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Portée temporelle de la négation Louis de Saussure Université de Genève [email protected] 1. Introduction Lorsqu’un locuteur affirme d’une éventualité 1 qu’elle n’est « pas le cas », l’intuition suggère volontiers que cette éventualité, puisqu’elle est niée, n’a pas à être située sur la « ligne métaphorique du temps ». Autrement dit, il vient assez naturellement à l’esprit qu’un événement, par exemple, dont on dit qu’il n’a pas eu lieu, n’a eu lieu « à aucun moment que ce soit », au moins dans un intervalle éventuellement déterminé par ailleurs. En d’autres termes, un énoncé négatif ne serait pas temporellement référencé ; il n’aurait pas de référence temporelle, ou encore, il ne dénoterait aucun moment précis du temps. Cette hypothèse est a priori tenable pour un énoncé comme (1) : (1) (En 1960,) il n’y eut pas de tremblement de terre. Ne dénotant aucune év entualité, (1) ne communique rien à propos d’un quelconque moment précis du temps. Nous dirons alors de cet énoncé qu’il est temporellement indéterminé : il ne permet pas de restreindre l’intervalle donné par une éventuelle période de référence ; dès lors, plusieurs énoncés de ce type au sein d’une même période de 1 À défaut d’un meilleur terme, celui d’éventualité sera utilisé ici pour les différentes catégories aspectuelles: événements, états, activités, etc.

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Portée temporelle de la négation Louis de Saussure Université de Genève [email protected]

1. Introduction

Lorsqu’un locuteur affirme d’une éventualité1 qu’elle n’est « pas le cas », l’intuition suggère volontiers que cette éventualité, puisqu’elle est niée, n’a pas à être située sur la « ligne métaphorique du temps ». Autrement dit, il vient assez naturellement à l’esprit qu’un événement, par exemple, dont on dit qu’il n’a pas eu lieu, n’a eu lieu « à aucun moment que ce soit », au moins dans un intervalle éventuellement déterminé par ailleurs. En d’autres termes, un énoncé négatif ne serait pas temporellement référencé ; il n’aurait pas de référence temporelle, ou encore, il ne dénoterait aucun moment précis du temps. Cette hypothèse est a priori tenable pour un énoncé comme (1) :

(1) (En 1960,) il n’y eut pas de tremblement de terre.

Ne dénotant aucune éventualité, (1) ne communique rien à propos d’un quelconque moment précis du temps. Nous dirons alors de cet énoncé qu’il est temporellement indéterminé : il ne permet pas de restreindre l’intervalle donné par une éventuelle période de référence ; dès lors, plusieurs énoncés de ce type au sein d’une même période de

1 À défaut d’un meilleur terme, celui d’éventualité sera utilisé ici pour les différentes catégories aspectuelles: événements, états, activités, etc.

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référence sont inordonnables entre eux ; on pourra dire, aussi, qu’il est non-autonome, tout comme le serait un imparfait.

Il y a des conséquences à cette indétermination. Par exemple, à propos d’un énoncé comme (1), il est légitime de conclure que certaines contraintes normalement délivrées par le temps verbal — ici le passé simple — sont annulées par la négation, puisque le passé simple délivre effectivement une instruction de situer l’événement sur la « ligne du temps », comme on le rappellera brièvement plus bas. De plus, un énoncé comme (1) annule aussi une autre contrainte du passé simple, celle qui porte sur l’ordre des éventualités entre elles: si aucune référence temporelle n’est communiquée par (1), il est sans objet de vouloir attribuer un ordre entre l’éventualité avoir lieu (un tremblement de terre) et une quelconque autre éventualité du cotexte dénotée au même temps verbal (sauf, bien entendu, si une nouvelle période de référence oblige le destinataire à inférer un tel ordre).

En revanche, d’autres énoncés négatifs semblent contre toute attente ne pas annuler les contraintes du temps verbal. Intuitivement, il semble qu’un énoncé comme (2) dénote bel et bien un événement dont la temporalité peut être récupérée tout comme dans un énoncé positif. Il s’agit là de cas que la tradition identifie généralement sous le nom d’événement négatif.

(2) Jacques ne s’arrêta pas à la station-service.

En interprétant cet énoncé, dans un contexte non marqué, le destinataire construit en effet une représentation d’un événement où Jacques, par exemple, roule sur l’autoroute et choisit de continuer sa route sans s’arrêter, ou bien, tout simplement, oublie de prendre de l’essence.

La tradition sémantico-aspectuelle classique a depuis longtemps cherché à expliquer ces faits en suivant différentes pistes plus ou moins

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heureuses. On a ainsi tenté de montrer qu’un énoncé négatif dénotait nécessairement un état. Cela est certainement tenable pour un énoncé comme (1): après tout, (1) dénote un état du monde dans lequel aucun tremblement de terre n’est le cas, état dont les bornes peuvent être spécifiées par ailleurs (dans l’exemple, ces bornes sont données par En 1960). En d’autres termes, la négation ferait changer la classe aspectuelle du prédicat. On récupère facilement une hypothèse assez commune en amont de cette explication: les états ne font pas progresser le temps, ou plutôt, pour s’en tenir à notre terminologie, les états sont temporellement indéterminés, ce que nous aurons l’occasion de discuter. Par ailleurs, la tradition aspectuelle, lorsqu’elle admet que des énoncés comme (2) ne sont pas statifs, se voit contrainte de dire qu’il y a des cas où la négation ne transforme pas la classe aspectuelle du prédicat. Quant à la sémantique du discours, en particulier la SDRT, elle préfère supposer que les énoncés négatifs ne qualifient ni des états ni des événements, mais des faits (cf. Asher 1993, Amsili & Le Draoulec 1995).

S’il faut effectivement considérer que (2) dénote un événement, ce que nous commencerons par observer, ces multiples interrogations sont fondées. Selon nous, elles se résument à une question, à laquelle cet article cherchera à répondre : quelles sont les conditions pour qu’un énoncé négatif reçoive ou ne reçoive pas une interprétation qui conclue à l’indétermination temporelle ? Autrement dit : à quelles conditions un énoncé négatif peut-il faire progresser (ou régresser) le temps ?

Nous envisagerons de résoudre le problème de la référence temporelle des énoncés négatifs dans le cadre de la réflexion pragmatique actuelle sur l’ordre temporel, notamment dans la mouvance de la théorie de la pertinence de Sperber & Wilson (1986). En particulier, nous chercherons à proposer une explication

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pragmatique au traitement temporel auquel les énoncés négatifs donnent lieu. Des conditions, liées aux hypothèses accessibles à l’environnement cognitif du destinataire, permettent à ce dernier de construire une interprétation dans laquelle la négation porte soit sur le prédicat et sur sa référence temporelle, soit sur le prédicat seul, obligeant alors le destinataire à des opérations particulières d’enrichis-sement pragmatique de l’interprétation. Cela nous amènera à détailler la notion centrale de cet article selon un modèle procédural de l’interprétation de la négation : la négation a une « portée temporelle » susceptible sous certaines conditions d’être annulée.

Mais d’abord, il s’agit de fonder la distinction entre des énoncés comme (1) et (2).

2. La négation de rupture

Qu’en est-il de la différence entre (1) et (2), et quelle piste suivre pour établir si (1) est bien un énoncé temporellement indéterminé, et si (2) est, lui, déterminé ?

La tradition aspectuelle classique peine à statuer clairement sur les énoncés négatifs: sont-ils des états, des événements? Les tests classiques développés notamment par Vendler (1967) et Dowty (1979) pour évaluer la stativité (ou « durativité ») ne s’appliquent pas à la négation.

Selon ces tests, l’adverbe en x temps peut compléter un énoncé dont le prédicat est télique (i.e. orienté vers une fin inhérente), et donc non-duratif, alors que pendant ne peut s’intégrer qu’à un énoncé atélique. La négation n’obéit pas à ce test:

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(3) Jeanne n’a pas bu un verre de vin en trois jours (4) Jeanne n’a pas bu un verre de vin pendant trois jours.

Ou encore: la négation, si elle était effectivement stative (durative), ne devrait pas apparaître dans les impératives, or c’est parfaitement possible, comme en (5) :

(5) Ne pars pas!

Ces tests, et bien d’autres, ont donné lieu à une abondante littérature (cf. de Swart 1995 pour une discussion), et ont été critiqués avec raison à de nombreuses reprises, par exemple par Verkuyl (1989) ou Vlach (1993), en particulier pour leur incapacité à traiter de la négation. Certains défendent l’idée que la négation est bel et bien stative, et d’autres celle qu’il pourrait y avoir, en quelque sorte, deux négations à distinguer au niveau sémantique déjà, l’une qui serait intrinsèquement stative et l’autre qui permettrait la dénotation d’« événements négatifs ». Une alternative peut aussi consister à établir qu’il y a des conditions propres à faire émerger l’une ou l’autre de ces situations, conditions qui seraient étroitement liées aux spécificités sémantiques propres des prédicats eux-mêmes.

Nous n’irons pas plus loin dans l’approche sémantico-aspectuelle : quelles que puissent être ses conclusions sur la négation, celles-ci ne peuvent être à même de prédire une configuration temporelle plutôt qu’une autre. C’est le point que nous allons défendre maintenant.

Pour que la sémantique des classes aspectuelles résolve la question de l’ordre temporel, il faudrait nécessairement présupposer que la classe aspectuelle du prédicat joue un rôle particulier quant à l’ordre temporel. L’hypothèse habituelle est qu’un énoncé dénotant un état est temporellement non autonome, et donc qu’il ne peut pas permettre une modification quelconque des points E ou R (le point

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« E » désignant le moment de l’événement et le point « R » le point de référence, cf. Reichenbach 1947). En d’autres termes, un énoncé dénotant un état présenterait nécessairement l’indétermination temporelle. En revanche, d’autres éventualités, par exemple les événements, présenteraient la particularité d’une possible autonomie référentielle temporelle de l’énoncé qui les dénotent. Dès lors, si on peut montrer que (1) dénote un état et que (2) dénote un événement, la question de l’ordre temporel serait résolue. Malheureusement, il existe de nombreux exemples dans lesquels un état est à même de faire progresser le temps, comme en (3), ou un événement en est incapable, comme en (4) :

(3) Le juge alluma une cigarette ; la fièvre donnait au tabac un goût de fiel.

(4) Une terrible tempête fit rage ; un arbre du jardin fut arraché ; une cheminée de la maison tomba.

Si (3) manifeste l’ordre temporel, i.e. si le temps progresse avec la seconde proposition de (3), c’est pour des raisons exclusivement contextuelles. En effet, c’est parce que le destinataire dispose d’infor-mations encyclopédiques au sujet des cigarettes, et en particulier sur le fait qu’il faut qu’une cigarette ait été allumée pour qu’on puisse en connaître le goût, qu’il interprète l’énoncé à l’imparfait comme n’étant pas indéterminé temporellement, tout statif qu’il puisse être par ailleurs. De tels exemples sont légion dans la littérature sur l’imparfait (cf. Sthioul 1998 pour un exposé de cette question).

De même, si (4) ne manifeste pas l’ordre temporel, malgré la classe aspectuelle du prédicat, c’est aussi pour des raisons contextuelles du même ordre : en (4), il y a une relation d’inclusion (ou d’encapsulation, cf. Saussure 1997 et 1998) commandée contextuel-lement.

Notre hypothèse est donc que la classe aspectuelle, si elle peut

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donner des conditions particulières ou préférentielles, n’est pas pour autant un élément suffisant à la détermination de l’organisation temporelle des énoncés entre eux. Bien plus que la classe aspectuelle des prédicats, ce sont les hypothèses contextuelles auxquelles le destinataire est capable d’accéder qui lui permettront de conclure à une organisation temporelle. En particulier, cela lui est possible grâce à un certain type d’hypothèses contextuelles, les règles conceptuelles. Par ce terme, nous entendons les relations causales ou prototypiques que le destinataire peut attribuer à des éventualités (cf. Moeschler 1998 et Saussure 1998). Mais ces règles ne sont pas les seules hypothèses contextuelles, bien entendu, à orienter l’interprétation du destinataire. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question.

Puisque la classe aspectuelle, et les tests qui l’établissent, ne sont pas fiables pour établir si (1) est, comme on le suppose, capable d’annuler la contrainte de progression du temps délivrée par le passé simple (cf. Kamp & Rohrer 1983) tandis que (2) la laisse s’appliquer, il faut recourir à une démonstration un peu plus complexe.

Prenons deux énoncés dont les éventualités sont liées par une règle conceptuelle, inversons-les et observons le comportement de leurs opposés à la forme négative :

(5) L’avion atterrit. Les passagers descendirent. (6) * Les passagers descendirent. L’avion atterrit. (7) L’avion n’atterrit pas. Les passagers ne descendirent pas. (8) Les passagers ne descendirent pas. L’avion n’atterrit pas.

En dehors d’un contexte pour le moins spécial, (6) est ininterprétable : la seule règle conceptuelle disponible, qui prédit que l’avion doit être à terre pour que les passagers descendent, ne peut être validée par le destinataire qui traite une séquence au passé simple. Autrement dit, si nous avons observé plus haut qu’une règle conceptuelle pouvait orienter l’interprétation, elle peut aussi être

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bloquée, comme en (6), par les contraintes du temps verbal. En d’autres termes, le passé simple commande ici la progression temporelle, malgré la contradiction avec une règle conceptuelle forte, qui provient des connaissances encyclopédiques ; la séquence est mal formée.

En revanche, on observe que la séquence d’énoncés négatifs (8) ne pose aucun problème d’interprétation au destinataire : (8) semble autoriser une interprétation en termes d’inversion causale. Dans cette interprétation, (7) présenterait la progression temporelle tout comme (5), et (8) l’inversion, au contraire de (6). L’opérateur négatif permettrait alors à la règle conceptuelle d’être validée ; voilà qui serait paradoxal : au passé simple, une règle conceptuelle établissant une relation d’inversion entre deux éventualités ne pourrait pas s’appliquer lorsque ces éventualités sont déclarées positivement, mais elle pourrait s’appliquer si les éventualités « ne sont pas le cas ». Autrement dit, au passé simple, si p et q « sont le cas », impossible d’avoir q antérieur à p en vertu d’une règle conceptuelle, alors que ce serait possible lorsque ni p ni q « ne sont pas le cas ».

En réalité, des énoncés comme (7) et (8), tout comme (1), présentent l’indétermination temporelle, et non pas une quelconque organisation temporelle entre une « non-descente des passagers » et un « non-atterrissage de l’avion ». Dans Saussure (1997) et (1998), nous avons proposé des arguments en ce sens, qu’on peut résumer de la manière suivante.

Lorsque des énoncés sont liés par une règle conceptuelle équivoque, c’est-à-dire qui autorise aussi bien une interprétation causale dans un sens que dans l’autre, le passé simple conserve sa contrainte sur la progression temporelle si la séquence est positive, mais il la perd si la séquence est négative. Ce qui implique, toujours dans le cas d’énoncés reliés par des règles conceptuelles équivoques, sous la

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négation, non seulement que la contrainte du passé simple est annulée, mais aussi qu’aucune règle n’est sélectionnée par le destinataire ; il y a bien indétermination temporelle. On peut l’observer avec des cas simples, comme les exemples (9) à (12) : dans tous ces cas, puisque les règles sont en concurrence, le destinataire ne parvient pas à en valider une au détriment de l’autre ; plus précisément, il validera la règle la moins coûteuse, à savoir celle qui n’annule pas les instructions délivrées linguistiquement par le passé simple :

(9) Ce matin-là, il se leva, ouvrit le store et contempla le soleil. (10) Ce matin-là, il contempla le soleil, ouvrit le store et se leva. (11) Ce matin-là, il ne se leva pas, n’ouvrit pas le store ni ne

contempla le soleil. (12) Ce matin-là, il ne contempla pas le soleil, n’ouvrit pas le store ni

ne se leva.

Il y a certes un ordre plus naturel, plus habituel, que l’autre, donc plus accessible et moins coûteux, celui où le lever précède l’ouverture du store, mais pour interpréter (10), le destinataire réalise quelques inférences simples : le soleil perce à travers le store et le store est actionnable depuis le lit. Il réalise ces inférences pour éviter le coût lié à une annulation de la contrainte de l’avancée du temps avec le passé simple. Autrement dit, dans tous ces exemples, en traitant les séquences positives, le destinataire tranche en faveur de la règle conceptuelle qui est compatible avec l’avancée du temps commandée par le passé simple, parce que les règles conceptuelles accessibles sont contradictoires et fortement concurrentielles. En revanche, la séquence négative (12) ne commande aucunement les inférences produites par (10) : il n’est absolument pas nécessaire, pour interpréter (12), d’inférer que le soleil perce à travers le store ni que le store est actionnable du lit. De ce simple fait, une conclusion s’impose : la séquence (12) ne produit pas l’ordre temporel, pas plus que l’inversion. Puisque ces inférences ne sont pas nécessaires à l’interprétation, on

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vient de prouver qu’une telle séquence est temporellement indéterminée.

L’idée que l’ordre temporel ou l’inversion serait maintenue par la négation dans des exemples où la contrainte est univoque est une hypothèse à éliminer, puisqu’il suffit de remplacer une règle forte par une règle moins forte pour avoir une interprétation dont on peut prouver qu’elle est indéterminée temporellement. Nous sommes maintenant en droit de supposer qu’en l’absence complète de règle conceptuelle, l’interprétation donne une sortie indéterminée. En somme, dans les exemples de séquences négatives que nous avons observés, les énoncés, d’un strict point de vue temporel, sont interchangeables sans que les conditions de vérité des énoncés soient affectées. Autrement dit, ces énoncés sont temporellement indéterminés.

Si les tests aspectuels classiques ne sont pas en mesure de confirmer cette hypothèse, il existe une possibilité linguistique de mettre en évidence le fait que dans ces séquences, la progression temporelle est, à moins d’un contexte très particulier, exclue. Une connexion de ces énoncés par un adverbe temporel comme ensuite est en effet impossible (à moins de récupérer la lecture argumentative, qui, bien sûr, ne nous intéresse pas) ; or ensuite impose le bornage des éventualités (cf. Kozlowska 1996) :

(13) ? L’avion n’atterrit pas ; ensuite, les passagers ne descendirent pas.

Notre premier exemple n’est pas non plus susceptible d’une connexion avec ensuite :

(14) ? Il n’y eut pas de tremblement de terre ; ensuite, le clocher de l’église ne s’effondra pas.

Cependant, certains énoncés, comme (2), sont combinables avec

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ensuite :

(15) Jacques s’arrêta / ne s’arrêta pas à la station-service ; ensuite, il emprunta / n’emprunta pas le boulevard périphérique.

(16) Jacques emprunta / n’emprunta pas le boulevard périphérique ; ensuite, il s’arrêta / ne s’arrêta pas à la station-service.

Tant l’énoncé Jacques ne s’arrêta pas à la station-service que l’énoncé Il n’emprunta pas le boulevard périphérique acceptent une combinaison aléatoire avec ensuite.

Nous sommes donc bien en présence de deux types distincts d’énoncés négatifs ; mais leur différence n’est, pour nous, qu’acces-soirement aspectuelle. Il importait de montrer qu’ils sont différents en termes de contraintes sur l’ordre temporel. Les énoncés négatifs qui autorisent la progression du temps au passé simple, comme on l’a suggéré plus haut, ne font que permettre au passé simple de conserver sa contrainte normale, exactement comme n’importe quel énoncé positif. Tout se passe comme si, dans ce cas, la négation ne niait pas, mais assertait quelque chose.

Cette idée n’a rien de nouveau, et de nombreux exemples sont disponibles dans la littérature, et d’autres tests ont été proposés pour montrer que ces énoncés assertent un événement. Par exemple, ces énoncés se combinent sans peine avec des adverbes de fréquence, ce qui contredit l’axiome de Lakoff selon lequel on ne peut asserter la fréquence d’un événement [nous dirions : d’une éventualité] qui ne se produit pas (Lakoff 1965, 1172) :

(17) Souvent, Jacques ne s’arrêta pas à la station-service. (18) Souvent, Jacques ne répondit pas au téléphone. (19) Souvent, Jacques n’alla pas à la messe.

Ne pas s’arrêter à la station-service, ne pas répondre au téléphone, ne pas aller à la messe, seraient donc des événements

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assertés par ces énoncés ? Les travaux récents en SDRT sur cette question défendent qu’un énoncé négatif n’est ni statif ni non-statif ; autrement dit, ni les énoncés du type de (1) ne dénotent des états, ni ceux du type de (2) ne dénotent d’événements : ce sont des faits (cf. Asher 1993 et Amsili & Le Draoulec 1995). La notion de fait n’entre en effet pas dans les catégories aspectuelles, et dès lors échappent à ce que nous avons groupé sous le terme générique d’éventualité, ce qui en fait des objets difficiles à saisir. Un argument en faveur de l’hypothèse du fait est parfois fourni de la manière suivante : l’énoncé Rien n’existe ne peut dénoter ni un événement ni un état du monde, pour des raisons conceptuelles évidentes. Or, empiriquement, un énoncé comme Rien n’existe est, pour des raisons tout aussi conceptuellement évidentes, un énoncé qui ne peut pas être proféré dans un but de communication littérale. Autrement dit, cet énoncé n’est pas propre non plus à communiquer un fait.

En réalité, on ne dira pas exactement que « ne pas s’arrêter à la station-service » est un événement, mais avant de décrire ce dont il s’agit exactement, il est nécessaire de préciser un point de principe. Au vu de ce qui précède, d’aucuns sont tentés par des théories de l’ambiguïté, et supposent qu’il existe deux négations distinctes au niveau sémantique, l’une qui nierait, et l’autre qui asserterait d’une certaine manière. Il est en réalité plus raisonnable de considérer que la négation n’a en réalité bel et bien qu’un seul sens, son sens logique, qui consiste à dire d’une éventualité qu’elle n’est « pas le cas ». Notre hypothèse est que toute possible assertion d’éventualité par l’énoncé négatif provient en réalité d’un enrichissement pragmatique. C’est alors — et alors seulement — que l’énoncé peut faire progresser le temps. Cette hypothèse est très conforme à l’intuition, puisqu’elle permet de poser que l’interprétation par défaut de la négation ressortit bien au nier proprement dit, mais que le parcours interprétatif peut continuer, si nécessaire, pour réévaluer cette dénégation d’éventualité et

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provoquer l’émergence d’une nouvelle éventualité, cette fois assertée. Cette interprétation de la négation est alors non plus une interprétation par défaut mais une interprétation contrainte.

Par analogie avec l’imparfait de rupture, qui, contrairement aux imparfaits statifs, fait progresser le temps, nous donnerons à des énoncés recevant une interprétation contrainte, comme (2), le nom de négation de rupture (cf. Saussure 1996).

3. Une approche procédurale: interprétation par défaut et interprétation contrainte

Comment et pourquoi le destinataire interprète-t-il une négation de rupture ? Si nous envisageons l’interprétation dans le cadre de la théorie de la pertinence, nous supposerons que la négation a bien un sens (l’opérateur logique), mais que son traitement déclenche chez le destinataire une procédure spécifique. Une procédure générale de la négation est disponible chez Moeschler (1997), ainsi qu’une réflexion générale sur la négation comme expression procédurale.

En d’autres termes, la négation amène le destinataire à parcourir un chemin interprétatif dont le but est d’obtenir une sortie qui respecte la présomption de pertinence que cet énoncé communique. Pour la théorie de la pertinence, l’interprétation consistante est la première dont l’effort de traitement est compensé par la production d’effet, ce qui implique que le destinataire suit « le chemin du moindre effort », pour prendre une métaphore simple ; le processus interprétatif cesse dès qu’un effet est atteint qui compense l’effort de traitement. Ceci implique aussi que la première possibilité testée est la possibilité par défaut, i.e. l’interprétation qui a le plus de chances d’être celle qui

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correspond à l’intention informative du locuteur. L’effet, en réalité effet contextuel ou effet cognitif, est le résultat de la confrontation des hypothèses produites par l’interprétation de l’énoncé, au nombre desquelles on compte ses implications et implicitations, avec les hypothèses déjà présentes à l’environnement cognitif du destinataire. Pour ce qui est du traitement des énoncés négatifs, cela se traduit de la manière suivante : la première interprétation tentée par le destinataire est l’interprétation par défaut, et ce n’est que si cette interprétation est sous-informative, c’est-à-dire qu’elle ne produit pas d’effet contextuel suffisant, que le destinataire tente un autre « parcours procédural » pour enrichir son interprétation.

Il faut alors considérer que le destinataire qui traite une négation de rupture soit a à sa disposition des hypothèses anticipatoires qui stipulent qu’une interprétation par défaut sera moins productrice d’effet qu’une interprétation contrainte, soit réalise l’interprétation par défaut, constate qu’elle ne produit pas suffisamment d’effet contextuel, et tente alors une interprétation contrainte. Quelle que soit la stratégie effectivement adoptée par le destinataire, la négation de rupture l’amène à conclure que le locuteur asserte une éventualité, et probablement un événement. Que Jacques ne se soit pas arrêté à la station-service constitue de préférence l’assertion d’un événement particulier et identifiable dans le temps. Comme le destinataire ne trouve dans l’énoncé qu’un événement nié, il est invité à reconstituer un événement positif, i.e. à construire une représentation de l’événement positif qui lui est communiqué pragmatiquement. Intuitivement, on a d’ailleurs bien l’impression qu’à partir d’il n’alla pas à la messe, on infère quelque chose d’autre, par exemple il décida de ne pas aller à la messe / de rester au lit. De même, à partir d’il ne s’arrêta pas à la station-service, il semble bien qu’on infère un événement positif, d’ailleurs probablement assez difficile à donner littéralement ; par exemple arrivé à la hauteur de la station-service,

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Jacques décida de continuer sa route. De plus, l’événement positif reconstitué dépend très largement des hypothèses contextuelles accessibles au destinataire. Il est trivial de remarquer que Jacques ne s’arrêta pas à la station-service est évidemment le plus efficace pour annuler une hypothèse contextuelle comme Jacques s’arrêta à la station-service, en fondant cette annulation sur la construction d’un événement positif. En revanche, des énoncés comme Il n’y eut pas de tremblement de terre ou Le bateau ne coula pas ne semblent pas nécessairement construire d’événements positifs comme Tout fut calme ou, respectivement, Le bateau vogua ; ou plutôt, de tels énoncés peuvent le faire, mais ils semblent très peu économiques dans cette perspective. Alors que Jacques ne s’arrêta pas à la station-service est au contraire très économique pour communiquer un événement nettement plus complexe à formuler dans un énoncé positif. D’autant plus, et c’est peut-être là le plus intéressant, que les reformulations positives qu’on peut proposer pour Jacques ne s’arrêta pas à la station-service ne sont qu’embryonnaires et ne rendent pas compte du sens exact de l’énoncé négatif ; les implications de l’énoncé négatif ne sont pas les mêmes, ni la représentation mentale à laquelle le destinataire parvient en le traitant.

Il ressort de tout cela que la négation de rupture demande au destinataire un traitement qui confine à la non-littéralité. À partir de quelque chose qui n’est pas le cas, le destinataire est en effet amené à construire autre chose qui est le cas ; mais cet autre chose est beaucoup plus complexe à communiquer et à traiter à la forme positive que par un tel énoncé négatif. La négation de rupture offre une bonne illustration de l’idée bien ancienne, présente notamment dans le Sophiste de Platon, selon laquelle « lorsque nous disons non-être, nous parlons (...) non pas de quelque chose qui serait l’opposé de l’être, mais seulement de quelque chose de différent ».

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Nous obtenons donc le résultat suivant : lorsque le destinataire traite un énoncé négatif (¬p) comme présentant une négation de rupture, il infère, en réduisant la portée temporelle de la négation, une nouvelle proposition qu’on appellera r. Nous préciserons plus bas ce que nous entendons, en matière de forme logique, par cette nouvelle proposition r.

Si un énoncé manifeste une temporalité, nous assumerons qu’il implicite une temporalité : asserter de l’éventualité e qu’elle est vraie implicite qu’elle est vraie à un moment t. Dès lors, une négation temporellement « externe », c’est-à-dire à portée large, nierait cette temporalité, et une négation « interne » la conserverait, c’est-à-dire l’asserterait. Pour nous, cela reviendrait à dire que l’interprétation par défaut d’une négation lui donne une portée temporellement large et qu’une interprétation contrainte lui donne une portée étroite (sur le prédicat uniquement). Admettons un énoncé négatif p, dont le prédicat dénoterait l’éventualité e au temps t. Dire que dans p la négation a une portée large sur l’implicitation temporelle signifie que e et t sont dans la portée de la négation ; au contraire, une négation aura une portée temporellement étroite si elle ne porte pas sur l’implicitation temporelle t.2

Que la négation a une portée temporelle large par défaut se traduit par le fait que par défaut, un énoncé comme Jean ne frappa pas Paul, où p est l’événement de frapper, dénote « Il n’existe aucun moment ti tel que p est vrai ». Une interprétation contrainte donnerait quant à elle « Il existe un moment ti tel que (il n’est pas le cas que e) ». Une formalisation se construirait ainsi, et serait assez proche de la distinction entre négation externe vs interne, à ceci près que nous considérons comme pertinent un moment ti :

2 On peut supposer que cette implicitation est une présupposition, au même titre que la présupposition d’existence ; une discussion de cette question est disponible dans Saussure (1998).

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Interprétation par défaut : ¬(∃ti|p)

Interprétation contrainte : ∃ti|(¬p)

Nous avons jusqu’à présent laissé entendre que le moment ti est implicité. Notre hypothèse est en fait que l’énoncé positif, implicité dans l’énoncé négatif (voir les travaux déterminants de Ducrot sur la négation polyphonique, notamment Ducrot 1984), implicite une temporalité, c’est-à-dire un moment ti tel que l’événement positif implicité est vrai (ce qui est ensuite nié par la négation). C’est cette implicitation temporelle qui devient, dans l’énoncé négatif, ce que nous désignons par le terme d’implicitation temporelle.

Rappelons une fois de plus que lorsque nous disons « il n’existe aucun moment tel que... », pour l’interprétation par défaut, nous assumons que le destinataire a pu par ailleurs avoir accès à une période de référence, qui produise un intervalle restreignant ce « aucun moment », puisque rien n’est communiqué à propos d’un quelconque autre intervalle que cette période.

Ceci dit, il est nécessaire d’observer rapidement ce qui se passe en amont, c’est-à-dire là où le destinataire a accès à la temporalité de l’énoncé et l’annule en vertu de la négation. Certains s’étonneraient de cette nécessité de récupérer complètement l’éventualité et ses implicitations (notamment cette implicitation temporelle) dans la portée de la négation avant d’appliquer l’opérateur négatif sur cette implicitation ; c’est pourtant ce qu’implique une conception polyphonique de la négation.

Pour les cas qui nous occupent, cette opération de récupération de l’implicitation temporelle se réalise par une inférence logique spécifique, l’inférence invitée.

Comme l’implicitation temporelle est fournie par l’énoncé dans sa forme positive, la première opération que le destinataire doit faire

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consiste à récupérer cette implicitation temporelle et à construire une représentation dans laquelle la négation a une portée large ; l’implicitation temporelle est, provisoirement au moins, rendue non-pertinente, tout en restant accessible en cas de besoin. Cette opération consiste donc d’abord à interpréter l’énoncé positif lui-même, avant d’admettre que la négation est un opérateur, ou une marque instructionnelle, qui prend cet énoncé positif comme argument. Cette hypothèse suppose donc que pour traiter Jean ne frappa pas Paul, le destinataire récupère Jean frappa Paul, en tirant toutes les implications et implicitations accessibles, pour pouvoir ensuite interpréter correctement l’énoncé négatif. Grosso modo, le destinataire ne pourrait pas, en traitant Jean ne frappa pas Paul, tirer une implication comme Jean ne réagit pas à la provocation de Paul s’il n’avait pas d’abord récupéré Jean frappa Paul et tiré l’implication inverse, par exemple Jean réagit à la provocation de Paul.

Notre hypothèse est la suivante : pour inférer que la négation dénie toute référence temporelle au procès dans la portée de la négation, c’est-à-dire pour réaliser l’interprétation par défaut de l’énoncé négatif, le destinataire doit donc d’abord récupérer l’implicitation temporelle de l’énoncé positif, qui, lui, asserte une temporalité. Pour procéder à l’annulation de cette temporalité, le destinataire dérive une biconditionnelle à partir de la conditionnelle implicative simple qui permet de récupérer cette temporalité. Le modèle qu’on utilisera est donc directement inspiré de l’inférence invitée de Geis et Zwicky (1971). Cette hypothèse répond en outre à une solution offerte par Moeschler (1997) à propos du traitement, en général, des énoncés négatifs. Il montre que la négation force toujours l’émergence d’un contexte d’inférence invitée : asserter ¬p exige du destinataire qu’il récupère p → q, prémisses à partir desquelles il tire la conclusion ¬ q. Ce faisant, il a dû reconstruire la biconditionnelle p ↔ q, sans laquelle il lui serait impossible de tirer ¬p → ¬q. Un exemple

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simple de ce fonctionnement est le suivant, tiré de Moeschler (1997) où (22) est l’énoncé négatif, (23) le contexte, et (24) l’implication obtenue3 par inférence invitée :

(22) Il ne fait pas beau. (23) S’il fait beau, nous irons en excursion. (24) Nous n’irons pas en excursion.

C’est donc une procédure comme celle-ci que parcourt le destinataire pour réaliser l’interprétation temporelle par défaut d’un énoncé négatif :

Procédure d’interprétation temporelle par défaut d’un énoncé négatif :

Soit un énoncé négatif (¬p). De (¬p), extraire p. De p, tirer l’implicitation temporelle q : q = ∃ti | p. Par inférence invitée, tirer ¬q : ¬q = ¬(∃ ti | p) l’interprétation donne l’indétermination temporelle.

Comme l’interprétation par défaut est celle qui conserve la sortie sémantique, qui donne une portée large à la négation, le destinataire doit d’abord la construire. Si on veut envisager une procédure minimale d’interprétation temporelle de la négation, il faut donc nécessairement commencer par la procédure d’interprétation temporelle par défaut donnée ci-dessus.

Mais l’interprétation par défaut peut ne pas produire suffisamment d’effet contextuel, et le traitement doit continuer jusqu’à une nouvelle interprétation ; c’est ce que nous avons appelé la négation

3. L’inférence invitée peut aussi se réaliser de manière un peu plus complexe, dans

les cas de rectification ou de négation abaissante (qui constituent un cas particulier de négation polémique) et dans les cas de négation métalinguistique et présup-positionnelle ; mais toutes gardent comme principe moteur le déclenchement d’une inférence invitée.

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de rupture. Autrement dit, il ne suffit pas au destinataire de savoir que Jacques ne s’est pas arrêté à la station-service ; il lui faut savoir ce que Jacques a fait. Il peut supposer qu’il doive enrichir l’interprétation à compter du fait qu’il dispose d’hypothèses anticipatoires en ce sens.

L’interprétation par défaut ne procure pas suffisamment d’effet contextuel, et donc est trop peu informative, par rapport à sa présomption de pertinence. Le destinataire aborde alors une deuxième phase interprétative qui mène à l’inférence d’une nouvelle éventualité r par réduction de la portée de la négation sur le prédicat seul et non sur sa référence temporelle. Dès lors, le destinataire peut réaliser une interprétation qui respecte la contrainte de l’avancée du temps avec le passé simple, en instanciant une nouvelle éventualité ; comme cette éventualité aura les mêmes caractéristiques qu’une éventualité « positive », elle sera bien entendu susceptible de présenter, temporellement, autre chose que l’indétermination. Cette sortie est nécessairement compatible avec les contraintes interprétatives du passé simple : elle fait « avancer le temps ».

Interprétation contrainte (négation de rupture), (tentée si l’interprétation par défaut donne un résultat sous-

informatif). Par réduction de portée, récupérer l’implicitation temporelle q’: q’ = ∃ ti | ¬p Inférer l’éventualité r à partir de ¬p: q’ = ∃ ti | r

La référence temporelle du procès dénoté en p est maintenue comme pertinente : c’est le moment ti qui fonctionne comme référence temporelle du procès inféré r.

Il reste à ajouter que r est une proposition complexe, difficilement formulable linguistiquement, tout comme est non formulable la version littéralisée d’une métaphore. Idéalement, r est l’exact contraire de p, mais cet exact contraire n’est l’exact contraire que d’un p en contexte (token) et non en type, puisque r doit être capable d’agir très

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précisément sur les hypothèses contextuelles implicatives délivrées par p, par exemple pour les annuler.

Enfin, notons que la négation de rupture apparaît préférentiellement dans les contextes où il existe une hypothèse anticipatoire forte à annuler chez le destinataire ; cette hypothèse anticipatoire est précisément la proposition que nous avons désignée par p.

3. Conclusion

On serait tenté de dire qu’un énoncé négatif qui reçoit un traitement par défaut ne réfère pas, ni à une éventualité particulière, ni à une temporalité quelconque. Quel que soit le sens qu’on donne à ce terme de référence, il est en effet assez difficile d’imaginer quelle pourrait être la, ou les, représentations que le destinataire construit à partir d’un tel énoncé. Peut-on élaborer des représentations strictement négatives ? Doit-on considérer que même un énoncé négatif qui reçoit un traitement par défaut dénote quelque chose de « positif », indépendamment de la portée de la négation sur l’implicitation temporelle ? Ces questions ne trouveront pas de réponse ici. En revanche, un énoncé négatif de rupture, quant à lui, permet et même force l’émergence d’une représentation mentale tout comme n’importe quel énoncé positif. Et cela, avec les conséquences que cela implique pour les autres représentations mentales de l’environnement cognitif qui peuvent être affectées (enrichies, modifiées, annulées...) par l’émergence de cette nouvelle représentation mentale.

Notons encore quelques points pour conclure.

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D’abord, la négation de rupture, on l’a suggéré plus haut, fonctionne essentiellement de manière non-littérale ; elle est un moyen économique de communiquer une situation complexe, puisqu’avec peu d’effort, le destinataire récupère un effet très fort. De plus, les inférences et implicitations produites par l’énoncé négatif de rupture permettent au locuteur d’en dire bien plus que la proposition qui se bornerait à nier un procès. La négation de rupture est alors litotique, selon l’acception de Ducrot (1972), et répond au principe d’informativité de Levinson (1983)4 : elle explicite le moins pour impliciter le plus, en quelque sorte. De la sorte, elle constitue un bon exemple de création de concepts ad hoc, dans l’acception de la théorie de la pertinence : un concept ad hoc est une instanciation précise d’un concept en occurrence, noté concept*. Ainsi, par exemple, (2) permet d’instancier un concept événementiel ad hoc, celui de ne pas s’arrêter à la station-service*.

En second lieu, il est a priori impossible de décider, avec des outils syntaxiques et sémantiques, quel sera nécessairement le traitement d’un énoncé négatif ; seule la recherche d’effets contextuels, c’est-à-dire seule une analyse qui prend en compte les hypothèses contextuelles, notamment anticipatoires, permet de prédire l’interprétation du destinataire. De la sorte, il est raisonnable de considérer qu’un énoncé négatif puisse être statif ou non-statif, à des conditions complexes et en particulier contextuelles, et indépendam-ment sans doute de sa capacité à manifester ou non l’ordre temporel.

Enfin, nous n’avons jusqu’ici travaillé qu’avec des énoncés au

4 La loi de litote « amène à interpréter un énoncé comme disant plus que sa

signification littérale » (Ducrot 1972, 137) ; le principe d’informativité de Levinson s’exprime dans des termes proches : « Dans certaines circonstances, lisez dans l’énoncé plus d’information qu’il n’en contient effectivement pour qu’il soit consistant avec ce que vous savez sur le monde » (Levinson 1983, 146). Voir aussi Moeschler & Reboul (1994), aux chapitres 6, 7 et 9.

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passé simple. La raison en est évidente : puisque le passé simple force l’avancée du temps, si la négation l’empêche, elle comporte une contrainte particulière. Mais nous observerions facilement qu’à d’autres tiroirs verbaux, la négation conserve sa double potentialité d’indétermination et de rupture. Jacques ne s’était pas arrêté à la station-service comporte certes d’autres implications qu’au passé simple, mais répond facilement au traitement de la négation de rupture. Quant à Jacques ne s’arrêtait pas à la station-service, voilà une négation de rupture qui semble privilégier une lecture itérative, mais qui accepte tous les contextes possibles. Certains temps verbaux favorisent dans une certaine mesure la lecture de rupture alors que d’autres favorisent la lecture par défaut, mais c’est le contexte qui est déterminant, et en particulier les hypothèses accessibles à l’environnement cognitif du destinataire ; comme la procédure qu’on a proposée ne prend pas comme entrée l’instruction temporelle délivrée par le tiroir verbal, elle est correcte, en principe, pour n’importe quel énoncé négatif. Au présent cependant, des phénomènes particuliers apparaissent relativement au caractère statif ou non des énoncés : Jacques ne s’arrête pas à la station-service indique plutôt une sorte d’habitude de ne pas s’arrêter à la station-service et reçoit de ce fait une interprétation par défaut, du type Jacques ne s’arrête jamais à la station-service.

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