuel. Platon croit en eet en lapossibilit dinterrompre le cours atal des choses. Il continue nanmoins croire en lathorie du changement perptuel, mais il considre que cette loi ne vaut que pour leschoses imparaites.

    Or toute chose imparaite et sur le dclin correspond toujours une chose paraite

    et incorruptible. Cest la thorie des Formes et des ides, pivot de sa philosophie.Interrompons ici, le temps de quelques paragraphes, lexpos concernant Popper, pourexposer cette thorie des ides. Ce petit dveloppement savre indispensable la com-prhension des implications de cette thorie des Ides dans la philosophie politique dePopper.

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    8/23

    198

    Karl Popper

    LIde platonicienne

    Quest-ce que la thorie des ides ?Notre monde serait la copie imparaite dunmonde idal. Cest dailleurs le cas de toutes les composantes de ce monde. Ainsi, le

    lit essentiel est la orme ou lide du lit. Lide est paraite et imprissable.Elle constitue une ralit concrte. Cest la ois loriginal et lorigine de la chose, saraison dtre et le principe mme en vertu duquel elle existe .187

    Do provient cette thorie en apparence arelue ? Dune interrogation primordiale lpoque de Platon : comment onder la science ? Le monde qui nous entoure estpeupl de choses diverses qui peuvent tre nommes et classes en objets distincts (lesplantes, les navires, les animaux, les meubles, les hommes, etc.). Le problme, cest queles choses dun mme groupe dobjets nont pas tous la mme apparence et changent aul du temps. Pourtant, elles se retrouvent dans le mme groupe quon dsigne par unterme unique. Le mot arbre , par exemple, dsigne des choses trs direntes : unpommier ou un cerisier aperu dans un verger, la peinture dun htre admire dans unmuse, un dessin denant reprsentant navement un arbre. Face une telle diversitde choses au sein dune mme catgorie dobjets, comment la connaissance decet objet est-elle possible ? Comment un seul mot peut-il dsigner une telle diversitde choses direntes ? Est-ce parce que tous ces objets nous ont penser un arbre quiexisterait rellement quelque part sur terre et qui constituerait larbre de rrence ? Mais alors pourquoi celui-l et pas un autre ? Que se passerait-il si cet arbre venait disparatre ?

    Pour rpondre cette question, Platon va crer une thorie qui va exercer une in-fuence ondamentale dans la philosophie occidentale : la doctrine des ides. Cettedoctrine est un eort dabstraction permettant de donner un concept gnral deschoses appartenant au mme groupe dobjet.

    Cette doctrine peut sembler bizarre car Platon sexprime en termes imags, souventen recourant des mythes mais en ralit elle est ondatrice de la science. Pourquoi ?Parce que Platon est la recherche dune vrit stable et ternelle permettant,

    pour chaque groupe dobjets, de fxer la connaissance. Pour ne pas tre touepar la diversit, la connaissance et plus particulirement la science a besoinde notions gnrales et abstraites. Il ny a pas de science du particulier. Prenonslexemple de la mdecine : on ne va pas aire la science du corps de Jean, du corps deJacques ou du corps de Paul. Ce qui nous intresse, cest une science gnrale, cest--dire la science du corps humain. Le corps humain nexiste pas. Cest une ide gn-rale. Mais elle nous est dun trs grand secours pour trouver des remdes, des pratiquesqui conviennent tous les corps particuliers (celui de Jean, Jacques ou Paul). Cest celale but de la connaissance : nous ournir des vrits ternelles qui nous permettent,

    nous et nos descendants, de nous orienter sur la terre.

    En quoi consiste cette doctrine ? Tous ces objets quon dsigne sous le mot

    187 K. Popper, La socit ouverte et ses ennemis, T.I : Lascendant de Platon, 1979 (1945), p. 31

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    9/23

    199

    La Socit Ouverte et ses ennemis - Tome I

    arbre nous ont en ralit penser une unique ide : celle dArbre. Nous avonscette ide dArbre dans la tte . Cet objet unique regroupe sous son nom toutes deschoses sensibles (perceptibles par nos sens) dune mme catgorie. Les ides sontdonc des objets stables et ternels. Il sagit dun objet idal . Il nest jamais vrai-

    ment incarn dans un objet matriel. Autrement, il pourrait disparatre par accident etlon se retrouverait sans repre. Voil pourquoi il est ternel.

    Les ides sont universelles. En eet, une ide doit conserver une certaine gnralitpour convenir des choses relativement direntes appartenant une mme catgo-rie dobjet. Car chaque catgorie dobjet correspond une ide. Il y a, selon Platon,lide de table, lide de chaise, lide du courage, lide de lhomme, lide du cheval,etc. Cet objet idal, on la dit, ne se concrtise jamais mais il se laisse approcher sousune orme imparaite. Il y a ainsi, sur terre, dirents reprsentants de lide delArbre : des poiriers, des pommiers, etc. Ce sont des copies imparaites de lidedArbre. Les tables que lon utilise sont des copies imparaites de lide de la table. Lajustice ne sincarne pas en tant que telle mais il y a des institutions justes, des hommesjustes, des comportements justes. Certains le sont plus que dautres : un tel est plusjuste que tel autre. Quest-ce que cela veut dire ? Tout simplement que cette institu-tion, cet homme, ce comportement se rapproche plus de lide de justice que dautresinstituions, dautres hommes, dautres comportements.

    Les ides se dtachent donc, ne se conondent pas avec les objets matriels qui lesreprsentent. Lensemble de ces ides orme un monde distinct du monde qui nous

    entoure. Ainsi, selon Platon, il y a deux mondes :

    le monde sensible (ou monde peru par nos sens): il contient tous les objetsmatriels ;

    le monde intelligible (ou monde des ides): cest un monde abstrait, immatrielqui correspond au champ de la connaissance.

    Paradoxalement et ce point est dicile comprendre seul le monde intelligibleest rel . En eet, pour Platon, le monde rel nest pas le monde sensible (celui

    que peroivent nos sens) car ce dernier est illusoire. Mme si on peut le toucher, lap-prhender physiquement, cest une illusion car nos sens nous trompent. Par exemple,quand on regarde un bton tremp dans un bocal transparent, on le peroit commetordu. Il ne lest pas. Cest une illusion doptique. Si nos sens nous trompent en cedomaine, de quelle garantie disposons-nous quils ne nous trompent pas dans dautresdomaines ? Autant ne pas courir le risque, dit Platon : on ne peut aire conance qunotre intelligence. Les objets matriels ne sont que des simulacres, cest--dire desapproximations, des copies imparaites, rates de lide qui leur correspond et qui, elle,nexiste pas sur terre mais bien dans ce mystrieux royaume quest le monde des

    ides. Ce dernier monde est le seul rel , le seul qui vaut, le vrai mondeen ralit.

    Ainsi, aussi bizarre que cela puisse paratre, lidalisme de Platon peut tre qua-lif de ralisme idaliste . Cest un ralisme, car Platon croit en lexistence dune

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    10/23

    200

    Karl Popper

    ralit indpendante de nous. Cest un idalisme parce que cette ralit est idelle ,cest--dire que la seule manire de connatre la ralit consiste, non pas ltudier enonction de ce quen peroivent nos sens mais bien travers des ides (que lon ne peutacqurir que par ltude et la dialectique, cest--dire par des dbats arguments entre

    savants). Ainsi, le monde platonicien des ides nest pas inaccessible. Une longuevie consacre ltude permet den approcher. On quitte alors le monde de lillusion,le monde de lopinion (la doxa, en grec) pour accder la connaissance pure. Maiscest un parcours dicile et ingrat. Il ne rapporte ni honneurs ni argent. Seulement lavrit. Peu dhommes sont capables et dsireux daccomplir pareil parcours.

    Platon cre un dualisme, cest--dire une opposition philosophique entre deux prin-cipes antagonistes : le sensible et lintelligible (il sera repris par Descartes sous uneautre orme : le corps et lesprit). Il dvalorise le monde des sens, le monde corporel, lemonde qui nous entoure. Le corps est dailleurs une prison de lme . Cette dva-luation (cette action consistant aire perdre une chose sa valeur) du mondesensible doit tre mise en rapport avec sa thorie de la connaissance (son pis-tmologie). Ainsi, la connaissance, qui ne peut tre que la connaissance de la ralit,cest--dire du monde des ides, implique que lon se dtourne, que lon renonce aumonde sensible pour se tourner vers loriginal, le modle, savoir le monde des ides.On appelle cela la doctrine de linnisme.

    Les mythes platoniciens

    En quoi consiste la doctrine de linnisme ? La connaissance, dit Platon, ne vient pasde lobservation du monde sensible mais bien de la ractivation des souvenirs quenotre esprit conserve du monde intelligible. Comment peut-on se souvenir de cemonde ? Parce que nous lavons dj vu. Quand cela ? Avant notre existence terrestre.Platon croit la mtempsycose, cest--dire lide que lme humaine est immortelleet quelle peut se rincarner aprs des priodes dattente, plus ou moins longues, dansle monde des ides. L, notre me a tout le loisir de contempler les ides, de sen im-prgner. La mtempsycose est la croyance la transmigration de lme en divers corps

    successis (cest--dire la possibilit pour lme de voyager et de se rincarner dansun autre corps aprs la mort de celui qui labritait). Cest une croyance que les Grecsont probablement hrite de lExtrme-Orient. Elle est la base de lhindouisme etdu bouddhisme. Il est possible que des sages hindous aient ait, lpoque, le voyage, pieds, entre lInde et la Grce et aient infuenc la philosophie grecque, cest--dire,indirectement, notre philosophie occidentale.

    Il sagit ici dun mythe : le mythe de la rminiscence. On se souvient duneconnaissance passe. Le processus dapprentissage consiste non pas bourrer le crne

    de connaissances extrieures mais de rveiller , de ractiver la connaissance. Dansun de ses livres, intitul Mnon, Platon met en scne un esclave qui na jamais aitde gomtrie. Par des questions judicieuses, des savants parviennent ractiver sesconnaissances enouies et lui aire dmontrer un thorme complexe quil na pour-tant jamais appris. La mission de Socrate, le matre de Platon, tait de pratiquer la

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    11/23

    201

    La Socit Ouverte et ses ennemis - Tome I

    maeutique ou art de aire accoucher les mes . Sa mre tait sage-emme etaccouchait les corps. Lui prtendait aire sortir les connaissances enouies en chacunde nous en nous enseignant les rgles de la dialectique ou art de raisonner par conron-tation des ides.

    Un autre mythe clbre mobilis par Platon pour illustrer sa thorie des ides, cest lemythe de la caverne. Donnons-en le descripti. Des hommes sont enchans ace aumur dune caverne et dos la sortie. Ils ne peroivent pas la lumire du jour. Ils voientjuste les ombres de dirents objets eux-mmes articiels ombres projetes par uneu. Lun dentre eux dcide de schapper. Il dait les chanes, escalade la grotte endirection de la sortie, dpasse le eu et les objets articiels pour accder lextrieur.L, venant de lobscurit de la grotte, il est soudain conront la vrit nue. Il subitun blouissement. Ce dernier est passager et lorsque ses yeux shabituent cette clartaveuglante, il accde alors au monde des ides. Il dcide den aire proter ses sem-blables mais lorsquil descend pour les convaincre, ces derniers, persuads que ce quilsvoient contre la paroi de la caverne est la seule ralit, se moquent de lui. Comme ilinsiste, ils en viennent tre agacs. Comme il persiste, ils fnissent par le mettre mort car ils jugent menaante cette attitude consistant remettre en cause lesides partages dans la socit.

    Ce mythe nous ournit un double enseignement :

    un enseignement de nature politique ; un enseignement de nature pistmologique.

    La dimension politique de cet enseignement tient en ce que le philosophe est un de-vancier. Il lui arrive de sacrier son conort, sa popularit, voire parois sa propre per-sonne pour dendre la vrit. Il est souvent annonciateur dune morale uture .Il est peru comme un dlinquant par rapport aux normes actuelles de la socit. Il lesenreint en eet mais pour les remplacer par de nouvelles rgles qui niront par treadoptes aprs sa mort. Un exemple marquant, cest Jsus. Lui aussi drangeait , luiaussi apportait une nouvelle morale, lui aussi utilisait des moyens paciques, lui aussi a

    transorm proondment la socit. Lui aussi a t mis mort. Un autre exemple, cestle Mahatma Gandhi, ou bien encore, Martin Luther King.

    La dimension pistmologique de cet enseignement tient en ce que le savoir ne peutsacqurir quen brisant le monde de lillusion, le monde de lopinion, de la doxa. Ilaut se daire, se dbarrasser des opinions de tous les jours, celles quon entend latlvision, dans les conversations, etc. pour slever un niveau bien suprieur. Cela ne

    va pas sans mal.

    Platon recourt aux mythes pour expliquer de manire image des choses complexes,des choses pour lesquelles il nexiste dailleurs pas de vocabulaire. Il aut donc bienchercher ce quil cherche nous dire au-del de lhistoire proprement dite. Il vise expliquer la nature trs particulire du monde de la connaissance.

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    12/23

    202

    Karl Popper

    De quelle nature est-elle ? Elle nest pas matrielle. Un thorme mathmatiquenest pas une ralit tangible. Pas plus que lhistoire ou la physique. Il y a des objetsphysiques mais personne na jamais rencontr une loi physique au coin dune rue. Ose situe cette connaissance ? Dans les livres, les bibliothques, les ordinateurs ? Non.

    Nous lavons retranscrite l pour nous en souvenir. Sans lecteurs, une bibliothque nesert rien. Elle a autant dutilit que les ruines du temple hindou peupl par les singesdans le Livre de la Junglede lauteur britannique Rudyard Kipling. Ds lors, la connais-sance se situe-t-elle dans les esprits humains ? Mais il aut constamment les or-mer chaque gnration de manire transmettre cette connaissance. Do vient laconnaissance ? Prexiste-t-elle la dcouverte incomplte, graduelle que nous enaisons ? La connaissance orme un monde distinct de lopinion, un monde immatriel,un monde dabstraction pure.

    Ces questions nont toujours pas trouv de rponses de nos jours. Ceci expliquepourquoi Platon propose des mythes pour nous inviter rfchir leur complexit.Quand il parle de ciel des Ides , cest une image pour dsigner ce mystrieuxterritoire abritant ce stock immense de vrits en attente dtre dcouvertes.La tradition chrtienne parlait de la pense de Dieu : toutes les connaissancesont t penses par Dieu qui, ds lors, est le rceptacle qui les abrite toutes. KarlPopperparle du troisime monde : le premier tant celui des objets matriels,le second celui des sentiments et tats mentaux et le troisime celui mystrieux de la connaissance. La ralit nest pas quelque chose daussi simple quon le croitgnralement. Il y a divers niveaux de ralit, ce que, de manire potique, Platon

    nous disait dj lpoque.

    Reprenons maintenant lexpos de louvrage. Selon Popper, Platon estime quelon peut renverser le cours du destin par la volont humaine. Comment ? Par la construction sociale (social engineering). Pour lui, la science politique devient unevritable technologie sociale188 alors que, pour lhistoricisme, la science politique estle produit des lois infexibles de lvolution. Pourtant, dit Popper, la philosophie dePlaton est la preuve quhistoricisme et construction sociale peuvent aller main dans lamain. Platon est un difcateur utopiste . Par opposition, Popper se dnit, lui,

    comme partisan de ldication au coup par coup mais nanticipons pas. Platoncroit dans le fux hracliten des choses mais pense quon peut y chapper en instaurantun Etat dont le modle prexistait dans un pass lointain. Il va donc nous ournir lIde dEtat . Cest le propos de son principal ouvrage : la Rpublique.

    La thorie des Ides a trois onctions :

    premirement, on la vu, il sagit dune pistmologie pour onder le savoir.Cest donc une discipline mthodologique permettant datteindre, dit Platon,

    la pure connaissance scientique ;

    188 Friedrich Hayek, on le verra, soppose la mentalit dingnieur sappliquant la ralit sociale. Cela dit, la position de Popper nest

    pas une position constructiviste au sens que Hayek donne ce mot. Les interventions, selon Popper, doivent se aire au coup

    par coup , par la mthode dessais et derreurs et non pas avec une mentalit planiste sappuyant sur une croyance prsomptueuse

    dans les capacits illimites de la raison. Tant Popper que Hayek partagent la mme humilit par rapport aux phnomnes sociaux.

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    13/23

    203

    La Socit Ouverte et ses ennemis - Tome I

    deuximement, elle permet de ormuler une thorie du changement et du d-clin(aectant les copies imparaites) ;

    troisimement, elle permet de orger loutil capable de paralyser tout chan-gementpar llaboration dune socio-ingnierie.

    L essentialisme mthodologique est lopinion selon laquelle lobjet de la connais-sance pure ou de la science est de dcrire la nature vritable des choses, cest--dire leur essence , ce quelles sont. Platon estime que lon peut saisir lessence des choses et enproposer ainsi une dnition .

    A cette dmarche essentialiste, Popper oppose ce quil appelle le nominalisme m-thodologique qui, plutt que de dcouvrir la nature des choses, entreprend de d-crire comment la chose se comporte selon les circonstances et, plus spciquement, dedterminer si ce comportement obit des rgles constantes. Lessentialiste se deman-dera : quest-ce que lnergie, le mouvement ou latome ? Le nominaliste se demanderacomment lnergie solaire peut tre rendue utilisable, comment sexplique le mouve-ment des plantes et comment un atome met de la lumire.

    Popper avertit que son analyse portera exclusivement sur lhistoricisme de Platon etsur sa conception de lEtat parait.

    Sociologie de Platon

    Changement et immobilit

    Popper estime que Platon ut lun des ondateurs des sciences sociales. La vraiegrandeur de Platon ne rsiderait pas dans ses spculations mais dans la richesse de sesobservations et son intuition de sociologue.

    Platon a di une thorie du systme social et de sa mutation. Cest le monde im-

    muable des Ides qui engendre des choses changeantes dans le temps et lespace. Lebien est dfni comme tout ce qui conserve et le mal comme tout ce quiperd ou dtruit . Plus une chose sensible ressemble son ide, moins elle est cor-ruptible. Il aut donc tendre vers la perection en toute chose pour rapprocher chaquechose de son ide initiale.

    Platon applique cette thorie aux systmes politiques et dcrit les dirents r-gimes politiques qui sont autant dtapes (quatre) de la dgnrescence politique : lEtatparait dgnre en timarchie (ou timocratie) qui dgnre en oligarchie laquelle d-

    gnre en dmocratie pour aboutir la tyrannie, quatrime maladie de lEtat. Une loi(historiciste) permet, dit Platon, de dterminer la succession de ces rgimes.

    Platon recourt abondamment aux images pour dissimuler, dit Popper, lindigence deson argumentation, voire labsence complte de tout lment rationnel. Le portrait

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    14/23

    204

    Karl Popper

    quil dresse de la dmocratie de son temps (libertinage, avarice, eronterie, rocit,barbarie des instincts, etc.) est oncirement orient et injuste.

    LEtat parait est une sorte de rminiscence historique des vieilles socits

    antiques (version idalise des vieilles aristocraties de Crte ou de Sparte). Pour viterle dclin, il importe de rendre impossible la lutte des classes. Comment ? LEtat idalde Platon comporte trois classes :

    les gardiens ; les auxiliaires arms ou guerriers ; les travailleurs.189

    En ralit, il ny en a que deux : la caste des militaires, celle des dirigeants arms et ins-truits, dune part et la masse ignorante et sans armes, le troupeau humain, dautre part.Les gardiens sont dailleurs compars des pasteurs. Lart politique vritable, lart degouverner nest autre que celui de conduire et de dominer la masse. Bre, il y a la racedes matres et celle du btail humain. Platon navait rien objecter lesclavagismede son poque. Il proposait juste dappeler ces esclaves travailleurs . Pour prserverlunit interne de ce troupeau, il aut liminer toute rivalit conomique . Celapasse par la mise en place dune sorte de communisme. Tout doit tre mis en com-mun : les emmes et les enants devenant galement proprit collective. Cela passepar la suppression de la amille. Un membre de llite ne doit pouvoir identier nises parents ni ses enants. Il aut viter tant la pauvret (conduisant des solutions dedsespoir) que la prosprit (qui conduit au changement). Platon interdit le mlangedes classes, justiant une pratique de la sgrgation on ne peut plus rigide. Il dend lapratique de linanticide pour des raisons eugniques parce quil considre que la racedes gardiens doit tre conserve pure .

    Les gardiens doivent la ois tre doux et roces. Cela passe par la matrise de soiimpliquant labstinence, une ducation rigide et physique (pratique de la gymnastique)tempre par la douceur de la musique (strictement encadre). Cest la seule solutionpour viter le dclin. Popper prcise que le Dclin de lOccident, ouvrage dOswald Spen-

    gler, use lui aussi de la rhtorique du dclin et prne lui aussi les recettes dabstinenceet le socialisme pour redresser la socit prussienne de son poque.

    Nature et Convention

    Quelle est, proprement parler, la thorie sociologique de Platon ? Pour la com-prendre, il aut, pense lauteur, mettre dabord en vidence dirents concepts. Popperestime de la plus haute importance de ne pas conondre deux choses :

    les lois naturelles : par exemple, les lois des mouvements du soleil, de la lune,des astres ou les lois de la thermodynamique ;

    189 Ces trois classes composant la socit ont leurs correspondants psychologiques dans lme humaine : la raison (la tte), les passions

    imptueuses (la poitrine) et les passions narcissiques (ventre et bas-ventre).

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    15/23

    205

    La Socit Ouverte et ses ennemis - Tome I

    les lois normatives : les lois ou les ordres rigs en rgles de conduite commeles Dix Commandements ou les principes juridiques qui sont la base des insti-tutions tatiques.

    Les premires ne peuvent tre ni violes ni rendues obligatoires. Elles chappent notre contrle. Cela dit, on peut les utiliser. Mais on ne peut les ignorer impunment.

    Les secondes constituent le droit et la morale. Leur application ne dpend que deshommes et elles peuvent toujours tre modies.

    Cette distinction parat ondamentale pour Popper.

    Les socits closes ignorent cette distinction et dendent ce que Popper appelle un monisme na par opposition au dualisme critique des socits ouvertes. Envertu de ce monisme na, la dirence entre lois naturelles et normatives nexistepas. Le dualisme critique , prn par Popper, est un dualisme des aits et desdcisions qui apparat dans la pense grecque lorsque celle-ci se met distinguer nature et convention . On sort alors de la socit tribale, erme, pour accder la socit ouverte. Cest Protagoras qui est le principal reprsentant de ce dualisme.Cela ne veut pas dire que les normes (lois normatives) taient arbitraires. On soutientjuste quelles sont cres et modies par lhomme. La nature, par contre, possde deslois qui ne sont ni morales ni immorales, qui nous sont trangres.

    Do ce dualisme entre :

    aits ; dcisions .

    Nos dcisions concernent des aits ou des constatations de aits mais nen d-coulent pas directement. Dailleurs, partir dun mme ait, des dcisions direntespeuvent tre prises, ce qui explique quil ny a pas de lien logique entre les deux.

    Mais une dcision nest-elle pas aussi un ait ? Tout dpend ce que lon entend par dcision dit Popper. Si on entend par dcision , lacte de dcision, alors il est vraiquil sagit dun ait. Cest un ait constatable. Prendre une dcision, adopter une normeou un standard, est un ait. Mais la norme ou le standard ainsi adopt cest le secondsens de dcision nen est pas un.

    Il aut donc distinguer entre :

    lacte de dcision ;

    la norme ou le standard constituant la dcision.

    Cette distinction est de mme nature que celle existant entre une armation et le aitdavoir avanc cette armation :

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    16/23

    206

    Karl Popper

    lafrmation: Napolon est mort Sainte-Hlne ; lnonc de lafrmation : lhistorien A (dira, par exemple lhistorien B) a

    dclar que Napolon est mort Sainte-Hlne .

    Pour le dire autrement, une afrmation doit tre distingue du ait qui lnonce .Ce sont deux aits distincts. Cette distinction sapplique aussi dans le domaine dela dcision : nous avons lacte de dcider (qui est un ait) qui doit tre distingu dela norme ou le standard constituant la dcision (qui ne sont, eux, pas des aits). Parailleurs, aucun nonc de norme et aucun nonc de dcision ne dcoule ncessaire-ment de lnonc dun ait .190

    Popper parle aussi des lois sociologiques .Notre vie sociale obit, il est vrai, des lois naturelles, celles qui rgissent le onctionnement des institutions sociales.Cela rgit la machinerie sociale. Mais il ne aut pas conondre le mtal avec le-quel une machine est aite et les rgles (dtermines par lhomme) auxquelleselle obit. Aussi, lois normatives et lois naturelles sont troitement imbriques dans leonctionnement dune institution et il sagit de bien les distinguer.

    Entre le monisme na et le dualisme critique, il existe des thories intermdiaires.Popper en distingue trois (auxquelles Platon ait des emprunts) :

    le naturalisme biologique : thorie selon laquelle pour arbitraires quesoient les lois morales et les constitutions des Etats, elles ont toujours pour base

    les lois immuables de la nature ; le positivisme moral : thorie selon laquelle les normes doivent tre rame-

    nes des aits et armant quil ny a dautres normes que les lois tablies ou poses , tout autre critre tant irrel et relevant de limagination ;

    le naturalisme psychologique : thorie qui constitue une combinaisondes deux. Selon cette dernire, le positiviste a raison dinsister sur le caractreconventionnel des normes mais oublie quelles sont lexpression proonde de lanature humaine. Le naturaliste biologique, lui, a raison de dire que les normespeuvent tre dduites de nalits naturelles mais a tort doublier que ces ns

    peuvent tre autre que naturelles (sant, nourriture ou reproduction).

    Cette thse du naturalisme psychologique est celle laquelle la thorie platoni-cienne sapparente le plus. Elle est souvent utilise par Platon pour justier les pr-rogatives de la classe dominante qui auraient une justication naturelle . Quoi quilen soit, cette thse, tout comme celle du monisme na, soppose au dualismecritique. Les deux contestent le ait que nous sommes seuls responsables de nos dci-sions dordre moral et nadmettent pas que nul ne peut nous dcharger de ce ardeau.

    Popper examine alors les liens existant entre ce type de naturalisme platonicien et lhis-toricisme. En vertu de la thorie des ides, la nature dune chose est son origine etest dtermine par elle. Est naturel ce qui dans une chose est inn, original ou divin

    190 K. Popper, La socit ouverte et ses ennemis, T.I : Lascendant de Platon, 1979 (1945), p. 61

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    17/23

    207

    La Socit Ouverte et ses ennemis - Tome I

    (par opposition larticiel , ce qui a t ajout par la suite, modi, impos parlhomme). La mthode de toute science doit tre la recherche de lorigine des choses.

    Ainsi, lorigine de lEtat nest pas seulement un contrat social. LEtat rsulte

    aussi dune convention naturelle se ondant sur la nature de lhomme en tantqutre social. Lhomme ne peut exister autrement quen socit qui, seule, peut luiournir lenvironnement sans lequel il serait condamn la corruption et la dgn-rescence. Lhomme est incapable de se sure lui-mme en raison des imperectionsinhrentes sa nature. Conclusion : lEtat, qui seul est parait, doit tre plac au-dessusde lui. La division de lEtat en trois catgories correspond une ncessit naturelle. Lathorie platonicienne repose aussi sur une orme de conventionnalisme (les hommesdsirent cet Etat) et sur un positivisme moral (les lois, une ois adoptes, doivent res-ter immuables, et ne peuvent tre contestes vu quelles ont t adoptes). Il ne rpondpas la question de savoir ce qui ait quune loi est juste ou naturelle .Tout estlaiss la discrtion du grand lgislateur, ce divin philosophe. On ne peut semp-cher de sourire quand on constate que Platon (comme le era dailleurs Hegel 18 siclesplus tard) dresse ici une sorte dautoportrait.

    Platon assimile lEtat un individu parait, aisant de ce denier un super orga-nisme. Cest lui qui a introduit en Occident la thorie organique ou biologique delEtat. Lme se compose de trois parties (raison, nergie et instincts animaux) localisesdans trois parties du corps (tte, poitrine, ventre et bas-ventre) qui correspondent auxtrois classes de son Etat : gardiens, guerriers et ouvriers. Cest unevision holiste

    de lEtat. Il est prsent par Platon comme un et comme tout . A ce titre, cetteconception usionnelle se raccroche ce collectivisme tribal dont il avait la nostalgie.

    Tout ceci ne parvient pas expliquer comment ce premier Etat parait qui aexist dans un pass mythique et quil importe de restaurer a pu dgnrer.Sil a dgnr, nest-ce pas la preuve quil tait, lui aussi, imparait ? Platon dit conu-sment que la catastrophe aurait pu tre vite si les dirigeants de lpoque avaient tdes philosophes conrms. Il aurait allu quils possdent les cls pythagoriciennes dela matrise des nombres permettant de calculer une politique eugnique approprie

    pour prserver la puret des races (par race , il ne vise pas ici les hommes envertu de la couleur de leur peau mais les diverses classes sociales dont il a parl). Cettethorie est cependant raciste au sens o on lentend car elle vise viter le m-lange entre les mtaux nobles du sang des gardiens et les mtaux grossiers du sang desouvriers.

    Les ides politiques de Platon

    La justice totalitaire

    Les ides politiques de Platon peuvent tre synthtises en deux ormules traduisant sathorie idaliste du changement et son naturalisme:

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    18/23

    208

    Karl Popper

    arrtez tout changement politique ! revenez la nature !

    Le programme de Platon(division des classes, censure de toutes les activits intel-

    lectuelles, identication de lEtat au sort de la classe dirigeante, propagande constante,etc.) peut, en toute justice, tre considr comme totalitaire.

    LEtat de Platon aspire la justice. Quentend-on par justice ? Dicile de rpondre cette question, dit Popper, tant ce mot est employ dans des acceptions diverses. Maisla justice implique une rpartition gale des charges de la citoyennet, lgalit en droitdes citoyens et la rpartition gale des avantages que lappartenance un Etat peutprocurer aux citoyens. Si Platon assurait ces choses, son Etat ne pourrait tre qualide totalitaire. Mais ce nest pas le cas. Pour Platon, est juste ce qui est dans lintrtdu meilleur des Etats . LEtat est juste par le ait que chacun des trois ordresqui le composent remplit sa propre onction . Bre, lEtat est juste si le dirigeantdirige, si louvrier travaille et si lesclave peine.

    Pour Platon, lEtat est juste sil est sain, ort, uni, en un mot : stable. Dans ce cas-l,dit Popper, je suis partisan de linjustice. Que pense Platonde lgalit ? On a dit que,tout comme Aristote, il ne trouvait rien redire lesclavage. Ce ut un adversaireacharn de lgalitarisme mais il na jamais os lattaquer ouvertement. Aussi,dans les Lois , il dit que la justice signie une certaine galit dans la rpartitiondes biens et des honneurs entre les citoyens . Platon distingue entre :

    lgalit numrique ou arithmtique ; lgalit proportionnelle (qui, elle, tient compte de la vertu, de lducation, de

    la ortune).

    Cela revient prsenter comme juste le gouvernement de classe quil prnait. Pla-ton ne mentionne jamais lisonomie ou galit devant la loi. Lgalitarisme, doctrinetrs populaire lpoque o Platon crivait, ne reconnat aucun privilge naturel auxhommes. La rplique de Platon lgalitarisme ut synthtise dans cette phrase :

    Pour ceux qui nont pas les mmes titres, lgalit peut devenir ingalit dont Aristote a ait : Lgalit pour les gaux, lingalit pour les ingaux . Cestl lobjection classique : lgalit serait excellente si seulement les hommestaient gaux.

    Au niveau individuel, la justice correspond la temprance qui permet de dominer lespassions de lme. Au niveau politique, la justice signie rester sa place . Connatresa place revient en tre satisait : cette dernire vertu doit tre enseigne aux tra-vailleurs.

    Platon dend le collectivisme en sattaquant lgosme. Pour lui, lgosme seraitla seule alternative au collectivisme. Cest l une imposture. Ce qui soppose au col-lectivisme, cest lindividualisme. Individualisme dont Pricls disait quil devait treassoci laltruisme. Cest cette combinaison dindividualisme et daltruisme qui est,

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    19/23

    209

    La Socit Ouverte et ses ennemis - Tome I

    dit Popper, devenue la base de la civilisation occidentale, le principe essentiel du chris-tianisme et la cl de toutes les thories thiques postrieures.

    La thorie platonicienne de lEtat soppose lthique individuelle. Elle est base

    sur lobissance, sur lradication de toute vellit dindpendance. Lintrt de lEtatest le critre de la morale.

    Popper croit que le totalitarisme de Platon correspond une volont sincrede garantir la stabilit de lensemble de la socit. La seule limite loppressionexerce par la classe dominante, cest le risque que cette oppression erait courir lastabilit de la socit. Cest cette seule raison utilitaire quobissait la justice selonPlaton.

    Or Popper pense que le rle de lEtat ne sarrte pas l. Il a pour rle de protgerles liberts de chacun des citoyens. Popper se dit en aveur dun Etat protection-niste (des liberts individuelles). Il nentend videmment pas par l ce que signiele mme terme au sens conomique. Cette conception, dit-il, est au contraire pro-ondment librale mais le vocable indique bien quelle implique une interventionde lEtat dans divers domaines (de manire prvenir les crimes). De ce point de vue protectionniste , les Etats dmocratiques actuels constituent une bonne illustration.Cette thorie protectionniste est ne sous la plume de Lycophoron191 que Platon de-vait certainement connatre vu quil la ridiculise dans ses dialogues en la prsentant demanire biaise.

    Le principe dautorit

    Se pose alors la question suivante : qui doit gouverner ? . Platon rpond : lesplus sages et les meilleurs . Mais les dirigeants, dit Platon, ne peuvent pas toujourstre les plus sages et les plus comptents et il convient de remplacer la question quidoit gouverner ? par commentpeut-on concevoir des institutions politiques quiempchent les dirigeants mauvais ou incomptents de causer trop de dommages ? .

    La premire question a donn naissance la thorie de la souverainet. Il existebeaucoup de thories de la souverainet, mais toutes ngligent toute la question desavoir sil ne aut pas chercher tablir un contrle institutionnel des dirigeants encontrebalanant leurs pouvoirs par dautres. Popper se dit en aveur des thories descontrles et de lquilibre.

    Popper expose alors le clbre paradoxe de la libert admirablement dvelopppar Platon. Quidsi une majorit dmocrate demande un tyran pour gouverner lEtat ?

    Cest un paradoxe (qui sest malheureusement produit dans lhistoire) parce que, dunepart, les partisans dun rgime majoritaire ne peuvent que sopposer la tyrannie o unseul dcide de tout et, dautre part, ils ne peuvent sopposer ce que veut la majorit.

    191 Lycophron de Chalcis, pote grec du IIIme sicle avant JC

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    20/23

    210

    Karl Popper

    Ce que Platon na pas vu, cest que ce paradoxe se retrouve dans toutes les thoriesde la souverainet. Ainsi, le gouvernement du plus sage peut dcider de conerle pouvoir au meilleur et celui-ci de coner le gouvernement la majorit , etc.

    Pour dnouer ce paradoxe, dit Popper, il aut dvelopper une thorie du contrledmocratique, ce que Platon na pas vu. Plutt que de se dbarrasser des gouvernantsincomptents par une rvolution, mieux vaut mettre en place un systme dlec-tions rgulires qui permet de les changer sils ne donnent pas satisaction. La tho-rie dmocratique ne soutient pas que le pouvoir appartient la majorit mais que lerecours la majorit est lune des meilleures garanties, lune des plus prouves. Sipar malheur elle conduit la tyrannie, le dmocrate peut sopposer au tyran sans treinconsquent avec lui-mme.

    Platon, en se ocalisant sur les qualits des gouvernants, sintresse aux per-sonnes et non aux institutions. Cest une erreur, dit Popper. En eet, toute politique long terme est institutionnelle. Les problmes du prsent sont en grande partie desproblmes personnels alors que ceux du utur sont en grande partie des problmesinstitutionnels.

    Le gouvernement du plus sage, lide du philosophe-roi, doit beaucoup Socrate. Cestassez paradoxal car Socrate pensait que tout le monde peut apprendre (par exemple,Menon, lesclave dont on a parl). Cependant, malgr son caractre galitaire etdmocratique, cette thorie peut conduire lautoritarisme en raison du rle ac-

    cord lducation. Il aut une autorit pour stimuler lignorant. Platon dplorait ltatde lenseignement dans la Cit (alors que lducation est, selon lui, le premier devoirde lEtat ). Il en dduisit quil allait y remettre de lordre mais, ce aisant, il mit aupoint un systme qui sacrifait la plus prcieuse de toutes les liberts : la libertintellectuelle. Ainsi le Socrate mis en scne dans la Rpublique est lincarna-tion mme de lautoritarisme. Dailleurs, Platon, vu quil dtestait le changement, nedsirait pas que ses disciples assent preuve doriginalit et dinitiative. Difcile, dslors, de slectionner les meilleurs car les tres exceptionnels sont souventcontestataires. Le matre naime pas ceux qui contestent son autorit, raison pour

    laquelle ladjoint du che dun parti est rarement un bon successeur. Dailleurs, on necompte pas moins de neu tyrans dans les lves et les proches de Platon.

    Le Philosophe-roi

    Venons-en au ameux modle du philosophe-roi. Demble, nous sommes conronts un problme parce que les philosophes, dit Platon, sont ceux qui aiment contem-pler la vrit . Or Platon arme par ailleurs que le gouvernant ne doit pas hsiter

    recourir au mensonge quand lintrt de lEtat lexige .

    Platon explique que le mensonge est intolrable de la part dun citoyen mais quil peuttre pratiqu par le dirigeant en raison de son utilit. Un peu de la mme manire quele maniement des mdicaments est rserv aux seuls mdecins. Cest donc ici une d-

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    21/23

    211

    La Socit Ouverte et ses ennemis - Tome I

    ense sans ambigut des techniques de propagande. Il arme que les mensongesne sont destins qu la masse (vu que les dirigeants devraient constituer une intelli-gentsia paraitement claire) mais il se contredit lorsquil exprime son espoir que lesdirigeants croient au pire des mensonges, savoir le mythe du sang et de la terre

    connu sous le nom du mythe des mtaux dans lhomme. Il sagit l dune able, ditPlaton, mais elle permet de motiver les gouvernants appliquer sans aiblir la politiqueeugnique prne par Platon dont nous avons dj parl.Thorie authentiquementraciste, comme nous lavons dit. Gardons toujours lesprit, dit Popper, que, pourPlaton, la cause de linstabilit politique, cest la dgnrescence raciale .

    La religion est galement un beau mensonge ort utile la stabilit de la socit.

    Platon veut mettre en place une sophocratie , un gouvernement du savoir. Lapremire onction du philosophe-roi est dtre le ondateur et le lgislateur de la Cit.Cest parce quil a accs aux ides et, par-dessus tout, lIde suprme, lIde de Bien(le soleil), que le philosophe est le seul mme dexercer adquatement cette onction.Mais, dit Popper, supposer que cela soit vrai, lintellection de cette ide du Bienournit-elle autre chose quun ormalisme vide ? Platon dit lui-mme que le sagecontemple les objets ordonns et immuables et que cette tche labsorbe trop pourabaisser ses regards sur la conduite des hommes .192 On voit que lenseignement phi-losophique prconis par Platon est destin marquer les gouvernants et dresser unebarrire entre eux et les gouverns, ce qui, prcise malicieusement Popper, est restlune des principales onctions de linstruction suprieure jusqu nos jours.

    Le philosophe doit connatre le ameux nombre nuptial qui prsuppose la connais-sance de lharmonie. Or seul Platon connaissait ce nombre mystrieux pour la bonneraison quil lavait invent. Le superbe portait du souverain est, on la dit, un autopor-trait. Platon dit ici mots peine voils : je suis votre souverain naturel. Il espraitquon viendrait le chercher.

    Esthtisme, perectionnisme et utopie

    La dmarche politique de Platon est dune nature que Popper qualie d extrme-ment dangereuse . Cest, avons-nous dit, la mthode d difcation utopiste (uto-pian engineering) qui soppose la mthode prne par Popper dite du coup parcoup (piecemal engineering).

    La premire mthode dfnit un but (la socit paraite) et met en uvre lesmoyens pour y parvenir. Elle ncessite un pouvoir ort et centralis qui risque dedevenir autocratique. La seconde cherche au contraire dceler et combattre

    les maux les plus graves et les plus immdiats au lieu de lutter pour le bonheur uturde la socit.

    192 K. Popper, La socit ouverte et ses ennemis, T.I : Lascendant de Platon, 1979 (1945), p. 122

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    22/23

    212

    Karl Popper

    La dmarche utopiste ne peut tre justife que par la croyance en un idal abso-lu et immuable. Il nexiste aucune mthode rationnelle pour dnir cet idal. Cela dit,Popper reconnat que plusieurs choses ont parois t ralises qui, par le pass, taientjuges chimriques. Ce quil critique, cest cette volont de transormer la socit de

    ond en comble. Nous navons pas une connaissance susante des phnomnes so-ciaux pour mener cela bien. Lutopiste dira que cette connaissance ne peut sacqurirque via des expriences pratiques signicatives. Popper rplique que lon peut menerdes expriences mais chelle rduite et sans bouleverser toute la socit (modrer lascalit, adopter une nouvelle loi pnale, etc.). Cest de la transormation successivedinstitutions au sein dune grande socit quon tire le plus denseignements.

    Le radicalisme de Platon semble li, selon Popper, son esthtisme. Platon envi-sageait de crer un monde dune beaut absolue. La politique ou Art royal estun art de composition au mme titre que la peinture, la sculpture, larchitecture, etc.Mais, pour cela, il aut dabord, comme le dit Platon rendre la toile nette , cest--dire dtruire le systme social existant.

    Le ondement historique de lattitude de Platon

    La socit ouverte et ses ennemis

    Le programme politique de Platon est totalitaire. Popper sinterroge sur la valeur dubonheurau sein du systme platonicien. Platon aspire un Etat o chaque citoyensoit rellement heureux. Ceci nest possible que dans la justice, cest--dire dans unesituation o chacun tient son rang. Popper a cherch des lments de nature rutersa propre thse sur le caractre totalitaire du programme platonicien. Il na pas russi invalider sa thse sau sur un point. Lequel ? La haine de Platon pour la tyrannie.

    En eet, le totalitarisme rsulterait dun eort sincre pour trouver une solu-tion mauvaise un problme rel, cest--dire la monte de la dmocratie

    et de lindividualisme. Cest une vritable rvolution sociale qui engendre une peurcomprhensible pour les personnes ayant vcu toute leur vie dans une socit close.Platon tait de ceux-l et sa raction ut de prner un retour au tribalisme.

    On passe dune socit organique, magique ou tribale, structure par des ta-bous une socit ouverte, abstraite, celle ou les individus sont conronts desdcisions personnelles. Le passage de la socit close la socit ouverte est lunedes plus grandes rvolutions que lhumanit ait connues. Elle nest pas le rsultat dunprocessus conscient. Elle rsulte de laccroissement de la population, de lmergence et

    du dveloppement du commerce maritime, de la multiplication des voies de commu-nication et de lapparition de la pense et de la discussion critique. Une des premiresconsquences de la dsagrgation de la socit close est la tension entre les classessociales.

  • 7/31/2019 Popper 1 Corentin de Salle

    23/23

    La Socit Ouverte et ses ennemis - Tome I

    Lempire athnien suscita de ortes ractions tribales lintrieur et lextrieurdAthnes comme on peut le constater en lisant Thucydide. La description de lem-pire athnien et la haine quil inspirait aux autres cits grecques laisse transpa-ratre les sentiments antidmocratiques de Thucydide. Popper remarque que les

    historiens de lAntiquit qui encensent Rome pour la ondation dun empire universelreprochent Athnes davoir essay de aire mieux encore. Selon ces derniers, Athnestait une dmocratie impitoyable, dirige par des individus ignorants qui hassaientllite cultive autant quils taient dtests delle. Ils lui reprochaient limposition dunlourd tribut sur les cits conquises, etc. En ralit, ce systme scal servait assurer lascurit sur les mers (il reprsentait un vingtime de la valeur des marchandises chan-ges) et il tait tout ait comparable celui mis en place par les Romains.

    Cette condamnation est bien le signe dune peur ace lapparition de la socitouverte. La raction patriotique tait, elle, plutt lexpression dun dsir nostal-gique de retour la stabilit. Le reprsentant majeur de lAthnes dmocratiquenest autre que Pricls. Il ait partie de cette grande gnration qui marqua untournant dans lhistoire et qui compta des gens tels que Sophocle, Gorgias, Hrodote,Protagoras, Alcidamas, Antisthne, Socrate, etc. Popper cite une partie de discours dePricls, acte de oi dans la dmocratie et aussi attaque prmonitoire contre Platon etses ides tribales.

    Lessor de la philosophie est un produit de la socit ouverte. Paradoxalement, So-crate, le matre de Platon, ut lun des plus ardents denseurs de cette socit

    ouverte. Cest lui qui enseigna que le ondement de la science est la critique. Il d-nona le dogmatisme. Il croyait la raison humaine et la justice galitaire. Cest lui,sans doute, que nous devons le concept d me .

    La chute de la dmocratie nest pas due ses aiblesses mais ce drame historique queconstitua la trahison des oligarques dont trois au moins taient des lves de Socrate.Deux de ceux-ci devinrent les ches des Trente Tyrans. La paix rtablie, la dmocratieut restaure et une inormation ut ouverte contre Socrate. Laccusation ut appuyepar Anytos, un leader dmocrate qui navait pas lintention de aire de Socrate un mar-

    tyr mais dobtenir son exil.

    Platon ut le disciple que Socrate ne mritait pas. Quoiquil t assurment le plusdou de ceux ci, il ut aussi le plus indle et il trahit son matre en le prsentant dansses Dialoguescomme le grandiose denseur dune socit arrte et rarmant lesantiques vertus du tribalisme que ce dernier avait combattu. On sent chez Platon unetension entre les ides nouvelles de son matre et ses propres penchants oligarchiquesauxquels il ne pouvait rsister.

    Quand on a got aux ruits de la raison, on ne peut retourner la magie tribale. Pop-per appelle entrer plus avant dans la socit ouverte. Cest la seule voie qui sore nous si nous voulons rester humains.