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Pourquoi avons-nous tant aimé Rohmer? Amiel, Vincent Positif- Revue mensuelle de cinéma; Jan 2011; International Index to Performing Arts Full Text pg. 90 ROHMER, L'ART DU NATUREL Pourquoi avons-nous tant aimé Rohmer ? Vincent Ârniel La question est naïve, sans doute. Mais elle est à l'image d'un créateur qui abordait le cinéma, et les autres arts, avec un mélange de candeur dans l'affirmation des goûts et de préciosité dans les références qui ne manquait pas de surprendre, et permettait des positions les plus originales. Tous ceux qui l'ont rencontré (et il n'était pas avare en entretiens, en confidences - même mesurées - ou en souvenirs) ont entendu ce mélange de réserve élégante et de jugements péremptoires, adressés à la littérature, aux films, à la musique, aux œuvres qu'il aimait ou détestait. Le jugement de goût, chez lui, se passait la plupart du temps de justifications ; ou, quand celles-ci étaient données, c'était avec assez de rouerie pour renvoyer à plus d'arbitraire encore. Notre relation à l'œuvre de Rohmer a été traversée de ces mélanges d'affects et de raison, de manière plus inexplicable que pour n'importe quel autre cinéaste. Une adhésion immédiate ou un refus épidermique, aussi peu négociables, aussi peu surmontables l'un que l'autre. Et peut-être faudrait-il ajouter, à cette sensibilité indivi- duelle, un effet générationnel en relation avec l'âge des personnages, les codes et les mentalités d'une époque, l'atmosphère d'une ville, d'un quartier, et d'une décennie donnée. Les décorations intérieures, les musiques, les tics de langage y désignent un moment précis, un Zeitgeist, auquel les protagonistes appartiennent tout en paraissant eux-mêmes décalés vis-à-vis de celui-ci, souvent nostalgiques, disent-ils, d'un temps plus ancien,d'une culture plus raffinée, d'une mor;ile ou de manières désuètes. De La Collectionneuse aux Contes des quatre saisons, combien de personnages cultivant les artifices d'une éthique surannée et pourtant inscrits dans leur temps, les lieux et les métiers de leur époque. Si bien qu'il suffit d'un faible décalage, une adéquation perdue avec ces protagonistes et leur milieu, pour que le spectateur, ne se reconnaissant plus, se trouve décontenancé par le spectacle lui-même, se sente exclu, et décrète par exemple que, décidément, ces acteurs rohmériens ne valent jamais grand-chose. C'est le prix à payer du naturalisme singulier recherché par le cinéaste, facteur logique d'immédiateté, mais qui entraîne aussi vite l'adhésion que le rejet. Les films à sujets historiques, Perceval, La Marquise d'O..., L'Anglaise et le Duc, Triple Agent et Les Amours dAstrée et de Céladon, mettent en relief, à cet égard, le fonctionnement des films plus contemporains, et donnent à comprendre la subtile distorsion qui touche le cadre de l'intrigue et le style de jeu des acteurs. Ce ne sont pas les films les plus emblématiques du cinéma rohmérien, même s'ils occupèrent en majorité ses dernières années, mais ils éclairent les grandes séries des Contes ou des Comédies. Montrant l'artifice, ils exhibent son refus ponctuel (par la langue, le jeu de l'un ou de l'autre, une certaine « modernité » de comportement), plus sûrement que ne le ferait à l'inverse 90 Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.

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Vincent Arniel Pourquoi avons-nous tant aimé Rohmer

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P o u r q u o i avons-nous tant a imé R o h m e r ? Amiel, Vincent Positif- Revue mensuelle de cinéma; Jan 2011; International Index to Performing Arts Full Text pg. 90

R O H M E R , L 'ART DU N A T U R E L

Pourquoi avons-nous tant aimé Rohmer ? Vincent Ârnie l

La question est naïve, sans doute. Mais elle est à l ' image d'un

créateur qui abordait le cinéma, et les autres arts, avec un mélange

de candeur dans l'affirmation des goûts et de préciosité dans

les références qui ne manquait pas de surprendre, et permettait

des positions les plus originales. Tous ceux qui l'ont rencontré

(et il n'était pas avare en entretiens, en confidences - même

mesurées - ou en souvenirs) ont entendu ce mélange de réserve

élégante et de jugements péremptoires, adressés à la littérature,

aux films, à la musique, aux œuvres qu'il aimait ou détestait. Le

jugement de goût, chez lui, se passait la plupart du temps de

justifications ; ou, quand celles-ci étaient données, c'était avec

assez de rouerie pour renvoyer à plus d'arbitraire encore.

Notre relation à l'œuvre de Rohmer a été traversée de ces mélanges

d'affects et de raison, de manière plus inexplicable que pour

n'importe quel autre cinéaste. Une adhésion immédiate ou un refus

épidermique, aussi peu négociables, aussi peu surmontables l'un que

l'autre. Et peut-être faudrait-il ajouter, à cette sensibilité indivi-

duelle, un effet générationnel en relation avec l'âge des personnages,

les codes et les mentalités d'une époque, l'atmosphère d'une ville,

d'un quartier, et d'une décennie donnée. Les décorations intérieures,

les musiques, les tics de langage y désignent un moment précis, un

Zeitgeist, auquel les protagonistes appartiennent tout en paraissant

eux-mêmes décalés vis-à-vis de celui-ci, souvent nostalgiques,

disent-ils, d'un temps plus ancien,d'une culture plus raffinée, d'une

mor;ile ou de manières désuètes. De La Collectionneuse aux Contes

des quatre saisons, combien de personnages cultivant les artifices

d'une éthique surannée et pourtant inscrits dans leur temps, les

lieux et les métiers de leur époque. Si bien qu'il suffit d'un faible

décalage, une adéquation perdue avec ces protagonistes et leur

milieu, pour que le spectateur, ne se reconnaissant plus, se trouve

décontenancé par le spectacle lui-même, se sente exclu, et décrète

par exemple que, décidément, ces acteurs rohmériens ne valent

jamais grand-chose. C'est le prix à payer du naturalisme singulier

recherché par le cinéaste, facteur logique d'immédiateté, mais qui

entraîne aussi vite l'adhésion que le rejet.

Les films à sujets historiques, Perceval, La Marquise d'O...,

L'Anglaise et le Duc, Triple Agent et Les Amours dAstrée et de

Céladon, mettent en relief, à cet égard, le fonctionnement des

films plus contemporains, et donnent à comprendre la subtile

distorsion qui touche le cadre de l'intrigue et le style de jeu des

acteurs. Ce ne sont pas les films les plus emblématiques du cinéma

rohmérien, même s'ils occupèrent en majorité ses dernières

années, mais ils éclairent les grandes séries des Contes ou des

Comédies. Montrant l'artifice, ils exhibent son refus ponctuel (par

la langue, le jeu de l'un ou de l'autre, une certaine « modernité »

de comportement), plus sûrement que ne le ferait à l'inverse

90

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ROHMER, L'ART DU NATUREL

Fabrice Luchini dans Perceval le Gal lo is

une spontanéité ostentatoire. Parce qu'ils sont traversés d'éclats

anachroniques, ces films « historiques » laissent voir l'essentiel

de ce cinéma : une proximité paradoxale, non réaliste.

« Chercher le naturel malgré la stylisation », déclare Rohmer à

propos de Perceval le Gallois. Ce pourrait être la définition de

toute son œuvre, et l'explication du charme incertain qui est

le sien. Cet écart entre stylisation et naturel, c'est la négation

du réalisme traditionnel, du lissage des effets, du trompe-l'oeil

qu'organise le cinéma classique. Rien ne recouvre ici la structure

du récit, l'ossature du décor, l'arbitraire des comportements : aucun

de ces petits épisodes scénaristiques qui favorisent la projection

du spectateur, pas de geste travaillé pour qu'il se reconnaisse,

d'anecdote destinée à renforcer la crédibilité. Tout ce legato

hollywoodien tant admiré par Rohmer chez Lang, Hawks ou

Hitchcock, ici abandonné au profit du « naturel ». Donc de la

composante la plus relative, la plus éphémère... mais peut-être la

plus durable des personnages. Car, s'il y a toujours un moment où

l'art se voit, où le leurre découvre ses procédés, le naturel, qui peut

dater et passer de mode, s'avère aussi, selon une autre perspective,

le plus inaltérable des matériaux. Le jeu d'Amanda Langlet, de

Mar ie Rivière, les dialogues écrits pour Béatrice Romand ou

Pascale Ogier sont comme les traces d'une « spontanéité » qui doit

tout à son époque et à son milieu, confrontée aux combinaisons

et aux calculs les plus sophistiqués. C'est par ce statut de traces

que le naturel persiste, quand bien même il n'est plus perçu dans

sa « fraîcheur » première. La volonté du cinéaste, exprimée à

plusieurs reprises, de faire parler « naturel lement » Fabrice

Luchini dans Perceval le Gallois alors que la version choisie du

texte de Chrétien de Troyes, en vers, est la plus ostensiblement

codifiée, cette volonté est symptomatique de tout son cinéma.

Et peut-être est-ce là, dans cette confrontation, que nous avons

trouvé tant d'agrément, parce que nous pouvions satisfaire et la

mimesis épidermique et le goût d'une construction plus élaborée.

De naturel, il n'est plus question quelques décennies après la

sortie du film, bien sûr : il en reste un témoignage, c'est-à-dire

l'inverse et l'essentiel à la fois. Mieux que les effets d'écriture d'un

Godard ou d'un Oliveira, la confrontation rohmérienne d'un

présent du personnage et de l'intemporalité de l'intrigue force

le cinéma dans son principe. Qu'il s'agisse du jeu de Jean-Louis

Marie Rivière et Vincent Gauthier dans Le Rayon vert

Trintignant ou de celui de Melvil Poupaud, incarnés à l'extrême,

déployés autour de la personne beaucoup plus que du personnage,

qu'il s'agisse des moments étonnants d'hésitation et de silences

de Mar ie Rivière dans Le Rayon vert ou dans Conte d'automne,

c'est, dans l'écrin d'une dramaturgie d'artifice, le geste du moment

qui reste. Et c'est lui qui nous a touché, d'autant plus qu'il se

propose dans une innocence ambiguë, inextricablement mêlé à

la sophistication de la trame narrative.

Ce contemporain de Foucault et de Barthes (qu'il lisait : voir les

entretiens du Celluloïd et le Marbre dont Olivier Curchod rend

compte dans ce dossier) aura-t-il été le plus structuraliste des

cinéastes ? Faisant vibrer la différence des incarnations autour de

la permanence des intrigues, mettant en valeur le naturel, et non

point la nature (à l'exact inverse du cinématographe revendiqué

par Robert Bresson), c'est-à-dire l'éclat de l'instant, l'émotion

de l ' immédiat. Peut-être est-ce cela, la conscience du présent

sans mélancolie, qui est la définition du cinéma de Rohmer :

épouser le moment en toute conscience sans éprouver sa perte

possible. Rien ici de cette douleur qui travaille les personnages

de Truffaut, répétant à l'envi cette formule : « Le bonheur, on ne

le sait qu'après. » Les grandes ellipses narratives de Ma nuit chez

Maud ou de Conte d'hiver n'ont jamais rien de mélancolique :

elles font vivre chaque présent plus que le passé.

Sans doute est-ce pour cela que datent les vêtements, et plus

encore les tournures de phrases et les élans des personnages

dans les Six Contes moraux, par exemple : parce qu'on ne les a pas

délestés de la chair de leur temps, de la vibration du milieu. Et

qu'aucune lumière de la mémoire, pourtant, ne les éclaire, aucun

lien de continuité ni d'attachement. Les films de Rohmer datent,

parce qu'ils sont de leur temps, c'est-à-dire aussi de notre temps.

Ils mettent en scène ce que nous avons été, et non pas ce que

nous pourrions être. Ils nous donnent à reconnaître ceux que nous

avons aimés, ou moqués, ou méprisés, dans l'éclat bref et intense

de leur singularité. Trop naturels pour que nous puissions nous

reconnaître en eux, trop vrais pour que nous n'y reconnaissions pas

des interlocuteurs. Assez proches et assez différents pour éviter

la projection inhérente au réalisme traditionnel, ils proposent

de vraies rencontres, avec une humanité qui n'est pas juste un

reflet, mais une galerie d'altérités. Ç5

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Rohmer et ses collaborateurs: Entretien avec Antoine Fontaine: L'économie fait esthétique Morrissey, Priska Positif- Revue mensuelle de cinéma; Jan 2011; International Index to Performing Arts Full Text pg. 107

ROHMER, L'ART DU NATUREL

d'horizon et qui donnaient l ' impression

d'une réalité fluide. Une fois que j'avais

cela au cadre, je pouvais modifier un peu,

faire entrer ou sortir un petit élément en

arrière-plan, mais je n'avais pas une énorme

lat i tude, d 'autant que Rohmer était un

auteur très précis dans ses indications et

son découpage.

Il vous est souvent arrivé d'avoir à filmer pour Rohmer des tableaux ou des sculptures. Comment ces images ont-elles été conçues ?

Fi lmer un tableau, réussir des mouve-

ment s dans un tab leau , c'est diff ic i le .

Ce l a prend du temps. I l faut être très

méticuleux. Cadrer dans un tableau néces-

site de connaître le tableau, mais aussi

la peinture et l 'œuvre du peintre. C'est

souvent plus long et plus minut ieux que

de fi lmer un être humain . C'est comme

de la call igraphie : tout est dans le souffle,

l 'émotion et la tenue pour que le mou-

vement soit beau. On se plaçait devant

le tableau, avec un zoom afin de trouver

la focale la plus juste, et on chercha i t

sur place. Eric me disait quels éléments

l ' intéressaient, je lui présentais le cadre

et, en général , je tournais quatre ou cinq

prises avec des mouvements différents

selon ses indications. Il choisissait ensuite

celui qui convenait le mieux au film. Un

mouvement qui a pu sembler bon à la

prise de vues peut apparaître finalement

trop rapide, tandis qu'un mouvement qui

semblait un peu moins bien passe mieux

au montage.

Entretien avec Antoine Fontaine

Antoine Fontaine, qui a reçu une formation d'artiste peintre, est scénographe depuis 1986. Après plusieurs expériences à Londres, Munich et Milan, il s'installe à Paris où il est amené à travailler au théâtre avec Coline Serreau ou Patrice Chéreau. il fait ses débuts comme peintre décorateur au cinéma en 7 993, en concevant et réalisant des fresques pour La Reine Margot de Chéreau. On

lui doit aussi certains décors peints ou de spectacle de Vatel, Marie-Antoinette, Faubourg 36 ef Coco avant Chanel. Éric Rohmer fait appel à lui en 2000 pour réaliser les décors peints intérieurs de L'Anglaise et le Duc, pendant des décors peints extérieurs signés par Jean-Baptiste Marot, puis, en 2005, pour concevoir et réaliser les décors de Triple Agent.

Priska Morr issey : Lorsque vous avez été engagé sur L'Anglaise et le Duc,

Jean-Baptiste Marot avait déjà bien avancé dans la peinture des décors exté-rieurs. Comment est venue l'idée d'avoir aussi recours à des décors peints pour les intérieurs ? A n t o i n e Fonta ine : Q u a n d j ' a i été

contacté une première fois par Marga re t

M e n e g o z , la productr ice des F i lms du

Losange, la décision de tourner les décors

en intér ieurs peints avait déjà été prise.

Au départ , les décors intér ieurs devai-

ent être fi lmés à C h a m p s - s u r - M a r n e ,

splendide château qui a servi de décor

à de nombreux films histor iques , mais

Marga re t M e n e g o z pensait qu' i l fal la it

créer une continuité entre les extérieurs

et les intér ieurs . Venant du théâtre et

n'ayant pas le même rapport au réalisme,

j 'adhérais inte l lectue l lement avec cette

idée, d'autant que tourner à Champs-sur-

Marne pouvait laisser penser qu'un choix

économique expl iquait la différence de

' P r o p o s ρ i i i r i I ' i ι à M o n t r c u i l - s o u H - B o i s en n o v e m b r e

2010.

t ra i tement entre intér ieurs et extérieurs.

Là , au contraire, i l s 'agissait d'un parti

pris styl ist ique. Plus tard, j 'a i rencontré

Rohmer qui s'est d'abord assure que je

n'étais pas décorateur mais bien peintre,

bref que je n'étais pas un « professionnel

de la profession ». Lors de notre première

entrevue, il m'a montré un bout de papier

L u c y R u s s e l l d a n s L'Anglaise et le Duc

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ROHMER, L'ART DU NATUREL

quadri l lé sur lequel il avait dessiné des

espaces au sol. Il avait déjà choisi son

studio, pet i t ma i s peu coûteux. I l m'a

énuméré les décors, i l voula i t que lque

chose de simple, puis a sorti des repro-

duc t ions de tab leaux de l ' aquare l l i s te

J e an -Bap t i s t e M a l l e t qui a représenté

un XVIII1 siècle très épuré. J ' a i ensuite

réalisé une maquette en bois, très grande,

i n d i q u a n t les vo lumes , les pr inc ipes

d'ouverture. Lors du deuxième rendez-

vous, je suis arrivé avec cette maquette

en morceaux . Pendant que j ' insta l la i s

mes tréteaux et la maquette , Rohmcr a

disparu dans une autre pièce d'où il est

revenu avec une caméra et m'a demandé

de parler. J 'a i donc parlé des onze décors

contenus dans la maquette tout en étant

filmé. Il m'a dit : « Merc i beaucoup, c'est

très bien » ; il m'a expliqué que le film

était pour des étudiants, et c'était fini. Au

tro is ième rendez-vous , j'ai commencé

à lui montrer les aquarel les que j 'avais

réalisées en observant Ma l l e t . J 'a i donc

commencé à penser les décors en couleur,

mais, au tout début, cela ne lui a pas plu ;

il m'a dit qu'il détestait les décorateurs et

qu'i l voulait quelque chose de beaucoup

plus s imple. En fait , i l adorait l'espace

en bois brut, cette maquette indiquant

seulement les volumes.

Comment ont été finalement conçues les toiles peintes des intérieurs de L'Anglaise

et le Duc ?

Avec Diane Baratier et le chef costumier,

P ierre-Jean Larroque, nous avons beau-

coup discuté des questions de couleurs, de

contrastes, de rythmes et d'éclairage. Sur

tous mes murs, j 'a i peint des dégradés : à

part ir de deux mètres, cela partait dans

le sombre. Je peignais donc la lumière

pour créer un côté pictural . Cet te idée

vient de mon expérience du théâtre : si

on éclaire vra iment du trompe-l 'œi l , on

détruit tout. Diane et moi, nous avons

alors déc idé que seuls les personnages

étaient éclairés, jamais les murs. Les murs

étaient des sortes d'écrans et la lumière

était peinte dessus. Cette idée est née de

discussions avec Diane et J e an -Miche l

La roque qui , de son côté, a pe int des

dentel les sur les costumes. Il y a aussi du

trompe- l 'œi l sur les costumes : certains

tissus ne sont pas impr imés mais peints. Aquare l les d'Antoine Fontaine pour les décors de Triple Agent

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ROHMER, L'ART DU NATUREL

serge Menno aans ι ripie Agent

Tout cela devait créer une image un peu

plane. Du coup, on avait étudié des dis-

tances par rapport aux murs : les acteurs

devaient toujours être un peu loin des

murs pour que, justement, ces derniers

ne soient pas éclaboussés par la lumière

des comédiens .

Vous n'avez conçu qu'une seule maquette pour onze décors ? O u i , l ' idée éta i t de t rava i l l e r à l 'éco-

nomie , ma i s , se lon moi , l ' économie

fait esthét ique. Je m'étais appuyé sur la

documentation recueillie notamment par

Hervé Grandsar t au début du projet, et

j 'avais conçu cette structure globale qui

reprenait la t rad i t ionne l le enf i lade des

pièces à la française, avec un unique mur

de lumière, une seule batterie de fenêtres.

J 'avais peint une seule découverte, longue

de dix-sept mètres, qui courait le long du

décor. La structure était en forme de L

et a permis d ' in tégrer onze décors au

total . Rohmer tournai t la semaine . Le

w e e k - e n d , en deux jours (et une nuit

bien souvent), on changeai t les décors.

Pour cela, on avait peint toutes les toiles

à l 'avance. Le décor était fini et en rou-

leaux : des centaines et des centaines de

mètres carrés. On l'étendait comme de la

tapisserie ; ensuite on ajoutait des petits

é léments , on changeai t les serrures, les

fenêtres, on rajoutait ou non des petits

bois, des oculi. C'était vraiment un travail

de Meccano .

M ê m e pr incipe sur Triple Agent qui a

hér i té de cette logique de modulat ion.

L 'appartement des Russes, par exemple,

est le même que celui des communistes ,

excepté le raff inement de la découverte

photographique qu'on avait descendue

pour figurer la différence entre les deux

étages ( immeubles ou toits de Paris) et,

év idemment , la décorat ion, plus sombre

et plus chargée chez les Russes . Idem

pour l 'escalier corrigé. Pour celui de la

ROVS , j'ai construit en studio un très

g rand escal ier haussmann ien , de deux

mètres de volée, avec un noyau central

vide pour réal iser l 'escalier. Puis , pour

l 'habi tat social , j 'ai enlevé le noyau, la

rambarde, j'ai instal lé une cage d 'ascen-

seur et des murs po lygonaux en verre

ca thédra l e . En rédu i sant l 'escal ier , en

r e p e i g n a n t les marches , en r a jou tan t

un ascenseur au mi l ieu et en changeant

les portes, j 'avais un second escalier. La

bout ique de la modiste se t ransformai t

ensuite en chambre d 'hôtel . Si on met

de côté le pavil lon que j 'ava is trouvé en

banl ieue et les bâ t iments de la R O V S

que nous avons découverts pour a ins i

dire intacts à Courbevoie, je ne crois pas

avoir conçu pour Rohmer une structure

de décor qui n'ait servi à représenter deux

ou trois l i eux d i f férents . M a i s ce qu i

compte, ce n'est pas l 'astuce économique,

c'est la façon dont R o h m e r en tire un

part i esthét ique. 95

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Rohmer et ses collaborateurs: Entretien avec Diane Baratier: La grâce d'un léger recadrage Morrissey, Priska Positif- Revue mensuelle de cinéma; Jan 2011; International Index to Performing Arts Full Text pg. 105

ROHMER, L'ART DU NATUREL

Rohmer et ses collaborateurs Priska Morrissey

Entretien avec Diane Baratier

Fille de Jacques Baratier, formée à l'école Louis-Lumière et assistante de Raoul Coutard sur II gèle en enfer de Jean-Pierre Mocky (1990), Diane Baratier devient chef opératrice sur L'Arbre, le Maire et la Médiathèque d'Éric Rohmer en 1993. C'est le début d'une longue collaboration puisqu'elle signe dès lors l'image de l'ensemble des films du cinéaste, à la

lumière comme au cadre. Son parcours, sa sensibilité et son travail la placent dans une tradition proche d'une certaine Nouvelle Vague française, attentive à l'existant, s'adaptantaux ressources de la lumière naturelle et concevant un éclairage qui laisse une grande liberté aux acteurs. Par ailleurs, Diane Baratier réalise des courts métrages et des documentaires.

Priska Morrissey : Des peintres comme Chardin et Simon Vouet vous ont servi de source d'inspiration pour l'image de L'Anglaise et le Duc et des Amours d'Astrée et de Céladon. Pouvez-vous nous en dire plus ? Diane Baratier : Pour les films historiques,

Rohmer me donnait chaque fois le nom

d'un seul peintre. Je n'en demandais pas

plus : un nom suffit pour un film. L'idée

n'est pas de reproduire un tableau, mais

plutôt d'essayer de retrouver le type de

modelé qui définit l'ombre, les teintes des

ombres et la qual i té des hautes lumières.

J 'essaie de reproduire cela, et surtout de

comprendre c o m m e n t est composé le

tableau en général , de voir si je peux tirer

une règle de composit ion que je pourrais

appliquer au film dans son ensemble. Si

nous prenons S imon Vouet qui a servi

de référence pour Les Amours dAstrée

et de Céladon, tout y est éclairé par une

lumière diffuse bri l lante, les ombres sont

claires et douces, t irant dans les bleus, la

séparation entre l'ombre et la lumière est

assez fine et nette. Pour L'Anglaise et le

Duc, j'ai essayé dans la mesure du possible

de reproduire ce que j 'avais r emarqué

chez Chard in : un point de diffusion de

la lumière . Pour composer l ' image du

plan, je plaçais si possible ce point lumi-

' P ropos recue i l l i s à B o b i g n y en n o v e m b r e 2 0 1 0 . Voir

l ' entret ien avec D k m e Ba r a t i e r sur Les Amours d'/htree ci, Ccìcniott ilari'- notre n" 5 5 9 , s e p t e m b r e 2 0 0 7 , p. 104.

neux sur l 'un des points d ' intersect ion

donnés par le nombre d'or et la règle des

tiers. La collaboration avec le costumier

P ie r re - Jean La r roque et le décorateur

A n t o i n e Fonta ine éta i t p r imord i a l e :

s'ils ne m'avaient pas aidée et soutenue

par leurs teintures et leurs dégradés, je

n'aurais pas pu faire la lumière. Il ne faut

pas oublier que ce film a été tourné en

vidéo, et, qui plus est, aux débuts de la

vidéo numérique, juste avant l 'arrivée de

la haute définit ion.

Pour Les Amours d'Astrée et de Céladon,

vous seriez partie sur une autre référence picturale : le Titien ? Oui, et j 'avais mené des essais en 35 mm

en col laborat ion avec le laboratoire

Arane ; j 'avais réduit un négatif 35 mm

en format 1,33 dans un internégat if de

format 1,85 en poussant mon premier

néga t i f 35 à 2 0 0 0 Asa . J ' a ima i s b ien

le rendu, à la fois réaliste et j ama i s vu.

L ' image était piquée et possédait aussi

beaucoup de grain. C'était très pictural,

Véronique Reymond, Andy Gillet et Cécile Ca s se l dan s Les A m o u r s d'Astrée et de Céladon

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ROHMER, L'ART DU NATUREL

Lucy Rus se l l et Jean-C laude Dreyfus dans L'Anglaise et le Duc

vraiment très intéressant, même s'il aurait

fallu le travailler encore un peu, chercher

encore comme j'ai pu le faire sur L'Anglaise

et le Duc. Ma i s Eric ne voulait pas tourner

en 35 mm et nous sommes revenus au

super-16. Eric avait trouvé que le rendu

des couleurs n'était pas assez proche de la

réalité, et c'est à ce moment- là qu'il m'a

donné la seconde référence, Simon Vouet.

Rohmer vous a-t-il donné également des références picturales pour des films contemporains comme Conte d'été ou Conte d'automne ?

Pour Conte deté,]& me souviens qu'il m'avait

parlé vaguement de Picasso. Pour Conte

d'automne, il s'agissait surtout des couleurs

de l'automne, et je ne me souviens pas de

référence picturale. Il fallait saisir la fin de

l'été ; nous étions en pleine nature. Pour

ces deux films, il était davantage question

de saison et d'atmosphère que de référence

picturale. Il fallait attraper la nature.

Pour les films historiques, le tableau sert donc à l'analyse des ombres et lumières. Cela vaut-il aussi pour la composition du cadre ? Il me para î t diff ici le de reproduire un

tableau dans un cadre c inématogra -

phique en raison du mouvement interne

de l ' image. M ê m e si elle ne bouge pas,

l ' image cinématographique est constituée

de mouvements, de tensions, de forces qui

balaient l'espace, qu'il s'agisse de regards

ou de déplacements des corps. Il m'arrive

d 'ana lyser la composi t ion du cadre de

tableaux, mais rarement pour les repro-

duire ; plutôt pour argumenter des choix

de cadrages inhabituels, et plutôt chez des

peintres comme Caillebotte qui jouent avec

le hors-champ et des éléments coupés par

le cadre. En revanche, je peux aller voir

des films pour leur cadre : ceux dont j'ai

pu parler avec Rohmer comme tous les

films du début du cinéma, les films muets

de Lubtisch, Murnau , les vues des frères

Lumière, les films du musée Albert-Kahn,

et aussi des films asiatiques contemporains

qui proposent des cadres sortant de l'or-

dinaire. En fait, tout le travail du cadre

vient beaucoup du metteur en scène. Il y

a quelque chose de magique qui vient de

la qualité personnelle du réalisateur et qui

transparaît dans l'image, dans le cadre. Cela

peut venir d'une entrée de champ, d'une

sortie de champ, d'une attitude, je ne sais

pas. C'est indéfinissable, mais cela nous

permet de reconnaître immédiatement un

auteur. Chaque réalisateur a une logique :

quand on est entré dans cette logique, qu'on

connaît les goûts du metteur en scène, on

sait d'instinct comment cadrer. Je savais

que Rohmer ne voulait pas qu'on sorte

v i sue l lement le spectateur de la réal i té

ordinaire. Il fallait donc une focale toujours

proche de l'œil, des plans qui la plupart

du temps éta ient paral lè les à la l igne

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