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Ports du Maroc La leçon de stratégie Par Najib Cherfaoui, ingénieur des Ponts et Chaussées Mars 2012

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Ports du Maroc

La leçon de stratégie

Par Najib Cherfaoui, ingénieur des Ponts et Chaussées

Mars 2012

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Par Najib Cherfaoui, ingénieur des Ponts et Chaussées

Résumé :

De 1960 à 1980, la planification portuaire est inexistante car noyée dans la lourde mouvance des programmes nationaux pluriannuels.

À l’origine, il n’est pas question de politique portuaire d’ensemble, mais seulement de l’entretien des quais et des digues, ainsi le plan biennal (1958-1959), le premier plan quinquennal (1960-1964) et le premier plan triennal (1965-1967).

Par contre, le plan quinquennal (1968-1972) souligne la distinction entre la planification nationale et la planification régionale, sous-entendu sectorielle : il faut y voir là l’acte de naissance de ce qui sera appelé plus tard le « Plan Directeur Portuaire National » (PDPN).

Le plan quinquennal (1973-1977) tranche pour la construction des ports de Nador et de Jorf Lasfar. Enfin, le plan triennal (1978-1980) de Développement Économique et Social insiste, à nouveau, sur la problématique de la planification, et propose l’établissement d’un plan national portuaire.

Donc, la première stratégie portuaire nationale remonte à 1981 : elle s’en tient d’ailleurs au commerce et à la pêche. C’est évidemment un échec, d’où le remaniement de 1991 (commerce, pêche et plaisance), l’ajustement de 1998, le réaménagement de 2001 (commerce, pêche, plaisance, croisières et réparation navale) étalé sur quinze ans ; ce qui nous conduit directement à l’actualisation amorcée en 2008 et présentée officiellement en 2012.

Ainsi, depuis près d’un demi siècle, on se demande quelle est la meilleure façon d’organiser, de piloter et d’anticiper l’évolution des ports, la plus libre, la plus juste et la plus rentable.

On a cru le savoir.

D’aucuns soutiennent que les systèmes portuaires évoluent au rythme d’un progrès irréversible, du régime communautaire au régime libéral.

D’autres affirment que l’évolution et la concurrence vont exactement en sens contraire.

D’autres enfin, les plus nombreux, s’engouffrent dans le tourbillon des tendances, s’égarent dans le labyrinthe des prévisions et engloutissent les budgets.

Il nous a semblé découvrir qu’il y a, derrière chacun de ces comportements qui se sont succédés et entrechoqués, comme un signal toujours présent, comme un handicap incontournable que nous résumerons ainsi : par delà l’ignorance des choses de la mer ou l’absence totale de culture portuaire, il y a fixation sur les chiffres, avec acharnement, jusqu’à l’abrutissement.

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Lagouira

Dakhla

Boujdour

Laâyoune

Tarfaya

Sidi Ifni

Agadir

Essaouira

Safi

El Jadida Jorf Lasfar

Mohammedia-Casablanca

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Rabat-Salé

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Système portuaire du Maroc carte de situation des ports

Asilah Larache

Skhirat

M é d i t e r r a n é e

Océan atlantique

Longueur des côtes : 2 934 km

512 km en Méditerranée et 2 422 km en Atlantique

Saïdia-Sebta : 430 km ; Sebta-Cap Spartel : 82 km Cap Spartel-Agadir : 842 km ; Agadir-Tarfaya : 466 km Tarfaya-Dakhla : 622 km ; Dakhla-Lagouira : 492 km

Kénitra

Tanger

Imessouane

Souira Kdima

Sables d’Or

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Sidi

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figure 1 : Système portuaire du Maroc (60 km de digues ; 50 km de quais ; 1 800 ha de bassins ;1 500 ha de terre-pleins). Notre périple, dans le temps et dans l’espace, fait apparaître un socle d’infrastructures et de techniques, certes délaissées, mais toujours vivantes. Il révèle aussi une multitude d’énergies individuelles et associatives, certes inexploitées ou négligées, mais résolument engagées dans le défi du rétablissement après le traumatisme de 1960.

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Par Najib Cherfaoui, Ingénieur des Ponts et Chaussées

1. Quel est le problème ?

Voici le problème : À partir de 1960, en raison de l’absence totale de culture portuaire, ceux qui président aux destinées des ports du Maroc commettent une série d’erreurs à répétitions, non seulement scientifiques et techniques mais aussi de gestion. Ils engloutissent, en pure perte, des sommes colossales avec évaporation d’un savoir faire millénaire.1

Mais il y a plus préoccupant : à force de produire des erreurs, ils ont fini par s’y habituer jusqu’à l’abrutissement et à la dépendance, c'est-à-dire au point d’en faire un critère de normalité et même d’excellence.

2. Générique du problème

De 1960 à 2011, le système portuaire plonge dans un profond traumatisme. Tel un rouleau compresseur, l’ignorance écrase le fabuleux héritage accumulé par le pays.

Il y a d’abord, de 1962 à 1972, le démantèlement sauvage du régime des concessions, pourtant en vigueur depuis le milieu du XVIIIème siècle.

Ensuite, par incompétence, des ouvrages d’une valeur inestimable tombent en ruines ou disparaissent ; ainsi le radiophare de Casablanca (1984), le téléphérique de Sidi Ifni (1973) ou bien encore la plate-forme Nord du wharf de Laâyoune (1976). Les premiers tétrapodes fabriqués au monde, pièces uniques, ayant une immense valeur scientifique, sont abandonnés dans l’indifférence générale depuis 1989.

L’absence de qualification fait des ravages dans la conception des ports. Les dysfonctionnements sont multiples, répétitifs et de nature très variée : tâtonnement autour du zéro hydrographique (Port de Tanger Med), zone de mouillage non définie (Port de Safi), entrée bloquée par les rochers (port de Chmaala et port de Sables d’Or), ouverture du port placée dans la mauvaise direction (Port de Jorf Lasfar), postes rouliers mal orientés face aux vents dominants (Port de Nador), hangars avec des portes trop basses pour les élévateurs à fourche (Port de Tanger), portique MGM acheté, réceptionné et presque jamais utilisé (Port de Casablanca), terminal à conteneurs revêtu de façon inappropriée (Port d’Agadir), appontement non conforme au profil d’une tranche importante de tankers (Port de Mohammedia), cercle d’évitage dangereux (Port d’Al Hoceima), ensablement du plan d’eau abrité (Port de Tan Tan), chenal d’accès mouvant (baie de Dakhla), grues de quai inadaptées et absence de portiques d’entreposage (Terminal Est au port de Casablanca).

L’analphabétisme portuaire engendre d’innombrables fautes «prévisibles», notamment de 1980 à 2011. La plus stupéfiante est commise au port d’Asilah, la plus incroyable au port de Sables d’Or (Rabat), la plus tragique au port de Martil (Tétouan), la plus médicale au port de Larache et la plus

1 Pour ceux qui ne trouvent leur repère qu’à travers les budgets, disons qu’en termes d’investissements, l’État injecte dans le secteur portuaire, de 1983 à

2000, près de treize milliards de dirhams ; soit en moyenne 700 millions par an, avec un pic de 977 millions en 1999 et un creux de 535 millions en 1993. De 2001 à 20011, je vous laisse deviner le gouffre financier creusé par les erreurs du complexe Tanger Med.

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stupide au port Chmaala (2007). En 2011, l’abri de pêche de Fnideq est non utilisable à la fin des travaux à cause de l’accumulation des galets dans le bassin. Le port de Sidi Hsaïne est une véritable baignoire (2004). En raison de l’ensablement, plusieurs ports connaissent de graves difficultés d’exploitation, ainsi Laâyoune (1987), Tan Tan (1986), Sidi Ifni (1996), Boujdour (1982) puis (2011), le port d’Asilah jamais inauguré (1988), Tarfaya (1984), le nouveau port de Dakhla (2001), l’extension du port de Dakhla (2011) ou bien encore Saïdia (2002) puis 2010, pour ne citer que ceux là car la liste est longue. Les pertes sont saisissantes et considérables ; si, tout de même, on cherche à évaluer le préjudice social et le coût humain, on trouve en dollars un chiffre qui donne le vertige, avec plus de neuf zéros à droite. Dans le sillage de cette spirale d’erreurs, la mise en œuvre du port de oued R’mel (2008), composante du projet «Tanger Méditerranée», n’échappe pas à cette règle et se caractérise, à son tour, par une série d’improvisations, d’hésitations et d’erreurs tout à fait inquiétantes.

3. Quelle stratégie ?

Voici la stratégie : Devant l’étendue du désastre, l’urgence est triple : identifier les fautes, modifier le comportement et rattraper le retard. Cela exige de prendre la peine de penser l’avenir, de savoir d’où il vient pour pouvoir l’améliorer. C’est concevable, car l’Histoire obéit à des lois : leur lecture permet de prédire la forme future, de cadrer les enjeux, d’anticiper les tendances et d’indiquer les pistes à suivre.

Le temps est donc arrivé de réfléchir autrement à la destinée de nos ports, au-delà du contexte politique, de l’ordre social ou bien encore de l’État.

4. Quel chemin suivre ?

Voici la démarche : Pour nous guider dans cette entreprise, la lumière du grand philosophe Ibnou Rochd (Averroès) s’avère décisive.

Au XIIème siècle, ce Marocain - que le monde entier nous envie - expliquait qu'une théorie ne mérite qu'on s'y intéresse que dans la mesure où elle peut tout à la fois s'exprimer en quelques mots, se décrire en quelques lignes et se démontrer en plusieurs paragraphes. Le premier des trois textes doit résumer la thèse principale ; le deuxième, rassembler l'essentiel des propositions ; le troisième, analyser en détail les matériaux fournis par la connaissance et la pratique du sujet étudié.

Nous allons donc formuler en quelques mots, exprimer en quelques lignes et développer en plusieurs paragraphes, le chemin à suivre pour initier un possible et rapide retour à un âge d’or.

5. En quelques mots

En interrogeant le passé de nos ports, nous découvrons une Histoire à la fois fascinante et mouvementée. Mais il y a plus important : elle nous révèle les invariants de l’évolution.

En six siècles, de 1260 à 1860, le système portuaire marocain subit cinq traumatismes récurrents, tous de natures très différentes. Chaque épreuve fait apparaître une résilience nouvelle, c'est-à-dire une remarquable capacité à résister, à se réparer, à rebondir et à se surpasser. Après chaque agression, le système retrouve ce qui a été écrasé, cherche comment ça été écrasé, reconstruit là-dessus, et remonte superbement à la surface : la résilience est un caractère permanent.

Un cycle de cent ans sépare au minimum le choc et le rétablissement de notre système portuaire : c’est l’invariant commun à toutes ses résiliences.

2 Ibnou Rochd (1126-1197) demeure aujourd’hui encore l’un des plus grands penseurs de tous les temps. À cette époque, il donne de toutes les œuvres

d’Aristote, en sa possession, un résumé et un commentaire pédagogique. Pour cinq d’entre elles, il fournit une explication mot à mot. C’est Maimonide (1138-1204), grand philosophe andalou marocain, qui pérennisera le travail de Ibnou Rochd.

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figure 2 : Derniers raïs marocains de Salé, actifs jusqu’à la fin du XIXème siècle, fiers descendants des fameux corsaires qui ont porté très haut le niveau de la navigation au Maroc. Aujourd’hui, les gens de mer du Maroc sont les dépositaires de cet héritage.

6. En quelques lignes

Tout commence au XIIIème siècle, le 10 septembre 1260 (2 chaoual 658). Ce jour là, une escadre castillane attaque la ville de Salé et pille ses richesses ; aussitôt, la cité mobilise ses forces vives, édifie une forteresse maritime et construit autour de ce traumatisme le mythe fondateur du système portuaire marocain. Dans le sillage de cette naissance, le XIV ème siècle donne au Maroc le grand navigateur, géographe et historien Ibn Batouta (1304-1377) ; son livre «Rihla» demeure toujours une référence. C'est aussi l'époque du premier traité maritime de Fès de 1309 qui garantit aux navires étrangers (Génois, Aragonais et Catalans) l'ouverture de tous les ports du Royaume et l’abolition du droit de naufrage : navires et cargaisons qui s'échouent sont restitués à leurs propriétaires.

Durant tout le XVème siècle, les Portugais convoitent l’or africain. En conséquence, ils envahissent les principales places côtières pour en faire des relais ; cette occupation déstabilise le fonctionnement des ports ; mais comme en témoigne Léon l’Africain, le cœur (Salé) se maintient et évolue à un rythme florissant. Le siècle suivant (XVIème), le système portuaire marocain surmonte le traumatisme de la convoitise, se ressaisit, relance les métiers de base et puise, dans son propre cœur, la vitalité qui va le propulser, lui-même et la nation toute entière, au premier plan de la scène méditerranéenne.

Au début du XVIIème siècle, en accueillant les Andalous en détresse, le système portuaire marocain s’expose à des représailles particulièrement éprouvantes ; mais loin de se laisser abattre, il lie son propre destin à celui des réfugiés, partage leurs souffrances, met à profit leur savoir-faire et transforme un traumatisme solidaire en une puissance navale qui suscite l’admiration et le respect de l’Europe toute entière.

Au milieu du XVIIIème siècle, un violent tremblement de terre, suivi d’un tsunami géant, détruit le port de Salé, c'est-à-dire le cœur historique ; en réaction à ce traumatisme géologique, le système portuaire se reconstitue autour d’un nouveau cœur (Mogador) et assure au Maroc la position de moteur marchand d’un nouvel ordre maritime et terrestre qui s’étend de Tombouctou au Sud à Manchester au Nord.

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À l’aube du XIXème siècle, le négoce caravanier se trouve fortement concurrencé par les progrès énormes de la navigation maritime. Aussi, il exige et obtient, à la stupéfaction générale, le verrouillage des ports. Sous l’effet anesthésiant de ce traumatisme cannibale, le système portuaire s’efface jusqu’au début du XXème siècle. Ensuite, il amorce une ascension irrésistible autour d’un nouveau cœur : Casablanca (Anfa). Au cours de cette renaissance, il produit un faisceau d’ouvrages légendaires qui s’étend du môle de Tanger (1904) à l’appontement de Dakhla (1959), en passant par les jetées de calibrage de Mehdia (1926), le quai-îlot de Sidi Ifni (1964) et le wharf de Laâyoune (1968). Basée sur le régime des concessions, l’exploitation de ces infrastructures est remarquablement performante. L’ingénierie portuaire marocaine est alors au sommet de son art et les phares, symboles forts, cristallisent aux yeux du monde une réussite exceptionnelle.

De 1960 à 2011, c’est le choc de l’ignorance : en faisant table rase du passé, les centres de décision privent la communauté d’un précieux patrimoine, patiemment engrangé par le pays depuis sept siècles. Amputé de sa mémoire, le système portuaire pénètre dans une crise identitaire profonde. Toutefois, les lois de notre Histoire montrent qu’il y a espoir, réel et légitime, de rebondir sur ce traumatisme pour en faire un nouveau départ.

7. En plusieurs paragraphes

À ce stade, nous avons évoqué les fractures saillantes, les grandes dates et les repères marquants, pour éclairer notre route et en déduire une logique. Ainsi, elles nous ont permis de revisiter le passé maritime, d’identifier les principaux traumatismes (de 1260 à 1860) et de mettre en évidence cinq résiliences, véritables piliers de notre système portuaire.

En plusieurs paragraphes (de 8 à 33), notre récit précise la genèse de ces formidables résistances, mesure la gravité des dégâts provoqués par l’ignorance des centres de décision, recense les séquelles du traumatisme de 1960, constate la résilience actuelle et annonce une possible renaissance à l’horizon 2020.

Comme toute prédiction est discours sur le présent, ces paragraphes racontent également les métiers portuaires, décodent les évènements, décryptent l’actualité et démontrent le réalisme de notre optimisme déterminé.

8. Réparer l’avenir

Après avoir brillé au cours de la première moitié du XXème siècle, le système portuaire marocain s’est brutalement effacé à partir de 1960, suite au choc de l’ignorance.

Dans le paragraphe 2 (générique du problème), nous avons évoqué les multiples formes de ce traumatisme. Nous avons également analysé la nature des séquelles, expliqué la profondeur du recul et constaté l’ampleur des sommes dépensées en pure perte.

Mais notre propos se situe ailleurs, à une autre échelle, à un autre niveau : il s’agit de réparer l’avenir.

L’une des interrogations fondamentales consiste à savoir si notre système portuaire va s’unifier ou bien va-t-il se laisser entraîner dans la logique stérile du fractionnement et des improvisations irresponsables3. Bien que ce problème soit difficile à modéliser, il peut néanmoins être schématisé. L'idée est que dans certaines circonstances historiques, le même type d'évolution peut s'observer dans un milieu : à un moment donné domine la division, c’est-à-dire la parcellisation dictée par les convoitises, les tentations et les abus de pouvoir, tandis que souterrainement se produit un nouveau

3 En 2012, on ne compte pas moins de onze autorités portuaires ; outre le département de tutelle, on peut citer par exemple : les agences du Sud, du Nord,

de l’Oriental, de la vallée du Bou Regreg, de Mar Chica ; la société d’aménagement du port de Tanger Ville ; le haut commissariat aux eaux et forêts, l’Office national des pêches, l’Office Chérifien des Phosphates et l’Unesco à Mazagan (El Jadida).

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regroupement unitaire fondé sur de nouvelles bases. S'ensuit une période où alternent les cycles de destruction et de reconstruction, alternance qui prélude à une organisation dont tous les aspects et tous les mécanismes sont suffisamment imbriqués et équilibrés pour que le système soit désormais capable d'affronter le temps et de vivre sous cette forme maintenant stable et durable. Sur ce socle, peut ensuite commencer la construction d'une nouvelle aventure, vers un niveau de complexité encore plus élevé, mais selon une trame prévisible.

Pour mettre en évidence le relief de cette trame, nous nous sommes appliqués patiemment à rendre visibles, métier par métier, les germes et les signes de la lente renaissance de notre système portuaire. En effet, notre périple dans le temps et dans l’espace fait apparaître un socle d’infrastructures et de techniques, certes délaissées, mais toujours vivantes. Il révèle également une multitude d’énergies individuelles, associatives et professionnelles, inexploitées ou négligées, mais résolument engagées dans le rétablissement promis par l’Histoire.

Comme déjà annoncé, les paragraphes (9 à 33) récapitulent et résument ces révélations. Elles forment un ensemble indissociable qui autorise, pour l’horizon 2020, le possible retour accéléré à un âge d’or. Mais ce retour est conditionné par la création du Conseil national des ports, chargé, entre autres, d’organiser, de soutenir et d’épanouir cette espérance rendue légitime par sept siècles d’épreuves et d’accomplissements.

figure 3 : Œuvre merveilleuse de l’ingénieur marocain Mohamed ben Ali, la porte marine Bab el Mrisa, construite entre 1260 et 1270, ouvre sur le soleil levant et relie la ville à oued Bou Regreg. A cette époque, le port de Salé comporte un bassin protégé par une muraille et relié à oued Bou Regreg ainsi qu’à l’Océan au moyen de deux canaux ménagés depuis deux portes marines, l’une destinée à l’entrée des navires et l’autre à leur sortie.

9. Une identité millénaire

Le système portuaire marocain est né à Salé le 10 septembre 1260.

Le port de Salé et son canal témoignent de l’apport précoce du peuple marocain à l’art des travaux maritimes. Les deux portes marines (Bab El M’risa et Bab Dar eç çanaâ) conservent l’empreinte de cette contribution majeure, malgré les ravages du temps, de l’ignorance et de l’indifférence.

Le redéploiement de la mémoire collective, autour de cette contribution majeure, donnera aux futures générations un ancrage identitaire fort, profond et puissant. Il leur permettra ainsi de se réconcilier

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avec un passé scientifique et technique, certes oublié ou méconnu, mais valeureux, qui a atteint une splendeur inégalée vers le milieu du XXème siècle.

Face au retard portuaire accumulé entre 1960 et 2011, cette mobilisation guidera à nouveau nos ingénieurs, avec une confiance ressourcée, vers les chemins de la réhabilitation, du renouvellement et de l’innovation.

10. Appel aux terriens

Au Maroc, les phares se déclinent dans un paysage où ils sont marginalisés, parfois jusqu’à l’exclusion ; ainsi le cap des Trois Fourches, cap Spartel, cap Ghir, Casa del Mar (Tarfaya) ou bien encore le phare historique de Martil situé sur la rive gauche de l’embouchure du Rio Martin.

+ 19m

+ 15m

42.44m

figure 4 : Casablanca (El Hank), bâtiment du radiophare construit en 1937 ; la sortie d’antennes et la nappe triangulaire de fils support, tendue entre la tour du phare et les deux pylônes métalliques. Radiophare d’El Hank (Casablanca) ; c’est un émetteur d'ondes hertziennes, sur lesquelles le navigateur oriente un cadre ou radio compas pour déterminer sa position. Il a une portée de 200 milles marins : c’est l’ancêtre du système de positionnement global (GPS).

Contrairement aux apparences, la fin des phares n’est pas pour demain, car ils sont investis d’une mission nouvelle, tout à fait inattendue : construits pour annoncer la côte aux marins, ils annoncent désormais la mer aux terriens.

Mais il y a plus que cela.

Tout d’abord, étant des lieux mythiques, peuplés de légendes, nos phares peuvent parfaitement s’intégrer dans le tissu urbain, constituer une ressource culturelle et fournir un outil pédagogique. Il faudra donc initier un accompagnement qualifié, soutenu et durable.

Ensuite, objets emblématiques, ils dessinent une frontière de lumière qui focalise plusieurs enjeux, notamment, le fameux «devoir de mémoire» : ils sont la preuve tangible des très hautes performances atteintes par notre dispositif d’aide à la navigation entre la fin du XIXème siècle et la première moitié du XXème siècle.

Enfin, chargés d'une histoire qui s'est fixée sur eux, ils résistent et deviennent, par rapport à l’imaginaire collectif, un référentiel populaire et un déterminant urbanistique (phare de Boujdour, de

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Sidi Bouafi à El Jadida ou bien encore d’El Hank à Casablanca). En ce sens, ils affirment la mémoire de notre système portuaire.

11. Marins à l’avant-garde

Ils sont pilotes, lamaneurs, hydrographes, équipages de remorqueurs ou de dragues : les marins de l’ombre contribuent à l’accueil et à la sécurité des navires dans des conditions extrêmes, parfois au péril de leurs vies. Entre 1904 et 2011, soit plus d’un siècle, ils ont assuré, au port de Casablanca, l’accueil de plus de 500 000 navires de commerce.

Cependant, l’actualité, toujours ingrate, ne retient que quelques images spectaculaires, et passe sous silence le travail considérable accompli par ces marins d’exception. Aucune reconnaissance n’a jamais été formulée à leur égard : leur mérite est victime, à la fois, de l’ignorance et de l’oubli.

Il faut réparer cette injustice, non seulement pour rendre hommage à ces gens de mer, mais surtout pour faire découvrir aux générations montantes la dimension humaine de notre héritage portuaire, héritage qui remonte loin dans le temps et qui témoigne de la capacité de survie de notre culture maritime. 4

12. Moteurs portuaires

Chargeurs

Au milieu des années 70, l’émergence d’un grand nombre de pays engendre dans les circuits de l’échange une vive concurrence, accompagnée de fortes tensions. Dans le sillage de cette poussée, les exportateurs marocains finissent par comprendre que leur propre performance n’est pas liée seulement à la qualité du produit, mais aussi à l’intégration au sein de toute la chaîne, de l’approvisionnement à la distribution. Aussi, dès 1982, ils focalisent leurs efforts sur les modes conteneurisés et rouliers, luttent pour préserver et élargir les débouchés de leur production. Pour cela, ils se regroupent autour de l’ASMEX (Association Marocaine des Exportateurs), préparent l’ouverture sur le marché mondial, diversifient les compétences, multiplient l’investissement, défendent la profession et contribuent au rayonnement planétaire du pays.

Armateurs

L’armement national est dans une récession persistante : la flotte marchande a diminué de moitié en vingt ans ; en conséquence, le coût des transports maritimes s’est aggravé jusqu’à atteindre l’équivalent de la facture pétrolière. Si rien n’est fait, le déséquilibre ira en s’accentuant avec perte concomitante d’une source durable d’emplois variés, valorisants et stables.

Au-delà du devoir d’agir pour réparer l’avenir, nous sommes guidés par une double conviction : d’une part le Maroc a les moyens pour impulser une forte croissance marchande à sa propre façade maritime ; d’autre part, tout ce qui ne sera pas entrepris dès maintenant ne pourra bientôt plus l’être ou même s’il est entrepris, sera sans effet.

Pour cela, on a dressé un diagnostic, à la fois, de l’état du monde maritime et du Maroc maritime, de ce qu’il faut modifier, de ce qui peut être transformé et de la façon de mettre en œuvre le changement. La thérapie proposée n’est ni un rapport, ni une étude, ni un inventaire et encore moins une liste de recommandations ou d’idées originales condamnées à rester marginales. C’est plutôt et surtout un manuel, à usage immédiat, en vue d’actions homogènes, urgentes et fondatrices, pour permettre au

4 Il convient de signaler l’initiative de la Direction des Ports et du Domaine Public Maritime qui a eu le grand mérite de rendre hommage aux gardiens des

phares du Maroc en organisant le 29 novembre 2011 la journée « Valorisation historique des phares du Maroc ».

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pays, non seulement, d’avoir une présence active sur la scène mondiale, mais aussi de disposer d’une flotte de sécurité authentiquement nationale.5

Agents maritimes

En 1999, pour combler le vide et l’absence d’encadrement, quelques hommes de bonne volonté prennent l’initiative riche et féconde de fonder l'Apram (association professionnelle des agents maritimes, consignataires de navires et courtiers d'affrètement du Maroc).

En 2006, l'Apram intervient de façon cruciale : ceux qui président aux destinées du secteur maritime proposent un texte qui comporte de multiples égarements. L’erreur la plus grave concerne la contradiction avec les règles de Hambourg (1978), notamment la partie relative à la définition du transporteur et de la responsabilité du consignataire de navires. Face à ce dérapage, causé par l’ignorance des choses de la mer, l’ensemble du corps de métier se mobilise et communique avec efficacité pour éviter l’absurde.

Dockers

En 2005, on commet l’énorme erreur de confondre restructuration des caisses portuaires et réforme portuaire. On oublie tout simplement la main d’œuvre portuaire. Découvrant leur faute, les responsables tentent d’évacuer le problème vers la juridiction privée via un concessionnaire créé pour la circonstance (Somaport). Mais le syndicat des dockers de bord comprend la manœuvre, anticipe les évènements et oppose une pédagogie admirable. Il met en avant les articles 19 et 131 du code du travail pour réclamer la reconduction intégrale de la charte jusqu’alors en vigueur. De la sorte, il parvient à arracher la garantie de l’État pour la sauvegarde de l’emploi de la totalité des dockers (protocole du 14 décembre 2006) ; enfin, il exige et obtient l’inscription de la même clause dans le contrat de concession (art. 5).

Les Dockers sont l’un des piliers incontournables de l’économie portuaire, il ne faut donc jamais les oublier lorsque l’on décline une stratégie portuaire nationale.

Experts

La construction et l'exploitation des navires font appel à des techniques de plus en plus poussées et de plus en plus nombreuses. Les marchandises convoyées se multiplient et leur transfert par mer pose des problèmes de plus en plus délicats. Pour fixer les idées, on peut citer la constatation d’avaries et l’analyse de leurs causes. Aussi, pour clarifier les responsabilités aux interfaces, l'industrie des transports a donné naissance à une discipline nouvelle comprenant plusieurs branches : l’expertise maritime.

Au Maroc, le concept d’expert maritime fait sa première apparition légale en 1919.

Il subsiste aujourd’hui un domaine où les compétences des experts maritimes ne sont jamais sollicitées : celui de la prévention des avaries. Par expérience, ils connaissent pour chaque type de cargaison le risque de dommages au cours d’un voyage par mer. Cependant, à chaque fois, le problème se répète car toujours mal posé ; et l’expertise ne peut qu’enregistrer les pertes ou les dégâts.

Par exemple, dans l’étude d’un emballage, il faut considérer le climat, la manutention, l’outillage portuaire, les méthodes d’arrimage et la nature de la marchandise. Cependant, malgré les conseils expressément formulés, l’expéditeur n’en comprend pas en général la profondeur.

5 Pour ce qui est des mesures à adopter, voici les cinq décisions de base. Décision 1 : Instituer dès le 1er janvier 2013 le système de taxation au tonnage pour maintenir en vie l’armement national existant et pour inverser la tendance au déclin du pavillon national. Décision 2 : Supprimer la retenue à la source de 10% sur le fret versée au trésor, pour le compte des fréteurs étrangers, dans les opérations d’affrètement de navires de commerce. Décision 3: Réduire le coût du travail à bord des navires et rendre attrayant le pavillon national. Décision 4: Libérer le code des assurances maritimes. Décision 5: Reconnaître et faire connaître l’excellence des gens de mer du Maroc, revaloriser leur diplôme par la mise à jour des textes et augmenter leur nombre. Faciliter le retour à la formation après et pendant une expérience professionnelle . Impliquer l’enseignement maritime dans la globalisation, en favorisant l’accueil des étudiants et des chercheurs étrangers, en ouvrant des antennes à l’extérieur, à Abou Dhabi par exemple, et en stimulant l’échange de professeurs avec d’autres pays.

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Il est bien d’autres secteurs où ce corps de métiers pourrait rendre d’immenses services. Nous pensons à la prévention des naufrages et des pollutions marines, aux conséquences tragiques pour l’environnement naturel, économique et social. Il ne s’agit plus uniquement de faire appel aux experts maritimes pour constater les catastrophes, mais aussi et surtout, pour les empêcher ou en diminuer les effets.

Dans ce sens, en 1999, les experts maritimes du Maroc fondent un collège associatif et se dotent d’une vision future. Depuis cette date, ils œuvrent à la préservation du patrimoine naval, maintiennent une veille technologique et militent pour faire évoluer les mentalités.

figure 5 : Jetée Sud de Mehdia ; le 10 mars 2003, une tempête soudaine déferle sur les côtes marocaines. Les vagues atteignent un pic de 8 m pour 19 secondes de période. Les tétrapodes protégeant le musoir sont emportés, provoquant le basculement de la dalle d’assise et du mur de garde.

13. États de la mer

La météorologie océanographique est née au Maroc : en 1920, une tempête paralyse le port de Casablanca pendant sept mois ; cet événement conduit les autorités à instituer l’année suivante un service pour la prévision de l’état de la mer. Des bulletins télégraphiques quotidiens sont alors édités pour annoncer à l’avance la lente progression des houles menaçantes.

C’est à partir de 1907 et tout au long du chantier de construction du port de Casablanca que les spécialistes du génie maritime ont eu pour la première fois l’occasion d’enregistrer et d’archiver un grand nombre d’informations concernant le mauvais temps qui sévit dans le Nord de l’Atlantique.

Tenues secrètes, ces données ont joué, durant la seconde grande guerre, un rôle déterminant dans le choix des stratégies adoptées lors des batailles navales.

Par exemple, lors de l’opération Torch, débarquement de novembre 1942 au Maroc, les scientifiques ont pu prévoir un calme relatif sur des plages soumises habituellement, durant ce mois, à des houles violentes. C’est la première fois que l’on mettait à profit l’expérience humaine pour prévoir l’état de la mer le long d’une côte. Il fallait considérer la visibilité, les courants, la profondeur, la marée, les vents et surtout les caractéristiques des vagues.

Aujourd'hui, au sein de l’Université marocaine, plusieurs chercheurs isolés consacrent leur temps à l’étude de la progression des vagues. Leur travail contribuera à faire renaître, dans notre pays, la science de l’hydrodynamique marine, outil essentiel à l’ingénieur spécialisé dans les travaux à la mer.

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figure 6 : Vue sur le petit wharf de Laâyoune en 1970, aujourd’hui disparu suite à une grave erreur. On remarquera l’absence d’ensablement des deux côtés du pont. Il n’empêche pas le transit des sables car il est sur pieux. Cependant, suite à une erreur de conception du nouveau port, le petit wharf se trouve aujourd’hui condamné car enfoui depuis 1983 dans le noyau de la digue principale du nouveau port. Il aurait mieux valu déplacer l’axe de cette dernière de 300 mètres vers le Nord et incorporer ainsi ce bel ouvrage dans l’architecture du plan masse. Toujours, cette absence totale de culture portuaire … .

pont de liaiso

n

plate-fo

rme

des pompes

quai intermédiaire

terminal de chargement

10 ducs d’albe

4 ducs d’albe

45

90

1 250

1 575

157.50

pont d’accès

figure 7 : Pièce maîtresse de l’édifice portuaire marocain, le wharf minéralier de Laâyoune permet d’aller chercher les profondeurs de 18 mètres tout en évitant de les perdre par ensablement. Construit de 1963 à 1967 et long de 3 100 mètres, il est réalisé en béton précontraint et composé de 260 piles, 474 poutres, 137 chevêtres, 44 000 m2 de tablier.

14. Survivances en action

Après l’échec causé par l’ensablement du nouveau port de Dakhla (1996), le premier wharf (1956) demeure la seule plate-forme disposant des profondeurs compatibles avec les dimensions des navires fréquentant la baie.

De même, suite aux erreurs de conception commises dans l’élaboration du nouveau port de Laâyoune (1982), l’ancien wharf (1967) possède toutes les caractéristiques requises pour assurer avec fluidité et efficacité un trafic minéralier annuel de l’ordre de dix millions de tonnes. Il est donc grand temps de penser à remettre en état la partie Nord de l’appontement accidentellement abîmée en 1975. Il est révélateur à cet égard de rapporter la conclusion suivante sur la pérennité de cet ouvrage telle que la formule en 1981, la brochure officielle : «… la durée de vie du grand wharf de Laâyoune, quelle que soit l’ampleur des réparations envisagées, est limitée à une dizaine d’années». L’avenir apporte un démenti cinglant à cette affirmation dictée par l’ignorance et, son corollaire, l’arrogance. En effet, de

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1980 à 2008, il a permis l’export d’un total cumulé de près de 60 millions de tonnes. Le grand wharf de Laâyoune est, aujourd’hui, le seul point d’embarquement des phosphates de la province de Oued Dahab.

On retiendra en substance que les wharfs de Dakhla (1956) et Laâyoune (1967) sont, dans le cadre du Sahara marocain, l’expression la plus accomplie de l’art «de la danse avec les vagues». Uniques au monde, ces deux ouvrages témoignent, avec force, de l’adaptation de nos infrastructures portuaires pour faire face aux épreuves du temps et de l’incompétence.

figure 8 : Tempête sur le port de Casablanca en 1954, avec déferlement de la houle par-dessus le mur de garde au milieu de la grande jetée «Delure», baptisée jetée Moulay Youssef en 1968. Faisant preuve d’une remarquable résilience, la digue développe naturellement une double protection : la première contre la force destructive de l’océan, la seconde contre l’ignorance de ceux qui ont en charge les travaux d’entretien de notre patrimoine portuaire.

15. Une digue de légende

Le port de Casablanca, implanté dans un environnement marin hostile, a été conçu selon des principes datant du XVIIème siècle. Pourtant, de manière surprenante, l’entreprise se solde par une immense réussite.

Ainsi, en un siècle, de 1904 à 2011, ce port a assuré le transit d’un milliard de tonnes de marchandises toutes catégories confondues, et continuera à traiter annuellement près de trente millions de tonnes, au moins jusqu’en 2020.

Le succès de ce vaste projet réside essentiellement dans l’audace de ses auteurs : ils ont su le transformer en un défi et en une école d’énergie.

Finalement en 1956, après cinquante ans de travaux, la digue atteint la configuration actuelle. Elle s’étire sur 3 182 mètres et possède un prolongement sous-marin inachevé de 400 m arasé à la profondeur - 7 m. Ceci veut dire en particulier que cette admirable digue ne possède pas de musoir et qu’elle n’est donc pas terminée.

Faisant preuve d’une remarquable résilience, la digue a développé naturellement une double protection : la première contre la force destructive de l’océan, la seconde contre l’ignorance de ceux qui ont en charge les travaux d’entretien de notre patrimoine portuaire.

16. Tétrapodes de l’honneur

En 1950, le Maroc est le premier pays au monde à étudier, à expérimenter et à utiliser le bloc tétrapode dans le domaine maritime. (Brevet déposé à Casablanca le 19 février 1951 sous le numéro 6 946). Cet héritage fait désormais partie du patrimoine commun de l’humanité.

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Mais depuis 1962, ceux qui président aux destinées du secteur portuaire marocain ignorent totalement cette remarquable performance.

Parmi les innombrables égarements, disons qu’en 1964, ils sollicitent très officiellement «une notice explicative sur l’utilisation des tétrapodes pour les ouvrages à la mer» (note n°4 398 T du 19 février 1964). Ils récidivent en 1970, puis trois ans plus tard (lettre CB/MD du 16 août 1972). Tout de même, cela faisait plus de dix ans que l’on produisait des tétrapodes à Safi, Tanger, Martil et Mehdia. Sous cet angle, la situation apparaît grotesque, l’incompétence tragique et la récurrence inquiétante.

Cependant, malgré la malveillance et l’oubli, les tétrapodes, fabriqués et posés en 1950 à Casablanca, se dressent toujours au milieu des vagues et leur béton affiche une durabilité exceptionnelle.

Par delà l’hommage qu’il convient de rendre à la résilience de ces tétrapodes, il est venu le temps d’apprendre à conserver pour transmettre. C’est le seul moyen de maintenir un lien fertile entre nos ancêtres et nos enfants, de lancer le défi de la mémoire vivante et de lutter contre l’oubli.

On prendra donc, avec respect, un à un ces blocs et on les installera à l’entrée de chaque port, d’abord pour rappeler aux générations futures que le Tétrapode maritime est né au Maroc, mais aussi pour évoquer l'identité plurielle de notre système portuaire.

figure 9 : Vue d’ensemble de la carapace d’une digue à talus en tétrapodes disposés en vrac. Les tétrapodes permettent un bon écoulement de l’eau après le choc des vagues et présentent un indice des vides de l’ordre de 50℅, c'est-à-dire une excellente porosité.

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figure 10 : Centrale thermique de Casablanca où, pour la première fois au monde, on utilise le bloc tétrapode ; 256 tétrapodes de 15 tonnes sont posés pour protéger les deux musoirs des digues du canal d’acheminement de l’eau de mer destinée à la réfrigération des condensateurs. (Photo prise durant l’hiver 1950).

0 5 10 20 15 25 30 40 45 pieds

caisson

mur de garde en pierre taillée

quai en pierre taillée

massif de fondation en enrochements

remplissage central par des matériaux de premier choix

haute mer

basse mer

22

3

9

6

15

figure 11 : Port de Tanger (1677) ; profil de la digue verticale en caissons construite sous la direction de Monsieur Shere ; c’est un mur épais assis sur un talus. Chaque caisson est obtenu en immergeant des caisses en bois remplies d’enrochements naturels.

côté mer côté port

niveau haute mer

16 m

15.5 m

blocs artificiels de 30 m3

blocs artificiels de 20 m3 en béton dosé à 3/2

blocs artificiels de 20 m3 en béton dosé à 2/1

enrochements 500 kg à 6 T

talus de pente 1/5

70 m

radier en béton

Jetée Moulay Youssef port de Casablanca

figure 12 : Port de Casablanca, profil de la jetée Moulay Youssef (Delure) entre les points métriques 1 200 et 1 900. Ce deuxième tronçon a été construit entre 1920 et 1923. Sur les 1 200 premiers mètres, le corps de cette jetée est entièrement constitué de cubes de béton de 50 tonnes de poids unitaire. Cette réalisation est d’autant plus remarquable qu’elle a été construite à une époque où les formules modernes de stabilité et de granulométrie n’existaient pas encore. Cette jetée, inachevée, possède aujourd’hui une longueur de 3 182 mètres.

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figure 13 : Wharf de Sidi Ifni en 1966 ; réalisée entre 1962 et 1965, cette construction originale, unique au monde, présente l’avantage d’éviter l’ensablement auquel est confronté aujourd’hui le bassin portuaire mitoyen achevé en 1988, puis réaménagé en l’an 2000.

17. Innovations éternelles

Le Maroc possède une longue expérience des matériaux liants utilisés dans les constructions établies sur le front de mer.

Notre plus ancien exemple concerne le comptoir phénicien de Lixus (Larache au Xème siècle av. J. C.). On y fait un grand usage de la chaux, notamment pour assurer l’étanchéité des réservoirs destinés à la préparation du garum, célèbre condiment à base de poisson macéré. On peut également citer le bassin du port historique de Salé, le canal du moulin à marée de Mazagan (El Jadida, 1542) ou bien encore les quais intérieurs de la forteresse de Mogador (Essaouira, 1760). Cependant, le génie marocain apporte une innovation majeure à cette technique : en ajoutant du savon noir, on obtient le fameux «tadelakt», enduit connu pour son éclat et son légendaire toucher de soie.

Parallèlement à la chaux, l’ingénierie marocaine a parfaitement assimilé depuis au moins vingt siècles la pratique des ciments naturels découverts par les Romains. Cet héritage est attesté par la survivance, dans le principal dialecte du pays (darija), d’une appellation d’origine latine. Il s’agit du mot «boslana» qui signifie «ciment». Or ce vocable, sauvegardé et transmis par la langue berbère, n’est autre que la transposition orale du mot latin «pouzzolane» qui désigne les cendres volcaniques extraites des carrières de Pouzzoles, ville italienne située à proximité du Vésuve. En effet, la pouzzolane est un liant hydraulique, c'est-à-dire un ciment naturel, à prise lente, s’améliorant avec le temps.

Au cours de la première moitié du XXème siècle et dans le prolongement de ces traditions, les caissons de Larache, puis ceux de Sidi Ifni, témoignent du haut niveau de maîtrise accumulée par le pays dans le domaine des liants à base de chaux.

Malheureusement, à partir de 1980, on assiste à l’évaporation de ce savoir faire millénaire. Beaucoup d’ouvrages portuaires subissent des dommages irréversibles, quelques mois seulement après leur mise en service. Ainsi, en 1989, les caissons des quais du nouveau port d’Agadir et en 2002, ceux du terminal de commerce de Jorf Lasfar : sous l’effet de la corrosion, les aciers gonflent, le béton éclate et les caissons se disloquent. Il y a plus inquiétant. À Tanger Med 1 (2003) et Tanger Med 1 Bis (2007), sachant que le béton utilisé est vulnérable, c'est-à-dire prédisposé à la fissuration et donc à l’infiltration de l’eau de mer, on prend la décision de munir les caissons d’une protection cathodique.

Il est dorénavant clair que si l’on avait pris la peine d’interroger la mémoire vivante des caissons de Larache et de Sidi Ifni, on aurait pu en tirer des enseignements précieux : après plusieurs décennies,

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véritables laboratoires grandeur nature, ils sont toujours debout, en plein océan, avec des ferraillages en parfait état de conservation. Battus en permanence par la houle, soumis aux cycles incessants des marées et malmenés par les tempêtes, ils sont, aujourd’hui, la preuve tangible que l’on peut faire du béton armé durable, ne nécessitant ni entretien ni autre protection cathodique.

Enfin, l’empreinte phonétique «boslana», superbe résilience linguistique du Maroc authentique, fournit un exemple à la fois saisissant et émouvant de la capacité commune de nos dialectes à accepter, à assimiler et à intégrer l’apport des autres cultures, c'est-à-dire à enrichir le patrimoine universel de l’humanité.

figure 14 : Nouveau wharf de Dakhla en 2012 ; son exploitation commerciale est compromise par l’ensablement du quai-îlot. Il aurait fallu le concevoir sous forme d’une plate-forme sur pieux ; de même, la digue à talus est une erreur, il aurait fallu opter pour un pont sur pieux.

figure 15 : À droite, le nouveau port de Boujdour (2012), On a commis l’erreur de ne pas interroger la mémoire géologique, on aurait alors appris que les falaises attenantes au port sont composées de coquilles saint jacques, c’est-à-dire friables et donc prédisposées aux éboulements … . À gauche, le port construit en 1982, un bassin de deux hectares envahi par les sables rendant cette infrastructure inexploitable dès l’achèvement des travaux. En fait, l’écosystème de Boujdour est entrain de donner une magnifique leçon de résilience : espace vivant, il se protège en bloquant par les sables.

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figure 16 : Port de Laâyoune (2005) ; on distingue nettement la traînée de sable qui contourne la digue principale, elle-même totalement submergée par les sables sur la première moitié de sa longueur suite à une erreur de conception. De plus, on commet en 2004 l’erreur grossière de chercher à isoler la partie ensablée par une digue intérieure parallèle à la digue principale. Cet aménagement accentue l’agitation à l’intérieur des bassins que l’on veut protéger et déclenche de nouveau leur ensablement.

18. De Lagouira à Laâyoune

Dakhla dispose d’une multitude de plages de sable aux couleurs en dégradé, passant du blanc au doré, parmi lesquelles : Oum Gouira, Tarf Lazrak, El Argoub, Porto Rico … . D’autres baies sont à citer, comme celles de Oued Dahab, Cintra ou encore la baie des phoques de Nagba Zarga. Des paysages lunaires, des forêts naturelles, des sites archéologiques et une faune très variée en font un des derniers paradis vierges sur Terre. Il convient, à ce titre, d’inscrire la baie de Dakhla dans la liste du patrimoine universel à préserver, à l’image de la cité portuaire de Mazagan (El Jadida). En conséquence, l’industrie des loisirs s’imposera. Elle engendrera nécessairement un faisceau de pôles moteurs. Nous pensons notamment aux mouvements de croisière et de plaisance. Dans le domaine des sciences de la vie, la baie de Dakhla est déjà en elle-même un laboratoire en grandeur nature. Il ne reste qu’à le structurer par l’établissement d’un institut, articulé autour d’un aquarium géant, un parc naturel, une exposition permanente de pierres fossiles et un centre dédié à la collecte des météorites. Le port, excroissance artificielle, crée un risque pour la stabilité biologique de la baie, et il faudra en tenir compte. La construction du nouveau wharf en 1996 a coûté en pure perte plus de 50 millions de dollars ; la moitié de cette somme suffisait pour réaliser un imposant débarcadère sur pieux ; l’autre moitié aurait pu être plus judicieusement dépensée pour atténuer l’impact des nuisances portuaires sur ce milieu à la fois inestimable et fragile.

Boujdour possède un littoral magnifique qui s’étend sur des dizaines de kilomètres, bordé par de belles falaises de coquilles saint jacques sédimentées. Le relief de l’arrière-pays abrite des espèces animales telles que les renards, hyènes, chats sauvages, loups, antilopes, chèvres et dromadaires. La composante écologique ne peut rester au second plan. L’émergence du terroir s’avère décisive. Elle génèrera nécessairement un attrait spécifique auquel le port devra dès à présent se préparer. Il s’agit en particulier de la pêche sportive et de la dynamique culturelle. Ce milieu désert est idéal pour l’organisation des rallyes aériens ou automobiles. Un aquarium, un parc naturel et un musée maritime consacré à l’épopée des épices, évoquerons la charge émotionnelle que suscite, aujourd’hui encore, le cap Bojador dans l’imaginaire des navigateurs du monde entier.

À Laâyoune, le secteur des mines et l’écotourisme constituent deux piliers majeurs, annonciateurs d’un futur florissant. Dans les environs, le long de la Seguiat el Hamra en direction de Smara, on trouve des gravures rupestres en relation avec la préhistoire ; les plus remarquables sont à Asli et à Oued Miran. À 25 km à l'Ouest de la ville, la plage de Foum El Oued assure le relais urbain sur la mer. Deux réserves, l’une au Nord-Est, l’autre au Sud de la ville, contribuent à la sauvegarde d’un

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écosystème vulnérable. Perdrix, lièvres et gazelles forment l'essentiel des ressources. Les dunes qui entourent la ville, ainsi que les «sabkhat» (immenses lacs salés) offrent un réel intérêt. Il est donc clair que Laâyoune doit impérativement prétendre au statut de plaque tournante entre le passé et l’avenir. Le nouveau port devra anticiper cette ambition en favorisant l’épanouissement des métiers de la culture, de la plaisance et de la croisière.

figure 17 : Scène satellitaire qui met en évidence le grand fleuve sous-marin de sable qui coule au large de la côte atlantique marocaine. À partir de la zone englobant Sidi Ifni et Tarfaya, les méandres de ce fleuve sous-marin de sable touchent directement le littoral et submergent de sables tout obstacle, tel que digue, épi ou bassin portuaire. (Vue prise par le satellite Meris le 10 mai 2007).

figure 18 : Port de Tarfaya (cap Juby). En 1979, à l’achèvement des travaux, les sables envahissent le port. On aurait pu éviter cet énorme gâchis si les concepteurs de ce nouveau port avaient tant soit peu interrogés la mémoire du lieu. Ils auraient, en effet, appris que cap Juby signifie cap de Sable … .

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figure 19 : Port de Tan Tan en 1996 ; la lutte désordonnée contre l’ensablement conduit à une cascade d’improvisations qui confèrent au port de Tan Tan une ressemblance étrange avec un tableau de Malevitch. Au final, les deux tiers des bassins demeurent sous l’emprise des sables. L’autre tiers ne doit sa survie qu’à des consignes de dragages démesurées.

19. De Tarfaya à Sidi Ifni

La région de Tarfaya possède un rythme propre, elle est action, elle est vie, elle est liée à l’habitant. Elle est fortement attachée aux principes terrestres, et il faut étendre cet ancrage à l’élément marin. Dans un premier temps, on adaptera le port et son voisinage aux exigences de l’aquaculture. Les bassins ensablés font d’excellents viviers. Le bâtiment «Casa del Mar» de Mackenzie fait figure de monument et mérite une réhabilitation digne de sa dimension historique. L’aérodrome, revêtu du cachet des années vingt, fixera l’empreinte de la saga de l’Aéropostale. D’ailleurs, le musée Antoine de Saint-Exupéry, inauguré le 28 septembre 2004, mémorise déjà cette époque héroïque. Pour le moment, la pêche représente l’unique usage du port. La quasi-totalité des prises est congelée, surtout en raison de l’éloignement à la fois des usines et des centres de consommation. Parmi les niches à explorer, citons le ramassage des algues et l’exportation du sable à destination des Îles Canaries. Du point de vue des infrastructures, la construction d’un petit wharf affranchira les bassins des contraintes d’ensablement. Il sera dédié à la pêche, à la plaisance et au cabotage. Certes, en raison du mauvais temps, cette installation ne sera disponible en moyenne que neuf mois sur douze, mais au moins le port fonctionnera normalement durant cette période. À l’heure actuelle, il est seulement accessible aux petites embarcations.

Enfin, rappelons que dès 1950, l’office italien des hydrocarbures dénommé ENI (Ente Nazionale Idracarbur) s’implante au Maroc afin d’explorer le sous-sol. En 1958, sa filiale Agip obtient l’autorisation de sonder le territoire de Tarfaya dont la structure géologique s’apparente à celles de sites pétrolifères reconnus. En l’an 2000, les prospections reprennent. L’espoir réside également dans la présence de schistes bitumineux recensés dans la province ainsi que dans celle de minerai de fer à haute teneur. À moyen terme, un avenir de prospérité est donc promis à Tarfaya, possible exutoire pétrolier. Il faut donc dès maintenant finaliser un projet de grand wharf dédié aux vracs solides et liquides.

La place de Tan Tan englobe un arrière-pays très vaste, avec des rivages qui abritent une grande richesse halieutique. Dans le sillage de la «Marche Verte», l’exploitation de ce potentiel s’est avérée un atout majeur plein d’espérance pour l’ensemble de la région. Mais aujourd’hui, il est au bord de l’épuisement. Il faudra donc repenser à la fois la gestion de la pêche et son articulation autour des industries de transformation. Si le repos biologique semble être une réponse acceptable à la première préoccupation, le poisson débarqué n’est en revanche pas du tout utilisé à bon escient. La

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quasi-totalité des prises est en effet convertie en farine, processus à faible rendement et générant peu d'emplois. Autrement dit, les captures ayant atteint leurs limites, il devient nécessaire de se fixer des objectifs spécifiques, à horizon maîtrisable. On pourrait par exemple s’orienter vers la fabrication de denrées alimentaires à haute valeur ajoutée, impliquer le secteur de la parapharmacie dans l’utilisation de la flore locale ou bien encore cibler un élevage marin intensif. De plus, la possible extraction des schistes bitumineux et d'autres minerais demeure très raisonnable. Cette perspective peut conduire à une emprise de plus en plus importante sur le front océanique. Auquel cas il ne faudra pas refaire l’erreur de construire un port fermé, mais plutôt un grand wharf respectant le passage des sables.

figure 20 : Sidi Ifni en l’an 2008. Suite à une grossière erreur de conception le port s’ensable dès l’achèvement de la première phase de construction. D’autres erreurs viennent aggraver la situation en 1999 : les travaux de remblaiement transforment le bassin en une véritable caisse à résonance. Dans ces conditions, les mouvements de l’eau se traduisent par des débattements désordonnés. Au niveau du chenal d’accès, les bateaux de pêche sont ballottés par le balancement contraire du reflux. Les plus petits sont parfois renversés ou coulés par les remous. On a ainsi englouti dans les sables, en pure perte, un total cumulé de plus de 50 millions de dollars.

Le territoire de Sidi Ifni demeure sous l’emprise de son passé insulaire. Néanmoins, son désenclavement constitue une réalité forte. Il est subordonné au redéploiement autour des îles Canaries. Le sous-sol possède un potentiel minier riche et diversifié. Concrètement et à court terme, la région peut alimenter l’Espagne en sables, exporter le sel à destination des pays du grand Nord et reprendre les expéditions de granit rose vers l’Europe. Le cabotage accompagnera le développement de la ville. Ces trafics exigent l’établissement d’un nouveau wharf. Pour cela, on édifiera un pont sur pieux, implanté dans l’alignement de l’ancien wharf. Il prendra appui sur les pylônes. On fera revivre le quai-îlot en harmonie avec le paysage côtier. On réhabilitera l’aérodrome dans le contexte mythique de l’Aéropostale.

20. Focus

La région allant de Dakhla à Sidi Ifni, centrée sur Laâyoune, fait preuve, aujourd’hui, d’une puissante sédentarisation qui emprunte ses références aux fondements nomades du Sahara marocain.

Cette région est actuellement en connexion directe avec la globalisation des échanges, de plus en plus opérante. Il y a d’abord les séjours de touristes étrangers (nomades des temps modernes), campant plusieurs semaines le long du littoral désert à la recherche du dépaysement et de la solitude. Il y a ensuite les flux tendus de camions frigorifiques (clones mécaniques des dromadaires et des

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anciennes caravanes). Ces convois relient les ports aux marchés de consommation du Sud de l'Europe. On est donc là au contact d'un réseau de nœuds émetteurs, de donneurs d'ordres ou de fournisseurs de produits et services.

Mais cette étonnante percée, sur un espace économique élargi, ne doit pas faire oublier les risques de dépendance vis-à-vis de ce même réseau. L’action de l'État demeure donc cruciale, d’abord pour protéger un cadre de vie précieux et rare, ensuite pour prévenir les entraves aux initiatives privées et surtout pour fédérer les inclusions sans rupture avec les traditions.

Enfin, du point de vue de la préservation de la ressource marine, il est urgent et impératif de gérer durablement la flore et la faune. Pour cela, on favorisera l’attraction des espèces, leur croissance et leur reproduction par l’implantation de récifs artificiels.

21. Safi

Au milieu du vingtième siècle, Safi, grand port de pêche et de commerce très diversifié, avec ses milliers de marins, ses centaines de bateaux et usines, ses chantiers navals et premier port sardinier de la planète pendant un certain temps, va régresser brutalement à partir des années 70, voyant ses conserveries fermer et ses gens de mer acculés à migrer vers d’autres horizons.

Il y a au moins deux raisons à ce déclin et elles datent toutes les deux de 1950, époque de son apogée.

La première correspond à la mise en place de l’écho sondeur à bord des sardiniers. L’homme intervient par des prélèvements de plus en plus importants, venant rompre ainsi un équilibre naturel.

La deuxième a trait à la transformation des phosphates. Cette spécialisation occulte les activités traditionnelles, beaucoup plus riches et diversifiées. Faiblement intégré dans le tissu social, vivant presque en autarcie, le complexe chimique n’apporte aucune valeur ajoutée à la ville ; il contribue au contraire à desservir les intérêts de la cité en matière de pêche et de tourisme.

Cette maldonne est de surcroît aggravée par le cannibalisme du port de Casablanca. Ce port, qui a tout pour propulser la ville, va échouer dans cette mission. En instituant une veille, ce déclin aurait pu être évité. Carrefour routier, ferroviaire et maritime, Safi n’a pas su transformer cet avantage en se tournant vers le multimodal.

Que faire maintenant ?

Safi, ville jeune, est paradoxalement confrontée au syndrome d’Alzheimer. Il faut donc faire table rase du mirage des phosphates, effacer ses illusions, oublier ses malentendus et dissiper ses effets anesthésiants.

En conséquence, on déplacera le terminal minéralier vers le Sud, non loin du complexe industriel, par exemple à «Jorf Al Yhoudi». Les zones portuaires ainsi libérées seront dédiées à la croisière et aux activités culturelles. Conscient de cette nécessaire requalification, l’OCP renonce depuis 2006 à la réception de l’ammoniaque, produit classé dangereux.

L’aménagement de l’espace côtier s’étendant de la plage à Ras Lafaâ permettra via Sidi Bouzid de relier la trame urbaine à l’eau. Une zone verte rafraîchira les installations portuaires. Un belvédère, un club nautique et un aquarium brancheront la cité sur le front de mer.

On retiendra en substance que la renaissance de Safi passe par l’ancrage de la ville dans le port, unique moyen de recentrer sa mémoire éclatée autour des valeurs qui ont forgé une identité maritime millénaire.

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22. Jorf Lasfar

Le port de Jorf Lasfar possède une caractéristique très spéciale.

Pour la première fois au Maroc, on expérimente un mode d’agencement nouveau. L’enceinte portuaire est débitée en tranches aussi minces que possible : quais très longs, môles et darses étroites.

En effet, étant donné le coût élevé de la grande jetée, il est apparu essentiel de tirer le meilleur parti de la zone qu’elle abrite afin de retarder le plus possible le moment où les besoins du commerce rendraient nécessaire une nouvelle extension de l’abri.

Ce type d’aménagement présente l’inconvénient de cristallier le dispositif d’exploitation en des formes immuables. Il ne permet aucun remaniement ni adaptation. Aujourd’hui, le port est saturé et rien n’a été planifié pour préserver le futur. Il est pris en tenailles, au Nord par la prise d’eau des phosphates et au Sud par les installations dédiées au charbon. Il y a donc auto asphyxie.

Par ailleurs, le site de Jorf Lasfar devait, à l’origine, accueillir un complexe à la fois minéralier et pétrolier.

Le port actuel est donc inachevé, car il reste à faire le terminal pétrolier, lié à l’établissement d'une raffinerie nécessaire pour la production des matières azotées incorporées aux engrais.

En 1975, dès l'annonce du projet, la société Samir réagit fermement et s'oppose avec acharnement à sa réalisation. Son but : conserver l'exclusivité du raffinage du pétrole, monopole qu'elle exerce sur tout le pays à partir de Mohammedia (Fédala). Elle parviendra finalement à détourner l'attention des décideurs et à faire barrage. Pour cela, elle appelle au secours son géniteur, le groupe italien Agip qui fait construire par sa filiale GIS (Groupement Impregilo Sider) un nouveau port à Mohammedia (1980-1984). Le financement s'effectue via l'État italien avec un taux d'intérêt quasiment nul.

Aujourd'hui, il faut rétablir le cours normal des choses : le dossier de la composante pétrolière, toujours à l'ordre du jour, mérite d'être réactivé ; la sécurité de l'approvisionnement du pays en dépend.

Enfin, création récente, Jorf Lasfar est un port sans ville. On prendra soin d'éviter l'erreur récurrente de laisser la pression urbaine étouffer l’activité portuaire. Ce qui suppose une redistribution fonctionnelle des espaces autour d'El Jadida, avec en arrière-plan cette question lancinante : sera-t-elle centre directionnel ou simple ville dortoir pour le complexe ?

figure 21 : Vue aérienne du port de plaisance de Sables d’Or ; comme le fait apparaître cette illustration, l’entrée du port est bloquée par des récifs sur lesquels la houle vient se briser ; les bateaux ne peuvent donc ni entrer ni sortir. En vingt ans, le port n’a ainsi jamais fonctionné. La stupéfaction est grande devant une erreur aussi grossière. Cette erreur a coûté quand même la bagatelle de dix millions de dollars, un investissement en pure perte. (Photo prise en 1994).

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figure 22 : Port de plaisance de Skhirat construit en 1968, mais qui s’ensable. En 1982, on tente de résoudre le problème en édifiant un épi d’arrêt des sables. Mais on s’est trompé sur le lieu d’implantation de cet épi. En effet, on a commis l’erreur de croire que les sables arrivent du Nord. En fait, ils proviennent du Sud, comme le prouve l’ensablement de l’enracinement de la digue principale. Il fallait donc construire l’épi au Sud, à 400 m de cet enracinement. En effet, les pêcheurs de cette région savent bien que, le long de ce littoral, le courant porte vers le Nord.

figure 23 : Suite au tremblement de terre de 1755, la rive Sud du fleuve Bou Regreg s’est effondrée. En conséquence le lit du fleuve a glissé vers le Sud et la rive droite s'est progressivement remplie de vase. C’est donc un endroit techniquement inapproprié pour construire le port de plaisance. Il fallait au contraire le construire sur la rive gauche. L’autre erreur fut d’avoir construit ce port de plaisance à l’emplacement exact du canal historique percé en 1260, détruisant par là même un site dépositaire de la mémoire de notre système portuaire. Ce sont là, les ravages de l’ignorance.

23. Oued Bou Regreg (Rabat-Salé)

En deux mille ans d’Histoire, les villes de Rabat et Salé ont évolué de manière équilibrée autour de l’estuaire, là où l’océan atlantique rencontre oued Bou Regreg. De manière générale, un estuaire, animé et en bonne santé, rattache toujours la vie urbaine à la voie d’eau fluviale, structure primaire de

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toute civilisation. Cependant, en 1974, cet équilibre est bouleversé par le choix inapproprié du lieu d’implantation d’un barrage à 25 kilomètres de l'embouchure. Il aurait fallu épargner oued Grou ou un autre affluent pour permettre le renouvellement des eaux de l’estuaire, unique moyen d’assurer à la Vallée du Bou Regreg un développement durable. Cette erreur se solde par un impact catastrophique sur l’écosystème. En effet, on n’ouvre les vannes de la retenue que pour se débarrasser de la vase. Ces rejets de boue paralysent l’estuaire et appauvrissent la faune et la flore. En fait, de la côte au barrage, il n'y a plus de fleuve : il ne reste que l'ancien lit dans lequel balancent les marées. Dans l’indifférence générale, l'alose (chabel) disparaît. C’est un poisson voisin de la sardine, à la chair très appréciée. Il se développe en mer et remonte pondre ses œufs en eau douce, au printemps.

Conscient des erreurs commises, l’État réagit en 2005, par la création d’une agence chargée de réconcilier les deux cités avec le fleuve qui leur a donné naissance. Elle est investie, entre autres, des prérogatives d’autorité portuaire. Mais sur le terrain, les responsables, dépassés par l’ampleur du mal, se perdent dans le labyrinthe récurrent des convoitises foncières. Il faudrait surtout se recentrer sur l’élément écologique, instrumenter les berges et accorder la priorité au rétablissement des eaux malades et fatiguées. L’édition régulière d’un bulletin biologique permettra de mesurer l’efficacité des traitements. L’estuaire n’entrera dans la phase de convalescence qu’à partir du jour où l’alose réapparaîtra, pas avant. Il va sans dire que cela nécessitera la mise en place d’élévateurs au niveau du barrage. Il ne faut pas se faire d’illusion : le retour de l’alose constitue le seul signe tangible d’un possible avenir solidaire entre le Bou Regreg et le couple Rabat-Salé.

En ce qui concerne l’échec du port de plaisance de Sables d’Or, on peut rattraper l’erreur en le transformant en un espace d’étude, de culture et de loisir. Un conservatoire, dédié à la mer, abritera des aquariums, des ateliers et un laboratoire d’analyses. Une ferme aquacole d’expérimentations et de recherches complètera les installations ; elle se consacrera par exemple à la réintroduction de l’alose, poisson emblématique des oueds marocains.

24. Oued Sebou (Kénitra)

Idéalement placé sur la rive gauche de oued Sebou, le port de Kénitra est le point vers lequel devraient aboutir tous les produits miniers et agricoles convergeant à Meknès et venant soit du Maroc central, soit de la haute Moulouya et du Tafilalet, soit encore de la région de Taza. Cependant, il n’en est rien, car toutes ces marchandises ne s’y arrêtent pas. Une bonne partie d'entre elles, malgré la distance, continuent jusqu'à Casablanca où les possibilités de chargement sont plus nombreuses et plus régulières, notamment pour l’utilisation du fret de retour.

Par ailleurs, le port de Kénitra (Port-Lyautey) n’aurait pu, de toute façon, échapper à la loi commune des ports en rivière qui veut que les installations intérieures soient doublées par un établissement en eaux profondes rapproché de l’embouchure. Normalement, son développement aurait dû trouver sa conclusion dans la délocalisation vers l’avant-port de Mehdia. Mais cette possibilité sera sacrifiée à l’autel des barrages. Quatre retenues d’eau, disposées sans égards pour l’écosystème sur les principaux affluents, vont étouffer l’estuaire. L’ensablement qui s’ensuit détériore les performances nautiques du fleuve et diminue la taille admissible des navires. En conséquence, les opérateurs quittent progressivement la place.

Il convient donc de rester lucide et de voir dans cette régression, non pas un acharnement du sort, mais plutôt un choix humain, celui de la sécurité de l’approvisionnement en eau douce. Consciemment ou non, le déclin du port de Kénitra était programmé. Il faut cesser de cristalliser les énergies autour d’un hypothétique retour à l’âge d’or des années trente. Par contre, les gisements de gaz, découverts en 2008 au large de Larache, relancent l’idée d’un port gazier au nord de Kénitra, au lieu dit «Bled Al Bahria».

En fait, l’étendue du désastre dépasse le monde portuaire. Amputée de son port et n’ayant plus de repères, la ville se développe, sous la pression démographique, dans le plus grand désordre. Pour traiter le traumatisme, il faut revenir aux sources et se rappeler que depuis la création de Kénitra en 1913, les destins du port et de la ville sont scellés à celui du Sebou. C’est donc, dans le cadre global de l’estuaire qu’il faut repenser leur avenir commun. En particulier, la connexion au fleuve rattachera les valeurs urbaines à des lignes architecturales qui emprunteront leurs références à l’eau, essence de la vie sur terre.

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25. Oued Loukkos (Larache)

La place de Larache doit son existence à oued Loukkos. Depuis plusieurs millénaires, cet oued entretient avec l’Océan une relation essentiellement fragile et délicate. Les éléments marins et fluviaux conjuguent avec intelligence leurs antagonismes et donnent à l’embouchure une atmosphère qui charmera d’abord les Phéniciens, puis plus tard les Romains.

Ensuite, tout au long du XXème siècle, on croit pouvoir adapter la nature aux choses portuaires, et on fait subir à l’embouchure une série d’opérations chirurgicales aux effets catastrophiques. Aucun objectif ne sera jamais atteint. À chaque fois, la nouvelle prothèse implantée ne fera qu’augmenter le mal, jusqu’à défigurer complètement un écosystème équilibré. Comme si cela ne suffit pas, les trois barrages édifiés sur les principaux affluents de l’oued vont définitivement condamner le port.

Aujourd’hui, il n’y a qu’un moyen pour sortir de ces cycles d’échecs à répétition : mettre fin au refus obstiné de reconnaître les erreurs. La cause des problèmes étant parfaitement identifiée, il faudra dorénavant se résoudre à accepter sans tabous le principe de démolition totale ou partielle des ouvrages portuaires construits à tort.

Au lieu de s’apitoyer sur le sort de oued Loukkos et du port, il est bien plus utile de réfléchir aux moyens de restituer au site sa valeur mythique, tout en respectant son immense passé maritime. Il va sans dire qu’un tel programme s’inscrit forcément dans le cadre élargi de la vallée du Loukkos dont l’agencement devra être confié à un organisme spécialement créé à cet effet.

figure 24 : Port de Larache en 2006 sur la rive gauche du fleuve Loukkos. Comme le montre cette photo, l’embouchure de l’oued est complètement défigurée par un siècle d’erreurs. En 2006, se rendant à l’évidence, on retient le principe de faire du port de Larache un port sablier. Autrement dit, il a fallu exactement cent ans pour comprendre que l’on a fabriqué une machine à accumuler les sables et non pas un port.

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D A R S E

(ensablée)

OUED

LOUKKOS

prolongement de 110 mètres effectué en 1998

digue des Allemands de 600 m édifiée entre 1908 et 1913

digues de calibrage construites en 1934

digue submersible construite en 1986

digue de protection contre les courants de flot ( 1920)

digue Sud courbée longue de 252 m, réalisée en 2002

entrée du port

endiguement du lit (1950)

Port de Larache

figure 25 : Port de Larache (2008) ; cycle d’un siècle d’erreurs. La toute dernière erreur est commise en construisant la digue Sud ; au lieu de faciliter l’auto-curage du chenal, elle ne fait qu’aggraver l’envasement de l’embouchure et de la darse. De plus, la digue Nord devait être prolongée sur 250 mètres, mais seulement la moitié est réalisée car une tempête, survenue en janvier 2000, emporte les cent premiers mètres.

figure 26 : Le port d’Asilah ravagé par les sables en 1988, comme en 1943. Une dépense de vingt millions de dollars en pure perte.

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26. Asilah

Le port d’Asilah possède un avenir qui est dans son passé. Il s’agit de rattacher la ville au paysage côtier qui lui a donné naissance. Il faut rendre à l’emprise portuaire, aujourd’hui défigurée, sa beauté originelle. La gravure des Civitates est là pour nous guider et nous aider à rétablir l’ordre naturel. Pour ce faire, on doit absolument rompre le cercle vicieux des erreurs de conception portuaire. On commencera donc par démonter les deux digues, au moins côté terre. On ôtera donc un à un les tétrapodes de la carapace du coude de la Jetée Poniente. On enlèvera ensuite le tout-venant ainsi que le revêtement en enrochements. La dalle sera découpée et remplacée par une passerelle d’accès à la partie parallèle au rivage, tronçon qu’on prendra bien soin de transformer en brise-lames paysager. Le million de mètres cubes de sables qui encombrent le rivage sera dragué, c’est l’affaire de quelques jours. Dans l’ensemble, il faudra, avec persévérance et passion, s’appliquer à recréer une atmosphère digne de l’empreinte laissée par les Carthaginois ou bien encore par Christophe Colomb. Ce retour aux sources fera du front de mer un lieu privilégié d’échanges intelligents entre la ville, le port et la mer.

figure 27 : Port d’Asilah ; cycle des erreurs de 1923 à 2008. La construction du port commence en 1923 ; les sables envahissent l’enceinte portuaire. En 1945, on démolit les ouvrages construits à tort. Mais ne retenant pas la leçon de l’Histoire, le port est reconstruit, à partir de 1986, sur les vestiges des anciens aménagements. En 1988, à l’achèvement des travaux, les sables remplissent à nouveau les bassins et le port ne fonctionnera jamais.

figure 28 : Le port de pêche de Chmaala délimité par une digue de 325 m de long et une traverse de 92 m ; il est situé à l’Est de oued Laou ; achevé en 2007, ce port fonctionne mal. Comme le montre cette photo, on a commis deux erreurs de conception en aménageant un bassin dont l’entrée est bloquée par les rochers et par les sables. Il fallait ouvrir l’entrée sur la face opposée. De plus, l’enceinte n’est pas protégée contre l’agitation des vagues.

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27. Oued Moulouya (Saïdia)

L’estuaire de oued Moulouya, très proche du port de Saïdia, se compose d’une zone humide de grande qualité biologique. Il abrite des espèces piscicoles rares en voie d’extinction comme l’alose ou l’anguille, et plusieurs milliers d’oiseaux migrateurs y font escale, tels le goéland d’Audouin, la sarcelle marbrée ou bien encore l’armoise blanche.

Mais l’afflux sauvage du béton engendre un mouvement urbain incontrôlé sur le cordon dunaire, perturbe la flore naturelle. À cela s’ajoute l’établissement du grand espace touristique avec son cortège de nuisances. Ces mutations fragilisent l’équilibre marin et menacent directement l’écosystème.

Aussi, plusieurs associations alertent la communauté scientifique. L’État répond superbement à leurs appels : il crée, en janvier 2005, le parc national de la Moulouya. La réserve couvre une superficie de 5 000 hectares, englobe les berges et une emprise maritime de 600 mètres. Le commissariat aux eaux et forêts est donc autorité portuaire sur ce front de mer. En ce qui concerne le port de Saïdia proprement dit, malgré la tentative de correction du chenal d’accès, son fonctionnement pose toujours problème. Mais, quoiqu’il en soit, la région doit tirer avantage de la saturation du port de Mellilia et accéder au rang de port d’équilibre, c'est-à-dire au rang de port capable de recevoir les bateaux de plaisance de haute mer.

figure 29 : À l’achèvement des travaux du port de Saïdia en 1999, les sables se déversent directement dans le bassin portuaire, ce qui rend le port inutilisable. En juillet 2008, on se décide à édifier une seconde jetée principale qui enveloppe le premier port ; il y a encore des difficultés (Photo prise en Mai 2010).

28. Un destin planétaire (Nador)

Depuis vingt ans, le conteneur accélère l’espace maritime. La course au gigantisme demeure la seule constante dans une industrie navale qui tourne à plein régime. L’ancien ordre géoportuaire disparaît de la scène et un nouvel ordre apparaît. Cet ordre change sans cesse. Cependant, tout indique qu’il tend vers une forme d’équilibre stable. En effet, éclairés d’hypothèses raisonnables, nous pouvons déjà entrevoir ses grandes lignes à l’horizon d’aujourd’hui. La prédiction de cette forme est importante. Elle constitue une préoccupation majeure pour l’économie de chaque nation.

Dans le cas du Maroc, elle se révèle un outil précieux pour anticiper le repositionnement de son système portuaire et surtout pour lui permettre d’entrer dans le club très fermé des ports à vocation globale.

Avant de continuer, disons un mot pour dissiper les doutes et les hésitations que pourraient faire naître la récession planétaire survenue à la fin de l’été 2008.

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Au cœur de ce phénomène, on trouve l’incapacité du libéralisme à fournir des salaires décents aux classes moyennes. Il les pousse à s’endetter pour financer l’achat de leur logement. De ce fait, les ménages les plus démunis, à qui on a proposé des prêts immobiliers dits subprimes (sous la première catégorie), ont cru faire fortune en acceptant l’argent que la hausse de la valeur de leurs maisons leur permettait d’emprunter. Dans la réalité, les choses se déroulent autrement.

En 2006, ils se révèlent incapables de payer les échéances. La titrisation et la spéculation, à travers des mécanismes simples et artificiellement complexes, engendrent le report de ces crédits vers une multitude d’établissements bancaires et autres compagnies d’assurances. Ces mêmes institutions, et à leur suite les épargnants, finissent par en découvrir l’insolvabilité : la bulle boursière explose. Il s’ensuit une panique et une crise bancaire à extension planétaire, qui se transforme en crise économique, sans atteindre la phase de crise monétaire.

Cela étant, il faut se souvenir que cette crise, certes profonde, brutale et puissante, n’est pas la première dans l’Histoire. Il faut également garder en mémoire que par rapport aux traumatismes financiers, le capitalisme a toujours fait preuve de résilience, ainsi en 1890 (Empire britannique), 1929 (États-Unis), 1973 (choc pétrolier), 1987 (premier krach de l’ère informatique), 1997 (dépression asiatique).

De plus, il ne faut pas oublier que la population mondiale continuera d’augmenter, c'est-à-dire que les échanges, et en particulier le transport maritime, reprendront leur croissance accélérée. Enfin, il faut comprendre que la planète dispose des moyens humains, matériels et techniques pour faire en sorte que la crise actuelle ne soit qu’un accident de parcours.

Eu égard à ces considérations, l’hypothèse de départ consiste à retenir une progression annuelle de 10% pour les échanges mondiaux par conteneurs. Un calcul élémentaire montre alors qu’à l’horizon 2020, il faudra doubler la capacité cumulée de la flotte mondiale, estimée actuellement à 12 millions d’evp.

Pour satisfaire cette demande tout en diminuant les charges d’exploitation par le biais des économies d’échelle, les opérateurs comptent spécialiser l’espace maritime. Ceci est notre deuxième hypothèse.

Tout d’abord, des porte-conteneurs énormes, de 15 000 voire 18 000 evp, seront déployés sur la route pendulaire équatoriale autour du monde. Elle est la plus longue et possède la plus grande densité de trafic. Pour accélérer la cadence, seulement sept ports, dits pivots globaux, seront touchés au cours de chaque voyage. La période de rotation sera ainsi ramenée à 40 jours dans un service «sans début ni fin» qui fonctionnera comme un immense tapis roulant.

Le remplissage de ces navires géants sera effectué par des navettes, elles-mêmes chargées dans des ports intermédiaires, dits pivots régionaux. À la périphérie, on trouvera les ports dits secondaires, reliés au réseau central par des bateaux de faible tonnage. Dans tous les cas, les ports qui se trouvent à plus de deux jours de déviation de la ligne équatoriale, seront desservis par des navires, petits à moyens, de capacité allant de 100 à 3 000 evp. Il y aura donc transbordement en cascade, c'est-à-dire émergence d’une nouvelle hiérarchie portuaire articulée autour de pivots globaux, régionaux et secondaires.

Il deviendra donc nécessaire de créer des places portuaires rigoureusement adaptées au phénomène de la massification.

Or, la façade méditerranéenne marocaine est idéalement située par rapport à ce besoin. Comme dans le meilleur des cas, Tanger Med 1 et Tanger Med 2 ne seront que des pivots régionaux, il faudra construire un nouveau port, par exemple dans la région de Nador, à l’ombre du cap des trois fourches. Ancré sur le marché chinois, ce pivot global, dit «Nador Med» sera spécialement dédié au tapis roulant planétaire.

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Route du Nord-Ouest 15 700 km

Route du Nord-Est

13 500 km

Asie

Europe

Canal de Panama

Canal de Suez

Pôle Nord

Détroit de Gibraltar (Maroc)

Détroit de Béring

figure 30 : À partir de 2020, le nouvel empire nomade, l'Empire maritime, mettra en compétition non seulement deux, mais trois couloirs sédentaires, chacun d’eux aspirant à attirer le maximum de navires pour son compte propre : le détroit de Gibraltar, le canal de Panama et le détroit de Béring. En effet, au début du mois de septembre 2008, les deux routes de l’Arctique sont pour la première fois dégagées simultanément, au sens de l’Organisation mondiale de la météorologie, c'est-à-dire que leurs eaux sont libres de glaces à plus de 90%. (National Ice Center U.S.A.). À l’horizon 2020, La migration des navires vers ces nouveaux passages bouleversera en profondeur l’ordre maritime et portuaire mondial. Le système portuaire du Maroc doit anticiper l’impact de cette menace, en défendant et en préservant le potentiel maritime du pays. Le programme français d’Union Pour la Méditerranée (UPM) nous semble idéal par rapport à cet objectif.

29. Béring versus Gibraltar

Les armateurs possèdent aujourd’hui le statut d’acteurs universels, en ce sens qu’ils intègrent la manutention et l’acheminement, c'est-à-dire l’ensemble des prestations terrestres. Ils aménagent des quais, organisent des alliances et affectent les navires les plus importants sur les segments les plus porteurs de croissance. Ils se projettent loin dans le futur et investissent sur la base de concessions de longue durée, entre 20 à 30 ans. Ils ne s’installent dans un endroit qu’en étant certain de contrôler l’outillage, la main-d’œuvre et les circuits commerciaux. Alors, ils peuvent globaliser l’offre, reconfigurer les maillages et concentrer les services sur un petit nombre de grands ports, situés au cœur des places fortes de l’échange : Extrême Orient, Amérique du Nord et Europe.

L’efficacité de ce nouvel ordre se mesure en termes de dépense énergétique ; c'est-à-dire en termes de réduction des distances à parcourir. Les deux principales routes océaniques relient l’Europe et l’Asie : l’une passe par le détroit de Gibraltar et le canal de Suez (21 200 km), l’autre par celui de Panama (23 300 km). Le canal de Suez, creusé en 1869, épargne aux navires de longer l’Afrique par le cap de Bonne Espérance ; profond de 20 m et large de 190 m, il est capable d’assurer la circulation des porte-conteneurs de la génération des 15 000 evp. Le canal de Panama, ouvert en 1914, relie directement le Pacifique à l’Atlantique et évite le contournement du cap Horn. Les travaux d’élargissement et d’approfondissement en cours permettront, dès 2015, le transit des porte-conteneurs de la classe des 13 000 evp.

Mais les armateurs, toujours à la recherche d’une productivité meilleure, envisagent de migrer, à l’horizon 2020, vers le pôle Nord pour emprunter deux nouvelles lignes maritimes encore plus courtes (15 000 km) en passant par le détroit de Béring. Cette migration est rendue possible par le réchauffement de l’océan arctique.

Ainsi, le nouvel empire nomade, l'Empire maritime, mettra en compétition non seulement deux, mais trois couloirs sédentaires, chacun d’eux aspirant à attirer le maximum de navires pour son compte propre : le détroit de Gibraltar, le canal de Panama et le détroit de Béring.

À l’évidence, cette redistribution des rôles va générer le détournement de certains trafics transitant par

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la Méditerranée, y compris le transbordement. Il en résultera une baisse de fréquentation du détroit de Gibraltar, passage qui place le Maroc au cœur des enjeux actuels. La menace est réelle, précise et pressante. Dans une bataille à venir, le système portuaire marocain doit anticiper l’impact de cette menace, en défendant et en préservant le potentiel maritime du pays. Le programme français d’Union Pour la Méditerranée (UPM) nous semble idéal par rapport à cet objectif.

30. Gestion déléguée

L’Histoire nous enseigne que le Maroc a appliqué avec succès, de 1760 à 1960, une multitude de modèles de concessions portuaires, tous en avance sur leur époque.

Tout d’abord, au milieu du XVIIIème siècle, plusieurs négociants de Copenhague fondent, avec l’appui du Roi du Danemark, Frédéric V, une compagnie privée pour faire du commerce avec le Maroc. La société ainsi créée envoie aussitôt à Marrakech une mission à laquelle le futur Sultan Sidi Mohamed, alors Khalifa, accorde la concession des douanes de Safi et d’Agadir ainsi que le monopole du trafic de ces deux ports, moyennant une redevance fixe. Puis en 1766, Sidi Mohammed répond favorablement à la demande du roi d’Espagne, Charles III , et attribue à la Compagnie «Los Cinco Gremios Mayores» de Madrid la concession du trafic des céréales aux ports de Casablanca (Anfa) et de Mohammedia (Fédala). En 1786, il confie à une société hollandaise la concession du port de Larache.

De même, à la fin du XIXème siècle, sur ordre du Sultan Moulay Hassan 1er, le grand vizir Ba Hmad accorde, avec option de rachat, la concession du port de Tarfaya (cap Juby) à une compagnie anglaise.

En ce qui concerne la première moitié du XXème siècle, les concessions portuaires résultent de l’acte d’Algésiras de 1906. Ce traité établit l’ouverture des côtes au commerce extérieur. En conséquence, les ports font l’objet de concessions. Ce système, remarquablement performant, structure en profondeur le paysage portuaire marocain.

Ainsi, en 1913, la construction et l’exploitation d’un port public à Mohammedia sont concédées à la «Compagnie Franco-Marocaine de Fédhala». Par la suite, en décembre 1915, «La Manutention Marocaine», prend en charge le remorquage et l’aconage au port de Casablanca. À partir de 1916, la Société des Ports Marocains construit et exploite le complexe portuaire de Mehdya-Kénitra et Rabat-Salé. En 1921, le port de Tanger est remis à la «Société du Port de Tanger». L’Office Chérifien des Phosphates finance le quai des phosphates du port de Casablanca et en assure l’exploitation à partir de 1925. En 1932, ce même office prend en charge la construction et la gestion du port de Safi. En 1940, les ports de Larache et Tétouan sont confiés à des particuliers.

Cependant, à partir de 1962, les responsables des ports ne savent pas tirer profit de cet héritage et commettent l’erreur de supprimer le régime des concessions. Cette mesure entraîne les ports dans une crise structurelle, toujours d’actualité.

Mais il y a plus grave : en faisant table rase du passé et en détruisant des archives d’une valeur inestimable, ils plongent les centres de décision dans l’ignorance des formidables richesses techniques et administratives accumulées par le pays.

Par exemple, le projet «Tanger Atlantique» (1993-2001) a échoué, non pas par manque de volonté, mais plutôt en raison de l’ignorance du formidable patrimoine accumulé par notre pays dans le domaine de la gestion déléguée des projets portuaires. Après cet échec, on finit enfin par assimiler les vertus de la fragmentation des risques, procédé de gestion érigé en principe par le Sultan visionnaire Sidi Mohamed Ben Abdallah (1750-1798). Dans ses grandes lignes, cette méthode tire son efficacité de la notion de partage des risques entre l’État et le secteur privé.

D’une part, l’Autorité portuaire supporte le risque de dépassement du coût, parfois particulièrement lourd, des infrastructures de base. Pour cela, elle assure la construction des ouvrages de protection et la maintenance des chenaux d’accès. D’autre part, l’exploitant concessionnaire prend en charge le

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risque commercial essentiellement généré par les fluctuations du trafic et par la dépréciation des tarifs.

Se rendant à l’évidence et devant l’urgence de disposer d’un terminal de transbordement, on opte en 2002 pour la séparation des risques dans le cadre d’un nouveau port dit Tanger Méditerranée. Par cet acte, les responsables ne recollent qu’une partie de la mémoire brisée de notre système portuaire, celle du mode de gestion. L’autre partie, relative à l’art et aux fondements élémentaires des travaux à la mer, demeure éclatée.

figure 31 : La brochette des erreurs de Oued r’mel (2011), au premier plan Tanger Med 2 en chantier, puis Tanger Med 1 Bis à passagers et Tanger Med 1 dédié au transbordement ; l’agence responsable TMSA est créée au début de l’automne 2002. Auparavant, en 2001, on a fixé le site pour y établir le transbordement et pris la décision d’héberger cette activité avec le trafic des passagers. Après l’année 2004, ayant constaté la petitesse et le caractère non évolutif du projet initial, on maintient le transbordement à Tanger Med 1 ; puis on entreprend un troisième port (Tanger Med 1 Bis) dédié au trafic des passagers.

31. Robustesse

L’affaire «Tanger Atlantique» a réaffirmé la force de proposition de nos gens de mer : dès l’annonce de l’échec, ils n’ont pas hésité un seul instant pour indiquer le chemin de la réussite. Ainsi, dans un superbe élan de patriotisme saisissant, des marins valeureux alertent les plus hautes instances (lettre datée du 05 novembre 2001) de la nécessité de relancer le même projet au niveau de la côte méditerranéenne entre Sebta et Nador. Leur appel reçoit, deux ans plus tard, un écho tardif mais favorable (septembre 2003). Cependant, il n’est qu’à moitié entendu, car on choisit malheureusement le site le moins approprié pour implanter les deux ports de transbordement Tanger Med 1 et Tanger Med 2, car à cause des conditions naturelles, ils ne sont pas évolutifs. Par contre, il est clair que cet endroit (Oued R’mel) est idéal pour l’établissement du port à passagers et roulier (Ro-Ro) Tanger Med 1 bis (malgré son caractère non évolutif, puisqu’il est coincé entre les deux Tanger Med 1 et 2). En effet, il ne faut pas confondre autoroute maritime (liaison par ferries reliant le Maroc à l’Espagne, la France ou l’Italie) et route maritime (ligne de navigation de haute mer reliant l’Asie à l’Europe du Nord via le détroit de Gibraltar et le canal de Suez). Ce qui n’est évidemment pas la même chose.

Enfin, au commencement de ce XXIème siècle, après cinquante années d’égarements, le recours généralisé au principe ancien des concessions atteste du haut degré de maîtrise atteint, entre 1760 et 1960, par notre pays dans le domaine de la gestion fonctionnelle des ports. Ce changement d’attitude, certes dicté par la dure réalité économique, constitue inconsciemment un retour aux racines. Mais il y a plus important : il confirme un élément clé de la résilience de notre système portuaire, à savoir la robustesse par rapport aux chocs répétés de l’ignorance.

L’ensemble de ces considérations montre à quel point le champ portuaire marocain gagnerait à écouter, à enregistrer et à interroger son passé, en instituant une veille portuaire et maritime.

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Ports du Maroc : La leçon de stratégie

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32. Instinct de l’excellence

Actuellement, par delà la tentation et la convoitise que suscite le budget des ports, le système portuaire marocain accumule plusieurs paradoxes qui relèvent de l’ordre humain.

Le système se compose essentiellement de deux populations qui agissent selon des directions opposées : l'une, économiquement motrice, animée par les chargeurs, les armateurs et les dockers ; l'autre, bureaucratique et passive, fait référence aux divers services administratifs de l’État.

D’après ses principes fondateurs, le rôle de l’Administration consiste à encadrer les opérateurs, à organiser le contrôle et à percevoir les taxes destinées à son propre fonctionnement.

Mais sur le terrain, les choses prennent une tournure contraire. Les bureaucrates portuaires parasitent les rouages et freinent toujours quelque action, bonne ou mauvaise. De manière tendancieuse, ils font adopter des procédures plus sévères que nécessaire et pratiquent certaines tolérances de façon à pouvoir constamment tirer avantage de la menace d’un retour à la normale.

Ils ralentissent aussi la marche des affaires maritimes par le recours systématique au concept des commissions de façade, caractérisées par la logique du «non travail», c'est-à-dire par la protection du «fond de commerce des bureaucrates».

Certes, si de manière universelle, la bureaucratie est un parasite inévitable, ce n’est pas une raison pour accepter la pollution qu’elle engendre en termes de médiocrité, et dont la gravité est attestée par les sommes colossales englouties par le cycle des erreurs portuaires commises sans arrêt depuis 1960.

Certains observeront, que c’est facile à dire et difficile à faire ; d’autant que dans la réalité ce fléau donne lieu à une série d’interrogations existentielles qui sèment le doute.

Ainsi, pourquoi se compliquer l’existence ? N’est-il pas plus simple de laisser la bureaucratie niveler par le bas pour avoir moins d’efforts à fournir ? Faut-il prendre la peine de combattre ce mal ? Ne vaut-il pas mieux préserver son confort, somnoler tranquillement et vivre en paix relative avec la masse envahissante de l’incompétence portuaire ?

Conscients qu’il n’y a d’avenir que par l’éducation et la formation, une multitude de volontés individuelles, certes isolées mais guidées par l’instinct de l’excellence, développent la culture du travail et engagent une lutte de longue haleine contre l’analphabétisme portuaire.

Le temps est venu de canaliser les énergies et les compétences, de relever le quotient intellectuel de nos ports, de requalifier les métiers de base et de redessiner le paysage portuaire du point de vue de la réglementation, des institutions, des opérateurs, des infrastructures et de l’outillage.

33. Ultime chance

L’huître réagit, à l’introduction d’un grain de sable ou d’une impureté, par un travail qui aboutit à la fabrication de ce merveilleux bijou qu’est la perle. Un groupe humain peut vivre, réussir et s’épanouir malgré l’adversité.

Après une catastrophe, tout organisme vivant peut retrouver un état d’équilibre qui lui permet d’exister. Une communauté qui enregistre et analyse ses propres défaillances grandit et devient plus résiliente.

Ainsi, les responsables (anciens, actuels et futurs) devront avoir le courage de faire le bilan de ce qu'ils laisseront aux générations suivantes et de leur redonner des marges de manœuvre. Ils devront ensuite exposer la lecture qu'ils font de l'avenir et expliquer que, si notre système portuaire est plein de richesses et de promesses, il est aussi menacé d’exclusion par les mouvements du monde. Ils devront oser avouer qu'ils ont perdu beaucoup de temps, et on prendra bien soin d’écarter ceux qui,

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depuis trop longtemps, masquent l'écart entre nos ambitions et les résultats.

Autrement dit, les responsables des ports doivent vaincre leurs peurs, surmonter leur ignorance et avouer leurs fautes ; car l’exploration du futur s'enrichit toujours de la reconnaissance des erreurs commises. Elle offre alors l’espoir d’infléchir le reflux, de compresser le temps et d'activer le nécessaire redressement, intégrateur de ressources, créateur de richesses et générateur d’emplois.

Mais ce retour à un âge d’or est conditionné par la création du Conseil national des ports, chargé d’organiser, de soutenir et d’épanouir cette espérance rendue légitime par sept siècles d’épreuves et d’accomplissements. Ce Conseil assurera une veille maritime, guidera les centres de décision, explorera les lignes d’horizon et dégagera une vision prospective pour éviter que l’avenir ne devienne une contrainte à subir. Ce Conseil sera également chargé de veiller au respect de l’éthique, de prévenir les dérapages causés par l’ignorance et d’ancrer l’appareil de l’État aux professions portuaires et aux métiers de la mer.

Cherfaoui Najib

Fait à Casablanca, le 31 mars 2012