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REVUE DE L’ASSOCIATION DES SCIENCES-PO TRIMESTRIEL N° 161 DÉCEMBRE 2010 10 EUROS RUE SAINT - GUILLAUME Avec : Bertrand Badie François Bourguignon Guillaume Daudin Mireille Delmas- Marty Stéphane Hallegatte Jean Jouzel Éloi Laurent Jacques Le Cacheux Chloé Maurel Laurence Tubiana Jean-Marc Vittori Bertrand Warusfel Jean-Christophe Rufin (RI 79) Médecin, écrivain, membre de l’Académie française, ancien ambassadeur de France au Sénégal. > PORTRAIT GÉRER LES BIENS COMMUNS DE L’HUMANITÉ

Portrait de Jean-Christophe Rufin

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En avant-première, le portrait de Jean-Christophe Rufin qui sera publié dans le prochain numéro de la revue Rue Saint-Guillaume !

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Page 1: Portrait de Jean-Christophe Rufin

REVUE DE L’ A S SOC IAT ION DES SC I ENCES - PO n TR IMESTR I E L n N° 161 n DÉCEMBRE 2010 n 1 0 EUROS

RUE SAINT-GUILLAUMEAvec :

Bertrand Badie

FrançoisBourguignon

Guillaume Daudin

Mireille Delmas-Marty

Stéphane Hallegatte

Jean Jouzel

Éloi Laurent

Jacques Le Cacheux

Chloé Maurel

Laurence Tubiana

Jean-Marc Vittori

Bertrand Warusfel

Jean-Christophe Rufin (RI 79)

Médecin, écrivain, membrede l’Académie française,ancien ambassadeur deFrance au Sénégal.

> PORTRAIT

GÉRER LES BIENS COMMUNS DE L’HUMANITÉ

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RUE SAINT-GUILLAUME N° 161 - DÉCEMBRE 2010

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« quelqu’un qui lui fasse entrer sa vision dumonde à coups de taloches. Les écrivainssont souvent des hommes sans pères quiont été obligés de se construire, tout seuls,un imaginaire ». Sa mère, elle aussi, prendla clef des champs et part, jeune femmelibérée du début des années soixante,conquérir Paris et s’imposer comme publi-citaire de talent, laissant le jeune Jean-Christophe à la garde de son grand-père,un médecin de famille à l’ancienne, qui arencontré l’histoire à deux reprises : pen-dant la Première Guerre, il avait passé qua-tre ans à couper des jambes et des bras,

Jean-Christophe Rufin : liberté, liberté chérie

Nous avons rencontré Jean-Chris-tophe Rufin par un après-midifrisquet de novembre. Il sortait

d’une séance inaugurale de l’académiefrançaise et était sanglé dans son bel habitvert. Avec une politesse exquise, il aaccepté de poser en tenue, accoudé à lacheminée du grand salon, un peu imper-sonnel, mais bourré d’œuvres d’art de l’ap-partement très classique qu’il habite àParis, près de l’esplanade des Invalides.Lorsqu’il n’est ni dans son refuge de Saint-Nicolas-de-Véroce, près de Chamonix, oùil écrit, ni en mission aux quatre coins dumonde. Nous l’avions rencontré il y a dixans pour le premier portrait de Rue Saint-Guillaume. Il a fait depuis un parcours assezexceptionnel : ambassadeur au Sénégal,prix Goncourt, membre de l’Académiefrançaise. L’homme a pris quelques rides,mais il n’a rien perdu de ce qui en fait unêtre à part : un esprit totalement original etdécapant, un humour extrême, une capa-cité à douter, notamment de lui-même, unhumanisme décalé et une extrême cour-toisie. Enfance solitaire et très XIXe siècle à l’om-bre de la cathédrale de Bourges. Sesparents se séparent peu après sa nais-sance. Son père s’évanouit dans la nature.Il ne le rencontrera qu’à 18 ans, par hasard.Une disparition qu’il considère aujourd’huicomme une chance, après l’avoir vécuecomme un drame, heureux finalement dene pas avoir eu, pendant son enfance,

pendant la Seconde, résistant, il avait étédéporté à Buchenwald à 65 ans, continuantà soigner ses compagnons… L’enfant Rufinaimera passionnément le petit homme sec,invariablement vêtu d’un costume troispièces et d’un col cassé, qui l’influenceradoublement. Il lui inculquera le goût etl’amour de la médecine. « Je suis né dansla médecine comme d’autres sont nés aubord de la mer. D’aussi loin que je me sou-vienne, la médecine a été pour moi un lieu,une condition, un état avant qu’elle nedevienne un savoir et une profession. »1 Legrand père tant aimé nourrira égalementson petit-fils de récits héroïques de pas-sages clandestins de la zone de démarca-tion, et lui donnera accès à ses trésors :rubans, médailles, vieilles photos jauniesdevant lesquelles le jeune Rufin, enfantunique et solitaire, rêvera des après-midientiers. À moins qu’il n’aille rendre visite,dans une folie du XVIIIe siècle, à uneancienne infirmière de son grand-père qui,elle, l’abreuvera des récits de voyage d’unancien compagnon, marin au long cours,bourlinguant entre Marseille et Madagas-car. Ainsi se forgent chez notre héros desrêves d’héroïsme et de voyages. Ce n’estpas un hasard si le narrateur de son romanLes Causes perdues pour lequel il a obtenule prix Interallié n’est pas, comme on pour-rait s’y attendre, un jeune French Doctor,

Médecin, humanitaire – ancien vice-président de Médecins sans frontières, ancien président

d’Action contre la faim –, diplomate – ancien ambassadeur de France au Sénégal –, Jean-Christophe

Rufin a plus d’une corde à son arc. Essayiste politique et romancier, il est aussi prix Goncourt et

membre de l’Académie française. Rencontre.

1 Certaines citations de ce portrait sontextraites de Un Léopard sur le garrot(Gallimard, 2008).

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mais un vieil Abyssin, d’origine italienne,ancien trafiquant d’armes : « Je vois beau-coup plus facilement la vie à travers lesyeux d’un homme âgé que ceux d’un jeunehomme. »

Petit garçon solitaire et rêveur À 10 ans, le petit garçon solitaire et rêveurretrouve sa mère à Paris. Scolarité sans his-toires à Janson-de-Sailly puis au LycéeClaude Bernard. Il est à la fois littéraire etscientifique. Et il n’est ni l’un ni l’autre. Iln’arrive pas à choisir, « ce qui m’a interdit,dit-il, tout parcours d’excellence ». Sa mèrele rêve à Normale Sup, lui se voit architecteou diplomate. Mais finit par opter pour lamédecine, « par atavisme familial et parcuriosité intellectuelle : c’était l’époque dela première greffe du cœur. Le professeurBarnard renouvelait la figure de mongrand-père. En eux deux je sentais un pointcommun : le courage et l’engagement ». À 23 ans, il est interne des hôpitaux deParis, avec une spécialité en neurologie etpsychiatrie, et se souvient encore, avecangoisse, de sa première garde totalementseul à l’hôpital Rothschild : « Les cars depolice secours, sirènes hurlantes, qui amè-nent des blessés », et lui qui hésite devantl’urgence des décisions à prendre. « J’ai,dit-il, reçu comme une grande faveurd’avoir été placé si jeune aux premières

loges de la condition humaine, c’est-à-direde la souffrance et de la mort. » Et pour-tant, les études de médecine et la pratiquehospitalière le décevront. Il rêve de navi-

gations et d’aventures et a de plus en plusde mal à supporter la froideur et le déses-poir de l’hôpital. Menacé, dit-il, « denoyade dans la médecine », c’est parétapes, au gré des rencontres qu’il va reve-nir à la surface. Coopérant à l’hôpital de Sousse en Tuni-sie, commis d’office aux accouchements,le jeune neuro-psychiatre découvre l’en-fer de la maternité, dépourvue de tout, enterre d’Islam, il découvre aussi une autresociété, dans sa complexité et son attente,et la politique, lui qui ne connaissait que

l’Histoire. Il commence à apprendrel’arabe.De retour à Paris, c’est Bernard Kouchner,aperçu fugacement à la télévision, qui lesubjugue et lui fait découvrir l’humanitaire.Il refuse une première mission, s’en mordles doigts. Et paradoxalement fait sonentrée à MSF, en participant à l’assembléegénérale au cours de la quelle les appa-ratchiks, emmenés par Claude Malhuret,voteront l’exclusion du brillant et bouillon-nant Kouchner qui veut lancer l’Île deLumières. Une action qu’il qualifieaujourd’hui de méprisable, mais dit-il,« mon aptitude à l’insoumission étaitencore faible ».Il qualifie également de « peu glorieuse »sa première mission – réussie – à New York,où il est chargé de s’opposer à la créationd’une branche américaine de MSF. Cettepremière mission aura cependant plusieursmérites ; elle lui apprendra ce qu’est l’en-gagement, et, surtout, lui ouvrira les yeuxsur la vraie nature de l’action humanitaire :« J’étais venu avec mon idéal un peu flot-tant, un peu naïf, je découvrais toute autrechose : une guerre de clans, un domainehautement politique, les jeux d’intérêt etde pouvoir. J’aurais pu en être effarouché,ma fascination redoubla. Je ne me suis paslancé dans cette activité pour défendremes intérêts ou acquérir du pouvoir, j’y suisentré parce que l’engagement humanitairen’était pas hors du monde, comme l’hôpi-tal, mais au cœur du monde, de ses luttes,de ses violences. Le politique était à la foisson sujet, à travers les guerres où il inter-venait, et son quotidien, et son quotidiendans les affrontements de personnes, decourants qui le traversaient. Or, mon igno-rance politique était quasi totale. J’avaistout à comprendre, tout à apprendre sansrenier mon idéal. Je ne calculais rien etentrais sans réserve, dans l’action. »

« Il n’y a pas une planète desvictimes, une terre où les

innocents et les faibles seraientaccessibles sans obstacle à notre

bienveillance. Partout, lesvictimes, les malheureux, les

laissés-pour-compte sont cachés,difficiles à atteindre. Partout, lesforces politiques font écran entre

eux et ceux qui viennent leurporter secours. »

Biens publics mondiaux : ne pas oublier l’humain « Je crains que ces dernières années, nous ne soyons passés d’une sollicitude pour les êtreshumains à une sollicitude pour la planète. Même s’il n’existe pas forcément unecontradiction entre les deux. Cela me préoccupe. Les biens publics mondiaux ? Oui, mais àcondition de se demander à qui ils servent. Il ne faut pas passer d’une idée humanitaire – certes en crise –, à une autre idée – écologique –, qui éradiquerait l’humain. Dans laversion la plus radicale de l’écologie, la nature n’a de valeur que pour elle-même. L’hommeest son ennemi. Je ne peux pas souscrire à cette idéologie qui, selon moi, est la sourced’un nouveau totalitarisme. Je ne conçois l’écologie qu’humaine et sociale. »

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Les années les plus fécondesLes années qui suivent seront, dit-il, les plusfécondes de sa vie. Toutes les idées, opi-nions, curiosités qui constitueront la basede son existence à venir se cristalliserontà ce moment-là. Il choisit volontairementun poste planqué en neuroradiologie pourles stages d’internat. Et commence sesmissions. Comme beaucoup d’humani-taires, il conservera un amour particulierpour sa première terre de mission, l’Afriquede l’Est : Érythrée, Soudan, Éthiopie. Théâ-tre de l’un de ses premiers romans : L’Abys-sin. « J’ai compris que la victime n’estjamais seule. Il n’y a pas une planète desvictimes, une terre où les innocents et lesfaibles seraient accessibles sans obstacle à

notre bienveillance. Partout, les victimes,les malheureux, les laissés-pour-comptesont cachés, difficiles à atteindre. Partout,les forces politiques font écran entre eux etceux qui viennent leur porter secours. » Decette première mission il tire la convictionque la neutralité ne peut être que le résul-tat d’une démarche politique active. « Pourarriver jusqu’à ceux qui ont vraiment besoind’aide, il faut vraiment comprendre où ilsse trouvent, qui les opprime, qui les repré-sente, et pour servir quels intérêts. Alorsseulement on peut espérer avoir vraimentaccès à ceux qui ont vraiment besoin denous. » L’étude du marigot politique éry-thréen ne le découragera pas plus que lespectacle des divisions des chefs au sein

de son organisation. « C’était la vie, la vraie.Le prix à payer pour pouvoir être utile dansces terres habitées était d’ouvrir les yeux,d’observer sans dégoût, et de comprendresans condamner. »Il découvre également l’Amérique centrale.Même à Paris, entre deux missions, il sesent branché sur « toutes les convulsionsdu monde, par les récits que font ceux quireviennent des points chauds de la planète.Pendant ce temps, ceux qu’il appelle « lesnouveaux maîtres », dont il reconnaît quesans eux l’humanitaire n’aurait pas pu sestructurer même s’il y a un peu perdu sonâme, préparent la très médiatique« Marche pour la survie du Cambodge ».JCR, craignant de voir « une initia- • • •

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« Je suis né dans la médecine comme d’autres sont nés au bord de la mer. D’aussi loin que je me souvienne, la médecine a été pour moi un lieu, une condition, un état avant

qu’elle ne devienne un savoir et une profession. »

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tive bruyante et éphémère durcir lecontrôle exercé par les Vietnamiens à lafrontière du Cambodge », s’oppose dansune tribune libre parue dans Libé. Le ver-dict est immédiat : il a franchi la lignerouge ; « c’est l’exclusion, l’anathème, lebannissement, comme pour Kouchner,dont, dit-il, je n’avais pas les réseaux ».

Du rêve à la réalitéFinis les éblouissements des débuts, JCRdevient un spécialiste de l’humanitaire. Ilgagne, dit-il, en lucidité ce qu’il a perdu enillusions. Et remet de l’ordre dans ses idées.Pour devenir un vrai spécialiste de l’huma-nitaire, lucide, il souffre de ce qu’il estimeêtre un handicap rédhibitoire : il manquetotalement de culture internationale. Cer-tains de ses amis font alors Sciences Po, ilobserve le système et entre lui aussi rue

Saint-Guillaume, grâce, dit-il à la discrimi-nation positive. La direction qui « aime bienavoir dans chaque promotion un toubib, uncuré et un ouvrier » lui aménage seshoraires. Il arrive entre deux missions avecses valises. Il aime la rigueur de l’École qui« ne m’aura servi à rien, mais m’aura beau-coup appris : avant d’entrer à Sciences Po,j’étais totalement analphabète ». Il trouveles études de médecine et Sciences Pocomplémentaires. La médecine apprend lapuissance de travail, Sciences Po à cher-cher l’information et à s’exprimer. Il obtientle diplôme – « ils ont été gentils ». Tout endirigeant une revue de médecine interna-tionale consacrée à l’humanitaire, il fait sathèse de médecine sur la « politique sani-taire et sociale de la Communauté euro-péenne ». Alfred Grosser, qui l’a pris sousson aile, “sourit” et lui propose « un vrai

sujet de thèse en science politique » : « Lesrelations internationales et l’humanitaire »,et lui promet d’en faire « si sa thèse estbonne, un article dans Le Monde ». Rufinqui ne se sent pas vraiment une âme dechercheur et encore moins celle d’un béné-dictin rompt là, et porte illico chez Lattès leplan de ce qui deviendra Le Piège huma-nitaire. Avant de se mettre à écrire, iléprouve le besoin de continuer à nourrir saréflexion sur l’humanitaire et rejoint commedirecteur médical, l’AICF (Action interna-tionale contre la faim). Il assiste en directà la révolution qui a suivi le départ de Mar-cos aux Philippines, puis part secourir lesvictimes de la grande famine en Éthiopie.Ce sera, dit-il, son premier vrai engage-ment humanitaire. Loin des idées fausseset du dandysme humanitaire, il éprouvera« une fraternité tendre vis-à-vis des vic-times » et rencontrera Azeb, qui partagetoujours sa vie, et avec laquelle il a deuxfilles, « qui ont pris le meilleur des deuxmondes et des deux cultures ». Il s’opposefrontalement à Rony Brauman, le patron deMSF, qui veut quitter le pays pour marquerson opposition au régime dictatorial. À sonretour, il écrit Le Piège humanitaire. Unehistoire de l’action humanitaire, forme dediplomatie par d’autres moyens que laguerre, à la fois nouveauté radicale dusans-frontiérisme et continuation de l’idéalchrétien. Le Piège humanitaire deviendraun best-seller et sonnera le glas de sa car-rière universitaire et le début de sa carrièred’écrivain. L’ouvrage aura également unautre mérite, il le remet en contact avec sonvieil ami-ennemi Claude Malhuret, qui vientd’être nommé secrétaire d’État à l’Actionhumanitaire et lui ouvre pour la premièrefois les portes du Pouvoir. Il entre à soncabinet, écrit ses discours, fait partie de lagarde rapprochée du nouveau ministre,« celle des copains humanitaires qui éla-

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Jean-Christophe Rufin avec Florence Maignan :

« Je ne suis pas un prébendier de la République, je fais les choses parce que j’y crois, et qu’elles me plaisent. »

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borent les stratégies et se débrouillentaussi bien que les professionnels de la poli-tique. Le pouvoir ne leur fait pas uneconfiance immodérée et ils ne sont passubmergés de travail ». Il découvre aussi unautre monde, celui du pouvoir politique etde la haute fonction publique, une décou-verte toujours utile pour un futur romancier. La gauche revenue au pouvoir, JCR, quirêve de coopération culturelle, est nommé,grâce à Pierre-Jean Rémy, attaché culturelau Brésil, le second grand choc culturel desa vie après l’Éthiopie. Il y découvre « le far-niente administratif » : neuf États du Nor-deste à “culturer”, sans moyens financiers,une balade de 50 km chaque matin, en voi-ture avec son chauffeur, le long de plagesde sable fin peuplées de sublimes créa-tures, pour arriver, la tête ailleurs, à l’unde ses deux bureaux, de Recife ou Bahia,qui résonnent des croisades de marchandsde beignets installés dans la rue adjacente ;des obligations protocolaires, quelquesfois hautement farfelues. Et surtout, ilapprend le portugais, commence à s’es-sayer au roman… et démissionne lorsqu’ilréussit à lire Amado dans le texte. Et quel’hiver commence à trop lui manquer.

Premiers écritsDe retour à Paris, il crée à Sciences Po, avecson ami François Jean, disparu depuis, etensuite avec Philippe Ryfman, un séminaired’ouverture sur « Les droits de l’hommeet les relations internationales ». Il écritavec lui Économie des guerres et publie,seul, un essai de géopolitique sur la frac-ture Nord-Sud : L’Empire et les NouveauxBarbares, qui devient vite un best-seller rueSaint-Guillaume, « avant que, phénomèneclassique, une fois ce contenu assimilé, onne finisse par le taxer de simplisme, etqu’on finisse par l’éradiquer de la liste deslivres à lire ».

Comme Le Piège humanitaire, L’Empire etles Nouveaux Barbares le ramène vers l’ac-tion et le réintronise à Médecins sans fron-tières, dont il sera élu vice-président. Ildevient pour la direction une espèce dejoker utilisable pour régler les missionsdélicates au Sri Lanka, au Mozambique, enZambie, en Irak. En 1993, nouvelle expé-rience de cabinet ministériel. Renaud Don-nedieu de Vabres lui propose de rejoindrele cabinet de François Léotard, ministre dela Défense, pour s’occuper des opérationsde maintien de paix. Son immense bureauest vide : on ne lui confie pas beaucoup dedossiers. Mais on l’envoie en mission spé-ciale, Sarajevo ou ailleurs, libérer desotages, « il lui arrive, raconte-t-il, de partirle matin de Matignon, ou de l’Hôtel deBrienne, pour se retrouver le soir chez l’ad-judant, geôlier des otages qu’il doit fairelibérer »... Activités étranges aux frangesde la légalité. On l’accuse même d’être un

barbouze. Il n’en a cure ; ce qui l’intéresse,c’est de « voir, de vivre dans le décalage etde continuer à soigner ». Une fois parsemaine, son chauffeur l’emmène à l’hôpi-tal de Nanterre où il continue à assurer, auxcôtés de Xavier Emmanuelli, une consulta-tion auprès des SDF. Mais il n’a plus letemps d’écrire. Il relit Les Trois Mousque-taires, il a l’impression presque hallucinéed’être dans cette histoire, de vivre commed’Artagnan et ses compagnons.Il publie encore deux essais politiques,Jean-Jacques Rousseau et L’Aventurehumanitaire, publiés chez DécouvertesGallimard. Ce seront les derniers. « Unbeau jour, un étudiant m’a montré l’un demes livres venant de la bibliothèqueécorné, souligné, commenté. Ça a été pourmoi un choc et une révélation. Je me suisdemandé ce que j’avais fait, intellectuel-lement, dans ma vie, si ce n’est bourrer lecrâne des étudiants. J’ai donc

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Pierre Meynard, Florence Maignan et Jean-Christophe Rufin :

« Je suis revenu à la création après l ’agitation. »

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décidé que je ne ferai plus de littératuregrise et que ce que j’aurai à dire, je le diraidorénavant sous forme de roman. »

Passage à la fictionEn 1997, il publie L’Abyssin, qui obtient leprix Méditerranée et le Concours du pre-mier roman et, traduit en 19 langues,devient un best-seller mondial. En 1998, ilpublie, toujours dans le cycle de L’Abyssin,Sauver Ispahan. En 1999, il obtient le prixInterallié pour Les Causes perdues danslequel il décrit sans ménagement les ambi-guïtés des combats des French Doctors,qui « prétendent jouer tous les rôles, alorsque les autochtones ont l’histoire aveceux ». « Le roman met en scène une géné-ration, la mienne, qui se voyait prendre lesarmes, rêvait d’engagements, mais n’a pastrouvé d’idéaux, ni de causes à défendre,si ce n’est celle de l’homme, faute demieux. »En 2001, il obtient le prix Goncourt pourRouge Brésil, un roman historique quiraconte la conquête du Brésil par les Fran-çais sur fond de querelles théologiques.« Personnellement, je suis très content del’avoir eu. » Suivront Le Parfum d’Adam,Globalia…Ses périodes de création alternent avecdes périodes d’action. De 2002 à 2007, il

préside Action contre la faim. Pour la pre-mière fois, il endosse la responsabilitécomplète d’un groupe. « Le pouvoir n’ajamais été pour moi une ambition ni unenécessité. Pourtant quand il m’a été donnéde l’exercer, j’y ai pris un vif plaisir. »Au bout de trois ans, il est décidé à pren-dre du champ et à se consacrer à l’écriture.Mais fin mai 2007, le téléphone sonne. Ber-nard Kouchner, tout nouveau ministre des

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L’Académie française : institution remarquable et huis clos sartrien « L’Académie est une compagnie pour le meilleur et pour le pire. C’est une belle et terriblechose que d’enfermer ensemble 40 personnes jusqu’à leur mort. Quel huis clos sartrien...Mais l’Académie est aussi une institution essentielle. Moi qui suis peu lié aux choses, jepeux me dire que quoi que je fasse, je suis à l’Académie, je ne peux statutairement ni êtreexclu ni démissionner. Je n’ai pas vécu mon entrée à l’Académie comme un honneur, maiscomme une exigence. Je crois à ces institutions puissantes dans l’imaginaire national. Ellesjouent un rôle essentiel dans la préservation et l’évolution de la langue française. Je suisfier d’avoir fait le discours de rentrée de l’Institut, au nom de l’Académie française, undiscours très politique sur le passage de la génération du courage à celle du doute. »

Affaires étrangères lui propose le posted’ambassadeur au Sénégal. Pourquoi lui ?« Sarkozy qui, comme chacun sait, entre-tient avec les diplomates des rapports dif-ficiles, voulait “ouvrir le corps” en nom-mant ambassadeurs des chefs d’entreprise,des écrivains, des journalistes. Le challengem’a plu. Même si je ne suis pas un Sarko-zyste historique, j’ai vraiment cru au chan-gement de la politique africaine de laFrance. C’était un beau poste, avec desresponsabilités réelles, un outil considéra-ble, dans un pays que je connaissais bien,dans lequel la France a une réelle impor-tance et où il fallait accompagner deschangements stratégiques. J’allais appren-dre un nouveau métier, dans un nouveaumilieu. Le romancier en moi y a perçu unnouveau terrain de chasse. Je me suis donclaissé prendre. Je ne regrette rien, mais çaa été relativement rude. Ce sont des postesexposés. » Deux éléments vont le désar-çonner et lui rendre la vie difficile. « L’effa-cement du ministère des Affaires étran-gères, qui ne m’a pas soutenu autant queje l’aurais espéré, et, surtout, la dispari-tion de Kouchner, qui a explosé en pleinvol. » La nature ayant horreur du vide, « lesréseaux France-Afrique – en contact directavec l’Élysée et Claude Guéant – ont réap-paru en force et ils obtiennent presque tou-jours satisfaction. » Au mois de juin 2010,au Sommet France-Afrique de Nice, le pré-sident Wade demande la nomination àDakar d’un nouvel ambassadeur qu’il sup-pose sans doute plus docile. « Le 12 juin,j’ai appris la nomination de mon succes-seur par une dépêche diplomatique. Per-sonne n’avait pris la peine de me prévenir.La part d’idéalisme que je revendique meconduit à dire que si la France veut resterdans cette partie du monde, elle doit secomporter comme elle le fait ailleurs. Il faut

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normaliser nos procédures, arrêter deconsidérer l’Afrique comme une pompe àfric pour les partis politiques. Si la Francene le fait pas, elle sera discréditée, élimi-née. »Le 6 juillet paraît dans Le Monde une inter-view qui fera couler beaucoup d’encre. Ily fustige la politique africaine de la Franceet dénonce l’impuissance du Quai d’Orsay« vitrine people et morale » face à la toutepuissance de Claude Guéant. « Mes col-lègues diplomates, qui sont très malheu-reux, vivent dans la crainte d’être dés-avoués et doivent fermer leurs gueules ousont virés, m’ont appelé pour me dire : tudis tout haut ce que nous pensons toutbas. » Regrette-t-il aujourd’hui cette interview ?« Pas du tout. Je n’allais pas rester derrièremon téléphone à attendre qu’on me pro-pose un poste. Je suis entré en diplomatiecomme un homme libre, je vais en sortircomme un homme libre, sans rien renier.Je ne suis pas un prébendier de la Répu-blique, je fais les choses parce que j’y crois,et qu’elles me plaisent. Dès le départ, j’airefusé mon intégration dans le corps diplo-matique. J’ai également décliné l’offre deprendre la direction de Culture France,devenu l’Institut français. Je n’étais pas cer-tain que la réforme en cours et surtout lemanque de moyens dans ce secteur m’au-raient permis de faire évoluer la situation. »Et maintenant que va-t-il faire ? « J’ai l’im-pression d’être arrivé à la fin d’un cycle.Celui de la décennie nécessaire à toutaccomplissement, celle qui m’a été néces-saire pour m’installer dans l’écriture, pas-ser de l’essai au roman, cerner mon public.J’ai l’impression d’avoir construit un lecto-rat, une régularité, avec un gros livre tousles deux ans. » Pendant la période légère-ment mouvementée et très politique du

Sénégal, Jean-Christophe Rufin n’a en effetpas abandonné l’écriture. Il a écrit uneautobiographie : Un Léopard sur le garrot ;chroniques d’un médecin nomade, et, fruitde son observation, Katiba, un roman qua-siment prémonitoire sur un enlèvement etun assassinat d’otages par des groupes ter-roristes reliés à Al-Qaida au Maghreb.Consécration suprême, JCR a été élu, en2008, à l’Académie française, au sièged’Henri Troyat (voir encadré). « Aujourd’hui, je suis revenu à la créationaprès l’agitation de cette période d’action.J’ai envie de mettre l’écriture au premierplan ; j’en suis fier et ça ne me fait plus

peur. Je me sens bien dans la fiction, je n’aipas besoin de m’agiter autant. Je gagnema vie avec mes livres, je n’ai pas besoind’un poste officiel. J’espère ne pas êtrecontredit par une proposition du type decelle de Kouchner m’appelant dans ma cui-sine. » On parle cependant de lui pour diri-ger l’audiovisuel extérieur de la France. Ses projets immédiats ? Un recueil de nou-velles et renouer avec le grand journalismede reportages à la Kessel en donnantchaque mois à Paris Match un grand papiersur un pays, en commençant par la Hongrieet la Corée. u

Florence Maignan (PES 81)

Bibliographie

Essais• Le Piège humanitaire. Quand l’humanitaire remplace la guerre, Jean-Claude Lattès, 1986.

• L’Empire et les Nouveaux Barbares, Jean-Claude Lattès, 1991 ; nouvelle édition revue etaugmentée Jean-Claude Lattès, 2001.

• La Dictature libérale, Jean-Claude Lattès, 1994, prix Jean-Jacques Rousseau 1994.

• L’Aventure humanitaire, Gallimard, 1994.

• Géopolitique de la faim. Faim et responsabilité, PUF, 2004.

• Un Léopard sur le garrot, Gallimard, 2008 (autobiographie).

Romans• L’Abyssin, Gallimard, 1997, prix Goncourt du premier roman et prix Méditerranée,300 000 exemplaires vendus et 19 traductions.

• Sauver Ispahan, Gallimard, 1998.

• Les Causes perdues, Gallimard 1999, prix Interallié 1999, Prix littéraire de l’armée deterre - Erwan-Bergot 1999.

• Rouge Brésil, Gallimard, 2001, prix Goncourt 2001.

• Globalia, Gallimard, 2004.

• La Salamandre, Gallimard, 2005.

• Le Parfum d’Adam, Flammarion, 2007.

• Katiba, Flammarion, 2010.

Collaborations• Économie des guerres civiles, avec François Jean, Hachette, 1996.

• Mondes rebelles, avec Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balancie, Michalon, 1996.