499
1 RECUEIL DE TEXTES Pour le cours essai du collégial Viateur Beaupré

Pour le cours essai du collégial - Viateur Beaupré

  • Upload
    others

  • View
    6

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

�1

RECUEIL DE TEXTES

Pour le cours essai du collégial

Viateur Beaupré

�2

Introduction

Les textes de ce recueil ont été choisis très diversifiés. Voici donc quelques essais tentés par des esprits probablement très différents du tien. Ces essais sont des provocations, des stimulants pour ton esprit. En essayant de les comprendre, tu essaieras de comprendre si c’est bien vrai que toute la dignité de l’homme est dans sa pensée, si déficiente soit-elle. Travail inutile? Oui, parfaitement inutile. Comme celui de penser, au lieu de penser en crédits, en diplômes, en Revenu national très brute.

Apprendre à penser, à juger, tu en auras bien besoin pour ne pas te laisser happer par ce que le ON in-défini et in-signifiant pense, par toutes les invitations de la publicité et par «la Bêtise au front de taureau» comme l’appelait Baudelaire.

J’ai cru utile, très utile de te présenter ici un certain nombre de textes «fous», apparemment fous. Rien de

�3

tel, pour garder l’équilibre mental, que de s’habituer à reconnaî t re s i une pensée , un texte sont manifestement, radicalement fous, ou si, sous leur apparente folie, ils sont la manifestation d’un esprit sain qui prend les apparences de la folie pour ramener à un minimum de bon sens les pensées folles à lier que trop de gens, y compris les personnages à la une ou siégeant dans les chaires d’université et dans les dictionnaires, proclament comme le summum de la sagesse.

À titre d’exemple, voici un petit texte composé par des normaliens de Grenoble et paru dans le Figaro magazine du 19 janvier 1985. Ces futurs enseignants ont réfléchi sur l’évolution des méthodes pédagogiques en France depuis 1960. Ils essaient, dans ce texte fou, de faire appel à la raison. À toi de voir où se loge la vraie folie: dans cet essai fou des normaliens, ou dans les méthodes pédagogiques dites très sérieuses et imposées à tout un peuple par de supposées «compétences».

�4

Le problème

La réforme sur l’enseignement est loin de faire l’unanimité. Un groupe d’enseignants de très haut niveau s’est penché sur une question qui préoccupe la majorité des futurs instituteurs: l’évolution d‘un problème mathématique. Cette comparaison vous aidera certainement à vous y retrouver.

- Enseignement 1960: Un paysan vend un sac de pommes de terre pour 100 F. Ses frais de production s’élèvent au 4/5 du prix de vente. Quel est son bénéfice?

- Enseignement traditionnel 1970: Un paysan vend un sac de pommes de terre pour 100 F. Ses frais de production s’élèvent au 4/5 du prix de vente, c’est-à-dire 80 F. Quel est son bénéfice?

- Enseignement moderne 1970: Un paysan échange un ensemble P de pommes de terre

�5

contre un ensemble M de pièces de monnaie. Le cardinal de l’ensemble M est égal à 100, et chaque élément P E M vaut 1 F. Dessine 100 gros points représentant les éléments de l’ensemble M.

L’ensemble F des frais de production comprend 20 gros points de moins que l’ensemble M. Représente l’ensemble F comme un sous-ensemble de l’ensemble M et donne la réponse à la question suivante:Quel est le cardinal de l’ensemble B desbénéfices? (à dessiner en rouge)

- Enseignement rénové 1980: Un agriculteur vend un sac de pommes de terre pour 100 F. Les frais de production s’élèvent à 80 F et le bénéfice est de 20 F. Devoir: souligne les mots pomme de terre et discutes-en avec ton voisin.

- Enseignement réformé 1990: Un peizan kapitalist privilégié sanrichi injustement de 20 F sur un sac de patat, analiz le tekst et

�6

recherche les fote de contenu, de gramère, d’ortographe, de ponctuassion et ensuit dit se que tu pense de set maniaire de s’enrichir.

�7

Définition de l’essai

Petit Larousse: «Titre d’ouvrages regroupant des réflexions diverses ou traitant un sujet qu’ils ne prétendent pas épuiser.»

Beauchemin canadien: «Titre donné à des études où l’auteur se propose de discuter autour d’un sujet plutôt que de l’épuiser.»

Petit Robert: «Ouvrage littéraire en prose, de facture très libre, traitant d’un sujet qu’il n’épuise pas ou réunissant des articles divers.»

Bref, si on voulait être plus sérieux que les gens qui essaient d’enfermer l’essai dans le corset d’une définition aussi étroite que stérile, on pourrait presque dire de tout écrit qu’il est un essai. Que font donc tous les traités de physique, d’astronomie, de philosophie, d’économie, d’histoire, de science politique, les romans, les poèmes, les tragédies et les comédies, sinon présenter des

�8

opinions, des théories, des émotions qui ne prétendent nullement «épuiser le sujet»?

En effet, quel humain quelque peu lucide a jamais eu l’ambition insensée d’épuiser un sujet quelconque de réflexion, que le sujet choisi soit l’intelligence, la société, l’homme, un homme, toi et moi, la délinquance juvénile ou sénile, le chat, le pissenlit, le rouge, le sel, les anneaux de Saturne ou la folie circulaire des Jim Jones, Raël ou Jouret?

Le plus souvent, nous parlons ou écrivons sous forme d’essai: nous essayons de voir un peu plus clair dans la complexité infinie de la vie et de notre vie. Nous essayons de mettre un peu plus d’ordre dans nos émotions et nos pensées. Nous essayons d’extraire du cosmos intérieur et extérieur un certain nombre de vagissements, pour leur donner la précision d’une phrase musicale ou les lignes nettes et subtiles d’une statue de Maillol ou de Brancusi. Nous essayons de faire un chant clos, significatif, avec de la pensée, de la passion éclatées, centrifuges. Nous essayons de cristalliser en une statue lumineuse, aux formes baignées d’une harmonie éternelle, des formes plus

�9

obscures que les fosses océaniques ou les trous noirs qui, nous-dit-on, ponctuent les espaces infinis.

L’optimiste, imbécile, s’imagine avoir réponse à tout; le pessimiste, non moins imbécile, croit ne pouvoir répondre rien de rien. L’homme pensant, lui, essaie de savoir quand il faut dire oui, et quand il faut dire non. Il n’est pas un sceptique intégral, pour qui le chat est peut-être bien un pissenlit ou son grand-père, et le tueur à gages, un saint méconnu.

Il se sert de sa raison, comme il se sert d’un canot ou d’un stylo, reconnaissant leurs limites évidentes, en même temps que leur utilité non moins évidente. Il essaie de voir que si ses deux jambes sont des outils bien infirmes, elles sont tout de même bien utiles pour se rendre au local 106 ou 222, au lieu de se rendre au diable vauvert.

Il ne dit pas que tout est également vrai ou faux,

selon le point de vue, les jours de la semaine, les différences de climat, d’âge, de sexe et de générations, ou selon les caprices de la mode et des sondages d’opinion.

�10

Mais, en même temps, sa pensée essaie de rester sensible aux nuances, aux opinions contraires, aux milliards d’imprévus.

C’est ainsi que, faisant un usage intelligent de son intelligence, il pourra espérer mourir un peu moins sot qu’il ne l’était au moment où il ne prenait pour un p’tit Jos connaissant satisfait, lancé à vive allure sur son monorail.

Les textes de ce recueil ont été choisis très diversifiés. Voici donc quelques essais tentés par des esprits probablement très différents du tien. Ces essais sont des provocations, des stimulants pour ton esprit. En essayant de les comprendre, tu essaieras de comprendre si c’est bien vrai que toute la dignité de l’homme est dans sa pensée, si déficiente soit-elle. Travail inutile? Oui, parfaitement inutile. Comme celui de penser, au lieu de penser en crédits, en diplômes, en Revenu national très brute.

Apprendre à penser, à juger, tu en auras bien besoin pour ne pas te laisser happer par ce que le ON in-défini et in-signifiant pense, par toutes les invitations de la

�11

publicité et par «la Bêtise au front de taureau» comme l’appelait Baudelaire.

***

Il se trouvera peut-être quelques collègues enseignants qui voudront utiliser ce recueil de textes pour faire réfléchir leurs élèves. Si oui, certains d’entre eux se demanderont certainement si les réformes de l’enseignement des mathématiques ont donné les résultats escomptés. Puis, ils se demanderont certainement pourquoi l’auteur n’a pas ajouté le mode d’emploi à la suite de chacun de ces textes.

Je réponds d’abord par la réflexion d’un essayiste qui me semble pleine de bon sens:

«Je n’ai jamais connu un mauvais enseignant qui ait pu être amélioré par une bonne méthode. Et je n’ai jamais connu un bon enseignant qui en ait eu besoin d’une.» (Neil Postman)

Ce qui est vrai de la méthode me semble encore plus vrai des questions à poser sur un texte: il y en a des

�12

milliers de possibles, des millions; avec des réponses sensées ou insensées, presque à l’infini. Si le maître n’arrive pas par lui-même à faire de ces textes un usage intelligent et utile, quel usage, sinon criminel, un tel esprit stérile pourrait-il faire de mes questions, recettes, instructions et modes d’emploi?

Disant cela, j’espère n’insulter personne. Si quelqu’un se sent insulté gratuitement, c’est qu’il a une bien étrange conception de la gratuité. Qu’il expose cette conception sous forme d’essai, qu’il me l’envoie, et, dans une édition ultérieure, je la publierai, en regard des textes de Montaigne ou de Pascal. Ce défi, pour être parfaitement inutile, me semble tout de même parfaitement loyal.

Viateur Beaupré

�13

1. PROLOGUE

Lecteur inoccupé, tu me croiras bien, sans exiger de serment, si je te dis que je voudrais que ce livre, comme enfant de mon intelligence, fût le plus beau, le plus élégant et le plus spirituel qui se pût imaginer; mais hélas! je n’ai pu contrevenir aux lois de la nature, qui veut que chaque être engendre son semblable. Ainsi, que pouvait engendrer un esprit stérile et mal cultivé comme le mien, sinon l’histoire d’un fils sec, maigre, rabougri, fantasque, plein de pensées étranges et que nul autre n’avait conçues, tel enfin qu’il pouvait s’engendrer dans une prison, où tout bruit sinistre fait sa demeure? Le loisir et le repos, la paix du séjour, l’aménité des champs, la sérénité des cieux, le murmure des fontaines, le calme de l’esprit, toutes ces choses concourent à ce que les muses les plus stériles se montrent fécondes, et montrent au monde ravi des fruits merveilleux qui le comblent de satisfaction. Arrive-t-il qu’un père ait un fils laid et sans aucune grâce, l’amour qu’il porte à cet enfant lui met un bandeau sur les yeux pour qu’il ne voie pas ses défauts; au contraire, il les

�14

prend pour de saillies, des gentillesses, et les conte à ses amis pour des traits charmants d’esprit et de malice. Mais moi, qui ne suis, quoique j’en paraisse le père véritable, que le père putatif de don Quichotte, je ne veux pas suivre le courant de l’usage, ni te supplier, les larmes aux yeux, comme d’autres font, très cher lecteur, de pardonner ou d’excuser les défauts que tu verras en cet enfant que je te présente pour le mien. Puisque tu n’es ni son parent ni son ami; puisque tu as ton âme dans ton corps avec son libre arbitre, autant que le plus huppé; puisque tu habites ta maison, dont tu es seigneur autant que le roi de ses tributs, et que tu sais bien le commun proverbe: sous mon manteau je tue le roi, toutes choses qui t’exemptent à mon égard d’obligation et de respect, tu peux dire de l’histoire tout ce qui te semblera bon, sans crainte qu’on te punisse pour le mal, sans espoir qu’on te récompense pour le bien qu’il te plaira d’en dire.

Seulement, j’aurais voulu te la donner toute nue, sans l’ornement du prologue, sans l’accompagnement ordinaire de cet innombrable catalogue de sonnets, d’épigrammes, d’éloges qu’on a l’habitude d’imprimer en tête des livres (1). Car je dois te dire que, bien que cette

�15

histoire m’ait coûté quelque travail à composer, aucun ne m’a semblé plus grand que celui de faire cette préface que tu es à lire. Bien souvent j’ai pris la plume pour l’écrire, et toujours je l’ai posée, ne sachant ce que j’écrirais. Mais un jour que j’étais indécis, le papier devant moi, la plume sur l’oreille, le coude sur la table et la main sur la joue, pensant à ce que j’allais dire, voilà que tout à coup entre un de mes amis, homme d’intelligence et d’enjouement, lequel, me voyant si sombre et si rêveur, m’en demanda la cause. Comme je ne voulais pas la lui cacher, je lui répondis que je pensais au prologue qu’il fallait écrire pour l’histoire de don Quichotte, et que j’étais si découragé que j’avais résolu de ne pas le faire et dès lors de pas mettre au jour les exploits d’un si noble chevalier.

«Car enfin, lui dis-je, comment voudriez-vous que je ne fusse pas en souci de ce que va dire cet antique législateur qu'on appelle le public, quand il verra qu’au bout de tant d’années où je dormais dans l’oubli, je viens aujourd’hui me montrer au grand jour portant toute la charge de mon âge (2), avec une légende sèche comme du jonc, pauvre d’invention et de style, dépourvue de jeux d’esprit et de toute érudition, sans annotations en

�16

marge et sans commentaires à la fin du livre; tandis que je vois d’autres ouvrages, même fabuleux et profanes, si remplis de sentences d’Aristote, de Platon et de toute la troupe des philosophes, qu’ils font l’admiration des lecteurs, lesquels en tiennent les auteurs pour hommes de grande lecture, érudits et éloquents? Et qu’est-ce, bon Dieu! quand ils citent la sainte Écriture? Ne dirait-on pas que ce sont autant de saints Thomas et de docteurs de l’Église, gardant en cela une si ingénieuse bienséance qu’après avoir dépeint, dans une ligne, un amoureux dépravé, ils font, dans la ligne suivante, un petit sermon chrétien si joli que c’est une joie de le lire ou de l’entendre? De tout cela mon livre va manquer; car je n’ai rien à annoter en marge, rien à commenter à la fin et je ne sais pas davantage quels auteurs j’y ai suivis, afin de citer leurs noms en tête du livre, comme font tous les autres, par les lettres de l’A B C, en commençant par Aristote et en finissant pas Xénophon ou par Zoïle et Zeuxis, bien que l’un soit un critique envieux et le second un peintre. Mon livre va manquer encore de sonnets en guise d’introduction, au moins de sonnets dont les auteurs soient des ducs, des contes, des marquis, des évêques, de grandes dames ou de célèbres

�17

poètes, bien que, si j’en demandais quelques-uns à deux ou trois amis, gens du métier, je sais qu’ils me les donneraient, et tels que ne les égaleraient point ceux des plus renommés en notre Espagne. Enfin, mon ami et seigneur, poursuivis-je, j’ai résolu que le seigneur don Quichotte restât enseveli dans ses archives de la Manche, jusqu’à ce que le ciel lui envoie quelqu’un qui l’orne de tant de choses dont il est dépourvu; car je me sens incapable de les lui fournir, à cause de mon insuffisance et de ma chétive érudition et parce que je suis naturellement paresseux d’aller à la quête d’auteurs qui disent pour moi ce que je sais bien dire sans eux. C’est de là que viennent l’indécision et la rêverie où vous m’avez trouvé, cause bien suffisante, comme vous venez de l’entendre, pour m’y tenir plongé. »

Quand mon ami eut écouté cette harangue, il se frappa le front du creux de la main, et, partant d’un grand éclat de rire: «Par Dieu, frère, s’écria-t-il, vous venez de me tirer d’une erreur où j’étais resté depuis le long temps que je vous connais. Je vous avais toujours tenu pour un homme d’esprit sensé, et sage dans toutes vos actions; mais je vois à présent que vous êtes aussi

�18

loin de cet homme que la terre l’est du ciel. Comment est-il possible que de semblables bagatelles et de si facile rencontre, aient la force d’interdire et absorber un esprit aussi mûr que le vôtre, aussi accoutumé à aborder et à vaincre des difficultés bien autrement grandes? En vérité, cela ne vient pas d’un manque de talent, mais d’un excès de paresse et d’une absence de réflexion. Voulez-vous éprouver si ce que je dis est vrai? Eh bien! soyez attentif, et vous allez voir comment, en un clin d’oeil, je dissipe toutes ces difficultés et remédie à tous ces défauts qui vous embarrassent, dites-vous, et vous effrayent au point de vous faire renoncer à mettre au jour l’histoire de votre fameux don Quichotte, miroir et lumière de toute la chevalerie errante. - Voyons, répliquai-je à son offre; de quelle manière pensez vous remplir le vide qui fait mon effroi, et tirer à clair le chaos de ma confusion? »

Il me répondit: «À la première chose qui vous chagrine, c’est-à-dire le manque de sonnets, épigrammes et éloges à mettre en tête du livre, voici le remède que je propose; prenez la peine de les faire vous-même; ensuite vous les pourrez baptiser et nommer comme il vous plaira, leur donnant pour parrain le Preste Jean des

�19

Indes ou l’empereur de Trébisonde, desquels je sais que le bruit a couru qu’ils étaient d’excellents poètes; mais quand même ils ne l’eussent pas été, et que des pédants de bacheliers s’aviseraient de mordre sur vous par derrière à propos de cette assertion, n’en faites pas cas pour deux maravédis (3): car le mensonge fût-il avéré, on ne vous coupera pas la main qui l’a écrit.

«Quant à citer en marge les livres et les auteurs où vous auriez pris les sentences et maximes que vous placerez dans votre histoire, vous n’avez qu’à vous arranger de façon qu’il y vienne à propos quelque dicton latin, de ceux que vous saurez par coeur, ou qui ne vous coûteront pas grande peine à trouver. Par exemple, en parlant de liberté et d’esclavage, vous pourriez mettre:

Non bene pro toto libertas venditur auro, et citer en marge Horace; ou celui qui l’a dit (4).

S’il est question du pouvoir de la mort, vous recourrez aussitôt au distique:

Pallida mors aequo pulsat pede pauperum tabernas Regumque turres (5).

�20

S’il s’agit de l’affection et de l’amour que Dieu commande d’avoir pour son ennemi, entrez aussitôt dans la divine Écriture, ce que vous pouvez faire avec tant soit peu d’attention, et citez pour le moins les paroles de Dieu même: Ego autem dico vobis: Diligite inimicos vestros. Si vous traitez de mauvaises pensées, invoquez l’Évangile: De corde exeunt cogitationes malae (6); si de l’instabilité des amis, voilà Caton qui vous prêtera son distique:

Donec eris felix, multos numerabis amicos;Tempora si fuerint nubila, solus eris (7).

Avec ces bouts de latin, et quelques autres de même étoffe, on vous tiendra du moins pour grammairien, ce qui, à l’heure qu’il est, n’est pas d’un petit honneur ni d’un mince profit.

«Pour ce qui est de mettre des notes et commentaires à la fin du livre, vous pouvez en toute sûreté le faire de cette façon: si vous avez à nommer quelque géant dans votre livre, faites en sorte que ce soit le géant Goliath, et vous avez, sans qu’il vous en coûte rien, une longue annotation toute prête; car vous pourrez dire: Le géant

�21

Golias ou Goliath, fut un Philistin que le berger David tua d’un grand coup de fronde dans la vallée de Térébinthe, ainsi qu’il est conté dans le Livre des Rois au chapitre où vous en trouverez l’histoire (8). Après cela, pour vous montrer érudit, versé dans les lettres humaines et la cosmographie, arrangez-vous de manière que le fleuve du Tage soit mentionné en quelque passage de votre livre, et vous voilà en possession d’un autre magnifique commentaire. Vous n’avez qu’à mettre: Le fleuve du Tage fut ainsi appelé du nom d’un ancien roi d’Espagne; il a sa source en tel endroit, et son embouchure dans l’Océan, où il se jette, après avoir baigné les murs de la fameuse cité de Lisbonne. Il passe pour rouler des sables d’or, etc. Si vous avez à parler des larrons, je vous fournirai l’histoire de Cacus, que je sais par coeur; si de femmes perdues, voilà l’évêque de Mondonedo (9) qui vous prêtera Lamia, Layda et Flora, et la matière fournira Médée; si d’enchanteresses, Homère a Calypso, et Virgile, Circé; si de vaillants capitaines, Jules César se prêtera lui-même dans ses Commentaires, et Plutarque vous donnera mille Alexandres. Avez-vous à parler d’amours? Pour peu que vous sachiez quatre mots de la langue italienne, vos

�22

trouverez dans Leone Hebreo (10) de quoi remplir la mesure toute comble; et s’il vous déplaît d’aller à la quête en pays étrangers, vous avez chez vous Fonseca et son Amour de Dieu qui renferme tout ce que vous et le plus ingénieux puissiez désirer en semblable matière. En un mot, vous n’avez qu’à faire en sorte de citer les noms que je viens de dire, ou de mentionner ces histoires dans la vôtre, et laissez-moi le soin d’ajouter des notes marginales et finales: je m’engage, parbleu, à vous remplir les marges du livre et quatre feuilles à la fin.

«Venons, maintenant, à la citation d’auteurs qu’ont les autres livres et dont le vôtre est dépourvu. Le remède est vraiment très facile, car vous n’avez autre chose à faire que de chercher un ouvrage qui les ait tous cités depuis l’a jusqu’au z, comme vous dites fort bien; et ce même abécédaire, vous le mettrez tout fait dans votre livre. Vît-on clairement le mensonge, à cause du peu d’utilité que ces auteurs pouvaient vous offrir, que vous importe? Il se trouvera peut-être encore quelque homme assez simple pour croire que vous les avez tous mis à contribution dans votre histoire ingénue et tout unie. Et, ne fût-il bon qu’à cela, ce long catalogue doit

�23

tout d’abord donner au livre quelque autorité. D’ailleurs, qui s’avisera, n’ayant à cela nul intérêt, de vérifier si vous avez ou non suivi ces auteurs? Mais il y a plus, et si je ne me trompe, votre livre n’a pas le moindre besoin d’aucune de ces choses que vous dites lui manquer; car enfin, il n’est tout au long qu’une invective contre les livres de chevalerie, dont Aristote n’entendit jamais parler, dont Cicéron n’eut pas la moindre idée, et dont saint Basile n’a pas dit un mot. Et d’ailleurs, ses fabuleuses et extravagantes inventions ont-elles à démêler quelque chose avec les ponctuelles exigences de la vérité ou les observations de l’astronomie? Que lui importent les mesures géométriques ou l’observance des règles et arguments de la rhétorique? A-t-il, enfin, à prêcher quelqu’un, en mêlant les choses humaines et divines, ce qui est une sorte de mélange que doit réprouver tout entendement chrétien? L’imitation doit seulement lui servir pour le style, et plus celle-là sera parfaite, plus celui-ci s’approchera de la perfection. Ainsi donc, puisque votre ouvrage n’a d’autre but que de fermer l’accès et de détruire l’autorité qu’ont dans le monde et parmi le vulgaire les livres de chevalerie, qu’est-il besoin que

�24

vous alliez mendiant des sentences de philosophes, des conseils de la sainte Écriture, des fictions de poètes, des oraisons de rhétoriciens et des miracles de bienheureux? Mais tâchez que, tout uniment et avec des paroles claires, honnêtes, bien disposées, votre période soit sonore et votre récit amusant, que vous peigniez tout ce que votre imagination conçoit, et que vous fassiez comprendre vos pensées sans les obscurcir et les embrouiller. Tâchez aussi qu’en lisant votre histoire, le mélancolique s’excite à rire, que le rieur augmente sa gaieté, que le simple ne s’ennuie pas, que l’habile admire l’invention, que le grave ne la méprise point, et que le sage se croie tenu de la louer. Surtout, visez continuellement à renverser de fond en comble cette machine mal assurée des livres de chevalerie, réprouvés de tant de gens, et vantés d’un bien plus grand nombre. Si vous en venez à bout, vous n’aurez pas fait une mince besogne.»

J’avais écouté dans un grand silence tout ce que me disait mon ami, et ses propos se gravèrent si bien dans mon esprit que, sans vouloir leur opposer la moindre dispute, je les tins pour sensés, leur donnai mon

�25

approbation, et voulus même en composer ce prologue, dans lequel tu verras, lecteur bénévole, la prudence et l’habileté de mon ami, le bonheur que j’eus de rencontrer en temps si opportun un tel conseiller, enfin les soulagements que tu goûteras toi-même en trouvant dans toute son ingénuité, sans mélange et détours, l’histoire du fameux don Quichotte de la Manche, duquel tous les habitants du district de la plaine de Montiel ont l’opinion qu’il fut le plus chaste amoureux et le plus vaillant chevalier que, de longues années, on ait vu dans ces parages. Je ne veux pas trop te vanter le service que je te rends en te faisant connaître un si digne et si notable chevalier; mais je veux que tu me saches gré pourtant de la connaissance que je te ferai faire avec le célèbre Sancho Panza, son écuyer, dans lequel, à mon avis, je te donne rassemblées toutes les grâces du métier qui sont éparses à travers la foule innombrables et vaine des livres de chevalerie. Après cela, que Dieu te donne bonne santé, et qu’il ne m’oublie pas non plus. Vale.

1. En Espagne et, aussi bien, en France, la coutume était au XVIe siècle et au début du XVIIe, de faire

�26

précéder les livres par des poésies à l’éloge de l’auteur. Lope de Vega surtout, est ici visé.

2. Cervantès avait plus de cinquante-sept ans, lorsqu’en 1605 il publia la première partie du Don Quichotte.

3. Maravedis: trente-quatrième partie du real, qui équivalait et équivaut encore à vingt-cinq centièmes de peseta.

4. Ce vers est extrait non pas d’Horace, mais du recueil des fables Ésopiques. (Canis et Lupus, lib. III, fab. XIV.)

5. Horace, Carmina, livre I, ode IV.6. Saint Matthieu, chap. V et XV.7. Ovide, Tristes, Élégie VI.8. Livre des Rois, chap. XVII.9. L’évêque Antonio de Guevara (1480?-1545) écrivit

en effet dans une de ses Lettres, la Notable histoire de ces trois courtisanes (Epistolae familiares, Bib. Aut. Esp. XIII, p.177).

10. Léon Hébreu, rabbin portugais, puis médecin à Venise, où il publia, vers 1520, les Dialoghi d’amore.

�27

(Cervantes, Don Quichotte de la Manche,Éditions Garnier Frères, Paris, 1961, 1089 pages.)

�28

2. PRÉFACE DU TRAITÉ DE LA MEILLEURE FORME DE

GOUVERNEMENT

Thomas More à Pierre Gilles, salut.

Ce n’est pas sans quelque honte, très cher Pierre Gilles, que je vous envoie ce petit livre sur la république d’utopie après vous l’avoir fait attendre près d’une année, alors que certainement vous comptiez le recevoir dans les six semaines. Vous saviez en effet que, pour le rédiger, j’étais dispensé de tout effort d’invention et de composition, n’ayant qu’à répéter ce qu’en votre compagnie j’avais entendu exposer par Raphaël. Je n’avais pas davantage à soigner la forme, car ce discours ne pouvait avoir été travaillé, ayant été improvisé au dépourvu par un homme qui, au surplus, vous le savez également, connaît le latin moins bien que le grec. Plus ma rédaction se rapprocherait de sa familière simplicité, plus elle se rapprocherait aussi de l’exactitude, qui doit être et qui est mon seul souci en cette affaire.

Toutes les circonstances, je le reconnais, mon cher Pierre, m’ont donc facilité le travail au point qu’il ne

�29

m’en est guère resté. Assurément, s’il m’avait fallu inventer ce qui suit ou le mettre en forme, un homme, même intelligent, même instruit, aurait eu besoin de temps et d’étude. Qu’on m’eût demandé une relation non seulement exacte mais encore élégante, jamais je n’y aurais suffi, quelque temps, quelque zèle que j’y eusse pris.

Mais, libéré des scrupules qui m’auraient coûté tant de travail, j’avais simplement à consigner par écrit ce que j’avais entendu, ce qui n’était plus rien. Cependant, pour terminer ce rien, mes occupations me laissent en fait de loisir, moins que rien. J’ai à plaider, à entendre des plaideurs, à prononcer des arbitrages et des jugements, à recevoir les uns pour mon métier, les autres pour mes affaires. Je passe presque toute la journée dehors, occupé des autres. Je donne aux miens le reste de mon temps. Ce que j’en garde pour moi, c’est-à-dire pour les lettres, n’est rien.

Rentré chez moi en effet, j’ai à causer avec ma femme, à bavarder avec les enfants, à m’entendre avec les domestiques. Je compte ces choses comme des occupations puisqu’elles doivent être faites (et elles le doivent si l’on ne veut pas être un étranger dans sa

�30

propre maison) et qu’il faut avoir les rapports les plus agréables possibles avec les compagnons de vie que la nature ou le hasard nous ont donnés, ou bien que nous avons choisis nous-mêmes, sans aller toutefois jusqu’à les gâter par trop de familiarité et à se faire des maîtres de ses serviteurs. Tout cela mange le jour, le mois, l’année. Quand arriver à écrire? Et je n’ai pas parlé du sommeil, ni des repas, auxquels bien des gens accordent autant d’heures qu’au sommeil lui-même, lequel dévore près de la moitié de la vie. Le peu de temps que j’arrive à me réserver, je le dérobe au sommeil et aux repas. Comme c’est peu de chose, j’avance lentement. Comme c’est quelque chose malgré tout, j’ai terminé l’Utopie et je vous l’envoie, cher Pierre, afin que vous la lisiez et que, si j’ai oublié quelque chose, vous m’en fassiez souvenir. Ce n’est pas sous ce rapport que j’ai le plus à me méfier de moi-même (je voudrais pouvoir compter sur mon esprit et sur mon savoir autant que jusqu’à présent je compte sur ma mémoire); je n’en suis pas néanmoins à me croire incapable de rien oublier.

Me voici en effet plongé dans une grande perplexité par mon jeune compagnon John Clément qui nous accompagnait, vous le savez, car je ne le tiens jamais à

�31

l’écart d’un entretien dont il peut retirer quelque fruit, tant j’espère voir un jour cette jeune plante, nourrie du suc des lettres latines et grecques, donner des fruits excellents. Si je me rappelle bien, Hythlodée nous a dit que le pont d’Amaurote, qui franchit le fleuve Anydre, a cinq cents pas de long. Notre John prétend qu’il faut en rabattre deux cents, que la largeur du fleuve ne dépasse pas trois cents pas à cet endroit. Faites, je vous prie, un effort de mémoire. Si vous êtes d’accord avec lui, je me rangerai à votre avis et je me déclarerai dans l’erreur. Si vous n’en savez plus rien, je m’en tiendrai à ce que je crois me rappeler. Car mon principal souci est qu’il n’y ait dans ce livre aucune imposture. S’il subsiste un doute, je préférerai une erreur à un mensonge, tenant moins à être exact qu’à être loyal.

Vous pourrez aisément me tirer d’embarras en interrogeant Raphaël lui-même ou en lui écrivant. Et vous allez être obligé de le faire à cause d’un autre doute qui nous vient. Est-ce par ma faute, par la vôtre, par celle de Raphaël lui-même? je ne saurais le dire. Nous avons en effet négligé de lui demander, et il n’a pas pensé à nous dire, dans quelle partie du nouveau monde l’Utopie est située. Je donnerais beaucoup pour

�32

racheter cet oubli, car j’ai quelque honte à ignorer dans quelle mer se trouve l’île au sujet de laquelle j’ai tant à dire. D’autre part, un homme pieux de chez nous, théologien de profession, brûle, et il n’est pas le seul, d’un vif désir d’aller en Utopie. Ce qui l’y pousse n’est pas une vaine curiosité de voir du nouveau; il souhaiterait encourager les progrès de notre religion qui se trouve là-bas heureusement implantée. Comme il désire le faire selon les règles, il a décidé de s’y faire envoyer par le Souverain Pontife et même à titre d’évêque des Utopiens, sans se laisser arrêter par le scrupule d’avoir à implorer cette prélature. Il estime en effet qu’une ambition est louable si elle est dictée, non par un désir de prestige ou de profit, mais par l’intérêt de la religion.

C’est pourquoi je vous requiers, mon cher Pierre, de presser Hythlodée, oralement si vous le pouvez aisément, sinon par lettres, afin d’obtenir de lui qu’il ne laisse subsister dans mon oeuvre rien qui soit inexact, qu’il n’y laisse manquer rien qui soit véritable. Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux lui faire lire l’ouvrage. S’il s’agit d’y corriger une erreur, nul en effet ne le pourra mieux que lui; et il ne saurait s’en acquitter

�33

s’il n’a lu ce que j’ai écrit. De plus ce sera pour vous un moyen de savoir s’il voit d’un bon oeil que j’aie composé cet écrit ou s’il en est mécontent. Car s’il a décidé de raconter lui-même ses voyages, il préfère peut-être que je m’abstienne. Et je ne voudrais certes pas, en faisant connaître l’État utopien, enlever à son récit la fleur et le prix de la nouveauté.

À vrai dire, je ne suis pas encore tout à fait décidé à entreprendre cette publication. Les hommes ont des goûts si différents; leur humeur est parfois si fâcheuse, leur caractère si difficile, leurs jugements si faux qu’il est plus sage de s’en accommoder pour en rire que de se ronger de soucis à seule fin de publier un écrit capable de servir ou de plaire, alors qu’il sera mal reçu et lu avec ennui. La plupart des gens ignorent les lettres; beaucoup les méprisent. Un barbare rejette comme abrupt tout ce qui n’est pas franchement barbare. Les demi-savants méprisent comme vulgaire tout ce qui n’abonde pas en termes oubliés. Il en est qui n’aiment que l’ancien. Les plus nombreux ne se plaisent qu’à leurs propres ouvrages. L’un est si austère qu’il n’admet aucune plaisanterie; un autre a si peu d’esprit qu’il ne supporte aucun badinage. Il en est de si fermés à toute

�34

ironie qu’un persiflage les fait fuir, comme un homme mordu par un chien enragé quand il voit de l’eau. D’autres sont capricieux au point que debout ils cessent de louer ce qu’assis ils ont approuvé. D’autres tiennent leurs assises dans les cabarets et entre deux pots décident du talent des auteurs, prononçant péremptoirement condamnation au gré de leur humeur, ébouriffant les écrits d’un auteur comme pour lui arracher les cheveux un à un, tandis qu’eux-mêmes sont bien tranquillement à l’abri des flèches, les bons apôtres, tondus et rasés comme des lutteurs pour ne pas laisser un poil en prise à l’adversaire. Il en est de si malgracieux qu’ils trouvent un grand plaisir à lire une oeuvre sans en savoir plus de gré à l’auteur, semblables à ces invités sans éducation qui, généreusement traités à une table abondante, s’en retournent rassasiés sans un mot de remerciement pour l’hôte. Et va maintenant préparer à tes frais un banquet pour des hommes au palais si exigeant, aux goûts si différents, doués d’autant de mémoire et de reconnaissance!

Entendez-vous avec Hytholdée, mon cher Pierre, au sujet de ma requête, après quoi je pourrai reprendre la

�35

question depuis le début. S’il donne son assentiment, puisque je n’ai vu clair qu’après avoir terminé ma rédaction, je suivrai en ce qui concerne l’avis de mes amis et le vôtre en premier lieu.

Portez-vous bien, votre chère femme et vous, et gardez-moi votre amitié. La mienne pour vous ne fait que grandir.

(Thomas More, L’Utopie, La renaissance du livre, 155 pages. )

�36

3. QUELQUES PENSÉES DE PASCAL

1. La place de l’homme dans la nature: les deux infinis

Disproportion de l’homme. Voilà où nous mènent les connaissances naturelles. Si celles-là ne sont véritables, il n’y a point de vérité dans l’homme; et si elles le sont, il y trouve un grand sujet d’humiliation, forcé à s’abaisser d’une ou d’autre manière. Et, puisqu’il ne peut subsister sans les croire, je souhaite, avant que d’entrer dans de plus grandes recherches de la nature, qu’il la considère une fois sérieusement et à loisir, qu’il se regarde aussi soi-même, et connaissant quelle proportion il a ...

Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté; qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers; que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête

�37

là, que l’imagination passe outre; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.

Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini?

Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre, dans la petitesse de son corps, des parties incomparablement plus petites,

�38

des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible: dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout, à l’égard du néant où l’on ne peut arriver?

�39

Qui se considérera de la sorte s’effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption.

Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre ces extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti.

Que fera-t-il donc, sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches? L’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire.

Manque d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s’ils avaient quelque proportion avec elle. C’est

�40

une chose étrange qu’ils ont voulu comprendre les principes des choses et de là arriver jusqu’à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu’on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature.

Quand on est instruit, on comprend que, la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C’est ainsi que vous voyons que toutes les sciences sont infinies et l’étendue de leurs recherches: car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d’infinité de propositions à exposer? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes; car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, et qu’ils sont appuyés sur d’autres, qui en ayant d’autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier? Mais nous faisons des derniers qui paraissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles, où nous appelons un point indivisible celui au delà duquel nos sens n’aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature.

�41

De ces deux infinis de sciences celui de grandeur est bien plus sensible, et c’est pourquoi il est arrivé à peu de prétendre connaître toutes choses. «Je vais parler de tout», disait Démocrite.

Mais l’infinité en petitesse est bien moins visible. Les philosophes ont bien plutôt prétendu d’y arriver, et c’est là où tous ont achoppé. C’est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires, Des principes de choses, Des principes de la philosophie, et aux semblables, aussi fastueux en effet, quoique moins en apparence, que cet autre qui crève les yeux, De omni scibili.

On se croit naturellement plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence. L’étendue visible du monde nous surpasse visiblement; mais comme c’est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder; et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout: il la faut infinie pour l’un et l’autre, et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver jusqu’à connaître l’infini. L’un dépend de l’autre, et l’un conduit à l’autre. Ces extrémités se touchent et se

�42

réunissent à force de s’être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

Connaissons donc notre portée: Nous sommes quelque chose, et ne sommes pas tout; ce que nous avons d’être nous dérobe la connaissance des premiers principes, qui naissent du néant; et le peu que nous avons d’être cache la vue de l’infini.

Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature.

Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême; trop de bruit nous assourdit, trop de lumière éblouit, trop de distance et trop de proximité empêche la vue, trop de longueur et trop de brièveté de discours l’obscurcit, trop de vérité nous étonne (j‘en sais qui ne peuvent comprendre que, qui de zéro ôte 4, reste zéro); les premiers principes ont trop d’évidence pour nous, trop de plaisir incommode, trop de consonances déplaisent dans la musique, et trop de bienfaits irritent, nous voulons avoir de quoi surpayer la dette : beneficia eo usque laeta sunt dum videntur exsolvi posse; ubi multum antevenere, pro

�43

gratia odium redditur. Nous ne sentons ni l’extrême chaud ni l’extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles: nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l’esprit, trop et trop peu d’instruction. Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elle n’étaient point, et nous ne sommes point à leur égard: elles nous échappent, ou nous à elles.

Voilà notre état véritable; c’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination; nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini; mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.

Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l’inconstance des

�44

apparences; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient.

Cela étant bien compris, je crois qu’on se tiendra en repos, chacun dans l’état où la nature l’a placé. Ce milieu qui nous est échu en partage étant toujours distant des extrêmes, qu’importe qu’un être ait un peu plus d’intelligence des choses? S’il en a, il les prend un peu de plus haut. N’est-il pas toujours infiniment éloigné du bout, et la durée de notre vie n’est-elle pas également infime dans l’Éternité, pour durer dix ans davantage?

Dans la vue de ces infinis, tous les finis sont égaux; et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur un que sur l’autre. La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine.

Si l’homme s’étudiait le premier, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu’une partie connût le tout? Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre, que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout.

L’homme, par exemple, a rapport à tout ce qu’il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps

�45

pour durer, de mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer, de chaleur et d’aliments pour le nourrir, d’air pour respirer; il voit la lumière, il sent les corps; enfin tout tombe sous son alliance. Il faut donc, pour connaître l’homme, savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister; et, pour connaître l’air, savoir par où il a ce rapport à la vie de l’homme, etc. La flamme ne subsiste point sans l’air; donc, pour connaître l’un, il faut connaître l’autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

L’éternité des choses en elle-même ou en Dieu doit encore étonner notre petite durée. L’immobilité fixe et constante de la nature, comparaison au changement continuel qui se passe en nous, doit faire le même effet.

Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses, est qu’elles sont simples et nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres,

�46

d’âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle; et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels, cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même; il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait.

Et ainsi, si nous sommes simples matériels, nous ne pouvons rien du tout connaître, et si nous sommes composés d’esprit et de matière, nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples, spirituelles ou corporelles.

De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses, et parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu’ils aspirent à leur centre, qu’ils fuient leur destruction, qu’ils craignent le vide, qu’ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies, qui sont toutes choses qui n’appartiennent qu’aux esprits. Et, en parlant des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d’une place à une autre, qui sont choses qui n’appartiennent qu’aux corps.

�47

Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités, et empreignons de notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.

Qui ne croirait, à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps, que ce mélange-là nous serait très compréhensible? C’est néanmoins la chose qu’on comprend le moins. L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature; car il ne peut concevoir ce que c’est que corps, et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comme un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés, et cependant c’est son propre être: modus quo corporibus adhaerent spiritus comphehendi ab hominibus non potest, et hoc tamen homo est.

Enfin, pour consommer la preuve de notre faiblesse, je finirai par ces deux considérations...

Si on est trop jeune, on ne juge pas bien; trop vieil, de même. Si on n’y songe pas assez, si on y songe trop, on s’entête, et on s’en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait, on en est encore tout prévenu; si longtemps après, on n’y entre plus. Ainsi les tableaux, vus de trop loin et de trop près; et il n’y a

�48

qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu: les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais, dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera?

Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence comme en un vaisseau. Quand tous vont vers le débordement, nul n’y semble aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres comme un point fixe.

Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature, et ils la croient suivre: comme ceux qui sont dans le vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau; mais où prendrons-nous un port dans la morale?

Quand je considère la petite durée de ma vie, absorbée dans l’éternité précédente et suivante, le petit espace que je remplis, et même que je vois, abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt

�49

que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi? Memoria hospitis unius diei praetereuntis.

Pourquoi ma connaissance est-elle bornée? ma taille? ma durée à cent ans plutôt qu’à mille? Quelle raison a eue la nature de me la donner telle, et de choisir ce nombre plutôt qu’un autre dans l’infinité desquels rien ne tentant plus que l’autre?

Combien de royaumes nous ignorent!Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.

2. Le divertissement

Notre nature est dans le mouvement; le repos entier est la mort.

Condition de l’homme: inconstance, ennui, inquiétude.

L’ennui qu’on a de quitter les occupations où l’on s’est attaché: un homme vit avec plaisir en son ménage; qu’il voie une femme qui lui plaise, qu’il joue cinq ou six

�50

jours avec plaisir: le voilà misérable s’il retourne à sa première occupation. Rien n’est plus ordinaire que cela.

Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a, ou un laboureur, etc., qu’on les mette sans rien faire.

Rien ne nous plaît que le combat mais non pas la victoire: on aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu; que voulait-on voir, sinon la fin de la victoire? Et dès qu’elle arrive, on en est saoul. Ainsi dans le jeu, ainsi dans la recherche de la vérité. On aime à voir, dans les disputes, le combat des opinions; mais, de contempler la vérité trouvée, point du tout: pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître de la dispute. De même, dans les passions, il y a du plaisir à voir deux contraires se heurter; mais quand l’une est maîtresse, ce n’est plus que brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche

�51

des choses. Ainsi, dans les comédies, les scènes contentes sans crainte ne valent rien, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutaux, ni les sévérités âpres.

Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement.

Quand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville; et on ne recherche les conversations et le divertissement des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.

Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en

�52

découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, notre félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et qui se divertit.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement; de là vient que la prison est un supplice si horrible; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de ce qu’on

�53

essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.

Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi, et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse qui nous en détourne nous en garantit.

Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils répondaient, comme ils devraient le faire s’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi, et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans repartie. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas

�54

eux-mêmes. Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse, et non la prise, qu’ils recherchent.

Ils s’imaginent que s’ils avaient obtenu cette charge, ils se reposeraient ensuite avec plaisir, et ne sentent pas la nature insatiable de leur cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l’agitation.

Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos, et non pas dans le tumulte; et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s’écoule toute la vie. On recherche le repos en combattant quelques obstacles; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable, car ou l’on pense aux

�55

misères qu’on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du coeur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.

Ainsi l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion; et il est si vain, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir.

Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi, les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici; et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise, et aussi sottement à mon gré; et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent, et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut

�56

penser des autres qu’ils ne le seraient plus, s’ils avaient cette connaissance.

Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point: vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu, et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche: un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui-même, en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion, et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte, pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effrayent du visage qu’ils ont barbouillé.

D’où vient que cet homme qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant? Ne vous en étonnez point: il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent avant tant d’ardeur depuis six heures. Il

�57

n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là; et l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui de de répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n’y a point de joie, avec le divertissement il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition, qu’ils ont un nombre de personnes qui les divertissent et qu’ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état.

Prenez-y garde. Qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, sinon d’être en une condition où l’on a dès le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés, pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes? Et quand ils sont dans la disgrâce et qu’on les renvoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leurs besoins, ils ne laissent pas d’être misérables et

�58

abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux.

La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu’il est ? Faudra-t-il le divertir de cette pensée, comme les gens du commun? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux, de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toutes ses pensées du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d’un roi, et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements qu’à la vue de sa grandeur? Et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air, ou à placer adroitement une balle, au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne? Qu’on en fasse l’épreuve: qu’on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin de l’esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir; et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois un grand

�59

nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide; c’est-à-dire qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu’il sera misérable, tout roi qu’il est, s’il y pense.

Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois.

On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux? Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux? Comment! ce qu’on pourrait faire? Il ne faudrait que leur ôter tous ces

�60

soucis; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s‘occuper toujours tout entiers.

Que le coeur de l’homme est creux et plein d’ordure!

3. Marques de la grandeur de l’homme

La nature de l’homme se considère en deux manières: l’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable; l’autre selon la multitude, comme on juge de la nature du cheval et du chien, par la multitude, d’y voir la course et animum arcendi; et alors l’homme est abject et vil. Et voilà les deux voies qui en font juger diversement et qui font tant disputer les philosophes.

Car l’un nie la supposition de l’autre; l’un dit: «Il n’est pas né à cette fin, car toutes ses actions y répugnent»; l’autre dit: «Il s’éloigne de sa fin quand il fait ces basses actions.»

�61

1. ELLE SE CONCLUT DU SENTIMENT QU’IL A DE SA MISÈRE. LA PENSÉE

La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable.

C’est donc être misérable que de se connaître misérable; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.

On n’est pas misérable sans sentiment: une maison ruinée ne l’est pas. Il n’y a que l’homme de misérable. Ego vir videns.

Pensée fait la grandeur de l’homme.Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds,

tête (car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée: ce serait une pierre ou une brute.

L’histoire du brochet et de la grenouille de Liancourt: ils le font toujours, et jamais autrement, ni autre chose d’esprit.

Si un animal faisait par esprit ce qu’il fait par instinct et s’il parlait par esprit ce qu’il parle par instinct pour la chasse, et pour avertir ses camarades que la proie est

�62

trouvée ou perdue, il parlerait bien aussi pour des choses où il a plus d’affection, comme pour dire: «Rongez cette corde qui me blesse, et où je ne puis atteindre.»

Le bec du perroquet qu’il essuie, quoiqu’il soit net.La machine d’arithmétique fait des effets qui

approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux; mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu’elle a de la volonté, comme les animaux.

Toute la dignité de l’homme est en la pensée. Mais qu’est-ce que cette pensée? Qu’elle est sotte!

La pensée est donc une chose admirable et incomparable par sa nature. Il fallait qu’elle eût d’étranges défauts pour être méprisable ; mais elle en a de tels que rien n’est plus ridicule. Qu’elle est grande par sa nature! Qu’elle est basse par ses défauts!

L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser: une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

�63

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu'il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale.

Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurais pas davantage en possédant des terres. Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point; par la pensée, je le comprends.

La raison nous commande bien plus impérieusement qu’un maître; car en désobéissant à l’un on est malheureux, et en désobéissant à l’autre on est un sot.

L’éternuement absorbe toutes les fonctions de l’âme aussi bien que la besogne; mais on n’en tire pas les mêmes conséquences contre la grandeur de l’homme, parce que c’est contre son gré. Et, quoiqu’on se le procure, néanmoins c’est contre son gré qu’on se le procure; ce n’est pas en vue de la chose même, c’est pour une autre fin: et ainsi ce n’est pas une marque de la faiblesse de l’homme, et de sa servitude sous cette action.

Il n’est pas honteux à l’homme de succomber sous la douleur, et il lui est honteux de succomber sous le

�64

plaisir. Ce qui ne vient pas de ce que la douleur nous vient d’ailleurs, et que nous recherchons le plaisir; car on peut rechercher la douleur, et y succomber à dessein, sans ce genre de bassesse. D’où vient donc qu’il est glorieux à la raison de succomber sous l’effort de la douleur, et qu’il lui est honteux de succomber sous l’effort du plaisir? C’est que ce n’est pas la douleur qui nous tente et nous attire; c’est nous-mêmes qui volontairement la choisissons et voulons la faire dominer sur nous, de sorte que nous sommes maîtres de la chose, et en cela c’est l’homme qui succombe à soi-même; mais dans le plaisir, c’est l’homme qui succombe au plaisir. Or il n’y a que la maîtrise et l’empire qui fasse la gloire, et que la servitude qui fasse honte...

4. Conclusion: Qu’il faut chercher Dieu

Avant que d’entrer dans les preuves de la religion chrétienne, je trouve nécessaire de représenter l’injustice des hommes qui vivent dans l’indifférence de chercher la vérité d’une chose qui leur est si importante, et qui les touche de si près.

�65

De tous leurs égarements, c’est sans doute celui qui les convainc le plus de folie et d’aveuglement, et dans lequel il est le plus facile de les confondre par les premières vues du sens commun et par les sentiments de la nature. Car il est indubitable que le temps de cette vie n’est qu’un instant, que l’état de la mort est éternel, de quelque nature qu’il puisse être, et qu’ainsi toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes selon l’état de notre éternité, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu’en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet.

Il n’y a rien de plus visible que cela et qu’ainsi selon les principes de la raison, la conduite des hommes est tout à fait déraisonnable, s’ils ne prennent une autre voie.

Que l’on juge là-dessus de ceux qui vivent sans songer à cette dernière fin de la vie, qui se laissent conduire à leurs inclinations et à leurs plaisirs sans réflexion et sans inquiétude, et comme s’ils pouvaient anéantir l’éternité en en détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux que dans cet instant seulement.

�66

Cependant cette éternité subsiste, et la mort, qui la doit ouvrir et qui les menace à toute heure, les doit mettre infailliblement dans peu de temps dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux, sans qu’ils sachent laquelle de ces éternités leur est à jamais préparée.

Voilà un doute d’une terrible conséquence. Ils sont dans le péril de l’éternité de misères; et sur cela, comme si la chose n’en valait pas la peine, ils négligent d’examiner si c’est de ces opinions que le peuple reçoit avec une facilité trop crédule, ou celles qui, étant obscures d’elles-mêmes, ont un fondement très solide quoique caché. Ainsi ils ne savent s’il y a vérité ou fausseté dans la chose, ni s’il y a force ou faiblesse dans les preuves. Ils les ont devant les yeux; ils refusent d’y regarder, et dans cette ignorance ils prennent le parti de faire tout ce qu’il faut pour tomber dans ce malheur au cas qu’il soit, d’attendre à en faire l’épreuve à la mort, d’être cependant fort satisfaits en cet état, d’en faire profession et enfin d’en faire vanité. Peut-on penser sérieusement à l’importance de cette affaire sans avoir horreur d’une conduite si extravagante?

�67

Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie. Car voici comme raisonnent les hommes quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu’ils sont et sans rechercher d’éclaircissement: «Je ne sais», disent-ils...

Qu’ils apprennent au moins quelle est la religion qu’ils combattent, avant que de la combattre. Si cette religion se vantait d’avoir une vue claire de Dieu et de le posséder à découvert et sans voile, ce serait la combattre que de dire qu’on ne voit rien dans le monde qui le montre avec cette évidence. Mais puisqu’elle dit au contraire que les hommes sont dans les ténèbres et dans l’éloignement de Dieu, qu’il s’est caché à leur connaissance, que c’est même le nom qu’il se donne dans les Écritures, Deus absconditus, et enfin, si elle travaille également à établir ces deux choses: que Dieu a établi des marques sensibles dans l’Église pour se faire reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement, et qu’il les a couvertes néanmoins de telle sorte qu’il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur

�68

coeur, quel avantage peuvent-ils tirer, lorsque, dans la négligence où ils font profession d’être de chercher la vérité, ils crient que rien ne la leur montre, puisque cette obscurité où ils sont, et qu’ils objectent à l’Église, ne fait qu’établir une des choses qu’elle soutient, sans toucher à l’autre, et établit sa doctrine, bien loin de la ruiner?

Il faudrait pour la combattre, qu’ils criassent qu’ils ont fait tous leurs efforts pour la chercher partout, et même dans ce que l’Église propose pour s’en instruire, mais sans aucune satisfaction. S’ils parlaient de la sorte, ils combattraient à la vérité une de ses prétentions. Mais j’espère montrer ici qu’il n’y a personne raisonnable qui puisse parler de la sorte, et j’ose même dire que jamais personne ne l’a fait. On sait assez de quelle manière agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts pour s’instruire, lorsqu’ils ont employé quelques heures à la lecture de quelque livre de l’Écriture, et qu’ils ont interrogé quelque ecclésiastique sur les vérités de la foi. Après cela, ils se vantent d’avoir cherché sans succès dans les livres et parmi les hommes. Mais en vérité, je leur dirai ce que j’ai dit souvent, que cette négligence n’est pas supportable. Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelque personne étrangère pour en

�69

user de cette façon; il s’agit de nous-même et de notre tout.

L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu’en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet.

Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet dont dépend toute notre conduite. Et c’est pourquoi entre ceux qui n’en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s’en instruire, à ceux qui vivent sans s’en mettre en peine et sans y penser.

Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui, n’épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations.

�70

Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et qui, par cette seule raison qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher ailleurs, et d’examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit avec une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d’elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très solide et inébranlable, je les considère d’une manière toute différente.

Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit; elle m’étonne et m’épouvante: c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour-propre: il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées.

Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre dans peu

�71

d’années dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéanti ou malheureux.

Il n’y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves: voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde. Qu’on fasse réflexion là-dessus et qu’on dise ensuite s’il n’est pas indubitable qu’il n’y a de bien en cette vie que l’espérance d’une autre vie, qu’on n’est heureux qu’à mesure qu’on s’en approche, et que comme il n’y aura plus de malheurs pour ceux qui avaient une entière assurance de l’éternité, il n’y a point aussi de bonheur pour ceux qui n’en ont aucune lumière.

C’est donc assurément un grand mal que d’être dans ce doute; mais c’est au moins un devoir indispensable de chercher, quand on est dans ce doute; et ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste; que s’il est avec cela tranquille et satisfait, qu’il en fasse profession, et enfin qu’il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu’il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n’ai point de terme pour qualifier une si extravagante créature.

Où peut-on prendre ces sentiments? Quel sujet de joie trouve-t-on à n’attendre plus que des misères sans

�72

ressource? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut-il faire que ce raisonnement se passe dans un homme raisonnable?

«Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.

�73

«Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais; et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude. Et de tout cela, je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver. Peut -ê tre que je pourra i s t rouver que lque éclaircissement dans mes doutes; mais je n’en veux pas prendre la peine ni faire un pas pour le chercher, et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin», - quelque certitude qu’ils en eussent, c’est un sujet de désespoir plutôt que de vanité - «je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future».

Qui souhaiterait d’avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière? qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires? qui aurait recours à lui dans ses afflictions? Et enfin à quel usage de la vie on le pourrait destiner?

�74

En vérité, il est glorieux à la religion d’avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu’elle sert au contraire à l’établissement de ses vérités. Car la foi chrétienne ne va presque qu’à établir ces deux choses: la corruption de la nature et la rédemption de Jésus-Christ. Or je soutiens que, s’ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs moeurs, ils servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature par des sentiments si dénaturés.

Rien n’est si important à l’homme que son état, rien ne lui est si redoutable que l’éternité; et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misère, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses: ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un

�75

même coeur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C’est un enchantement incompréhensible et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.

Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour faire gloire d’être dans cet état, dans lequel il semble incroyable qu’une seule personne puisse être. Cependant l’expérience m’en fait voir en si grand nombre que cela serait surprenant, si nous ne savions que la plupart de ceux qui s’en mêlent se contrefont et ne sont pas tels en effet; ce sont de gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l’emporté. C’est ce qu’ils appellent avoir secoué le joug, et qu’ils essayent d’imiter. Mais il ne serait pas difficile de leur faire entendre combien ils s’abusent en cherchant par là de l’estime. Ce n’est pas le moyen d’en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui jugent sainement des choses et qui savent que la seule voie d’y réussir est de se faire paraître honnête, fidèle, judicieux et capable de servir utilement son ami, parce que les hommes n’aiment naturellement que ce qui peut leur être utile. Or quel

�76

avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme qu’il a donc secoué le joug, qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu qui veille sur ses actions, qu’il se considère comme seul maître de sa conduite, et qu’il ne pense en rendre compte qu’à soi-même? Pense-t-il nous avoir porté par là à avoir désormais bien de la confiance en lui et en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie? Prétendent-ils nous avoir bien réjoui, de nous dire qu’ils tiennent que notre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d’un ton de voix fier et content? Est-ce donc une chose à dire gaiement? et n’est-ce pas une chose à dire tristement, au contraire, comme la chose du monde la plus triste?

S’ils y pensaient sérieusement, ils verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l’honnêteté, et si éloigné de toutes manières de ce bon air qu’ils cherchent, qu’ils seraient plutôt capables de redresser que de corrompre ceux qui auraient quelque inclination à les suivre. Et en effet, faites-leur rendre compte de leurs sentiments et des raisons qu’ils ont de douter de la religion; ils vous diront des choses si faibles et si basses, qu’ils vous persuaderont du contraire.

�77

C’était ce que leur disait un jour fort à propos une personne: «si vous continuez à discourir de la sorte, leur disait-il, en vérité vous me convertirez.» Et il avait raison, car qui n’aurait horreur de se voir dans des sentiments où l’on a pour compagnons des personnes si méprisables?

Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments seraient bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S’ils sont fâchés dans le fond de leur coeur de n’avoir pas plus de lumière, qu’ils ne le dissimulent pas: cette déclaration ne sera point honteuse. Il n’y a de honte qu’à n’en point avoir. Rien n’accuse davantage une extrême faiblesse d’esprit que de ne pas connaître quel est le malheur d’un homme sans Dieu; rien ne marque davantage une mauvaise disposition du coeur que de ne pas souhaiter la vérité de promesses éternelles; rien n’est plus lâche que de faire le brave contre Dieu. Qu’ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être véritablement capables; qu’ils soient au moins honnêtes gens s’ils ne peuvent être chrétiens, et qu’ils reconnaissent enfin qu’il n’y a que deux sortes de personnes qu’on puisse appeler raisonnables: ou ceux

�78

qui servent Dieu de tout leur coeur parce qu’ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur coeur parce qu’ils ne le connaissent pas.

Mais pour ceux qui vivent sans le connaître et sans le chercher, ils se jugent eux-mêmes si peu dignes de leur soin, qu’ils ne sont pas dignes du soin des autres, et qu’il faut avoir toute la charité de la religion qu’ils méprisent pour ne les pas mépriser jusqu’à les abandonner dans leur folie. Mais, parce que cette religion nous oblige de les regarder toujours, tant qu'ils seront en cette vie, comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu’ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons au contraire tomber dans l’aveuglement où ils sont, il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu’on fît pour nous si nous étions à leur place, et les appeler à avoir pitié d’eux-mêmes, et à faire au moins quelques pas pour tenter s’ils ne trouveront pas de lumières.

(Pascal, Oeuvres complètes, Éditions Gallimard, Paris, 1954, 1529 pages.)

�79

5. DE L’HORRIBLE DANGER DE LA LECTURE(1765)

Nous Joussouf-Chéribi, par la grâce de Dieu mouphti du Saint-Empire ottoman, lumière des lumières, élu entre les élus, à tous les fidèles qui ces présentes verront, sottise et bénédiction.

Comme ainsi soit que Saïd-Effendi, ci-devant ambassadeur de la Sublime-Porte vers un petit État nommé Frankrom, situé entre l’Espagne et l’Italie, a rapporté parmi nous le pernicieux usage de l’imprimerie, ayant consulté sur cette nouveauté nos vénérables frères les cadis et imans de la ville impériale de Stamboul, et surtout les fakirs connus par leur zèle contre l’esprit, il a semblé bon à Mahomet et à nous de condamner, proscrire, anathématiser ladite infernale invention de l’imprimerie, pour les causes ci-dessous énoncées.

1. Cette facilité de communiquer ses pensées tend évidemment à dissiper l’ignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés.

�80

2. Il est à craindre que, parmi les livres apportés d’Occident, il ne s’en trouve quelques-uns sur l’agriculture et sur les moyens de perfectionner les arts mécaniques, lesquels ouvrages pourraient à la longue, ce qu’à Dieu ne plaise, réveiller le génie de nos cultivateurs et de nos manufacturiers, exciter leur industrie, augmenter leurs richesses, et leur inspirer un jour quelque élévation d’âme, quelque amour du bien public, sentiments absolument opposés à la saine doctrine.

3. Il arriverait à la fin que nous aurions des livres d’histoire dégagés du merveilleux qui entretient la nation dans une heureuse stupidité. On aurait dans ces livres l’imprudence de rendre justice aux bonnes et aux mauvaises actions, et de recommander l’équité et l’amour de la patrie, ce qui est visiblement contraire aux droits de notre place.

4. Il se pourrait, dans la suite des temps, que de misérables philosophes, sous le prétexte spécieux, mais punissable, d’éclairer les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir de connaissance.

�81

5. Ils pourraient, en augmentant le respect qu’ils ont pour Dieu, et en imprimant scandaleusement qu’il remplit tout de sa présence, diminuer le nombre des pèlerins de la Mecque, au grand détriment du salut des âmes.

6 Il arriverait sans doute qu’à force de lire les auteurs occidentaux qui ont traité des maladies contagieuses, et de la manière de les prévenir, nous serions assez malheureux pour nous garantir de la peste, ce qui serait un attentat énorme contre les ordres de la Providence.

À ces causes et autres, pour l’édification des fidèles et pour le bien de leurs âmes, nous leur défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation éternelle. Et de peur que la tentation diabolique ne leur prenne de s’instruire, nous défendons aux pères et aux mères d’enseigner à lire à leurs enfants. Et, pour prévenir toute contravention à notre ordonnance, nous leur défendons expressément de penser, sous les mêmes peines; enjoignons à tous les vrais croyants de dénoncer à notre officialité quiconque aurait prononcé quatre phrases liées ensemble, desquelles on pourrait inférer un sens clair et net. Ordonnons que dans toutes les

�82

conversations on ait à se servir des termes qui ne signifient rien, selon l’ancien usage de la Sublime-Porte.

Et pour empêcher qu’il n’entre quelque pensée en contrebande dans la sacrée ville impériale, commettons spécialement le premier médecin de Sa Hautesse, né dans un marais de l’Occident septentrional; lequel médecin ayant déjà tué quatre personnes augustes de la famille ottomane, est intéressé plus que personne à prévenir toute introduction de connaissances dans le pays; lui donnons pouvoir, par ces présentes, de faire saisir toute idée qui se présenterait par écrit ou de bouche aux portes de la ville, et nous amener ladite idée pieds et poings liés, pour lui être infligé par nous tel châtiment qu’il nous plaira.

Donné dans notre palais de la stupidité, le 7 de la lune de Muharem, l’an 1143 de l’hégire.

Voltaire, Mélanges, Éditions Gallimard, Paris 1963, 1553 pages.

�83

6. DISCOURS DE SOCRATE

Il y a une troisième espèce de possession et de délire, celui qui vient des Muses. Quand il s’empare d’une âme tendre et pure, il l’éveille, la transporte, lui inspire des odes et des poèmes de toute sorte et, célébrant d’innombrables hauts faits des anciens, fait l’éducation de leurs descendants. Mais quiconque approche des portes de la poésie sans que les Muses lui aient soufflé le délire, persuadé que l’art suffit pour faire de lui un bon poète, celui-là reste loin de la perfection, et la poésie du bon sens est éclipsée par la poésie de l’inspiration.

…XXV. - Il faut parler maintenant de la nature de

l’âme. Pour montrer ce qu’elle est, il faudrait une science toute divine et de longs développements; mais, pour en donner une idée approximative, on peut se contenter d’une science humaine et l’on peut être plus bref. J’adopterai donc ce dernier procédé, et je dirai qu’elle ressemble à une force composée d’un attelage et

�84

d’un cocher ailés. Chez les dieux, chevaux et cochers sont également bons et de bonne race; chez les autres êtres, ils sont de valeur inégale; chez nous, le cocher gouverne l’attelage, mais l’un de ses chevaux est excellent et d’excellente race, l’autre est tout le contraire et par lui-même et par son origine. Il s’ensuit fatalement que c’est une tâche pénible et malaisée de tenir les rênes de notre âme. Mais comment faut-il entendre les termes d’être mortel et d’être immortel, c’est ce qu’il faut tâcher d’expliquer. Tout ce qui est âme a la tutelle de tout ce qui est inanimé, et fait le tour du ciel, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. Quand elle est parfaite et ailée, elle parcourt l’empyrée et gouverne tout l’univers. Quand elle a perdu ses ailes, elle est emportée dans les airs, jusqu’à ce qu’elle saisisse quelque chose de solide, où elle établit sa demeure. Et quand elle a ainsi rencontré un corps terrestre, qui sous son impulsion, paraît se mouvoir de lui-même, cet assemblage d’une âme et d’un corps s’appelle un animal, et on le qualifie de mortel. Quant au nom d’immortel, il ne s’explique par aucun raisonnement en forme; mais dans l’impossibilité où nous sommes de voir et de connaître exactement la divinité, nous nous la représentons

�85

comme un être vivant immortel, doué d’un âme et d’un corps, éternellement unis l’un à l’autre. Mais qu’il en soit ce qu’il plaira à Dieu et qu’on en dise ce qu’on voudra, recherchons pourquoi l’âme perd et laisse tomber ses ailes. Voici à peu près ce qu’on peut en dire:

XXVI.La nature a doué l’aile du pouvoir d’élever ce qui est

pesant vers les hauteurs où habite la race des dieux, et l’on peut dire que, de toutes les choses corporelles, c’est elle qui participe le plus à ce qui est divin. Or ce qui est divin, c’est ce qui est beau, sage, bon et tout ce qui ressemble à ces qualités, et c’est ce qui nourrit et fortifie le mieux les ailes de l’âme, tandis que les défauts contraires, comme la laideur et la méchanceté, les ruinent et les détruisent. Or le guide suprême, Zeus, s’avance le premier dans le ciel, conduisant son char ailé, ordonnant et gouvernant toutes choses; derrière lui marche l’armée des dieux et des démons répartie en onze cohortes; car Hestia reste seule dans la maison des dieux, tandis que les autres qui comptent parmi les douze dieux conducteurs, marchent en tête de leur cohorte, à la place qui leur a été assignée. Que

�86

d’heureux spectacles, que d’évolutions ravissantes animent l’intérieur du ciel, où les dieux bienheureux circulent pour accomplir leur tâche respective, accompagnés de tous ceux qui veulent et peuvent le suivre, car l’envie n’approche point du choeur des dieux! Lorsqu’ils vont prendre leur nourriture au banquet divin, ils montent par un chemin escarpé au plus haut point de la voûte du ciel. Alors les chars des dieux, toujours en équilibre et faciles à diriger, montent sans effort; mais les autres gravissent avec peine, parce que le cheval vicieux est pesant et qu’il alourdit et fait pencher le char vers la terre, s’il a été mal dressé par son cocher; c’est une tâche pénible et une lutte suprême que l’âme doit alors affronter; car les âmes immortelles, une fois parvenues au haut du ciel, passent de l’autre côté et vont se placer sous la voûte du ciel, et, tandis qu’elles s’y tiennent, la révolution du ciel les emporte dans sa course, et elles contemplent les réalités qui sont en dehors du ciel.

XXVII. - L’espace qui s’étend au-dessus du ciel n’a pas encore été chanté par aucun des poètes d’ici-bas et ne sera jamais chanté dignement. Je vais dire ce qui en

�87

est; car il faut oser dire la vérité, surtout quand on parle sur la vérité. L’essence, véritablement existante, ce qui est sans couleur, sans forme, impalpable, uniquement perceptible au guide de l’âme, l’intelligence, et qui est objet de la véritable science, réside en cet endroit. Or la pensée de Dieu, étant nourrie par l’intelligence et la science absolue, comme d’ailleurs la pensée de toute âme qui doit recevoir l’aliment qui lui est propre, se réjouit de revoir enfin l’être en soi et se nourrit avec délices de la contemplation de la vérité, jusqu’à ce que le mouvement circulaire la ramène à son point de départ. Pendant cette révolution, elle contemple la justice en soi, elle contemple la sagesse en soi, elle contemple la science, non celle qui est sujette à l’évolution ou qui diffère suivant les objets que nous qualifions ici-bas de réels, mais la science qui a pour objet l’Être absolu. Et quand elle a de même contemplé les autres essences et qu’elle s’en est nourrie, l’âme se replonge à l’intérieur de la voûte céleste et rentre dans sa demeure; puis, lorsqu’elle est rentrée, le cocher, attachant ses chevaux à la crèche, leur jette l’ambroisie, puis leur fait boire le nectar.

�88

XXVIII. - Telle est la vie des dieux. Parmi les autres âmes, celle qui suit la divinité de plus près et lui ressemble le plus, élève la tête de son cocher vers l’autre côté du ciel et se laisse ainsi emporter au mouvement circulaire, mais, troublée par ses chevaux, elle a de la peine à contempler les essences; telle autre tantôt s’élève, tantôt s’abaisse, mais, gênée par les mouvements désordonnés des chevaux, aperçoit certaines essences, tandis que d’autres lui échappent. Les autres âmes sont toutes avides de monter, mais, impuissantes à suivre, elles sont submergées par le tourbillon qui les emporte, elles se foulent, elles se précipitent les unes sur les autres, chacune essayant de se pousser avant l’autre. De là un tumulte, des luttes et des efforts désespérés, où, par la faute des cochers, beaucoup d’âmes deviennent boiteuses, beaucoup perdent une grande partie de leurs ailes. Mais toutes, en dépit de leurs efforts, s’éloignent sans avoir pu jouir de la vue de l’absolu, et n’ont plus dès lors d’autre aliment que l’opinion. La raison de ce grand empressement à découvrir la plaine de la vérité, c’est que la pâture qui convient à la partie la plus noble de l’âme vient de la prairie qui s’y trouve, et que les propriétés naturelles de l’aile s’alimentent à ce qui rend

�89

l’âme plus légère; c’est aussi cette loi d’Adrastée, que toute âme qui a pu suivre l’âme divine et contempler quelqu’une des vérités absolues, est à l’abri du mal jusqu’à la révolution suivante, et que, si elle réussit à le faire toujours, elle est indemne pour toujours. Mais lorsque, impuissante à suivre les dieux, l’âme n’a pas vu les essences, et que par malheur, gorgée d’oubli et de vice, elle s’alourdit, puis perd ses ailes et tombe vers la terre, une loi lui défend d’animer à la première génération le corps d’un animal, et veut que l’âme qui a vu le plus de vérités produise un homme qui sera passionné pour la sagesse, la beauté, les muses et l’amour, que l’âme qui tient le second rang donne un roi juste ou guerrier et habile à commander; que celle du troisième rang donne un politique, un économe, un financier; que celle du quatrième produise un gymnaste infatigable ou un médecin; que celle du cinquième mène la vie du devin ou de l’initié; que celle du sixième s’assortisse à un poète ou à quelque artiste imitateur, celle du septième à un artisan ou à un laboureur, celle du huitième à un sophiste ou à un démagogue, celle du neuvième à un tyran.

�90

XXIX. - Dans tous ces états, ceux qui ont vécu en pratiquant la justice obtiennent en échange une destinée meilleure; ceux qui l’ont violée, une destinée plus mauvaise. En effet, aucune âme ne revient au lieu d’où elle est partie avant dix mille années; car elle ne recouvre pas ses ailes avant ce laps de temps, à moins qu’elle n’ait été l’âme d’un homme qui ait cherché la vérité avec un coeur simple ou qui ait aimé les jeunes gens d’un amour philosophique. Alors, à la troisième période de mille ans, si elle a embrassé trois fois de suite ce genre de vie, elle reprend ses ailes et retourne vers les dieux après la trois millième année. Pour les autres, quand elles sont arrivées au terme de leur première vie, elles subissent un jugement. Ce jugement rendu, les unes descendent dans les prisons souterraines pour payer leur peine; les autres, allégées par l’arrêt du juge, s’élèvent vers un certain endroit du ciel pour y mener l’existence qu’elles ont méritée, tandis qu’elles vivaient sous la forme humaine. Au bout de mille ans, les unes et les autres reviennent pour prendre part à un nouveau partage, où chacune peut choisir la vie qui lui plaît. Alors l’âme d’un homme entre dans le corps d’une bête, et l’âme d’une bête rentre dans le corps d’un homme,

�91

pourvu qu’elle ait été déjà un homme; car celle qui n’a jamais vu la vérité ne saurait revêtir la forme humaine. Pour être homme, en effet, il faut comprendre ce qu’on appelle le général, qui partant de la multiplicité des sensations, les ramène par le raisonnement à l’unité. Or cette faculté est une réminiscence des choses que notre âme a vues quand elle cheminait avec l’âme divine et que, dédaignant ce que nous prenons ici-bas pour des êtres, elle se redressait pour contempler l’être véritable. Voilà pourquoi il est juste que, seule, la pensée du philosophe ait des ailes; car elle ne cesse de poursuivre de toutes ses forces, par le souvenir, les choses dont la possession assure à Dieu même sa divinité. L’homme qui sait tirer parti de ces réminiscences, initié sans cesse aux mystères de l’absolue perfection, devient seul véritablement parfait. Détaché des passions humaines et occupé des choses divines, il encourt les reproches de la foule, qui le tient pour insensé et ne s’aperçoit pas qu’il est inspiré.

XXX. - C’est ici qu’en voulait venir tout ce discours sur la quatrième espèce de délire. Quand la vue de la beauté terrestre réveille le souvenir de la beauté

�92

véritable, que l’âme revêt des ailes et que, confiante en ces ailes nouvelles, elle brûle de prendre son essor, mais que, sentant son impuissance, elle lève, comme l’oiseau, ses regards vers le ciel, et que négligeant les choses d’ici-bas, elle se fait accuser de folie, l’enthousiasme qui s’élève ainsi est le plus enviable, en lui-même et dans ses causes, pour celui qui le ressent et pour celui auquel il le communique; et celui qui, possédé de ce délire, s’éprend d’amour pour les beaux jeunes gens, reçoit le nom d’amant. J’ai dit que toute âme d’homme a naturellement contemplé les essences, autrement elle ne serait pas entrée dans un homme; mais il n’est pas également facile à toutes les âmes de se ressouvenir des choses du ciel à la vue des choses de la terre; car certaines âmes n’ont qu’entrevu les choses du ciel; d’autres, après leur chute sur la terre, ont le malheur de se laisser entraîner à l’injustice par les mauvaises compagnies, et d’oublier les mystères sacrés qu’elles ont vus alors; il n’en reste qu’un petit nombre qui en ont gardé un souvenir suffisant. Quand celles-ci aperçoivent quelque image des choses du ciel, elles sont saisies et ne sont plus maîtresses d’elles-mêmes; mais elles ne reconnaissent pas ce qu’elles éprouvent, parce qu’elles

�93

n’en ont pas des perceptions assez claires. C’est qu’en ce qui regarde la justice, la tempérance et les autres biens de l’âme, leurs images d’ici-bas ne jettent point d’éclat; par suite de la faiblesse de nos organes, c’est à peine si quelques-uns, rencontrant des images de ces vertus, reconnaissent le genre du modèle qu’elles représentent. Mais la beauté, au contraire, était facile à voir à cause de son éclat lorsque, mêlés au choeur des bienheureux, nous, à la suite de Zeus, d’autres, à la suite d’un autre dieu, nous jouissions de cette vue et de cette contemplation ravissante, et qu’initiés, on peut le dire, aux plus délicieux des mystères, et les célébrant dans la plénitude de la perfection et à l’abri de tous les maux qui nous attendaient dans l’avenir, nous étions admis à contempler dans une pure lumière des apparitions parfaites, simples, immuables, bienheureuses, purs nous-mêmes et exempts des stigmates de ce fardeau que nous portons avec nous et que nous appelons le corps, et où nous sommes emprisonnés comme l’huître dans sa coquille.

XXXI. Il faut pardonner ces longueurs au souvenir et au regret de ces visions célestes. Je reviens à la beauté.

�94

Nous l’avons vue alors, je l’ai dit, resplendir parmi ces visions; retombés sur la terre, nous la voyons par le plus pénétrant de tous les sens effacer tout de son éclat. La vue est, en effet, le plus subtil des organes du corps; cependant elle ne perçoit pas la sagesse; car la sagesse susciterait d’incroyables amours si elle présentait à nos yeux une image aussi claire que celle de la beauté, et il en serait de même de toutes les essences dignes de notre amour. La beauté seule jouit du privilège d’être la plus visible et la plus charmante. Mais l’homme dont l’initiation est ancienne ou qui s’est laissé corrompre, a peine à remonter, d’ici-bas dans l’autre monde, vers la beauté absolue, quand il contemple sur terre une image qui en porte le nom. Aussi, loin de sentir du respect à sa vue, il cède à l’aiguillon du plaisir, et, comme une bête, il cherche à la saillir et à lui jeter sa semence, et dans la frénésie de ses approches, il ne craint ni ne rougit de poursuivre une volupté contre nature. Mais celui qui a été récemment initié, qui a beaucoup vu dans le ciel, aperçoit-il en un visage une heureuse imitation de la beauté idéale, aussitôt il le vénère comme un dieu, et, s’il ne craignait de passer pour frénétique, il lui offrirait des victimes comme à une idole ou à un dieu. À sa vue,

�95

comme s’il avait le frisson de la fièvre, il change de couleur, il se couvre de sueur, il se sent brûlé d’un feu inaccoutumé. À peine a-t-il reçu par les yeux les effluves de la beauté, qu’il s’échauffe, et que la substance de ses ailes en est arrosée. Cette chaleur fond l’enveloppe qui, resserrée longtemps par la sécheresse, les empêchait de germer; sous l’afflux des effluves nourrissants, la tige de l’aile se gonfle et se met à pousser de la racine sur toute la forme de l’âme; car jadis l’âme était tout ailes.

XXXII. - En cet état, l’âme tout entière bouillonne et se soulève; elle éprouve le même malaise que ceux qui font des dents: la croissance des dents provoque des démangeaisons et une irritation des gencives; c’est ce qui arrive à l’âme dont les ailes commencent à pousser: la pousse des ailes provoque une effervescence, un agacement, des démangeaisons du même genre. Quand elle regarde la beauté du jeune garçon et que des parcelles s’en détachent et coulent en elle - de là vient le nom donné au désir - et qu’en la pénétrant elles l’arrosent et l’échauffent tout ensemble, l’âme respire et se réjouit. Mais quand elle est séparée du bien-aimé et qu’elle se dessèche, les orifices des pores par où sortent

�96

les ailes se desséchant aussi, se ferment et barrent la route au germe des ailes. Ce germe enfermé avec le désir saute comme le sang bat dans les artères, pique chacune des issus respectives où il se trouve, de sorte que l’âme, aiguillonnée de toutes parts, se débat dans la souffrance. Mais, d’un autre côté, elle se réjouit au souvenir de la beauté. Cet étrange mélange de douleur et de joie la tourmente et, dans sa perplexité, elle s’enrage, et sa frénésie l’empêche de dormir la nuit et de rester en place pendant le jour; aussi court-elle avidement du côté où elle pense voir celui qui possède la beauté. Quand elle l’a vu et quand elle a fait entrer en elle le désir, elle sent s’ouvrir les issues fermées naguère, et, reprenant haleine, elle ne sent plus l’aiguillon ni la douleur; au contraire, elle goûte pour le moment la volupté la plus suave. Aussi l’amant ne voudrait-il jamais quitter son bel ami, et le met-il au-dessus de tout; mère, frères, camarades, il oublie tout, et, si sa fortune négligée se perd, il n’en a cure. Les usages et les convenances, qu’il se piquait d’observer auparavant, le laissent indifférent; il consent à être l’objet de son désir; car, outre qu’il vénère celui qui possède la beauté, il ne trouve qu’en lui le médecin de ses tourments. Cette affection, bel enfant

�97

à qui s’adresse mon discours, les hommes l’appellent Eros; quant au nom que lui donnent les dieux, tu en riras sans doute, parce que tu es jeune. Certains Homérides, je crois, citent à propos d’Eros deux vers des poèmes détachés, dont l’un est tout à fait irrespectueux et peu modeste. Ces vers disent:

«Les mortels le nomment Eros ailé, Et les dieux Ptéros, parce qu’il donne des ailes.»

On peut admettre ou rejeter l’autorité de ces vers; mais la cause et la nature de l’affection des amants sont exactement telles que je les ai dépeintes.

XXXIII. - Quand un suivant de Zeus est épris d’amour, il a plus de force pour supporter le choc du dieu ailé; ceux qui ont été les sectateurs d’Arès et qui ont fait le tour du ciel à sa suite, quand ils sont captivés par Eros et qu’ils se croient outragés par le bien-aimé, deviennent meurtriers et n’hésitent pas à sacrifier et eux-mêmes et l’objet de leur amour. C’est ainsi que chacun, honorant et imitant le dieu dont il a été choreute, règle, autant qu’il le peut, sa vie sur lui, tant qu’il n’est pas corrompu et qu’il n’a pas dépassé la

�98

première génération sur la terre; et le même principe gouverne sa conduite dans ses relations avec ceux qu’il aime et avec les autres. Chacun choisit selon son caractère parmi les beaux garçons l’objet de son amour; il en fait son dieu, il lui dresse une statue dans son coeur, et le charge d’ornements, pour la vénérer et célébrer ses mystères. Les sectateurs de Zeus recherchent un ami qui ait une âme de Zeus; ils examinent s’il a le goût de la sagesse et le don du commandement, et quand ils l’ont trouvé et s’en sont épris, ils font tout pour perfectionner en lui ces qualités. S’ils ne s’étaient pas encore engagés dans les études qui s’y rapportent, ils s’y adonnent et s’instruisent près de maîtres qu’ils peuvent trouver ou par leurs propres recherches; ils scrutent en eux-mêmes pour découvrir la nature de leur dieu, et ils y réussissent, parce qu’ils sont forcés de tenir leurs regards tendus vers le dieu; puis, quand ils l’ont ressaisi par le souvenir, pris d’enthousiasme, ils lui empruntent ses moeurs et ses goûts, autant qu’il est possible à l’homme de participer à la divinité. Comme ils attribuent ce perfectionnement au bien-aimé, ils l’en aiment encore davantage, et, quand ils ont puisé leur inspiration en Zeus, comme les bacchantes, ils la

�99

reversent dans l’âme du bien-aimé et le rendent autant qu’ils le peuvent semblable à leur dieu. Ceux qui suivaient Hera cherchent une âme royale, et, quand ils l’ont trouvée, ils tiennent avec elle la même conduite. Les suivants d’Apollon et de chacun des autres dieux, se réglant de même sur leur dieu, cherchent dans leur jeune ami un naturel conforme à leur modèle, et quand ils l’ont trouvé, alors, imitant le dieu et pressant le jeune homme de l’imiter, ils règlent ses inclinations et l’amènent à reproduire le caractère et l’idée du dieu, autant qu’il peut le faire. Loin d’avoir pour le bien-aimé de la jalousie ou une basse malveillance, ils font tous les efforts possibles pour l’amener à une parfaite ressemblance avec eux et le dieu qu’ils honorent. Ainsi le zèle des vrais amants et leurs initiations, s’ils parviennent à réaliser leur désir de la manière que je dis, ont une belle et heureuse influence sur l’aimé, quand ils est pris par un amant en délire. Or voici comment il se laisse prendre.

XXXIV. - Au début de cette allégorie, j’ai distingué dans l’âme trois parties et assimilé les deux premières à des chevaux et la troisième à un cocher. Continuons à

�100

faire usage de la même figure. Des deux chevaux, disions-nous, l’un est bon, l’autre ne l’est pas; mais nous n’avons pas dit en quoi consistait la bonté de l’un, la méchanceté de l’autre; c’est ce qu’il faut expliquer à présent. Le premier, placé à droite, est droit et bien découplé, d’encolure haute, les naseaux aquilins, la robe blanche et les yeux noirs; il est amoureux de l’honneur, de la tempérance et de la pudeur, attaché à l’opinion vraie; la parole et la raison, sans les coups, suffisent à le conduire; l’autre, au contraire, est tortu, épais, mal bâti, le cou trapu, l’encolure courte, la face camarde, la robe noire, les yeux bleus et injectés de sang; il est ami de la violence et de la fanfaronnade, il est velu autours des oreilles, il est sourd et n’obéit qu’avec peine au fouet et à l’aiguillon. Quand donc le cocher, apercevant l’objet d’amour, sent toute son âme prendre feu et qu’il est envahi par les chatouillements et les aiguillons du désir, le cheval docile aux rênes, dominé comme toujours par la pudeur, se retient de bondir sur le bien-aimé; mais l’autre, sans souci de l’aiguillon ni du fouet, saute et s’emporte avec violence; il donne toutes les peines du monde à son compagnon d’attelage et à son cocher, et les contraint d’aborder le jeune garçon et de l’entretenir

�101

des plaisirs d’Aphrodite. Tous les deux résistent d’abord, indignés qu’on les pousse à des démarches si hardies et si criminelles; mais à la fin, comme il ne cesse de les tourmenter, ils se laissent entraîner, cèdent et consentent à lui obéir; ils s’approchent du jeune homme et contemplent cette apparition resplendissante.

XXXV. - À sa vue, la mémoire du cocher se reporte vers l’essence de la beauté, et il la revoit debout avec la tempérance sur un piédestal sacré. Devant cette vision, saisi de crainte et de respect, il se renverse en arrière, ce qui lui fait tirer les rênes avec tant de violence que les deux chevaux tombent sur leur croupe, l’un volontairement, parce qu’il ne résiste pas, mais l’autre, le brutal, tout à fait malgré lui. Tandis qu’ils reculent, l’un, de honte et de stupeur, mouille de sueur l’âme tout entière; mais l’autre, remis de la douleur que le mors et sa chute lui ont causée, ayant à peine repris haleine, s’emporte et charge de reproches et d’outrages son guide et son compagnon, sous prétexte qu’ils ont, par lâcheté et couardise, abandonné leur poste et manqué à leur parole. En dépit qu’ils en aient, il veut les contraindre à revenir à la charge, et c’est à grand-peine

�102

qu’il accorde un délai à leurs prières. Le terme échu, comme ils font semblant d’oublier, il leur rappelle leur engagement, les violente, hennit, les tiraille et les force à s’approcher du jeune garçon pour lui faire les mêmes propositions; puis quand ils sont en sa présence, avançant la tête, tendant la queue, mordant le frein, il les traîne avec effronterie; mais le cocher, saisi d’une émotion plus forte encore que la première fois, comme s’il se rejetait en arrière à l’entrée de la carrière, tire encore plus fort sur la bouche du cheval emporté, ensanglante sa langue insolente et ses mâchoires, le renverse sur ses jambes de derrière et sa croupe, et le fait souffrir. Lorsque, après quelques expériences de cette nature, le cheval vicieux a perdu sa fougue et se sent dompté, il obéit désormais à son prévoyant cocher, et quand il voit le bel enfant, il se meurt de terreur. C’est alors seulement que l’âme de l’amant suit le jeune garçon avec respect et avec crainte.

(Platon, Phèdre, Éditions Garnier-Flammarion, Paris, 1964.)

�103

7. LA POLITIQUE ET L’ART VÉTÉRINAIRE

Le Canada qui est un journal bien renseigné, comme chacun sait, prétend qu’il y a deux cent quatorze circonscriptions électorales dans le pays. Mais ce que le Canada ne dit pas, c’est que sur ces deux cent quatorze circonscriptions, il y en a une qui est représentée par deux vétérinaires. La province de Québec a la gloire de posséder ce territoire fortuné qui s’appelle le comté de Vaudreuil. Demolins ira encore parler de la supériorité des Anglo-Saxons!

Ce serait une erreur de croire que cette région n’est peuplée que de boeufs, ou que les hommes n’y ont pas droit de vote. Les boeufs n’y ont que leur légitime part d’influence, et c’est là comme ailleurs: il n’y a pas de différence. Quant à savoir pourquoi le comté n’élit que des vétérinaires, c’est une question que nous renonçons à approfondir. Cela tombe dans la psychologie des foules, et c’est trop fort pour nos moyens.

Ce qui est certain, c’est que les deux députés sont assez populaires auprès de leurs électeurs.

�104

Cela se comprend assez pour Pilon, vétérinaire du comté à l’Assemblée législative.

- C’est, disent les gens, un homme sans prétention, un homme tout ainsi. Il est presque toujours en guenilles et on n’est pas gêné pour lui parler. Et puis c’est un des nôtres; on sait où le trouver quand nos animaux sont malades, et il n’est pas chèrant...

Le succès de Boyer, vétérinaire du comté à Ottawa, s’explique moins facilement. Celui-ci s’y entend comme pas un, paraît-il, à poser un cautère, à accoucher une vache, ou à détourner un avortement, et l’on ne compte plus ni les moutons qu’il a sauvés de la clavelée, ni les cochons qui lui doivent la vie. Seulement, ne voilà-t-il pas que depuis son élection il s’est mis en tête de se faire passer pour médecin. Il se fait appeler «Monsieur le Docteur», et il néglige ses anciens malades.

C’était assez pour le tuer dans l’esprit de ses électeurs. Heureusement qu’il a su se racheter. Dans ce but, on l’a vu se consacrer avec un zèle incroyable aux innovations les plus extraordinaires. - Il commença par organiser des sociétés; il voulait en mettre partout et de toutes les sortes: sociétés coopératives, agricoles, horticoles, arboricoles, pommicoles, carotticoles... que

�105

sais-je encore? S’il avait suivi son projet jusqu’au bout, chaque paroisse en aurait aujourd’hui une demi-douzaine; chaque société compterait trois présidents d’honneur, cinq présidents d’office, seize vice-présidents, autant de secrétaires, et un nombre illimité de conseillers; de plus, elle renouvellerait son bureau de direction tous les trois mois. Ainsi, chacun des électeurs de M. Boyer recevrait sa part d’honneurs, et aux prochaines élections celui-ci pourrait prendre pour programme ces simples mots: TOUT LE MONDE PRÉSIDENT. Il serait élu par acclamation.

J’ignore pourquoi il s‘est arrêté en si beau chemin. Mais il ne faudrait pas croire qu’il n’eût à s’occuper que de cette affaire. Chaque jour voyait surgir de nouvelles idées du vétérinaire Boyer, propres à surprendre tout le monde. Ce n’étaient partout que congrès, assemblées, démonstrations, banquets. Les bonnes gens de Vaudreuil, qui dormaient depuis des années dans les habitudes anciennes, n’en revenaient plus.

L’une de ses entreprises les plus fameuses, ce fut quand il forma, en plein coeur du comté de Vaudreuil, son escadron de cavalerie. Il se fit lui-même nommer major et prit sans plus tarder le commandement de cette

�106

nouvelle milice. Il se croyait aussi versé en art militaire qu’en politique, en quoi il avait raison. Aussi n’avait-il pas commencé ses exercices depuis deux semaines, que la moitié des chevaux étaient fourbus. Là-dessus, intervention forcée de Pilon, vétérinaire à Québec, qui en eut pour un mois à réparer le mal fait par son collègue fédéral. Les habitants étaient en sacre.

Boyer a de plus doté son comté d’un journal - L’Écho de Vaudreuil - dont il est à la fois le propriétaire, le directeur et le rédacteur en chef. Ce n’est pas tout à fait le Times de Londres, mais c’est dans le même genre. C’est là qu’on voit ce qu’il faut penser des intrigues des cours de Bavière et de la politique du Vatican. C’est là qu’il faut chercher le dernier mot sur la question des trusts et sur le programme de M. Bryan. C’est là que M. Roosevelt est proprement remis à sa place et qu’est prédit avec exactitude l’avenir de la démocratie. C’est là enfin que M. Gustave Boyer, vétérinaire du comté de Vaudreuil à Ottawa, dit tour à tour leur fait à M. Asquith et à M. Clemenceau. On trouve tout cela pour deux sous dans L’Écho de Vaudreuil, avec divers conseils sur l’élevage des cochons et sur le rechaussement des patates, beaucoup d’injures aux

�107

nationalistes, quatre ou cinq éloges de M. Boyer par M. Boyer, et un nombre égal d’annonces pour les médicaments brevetés.

Je vous ai dit que Boyer est un novateur. Bien avant de connaître la théorie de la réforme de l’orthographe, il en avait donné dans son journal des exemples immortels. Avec les néologismes qu’il a créés, on composerait un lexique prodigieux. C’est lui qui a enrichi la langue française du mot Myrthe, aujourd’hui classique. Avec les tournures de phrases qu'il a inventées et ses façons nouvelles de faire accorder les participes, on referait la grammaire d’un bout à l’autre, et c’est grâce à lui qu’on sera bientôt fixé d’une façon définitive sur la question de savoir s’il faut écrire des pommes de terre pourries ou des pommes de terre pourrites.

Le bruit avait d’abord couru que Boyer, à raison de son titre de vétérinaire, remplacerait prochainement M. Fisher à l’Agriculture. Mais comme il connaît l’utilité d’avoir toujours au moins deux cordes à son arc, il a pensé à se faire un nom dans l’armée canadienne, et il a formé son escadron de cavalerie: il croit que cela lui assurera très certainement la succession de Sir

�108

Frederick Borden. Quant à être ministre de la Justice, il n’y songe guère depuis que M. Aylesworh a annoncé sa détermination de rester dans la politique.

À l’Agriculture ou à la Milice, M. Boyer saura, nous n’en doutons point, faire honneur à sa race. Ce qu’il nous faut à la tête du pays, ce sont avant tout des hommes d’exemple. Les moeurs dissolues de M. Fisher sont un scandale qui dure depuis déjà trop longtemps. Le peuple est fatigué des ministres qui ne songent qu’à entretenir des danseuses.

On pourrait seulement se demander ce que deviendra L’Écho de Vaudreuil quand son rédacteur actuel sera forcé de voir à la direction d’un ministère. Nous suggérons qu’en cette occurrence il se fasse remplacer par son cheval. Sans connaître le coursier du Major, nous pouvons garantir que les lettres françaises ne perdront rien au change. Caligula, par une loi, avait fait de son cheval, un consul. Il y a deux mille ans de cela. C’est bien le moins qu’au vingtième siècle le major Boyer puisse faire de son cheval un journaliste. Un petit «bill privé» à la Législature de Québec y suffira. Il y a du reste tant de journalistes qui pensent et écrivent comme des chevaux, qu’on ne voit pas bien pourquoi un

�109

cheval ne pourrait pas penser et écrire comme un journaliste.

Jules Fournier, Mon encrier, Éditions Fides, Montréal, 1965, 350 pages.

�110

8. LA LANGUE FRANÇAISE AU CANADAPremière lettre1

Mon cher confrère,En refermant tantôt le livre que vous venez de

consacrer aux maladies du parler canadien-français, je songeais involontairement à ce chapitre de Maria Chapdelaine, le roman déjà fameux de Louis Hémon, où l’auteur met tour à tour en scène, au chevet de la mère Chapdelaine mourante, le médecin de Mistook et le rebouteur de Saint-Félicien.

Cela se passe, comme sans doute vous le rappelez-vous, dans les régions de colonisation, tout au fond des forêts du lac Saint-Jean. Depuis quatre jours, la pauvre vieille est au lit; depuis quatre jours, elle souffre horriblement. Il faut faire vingt-deux milles pour trouver le plus proche médecin, et l’on ne s’est décidé que ce matin à l’aller chercher. Enfin, le voici qui arrive.

«Le père Chapdelaine, ayant dételé et soigné son cheval, rentra dans la maison à son tour. Il s’assit à

Écrite à Ottawa en janvier 1917, en réponse à un livre de M. Louvigny de 1

Montigny qui porte le même titre que cette lettre.

�111

distance respectueuse avec ses enfants pendant que le médecin remplissait ses rites. Ils pensaient tous:

«Maintenant on va savoir ce que c’est, et il va lui donner de bons remèdes...»

Mais quand l’examen fut fini, au lieu d’avoir recours de suite aux philtres de son sac, il resta hésitant et se mit à poser des questions sans fin. Comment cela avait commencé, et de quoi elle se plaignait surtout... Si elle avait déjà souffert du même mal... Ses réponses ne semblèrent pas l’éclairer beaucoup; alors il s’adressa à la malade elle-même, mais n’obtint d’elle que des indications vagues et des plaintes, - Si ça n’est rien qu’un effort qu’elle s’est donné, fit-il à la longue, elle guérira toute seule: elle n’a qu’à rester au lit sans bouger. Mais si c’est une lésion dans le milieu du corps, aux rognons ou ailleurs, ça peut être méchant.

Il sentit confusément que le doute où il restait plongé désappointait les Chapdelaine, et voulut rétablir son prestige.

- Des lésions internes, c’est grave, et on ne peut rien y voir. Le plus grand savant du monde ne pourrait pas vous en dire plus long que moi.»

�112

Mécontente du médecin, la famille fait appeler un rebouteur.

«C’était un petit homme maigre à figure triste avec des yeux très doux. Comme toutes les fois qu’on l’appelait au chevet d’un malade, il avait mis ses vêtements de cérémonie, de drap foncé, assez usés, qu’il portait avec la gaucherie des paysans endimanchés. Mais les fortes mains brunes qui saillissaient des manches avaient des gestes qui imposaient la confiance. Elles palpèrent les membres et le corps de la mère Chapdelaine avec des précautions infinies, sans lui arracher un seul cri de douleur, et après cela il resta longtemps immobile, assis près du lit, la contemplant comme s’il attendait qu’une intuition miraculeuse lui vînt.

Mais quand il parla, ce fut pour dire:- Vous avez-t-y appelé le curé? Il est venu... Et quand

c’est qu’il doit revenir? Demain... C’est correct.Après un nouveau silence, il avoua simplement:- Je n’y peux rien... C’est une maladie dans le dedans

du corps, que je ne connais pas. Si ç’avait été un

�113

accident, des os brisés, je l’aurais guérie. Je n’aurais rien eu qu’à sentir ses os avec mes mains, et puis le Bon Dieu m’aurait inspiré quoi faire, et je l’aurais guérie. Mais ça c’est un mal que je ne connais pas.»

Le médecin de Mistook et le rebouteur de Saint-Félicien! Je ne dirai jamais assez combien, pour ma part, j’aime leurs figures candides et raisonnables, combien je suis touché de leur bon sens et de leur modestie. Ils ne possédaient, je crois bien, l’un et l’autre qu’une science assez médiocre. Du moins savaient-ils en apercevoir les limites et s’y tenir; en quoi l’on avouera qu’ils ne faisaient point preuve d’une médiocre sagesse. Ayant pu dès longtemps mesurer tout ce que représente de difficile et d’incertain, d’obscur et de mystérieux, l’étude des phénomènes même les plus ordinaires, ils y avaient gagné, avec le doute salutaire, une heureuse défiance d’eux-mêmes et de leurs moyens. C’est le premier et le plus précieux éloge qu’on puisse leur adresser; c’est malheureusement, je crains, le dernier qu’on puisse faire de vous à l’occasion de votre récent travail.

�114

J’ai beau chercher, en effet, parmi les écrivains et les savants de tout genre, du plus humble au plus illustre, je ne trouve personne qui, en présence d’un problème aussi grave et aussi complexe, ait jamais marqué moins d’embarras, ait eu jamais l’affirmation plus volontiers et plus facilement tranchante. Non jamais, je l’atteste, jamais auteur, à ma connaissance, n’avait encore montré, en un pareil sujet, autant de calme assurance et de tranquille certitude. Foin du docteur de Mistook et de son rival le rebouteur! Appelés tous deux à guérir la mère Chapdelaine, loin de la sauver, ils n’avaient même pas su lui dire de quel mal elle se mourait. Au chevet d’une autre malade, qui s’appelle la Langue française au Canada, et dans un cas non moins obscur, s’il n’est pas tout à fait aussi grave, vous allez, vous, leur apprendre ce que c’est qu’un véritable guérisseur. En un clin d’oeil, vous aurez non seulement pénétré à fond le mal qui mine sourdement la malheureuse, - sa nature, ses causes, - mais encore vous y aurez, c’est bien simple, trouvé d’infaillibles remèdes.

I. Et tout d’abord, la langue française en ce pays souffre d’un certain nombre d’affections aiguës ou

�115

chroniques, «surtout chroniques, - telles que «barbarismes, solécismes, anglicismes, provincialismes, rusticismes, plébéïanismes, décadentismes», etc., dont la plus développée comme la plus pernicieuse est bien incontestablement l’anglicisme.

II. Quelles causes ont pu produire tous ces monstres à noms étranges, il n’est pas plus difficile de l’imaginer. C’est d’abord et surtout le contact journalier du français avec l’anglais; ensuite le peu de surveillance que nous exerçons sur notre langage; enfin notre ignorance à peu près complète de la littérature française contemporaine.

III. Conclusion: voulons-nous parler moins mal le français, apprenons-le mieux. - Oui, mais encore, comment l’apprendrons-nous mieux? - Ce sera: 1. par un commerce plus assidu des auteurs français, classiques et surtout contemporains; 2. par le soin plus attentif que nous apporterons à notre conversation; 3 et surtout, - surtout! - par la pratique intensive des Corrigeons-nous. Tout le secret est là, tout le secret du bon et respectable langage français.

�116

Tel est, brièvement mais fidèlement résumé, votre avis dûment motivé sur le cas qui nous occupe. Les amis de la langue française au Canada peuvent maintenant dormir tranquilles: moyennant les trois remèdes sus-indiqués, non seulement elle vivra, mais encore nous aurons la joie prochaine de saluer son complet retour à la santé, cela vous nous le garantissez.

Pourtant, mon cher confrère, si vous vous trompiez? Voyez-vous, vous aurez beau faire: il y a plus de choses, confrère, dans le ciel et sur la terre, que n’en contient votre philosophie!

Et il y a plus de choses aussi dans cette question du parler canadien-français, que n’en explique votre système. Oui: beaucoup plus de choses vraiment, je vous assure.

Je vois que vous en doutez; alors faites-moi, je vous prie, la grâce de m’écouter quelques instants. Averti par votre exemple, je me garderai bien d’opposer des théories à vos théories. Les miennes ne vaudraient peut-être pas plus cher que les vôtres, et je préfère, à vous parler franchement, ne pas prendre un tel risque. Je voudrais seulement, par un rapide examen de votre thèse, essayer ici de semer, s’il et possible, quelques

�117

doutes utiles dans votre esprit, en vous faisant voir que le problème auquel vous vous êtes attaqué et que vous avez si facilement résolu, n’est peut-être pas, au fond, tout à fait aussi simple que vous l’imaginez. Je reprends l’une après l’autre chacune de vos trois propositions.

I

Commençons par la première.Justement alarmé du dépérissement de la langue

française au Canada, vous avez donc voulu tout d’abord, ainsi que je viens de le rappeler, vous rendre exactement compte du mal qui en est cause. Pour le découvrir, ce mal, vous n’avez épargné ni votre temps ni vos peines; et vous êtes bien sûr aujourd’hui, à ce qu’il paraît, de l’avoir effectivement découvert. J’ai transcrit ci-dessus le diagnostic qu’après toutes vos recherches vous avez cru pouvoir en établir: si le français chez nous se porte si mal, c’est tout simplement qu’il est rongé par le barbarisme, le solécisme, le provincialisme, et bien davantage encore, par l’anglicisme. Oui, je ne me trompe pas, c’est bien ainsi que vous entendez le problème, c’est bien ainsi que vous raisonnez, très

�118

sérieusement. «Et voilà comment il se fait que votre fille... »

Ô docteur, docteur de Montigny, que vous donnez de singulières consultations, et qu’il est heureux pour nos corps que vous borniez votre pratique aux maladies du langage! Je vous vois un peu d’ici au chevet d’un anémique ou d’un tuberculeux, par exemple:

- Mon ami, diriez-vous au premier, votre cas est très simple et je vois clairement ce qui en est: vous souffrez de vertiges et, peut-être plus encore, de mauvais teint. Mais soyez sans crainte: ce sont des affections qui se guérissent.

Et au second vous diriez: - Ho ho! mon bonhomme, vous n’avez pas mal fait

de me faire appeler... D’abord vous êtes atteint de sueurs froides et de cent quatre degrés de fièvre. Bien vilaines maladies comme vous savez. Mais ce n’est pas tout: vous en avez encore une autre, et qui ne sera peut-être pas moins difficile à traiter: c’est la maigreur.

Je vous entends vous récrier; mon hypothèse vous révolte, vous ne pouvez admettre qu’un seul instant je vous suppose capable de raisonnements pareils.

�119

Mais, malheureux! comment ne voyez-vous pas que vous n’en tenez guère d’autres, précisément, quand vous tentez de nous expliquer comme vous faites le triste état de notre parler national? Comment ne comprenez-vous pas que tout ce fourmillement de barbarismes, solécismes, anglicismes, etc., en quoi réside pour vous le foyer même du mal, n’en est en réalité que la manifestation? que ces défauts de notre langage ne sont que les effets, tous superficiels, de causes profondes? - et qu’enfin ils n’ont avec le trouble caché qu’ils trahissent, ni plus ni moins de rapport que les sueurs du poitrinaire avec le désordre intérieur dont elles sont le symptôme?

Symptômes, en effet, que tout cela, mon pauvre docteur, et rien que symptômes. Le mal est ailleurs. Il est en nous. Il est à la racine même de notre être, et l’incorrection de notre langage n’est que l’une de ses manifestations, entre combien d’autres! Nous en sommes pénétrés tout entiers et de toutes les façons: intellectuellement, moralement, physiquement. Marquant de notre signe tous les gestes de notre activité, il déforme à la fois notre démarche et notre pensée, notre langage et notre conscience, notre

�120

conception du savoir-vivre et notre religion. C’est le grand mal canadien, c’est le mal de l’à peu près.

Considérons-en tout d’abord, pour mieux fixer ma pensée, l’effet sinon le plus apparent, du moins le plus concret, - je veux dire ce mélange singulier de nonchalance, de gaucherie, de relâchement, qui dans notre maintien, notre attitude, nos gestes et tout notre extérieur, ne manque pas de frapper l’étranger même le moins attentif. Nous en sommes d’habitude moins frappés nous-mêmes, et pour cause. Qu’il nous arrive pourtant d’apercevoir un jour par hasard, se faisant vis-à-vis, un Français ordinaire et un Canadien de la moyenne, nous serons tout de suite saisis du contraste. Malgré nous, la comparaison s’établira dans notre esprit entre l’allure dégagée, nette, précise, de l’Européen, et celle de notre compatriote; entre la parole aisée, distincte, du premier, et l’élocution pâteuse du second; entre la correction de l’un, enfin, et le débraillé de l’autre.

- Est-ce à dire que nous représentions physiquement, par rapport à nos cousins d’outre-mer, un type de Français dégénéré? Non sans doute, s’il est vrai, comme je le crois, que nous ne sommes ni moins bien portant

�121

qu’eux, ni moins bien «bâtis». Non sans doute, nous n’avons pas dégénéré. Seulement, nous avons épaissi. Issus de la race la plus vive qui soit au monde, la plus nerveuse, la plus souple, la moins indolente, nous sommes devenus... ce que nous sommes, hélas! L’isolement, le climat, l’éducation, mille causes obscures, ont fini par faire de nous un peuple d’engourdis, de lymphatiques, - des êtres lents, mous et flasques; sans contour, en quelque sorte, et sans expression; tout en muscle, nuls par le nerf; dans toute leur personne, enfin, vivantes images de l’insouciance, du laisser-aller, de l’à peu près.

C’est une première forme sous laquelle se manifeste le mal qui nous domine, et la plus immédiatement apercevable. D’avance elle annonce et suppose toutes les autres, non moins prononcées et non moins révélatrices. À notre extérieur nous ayant tout de suite jugés sur le reste, l’étranger qui nous étudie trouvera désormais tout naturel de voir à l’état habituel, chez nous, de bons artisans bâcler leur ouvrage; des hommes de bonne éducation s’excuser à peine d’avoir manqué par négligence à leur propre rendez-vous; de et braves gens, enfin, par ailleurs irréprochables et

�122

même scrupuleux, se livrer en toute tranquillité d’âme à mille forfaits petits ou grands... Le contraire l’étonnerait plutôt et que, relâchés et abandonnés comme nous le sommes dans notre allure physique, nous fussions davantage capables d’exactitude dans le travail, de ponctualité dans les relations sociales, ou de rigueur dans la conscience.

Encore moins comprendrait-il qu’étant ainsi faits quant à tout le reste, nous ne portions pas dans notre langage également les marques de la même insouciance, du même laisser-aller, du même à peu près toujours...

C’est qu’en effet le langage n’est pas seulement l’expression plus ou moins exacte, le miroir plus ou moins fidèle, de notre personnalité. Il est pour chacun de nous, et à la lettre, ainsi que Buffon le disait du style, «l’homme même», avec toutes les qualités et tous les défauts de son esprit, de son tempérament, de ses nerfs et de sa sensibilité.

Il est l’homme même, et voilà pourquoi, mon pauvre Montigny, le mal dont souffre notre parler national n’est point du tout où vous l’avez cru voir, c’est-à-dire sur nos lèvres. Purs symptômes, en effet et encore une fois, que tous ces « anglicismes» et tous ces «barbarismes» et tous

�123

ces «solécismes», et tous ces autres ismes! Le mal est en nous et tous ces «solécismes », et tous ces «barbarismes », et tous ces «anglicismes», ne font que le révéler. Il est en nous, c’est le grand mal canadien, c’est le mal de l’à peu près.

II

Ne m’accusez pas je vous prie, de trahir votre pensée ou de la forcer seulement. N’allez pas me dire que, pour avoir noté ces symptômes au-dehors, vous n’en avez pas moins aperçu au-dedans le mal lui-même; que, ce que je tiens pour le mal, il vous est seulement arrivé de le tenir pour la cause du mal, et que c’est entre nous deux toute la différence; bref et en définitive, que je ne vous ferais en tout ceci qu’une mauvaise querelle de mots. Sans anticiper sur l’examen de vos conclusions (lequel fera voir si ce sont bien, oui ou non, les symptômes ou le mal que avez prétendu aussi traiter), je n’aurais dès ici qu’à vous opposer cette partie de votre thèse où vous vous appliquez à définir, précisément, les causes de notre mauvais langage.

�124

Ces causes, je l’ai rappelé déjà, seraient selon vous au nombre de trois:

a) Et tout d’abord vous écrivez - sans rire - que si notre langage est tellement infesté d’anglicismes, c’est que, de par nos conditions particulières de vie, nous sommes obligés pour la plupart de parler journellement l’anglais; et vous vous arrêtez là, bien convaincu apparemment d’avoir résolu la question. Vous étonnerai-je beaucoup si je vous dis que pareille explication en réalité n’explique rien - ou autant dire rien? Voyons plutôt.

Que l’usage fréquent de l’anglais porte à l’anglicisme, certes! rien de plus indiscutable. Qu’il ait presque toujours pour résultat de pervertir à un certain degré le langage des «non-Anglais», la chose est, je pense, également évidente. On a vu, même, des écrivains considérables - Henri Rochefort, entre autres - ne point se mettre en peine d’autres raisons pour justifier leur ignorance des langues étrangères. Ce que je nie, par exemple, c’est que l’usage de l’anglais constitue, en soi, une cause de dépérissement pour les autres langues; surtout, c’est qu’il suffise, indépendamment de toute

�125

autre influence, à expliquer l’extraordinaire degré de déformation auquel, du fait de l’anglicisme, le français en est dès longtemps arrivé chez nous. Si en effet cela était, s’il n’y avait d’autre cause à ce débordement effroyable d’anglicismes sur nos lèvres, que notre usage journalier de l’anglais, il en faudrait conclure que tous les hommes qui parlent d’habitude, comme nous, deux langues en même temps, défigurent comme nous, et non moins que nous, leur parler maternel. Or nous voyons clairement par l’exemple de la Suisse, nous voyons aussi (quoique moins bien) par l’exemple de la Belgique, que tel n’est pas le cas. Non que le français en ces pays ait échappé à toute contamination. Loin de là, et l’on sait assez quel inépuisable sujet de plaisanteries c’était pour les Parisiens, avant le mois d’août 1914, que le parler du bon peuple de Bruxelles, par exemple. En comparaison de celui de Montréal, pourtant, quel français idéal! Et quel horrible mélange pardon, Racine!), en comparaison du français de Bruxelles, que le français de Montréal! - J’en induis, je demande la permission d’en induire, que, si notre langage est devenu ce qu’il est, la seule ni la principale cause, mon cher Montigny, n’en est pas celle que vous dites. Non accrue par d’autres

�126

influences, tombant dans un peuple français normal, cette cause eût produit chez nous le mal qu’elle a produit ailleurs chez des peuples français normaux, - ni plus ni moins. Si elle en a produit davantage, c’est que d’autres causes - nous verrons lesquelles tout à l’heure - lui avaient d’avance préparé un terrain où pussent librement germer tous ses mauvais effets, - le propice et mou terrain, si accueillant à toute mauvaise graine, et si bien détrempé et si bien ameubli, le merveilleux terrain de nos cerveaux de nonchalance, de nos cerveaux d'à peu près.

b) Que ce fait vous ait échappé, que vous ayez pu écrire tout un livre sur la déformation du français au Canada sans une seule fois signaler cet aspect essentiel, cet aspect capital de tout le problème, je m’en étonne, pour ma part, et le regrette d’autant plus qu’un instant au moins vous m’aviez semblé ne plus pouvoir enfin ne pas l’apercevoir. Je ne me trompe pas, en effet: c’est bien vous qui dénoncez encore, entre autres causes de notre mauvais langage, le peu de souci que nous prenons de nous bien exprimer. Oui c’est bien vous, et même je vois qu’à ce sujet, vous vous plaignez, en toutes lettres, de

�127

l’«irréflexion », « du laisser-aller », du «relâchement total », enfin, dont témoigne la conversation d’on peut dire à peu près tout le monde chez nous... - Enfin, me disais-je en vous lisant, enfin il va nous apprendre quelque chose. On n’en peut douter: s’il se met en peine de telles constatations, cent fois faites avant lui et qui déjà sous l’Union des Deux-Canadas commençaient à manquer de nouveauté, ce ne peut être qu’un point de départ. Il n’en restera pas là. - Hélas! Montigny, vous en êtes resté là. Après tous les autres, comme tous les autres, vous avez constaté la négligence que nous apportons dans notre langage; et puis vous vous êtes arrêté, croyant de très bonne foi avoir dit quelque chose qui eût un sens. - Sur la nature et les causes de cette négligence, rien. Pas un instant vous ne vous demandez d’où peut bien venir, à la fin, un défaut si étrangement enraciné, si invraisemblablement répandu, en effet, à ne le considérer qu’en soi, absolument et totalement inexplicable. Pas un instant vous n’avez l’air à vous douter que vous vous trouvez là en présence d’un mal qui se marque non seulement dans notre langage, mais dans notre esprit, mais dans notre tempérament, dans notre personne physique et dans notre être tout entier; -

�128

d’une affection non point locale et indépendante, mais au contraire qui n’est que le prolongement, sur un point particulier, du trouble profond dont souffre tout l’organisme; - d’un état général, enfin, d’une diathèse, comme disent les médecins, et non point d’un désordre partiel et isolé. Hé non! pas un instant cette pensée ne fait hésiter votre plume ou n’effleure seulement votre esprit... Je trouve que c’est admirable!

c) Enfin, une troisième cause du dépérissement de notre langage, non moins importante et non moins «explicatrice», résiderait, selon vous, dans notre indifférence à l’égard de la littérature française, surtout la contemporaine.

Même erreur de votre part ici que toujours, même erreur et pareille méprise sur la nature vraie du problème... Ayant aperçu, cette fois comme les précédentes, deux faits voisins l’un de l’autre, - à savoir, en l’espèce: 1. que nous lisons fort peu les auteurs français contemporains, et 2. que nous parlons incorrectement, - cette fois comme les précédentes vous vous hâtez de conclure, sans plus chercher, que le premier est cause du second. Moi je vous dis au

�129

contraire que c’est le second qui est cause du premier. Je vous dis qu’au lieu de prétendre, comme vous le faites, que c’est parce que nous lisons peu les bons auteurs que nous parlons mal, on doit au contraire tenir que c’est parce que nous parlons mal que nous lisons peu les bons auteurs. - Non que je songe à nier, mon cher confrère, un seul instant, l’influence de nos lectures sur notre langage. Influence considérable, certes, s’il en est, influence immense... Je dis seulement que, telle qu’elle puisse être, et si puissante et si profonde la supposiez-vous, elle n’en est pas moins tout d’abord subordonnée tout entière à la qualité de notre esprit - et donc de notre langage. C’est qu’en effet l’on n’a jamais, en littérature comme dans la vie, que les fréquentations que l’on mérite. C’est qu’entre tous les écrivains l’homme qui lit va toujours, par une pente proprement invincible, à ceux en qui il retrouve, à un degré quelconque, le plus de soi-même et de sa propre personnalité. C’est qu’il n’est rien enfin de plus nécessaire que nos lectures, si je puis ainsi dire, rien qui nous soit davantage imposé par la nature même de notre esprit et la constitution même de notre être intellectuel. En d’autres termes encore, et pour revenir au point

�130

précis qui nous occupe, je dis qu’étant faits comme nous sommes, pensant comme nous pensons, parlant comme nous parlons, il est non seulement naturel, mais encore et en quelque sorte fatal que nous lisions ce que nous lisons, hélas! et ne puissions lire autre chose.

Ainsi retrouvons-nous invariablement, à l’origine des différentes circonstances par quoi vous pensez rendre compte de la corruption de notre langage, le grand fait capital qui les domine toutes et dont toutes elles dérivent, - je veux dire cette incompréhensible déformation de l’esprit français en nous, cette déformation et cet affaiblissement général en nous de tous les caractères essentiels de la race... Comment n’avez-vous pas vu cela, et que là véritablement est le mal, le mal dont vos prétendues causes ne sont au fond que les effets, quelque aggravation d’ailleurs qu’à leur tour, et par une manière de cercle vicieux, elles lui puissent apporter et lui apportent effectivement? Comment avez-vous pu ne pas apercevoir, tout au moins, le lien par quoi se rattachent à ce fait primordial ces faits secondaires et le caractère particulier de nocivité qu’ils en tirent? Comment enfin, dans tout le cours de votre travail, cette donnée fondamentale a-t-

�131

elle pu vous échapper, hors de laquelle toute votre interprétation du problème demeure non seulement incomplète mais encore et proprement inintelligible? Encore une fois, je trouve que c’est admirable!

Quant à prétendre définir moi-même, maintenant, avec quelque précision, les causes de ce mal mystérieux, plus facile, je l’avoue, à constater qu’à expliquer, c’est une témérité, - n’ayant point pris, mon cher Montigny, envers le lecteur le même engagement que vous, - dont je puis heureusement me garder. Aussi, malgré mon profond désir de vous être agréable, me contenterai-je prudemment d’en indiquer quelques-unes, - les principales que je puisse en ce moment apercevoir.

a) De toutes les circonstances qui contribuèrent à transformer, ainsi que j’ai dit, de corps et d’âme et de toutes les façons le type français transplanté en terre canadienne, la première et la plus importante me paraît être très incontestablement le climat. Tel climat, en effet, tel peuple. Écrivant pour des personnes cultivées, je n’ai pas besoin, je pense, d’insister sur cette vérité, depuis longtemps banale, que le climat change tout ce qu’il

�132

touche d’étranger, les hommes aussi bien que les plantes. Au Siam et en Cochinchine, le Français en peu de temps dégénère. Au Canada, il s’empâte tout simplement. - b) C’est là d’abord une conséquence directe du climat. Et c’en est ensuite une conséquence indirecte. Outre l’action que par lui-même il produit sur les hommes, le climat en effet a cet inconvénient encore en notre beau pays, de leur imposer comme on sait des conditions de vie aussi défavorables que possible au développement d’une véritable civilisation. Une de ces conditions est l’isolement auquel sont condamnés, six mois sur douze, les habitants de nos campagnes - et qui de nous ne vient de la campagne? Une autre est cette oisiveté à laquelle de même la longueur et la rigueur de l’hiver donnent occasion et que dénonçait, précisément en ces termes, le bon intendant Hocquart dès l’an de grâce 1757. Isolement, oisiveté: faut-il s’étonner que ces deux causes aient eu sur nous les effets qu’elles ont toujours eus sur tous les hommes dans tous les pays, et n’est-il pas au contraire naturel que, condamnés par la force des choses à vivre sous leur influence, nous soyons devenus les êtres amortis, nonchalants et relâchés que nous sommes?... - c) Joignez-y, s’il vous plaît, un fait

�133

bien à tort négligé, selon moi, par toutes les solutions qu’on a jusqu’ici proposées de l’énigme canadienne, - c’est à savoir l’absence à peu près complète de tout service militaire en notre pays, pendant un siècle et demi. Circonstance d’une portée incalculable en effet, et dont on ne saurait s’exagérer l’importance, si rien, comme je le crois, n’est plus incontestable que l’influence du physique sur le moral et de l’attitude sur le caractère, s’il n’est pour ainsi dire pas un trait de notre mentalité que n’annonce et que ne prépare un trait semblable de notre démarche ou de notre maintien. - d) Joignez encore, avec les conséquences infinies qui en découlent, notre éloignement de la mère-patrie... - e) Joignez enfin, en donnant à ce mot son sens le plus large, l’éducation, oeuvre chez nous, depuis toujours et exclusivement, d’un clergé tout-puissant, qui, pour les fins de sa domination, s’accommodant à merveille de notre paresse et de notre inertie, et d’ailleurs lui-même incliné par les mêmes circonstances aux mêmes habitudes, loin de songer à nous en tirer ne demanda toujours qu’à nous y pousser davantage encore et le plus profondément possible. Que ce calcul, pour inhumain qu’il paraisse dès l’abord, n’ait pas moins servi, en

�134

définitive, l’intérêt de la nationalité que l’intérêt du clergé lui-même; que nous n’ayons précisément échappé à la conquête totale que pour être ainsi devenus des êtres passifs et en quelque sorte paralysés sous la main de nos pasteurs; que ceux-ci, enfin, avec raison, n’aient vu d’autre moyen d’assurer la survivance du nom français en ce pays que d’immoler ainsi à la race une dizaine de générations, il se peut... Le fait que je constate n’en est pas plus niable pour cela, je pense.

Je vous disais tout à l’heure, confrère, que ce problème n’est pas aussi simple que vous le paraissiez croire. Commencez-vous maintenant à vous en douter?

III

Voyons cependant si, par un heureux illogisme, vos conclusions ne vaudraient pas mieux peut-être que vos prémisses, et votre traitement, que votre diagnostic.

Contre les incorrections et les défauts de toute sorte qui défigurent notre parler, trois remèdes, selon vous, seraient donc à prescrire, trois remèdes d’une efficacité entière et non douteuse. - Trois, pas plus, pas moins, et

�135

c’est-à-dire que pour parler désormais le français avec pureté, il nous suffirait, à votre avis:

1. De cultiver avec amour et constance les grands

écrivains qui en sont les modèles;2. De viser toujours, dans nos conversations, à la plus

grande justesse possible de langage;3. De nous acharner sans répit à l’étude des

Corrigeons-nous et autres traités d’«épuration».

Solution commode, je l’avoue, et, par son extrême simplicité, admirablement à la portée d’esprit des primaires. Si jamais homme pourtant, hors de ce pays, s’est aventuré à traiter de la sorte et sérieusement une question sérieuse, je demande à savoir son nom. - Car je vous ai bien lu, n’est-il pas vrai, confrère, et je ne me trompe pas? Voilà bien ce que dites et ce que vous avez voulu dire?

I.- Non je ne me trompe pas, et, tout d’abord, c’est bien sérieusement que vous nous suggérez comme une chose toute simple, à nous Canadiens de l’an de grâce 1917, d’aller ainsi prendre intérêt, du jour au

�136

lendemain et sans nulle conversion préalable de notre mentalité, à une littérature qui ne «dit» plus rien, précisément, à notre esprit qu’indifférence ou ennui. C’est bien sérieusement que vous compteriez nous voir, tels que nous sommes et sans plus de préparations, absorber ainsi du jour au lendemain, au lieu de la maigre nourriture familière à nos esprits débilités, ces aliments nouveaux et trop riches pour eux qui s’appellent les oeuvres du génie français. - Oui véritablement, voilà bien comme vous raisonnez; et, vous lisant, on ne peut malgré soi s’empêcher de penser (pardonnez-moi!) à quelque personnage de vaudeville, à quelque bon médecin de Labiche ou de Courteline qui, mandé près d’un malade à moitié mort de dyspepsie, ne trouverait rien de mieux, pour le guérir, que de le faire passer, sans transition aucune, de la diète à la suralimentation, et du lait de beurre aux viandes saignantes... Très bon, mon cher Montigny, les viandes saignantes pour la santé du corps! Et très bon aussi, pour la santé de l’esprit, les beaux livres français! À une condition cependant: c’est que l'on ait, d'abord, l'estomac voulu pour digérer les unes, le cerveau voulu pour digérer les autres.

�137

II. - C’est bien sérieusement aussi, en second lieu, que vous venez nous inviter sans plus de façon, - comme si la chose également ne dépendait que d’un tout petit acte de notre volonté, à nous montrer dans nos conversations tout à coup soucieux d’exactitude et de précision, les deux qualités qui jusqu’ici nous ont toujours fait et qui nous font encore le plus manifestement défaut en toute chose... Hé oui! et, pour moi c’est comme si je continuais seulement de voir jouer sous mes yeux la pièce que j’imaginais il y a un instant. Cette fois, c’est en présence d’un malheureux impotent - goutteux et rhumatisant - que nous retrouvons notre original docteur. Le pauvre homme (c’est du malade que je parle), empoisonné des pieds à la tête par les humeurs mauvaises, à peine peut-il remuer un membre. L’autre lui tâte le pouls, l’ausculte, le palpe, se prend la tête entre les mains, réfléchit longuement, et finit par dire à peu près ces mots non sans solennité: «C’est votre bras..., oui, c'est bien votre bras droit qui est souffrant. Vous avez là du rhumatisme, c’est incontestable. Avec de la prudence et de l’attention, cependant, cela passera.

�138

Prenez, monsieur Durand, prenez toujours bien soin de votre bras droit, et, je vous le garantis, cela passera.»

III. - Enfin, nous voyons que c’est de même sans l’ombre encore d’une intention plaisante ou même d’un doute, et avec toute la gravité du monde, que vous nous promettez, de la pratique assidue des Corrigeons-nous, le relèvement rapide et certain de notre langage.

Troisième remède et qui, j’ai le regret de vous le dire, n’évoque encore à mon esprit qu’une scène de comédie-bouffe. Sur un lit de malade, le théâtre représente cette fois une pauvre femme à la figure exsangue et décharnée, la peau couverte d’innombrables pustules. De toute évidence, la malheureuse est anémique, anémique au dernier degré; de toute évidence, on ne pourrait la sauver qu’à condition de lui refaire d’abord un peu de sang. Elle s’appelle, disons, madame Dupont: faut-il dire qu’elle pourrait tout aussi bien s’appeler la Langue française au Canada, et ses pustules, selon leur nature, des anglicismes, des solécismes, des barbarismes, etc.? Survient le toujours même délirant docteur. - «Madame, prononce-t-il après l’avoir examinée, votre cas est certes grave et je n’ai pas à vous

�139

cacher que tous ces boutons vous défigurent beaucoup. Heureusement qu’il existe un moyen de les faire disparaître. Vous voyez bien, n’est-ce pas, ce petit instrument? C’est une vraie merveille! On l’appelle du nom de son inventeur, la pince de l’abbé Blanchard. Il y a aussi la pince Sylva Clapin, la pince Oscar Dunn, la pince Tardivel. Mais celle-ci, qui est la plus récente, est aussi de beaucoup la plus pratique. Vous la prenez entre le pouce et l’index, et, en appuyant légèrement - comme ceci - tenez, vous vous enlevez chaque jour quelques boutons. Rien n’est plus simple, comme vous voyez. Suivez, madame, suivez bien mon conseil, et, aussi vrai que je vous parle, d’ici trois mois votre visage à nouveau brillera de toutes les couleurs de la santé.» Franchement, confrère, que penseriez-vous d’un médecin qui dans la vraie vie parlerait de la sorte à ses malades?...

Entendons-nous bien pourtant, et n’allez pas là-dessus, je vous prie, vous méprendre sur ma pensée: ce que je trouve en tout cela de divertissant, ce n’est point, comme peut-être seriez-vous tenté de le croire, les remèdes mêmes que vous proposez, - mais bien

�140

seulement l’extraordinaire et bizarre application que vous en prétendez faire.

En de certains cas, et pour de certains malades, rien de mieux au contraire, à mon avis, que ces remèdes-là. Ainsi vous entendrais-je aujourd’hui pour demain recommander à d’autres qu’à nous, en vue du perfectionnement de leur langage, le commerce des grands écrivains, vous entendrais-je même plus tard, les circonstances ayant changé, nous donner à nous-mêmes le même conseil, - que, bien loin de m’en amuser, je ne pourrais sans doute qu’y applaudir... Conseil, en effet, non seulement utile, selon moi, à qui le peut suivre, mais encore essentiel, et de tous peut-être le plus précieux.

Sans attacher, je l’avoue, la même importance aux deux autres préceptes que vous vous tracez, je ne songerais pas davantage - hors du cas présent ou d’un cas semblable - à les trouver risibles. L’un (surveiller son langage) me semblerait très propre au moins à consolider des progrès déjà acquis, et l’autre (étudier les Corrigeons-nous) à en susciter de nouveaux. Je viens de dire ce que je pense, pour nous et au moment actuel, de l’emploi de ce dernier procédé: que l’on puisse néanmoins, à l’occasion, trouver profit à combattre

�141

directement les pustules (s’il m’est permis de reprendre cette comparaison plus juste que poétique), je n’en disconviens pas. Ce genre de médication a parfois du bon, et, s’il est essentiel de s’attaquer au mal d’abord, il n’est pas toujours inutile, quoiqu’on en ait dit, de traiter ensuite et auxiliairement les symptômes.

Et donc, ce n’est pas à vos remèdes en eux-même que j’en ai: des trois, l’un selon moi est de première qualité, les deux autres plus que passables. Ce que je soutiens seulement, c’est que vous leur assignez ici l’emploi le plus fantaisiste du monde et le plus étrange, les gens à qui vous les prescrivez n’étant «taillés», pour vous emprunter votre langage, ni de les assimiler, ni de les digérer, ni même la plupart du temps de les absorber.

De ceci, j’ai déjà suffisamment, je crois, marqué les raisons, pour n’avoir pas ici à les reprendre tout au long. Une phrase de trois lignes, écrite il y a bien trente ans passés, les résume toutes parfaitement à mon gré. C’est celle-ci d’Arthur Buies que vous citez - comme tant d’autres - hélas!, sans en avoir un instant soupçonné le sens, et que je cite à mon tour d’après vous (vous permettez?): «Pour pouvoir se servir avec fruit des dictionnaires, il faut posséder le génie de la langue.»

�142

Il faut posséder le génie de la langue pour pouvoir se servir avec fruit des dictionnaires, dit Arthur Buies. Il ne dit pas qu’à plus forte raison encore il faut posséder le génie de la langue pour pouvoir lire avec fruit les grands écrivains. - Il ne dit pas non plus qu’il faut posséder le génie de la langue pour pouvoir exercer sur ses discours une surveillance fructueuse. Il ne le dit pas, mais s’il ne le dit pas il l’a pensé, il n’a pas pu ne pas le penser, et moi je le dis à sa place, bien assuré que, delà les sombres bords, son ombre m’approuvera.

Tout est là, en effet: nous ne possédons plus depuis longtemps, nous avons depuis longtemps perdu à peu près complètement le génie de la langue, et par là je veux dire - s’il faut en vérité, confrère, vous expliquer ces choses, - nous avons perdu non seulement telles ou telles qualités de la langue, mais bien cette forme même d’intelligence qui les conditionne toutes et que rien ne saurait suppléer - nous avons perdu cette aptitude même et cette tendance même de l’esprit qui font que, dans un cerveau de France, les idées (et c’est-à-dire les mots) tout naturellement ne se présentent, ni ne se joignent, ni ne s’ordonnent, de la même manière que dans un cerveau d’Allemagne, par exemple, ou d’Angleterre.

�143

Sous l’empire des circonstances que j’ai rappelées, et parallèlement à la transformation pareille de notre tempérament, de notre allure, de tout notre être physique enfin, c’est notre esprit lui-même qui s’est transformé, c’est le mode même de notre activité mentale qui a changé.

Entendez bien cela, s’il vous plaît, confrère! et vous aussi abbé Blanchard avec tous les fabricants de Corrigeons-nous et toi aussi, gris fantôme de Tardivel! entendez bien cela que vous criait de son temps déjà Arthur Buies. Redonnez-nous d’abord, s’il est en votre pouvoir, le sens du français, redonnez-nous d’abord le génie de la langue, et ensuite... ensuite (ah! très bien!), ensuite (ah! bravo!), vous pourrez y aller tout à votre aise de vos fameux remèdes. - En attendant, vous ne perdriez pas beaucoup plus risiblement votre temps, je vous en avertis, à vouloir enseigner la course à des paralytiques ou la danse à des culs-de-jatte.

Je me suis longuement demandé, durant que je parcourais votre ouvrage, comment pareille confusion avait pu s’établir dans votre esprit. Je crois le pouvoir dire maintenant. C’est qu’à votre âge, et pour grand que

�144

puisse être vote savoir en d’autres matières, vous en êtes évidemment encore, touchant le langage humain, à l’idée que nous nous en pouvions tous deux former à quinze ans, - je veux dire celle d’une chose tout extérieure à l’homme et toute distincte de lui, absolument comme sa coiffure, par exemple, ou son vêtement. Voilà qui explique votre erreur et nous livre enfin la clef de toute votre pensée: vous faisant du style une telle conception, comment douteriez-vous que les défauts du langage ne soient corrigibles de la même manière que les défauts de la toilette, et c’est-à-dire indépendamment de l’individu qui le parle? On chasse bien d’un chapeau de feutre, pensez-vous, les taches de graisse par un simple traitement local: pourquoi en irait-il autrement des barbarismes dans la conversation? Ils sont peut-être un peu plus tenaces, mais le procédé pour les enlever est le même. Il ne s’agit que de connaître la bonne recette et de l’appliquer. Ainsi des autres imperfections du langage, et en particulier du solécisme: puisque de simples reprises, aux endroits endommagés, suffisent à restaurer nos chemises, pourquoi de simples n’auraient-ils pas le même effet sur notre syntaxe?

�145

Le seul malheur, pour votre thèse, c’est que le langage, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, n’est pas du tout ce que vous imaginez. C’est qu’il n’est rien, au contraire et encore une fois, qui nous soit plus intime, et en quelque sorte, plus consubstantiel, rien qui tienne davantage à la nature particulière de notre être pensant, ni qui en dépende plus étroitement. C’est qu’enfin, tout de même et aussi nécessairement que tel fruit pousse sur tel arbre et non sur tel autre, le langage - le vôtre, le mien, celui du voisin - ne saurait, en dernière analyse et malgré qu’on en eût, que reproduire jusque dans les plus infimes nuances, les qualités et défauts d’esprit de l’homme qui le parle. Vous voulez, mon cher Montigny, changer mon langage? Commencez donc par me changer le cerveau!

Il n’y a pas en effet à sortir de là, et, de cerveaux paresseux, nonchalants, relâchés, - tels que les nôtres, - de cerveaux à moitié noyés et dissous dans l’à peu près, vous ne tirerez pas plus, quoi que vous fassiez, un langage précis, correct, français, en un mot, que vous ne ferez pousser des pommes excellentes sur un vieux pommier tout branlant et tout rabougri. En vain, vous armant des gaules formidables des Corrigeons-nous,

�146

taperez-vous à grands coups sur tous les fruits flétris du solécisme et du barbarisme, en vain même attacherez-vous de force aux branches - aux branches de notre arbre mental - par ci par là, quelques fruits dérobés aux lointains vergers du bon langage, vous n’empêcherez pas que votre récolte, en somme, ne soit pitoyable. Non! confrère, croyez-moi, ce ne sont pas les fruits qu’il faut soigner: c’est l’arbre; ce n’est pas notre langage: c’est la mentalité qui le produit.

Ne me dites pas que voilà qui est trop ambitieux, et qu’en attendant le grand remède que je réclame on n’en doit pas moins accepter de plus modestes; ne me dites pas que les vôtres sont en tout cas bien inoffensifs et que, s’ils ne font pas de bien, ils ne sauraient du moins faire de mal. Je vous réponds que tout remède qui ne fait pas de bien fait du mal, immanquablement, si, leurrant le malade d’une confiance trompeuse, il le détourne d’en rechercher d’efficaces. C’est par où tant de médicaments en eux-mêmes anodins - Émulsion Toute-Puissante du docteur X ou Pilules souveraines du professeur Z… souvent viennent à nous paraître dangereux après ne nous avoir semblé que plaisants, et c’est même ce qui

�147

donne à de tels que les vôtres, dans la mesure, heureusement infime, de leur action, un caractère, à mes yeux, presque aussi pernicieux que divertissant.

Demandez-moi maintenant tant que vous voudrez, si vous espérez pouvoir par là m’embarrasser, de proposer, à mon tour, une solution certaine au grand problème qui nous occupe, de définir les infaillibles moyens par quoi se pourrait, selon moi, régénérer notre langage. Je vous avouerai sans plus de façon que je n’en connais point de tels. Tout au plus, si j’en avais le temps, me permettrais-je, et encore sous toutes réserves, de signaler celui de tous qui, à mon sens, offrirait les moins douteuses garanties de succès... Mais je m’aperçois que cette lettre est déjà bien longue et, avec votre permission, ce sera pour une autre fois.

Aussi bien ne me proposais-je autre chose aujourd’hui que de marquer, le plus clairement qu’il serait en mon pouvoir, ce fait essentiel: à savoir, que contrairement à l’opinion courante en ce pays, et par définition même, toute réforme du langage - d’abord, avant et par-dessus tout, - implique au préalable, chez l’individu en qui elle se manifeste, une réforme correspondante de la

�148

mentalité tout entière. Puis-je me flatter de vous en avoir convaincu?

Je le souhaite sans trop, comme dit l’autre, l’espérer, et, tout pantelant encore des émotions dont je suis redevable à vos 220 pages, vous prie de croire, mon cher confrère, à l’assurance de mon profond ahurissement.

(Jules Fournier, Mon encrier, Éditions Fides, Montréal, 1965, 350 pages.)

�149

9. L’HISTOIRE SAINTE DU JOUAL

Le joual, en deux mots, voici son histoire sainte: jusqu’à la veille de la Conquête de 1759, le récits des voyageurs ne tarissent pas d’éloges sur le langage de la bonne vieille ville de Québec, de celle non moins vieille des Trois-Rivières, de celle non moins bonne de Montréal où le français, disent les récits, est le même qu’on entend et parle à Paris: et voilà pour la bourde du bon Monsieur Barbeau. (Soit dit en passant: c’est de là que nous vient la très belle forme du mot marde que j’ai employé plus haut, qui se disait marde en dialecte de l’Île-de-France avant que les provinces de Picardie et de Normandie «n’imposent» à Paris leur prononciation merde.)

Dans le demi-siècle qui suivit la Conquête, personne n’a été en mesure de venir rendre compte de nous-mêmes, pas même nous, ce qui démontre que nous avons été assez démunis... Mais enfin, comme nous n’en savons rien, nous n’allons rien supposer. Pas d’écoles pendant ce demi-siècle, une seule grammaire pour tout ce vaste pays, celle des Ursulines de Québec, une

�150

relique précieuse qu’on peut encore voir aujourd’hui: je la rééditerai sans doute en reprint, bientôt, ne serait-ce que pour montrer à tout le monde ce qui est à voir.

En 1801, un grand événement: l‘école reprend. Pas n’importe quelle école, oh no my dear, des écoles royales et anglaises, please, les seules à être subventionnées par le très kingly government de sa majesty le king d’England. Ce sont des écoles que fréquenteront nos très français ancêtres, en nombre croissant jusqu’en 1837. Cette belle année-là, à cause des événements que l’on sait, la fréquentation cessera brusquement pour faire tomber de 85 à 5 seulement le nombre des établissements scolaires: ils disparaîtront d’eux-mêmes en 1846; on venait de comprendre l’astuce (voir Audet, L’institution royale, vol. IV, p.182). Un peu trop tard cependant: le joual était déjà dans nos écuries, et pour cause!

Quand les voyageurs étrangers, britanniques, français ou américains, se remettront à nous revisiter après 1850, ils constateront qu’on ne parlait plus tout à fait comme on parlait quelques années plus tôt, c’est drôle! Serait-ce donc notre «symbolisme intégratif» qui se mettait enfin à jouer, comme ça, sur le tard? Toujours

�151

est-il que ledit «symbolisme intégratif» se lisait encore comme suit dans le programme de formation des maîtres de seconde année de l’École normale Laval en 1857: grammaire anglaise et vocabulaire - 3 heures; grammaire française - 2 heures (cf. Labarrère-Paulé, Les Instituteurs laïques au Canada français, pp. 211-212). Pas étonnant que le «symbolisme intégratif » dont parle Bélanger se soit « intégratiné » si vite: ces «maîtres» formés à la grammaire et au vocabulaire anglais bien plus encore qu’à la grammaire française, allaient ensuite enseigner à des enfants très français dans des écoles très françaises et sans doute aussi très catholiques.

Les voyageurs continueront d’affluer et leurs récits seront de plus en plus pessimistes sur l’état de notre langue. Notre «symbolisme intégratif», eh bin, le v’là, le très cher! Pas besoin d’avoir fait de la neurologie pour comprendre ça. Vigneault dira plus tard dans un de ses monologues: «c’est pas du français châtié, c’est du français puni!» Jacques Ferron dira aussi, faisant allusion aux régions québécoises qui n’avaient pas été touchées par les conditions du fléau du «symbolisme intégratif»: «En Gaspésie, je m’étais nourri d’un peuple.

�152

À Ville Jacques-Cartier, en zone frontalière, beaucoup moins; à cause des mots pourris, je ne baignais plus dans une ambiance naturelle et heureuse. Surtout, je me suis dit qu’il devenait impossible d’oeuvrer dans une langue dont les sources populaires se salissaient, faute d’un gouvernement pour pourvoir à l’hygiène publique (Jacques Ferron malgré lui, p. 20).

C’est dire que la chevauchée du joual, commencée au petit trot de l’enseignement au 19e siècle, se poursuivait par le grand galop de la prolétarisation massive des populations québécoises. À partir de ce moment, le joual n’est plus seulement un petit animal inoffensif, ce n’est plus seulement une langue, c’est l’ensemble des conditionnements de l’aliénation dont cette langue n’est que le véhicule. Et c’est la découverte de ce phénomène de globalisation lié à l’ensemble de la vie jouale qui a fait que des jeunes écrivains, entre 60 et 65, ont utilisé ce véhicule comme un instrument de provocation: c’était une sorte de cri de détresse visant à attirer l’attention sur la situation qui autorisait une telle langue; il en est résulté, comme partout en matière d’art, des chefs-d’oeuvre comme les nouvelles de la Chair de poule d’André Major, mais aussi des navets, que je ne

�153

nommerai pas: preuve qu’une langue, quelle qu’elle soit, n’est pas de soi garante de la création d’un univers artistique complet et qu’il faut au bout du stylo un homme qui ait quelque talent pour l’agencement des lois particulières du monde de l’imaginaire, même si cet imaginaire entend reproduire la réalité.

Puis vers 1965, on s’est rendu compte que, comme dit encore Ferron, «le joual ça ne s’écrit pas» (Le Devoir, 30 octobre 1965). Ça ne s’écrit pas, en effet, il faut que ça soit parlé car telle est sa situation véritable: il est dès lors passé dans les arts parlés comme le théâtre et le monologue où Michel Tremblay et Yvon Deschamps ont excellé mais où bien d’autres ont échoué parce qu’il y faut du talent et ça suppose qu’on soit précisément sorti du cercle de l’aliénation où, dans la réalité de tous les jours, le joual est encore attaché à son pieu. Il y est plus ou moins «dressé » selon le degré de profondeur de l’aliénation dont souffre le locuteur: c'est pour cela qu’il peut aussi bien être parlé par un ministre que par un débardeur; et je m’étonne là-dessus que le p’tit frère ait pu parler de «nos becs pincés et ministériels », car j’ai remarqué que «nos becs ministériels» étaient au contraire les plus jouaux de nos jouaux. Comme il s’agit

�154

d’une situation globale, historiquement déterminable et scientifiquement démontrable, impliquant tout un peuple, du haut jusqu’en bas, personne à vrai dire n’est épargné: les élites, les curés, les journalistes, les colonels, les évêques, les femmes de ménage, les intellectuels, les fonctionnaires, les ménagères, les professeurs d’université, du secondaire, du primaire, de la maternelle, les bourgeois, les bourgeoises, les p’tites soeurs itou, tout le monde dans le merry-go-round et en avant la miousic!

Le joual est l’expression adéquate de l’aphasie culturelle et politique d’un peuple pris dans l’engrenage d’une aliénation dont il ne peut pas voir comment il s’en sortira: la langue elle-même, censée être un instrument d’analyse de la réalité, est impuissante à rejoindre cette réalité, étant donné qu’elle est à son tour aliénée et ne peut qu’engendrer une langue … etc. Un cercle vicieux dont certains pourtant réussissent à sortir pour, à leur tour, crier aux autres qu’ils peuvent aussi en sortir. Et quand tout le monde en sera sorti, alors finie la miousic et les folies avec!

Pour l’instant, cette aphasie culturelle et politique, entretenue comme elle l’est au profit de qui l’on sait, la

�155

rend tout aussi allergique à l’anglais qu’au français, nonobstant des ressemblances avec celui-ci: les plus jouaux sont en général ceux qui connaissent si peu de choses qu’ils ne connaissent pas même l’anglais! Ils sont néanmoins agressés par lui dans leur paysage humain quotidien. Linguistiquement décrit, le joual c’est du français mâtiné d’anglais à la surface du vocabulaire, mais avec rien dedans, étant donné qu’il n’y a pas de réalité pour le soutenir. On ne saurait tenir pour du joual les éléments archaïsants de notre langue, ni tel mot, ni tel verbe, ni tel adjectif: le joual est un débit, crié plutôt que dit; pétaque n’est pas à lui seul du joual: il y faut tout un ensemble. Un ensemble fait d’une absence de référentiel social, étant donné que la société qui le parle est elle-même socialement dégradée. «Comment, dit Henri Lefebvre pour une tout autre chose, comment dans une telle situation de la culture et de l’humain n’y aurait-il pas dégradation du langage? Ce n’est d’ailleurs qu’un aspect d’une détérioration plus grave, celle des l i e n s s o c i a u x , c e l l e d e l a c o m m u n i c a t i o n . L’appauvrissement du langage fait partie de la «nouvelle p a u v r e t é » , c e l l e q u i r e m p l a c e l ’ a n c i e n n e misère.» (Langage et société, p. 168)

�156

Le vocabulaire du joual n’est pas nécessairement pauvre, c’est la totalité de l’expression qui l’est, amputant l’exercice du langage de toutes ses autres réalisations possibles; c’est un langage unidimensionnel correspondant à une réalité qui ne l’est pas moins. Il n’a plus pour contenu et comme référentiel un lien social sous-jacent, mais uniquement le «monde des objets», lui-même relevant de la rhétorique publicitaire la plus aliénante. Tout Vigneault (qui n’est pas du joual) est une nostalgie ardente du langage considéré comme référent de ces liens sociaux qui n’existent plus; le langage reste seul, il devient chanson. Les gens de mon pays rétablit un lien sous forme d’une espérance, entre «langage de mon père» et «je vous entends demain parler de liberté». Et la liberté, c’est la société retrouvée, c’est le pays libéré, c’est la parole replacée dans sa fonction, c’est le réel récupéré. En attendant, si le joual n’existe pas, on en parle en maudit! Ce qui suffirait déjà à prouver son existence.

Jean Marcel, Le joual de Troie , E.I.P., Verdun, 1982, 357 pages.

�157

19. LE JOUAL; UN SIMPLE BAG

Il faut distinguer le joual de l’idéologie du joual. Le premier est un fait sociologique, un phénomène, une chose sérieuse. La seconde n’est qu’une sottise.

***L’idéologie du joual professe que celui-ci pourrait

devenir une langue, ce qui est le comble de l’absurde, parce qu’une langue ne se constitue qu’avec les siècles. Nous ne disposerons évidemment jamais du temps nécessaire.

***L’indépendance est un projet pour l’immédiat, mais le

joual en serait un pour l’an 3000. Les petits peuples, au moins eux, seront alors disparus et leur culture nivelée. On se trompe d’un millénaire ou à peu près dans le calcul qu’on fait. Mille ans d’erreur, cela donne la mesure du génie de certains...

***

�158

Le joual est une misère, une déchéance, un produit de décomposition, un fait observable comme la mort ou la stupeur sénile. Mais l’idéologie du joual veut y voir une force et singulièrement une force d’expression...

*** Le joual est une force pour l’écrivain qui recrée

l’univers joual dans une oeuvre. Le joual n’est pas une force pour l’usager du joual; c’en est une pour l’exploitant du joual: c’est très différent. Je réserve ici entièrement, bien entendu, la liberté de l’écrivain.

*** L’idéologie du joual soutient aussi que le joual est une

force politique. Cette idée obscure se comprend mal. Il faut la rapprocher de quelques idées de biais pour bien voir qu’elle ne rime pas à grand-chose. En voici quelques-unes.

***C’est la langue française qui est révolutionnaire et qui

a marché contre le gouvernement. Où a-t-on pris que ce

�159

pouvait être le joual? C’est la langue française qui, dans les faits, a défié la domination fédérale et l’hégémonie étrangère et par conséquent la domination capitaliste et l’alliance dans laquelle de toute évidence ces forces-là se concertent. Du reste, comme si ce n’était pas assez clair, le rapport Fantus le confirme: il s’en prend aux syndicats, à la gauche, au nationalisme et à la langue française.

*** Qu’est-ce qu’on a bien pu observer des dix dernières

années pour soutenir que le joual ait figuré à quelque degré que ce soit, à titre d’objet ou de symbole (si ce n’est de symbole négatif), dans l’idéologie de nos luttes, ou comme idéal-moteur et comme un des buts de l’effort politique que nous avons fait?

*** Le joual, chez ceux qui le parlent, est un handicap,

comme l’ignorance crasse en est un. En matière de langue, la force politique réside dans l’articulation du langage et de la pensée populaires, comme dans l’articulation du langage et de la pensée des meneurs.

�160

*** J’ai vu monter une autre force, la force syndicale.

J’ai vu, sur une période de plus de vingt ans, dans les syndicats, le peuple se mettre à parler. Eh bien! dans ce progrès de la parole et de la force, le français articulé, de plus en plus, de mieux en mieux, exprimait l’homme, sa volonté et ses idées. Non pas le joual. La parole ne produisait pas du joual. Elle produisait du français. Où prenez-vous que le peuple veuille parler joual? Où prenez-vous que dans le développement de sa force politique, ce soit le joual qui vienne à la bouche du peuple?

*** La vérité est que souvent le joual qui vient à la

bouche, non pas du peuple, mais d’une certaine catégorie d’activistes, intellectuels confus, joualisants et plus ou moins drop-out, et même de certains agents provocateurs qui, croyant stupidement «faire peuple», adoptent le joual le plus infect en même temps qu’ils usent de vulgarité et d’impolitesse dans les assemblées, comme une fois j’en ai repéré un simplement à sa

�161

grossièreté. (Ses manières le désignaient à la fois comme imbécile et comme mouchard. Le contraste était frappant en effet, car l’ouvrier respecte ses assemblées. Et il respecte la langue).

*** Qu’est-ce qui vous fait dire que le peuple veuille

entendre du joual, si ce n’est pour s’amuser? Tous les politiciens, une race qui a de l’instinct, prouvent à longueur d’année qu’il n’y a qu’un moyen de communiquer avec le peuple parlant joual ou non, c’est de s’adresser à lui en français. Les politiciens ne prouvent pas ainsi que le joual n’existe pas; ils donnent seulement une preuve existentielle, une preuve surabondante, que l’idéologie du joual est une invention et une fumisterie.

*** La force, et l’entreprise, et la volonté politique,

authentique ou non, poussent dans le sens du français et non du joual.

***

�162

Je ne parle pas du français «international». Je parle seulement d’une langue articulée, du français robuste, quoique plus ou moins abîmé ou réduit, mais vivace et créateur aussi, qui est le langage de millions de Québécois et le mien. Je parle du langage naturel, dru, structuré et capable d’exprimer des pensées qui est le langage du peuple, là où le peuple n’est pas réduit à un état de misère intellectuelle et sociale.

*** Le joual est le langage de la défaite politique, le

symbole, la conséquence et le symptôme de la prolétarisation politique, sociale, économique et culturelle. Le langage, le symbole et la conséquence de la volonté de revanche sont au contraire le français.

*** Ce peuple est promis au français ou il n’est promis à

rien du tout. Les lignes de force ne se divisent pas. S’il ne fait pas triompher sa langue, on peut prédire que cette défaite sera le signe de toutes les autres.

***

�163

Le joual est par essence l’accompagnement de la déroute.

*** Dans la mesure où le peuple québécois aimera sa

souveraineté, dans la même mesure il affirmera son empire sur la langue. Dans la mesure même où il s’établira définitivement dans l’existence, forcément il parlera une langue; c’est l’évidence même: il ne se contentera pas d’éructer. Il se saisira de sa langue. Il y sera bien obligé. C’est la sienne. Il ne prendra pas son cadavre.

*** Le joual n’est pas et ne peut pas être de cette

extraordinaire aventure. Le joual n’est une force politique ni comme symbole, ni comme idéal, ni comme moyen, - ni comme utilité une fois le but atteint.

*** Les hommes aiment leur dignité.

***

�164

Observez un peu. Vous parlez de force politique? Mais il est clair comme le jour que le joual n’est pas seulement le langage d’un certain prolétariat dont la masse justement n’est pas politisée, mais que c’est aussi celui de certains éléments qui, politiquement, sont un poids, une entrave ou une cause de dissolution: drop-out, instables, anarchisants, bref de ceux qui ne conçoivent même pas une action cohérente, une stratégie réaliste et consistante, voire rejettent purement et simplement l’action. Mon propos n’est d’ailleurs pas ici de voir comment certaines de ces protestations combattent à leur manière une société affreuse et robotisée. Je parle ici de politique, strictement. Et je dis au surplus que le joual est volontiers le langage d’adoption de ceux des activistes qui ont quelque chose en commun: l ’ absence de tê te . Toutes ces correspondances ne sont pas un hasard. Elles doivent bien vouloir dire quelque chose.

*** La révolution est la dignité, ou elle n’est rien. Les

Chiliens avaient un grand poète comme étendard:

�165

Neruda. Allende était lui-même un homme d’une exceptionnelle dignité.

*** Il n’y a pas d’idée plus saugrenue que celle selon

laquelle il faudrait, pour politiser les gens, user de signes et d’un parler qui reflètent l’abjection. C’est la dignité qui politise, non le contraire. C’est lorsque les hommes reçoivent l’image de leur propre dignité que le coeur et l’intelligence se redressent. La force révolutionnaire de la dignité est infinie; la force révolutionnaire de l’indignité est nulle.

*** L’idéologie du joual est une mode. Étant une mode,

elle cherche, comme toute mode, à dominer la réalité qu’elle glorifie pour une norme. Le joual serait, selon elle, si répandu qu’il faudrait le tenir pour une sorte d’idiome national. Je n’ai rien observé de pareil et pourtant j’ai beaucoup circulé. On peut toujours caricaturer, en partant du pire. C’est ce qu’on a fait. Mais cela ne permet pas de dire que la langue véritable de la généralité des gens ne soit pas du français et même

�166

souvent du très bon français. La mode seule soutient le niveau publicitaire du joual.

*** Il n’y a qu’une chose à faire avec l’idéologie du joual :

c’est de la balayer péremptoirement.

*** Il n’y a pas de problème du joual. Il y a, à l’heure

actuelle, pour le moment, un problème de l’idéologie du joual. Ce n’est pas un grave problème. C’est un problème de mode. S’il y a un problème du joual, ce n’est que dans le sens où il y a par ailleurs un problème d’aliénation, de domination et de minorisation, et ce n’est que dans la mesure où il n’y a pas encore une problématique suffisante de renversement de la domination. Il n’y a pas de problème du joual; il n’y a en réalité qu’un problème de libération.

*** C’est l’idéologie du joual qui fait du joual une

question de langue. On voit par tout ce qui précède que c’est une fausse question, qui montre une direction qui

�167

n’en est une à aucun point de vue. Il n’y a, en réalité, côté langue, qu’un seul grave problème, qui est celui de la langue française, et ce problème est l ié dynamiquement et indissociablement au problème de l’indépendance, lequel pose aussi et dans la même lancée la question de l’existence et de la vitalité morales, intellectuelles, sociales, politiques et économiques des Québécois. Et j’ajoute tout bas, en moi-même, pour qu’on n’entende pas ou qu’on me passe cette conclusion ex-cathedra: un point c’est tout. (Mais je souhaite bien qu’on l’entende).

(Pierre Vadeboncoeur, Un génocide en douce, L’Hexagone/Parti pris, Montréal, 1976, 190 pages.)

�168

11. LES PRINCIPES DU NOVLANGUE

Le novlangue a été la langue officielle de l’Océania. Il fut inventé pour répondre aux besoins de l’Angsoc, ou socialisme anglais.

En l’an 1984, le novlangue n’était pas la seule langue en usage, que ce fût oralement ou par écrit. Les articles de fond du Times étaient écrits en novlangue, mais c’était un tour de force qui ne pouvait être réalisé que par des spécialistes. On comptait que le novlangue aurait finalement supplanté l’ancilangue (nous dirions la langue ordinaire) vers l’année 2050.

Entre-temps, il gagnait régulièrement du terrain. Les membres du Parti avaient de plus en plus tendance à employer des mots et des constructions grammaticales novlangues dans leurs conversations de tous les jours. La version en usage en 1984 et résumée dans les neuvième et dixième éditions du dictionnaire novlangue était une version temporaire qui contenait beaucoup de mots superflus et de formes archaïques qui devaient être supprimés plus tard.

�169

Nous nous occupons ici de la version finale, perfectionnée, telle qu’elle est donnée dans la onzième édition du dictionnaire.

Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée.

Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l’ancilangue serait oublié, une idée hérétique - c’est-à-dire une idée s’écartant des principes de l’angsoc - serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots.

Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même la possibilité d’y arriver par des méthodes indirectes. L’invention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu'elle fût, contribuaient à ce résultat.

�170

Ainsi le mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme «le chemin est libre». Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de «liberté politique» ou de «liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n’existaient en effet plus, même sous forme de concept. Elle n’avaient donc nécessairement pas de nom.

En dehors du désir de supprimer les mots dont le sens n’était pas orthodoxe, l’appauvrissement du vocabulaire était considéré comme une fin en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont on pouvait se passer. Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but.

Le novlangue était fondé sur la langue que nous connaissons actuellement, bien que beaucoup de phrases novlangues, même celles qui ne contiennent aucun mot nouveau, seraient à peine intelligibles à notre époque.

Les mots novlangues étaient divisés en trois classes distinctes, connues sous les noms de vocabulaire A, vocabulaire B (aussi appelé mots composés) et

�171

vocabulaire C. Il sera plus simple de discuter de chaque classe séparément, mais les particularités grammaticales de la langue pourront être traitées dans la partie consacrée au vocabulaire A, car les mêmes règles s’appliquent aux trois catégories.

Vocabulaire A. - Le vocabulaire A comprenait les mots nécessaires à la vie de tous les jours, par exemple pour manger boire, travailler, s’habiller, monter et descendre les escaliers, aller à bicyclette, jardiner, cuisiner et ainsi de suite... Il était composé presque entièrement de mots que nous possédons déjà, de mots comme : coup, course, chien, arbre, sucre, maison, champ. Mais en comparaison avec le vocabulaire actuel, il y en avait un très petit nombre et leur sens était délimité avec beaucoup plus de rigidité. On les avait débarrassés de toute ambiguïté et de toute nuance. Autant que faire se pouvait, un mot novlangue de cette classe était simplement un son staccato exprimant un seul concept clairement compris. Il eût été tout à fait impossible d’employer le vocabulaire A à des fins littéraires ou à des discussions politiques ou philosophiques. Il était destiné seulement à exprimer

�172

des pensées simples, objectives, se rapportant en général à des objets concrets ou à des actes matériels.

La grammaire novlangue renfermait deux particularités essentielles. La première était une interchangeabilité presque complète des différentes parties du discours. Tous les mots de la langue (en principe, cela s’appliquait même à des mots très abstraits comme si ou quand) pouvaient être employés comme verbes, noms, adjectifs ou adverbes. Il n’y avait jamais aucune différence entre les formes du verbe et du nom quand ils étaient de la même racine.

Cette règle du semblable entraînait la destruction de beaucoup de formes archaïques. Le mot pensée, par exemple, n’existait pas en novlangue. Il était remplacé par penser qui faisait office à la fois de nom et de verbe. On ne suivait dans ce cas aucun principe étymologique. Parfois c’était le nom original qui était choisi, d’autres fois, c’était le verbe.

Même lorsqu’un nom et un verbe de signification voisine n’avaient pas de parenté étymologique, l’un ou l’autre était fréquemment supprimé. Il n’existait pas, par

�173

exemple, de mot comme couper, dont le sens était suffisamment exprimé par nom-verbe couteau.

Les adjectifs étaient formés par l’addition du suffixe able au nom-verbe, et les adverbes par l’addition du suffixe ment à l’adjectif. Ainsi, l’adjectif correspondant à vérité était véritable, l’adverbe, véritablement.

On avait conservé certains de nos adjectifs actuels comme bon, fort, gros, noir, doux, mais en très petit nombre. On s’en servait peu puisque presque tous les qualificatifs pouvaient être obtenus en ajoutant able au nom-verbe .

Aucun des adverbes actuels n’était gardé, sauf un très petit nombre déjà terminés en ment. La terminaison ment était obligatoire. Le mot bon, par exemple, était remplacé par bonnement.

De plus, et ceci s’appliquait encore en principe à tous les mots de la langue, n’importe quel mot pouvait prendre la forme négative par l’addition du préfixe in. On pouvait en renforcer le sens par l’addition du préfixe plus, ou, pour accentuer davantage, du préfixe doubleplus. Ainsi incolore signifie pâle, tandis que pluscolore et doublepluscolore signifient respectivement «très coloré» et «superlativement coloré».

�174

Il était aussi possible de modifier le sens de presque tous les mots par des préfixes-prépositions tels que anté, post, haut, bas, etc.

Grâce à de telles méthodes, on obtint une considérable diminution du vocabulaire. Étant donné, par exemple, le mot bon, on n’a pas besoin du mot mauvais, puisque le sens désiré est également, et en vérité, mieux exprimé par inbon. Il fallait simplement, dans les cas où deux mots formaient une paire naturelle d’antonymes, décider lequel on devait supprimer. Sombre, par exemple, pouvait être remplacé par inclair, ou clair pas insombre, selon la préférence.

La seconde particularité de la grammaire novlangue était sa régularité. Toutes les désinences, sauf quelques exceptions mentionnées plus loin, obéissaient aux mêmes règles. C’est ainsi que le passé défini et le participe passé de tous les verbes se terminaient indistinctement en é. Le passé défini de voler était volé, celui de penser était pensé et ainsi de suite. Les formes telles que nagea, donnât, ceuillit, parlèrent, saisirent, étaient abolies.

�175

Le pluriel était obtenu par l’adjonction de s ou es dans tous les cas. Le pluriel d’oeil, boeuf, cheval, était, respectivement, oeils, boeufs, chevals.

Les adjectifs comparatifs et superlatifs étaient obtenus par l’addition de suffixes invariables. Les vocables dont les désinences demeuraient irrégulières étaient, en tout et pour tout, les pronoms, les relatifs, les adjectifs démonstratifs et les verbes auxiliaires. Ils suivaient les anciennes règles. Dont, cependant, avait été supprimé, comme inutile.

Il y eut aussi, dans la formation des mots, certaines irrégularités qui naquirent du besoin d’un parler rapide et facile. Un mot difficile à prononcer ou susceptible d’être mal entendu, était ipso facto tenu pour mauvais. En conséquence, on insérait parfois dans le mot des lettres supplémentaires, ou on gardait une forme archaïque, pour des raisons d’euphonie.

Mais cette nécessité semblait se rattacher surtout au vocabulaire B. Nous exposerons clairement plus loin, dans cet essai, les raisons pour lesquelles une si grande importance était attachée à la facilité de la prononciation.

�176

Vocabulaire B. - Le vocabulaire B comprenait des mots formés pour des fins politiques, c’est-à-dire des mots qui, non seulement, dans tous les cas, avaient une signification politique, mais étaient destinés à imposer l’attitude mentale voulue à la personne qui les employait.

Il était difficile, sans une compréhension complète des principes de l ’angsoc, d ’employer ces mots correctement. On pouvait, dans certains cas, les traduire en ancilangue, ou même par des mots puisés dans le vocabulaire A, mais cette traduction exigeait en général une longue périphrase et impliquait toujours la perte de certaines harmonies.

Les mots B formaient une sorte de sténographie verbale qui entassait en quelques syllabes des séries complètes d’idées, et ils étaient plus justes et plus forts que ceux du langage ordinaire.

Les mots B étaient toujours des mots composés. (On trouvait, naturellement, des mots composés tels que phonoscript dans le vocabulaire A, mais ce n’étaient que des abréviations commodes qui n’avaient aucune valeur idéologique spéciale.)

�177

Ils étaient formés de deux mots ou plus, ou de portions de mots, soudés en une forme que l’on pouvait facilement prononcer. L’amalgame obtenu était toujours un nom-verbe dont les désinences suivaient les règles ordinaires. Pour citer un exemple, le mot «bonpensé » signifiait approximativement «orthodoxe» ou, si on voulait le considérer comme un verbe, «penser d’une manière orthodoxe». Il changeait de désinence comme suit: nom-verbe: bonpense; passé et participe passé: bonpensé; participe présent: bonpensant; adjectif: bonpensable; nom verbal: bonpenseur.

Les mots B n’étaient par formés suivant un plan étymologique. Les mots dont ils étaient composés pouvaient être n’importe quelle partie du langage. Ils pouvaient être placés dans n’importe quel ordre et mutilés de n’importe quelle façon, pourvu que cet ordre et cette mutilation facilitent leur prononciation et indiquent leur origine.

Dans le mot crimepensée, par exemple, le mot pensée était placé le second, tandis que dans penséepol (police de la pensée) il était placé le premier, et le second mot, police, avait perdu sa deuxième syllabe. À cause de la difficulté plus grande de sauvegarder l’euphonie, les

�178

formes irrégulières étaient plus fréquentes dans le vocabulaire B que dans le vocabulaire A. Ainsi, les formes qualificatives: Miniver, Minipax et Miniam remplaçaient , respect ivement : minivér i table , minipaisible et Miniaimé, simplement parce que véritable, paisible, aimé, étaient légèrement difficiles à prononcer. En principe, cependant, tous les mots B devaient recevoir des désinences, et ces désinences variaient exactement suivant les mêmes règles.

Quelques-uns des mots B avaient de fines subtilités de sens à peine intelligibles à ceux qui n’étaient pas familiarisés avec l’ensemble de la langue. Considérons, par exemple, cette phrase typique d’un article de fond du Times: Ancipenseur nesentventre Angsoc. La traduction le plus courte que l’on puisse donner de cette phrase en ancilangue est : «Ceux dont les idées furent formées avant la Révolution ne peuvent avoir une compréhension pleinement sentie des principes du Socialisme anglais.»

Mais cela n’est pas une traduction exacte. Pour commencer, pour saisir dans son entier le sens de la phrase novlangue citée plus haut, il fallait avoir une idée claire de ce que signifiait angsoc. De plus, seule une

�179

personne possédant à fond l’angoc pouvait apprécier toute la force du mot: sentventre (sentir par les entrailles) qui impliquait une acceptation aveugle, enthousiaste, difficile à imaginer aujourd’hui; ou du mot a n c i p e n s é e ( p e n s é e a n c i e n n e ) , q u i é t a i t inextricablement mêlé à l’idée de perversité et de décadence.

Mais la fonction spéciale de certains mots novlange comme ancipensée, n’était pas tellement d’exprimer des idées que d’en détruire. On avait étendu le sens de ces mots, nécessairement peu nombreux, jusqu’à ce qu’ils embrassent des séries entières de mots qui, leur sens étant suffisamment rendu par un seul terme compréhensible, pouvaient alors être effacés et oubliés. La plus grande difficulté à laquelle eurent à faire face les compilateurs du dictionnaire novlangue ne fut pas d’inventer des mots nouveaux mais, les ayant inventés, de bien s’assurer de leur sens, c’est-à-dire de chercher quelles séries de mots ils supprimaient par leur existence.

Comme nous l’avons vu pour le mot libre, des mots qui avaient un sens hérétique étaient parfois conservés

�180

pour la commodité qu’ils présentaient, mais ils étaient épurés de toute signification indésirable.

D’innombrables mots comme: honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé d’exister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient.

Ainsi tous les mots groupés autour des concepts de liberté et d’égalité étaient contenus dans le seul mot penséecrime, tandis tous les mots groupés autour des concepts d’objectivité et de nationalisme étaient contenus dans le seul mot ancipensée. Une plus grande précision était dangereuse. Ce qu’on demandait aux membres du Parti, c’était une vue analogue à celle des anciens Hébreux qui savaient - et ne savaient pas grand-chose d’autre - que toutes les nations autres que la leur adoraient de faux dieux. Ils n’avaient pas besoin de savoir que ces dieux s’appelaient Baal, Osiris, Moloch, Ashtaroh et ainsi de suite... Moins ils les connaissaient, mieux cela valait pour leur orthodoxie. Ils connaissaient Jéhovah et les commandements de Jéhovah. Ils savaient, par conséquent, que tous les

�181

dieux qui avaient d’autres noms et d’autres attributs étaient de faux dieux.

En quelque sorte de la même façon, les membres du Parti savaient ce qui constituait une bonne conduite et, en des termes excessivement vagues et généraux, ils savaient quelles sortes d’écarts étaient possibles. Leur vie sexuelle, par exemple, était minutieusement réglée par les deux mots novlangue: crimesex (immoralité sexuelle) et biensex (chasteté).

Crimesex concernait les écarts sexuels de toutes sortes. Ce mot englobait la fornication, l’adultère, l’homosexualité et autres perversions et, de plus, la sexualité normale pratiquée pour elle-même. Il n’était pas nécessaire de les énumérer séparément puisqu’ils étaient tous également coupables. Dans le vocabulaire C, qui comprenait les mots techniques et scientifiques, il aurait pu être nécessaire de donner des noms spéciaux à certaines aberrations sexuelles, mais le citoyen ordinaire n’en avait pas besoin. Il savait ce que signifiait biensex, c’est-à-dire les rapports normaux entre l’homme et la femme, dans le seul but d’avoir des enfants et sans plaisir physique de la part de la femme. Tout autre rapport était crimesex. Il était rarement possible en

�182

novlangue de suivre une pensée non orthodoxe plus loin que la perception qu’elle était non orthodoxe. Au-delà de ce point, les mots n’existaient pas.

Il n’y avait pas de mot, dans le vocabulaire B, qui fût idéologiquement neutre. Un grand nombre d’entre eux étaient des euphémismes. Des mots comme par exemple: joiecamp (camp de travaux forcés) ou minipax (ministère de la Paix, c’est-à-dire ministère de la Guerre) signifiaient exactement le contraire de ce qu’ils paraissaient vouloir dire.

D’autre part, quelques mots révélaient une franche et méprisante compréhension de la nature réelle de la société océanienne. Par exemple prolealiment qui désignait les spectacles stupides et les nouvelles falsifiées que le Parti délivrait aux masses.

D’autres mots, eux, étaient bivalents et ambigus. Ils sous-entendaient le mot bien quand on les appliquait au Parti, et le mot mal quand on les appliquait aux ennemis du Parti. De plus, il y avait un grand nombre de mots qui, à première vue, paraissaient être de simples abréviations et qui tiraient leur couleur idéologique non de leur signification, mais de leur structure.

�183

On avait, dans la mesure du possible, rassemblé dans le vocabulaire B tous les mots qui avaient ou pouvaient avoir un sens politique quelconque. Les noms des organisations, des groupes de gens, des doctrines, des pays, des institutions, des édifices publics, étaient toujours abrégés en une forme familière, c’est-à-dire en un seul mot qui pouvait facilement se prononcer et dans lequel l’étymologie était gardée par un minimum de syllabes.

Au ministère de la vérité, par exemple, le Commissariat aux Archives où travaillait Winston, s’appelait Comarc, le Commissariat aux Romans, Comrom, le Commissariat aux Téléprogrammes, Télécom, et ainsi de suite.

Ces abréviations n’avaient pas seulement pour but d’économiser le temps. Même dans les premières décades du XXe siècle, les mots et phrases télescopés avaient été l’un des traits caractéristiques de la langue pol it ique, et l ’on avait remarqué que, bien qu’universelle, la tendance à employer de telles abréviations était plus marquée dans les organisations et dans les pays totalitaires. Ainsi les mots: Gestapo, Comintern, Imprecorr, Agitprop. Mais cette habitude,

�184

au début, avait été adoptée telle qu’elle se présentait instinctivement. En novlangue, on l’adoptait dans un dessein conscient.

On remarqua qu’en abrégeant ainsi un mot, on restreignait et changeait subtilement sa signification, car on lui enlevait les associations qui, autrement, y étaient attachées. Les mots «communismes international», par exemple, évoquaient une image composite: Universelle fraternité humaine, drapeaux rouges, barricades, Karl Marx, Commune de Paris, tandis que le mot «Comintern» suggérait simplement une organisation étroite et un corps de doctrine bien défini. Il se référait à un objet presque aussi reconnaissable et limité dans son usage qu’une chaise ou une table. Comintern est un mot qui peut être prononcé presque sans réfléchir, tandis que Communisme international est une phrase sur laquelle on est obligé de s’attarder, au moins momentanément.

De même, les associations provoquées par un mot comme Miniver étaient moins nombreuses et plus faciles à contrôler que celles amenées par ministère de la Vérité.

�185

Ce résultat était obtenu, non seulement par l’habitude d’abréger chaque fois que possible, mais encore par le soin presque exagéré apporté à rendre les mots aisément prononçables.

Mis à part la précision du sens, l’euphonie, en novlangue, dominait toute autre considération. Les règles de grammaire lui étaient toujours sacrifiées quand c’était nécessaire. Et c’était à juste titre, puisque ce que l’on voulait obtenir, surtout pour des fins politiques, c’étaient de mots abrégés et courts, d’un sens précis, qui pouvaient être rapidement prononcés et éveillaient le minimum d’écho dans l’esprit de celui qui parlait.

Les mots du vocabulaire B gagnaient même en force, du fait qu’ils étaient presque tous semblables. Presque invariablement, ces mots - bienpensant, minipax, proléalim, crimesex, joiecamp, angsoc, ventresent, penséepol... - étaient de mots de deux ou trois syllabes dont l’accentuation était également répartie de la première à la dernière syllabe. Leur emploi entraînait une élocution volubile, à la fois martelée et monotone. Et c’était exactement à quoi l’on visait. Le but était de rendre l’élocution autant que possible indépendante de

�186

la conscience, spécialement l’élocution traitant de sujets qui ne seraient pas idéologiquement neutres.

Pour la vie de tous les jours, il était évidemment nécessaire, du moins quelquefois, de réfléchir avant de parler. Mais un membre du Parti appelé à émettre un jugement politique ou éthique devait être capable de répandre des opinions correctes aussi automatiquement qu’une mitrailleuse sème des balles. Son éducation lui en donnait l’aptitude, le langage lui fournissait un instrument grâce auquel il était presque impossible de se tromper, et la texture des mots, avec leur son rauque et une certaine laideur volontaire, en accord avec l’esprit de l’angsoc, aidait encore davantage à cet automatisme.

Le fait que le choix de mots fût très restreint y aidait aussi. Comparé au nôtre, le vocabulaire novlange était minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire. Il différait, en vérité, de presque tous les autres en ceci qu’il s’appauvrissait chaque année au lieu de s’enrichir. Chaque réduction était un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir.

Enfin, on espérait faire sortir du larynx le langage articulé sans mettre d’aucune façon en jeu les centres

�187

plus élevés du cerveau. Ce but était franchement admis dans le mot novlange: canelangue, qui signifie «faire coin-coin comme un canard». Le mot canelangue, comme d’autres mots divers du vocabulaire B, avait un double sens. Pourvu que les opinions émises en canelangue fussent orthodoxes, il ne contenait qu’un compliment, et lorsque le Times parlait d’un membre du Parti comme d’un doubleplusbon canelangue, il lui adressait un compliment chaleureux qui avait son poids.

Vocabulaire C. - Le vocabulaire C, ajouté aux deux autres, consistait entièrement en termes scientifiques et techniques. Ces termes ressemblaient aux termes scientifiques en usage aujourd’hui et étaient formés avec les mêmes racines. Mais on prenait soin, comme d’habitude, de les définir avec précision et de les débarrasser des significations indésirables. Ils suivaient les mêmes règles grammaticales que les mots des deux autres vocabulaires.

Très peu de mots du vocabulaire C étaient courants dans le langage journalier ou le langage politique. Les travailleurs ou techniciens pouvaient trouver tous les

�188

mots dont ils avaient besoin dans la liste consacrée à leur propre spécialité, mais ils avaient rarement plus qu’une connaissance superficielle des mots qui appartenaient aux autres listes. Il y avait peu de mots communs à toutes les listes et il n’existait pas, indépendamment des branches particulières de la science, de vocabulaire exprimant la fonction de la science comme une habitude de l’esprit ou une méthode de pensée. Il n’existait pas, en vérité, de mot pour exprimer science, toute signification de ce mot étant déjà suffisamment englobée par le mot angsoc.

On voit, par ce qui précède, qu’en novlangue, l’expression des opinions non orthodoxes était presque impossible, au-dessus d’un niveau très bas. On pouvait, naturellement, émettre des hérésies grossières, des sortes de blasphèmes. Il était possible, par exemple, de dire: «Big Brother est inbon» Mais cette constatation, qui pour une oreille orthodoxe n’exprimait qu’une absurdité évidente par elle-même, n’aurait pu être soutenue par une argumentation raisonnée, car les mots nécessaires manquaient.

Les idées contre l’angsoc ne pouvaient être conservées que sous une forme vague, inexprimable en

�189

mots, et ne pouvaient être nommées qu’en termes très généraux qui formaient bloc et condamnaient des groupes entiers d’hérésies sans pour cela les définir. On ne pouvait, en fait, se servir du novlangue dans un but non orthodoxe que par une traduction inexacte des mots novlangue en ancilangue. Par exemple la phrase: «Tous les hommes sont égaux» était correcte en novlangue, mais dans la même proportion que la phrase: «Tous les hommes sont roux» serait possible en ancilangue. Elle ne contenait pas d’erreur grammaticale, mais exprimait une erreur probable, à savoir que tous les hommes seraient égaux en taille, en poids et en force.

En 1984, quand l’ancilangue était encore un mode normal d’expression, le danger théorique existait qu’en employant des mots novlangues on pût se souvenir de leur sens primitif. En pratique, il n’était pas difficile, en s’appuyant solidement sur la doublepensée, d’éviter cette confusion. Toutefois, la possibilité même d’une telle erreur aurait disparu avant deux générations.

Une personne dont l’éducation aurait été faite en novlangue seulement, ne saurait davantage que égal avait un moment eu le sens secondaire de politiquement égal ou que libre avait un moment signifié libre

�190

politiquement que, par exemple, une personne qui n’aurait jamais entendu parler d’échecs ne connaîtrait le sens spécial attaché à reine et à tour. Il y aurait beaucoup de crimes et d’erreurs qu’il serait hors de son pouvoir de commettre, simplement parce qu’ils n’avaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables.

Et l’on pouvait prévoir qu’avec le temps les caractéristiques spéciales du novlangue deviendraient de plus en plus prononcées, car le nombre des mots diminuerait de plus en plus, le sens serait de plus en plus rigide, et la possibilité d’une impropriété de termes diminuerait constamment.

Lorsque l’ancilangue aurait, une fois pour toutes, été supplantée, le dernier lien avec le passé serait tranché. L’Histoire était récrite, mais des fragments de la littérature du passé survivraient cà et là, imparfaitement censurés et, aussi longtemps que l’on gardait l’ancilangue, il serait possible de les lire. Mais de tels fragments, même si par hasard ils survivaient, seraient plus tard inintelligibles et intraduisibles.

Il était impossible de traduire en novlangue aucun passage de l’ancilangue, à moins qu’il ne se référât, soit

�191

à un processus technique, soit à une très simple action de tous les jours, ou qu’il ne fût, déjà, de tendance orthodoxe (bienpensant, par exemple, était destiné à passer tel quel de l’ancilangue au novlangue.

En pratique, cela signifiait qu’aucun livre écrit avant 1960 environ ne pouvait être entièrement traduit. On ne pouvait faire subir à la littérature prérévolutionnaire qu’une traduction idéologique, c’est-à-dire en changer le sens autant que la langue. Prenons comme exemple un p a s s a g e b i e n c o n n u d e l a D é c l a r a t i o n d e l’Indépendance:

«Nous tenons pour naturellement évidentes les vérités suivantes: Tous les hommes naissent égaux. Ils reçoivent du Créateur certains droits inaliénables, parmi lesquels sont le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la recherche du bonheur. Pour préserver ces droits, des gouvernements sont constitués qui tiennent leur pouvoir du consentement des gouvernés. Lorsqu’une forme de gouvernement s’oppose à ces fins, le peuple a le droit de changer ce gouvernement ou de l’abolir et d’en instituer un nouveau.»

�192

Il aurait été absolument impossible de rendre ce passage en novlangue tout en conservant le sens originel. Pour arriver aussi près que possible de ce sens, il faudrait embrasser tout le passage d’un seul mot: crimepensée. Une traduction complète ne pourrait être qu’une traduction d’idées dans laquelle les mots de Jefferson seraient changés en un panégyrique du gouvernement absolu.

Une grande partie de la littérature du passé était, en vérité, déjà transformée dans ce sens. Des considérations de prestige rendirent désirable de conserver la mémoire de certaines figures historiques, tout en ralliant leurs oeuvres à la philosophie de l’angsoc. On était en train de traduire divers auteurs comme Shakespeare, Milton, Swift, Byron, Dickens et d’autres. Quand ce travail serait achevé, leurs écrits originaux et tout ce qui survivrait de la littérature du passé seraient détruits.

Ces traductions exigeaient un travail lent et difficile, et on pensait qu’elles ne seraient pas terminées avant la première ou la seconde décennie du XXIe siècle.

Il y avait aussi un nombre important de livres uniquement utilitaires - indispensables manuels

�193

techniques et autres - qui devaient subir le même sort. C’était principalement pour laisser à ce travail de traduction qui devait être préliminaire, le temps de se faire, que l’adoption définitive du novlangue avait été fixée à cette date si tardive: 2050.

( George Orwell, 1984, Éditions Gallimard, Paris 1950, 447 pages.)

�194

12. CANDIDE OU L’OPTIMISME

Traduit de l’allemandde Mr. le Docteur Ralph,

avec les additions qu’on a trouvées dans la poche du docteur,

lorsqu’il mourut à Minden, l’an de grâce 1759

CHAPITRE PREMIER

COMMENT CANDIDE FUT ÉLEVÉ DANS UN BEAU CHÂTEAU, ET COMMENT IL FUT

CHASSÉ D’ICELUI

ll y avait en Vestphalie, dans le château de monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les moeurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple; c’est, je crois, pour cette raison qu’on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu’il

�195

était fils de la soeur de monsieur le baron, et d’un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu’il n’avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l’injure du temps.

Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d’une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses palefreniers étaient ses piqueurs; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l’appelaient tous Monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes.

Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le récepteur Pangloss était l’oracle de la maison et le petit Candide

�196

écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère.

Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles.

«Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement: car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes; aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées et pour en faire des châteaux; aussi monseigneur a-t-il un très beau château: le plus grand baron de la province doit être le mieux logé; et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année. Par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise: il fallait dire que tout est au mieux.»

Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment: car il trouvait mademoiselle Cunégonde

�197

extrêmement belle, quoiqu’il ne prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu’après le bonheur d’être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était d’être mademoiselle Cunégonde; le troisième, de la voir tous les jours; et le quatrième, d’entendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la terre.

Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit bois qu’on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très docile. Comme mademoiselle Cunégonde avait beaucoup de disposition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin; elle vit clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et s’en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir d’être savante, songeant qu’elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.

Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit; Candide rougit aussi; elle lui dit bonjour d’une voix entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce

�198

qu’il disait. Le lendemain, après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravent; Cunégonde laissa tomber son mouchoir; Candide le ramassa; elle lui prit innocemment la main; le jeune homme baisa timidement la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s’enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s’égarèrent. Monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh passa auprès, et, voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied dans le derrière; Cunégonde s’évanouit: elle fut souffletée par madame la baronne dès qu’elle fut revenue à elle-même; et tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles.

CHAPITRE SECOND

CE QUE DEVINT CANDIDE PARMI LES BULGARES

�199

Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent vers le plus beau des châteaux, qui renfermait la plus belle des baronnettes, il se coucha sans souper au milieu des champs entre deux sillons; la neige tombait à gros flocons. Candide, tout transi, se traîna le lendemain vers la ville voisine, qui s’appelle Valdherghoff-trarbk-dikdorff, n’ayant point d’argent, mourant de faim et de lassitude. Il s’arrêta tristement à la porte d’un cabaret.

Deux hommes habillés de bleu le remarquèrent: «Camarade, dit l’un , voilà une jeune homme très bien fait, et qui a la taille requise.» Ils s’avancèrent vers Candide, et le prièrent à dîner très civilement. «Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup d’honneur, mais je n’ai pas de quoi payer mon écot. - Ah! monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et de votre mérite ne payent jamais rien: n’avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut? - Oui, messieurs, c’est ma taille, dit-il en faisant la révérence. - Ah! monsieur mettez-vous à table; non seulement nous vous défrayerons, mais nous ne souffrirons jamais qu’un homme comme

�200

vous manque d’argent; les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les autres. - Vous avez raison, dit Candide; c’est ce que monsieur Pangloss m’a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux.» On le prie d’accepter quelques écus, il les prend et veut faire son billet; on n’en veut point, on se met à table. «N’aimez-vous pas tendrement?... - Oh! oui, répond-il, j’aime tendrement mademoiselle Cunégonde. - Non, dit l’un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n’aimez pas tendrement le roi des Bulgares? - Point du tout, dit-il, car je ne l’ai jamais vu. - Comment! c’est le plus charmant des rois, et il faut boire à sa santé. - Oh! très volontiers, messieurs.» Et il boit.» C’en est assez, lui dit-on, vous voilà l’appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares; votre fortune est faite, et votre gloire est assurée.» On lui met sur-le-champ les fers aux pieds et on le mène au régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâton; le lendemain, il fait l’exercice un peu moins mal, et il ne reçoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige.

�201

Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment il était un héros. Il s’avisa un beau jour de printemps de s’aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c’était un privilège de l’espèce humaine, comme de l’espèce animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n’eut pas fait deux lieues que voilà quatre autres héros de six pieds qui l’atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce qu’il aimait le mieux d’être fustigé trente-six fois par tout le régiment ou de recevoir à la fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les volontés sont libres, et qu’il ne voulait ni l’un ni l’autre, il fallut faire un choix: il se détermina, en vertu du don de Dieu qu’on nomme liberté, à passer trente-six fois par les baguettes; il essuya deux promenades. Le régiment était composé de deux mille hommes. Cela lui composa quatre mille coups de baguettes, qui, depuis la nuque du cou jusqu’au cul, lui découvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procéder à la quatrième course, Candide, n’en pouvant plus, demanda en grâce qu’on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête: il obtint cette faveur; on lui bande les yeux; on le fait mettre à genoux. Le roi des Bulgares

�202

passe dans ce moment, s’informe du crime du patient; et comme ce roi avait un grand génie, il comprit, par tout ce qu’il apprit de Candide, que c’était un jeune métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous les journaux et dans tous les siècles. Un brave chirurgien guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peau et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares.

CHAPITRE TROISIÈME

COMMENT CANDIDE SE SAUVA D’ENTRE LES BULGARES, ET CE QU’IL DEVINT

Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille

�203

hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque.

Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum, chacun dans son camp, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d’abord un village voisin; il était en cendres: c’était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles, éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs; d’autres, à demi brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de membres coupés.

�204

Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village: il appartenait à des Bulgares, et les héros abares l’avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants, ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n’oubliant jamais mademoiselle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu’on y était chrétien, il ne douta pas qu’on le traitât aussi bien qu’il l’avait été dans le château de monsieur le baron, avant qu’il en eût été chassé pour les beaux yeux de mademoiselle Cunégonde.

Il demanda l’aumône à plusieurs graves personnages, qui lui répondirent tous que, s’il continuait à faire ce métier, on l’enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre à vivre.

Il s’adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul une heure de suite sur la charité dans une grande assemblée. Cet orateur, le regardant de travers, lui dit: «Que venez-vous faire ici? y êtes-vous pour la bonne cause? - Il n’y a point d’effet sans cause, répondit m o d e s t e m e n t C a n d i d e ; t o u t e s t e n c h a î n é

�205

nécessairement, et arrangé pour le mieux. Il a fallu que je fusse chassé d’auprès de mademoiselle Cunégonde, que j’aie passé par les baguettes, et il faut que je demande mon pain, jusqu’à ce que je puisse en gagner; tout cela ne pouvait être autrement. - Mon ami, lui dit l’orateur, croyez-vous que le pape soit l’Antéchrist? - Je ne l’avais pas encore entendu dire, répondit Candide; mais qu’il le soit ou qu’il ne le soit pas, je manque de pain. - Tu ne mérites pas d’en manger, dit l’autre; va, coquin; va, misérable, ne m’approche de ta vie.» La femme de l’orateur ayant mis la tête à la fenêtre, et avisant un homme qui doutait que le pape fût antéchrist, lui répandit sur le chef un plein... Ô ciel! à quel excès se porte le zèle de la religion dans les dames!

Un homme qui n’avait point été baptisé, un bon anabaptiste, nommé Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes, qui avait une âme; il l’emmena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bière, lui fit présent de deux florins, et voulait même lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de Perse qu’on fabrique en Hollande. Candide, se prosternant presque devant lui, s’écriait: «Maître

�206

Pangloss me l’avait bien dit que tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus touché de votre extrême générosité que de la dureté de ce monsieur à manteau noir, et de madame son épouse.»

Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté d’une toux violente, et crachant une dent à chaque effort.

�207

CHAPITRE QUATRIÈME

COMMENT CANDIDE RENCONTRA SON ANCIEN MAÎTRE DE PHILOSOPHIE, LE

DOCTEUR PANGLOSS, ET CE QUI EN ADVINT

Candide, plus ému encore de compassion que d’horreur, donna à cet épouvantable gueux les deux florins qu’il avait reçus de son honnête anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement, versa des larmes et sauta à son cou. Candide, effrayé, recule. «Hélas! dit le misérable à l’autre misérable, ne reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss?- Qu’entends-je? Vous, mon cher maître! vous dans cet état horrible! Quel malheur vous est-il donc arrivé? Pourquoi n’êtes-vous plus dans le plus beau des châteaux? Qu’est devenue mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, le chef-d’oeuvre de la nature? - Je n’en peux plus, dit Pangloss.» Aussitôt Candide le mena dans l’étable de l’anabaptiste, où il lui fit manger un peu de pain; et quand Pangloss fut refait: «Eh bien! lui dit-il,

�208

Cunégonde? - Elle est morte, reprit l’autre.» Candide s’évanouit à ce mot; son ami rappela ses sens avec un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l’étable. Candide rouvre les yeux. «Cunégonde est morte! Ah! meilleur des mondes, où êtes-vous? Mais de quelle maladie est-elle morte? Ne serait-ce point de m’avoir vu chasser du beau château de monsieur son père à grands coups de pieds? - Non, dit Pangloss, elle a été éventrée par des soldats bulgares, après avoir été violée autant qu’on peut l’être; ils ont cassé la tête à monsieur le baron, qui voulait la défendre; madame la baronne a été coupée en morceaux; mon pauvre pupille, traité précisément comme sa soeur; et quant au château, il n’est pas resté pierre sur pierre, pas une grange, pas un mouton, pas un canard, pas un arbre; mais nous avons été bien vengés, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie voisine qui appartenait à un seigneur bulgare.»

À ce discours, Candide s’évanouit encore; mais, revenu à soi et ayant dit tout ce qu’il devait dire, il s’enquit de la cause et de l’effet, et de la raison suffisante qui avaient mis Pangloss dans un si piteux état. « Hélas! dit l’autre, c’est l’amour: l’amour, le consolateur du

�209

genre humain, le conservateur de l’univers, l’âme de tous les êtres sensibles, le tendre amour. - Hélas! dit Candide, je l’ai connu, cet amour, ce souverain des coeurs, cette âme de notre âme; il ne m’a jamais valu qu’un baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette belle a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable?»

Pangloss répondit en ces termes: «Ô mon cher Candide! vous avez connu Paquette, cette jolie servante de notre auguste baronne; j’ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit ces tourments d’enfer dont vous me voyez dévoré; elle en était infectée, elle en est peut-être morte. Paquette tenait ce présent d’un cordelier très savant qui avait remonté à la source, car il l’avait eu d’une vieille comtesse, qui l’avait reçu d’un capitaine de cavalerie, qui le devait à une marquise, qui le tenait d’un page, qui l’avait reçu d’un jésuite qui, étant novice, l’avait eu en droite ligne d’un des compagnons de Christophe Colomb. Pour moi, je ne le donnerai à personne, car je me meurs.

- Ô Pangloss! s’écria Candide, voilà une étrange généalogie! n’est-ce pas le diable qui en fut la souche? - Point du tout, répliqua ce grand homme; c’était une

�210

chose indispensable dans le meilleur des mondes, un ingrédient nécessaire: car si Colomb n’avait pas attrapé dans une île de l’Amérique cette maladie qui empoisonne la source de la génération, qui souvent même empêche la génération, et qui est évidemment l’opposé du grand but de la nature, nous n’aurions ni le chocolat ni la cochenille; il faut encore observer que jusqu’aujourd’hui, dans notre continent, cette maladie nous est particulière, comme la controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois, les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas encore; mais, il y a une raison suffisante pour qu’ils la connaissent à leur tour dans quelques siècles. En attendant, elle a fait un merveilleux progrès parmi nous, et surtout dans ces grandes armées composées d’honnêtes stipendiaires bien élevés, qui décident du destin des États; on peut assurer que, quand trente mille hommes combattent en bataille rangée contre des troupes égales en nombre, il y a environ vingt mille vérolés de chaque côté.

- Voilà qui est admirable, dit Candide; mais il faut vous faire guérir. - Et comment le puis-je? dit Pangloss; je n’ai pas le sou, mon ami, et dans toute l’étendue de ce globe, on ne peut ni se faire soigner, ni prendre un

�211

lavement sans payer, ou sans qu’il y ait quelqu’un qui paye pour nous.»

Ce dernier discours détermina Candide; il alla se jeter aux pieds de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si touchante de l’état où son ami était réduit, que le bonhomme n’hésita pas à recueillir le docteur Pangloss; il le fit guérir à ses dépens. Pangloss, dans la cure, ne perdit qu’un oeil et une oreille. Il écrivait bien, et savait parfaitement l’arithmétique. L’anabaptiste Jacques en fit son teneur de livres. Au bout de deux mois, étant obligé d’aller à Lisbonne pour les affaires de son commerce, il emmena dans son vaisseau ses deux philosophes. Pangloss lui expliqua comment tout était on ne peut mieux. Jacques n’était pas de cet avis. Il faut bien, disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car ils ne sont point nés loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne leur a donné ni canons de vingt-quatre, ni baïonnettes; et ils se sont fait des baïonnettes et des canons pour se détruire. Je pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la justice, qui s’empare des biens des banqueroutiers pour en frustrer les créanciers. - Tout cela était indispensable, répliquait le docteur borgne, et les

�212

malheurs particuliers font le bien général; de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien.» Tandis qu’il raisonnait, l’air s’obscurcit, les vents soufflèrent des quatre coins du monde, et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête, à la vue du port de Lisbonne.

Voltaire, Romans et contes, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, 708 pages.

�213

13 A) LA CLOCHE

L’air jouissant d’une parfaite immobilité, à l’heure où le soleil consomme le mystère de Midi, la grande cloche, par l’étendue sonore et concave suspendue au point mélodique, sous le coup du bélier de cèdre retentit avec la Terre; et depuis lors avec ses retraits et ses avancements, au travers de la montagne et de la plaine, une muraille, dont on voit au lointain horizon les constructions des portes cyclopéennes marquer les intervalles symétriques, circonscrit le volume du tonnerre intérieur et dessine la frontière de son bruit. Une ville est bâtie dans une corne de l’enceinte; le reste du lieu est occupé par des champs, des bois, des tombes, et ici et là sous l’ombre des sycomores, la vibration du bronze au fond d’une pagode réfléchit l’écho du monstre qui s’est tu.

J’ai vu, près de l’observatoire où Kang-chi vint étudier l’étoile de la vieillesse, l’édicule où, sous la garde d’un vieux bonze, la cloche réside, honorée d’offrandes et d’inscriptions. L’envergure d’un homme moyen est la mesure de son évasement. Frappant du doigt la paroi

�214

qui chante au moindre choc dans les six pouces de son épaisseur, longtemps je prête l’oreille. Et je me souviens de l’histoire du fondeur.

Que la corde de soie ou de boyau résonnât sous l’ongle ou l’archet, que le bois, jadis instruit par les vents, se prêtât à la musique, l’ouvrier ne mettait point là sa curiosité. Mais se prendre à l’élément même, arracher la gamme au sol primitif, lui semblait le moyen de faire proprement retentir l’homme et d’éveiller tout entier son vase. Et son art fut de fondre des cloches.

La première qu’il coula fut ravie au ciel dans un orage. La seconde, comme on l’avait chargée sur un bateau, tomba dans le milieu du Kiang profond et limoneux. Et l’homme résolut, avant de mourir, de fabriquer la troisième.

Et il voulut, cette fois, dans la poche d’un profond vaisseau, recueillir l’âme et le bruit entier de la Terre nourricière et productrice, et ramasser dans un seul coup de tonnerre la plénitude de tout son. Tel fut le dessein qu’il conçut; et le jour qu’il en commença l’entreprise, une fille naquit.

�215

Quinze ans il travailla à son oeuvre. Mais c’est en vain qu’ayant conçu sa cloche il en fixa avec un art subtil les dimensions et le galbe et le calibre; ou que des plus secrets métaux dégageant tout ce qui écoute et frémit, il sut faire des lames si sensibles qu’elles s’émussent à la seule approche de la main; ou qu’en un seul organe sonore il s’étudia à en fondre les propriétés et les accords; du moule de sable avait beau sortir un morceau net et sans faute, le flanc d’airain à son interrogation ne faisait jamais la réponse attendue; et le battement de la double vibration avait beau s’équilibrer en de justes intervalles, son angoisse était de ne point sentir là la vie et ce je ne sais quoi de moelleux et d’humide conféré par la salive aux mots que forme la bouche humaine.

Cependant, la fille grandissait avec le désespoir de son père. Et déjà elle voyait le vieillard, rongé par sa manie, ne plus chercher des alliages nouveaux, mais il jetait dans le creuset des épis de blé, et de la sève d’aloès et du lait, et le sang de ses propres veines. Alors une grande pitié naquit dans le coeur de la vierge, pour laquelle aujourd’hui les femmes viennent, près de la

�216

cloche, vénérer sa face de bois peint. Ayant fait sa prière au dieu souterrain, elle vêtit le costume de noces, et, comme une victime dévouée, s’étant noué un brin de paille autour du cou, elle se précipita dans le métal en fusion.

C’est ainsi qu’à la cloche fut donnée une âme et que le retentissement des forces élémentaires conquit ce port femelle et virginal et la liquidité ineffable d’un lien.

Et le vieillard, ayant baisé le bronze encore tiède, le frappa puissamment de son maillet, et si vive fut l’invasion de la joie au son bienheureux qu’il entendit et la victoire de la majesté, que son coeur languit en lui-même, et que, pliant sur ses genoux, il ne sut s’empêcher de mourir.

Depuis lors et le jour qu’une ville naquit de l’amplitude de sa rumeur, le métal, fêlé, ne rend plus qu’un son éteint. Mais le Sage au coeur vigilant sait encore entendre (au lever du jour, alors qu’un vent faible et froid arrive des cieux couleur d’abricot et de fleur de houblon), la première cloche dans les espaces célestes, et, au sombre coucher du soleil, la seconde cloche dans les abîmes du Kiang immense et limoneux.

�217

(Paul Claudel, Connaissance de l’Est, Mercure de France, Paris, 1973, 390 pages.)

�218

13 B) PARABOLE D’ANIMUS ET D’ANIMA

(POUR FAIRE COMPRENDRE CERTAINES POÉSIES D’ARTHUR RIMBAUD)

Tout ne va pas bien dans le ménage d’Animus et d’Anima, l’esprit et l’âme. Le temps est loin, la lune de miel a été bientôt finie, pendant laquelle Anima avait le droit de parler tout à son aise et Animus l’écoutait avec ravissement. Après tout, n’est-ce pas Anima qui a apporté la dot et qui fait vivre le ménage? Mais Animus ne s’est pas laissé longtemps réduire à cette position subalterne et bientôt il a révélé sa véritable nature, vaniteuse, pédantesque et tyrannique. Anima est une ignorante et une sotte, elle n’a jamais été à l’école, tandis qu’Animus sait un tas de choses, il a lu un tas de choses dans les livres, il s’est appris à parler avec un petit caillou dans la bouche, et maintenant, quand il parle, il parle si bien que tous ses amis disent qu’on ne peut parler mieux qu’il ne parle. On n’en finirait pas de l’écouter. Maintenant Anima n’a plus le droit de dire un mot, il lui ôte comme on dit les mots de la bouche, il sait mieux qu’elle ce qu’elle veut dire et au moyen de ses

�219

théories et réminiscences il roule tout ça, il arrange ça si bien que la pauvre simple n’y reconnaît plus rien. Animus n’est pas fidèle, mais cela ne l’empêche pas d’être jaloux, car dans le fond il sait bien que c’est Anima qui a toute la fortune, lui est un gueux et ne vit que de ce qu’elle lui donne. Aussi il ne cesse de l’exploiter et de la tourmenter pour lui tirer des sous, il la pince pour la faire crier, il combine des farces, il invente des choses pour lui faire de la peine et pour voir ce qu’elle dira, et le soir il raconte tout cela au café à ses amis, Pendant ce temps, elle reste en silence à la maison à faire la cuisine et à nettoyer tout comme elle peut après ces réunions littéraires qui empestent la vomissure et le tabac. Du reste c’est exceptionnel; dans le fond Animus est un bourgeois, il a des habitudes régulières, il aime qu’on lui serve toujours les mêmes plats. Mais il vient d’arriver quelque chose de drôle. Un jour qu’Animus rentrait à l’improviste, ou peut-être qu’il sommeillait après dîner, ou peut-être qu’il était absorbé dans son travail, il a entendu Anima qui chantait toute seule, derrière la porte fermée: une curieuse chanson, quelque chose qu’il ne connaissait pas, pas moyen de trouver les notes ou les paroles ou la clef; une étrange et

�220

merveilleuse chanson. Depuis, il a essayé sournoisement de la lui faire répéter, mais Anima fait celle qui ne comprend pas. Elle se tait dès qu’il la regarde. L’âme se tait dès que l’esprit la regarde. Alors Animus a trouvé un truc, il va s’arranger pour lui faire croire qu’il n’y est pas. Il va dehors, il cause bruyamment avec ses amis, il siffle, il touche du luth, il scie du bois, il chante des refrains idiots. Peu à peu Anima se rassure, elle regarde, elle écoute, elle respire, elle se croit seule, et sans bruit elle va ouvrir la porte à son amant divin. Mais Animus, comme on a dit, a les yeux derrière la tête.

(Paul Claudel, Réflexions sur la poésie, Éditions Gallimard, Paris, 1963, 187 pages.)

�221

14. EXTRAITS DE BERNANOS

1. Je n’ai aucun droit de parler au nom de mon pays, mais j’ai peut-être celui de parler au nom d’un certain nombre - d’un nombre plus grand qu’on pense - de Français qui me ressemblent, car je n’ai aucune honte à me dire un Français moyen, un Français peut-être mieux doué qu’un autre pour exprimer ce qu’il pense, mais qui pense selon la tradition et le génie du vieux peuple dont il est sorti et qui, s’il se sent très rarement d’accord avec ceux qui au nom de la politique, des affaires ou même de la littérature, se disent les maîtres de l’opinion, alors qu’ils n’en sont que les exploiteurs - n’a jamais de mal à se faire comprendre chez lui du premier venu. N’en croyez pas ceux qui vous disent qu’un Français digne de ce nom ne songe qu’à relever son pays, à le relever matériellement, lui d’abord, lui seul, par n’importe quel moyen, aux dépens de n’importe qui. Tout Français digne de ce nom sait très bien au contraire, que pour restaurer la France il importe de restaurer avec elle les valeurs spirituelles qui donnent leur signification historique au nom de France

�222

et au nom de Français. Un certain égoïsme national est pour tous les peuples - mais plus encore pour le nôtre - une duperie. La France veut un monde juste et libre, parce qu’elle ne peut être juste que dans un monde juste. Elle ne peut être libre que dans un monde libre.

Bien avant que la liberté fût mise en péril par les dictatures, la foi en la liberté s’était progressivement affaiblie dans les consciences. Bien avant que les dictateurs en aient détruit les sanctuaires et profané les autels, le Dieu avait perdu progressivement ses fidèles. Sans doute, l’idée de démocratie n’était plus contestée par personne, l’avenir de la démocratie paraissait assuré dans le monde, et l’homme de 1900, par exemple, n’en séparait pas l’idée de celle d’un progrès fatal et indéfini. Mais il se trompait grossièrement, permettez-moi de le dire, sur le sens du mot démocratie. La démocratie signifie beaucoup moins liberté qu’égalité, la démocratie est infiniment plus égalitaire que libertaire. Chaque victoire de l’égalité paraissait à l’homme de 1900 une victoire de la liberté. Il ne se rendait pas compte qu’elle était d’abord et avant tout une victoire pour l’État. De chaque victoire de l'égalité, chaque citoyen pouvait tirer quelques avantages et une satisfaction d'amour-propre,

�223

mais le profit réel n’allait qu'à l’État. Ramener tout à un dénominateur commun facilite énormément le problème des dictatures. Les Régimes totalitaires sont les plus égalitaires de tous. La totale égalité dans la servitude totale.

... Cent cinquante après la Déclaration des Droits, cent

cinquante ans après cette explosion d’espérance! Nous avons fait, il y a cent cinquante ans, cette déclaration solennelle au monde, et un Français a bien le droit de demander aujourd’hui avec amertume ce que le monde en a fait. Oh! nous n’avons d’ailleurs de reproches à faire à personne. Nous avons montré le chemin, nous devions le suivre. Nous en avons suivi un autre, et il nous a menés là où nous sommes. Car en même temps que nous proclamions les Droits de l’homme et l’avènement d’une civilisation de liberté, d’égalité et de fraternité, une autre espèce de civilisation apparaissait sur le champ de l’histoire, avec la mise en marche, en Angleterre, des premières machines à tisser le coton. Ne me faites pas dire que ces deux civilisations n’eussent pu se fondre en une seule qui eût honoré l’humanité! Mais ne me faites pas dire non plus que celle qui vient

�224

d’aboutir aux plus grandes destructions de l’histoire, est selon la tradition et le génie de mon pays. Il l’a servie, soit, il a commis cette faute de la servir mais, elle, elle ne l’a pas servi, elle n’a cessé de le desservir, il s’y est lentement affaibli, dégradé, il y a perdu sa foi en lui-même, au point d’attendre aujourd’hui son salut d’idéologies absolument étrangères à ce qui fut toujours sa conception de l’homme et de la vie.

2. L’humanité a été victime jusqu’à ce jour de beaucoup d’expériences, mais ces expériences empiriques, elles étaient faites au petit bonheur, elles se contredisaient souvent les unes les autres. C’est pour la première fois qu’elle entre dans le laboratoire admirablement outillé, pourvu de toutes les ressources de la technique et dont elle peut sortir mutilée à jamais. En ce cas, les opérateurs s’essuieront les mains à leur blouse écarlate, et c’en sera fini pour toujours. J’ai bien le droit de regarder ce laboratoire en face. Les opérateurs se disent sûrs d’eux. Mais sont-ils sûrs de ce qu’ils ont là, étendu devant eux, sur leur table d’opération? Si l’homme n’était pas ce qu’ils croient? Si

�225

leur définition de l’homme se révélait un jour fausse ou incomplète? Et par exemple, ils le tiennent pour un animal industrieux, soumis au déterminisme des choses et néanmoins indéfiniment perfectible. Mais si l’homme était réellement créé à l’image de Dieu? Qu’il y ait en lui une proportion quelconque, si petite qu’on la suppose, de liberté, à quoi donc aboutiraient leurs expériences, sinon à la mutilation d’un organe essentiel? S’il existait dans l’homme ce principe d’autodestruction, cette mystérieuse haine de soi que nous appelons péché originel, et que les techniciens n’ont pas manqué d’observer, car il explique toutes les affreuses déceptions de l’histoire? C’est vrai qu’ils le mettent non au compte de l’homme mais à celui d’une mauvaise organisation du monde. S’ils se trompaient pourtant? Si l’injustice était dans l’homme et que toutes les contraintes ne fissent qu’en renforcer la malfaisance? Si l’homme ne pouvait se réaliser qu’en Dieu? Si l’opération délicate de l’amputer de sa part divine - ou du moins d’atrophier systématiquement cette part jusqu’à ce qu’elle tombe desséchée comme un organe où le sang ne circule plus - aboutissait à faire de lui une bête féroce? Ou pis peut-être, une bête à jamais

�226

domestiquée, un animal domestiqué? ou, moins encore, un anormal, un détraqué?

Car le machinisme n’est peut-être pas seulement une erreur économique et sociale. Il est peut-être aussi un vice de l’homme comparable à celui de l’héroïne ou de la morphine, comme si tous les deux ou trois ne faisaient que trahir la même déchéance nerveuse, une double tare de l’imagination et de la volonté. Ce qui est véritablement anormal chez le toxicomane, ce n’est pas qu’il use d’un poison: c’est qu’il ait éprouvé le besoin d’en user, de pratiquer cette forme perverse d’évasion, de fuir sa propre personnalité, comme un voleur s’échappe de l’appartement qu’il vient de cambrioler. Aucune cure de désintoxication ne saurait guérir ce malheureux de son mensonge, le réconcilier avec lui-même. Oh! je sais bien qu’un tel rapprochement paraîtra d’abord ridicule à beaucoup de gens. Je n’ai pourtant nullement la prétention de condamner les machines. Si le monde est menacé de mourir de sa machinerie comme le toxicomane de son poison favori, c’est que l’homme moderne demande aux machines, sans oser le dire ou peut-être se l’avouer à lui-même, non pas de l’aider à surmonter la vie, mais à l’esquiver, à

�227

la tourner comme on tourne un obstacle trop rude. Les Yankees voulaient nous faire croire, il y a vingt ans, que le machinisme était le symptôme d’une excessive poussée de vitalité! S’il en avait été ainsi, la crise du monde serait déjà résolue, au lieu qu’elle ne cesse de s’étendre, de s’aggraver, de prendre un caractère de plus en plus anormal. Bien loin de témoigner d’une vitalité excessive, l’homme du machinisme, en dépit des immenses progrès réalisés par la médecine préventive et curative, ressemble bien plutôt à un névropathe, passant tour à tour de l’agitation à la dépression, sous la double menace de la folie et de l’impuissance. La technique agira peut-être demain sur un être hors d’état de se défendre. Voilà ce que je voulais dire.

L’espèce de civilisation qu’on appelle encore de ce nom - alors qu’aucune barbarie n’a fait mieux qu’elle, n’a été plus loin qu’elle dans la destruction - ne menace pas seulement les ouvrages de l’homme: elle menace l’homme lui-même; elle est capable de modifier profondément la nature, non pas en y ajoutant sans doute mais en y retranchant. Devenue plus ou moins maîtresse de nos cerveaux par sa propagande colossale, elle peut se donner, bientôt peut-être, un matériel

�228

humain fait pour elle, approprié à ses besoins. Si vous êtes assez naïfs pour croire que les expériences monstrueuses des savants allemands ne seront pas reprises un jour ici ou ailleurs, qu’elle ne sont pas dans l’esprit de cette civilisation technique, je n’ai plus qu’à ramasser mes papiers en vous demandant la permission de me retirer. Libre à vous d’entrer dans le laboratoire, de vous confier à de telles mains!

3. Le petit bourgeois de quinze ans, plus ou moins dégénéré, qui se débrouille au lycée, qui connaît tous les trucs et fête en famille son premier million, ressemble comme un frère par l’ingéniosité, l’astuce, l’optimisme abject, à son camarade ouvrier qui tripote lui aussi, bien qu’avec des mains plus dures.

Depuis mon retour d’Amérique, le marché noir m’apparaît sous cette forme de mains. Des mains, toujours des mains, des mains partout. Ce siècle à mains, comme disait jadis Rimbaud, toutes les mains... Mains dures et mains molles, mains noires et mains blanches, petites mains de velours rose aux griffes laquées, ou fortes mains de cuir, mains trapues, mains

�229

courtaudes, mains longues, mains blêmes, mains d’écoliers tachées d’encre, mains d’arpètes aux ongles rongés, mains velues, mains lisses, nous les voyons partout courir sur leurs cinq doigts agiles, sortant d’une poche pour rentrer dans l’autre, vives comme l’éclair, tapies dans un coin d’ombre, ou rampant doucement sous la table, grimpant le long des murailles, collées au plafond à la manière des mouches, afin de tomber au bon moment sur la nappe et de s’enfuir avec leur proie. Les mains qui filent le long du trottoir et sur lesquelles on risque tout le temps de poser le pied par mégarde, les mains dont le souvenir vous hante la journée faite, au point qu’on craint d’en voir tomber de la poche de son pantalon avec la menue monnaie, chaque soir en se couchant, et se réfugier sous le lit.

Le marché noir, oui, c’est pour moi ce grouillement de mains; cette image ne me laisse pas de repos, la France étouffe sous l’épaisseur de ces mains plus avides que les sauterelles ou les fourmis, ces mains humaines qu’on dirait détachées de l’homme, peut-être pour toujours, - vivant de leur vie propre, de leur vie de mains, de mains non baptisées, de mains humaines devenues comme étrangères à l’homme, l’homme pensant des manuels de

�230

philosophie. Les mains d’une future civilisation de mains, d’une civilisation termitière, édifiée par des mains termites. Une cathédrale de mains élevée à la gloire du Pouce, de l’Index, du Médius, de L’Annulaire et de l’Auriculaire, les cinq dieux.

Ce cauchemar de mains trouble encore peu de coeurs et même peu de digestions. Les gens pensent qu’une civilisation de mains aurait l’avantage de réaliser à coup sûr cette espèce de justice qui est à la véritable justice ce que le minéral est à l’être vivant organisé, le cristal à l’homme. Je veux dire la justice égalitaire, l’égalité. Quoi de plus semblable à une main qu’une autre main? pourvu qu’elles fassent toutes les deux le même travail? Une main n’a jamais que cinq doigts. Les mains exécutent et ne discutent pas. C’est vrai qu’elles exécutent: elles exécutent même très bien. Le bourreau n’est qu’une main sans tête. Une main fait sa besogne sans rougir ni pleurer, une main n’a pas de pitié. On ne raisonne pas avec les mains. La vraie civilisation totalitaire, le vrai monde concentrationnaire est une civilisation de mains.

Il vous semble peut-être que toutes ces mains nous aient entraînés très loin du marché noir. Vous vous

�231

trompez. Comme je le disais tout à l’heure, c’est vrai que le marché noir paraît en lutte contre la loi. Mais cette opposition n’est qu’apparente, car il n’y a plus de loi. Le marché noir n’est même pas en lutte contre l’État, ce sont deux gangs ennemis, ou pour mieux dire: comme deux espèces de mains aussi semblables entre elles que la main droite et la main gauche, en plein travail sur une civilisation décomposée, ainsi qu’une triple épaisseur de crabes sur un cadavre.

Mais pourquoi ai-je prononcé ce mot de civilisation, beaucoup trop abstrait à mes yeux? La civilisation humaine, nous l’avons dit, c’est l’homme tout entier, cerveau, coeur et tripes, âme et corps. Voilà devant nous l’homme livré à ses propres mains, ses mains rebelles, ses mains tout à coup multipliées presque à l’infini par les techniques et les mécaniques, l’homme attaqué par ses mains, dépouillé par elles, mais nu comme un ver en attendant mieux, en attendant d’être dépecé peu à peu, morceau par morceau, fibre à fibre, désintégré. Car la bombe atomique, ne vous y trompez pas, c’est encore une main, mais si déliée, si subtile qu’elle égrène les atomes comme une autre les petits pois d’une cosse. Ici la technique, la science des mains, est prise en flagrant

�232

délit, ainsi que la patte agile du voleur dans la poche d’un badaud. Car il ne s’agit plus ici de dominer la matière, il s’agit de l’anéantir. Comme le vin, le lait, la viande, le pain, tous les objets nécessaires à la vie, s’évanouissent d’intermédiaire en intermédiaire, - c’est-à-dire de main en main, - la matière elle-même s’envole en fumée, la dernière cabriole du diable crève la toile du cirque. Par la grâce du dernier Sacrement, le Sacrement de Bikini, mais d’une autre manière qu’il avait rêvé, - l’Homme réellement devient Esprit... Au nom du Pouce, de l’Index, du Médius de l’Annulaire, de l’Auriculaire, - cinq personnes en un seul dieu - ainsi soit-il!

Oh! oui, je sais bien ce que vous pensez: vous vous dites sans doute que ce sont des histoires cocasses. Mais précisément, le malheur des hommes a perdu toute dignité religieuse, tout caractère sacré. Avant d’essayer de le rendre heureux, de l’orienter vers le bonheur, il serait bien nécessaire de s’arranger pour qu’il puisse être malheureux sans être en même temps grotesque. Si le malheur de l’homme n’est pas surnaturel, n’a pas dans le surnaturel son principe, l’excès même de ce malheur le rend comique. Si l’histoire de ce monde prenait fin cette nuit, - après ma conférence, bien entendu, - par

�233

quelque accident de laboratoire, elle finirait comme une mauvaise pièce, une pièce bâclée, ou pis encore: une pièce si mauvaise que le public envahit la scène, assomme les acteurs, brise les lustres et fiche le feu au théâtre. Encore une telle comparaison exprime mal l’absurdité de leur dimension et de leur poids, - ce qui fait dire à plus d’un petit cancre, non sans une naïve fierté, qu’ils sont à l’échelle de la planète. Ils sont à l’échelle de la planète, en effet, comme le serait n’importe quel cataclysme universel. Ils seront même peut-être demain à l’échelle de notre système solaire tout entier, si la désintégration en chaîne fait par hasard de la Terre et de la Lune un nouveau Soleil capable de modifier les conditions de vie sur les planètes voisines. Ces événements sont formidables, mais leur importance réelle, leur importance au regard de l’Esprit, n’est nullement en rapport avec leur masse. Une telle disproportion exciterait même le rire, selon des lois bien connues, si l’énormité de la caricature ne glaçait le rire sur les lèvres. Rien ne saurait faire, par exemple, que l’expérience de Bikini n’ait rempli à merveille les conditions d’une farce, d’une vraie farce. Qu’elle ait tourné assez mal pour anéantir notre espèce tout

�234

entière, en même temps que les chèvres et les cochons de l’escadre américaine, ne lui aurait rien retiré de sa force comique. Cette histoire est une histoire de Gribouille. Toutes nos histoires sont des histoires de Gribouille. N’écrivait-on pas l’autre jour, dans une des plus sérieuses revues d’Europe, que le gouvernement des États-Unis faisait exploser çà et là quelques bombes au plutonium, dans l’unique but de mettre au point d’ingénieux procédés de détection capables de le renseigner à l’avenir sur les travaux de désintégration poursuivis le plus secrètement possible dans tous les laboratoires du monde?

Le mot de civilisation évoquait jadis celui de sécurité. On imagine assez bien l’espèce de sécurité d’une civilisation forcée d’entretenir contre elle-même, à frais immenses et au prix de ce qui lui reste de liberté, ce prodigieux réseau d’espionnage, afin d’être au moins prévenue cinq minutes à l’avance de son anéantissement total. L’humanité est visiblement obsédée par des images de mort, par l’image de sa propre mort, multipliée mille fois comme dans l’oeil à facettes des insectes. L’humanité a peur d’elle-même, peur de son ombre, peur de ses mains sur la table, peur du tiroir entr’ouvert

�235

où brille doucement le canon bien huilé du browning. Quand l’humanité restreint peu à peu volontairement et comme inexorablement, sa part héréditaire de liberté, en affirmant qu’elle fait ce sacrifice à son bonheur futur, ne la croyez pas un instant! Elle ressemble à un obsédé du suicide qui, laissé seul le soir, se ferait lier dans son lit pour ne pas être tenté d’aller tourner le robinet du gaz. Mais, en même temps qu’elle se torture ainsi elle-même, apprenant à mieux se haïr comme l’auteur responsable de ses maux, son génie d’invention multiplie les instruments et les techniques de destruction. Cet aspect démentiel de l’histoire contemporaine hante évidemment tout le monde, puisque le principe de cette folie, hélas! est en chacun de nous. L’espèce de panique provoquée et entretenue par l’Absurde ressemblerait plutôt à la stupeur, à la stupeur de l’animal fasciné. À cette forme torpide d’angoisse, à cette anémie pernicieuse de l’âme, l’ancienne idéologie du Progrès, du bon Progrès, du Progrès bon comme le bon Dieu, n’apporterait qu’un poison de plus. Tel un boutiquier pressé par ses échéances, à la veille de la faillite, et qui ne peut plus attendre que le miracle du gros lot, la masse humaine reçoit passivement de ses fournisseurs d’optimisme une

�236

espérance aussi démesurée, aussi absurde que son malheur. Il ne s’agit plus de lui parler d’évolution progressive - progressive ou régressive, qu’importe. Elle se laisse persuader que si tout va mal, tout n’en ira que mieux dans cent ans ou mille ans. D’ici là, aucune déception ne saurait gêner le travail des imposteurs puisque, loin de prédire la fin prochaine de ses maux, ils lui annoncent, au contraire, cette «lutte à mort» d’où sortira tôt ou tard, d’une montagne de cadavres barbotant dans leur écume, l’humanité marxiste régénérée, fraîche comme l’oeil.

4. Comment se serait-il méfié des savants, même philosophes? Chaque savant de plus était une nouvelle chance de paix, chaque naissance de savant rapprochait de la paix universelle la douloureuse humanité. Ce n’était pourtant pas des bas-fonds qu’allait sortir l’homme à la mitraillette, la bête de proie, mais des systèmes de philosophie.

Oh! je sais! je sais! vous pouvez me dire que l’homme à la mitraillette nazie et l’homme à la mitraillette communiste ne se font pas tout à fait la même idée du

�237

problématique paradis terrestre de l’avenir. L’avenir a bon dos... Marxiste ou nazie, la mitraillette tire sur un signe du maître de l’homme à la mitraillette, et sur un signe de ce maître, l’homme à la mitraillette tire sur n’importe qui. En attendant le Paradis - d’ailleurs promis par Hitler comme par Staline - c’est la mitraillette que je regarde et qui me regarde elle aussi de son petit oeil rond. Dans l’homme à la mitraillette dont je viens de parler, ce n’est pas la mitraillette qui est l’accessoire, mais l’homme. L’homme dont je parle est au service de la mitraillette et non la mitraillette au service de l’homme, ce n’est pas «l’homme à la mitraillette», c’est «la mitraillette à l’homme». Dès lors, que m’importe le bavardage des professeurs? Si le cheval est la plus belle conquête de l’homme, l’homme est la plus belle conquête de la mitraillette. Nazi ou marxiste, l’homme à la mitraillette, l’animal totalitaire, l’instrument de précision du parti unique, et dont la conscience est aussi facile à manoeuvrer que le mécanisme soigneusement graissé de son arme, ne ressemble nullement aux haillonneux insurgés du faubourg. Ce n’est pas la faim ni la soif qui le pousse. Ce n’est pas au nom de la justice qu’il tue. Pour que de tels

�238

êtres apparussent dans le monde, il n’eût pas suffi d’un monde injuste, il fallait qu’y fût profondément dégradée la notion du juste et de l’injuste, et une telle dégradation était l’affaire des intellectuels.

Contrairement à ce que prétendent les imbéciles, le peuple n’est pas révolutionnaire, il ne serait naturellement que trop respectueux des apparences et des prestiges, et ses brusques accès de violence aveugle ne sauraient faire illusion sur ce point. Le peuple en agit le plus souvent avec la société comme l’homme du peuple avec sa femme, qu’il lui arrive de rosser mais dont les bavardages lui en imposent et aux volontés de laquelle il finit toujours par conformer, sinon son opinion plus ou moins formulée, du moins ses habitudes. L’homme du peuple est infiniment plus conformiste qu’on ne pense. L’homme à la mitraillette n’est pas sorti du peuple ou, s’il lui appartient par le hasard de la naissance, il n’en a ni les traditions ni l’esprit. Et, d’ailleurs, l’homme à la mitraillette n’appartient à aucune classe sociale déterminée, car il lui manque précisément ce qu’il faut pour s’agréger à aucune. Il est un produit de leur dissolution. Ce que les imposteurs

�239

appellent la lutte des classes n’est précisément que la dissolution, ou plutôt la démission des classes.

Georges Bernanos, La liberté pour quoi faire?, Gallimard, Paris, 1953, 248 pages.

5. Non, non, rassurez-vous, je ne vais pas vous parler maintenant d’une «Faillite de la science», je ne chausserai pas les vieux souliers de M. Brunetière. Ce n’est pas la science qui est menacée de faillite, c’est le genre humain, c’est l’homme. La science ne saurait être rendue responsable de l’illusion des imbéciles qui prétendent, on ne sait pourquoi, qu’elle doit assurer leur bonheur. Toute expérience est un risque. Lorsqu’on transforme la planète en un gigantesque laboratoire dans le but de faire servir à son confort, à son bien-être, à son avarice et à ses plaisirs, des forces naturelles redoutables qui ne sont nullement à la dimension de l’homme mais à celle du colossal univers, on devrait comprendre qu’on s’expose à jouer le rôle du curieux

�240

qui circule à tâtons parmi les câbles d’une centrale d’énergie électrique sur la porte de laquelle est écrit en grosses lettres: DANGER DE MORT.

Si les imbéciles avaient pu savoir, aux environs de 1770, la véritable nature de l’étincelle qu’Otto de Guéricke venait de réussir à tirer d’une ridicule mécanique à globe de soufre, ils n’auraient pas manqué de dire qu’ils avaient «domestiqué» la foudre. Ce mot de «domestiqué» est d’ailleurs à retenir, il éclaire très bien la psychologie des imbéciles. La science est, pour l’imbécile, une espèce de bonne à tout faire de laquelle il prétend exiger toujours plus de travail pour un salaire de moins en moins élevé. Voilà longtemps que sa bonne est devenue sa maîtresse, je veux dire que pour le même prix, elle doit satisfaire aux besoins et aux plaisirs, selon la vieille formule de l’hédonisme bourgeois. L’imbécile se frotte les mains. Il n’avait jamais cru aux miracles, et voilà qu’il a celui de la science à portée de la main, autant dire le bon Dieu à domicile. - «et pour deux fois rien, vous vous rendez compte?» Il estime peu sa bonne à tout faire, c’est entendu, mais il ne pourrait plus maintenant se passer d’elle; il voudrait lui faire un enfant qui s’appellerait Progrès et qui, d’ailleurs, tarde

�241

bien à naître. Le spectacle du bonhomme en savates s’efforçant de grimper sur le grand Ange Noir de la Connaissance qu’il prend pour sa servante, c’est bien là un spectacle à faire éclater de rire l’Enfer.

Je ne sais quel Anglais - peu importe le nom - affirmait l’autre jour, à la Chambre des Communes, que nous entrons dans une nouvelle ère et que cette ère sera celle de l’homme de la rue. L’homme de la rue, c’est-à-dire l’homme dont je viens de parler, l’homme moyen. Je comprends très bien ce qu’il y a de rassurant pour les imbéciles dans cette idéalisation de l’homme moyen. Les événements sont démesurés, on se dit que dans un monde livré aux hommes moyens, les événements redeviendront eux-mêmes moyens. Quelle erreur! C’est précisément l’énorme disproportion entre les événements et les hommes qui va nous précipiter dans le chaos.

On ne saurait livrer ce monde en flammes aux hommes moyens. Ou, du moins, on ne le leur livrera pas pour longtemps. Ils n’auront aussitôt rien de plus pressé que de s’en débarrasser au profit de n’importe qui ou de n’importe quoi, comme le leur conseille, en donnant sa langue au chat, M. Einstein. Imposteurs! Vous

�242

prétendez leur livrer ce monde hagard parce que vous ne savez vous-mêmes que faire de lui, vous tremblez de peur devant ce qui monte en ce moment à l’horizon. Vous glorifiez l’homme moyen, l’homme de la rue, vous le traitez servilement de Sauveur parce que vous n’avez pas su le défendre, que vous croyez bien sa cause définitivement perdue et qu’avant d’avoir vu se refermer sur cette foule immense les portes d’une solide démocratie totalitaire de votre façon, vous redoutez les brusques et imprévisibles réactions de sa panique ou de sa colère, également irrésistibles. Vous avez trahi la cause de l’homme moyen. Vous avez laissé s’organiser un monde où il ne peut plus vivre qu’en troupeau.

6. La revue Esprit, dont l’ambition est visiblement de résoudre tous les problèmes selon la méthode inaugurée jadis dans les laboratoires de M. Edison, je veux dire grâce à des centaines de jeunes penseurs à lunettes travaillant par équipes, vient de publier les réponses à son enquête sur «la coupure» entre le monde chrétien actuel et le monde moderne.

�243

«Croyez-vous, demandait M. Mounier, que ce divorce soit définitif et doive aboutir à la disparition de l’ère chrétienne, ou seulement accidentel, et ne répondant qu’à la crise d’une chrétienté historique particulière, dont le christianisme doit sortir avec un visage nouveau?»

Mais, cher Mounier, il n’y a qu’un visage du christianisme, n’êtes-vous pas d’accord avec moi sur ce point? Il n’y a qu’un visage du christianisme, c’est celui du Christ, et nous retrouvons, vous et moi, ce visage, chaque fois que nous lisons l’Évangile.

Oh! sans doute, je comprends votre pensée, je vois maintenant où vous vouliez en venir. Vous saviez très bien qu’après avoir exécuté son petit numéro de cirque, chacun de vos élèves viendrait déclarer en public, sous une forme ou sous une autre, que la loi du monde moderne est l’efficacité, que l’Église n’est pas efficace, tandis que vos amis communistes opineraient gravement du bonnet avec un sourire d’expert...Mais quelle est la loi de l’efficacité pour l’Église, mon cher Mounier, voilà sur quoi il s’agirait premièrement de s’entendre. Au jugement de vos amis communistes, il est clair que cette efficacité doit se mesurer aux résultats statistiques

�244

comme celle d’une société de bienfaisance. Mais le propre d’une certaine efficacité surnaturelle ne serait-il pas précisément de décevoir ceux qui la jugent selon la règle commune? Ce que vos affreux petits cancres savants, tourmentés par l’acarus de la dialectique marxiste et qui, entre deux pirouettes, vont se gratter à tour de bras dans la coulisse, demandent à l’Église, c’est précisément ce que les docteurs et les scribes prétendaient exiger du Christ. Après tout, les juifs - eux aussi - attendaient un Messie «efficace» et ils n’ont vu qu’un homme pauvre, tel que le décrit Daniel-Rops dans un livre que je lis et relis le coeur flagellé d’angoisse. Un pauvre homme pas même capable de porter sa croix tout seul sous les huées de la populace. L’Église ne nous déconcerte pas moins, c’est entendu, mais Dieu a-t-il jamais voulu qu’elle nous séduise? Il y a un scandale de l’Église, mais Dieu veut-il en finir avec ce scandale, ou donnera-t-il seulement jusqu’à la fin, à chaque homme de bonne volonté, ce qu’il faut pour passer outre? Vous trouvez que le visage de l’Église repousse aujourd’hui plutôt qu’il n’attire, mais s’il repoussait précisément parce que nous nous détournons de lui, que nous n’osons pas le regarder en face, que

�245

notre foi et notre amour ne s’y reflètent plus? Les masses s’éloignent de l’Église, je le vois bien. Mais l’Église a-t-elle besoin des masses, ou les masses besoin de l’Église? Imbéciles! Vous avez laissé se former une civilisation ennemie de l’homme, et vous comptez sur le Fils de l’Homme pour vous aider à poursuivre cette expérience jusqu’au bout? Quand vous ne pensiez déjà plus au péché originel, le voilà de nouveau qui s’impose à vous sous les espèces de la bombe atomique ou de ces cristaux du Dr. Went dont vingt-huit grammes suffiraient pour provoquer la mort de tous les êtres humains vivant aux États-Unis et au Canada... Idiots que vous êtes! Vous vouliez un monde efficace, vous l’avez. Crevez contents!

Lorsque je parle ainsi, M. Mauriac s’arrête un instant de lécher son ours démocrate-chrétien pour me traiter de pessimiste. De lui ou de moi, Dieu sait quel est le pessimiste! Car ce n’est pas mon désespoir qui refuse le monde moderne, je le refuse de toute mon espérance. Oui, j’espère de toutes mes forces que le monde moderne n’aura pas raison de l’homme. Le Monde moderne, c’est-à-dire l’État moderne, le Robot géant, planétaire, auquel la science offre chaque jour des armes

�246

à sa taille. Il est clair qu’en face de cette Providence mécanique dont vous attendez la justice sociale - pourquoi pas l’amour aussi, imbéciles ! - le Divin Mendiant pendu à ses clous fait piètre figure... Et maintenant vous voilà tous autour de l’Église comme jadis les juifs autour du Supplicié: «Allons! Si tu es Dieu, prouve-le, sauve-toi! Sauve-nous!» Mais l’Église, pas plus que le Christ, ne daignera répondre au défi du Mauvais Larron.

7. Le général vous parle (Message imaginaire)

Français, comme je vous le disais dans un de mes derniers messages, le plus frappant symptôme du déclin des sociétés humaines est dans cette profonde altération de la nature même de l’État qui fait de lui un monstre. Vous auriez souhaité qu’en 1945 je m’emparasse de ce monstre. Mais quiconque est assez fou pour prétendre se servir d’un monstre doit le nourrir. Les imbéciles, dont la stupidité simplifie tout, penseront évidemment que, disposant de l’État, rien ne m’eût été plus facile que

�247

de limiter son appétit. Hélas! il aurait fallu d’abord limiter depuis bien longtemps votre sottise! Car l’État ne vous a jamais pris que ce que vous le forciez de prendre. Oui, vous avez voulu qu’il assumât vos risques, tous vos risques, même ceux qu’un homme ne saurait renoncer sans déchoir, de ces risques qui tiennent pour ainsi dire à la peau. Chaque fois qu’un de ces risques disparaissait dans la gueule béante, vous battiez de mains, sans vous apercevoir qu’il y restait attaché un lambeau de votre propre chair... Imbéciles! Déjà vous attendez de l’État presque tout. Lorsque vous en attendrez tout, vous ne serez plus rien. L’État pourra vous dire la phrase fameuse que l’humoriste met dans la bouche du Seigneur Ugolin s’adressant à ses enfants dont il n’a laissé que les os: «De quoi vous plaindriez-vous? Si je vous ai mangés, c’était pour vous conserver un père.»

Encore ne convient-il guère de comparer l’État moderne à un monstre. Sans méconnaître la difficulté de ma tâche, les naïfs seraient bien capables de me prêter les capacités d’un charmeur de monstres. Il vaudrait mieux dire que nous avons laissé se monter pièce à pièce, sur notre sol, une gigantesque machine nullement

�248

faite pour notre service, mais pour celui qu’exigeront bientôt de nous nos maîtres. Elle n’est pas à la mesure de la France, ni des ressources de la France, mais à la mesure du monde totalitaire. Elle est, sous le masque national, le monde totalitaire lui-même en action, elle ne peut fonctionner que sous son contrôle et à ses frais, autant dire à son profit. Voilà pourquoi, inutile entre mes mains ou les vôtres, elle eût été entre celles des traîtres marxistes, aux jours noirs qui suivirent la Libération, l’instrument de votre définitive servitude.

Français, vous passiez jadis pour un peuple intelligent et sensible, mais ce paradoxal accord des sens et de l’esprit faisait de notre civilisation une chose mille fois plus précieuse et plus fragile qu’elle n’en avait l’air, car nous passions pour raisonnables, et même terre à terre. Nous n’étions pas raisonnables, mais nous avions presque toujours raison, et on ne remarquait pas assez que nous avions surtout raison contre les prévoyants et les sages par une sorte d’instinct dont nous méconnaissions le caractère divinatoire au point de le confondre avec le grossier bon sens, alors qu’il était non moins mystérieux et infaillible que peuvent l’être la chance pour le joueur, pour l’artiste le goût. Jamais

�249

civilisation au monde ne fut plus que la nôtre un don de la nature, une grâce de Dieu.

Français, perdu ce don, cette grâce, votre bon sens légendaire est retombé lourdement sur le sol et il ne s’y meut plus désormais qu’avec des pieds de plomb. Faute de ne plus pouvoir vous vanter, comme jadis, de n’être dupes de rien, vous croyez faire illusion en proclamant «qu’il ne faut pas chercher à comprendre», ce qui est bien la meilleure manière d’être dupe de tout. Français! Laisserons-nous conquérir le monde par une espèce de civilisation aussi étrangère à l’humanité que celle des Martiens? Comprendrez-vous enfin que l’État moderne, même s’il usurpe le nom de national, n’est partout et toujours que l’instrument de cette conquête? L’État contre la nation. La technique contre la vie.

8. Jeunes Français, tenez bon, tenez fermes, faites face! Faites face encore un peu de temps, jusqu’à ce que les générations manquées ne soient plus qu’un peu de poussière. En vous parlant ainsi, je ne m’excepte pas d’elles, je ne refuse pas de partager leur destin. J’accepterais volontiers que l’histoire ne distinguât pas

�250

entre nous. L’idée ne me viendrait pas de me vanter d’avoir eu raison contre elles. Il ne suffit pas d’avoir raison contre l’erreur, il faut en avoir raison. Qu’importe de montrer le chemin à suivre, si l’on n’y entraîne personne!

Jeunes Français, je ne voudrais pourtant pas que vous me preniez pour un imbécile. À lire un peu entre les lignes de mes livres, vous verrez que je n’ai jamais cru sérieusement à la prétendue guerre des démocraties contre les dictatures. Prétendre opposer le libéralisme économique au dirigisme totalitaire n’est vraiment qu’un jeu de l’esprit. Lorsque les économistes libéraux escomptaient froidement la destruction par la misère d’une main-d’oeuvre trop nombreuse grâce au mécanisme impitoyable de l’offre et de la demande, ils étaient parfaitement dans l’esprit des nazis ou des marxistes. Nazis, marxistes ou libéraux, il s’agit toujours d’une certaine conception du progrès qui met l’homme au service du progrès, et non pas le progrès au service de l’homme. Ils vantent sans cesse le progrès, mais à chaque nouvelle catastrophe, ils parlent aussitôt de sa rançon, la rançon du progrès. Hypocrites! La rançon de votre progrès, c’est l’homme.

�251

Non, chers jeunes lecteurs, vous ne trouverez rien dans mes livres qui témoigne de beaucoup d’illusions sur la guerre des Démocraties ou les démocraties elles-mêmes. En fait, le monde moderne est né sous le signe de la puissance, et non pas de la liberté. Il aurait très bien pu passer sans heurt de l’âge d’or du capitalisme libéral à la période des trusts, jusqu’à ce que par le resserrement du contrôle de la production, le développement inexorable d’une fiscalité prodigieuse et la fatalité des guerres, il eût abouti à la dictature économique. Oui, presque à son insu, le monde eût pu passer ainsi du capitalisme au totalitarisme, comme un malade d’une phase à l’autre de sa maladie. Car la civilisation moderne est vraiment une maladie. Oh! sans doute, elle a sa place dans le temps, elle s’insère donc nécessairement d’une manière ou d’une autre dans le mouvement général de l’histoire, mais la maladie, fût-elle mortelle, s’insère aussi dans le mouvement de la vie. La civilisation qu’on appelle moderne est une maladie de la civilisation ou pour mieux dire une maladie de l’homme, les étapes du capitalisme libéral au totalitarisme universel seront précisément les étapes de la déspiritualisation progressive de l’homme. Ou, il y

�252

aurait eu de toute manière une civilisation moderne, cela va sans dire, et par certains de ses caractères, elle se fût très certainement rapprochée de celle-ci. Mais la dégradation spirituelle de l’homme l’a si profondément dégradée elle-même que nous finissons par prendre la maladie de la civilisation pour la civilisation, le cancer pour l’organe.

Si l’histoire n’était qu’un enchaînement de fatalités, il est donc probable que nous n’aurions même pas eu clairement conscience de la crise où peut-être va sombrer notre espèce. Mais les formidables équations du déterminisme historique recèlent une insignifiante erreur de calcul qui fausse tous les résultats. Ou encore, si l’on préfère, dans l’énorme appareil des effets et des causes, la liberté de l’homme, à peine vérifiable il est vrai, joue le rôle de ces produits de la sécrétion endocrinienne, si difficilement décelables eux aussi à l’examen le plus attentif, et qui pourtant expliquent seuls certaines perturbations profondes auxquelles l ’ anc ienne médec ine donnai t , avec tant de vraisemblance, des explications mécaniques. En pleine évolution naturelle du monde vers l’organisation totalitaire, l’explosion prématurée des dictatures a sans

�253

douté été la manifestation convulsive d’une humanité déjà prise dans le tourbillon inexorable et qui, incapable de lui résister, ne cherche plus qu’à accélérer le mouvement de l’inflexible spire. Pour tout esprit attentif, il est clair que la grande chrétienté allemande, fille de tant de saints, s’est jetée délibérément dans le mal, les yeux grands ouverts, les dents serrées, qu’elle a voulu renier elle-même son propre baptême, au lieu de laisser ce soin à la bureaucratie comme par exemple cette chrétienté russe, illustre elle aussi, mais rendue si terriblement disponible par tant de siècles de servitude, de solitude et d’ivrognerie. Encore la passivité russe a-t-elle quelque chose de fatal, d’augural. On pourrait presque dire que ce vieux peuple solitaire, presque aussi imprégné de tradition évangélique que de vodka, s’est tout à coup lassé d’attendre le retour de Jésus-Christ. Après tout, mieux vaut étouffer son âme de ses propres mains que de l’échanger contre la sécurité du beefsteak.

Le monde moderne n’a pas fait ces guerres.

Jeunes gens français, lorsqu’on prétend vous faire croire qu’en deux circonstances capitales, le monde

�254

moderne a engagé toutes ses ressources et risqué son existence pour sauver la liberté, on fausse absolument votre jugement. Le monde moderne pas pas fait ces guerres, il les a subies. Vous ne seriez pas seulement des imbéciles, vous commettriez un crime contre les générations qui vont suivre la vôtre, si vous donniez par votre crédulité quelque apparence de raison au ridicule scénario de la propagande, qui semble avoir été inspirée par « la guerre des mondes» du pauvre Wells, et où l’on voit les tyrans, tombés sans doute de quelque planète inconnue avec leurs sicaires, entreprendre de réduire en esclavage les masses laborieuses et pacifiques d’une humanité généreuse en marche vers le bonheur. Tout s’est passé, au contraire, comme si la guerre - ou ce qu’on appelle de ce nom - avait dressé face à face les anciennes Patries dégénérées en voie d’évolution vers une forme très inférieure, ou peut-être même franchement inhumaine de la civilisation, mais inégalement évoluées, ou pour mieux dire, évoluant chacune à sa manière. Quant aux États, devenus, comme je ne cesse de le répéter, des espèces de gangs, il ne s’est jamais agi entre eux que de s’assurer le plus d’avantages possible dans la liquidation générale de

�255

l’ancienne chrétienté, et les meilleures places dans le monde concentrationnaire futur. Les grandes démocraties pensaient, non sans raison, qu’elles étaient assez riches pour attendre que la décomposition fût assez avancée. Les dictatures, aiguillonnées par la pauvreté, jugeaient qu’elles avaient grand intérêt à organiser le nouveau monde, fût-ce même en y faisant entrer l’humanité de force, comme un voyageur pressé bourre sa valise au risque d’en faire éclater les charnières. Mon Dieu, il est vrai que les vérités que j’énonce ici paraissent brutales! Je les donne néanmoins telles quelles. C’est une matière insuffisamment assouplie, mais vous verrez qu’à la longue elles se modèleront très bien sur les événements, elles en épouseront parfaitement les contours.

(Georges Bernanos, Français, si vous saviez, Gallimard, Paris. 1961, 452 pages.)

�256

15. EXTRAITS DES PARADIS ARTIFICIELS

L’HOMME-DIEU

Il est temps de laisser de côté toute cette jonglerie et ces grandes marionnettes, nées de la fumée des cerveaux enfantins. N’avons-nous pas à parler de choses plus graves: des modifications des sentiments humains, et, en un mot, de la morale du haschisch.

Jusqu’à présent, je n’ai fait qu’une monographie abrégée de l’ivresse; je me suis borné à en accentuer les principaux traits, surtout les traits matériels. Mais, ce qui est plus important, je crois, pour l’homme spirituel, c’est de connaître l’action du poison sur la partie spirituelle de l’homme, c’est-à-dire le grossissement, la déformation et l’exagération de ses sentiments habituels et de ses perceptions morales, qui présentent alors, dans une atmosphère exceptionnelle, un véritable phénomène de réfraction.

L’homme qui, s’étant livré longtemps à l’opium ou au haschisch, a pu trouver, affaibli comme il l’était par l’habitude de son servage, l’énergie nécessaire pour se délivrer, m’apparaît comme un prisonnier évadé. Il

�257

m’inspire plus d’admiration que l’homme prudent qui n’a jamais failli, ayant toujours eu soin d’éviter la tentation. Les Anglais se servent fréquemment, à propos des mangeurs d’opium, des termes qui ne peuvent paraître excessifs qu’aux innocents à qui sont inconnues les horreurs de cette déchéance: enchained, fettered enslaved! Chaînes, en effet, auprès desquelles toutes les autres, chaînes du devoir, chaînes de l’amour illégitime, ne sont que des trames de gaze et des tissus d’araignée! Épouvantable mariage de l’homme avec lui-même! «J’étais devenu un esclave de l’opium; il me tenait dans ses liens, et tous mes travaux et mes plans avaient pris la couleur de mes rêves», dit l’Époux de Ligeia; mais, en combien de merveilleux passages Edgar Poe, ce poète incomparable, ce philosophe non réfuté, qu’il faut toujours citer à propos des maladies mystérieuses de l’esprit, ne décrit-il pas les sombres et attachantes splendeurs de l’opium! L’amant de la lumineuse Bérénice, Egoeus le métaphysicien, parle d’une altération de ses facultés, qui le contraint à donner une valeur anormale, monstrueuse, aux phénomènes les plus simples: «Réfléchir infatigablement de longues heures, l’attention rivée à quelque citation puérile sur la marge

�258

ou dans le texte d’un livre, - rester absorbé, la plus grande partie d’une journée d’été dans une ombre bizarre, s’allongeant obliquement sur la tapisserie ou sur le plancher, - m’oublier une nuit entière à surveiller la flamme droite d’une lampe ou les braises du foyer, - rêver des jours entiers sur le parfum d’une fleur, - répéter d’une manière monotone quelque mot vulgaire, jusqu’à ce que le son, à force d’être répété, cessât de présenter à l’esprit une idée quelconque, - telles étaient quelques-unes des plus communes et des moins pernicieuses aberrations de mes facultés mentales, aberrations qui, sans doute, ne sont pas absolument sans exemple, mais qui défient certainement toute explication et toute analyse.» Et le nerveux Auguste Bedloe avoue que le pr inc ipa l bénéfice qu ’ i l t i re de cet empoisonnement quotidien est de prendre à toute chose, même à la plus triviale, un intérêt exagéré: «Cependant l’opium avait produit son effet accoutumé, qui est de revêtir tout le monde extérieur d’une intensité d’intérêt. Dans le tremblement d’une feuille, - dans la couleur d’un brin d’herbe, - dans la forme d’un trèfle, - dans le bourdonnement d’une abeille, - dans l’éclat d’une goutte de rosée, - dans le soupir du vent, - dans les vagues

�259

odeurs échappées de la forêt,- se produisait tout un monde d’inspirations, une procession magnifique et bigarrée de pensées désordonnées et rapsodiques.»

Ainsi s’exprime, par la bouche de ses personnages, le maître de l’horrible, le prince du mystère. Ces deux caractéristiques de l’opium sont parfaitement applicables au haschisch; dans l’un comme dans l’autre cas, l’intelligence, libre naguère, devient esclave; mais le mot rapsodique, qui définit si bien un train de pensées suggéré et commandé par le monde extérieur et le hasard des circonstances, est d’une vérité plus vraie et plus terrible dans le cas du haschisch. Ici, le raisonnement n’est plus qu’une épave à la merci de tous les courants, et le train de pensées est infiniment plus accéléré et plus rapsodique. C’est dire, je crois, d’une manière suffisamment claire, que le haschisch est, dans son effet présent, beaucoup plus véhément que l’opium, beaucoup plus ennemi de la vie régulière, en un mot, beaucoup plus troublant. J’ignore si dix années d’intoxication par le haschisch amèneront des désastres égaux à ceux causés par dix années de régime d’opium; je dis que, pour l’heure présente et pour le lendemain, le

�260

haschisch a des résultats plus funestes; l’un est un séducteur paisible, l’autre un démon désordonné.

Je veux, dans cette dernière partie, définir et analyser le ravage moral causé par cette dangereuse et délicieuse gymnastique, ravage si grand, danger si profond, que ceux qui ne reviennent du combat que légèrement avariés, m’apparaissent comme des braves échappés de la caverne d’un Protée multiforme, des Orphées vainqueurs de l’Enfer. Qu’on prenne, si l’on veut, cette forme de langage pour une métaphore excessive, j’avouerai que les poisons excitants me semblent non-seulement un des plus terribles et des plus sûrs moyens dont dispose l’Esprit des Ténèbres pour enrôler et asservir la déplorable humanité, mais même une de ses incorporations les plus parfaites.

Cette fois, pour abréger ma tâche et rendre mon analyse plus claire, au lieu de rassembler des anecdotes éparses, j’accumulerai sur un seul personnage fictif une masse d’observations. J’ai donc besoin de supposer une âme de mon choix. Dans ses Confessions, De Quincey affirme avec raison que l’opium, au lieu d’endormir l’homme, l’excite, mais qu’il ne l’excite que dans sa voie naturelle, et qu’ainsi, pour juger les merveilles de

�261

l’opium, il serait absurde d’en référer à un marchand de boeufs; car celui-ci ne rêvera que boeufs et pâturages. Or, je n’ai pas à décrire les lourdes fantaisies d’un éleveur enivré de haschisch; qui les lirait avec plaisir? qui consentirait à les lire? Pour idéaliser mon sujet, je dois en concentrer tous les rayons dans un cercle unique, je dois les polariser; et le cercle tragique où je les vais rassembler sera, comme je l’ai dit, une âme de mon choix, quelque chose d’analogue à ce que le XVIIIe siècle appelait l’homme sensible, à ce que l’école romantique nommait l’homme incompris, et à ce que les familles et la masse bourgeoise flétrissent généralement de l’épithète d’original.

Un tempérament moitié nerveux, moitié bilieux, tel est le plus favorable aux évolutions d’une pareille ivresse; ajoutons un esprit cultivé, exercé aux études de la forme et de la couleur; un coeur tendre, fatigué par le malheur, mais encore prêt au rajeunissement; nous irons, si vous le voulez bien, jusqu’à admettre des fautes anciennes, et, ce qui doit en résulter dans une nature facilement excitable, sinon des remords positifs, au moins le regret du temps profané et mal rempli. Le goût de la métaphysique, la connaissances des différentes

�262

hypothèses de la philosophie sur la destinée humaine, ne sont certainement pas des compléments inutiles, - non plus que cet amour de la vertu, de la vertu abstraite, stoïcienne ou mystique, qui est posé dans tous les livres dont l’enfance moderne fait sa nourriture, comme le plus haut sommet où une âme distinguée puisse monter. Si l’on ajoute à tout cela une grande finesse de sens que j’ai omise comme condition surérogatoire, je crois que j’ai rassemblé les éléments généraux les plus communs de l’homme sensible moderne, de ce que l’on pourrait appeler la forme banale de l’originalité. Voyons maintenant ce que deviendra cette individualité poussée à outrance par le haschisch. Suivons cette procession de l’imagination humaine jusque sous son dernier et plus splendide reposoir, jusqu’à la croyance de l’individu en sa propre divinité.

Si vous êtes une de ces âmes, votre amour inné de la forme et de la couleur trouvera tout d’abord une pâture immense dans les premiers développements de votre ivresse. Les couleurs prendront une énergie inaccoutumée et entreront dans le cerveau avec une intensité victorieuse. Délicates, médiocres, ou même mauvaises, les peintures des plafonds revêtiront une vie

�263

effrayante; les plus grossiers papiers peints qui tapissent les murs des auberges se creuseront comme de splendides dioramas. Les nymphes aux chairs éclatantes vous regardent avec de grands yeux plus profonds et plus limpides que le ciel et l’eau; les personnages de l’antiquité, affublés de leurs costumes sacerdotaux ou militaires, échangent avec vous par le simple regard de solennelles confidences. La sinuosité des lignes est un langage définitivement clair où vous lisez l’agitation et le désir des âmes. Cependant se développe cet état mystérieux et temporaire de l’esprit, où la profondeur de la vie, hérissée de ses problèmes multiples, se révèle tout entière dans le spectacle, si naturel et si trivial qu’il soit, qu’on a sous les yeux, - où le premier objet venu devient symbole parlant. Fourier et Sweenborg, l’un avec ses analogies, l’autre avec ses correspondances, se sont incarnés dans le végétal et l’animal qui tombent sous votre regard, et, au lieu d’enseigner par la voix, ils vous endoctrinent par la forme et par la couleur. L’intelligence de l’allégorie prend en vous des proportions à vous-même inconnues; nous noterons, en passant, que l’allégorie, ce genre si spirituel que les peintres maladroits nous ont accoutumés à mépriser,

�264

mais qui est vraiment l’une des formes primitives et les plus naturelles de la poésie, reprend sa domination légitime dans l’intelligence illuminée par l’ivresse. Le haschisch s’étend alors sur toute la vie comme un vernis magique; il la colore en solennité et en éclaire toute la profondeur. Paysages dentelés, horizons fuyants, perspectives de voiles blanchies par la lividité cadavéreuse de l’orage ou illuminées par les ardeurs concentrés des soleils couchants, - profondeur de l’espace, allégorie de la profondeur du temps - la danse, le geste ou la déclamation des comédiens, si vous vous êtes jeté dans un théâtre, - la première phrase venue, si vos yeux tombent sur un livre, - tout enfin, l’universalité des êtres se dresse devant vous avec une gloire nouvelle non soupçonnée jusqu’alors. La grammaire, l’aride grammaire elle-même, devient quelque chose comme une sorcellerie évocatrice; les mots ressuscitent revêtus de chair et d’os, le substantif, dans sa majesté substantielle, l’adjectif, vêtement transparent qui l’habille et le colore comme un glacis, et le verbe, ange du mouvement, qui donne le branle à la phrase. La musique, autre langue chère aux paresseux ou aux esprits profonds qui cherchent le délassement dans la

�265

variété du poème de votre vie: elle s’incorpore à vous, et vous vous fondez en elle. Elle parle votre passion, non pas d’une manière vague et indéfinie, comme elle fait dans vos soirées nonchalantes, un jour d’opéra, mais d’une manière circonstanciée, positive, chaque mouvement du rhythme marquant un mouvement connu de votre âme, chaque note se transformant en mot, et le poème entier entrant dans votre cerveau comme un dictionnaire doué de vie.

Il ne faut pas croire que tous ces phénomènes se produisent dans l’esprit pêle-mêle, avec l’accent criard de la réalité et le désordre de la vie extérieure. L’oeil intérieur transforme tout et donne à chaque chose le complément de beauté qui lui manque pour qu’elle soit vraiment digne de plaire. C’est aussi à cette phase essentiellement voluptueuse et sensuelle qu’il faut rapporter l’amour des eaux limpides, constantes ou stagnantes, qui se développe si étonnamment dans l’ivresse cérébrale de quelques artistes. Les miroirs deviennent un prétexte à cette rêverie qui ressemble à une soif spirituelle, conjointe à la soif physique qui dessèche le gosier, et dont j’ai parlé précédemment; les eaux fuyantes, les jeux d’eau, les cascades

�266

harmonieuses, l’immensité bleue de la mer, roulent, chantent, dorment avec une charme inexprimable. L’eau s’étale comme une véritable enchanteresse, et bien que je ne croie pas beaucoup aux folies furieuses causées par le haschisch, je n’affirmerais pas que la contemplation d’un gouffre limpide fût tout à fait sans danger pour un esprit amoureux de l’espace et du cristal, et que la vieille fable de l’Ondine ne pût devenir pour l’enthousiaste une tragique réalité.

Je crois avoir suffisamment parlé de l’accroissement monstrueux du temps et de l’espace, deux idées toujours connexes, mais que l’esprit affronte alors sans tristesse et à travers les années profondes, et s’enfonce audacieusement dans d’infinies perspectives. On a bien deviné, je présume, que cet accroissement anormal et tyrannique s’applique également à tous les sentiments et à toutes les idées; ainsi à la bienveillance; j’en ai donné, je crois, un assez bel échantillon; ainsi à l’idée de beauté; ainsi à l’amour. L’idée de beauté doit naturellement s’emparer d’une place vaste dans un tempérament spirituel tel que je l’ai supposé. L’harmonie, le balancement des lignes, l’eurythmie dans les

�267

mouvements, apparaissent au rêveur comme des nécessités, comme des devoirs, non-seulement pour tous les êtres de la création, mais pour lui-même, le rêveur, qui se trouve, à cette période de la crise, doué d’une merveilleuse aptitude pour comprendre le rhythme immortel et universel. Et si notre fanatique manque de beauté personnelle, ne croyez pas qu’il souffre longtemps de l’aveu auquel il est contraint, ni qu’il se regarde comme une note discordante dans le monde d’harmonie et de beauté improvisé par son imagination. Les sophismes du haschisch sont nombreux et admirables, tendant généralement à l’optimisme, et l’un des principaux, le plus efficace, est celui qui transforme le désir en réalité. Il en est de même sans doute dans maint cas de la vie ordinaire, mais ici avec combien plus d’ardeur et de subtilité! D’ailleurs, comment un être si bien doué pour comprendre l’harmonie, une sorte de prêtre du Beau, pourrait-il faire une exception et une tache dans sa propre théorie? La beauté morale et sa puissance, la grâce et ses séductions, l’éloquence et ses prouesses, toutes ces idées se présentent bientôt comme des correctifs d’une laideur indiscrète, puis comme des

�268

consolateurs, enfin comme des adulateurs parfaits d’un sceptre imaginaire.

Quant à l’amour, j’ai entendu bien des personnes animées d’une curiosité de lycéen, chercher à se renseigner auprès de celles à qui était familier l’usage du haschisch. Que peut être cette ivresse de l’amour, déjà si puissante à son état naturel, quand elle est enfermée dans l’autre ivresse comme un soleil dans un soleil? Telle est la question qui se dressera dans une foule d’esprits que j’appellerai les badauds du monde intellectuel. Pour répondre à un sous-entendu déshonnête, à cette partie de la question qui n’ose pas se produire, je renverrai le lecteur à Pline, qui a parlé quelque part des propriétés du chanvre de façon à dissiper sur ce sujet bien des illusions. On sait, en outre, que l’atonie est le résultat le plus ordinaire de l’abus que les hommes font de leurs nerfs et des substances propres à les exciter. Or, comme il ne s’agit pas ici de puissance effective, mais d’émotion ou de susceptibilité, je prierai simplement le lecteur de considérer que l’imagination d’un homme nerveux, enivré de haschisch, est poussée jusqu’à un degré prodigieux, aussi peu déterminable que

�269

la force extrême possible du vent dans un ouragan, et ses sens subtilisés à un point presque aussi difficile à définir. Il est donc permis de croire qu’une caresse légère, la plus innocente de toutes, une poignée de main, par exemple, peut avoir une valeur centuplée par l’état actuel de l’âme et des sens, et les conduire peut-être, et très rapidement, jusqu’à cette syncope qui est considérée par les vulgaires mortels comme le summum du bonheur. Mais que le haschisch réveille, dans une imagination souvent occupée des choses de l’amour, des souvenirs tendres, auxquels la douleur et le malheur donnent même un lustre nouveau, cela est indubitable. Il n’est pas moins certain qu’une forte dose de sensualité se mêle à ces agitations de l’esprit; et d’ailleurs il n’est pas inutile de remarquer, ce qui suffirait à constater sur ce point l’immoralité du haschisch, qu’une secte d’Ismaïlites (c’est des Ismaïlites que sont issus les assassins) égarait ses adorations bien au delà de l’impartial Lingam, c’est-à-dire jusqu’au culte absolu et exclusif de la moitié féminine du symbole. Il n’y aurait rien que de naturel, chaque homme étant la représentation de l’histoire, de voir une hérésie obscène, une religion monstrueuse se produire dans un esprit qui

�270

s’est lâchement livré à la merci d’une drogue infernale, et qui sourit à la dilapidation de ses propres facultés.

Puisque nous avons vu se manifester dans l’ivresse du haschisch une bienveillance singulière appliquée même aux inconnus, une espèce de philanthropie plutôt faite de pitié que d’amour (c’est ici que se montre le premier germe de l’esprit satanique qui se développera d’une manière extraordinaire), mais qui va jusqu’à la crainte d’affliger qui que ce soit, on devine ce que peut devenir la sentimentalité localisée, appliquée à une personne chérie, jouant ou ayant joué un rôle important dans la vie morale du malade. Le culte, l’adoration, la prière, les rêves de bonheur se projettent et s’élancent avec l’énergie ambitieuse et l’éclat d’un feu d’artifice; comme la poudre et les matières colorantes du feu, ils éblouissent et s’évanouissent dans les ténèbres. Il n’est sorte de combinaison sentimentale à laquelle ne puisse se prêter le souple amour d’un esclave du haschisch. Le goût de la protection, un sentiment de paternité ardente et dévouée peuvent se mêler à une sensualité coupable que le haschisch saura toujours excuser et absoudre. Il va plus loin encore. Je suppose des fautes commises

�271

ayant laissé dans l’âme des traces amères, un mari ou un amant ne contemplant qu’avec tristesse (dans son état normal) un passé nuancé d’orages; ces amertumes peuvent alors se changer en douceurs; le besoin de pardon rend l’imagination plus habile et plus suppliante, et le remords lui-même, dans ce drame diabolique qui ne s’exprime que par un long monologue, peut agir comme excitant et réchauffer puissamment l’enthousiasme du coeur. Oui, le remords! Avais-je tort de dire que le haschisch apparaissait, à un esprit vraiment philosophique, comme un parfait instrument satanique? Le remords, singulier ingrédient du plaisir, est bientôt noyé dans la délicieuse contemplation du remords, dans une espèce d’analyse voluptueuse; et cette analyse est si rapide, que l’homme, ce diable naturel, pour parler comme les Swedenborgiens, ne s’aperçoit pas combien elle est involontaire, et combien, de seconde en seconde, il se rapproche de la perfection diabolique. Il admire son remords et il se glorifie, pendant qu’il est en train de perdre sa liberté.

Voilà donc mon homme supposé, l’esprit de mon choix, arrivé à ce degré de joie et de sérénité où il est

�272

contraint de s’admirer lui-même. Toute contradiction s’efface, tous les problèmes philosophiques deviennent limpides ou du moins paraissent tels. Tout est matière à jouissance. La plénitude de sa vie actuelle lui inspire un orgueil démesuré. Une voix parle en lui (hélas! c’est la sienne) qui lui dit: «Tu as maintenant le droit de te considérer comme supérieur à tous les hommes; nul ne connaît et ne pourrait comprendre tout ce que tu penses et tout ce que tu sens; ils seraient même incapables d’apprécier la bienveillance qu’ils t’inspirent. Tu es un roi que les passants méconnaissent et qui vit dans la solitude de sa conviction: mais que t’importe? Ne possèdes-tu pas ce mépris souverain qui rend l’âme si bonne? »

Cependant nous pouvons supposer que de temps à autre un souvenir mordant traverse et corrompt ce bonheur. Une suggestion fournie par l’extérieur peut ranimer un passé désagréable à contempler. De combien d’actions sottes ou viles le passé n’est-il pas rempli, qui sont véritablement indignes de ce roi de la pensée et qui souillent la dignité idéale? Croyez que l’homme au haschisch affrontera courageusement ces fantômes

�273

pleins de reproches, et même qu’il saura tirer de ces hideux souvenirs de nouveaux éléments de plaisir et d’orgueil. Telle sera l’évolution de son raisonnement: la première sensation de douleur passée, il analysera curieusement cette action ou ce sentiment dont le souvenir a troublé sa glorification actuelle, les motifs qui le faisaient agir alors, les circonstances dont il était environné, et s’il ne trouve pas dans ces circonstances des raisons suffisantes, sinon pour absoudre, au moins pour atténuer son péché, n’imaginez pas qu’il se sente vaincu! J’assiste à son raisonnement comme au jeu d’un mécanisme sous une vitre transparente: «Cette action ridicule, lâche ou vile dont le souvenir m’a un moment agité, est en complète contradiction avec ma vraie nature, ma nature actuelle, et l’énergie même avec laquelle je la condamne, le soin inquisitorial avec lequel je l’analyse et je la juge, prouvent mes hautes et divines aptitudes pour la vertu. Combien trouverait-on dans le monde d’hommes aussi habiles pour se juger, aussi sévères pour se condamner?» Et non seulement il se condamne, mais il se glorifie. L’horrible souvenir ainsi absorbé dans la contemplation d’une vertu idéale, d’une charité idéale, d’un génie idéal, il se livre candidement à

�274

sa triomphante orgie spirituelle. Nous avons vu que, contrefaisant d’une manière sacrilège le sacrement de la pénitence, à la fois pénitent et confesseur, il s’était donné une facile absolution, ou, pis encore, qu’il avait tirée de sa condamnation une nouvelle pâture pour son orgueil. Maintenant, de la contemplation de ses rêves et de ses projets de vertu, il conclut à son aptitude pratique à la vertu; l’énergie amoureuse avec laquelle il embrasse ce fantôme de vertu lui paraît une preuve suffisante, péremptoire, de l’énergie virile nécessaire pour l ’accompl issement de son idéal . I l confond complètement le rêve avec l’action, et son imagination s’échauffant de plus en plus devant le spectacle enchanteur de sa propre nature corrigée et idéalisée, substituant cette image fascinatrice de lui-même à son réel individu, si pauvre en volonté, si riche en vanité, il finit par décréter son apothéose en ces termes nets et simples, qui contiennent pour lui tout un monde d’abominables jouissances: «Je suis le plus vertueux de tous les hommes!»

Cela ne vous fait-il pas souvenir de Jean-Jacques, qui, lui aussi, après s’être confessé à l’univers, non sans

�275

une certaine volupté, a osé pousser le même cri de triomphe (ou du moins la différence est bien petite) avec la même sincérité et la même conviction? L’enthousiasme avec lequel il admirait la vertu, l’attendrissement nerveux qui remplissait ses yeux de larmes, à la vue d’une belle action ou à la pensée de toutes les belles actions qu’il aurait voulu accomplir, suffisaient pour lui donner une idée superlative de sa valeur morale. Jean-Jacques s’était enivré sans haschisch.

Suivrai-je plus loin l’analyse de cette victorieuse monomanie? Expliquerai-je comment, sous l’empire du poison, mon homme se fait bientôt centre de l’univers? comment il devient l’expression vivante et outrée du proverbe qui dit que la passion rapporte tout à elle? Il croit à sa vertu et à son génie; ne devine-t-on pas la fin? Tous les objets environnants sont autant de suggestions qui agitent en lui un monde de pensées, toutes plus colorées, plus vivantes, plus subtiles que jamais, et revêtues d’un vernis magique. «Ces villes magnifiques, se dit-il, où les bâtiments superbes sont échelonnés comme dans les décors - ces beaux navires balancés par les eaux de la rade dans un désoeuvrement nostalgique,

�276

et qui ont l’air de traduire notre pensée: Quand partons-nous pour le bonheur? - ces musées qui regorgent de belles formes et de couleurs enivrantes, - ces bibliothèques où sont accumulés les travaux de la Science et les rêves de la Muse, - ces instruments rassemblés qui parlent avec une seule voix, - ces femmes enchanteresses, plus charmantes encore par la science de la parure et l’économie du regard, - toutes ces choses ont été créées pour moi, pour moi, pour moi! Pour moi, l’humanité a travaillé, a été martyrisée, immolée, - pour servir de pâture, de pabulum, à mon implacable appétit d’émotion, de connaissance et de beauté!»

Je saute et j’abrège. Personne ne s’étonnera qu’une pensée finale, suprême, jaillisse du cerveau du rêveur: «Je suis devenu Dieu!», qu’un cri sauvage, ardent, s’élance de sa poitrine avec une énergie telle, une telle puissance de projection, que, si les volontés et les croyances d’un homme ivre avaient une vertu efficace, ce cri culbuterait les anges disséminés dans les chemins du ciel: «Je suis un Dieu!» Mais bientôt cet ouragan d’orgueil se transforme en une température de béatitude calme, muette, reposée, et l’universalité des êtres se

�277

présente colorée et comme illuminée par une aurore sulfureuse. Si par hasard un vague souvenir se glisse dans l’âme de ce déplorable bienheureux: N’y aurait-il pas un autre Dieu? croyez qu’il se redressera devant celui-là, qu’il discutera ses volontés et qu’il l’affrontera sans terreur. Quel est le philosophe français qui, pour railler les doctrines allemandes modernes, disait: «Je suis un dieu qui ai mal dîné!» Cette ironie ne mordrait pas sur un esprit enlevé par le haschisch; il répondrait tranquillement: «Il est possible que j’aie mal dîné, mais je suis un Dieu.»

MORALEMais le lendemain, le terrible lendemain! tous les

organes relâchés, fatigués, les nerfs détendus, les titillantes envie de pleurer, l’impossibilité de s’appliquer à un travail suivi, vous enseignent cruellement que vous avez joué un jeu défendu. La hideuse nature, dépouillée de son illumination de la veille, ressemble aux mélancoliques débris d’une fête. La volonté surtout est attaquée, de toutes les facultés la plus précieuse. On dit, et c’est presque vrai, que cette substance ne cause aucun

�278

mal physique, aucun mal grave, du moins. Mais peut-on affirmer qu’un homme incapable d’action, et propre seulement aux rêves, se porterait vraiment bien, quand même tous ses membres seraient en bon état? Or, nous connaissons assez la nature humaine pour savoir qu’un homme qui peut, avec une cuillerée de confiture, se procurer instantanément tous les biens du ciel et de la terre, n’en gagnera jamais la millième partie par le travail. Se figure-t-on un État dont tous les citoyens s’enivreraient de haschisch? Quels citoyens? quels guerriers? quels législateurs! Même en Orient, où l’usage en est si répandu, il y a des gouvernements qui ont compris la nécessité de le proscrire. En effet, il est défendu à l’homme, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de déranger les conditions primordiales de son existence et de rompre l’équilibre de ses facultés avec les milieux où elles sont destinées à se mouvoir, en un mot, de déranger son destin pour y substituer une fatalité d’un nouveau genre. Souvenons-nous de Melmoth, cet admirable emblème. Son épouvantable souffrance gît dans la disproportion entre ses merveilleuses facultés, acquises instantanément par un pacte satanique, et le milieu où, comme créature de

�279

Dieu, il est condamné à vivre. Et aucun de ceux qu’il veut séduire ne consent à lui acheter, aux mêmes conditions, son terrible privilège. En effet, tout homme qui n’accepte pas les conditions de la vie, vend son âme. Il est facile de saisir le rapport qui existe entre les créations sataniques des poètes et les créatures vivantes qui se sont vouées aux excitants. L’homme a voulu être dieu, et bientôt le voilà, en vertu d’une loi morale incontrôlable, tombé plus bas que sa nature réelle. C’est une âme qui se vend en détail.

Balzac pensait sans doute qu’il n’est pas pour l’homme de plus grande honte ni de plus vive souffrance que l’abdication de sa volonté. Je l’ai vu une fois, dans une réunion où il était question des effets prodigieux du haschisch. Il écoutait et questionnait avec une attention et une vivacité amusantes. Les personnes qui l’ont connu devinent qu’il devait être intéressé. Mais l’idée de penser malgré lui-même le choquait vivement. On lui présenta du dawamesk; il l’examina, le flaira et le rendit sans y toucher. La lutte entre sa curiosité presque enfantine et sa répugnance pour l’abdication se trahissait sur son visage expressif d’une manière

�280

frappante. L’amour de la dignité l’emporta. En effet, il est difficile de se figurer le théoricien de la volonté, ce jumeau spirituel de Louis Lambert, consentant à perdre une parcelle de cette précieuse substance.

Malgré les admirables services qu’ont rendus l’éther et le chloroforme, il me semble qu’au point de vue de la philosophie spiritualiste la même flétrissure morale s’applique à toutes les inventions modernes qui tendent à diminuer la liberté humaine et l’indispensable douleur. Ce n’est pas sans une certaine admiration que j’entendis une fois le paradoxe d’un officier qui me racontait l’opération cruelle pratiquée sur un général français à El-Aghouat, et dont celui-ci mourut malgré le chloroforme. Ce général était un homme très-brave, et même quelque chose de plus, une de des âmes à qui s’applique naturellement le terme: chevaleresque. «Ce n’était pas, me disait-il, du chloroforme qu’il lui fallait, mais les regards de toute l’armée et la musique des régiments. Ainsi peut-être il eût été sauvé!» Le chirurgien n’était pas de l’avis de cet officier; mais l’aumônier aurait sans doute admiré ces sentiments.

�281

Il est vraiment superflu, après toutes ces considérations, d’insister sur le caractère immoral du haschisch. Que je le compare au suicide, à un suicide lent, à une arme toujours sanglante et toujours aiguisée, aucun esprit raisonnable n’y trouvera à redire. Que je l’assimile à la sorcellerie, à la magie, qui veulent, en opérant sur la matière, et par des arcanes dont rien ne prouve la fausseté non plus que l’efficacité, conquérir une domination interdite à l’homme ou permise seulement à celui qui en est jugé digne, aucune âme philosophique ne blâmera cette comparaison. Si l’Église condamne la magie et la sorcellerie, c’est qu’elles militent contre les intentions de Dieu, qu’elles suppriment le travail du temps et veulent rendre superflues les conditions de pureté et de moralité; et qu’elle, l’Église, ne considère comme légitimes, comme vrais, que les trésors gagnés par la bonne intention assidue. Nous appelons escroc le joueur qui a trouvé le moyen de jouer à coup sûr; comment nommerons-nous l’homme qui veut acheter, avec un peu de monnaie, le bonheur et le génie? C’est l’infaillibilité même du moyen qui en constitue l’immoralité, comme l’infaillibilité supposée de la magie lui impose son stigmate infernal.

�282

Ajouterai-je que le haschisch, comme toutes les joies solitaires, rend l’individu inutile aux hommes et la société superflue pour l’individu, le poussant à s’admirer sans cesse lui-même et le précipitant jour à jour vers le gouffre lumineux où il admire sa face de Narcisse?

Si encore, au prix de sa dignité, de son honnêteté et de son libre arbitre, l’homme pouvait tirer du haschisch de grands bénéfices spirituels, en faire une espèce de machine à penser, un instrument fécond? C’est une question que j’ai souvent entendu poser, et j’y réponds. D’abord, comme je l’ai longuement expliqué, le haschisch ne révèle à l’individu rien que l’individu lui-même. Il est vrai que cet individu est pour ainsi dire cubé et poussé à l’extrême, et comme il est également certain que la mémoire des impressions survit à l’orgie, l’espérance de ces utilitaires ne paraît pas au premier aspect tout à fait dénuée de raison. Mais je les prierai d’observer que les pensées, dont ils comptent tirer un si grand parti, ne sont pas réellement aussi belles qu’elles le paraissent sous leur travestissement momentané et recouvertes d’oripeaux magiques. Elles tiennent de la terre plutôt que du ciel, et doivent une grande partie de

�283

leur beauté à l’agitation nerveuse, à l’avidité avec laquelle l’esprit se jette sur elles. Ensuite cette espérance est un cercle vicieux; admettons un instant que le haschisch donne, ou du moins augmente le génie, ils oublient qu’il est de la nature du haschisch de diminuer la volonté, et qu’ainsi il accorde d’un côté ce qu’il retire de l’autre, c’est-à-dire l’imagination sans la faculté d’en profiter. Enfin il faut songer, en supposant un homme assez adroit et assez vigoureux pour se soumettre à cette alternative, à un autre danger, fatal, terrible, qui est celui de toutes les accoutumances. Toutes se transforment bientôt en nécessités. Celui qui aura recours à un poison pour penser ne pourra bientôt plus penser sans poison. Se figure-t-on le sort affreux d’un homme dont l’imagination paralysée ne saurait plus fonctionner sans le secours du haschisch ou de l’opium?

Dans les études philosophiques, l’esprit humain, imitant la marche des astres, doit suivre une courbe qui le ramène à son point de départ. Conclure, c’est fermer un cercle. Au commencement j’ai parlé de cet état merveilleux, où l’esprit de l’homme se trouvait quelquefois jeté comme par une grâce spéciale; j’ai dit

�284

qu’aspirant sans cesse à réchauffer ses espérances et à s’élever vers l’infini, il montrait, dans tous les pays et dans tous les temps, un goût frénétique pour toutes les substances, même dangereuses, qui, en exaltant sa personnalité, pouvaient susciter un instant à ses yeux ce paradis d’occasion, objet de tous ses désirs, et enfin que cet esprit hasardeux, poussant, sans le savoir, jusqu’à l’enfer, témoignait ainsi de sa grandeur originelle. Mais l’homme n’est pas si abandonné, si privé de moyens honnêtes pour gagner le ciel, qu’il soit obligé d’invoquer la pharmacie et la sorcellerie; il n’a pas besoin de vendre son âme pour payer les caresses enivrantes et l’amitié des houris. Qu’est-ce qu’un paradis qu’on achète au prix de son salut éternel? Je me figure un homme (dirai-je un brahmane, un poète ou un philosophe chrétien?) placé sur l’Olympe ardu de la spiritualité; autour de lui les Muses de Raphaël ou de Mantegna, pour le consoler de ses longs jeûnes et de ses prières assidues, combinent les danses les plus nobles, le regardent avec leurs plus doux yeux et leurs sourires les plus éclatants; le divin Apollon, ce maître en tout savoir (celui de Francavilla, d’Albert Dürer, de Goltzius ou de tout autre qu’importe? N’y a-t-il pas un Apollon, pour tout homme

�285

qui le mérite?), caresse de son archet ses cordes les plus vibrantes. Au-dessous de lui, au pied de la montagne, dans les ronces et dans la boue, la troupe des humains, la bande des ilotes, simule les grimaces de la jouissance et pousse des hurlements que lui arrache la morsure du poison; et le poète attristé se dit: «Ces infortunés qui n’ont ni jeûné, ni prié, et qui ont refusé la rédemption par le travail, demandent à notre magie les moyens de s’élever, d’un seul coup, à l’existence surnaturelle. La magie les dupe et elle allume pour eux un faux bonheur et une fausse lumière; tandis que nous, poètes et philosophes, nous avons régénéré notre âme par le travail successif et la contemplation; par l’exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente d’intention, nous avons créé à notre usage un jardin de vraie beauté. Confiants dans la parole qui dit que la foi transporte les montagnes, nous avons accompli le seul miracle dont Dieu nous ait octroyé la licence!»

(Baudelaire, Oeuvres complètes, Éditions Gallimard, Paris, 1961, 1873 pages.)

�286

16. EXTRAITS DES VOYAGES DE GULLIVER

1. Les acrobates de l’empereur

L’auteur divertit l’empereur et la noblesse des deux sexes d’une manière fort extraordinaire. Description des divertissements de la cour de Lilliput. - L’auteur est mis

en liberté sous certaines conditions.

Ma douceur et ma bonne conduite m’avaient tellement gagné la faveur de l’empereur et de la cour, et en vérité de l’armée et du peuple en général, que je commençais à espérer obtenir bientôt ma liberté. J’eus recours à toutes les inventions possibles pour entretenir cette disposition favorable. Les habitants en vinrent peu à peu à avoir moins peur de moi. Quelquefois, je me couchais par terre et j’en laissais cinq ou six danser sur ma main. Finalement, les garçons et les filles venaient jouer à cache-cache dans mes cheveux. De plus, je les comprenais mieux et je pouvais leur parler. L’empereur voulut un jour me distraire en me montrant plusieurs spectacles de son pays. Dans cet ordre de choses, par

�287

l’habileté et la splendeur, ils surpassent toutes les nations que j’ai connues. J’admirai surtout des danseurs de corde qui accomplissaient leurs tours sur un fil blanc très mince d’environ deux pieds de long, tendu à douze pouces du sol. Le lecteur voudra bien m’excuser si je m’étends un peu sur ce sujet.

Cet exercice n’est pratiqué que par les candidats à des emplois supérieurs et aux grandes faveurs de la cour. Ils s’y entraînent dès leur jeunesse et ne sont pas toujours de naissance noble ni d’éducation libérale. Quand un poste important est déclaré vacant, par mort ou disgrâce (ce qui arrive souvent), cinq ou six candidats adressent une demande à l’empereur pour avoir l’autorisation de divertir Sa Majesté et la cour d’une danse sur corde raide. Celui qui saute le plus haut sans tomber obtient l’emploi. Il arrive assez souvent que les ministres eux-mêmes soient invités à montrer leur agilité, pour convaincre l’empereur qu’ils n’ont rien perdu de leur souplesse. Flimnap, le ministre des Finances, passe pour avoir l’adresse de faire une cabriole (1) sur la corde, au moins un pouce plus haut qu’aucun autre seigneur de l’empire. Je l’ai vu plusieurs fois faire le saut périlleux sur une petite planche

�288

attachée à une corde qui n’est pas plus grosse qu’un fil de chez nous. Mon ami Reldressal, premier secrétaire du conseil privé, vient, à mon avis, et si je suis impartial, après le ministre des Finances. Pour les autres dignitaires, ils sont à peu près de force égale.

Des accidents funestes marquent souvent ces divertissements. Et nombreux sont ceux qui sont enregistrés dans les archives royales. J’ai vu moi-même deux ou trois candidats se briser un membre. Mais le danger est beaucoup plus grand quand les ministres eux-mêmes sont invités à montrer leur savoir-faire. En s’efforçant de se surpasser eux-mêmes, et avec eux, leurs collègues, ils font de tels efforts qu’on n’en trouverait guère qui n’eût fait une chute et parfois même deux ou trois. On m’affirma que, un an ou deux avant mon arrivée, Flimnap se serait infailliblement cassé les reins si l’un des coussins du roi, qui se trouvait là par hasard, n’avait amorti sa chute (2).

Il existe aussi un autre divertissement réservé en certaines occasions à l’empereur, à l’impératrice et au premier ministre. L’empereur pose sur une table trois minces fils de soie de six pouces de long, un bleu, un

�289

rouge et un vert. Ces fils sont proposés en prix à ceux que l’empereur désire distinguer par une marque de faveur particulière. La cérémonie se déroule dans la grande chambre de Sa Majesté où les candidats subissent une épreuve de souplesse très différente de la première, et telle que je n’ai rien observé de pareil dans aucune nation de l’ancien ou du nouveau monde. L’empereur tient horizontalement un bâton à la main. Les candidats s’avancent en file indienne et tantôt sautent par-dessus le bâton, tantôt rampent dessous, en avant et en arrière, plusieurs fois, suivant que le bâton est avancé ou reculé. Il arrive que l’empereur tienne l’une des extrémités du bâton tandis que le premier ministre tient l’autre. Parfois le premier ministre est seul à le tenir. Celui qui joue le mieux son rôle et résiste le plus longtemps aux exercices de sauter et de ramper est récompensé par le fil de soie bleu, le fil rouge est accordé au second et le vert au troisième (3). Ils s’en ceignent deux fois la taille et peu de personnes d’importance à la cour paraissent sans ces ornements.

�290

1. Jeu de mots intraduisible en français: l’anglais somerset (déformation du mot français soubresault), est en même temps le nom de la duchesse de Sommerset, la «rouquine» que Swift appelle «Carottes» et qu’il détesta toute sa vie.

2. Allusion à la crise ministérielle de 1717, où Walpole fut sauvé par la duchesse de Kendall, très influente à la cour: il y a là une indication très nette que Flimnap représente le premier ministre whig.

3. Couleurs respectives de l’Ordre de la Jarretière, de l’Ordre du Bain et de l’Ordre du Chardon (écossais).

2. La grande académie de Lagado

L’auteur visite la grande académie de Lagado. - Description étendue de cette académie. - Les arts auxquels s’emploient les professeurs.

�291

Cette académie ne se compose pas d’un seul édifice, mais, des deux côtés d’une rue, d’une enfilade de maisons, qui, à mesure qu’elles tombaient en ruine, avaient été achetées et utilisées à cet effet.

Je fus très aimablement reçu par le conservateur et, pendant plusieurs jours, j’allai à l’Académie. Chaque chambre est occupée par un ou plusieurs inventeurs et j’imagine que je n’ai pas pu voir moins de cinq cent pièces. Le premier que je vis était un homme très maigre, avec des mains et une figure de ramoneur, une chevelure et une barbe longues, clairsemées et brûlées par endroits. Ses vêtements, sa chemise et sa peau étaient de même couleur. Depuis huit ans, il travaillait à extraire des rayons de soleil de concombres pour les conserver dans des fioles hermétiquement fermées. Ces rayons devaient permettre de réchauffer l’air au cours des étés trop froids. Il était certain que, à huit ans de là, il serait en mesure de fournir les jardins du gouverneur en rayons de soleil à un prix raisonnable. Mais il se plaignit de l’insuffisance de ses réserves et me pria de lui donner quelque encouragement, d’autant que les concombres avaient été hors de prix cette année-là. Je

�292

lui fis un petit cadeau, car son Excellence m’avait pourvu d’argent à cet effet, sachant que ces sortes d’inventeurs ont l’habitude de mendier chaque fois qu’ils ont un visiteur (1).

J’allai dans une autre chambre, mais je faillis battre en retraite en raison de l’effroyable puanteur qui m’y accueillit. Mon guide me poussa en avant, me suppliant, dans un murmure, de ne pas commettre une offense qui serait hautement ressentie. Si bien que je n’osai pas même me boucher le nez. L’inventeur occupant cette pièce était le plus ancien de l’Académie. Son visage et sa barbe étaient également jaune pâle; ses mains et ses vêtements étaient couverts de crasse. Quand je lui fus présenté, il me serra dans ses bras, marque d’affection dont je me serais volontiers passé. Son but, depuis son entrée à l’Académie, avait été de transformer l’excrément humain, afin qu’il retrouvât son état premier, en le décomposant en plusieurs parties, en le lavant de la teinture qu’il reçoit de la bile, en le purifiant de son odeur et en extrayant la salive qu’il renferme. Chaque semaine, il recevait de l’illustre compagnie une barrique pleine d’excréments.

�293

J’en vis un autre qui s’efforçait de réduire la glace en poudre à canon. Il me montra aussi un traité sur la malléabilité du feu qu’il avait l’intention de publier.

Il y avait un architecte très ingénieux. Il avait inventé une nouvelle façon de construire les maisons en commençant par le toit et en travaillant de haut en bas jusqu’aux fondations. Il s’inspirait en cela de la méthode des deux insectes modèles: l’abeille et l’araignée.

Il y avait un aveugle-né qui avait plusieurs apprentis dans sa condition. Ils étaient chargés de mélanger des couleurs que leur maître enseignait à distinguer par le toucher et l’odorat. Par malheur, je les vis dans un moment où leur apprentissage n’était pas encore parfait, et leur maître lui-même se trompait généralement. Cet artiste est très encouragé et très estimé par toute la confrérie.

Dans une autre chambre, je fus enthousiasmé par un inventeur qui avait conçu un plan pour faire labourer la terre par des cochons, évitant ainsi les frais de charrues, bétail et labours. La méthode était la suivante: sur un arpent de terre, vous enfoncez, à six pouces d’écart et à huit de profondeur une quantité de glands, dattes, marrons et autres fruits secs dont ces animaux sont

�294

particulièrement friands. Ensuite vous amenez six cents cochons dans ce champ et, en quelques jours, ils vous retournent la terre et la préparent pour les semailles, sans compter qu’en même temps ils la fument avec leurs matières. À l’expérience, néanmoins, ce procédé se révélait coûteux et difficile, et la moisson insignifiante ou nulle. Mais il est bien évident que cette invention était sujette à de grandes améliorations.

J’allai dans une autre chambre dont les murs et le plafond étaient couverts de toiles d’araignées, à l’exception d’un étroit passage pour permettre à l’artiste d’aller et venir. À mon entrée, il me cria de ne pas déranger ses toiles. Il se plaignit de la fatale erreur dans laquelle le monde avait été si longtemps plongé en se servant des vers à soie, alors que nous disposons d’insectes infiniment plus utiles puisqu’ils savaient tisser aussi bien que filer. De plus, il se proposait, en utilisant les araignées, d’épargner les frais de teinture. Et je fus pleinement convaincu quand il me montra des milliers de mouches aux merveilleuses couleurs dont il nourrissait ses araignées, et m’assura que les toiles en prendraient la couleur. Et comme il en avait de toutes les teintes, il espérait satisfaire aux goûts de tout le

�295

monde, dès qu’il aurait trouvé la nourriture convenant à ses mouches, c’est-à-dire des gommes, des huiles et autres matières glutineuses pour donner plus de résistance et de consistance aux fils.

Il y avait un astronome qui avait entrepris de placer un cadran solaire sur la girouette de l’hôtel de ville, en ajustant les mouvements diurne et annuel de la terre et du soleil, en sorte qu’ils puissent coïncider avec toutes les fantaisies du vent (2).

Je me plaignis alors d’une petite crise de coliques et mon guide me conduisit dans une chambre occupée par un docteur bien connu pour guérir cette maladie en contrariant les fonctions naturelles. Il disposait d’un puissant soufflet, pourvu d’un bec d’ivoire qu’il introduisait dans l’anus, à une profondeur de huit pouces. Il m’affirma que, par aspiration, il pouvait rendre les intestins aussi flasques qu’une vessie séchée. Mais quand la maladie était plus obstinée et violente, il introduisait le bec d’ivoire alors que le soufflet était plein d’air et le déchargeait dans le corps du patient. Ensuite, il retirait son instrument pour le remplir d’air, appuyant fortement son pouce contre l’orifice du fondement. Et en répétant cette opération trois ou

�296

quatre fois, le vent finalement sortait brusquement, emportant avec lui les éléments de la colique; et le malade guérissait. Je le vis tenter ces deux expériences sur un chien. La première ne produisit apparemment aucun effet. Après la seconde, l’animal était prêt à éclater, il lâcha une violente et offensive détonation. Le chien mourut sur-le-champ, et nous laissâmes le docteur qui s’efforçait de lui rendre la vie en le regonflant. Je vis i ta i b ien d ’autres appartements , mais je n’importunerai pas le lecteur avec toutes ces curiosités, car je recherche la concision.

Jusqu’ici, je n’avais vu qu’un côté de l’Académie, l’autre étant réservé aux progrès des sciences spéculatives dont je parlerai après avoir mentionné un illustre personnage de plus, qui parmi eux, est appelé «l’artiste universel.» Celui-ci nous déclara que, depuis trente ans, il avait consacré toutes ses pensées à l’amélioration de la condition humaine. Il disposait de deux grandes pièces pleines de merveilleuses curiosités, et cinquante hommes y travaillaient. Certains, par condensation, réduisaient l’air en une substance sèche et tangible, par extraction de l’azote, et en filtrant les

�297

particules aqueuses ou fluides. D’autres amollissaient le marbre pour en faire des oreillers et des pelottes à épingles. D’autres encore pétrifiaient les sabots des chevaux pour les protéger contre la fourbure. L’artiste lui-même était occupé, à l’époque, à la mise au point de deux grands projets. Par le premier, les semailles étaient faites avec la balle des épis qui, selon lui, contenait les vraies vertus germinatives, comme il me le démontra par plusieurs expériences que je fus impuissant à comprendre. Par le second, il empêchait la poussée de la laine sur deux jeunes agneaux par des applications externes d’un certain composé de gommes, de minéraux et de végétaux, et il espérait, après un laps de temps raisonnable, arriver à propager une espèce de moutons nus à travers le royaume.

Nous traversâmes un passage pour aller dans l’autre partie de l’Académie où résidaient, comme je l’ai dit, les ingénieurs de sciences spéculatives.

Je vis d’abord dans une très vaste pièce, un professeur, entouré de quarante élèves. Après les politesses d’usage, voyant que mon attention était attirée par un tableau qui occupait en longueur et en largeur la plus grande partie de la pièce, il me dit que,

�298

peut-être, je m’étonnais de le voir travailler à la réalisation d’un projet pour l’amélioration des connaissances spéculatives par des moyens purement pratiques et mécaniques. Mais le monde reconnaîtrait bientôt son utilité. Et il se flattait que pensée plus noble n’eût jamais jailli dans une autre cervelle humaine. Chacun sait combien est laborieuse la méthode qui permet d’atteindre aux arts et aux sciences. Par son invention, le plus ignorant, pour un prix raisonnable, et avec un petit effort musculaire, pourrait écrire des livres de philosophie, de poésie, de politique, de législation, de mathématiques, de théologie, sans ombre de génie ou d’étude. il me conduisit près de son tableau devant lequel ses élèves étaient rangés. Placé dans le milieu de la pièce, ce tableau mesurait vingt pieds de côté. La surface était composée de plusieurs morceaux de bois ayant à peu près la grosseur d’un dé, mais plus larges les uns que les autres. Ils étaient tous rattachés par de minces fils de fer. Chacun de ces morceaux de bois était couvert de papiers sur lesquels étaient écrits tous les mots de leur langue dans leurs différents modes, temps et déclinaisons, mais sans aucun ordre. Le professeur me pria alors de bien observer, car il allait mettre sa

�299

machine en marche. À son commandement, chaque élève saisit une poignée de fer (il y en avait quarante autour du tableau) et, en la faisant tourner brusquement, ils changèrent complètement la disposition des mots. Alors, il ordonna à trente-six élèves de lire doucement chaque ligne telle qu’elle était formée sur le tableau, et chaque fois qu’ils trouvaient trois ou quatre mots successifs qui pouvaient faire partie d’une phrase, ils la dictaient aux quatre élèves de reste qui servaient de scribes. Cette opération fut répétée trois ou quatre fois, et à chaque tour, la machine était ainsi conçue que les mots prenaient d’autres places, à mesure que les morceaux de bois se renversaient.

Six heures par jour, les jeunes étudiants s’employaient à ce travail. Et le professeur me montra plusieurs gros volumes composés de phrases inachevées qu’il avait l’intention de rassembler afin de tirer de cette riche matière un ouvrage complet sur les arts et les sciences. Néanmoins, son oeuvre pourrait être beaucoup plus parfaite et plus rapidement terminée, si le public consentait à faire une souscription pour la fabrication et l’emploi de cinq cents autres tableaux semblables, à

�300

Lagado, et si l’on obligeait ceux qui en seraient chargés à contribuer à l’oeuvre commune. Il m’assura que cette invention l’avait absorbé depuis sa jeunesse, que tout le vocabulaire se trouvait dans son tableau et qu’il avait exactement calculé quelle est, dans les livres, la proportion moyenne entre les articles, les noms, les verbes et autres parties du discours. Je présentai mes plus humbles remerciements à cet illustre personnage pour sa grande amabilité, et lui promis que, si jamais j’étais assez heureux pour retourner dans mon pays, je lui rendrais justice comme au seul inventeur de cette merveilleuse machine. Je lui demandai la permission d’en reproduire le schéma sur une feuille de papier, «bien que ce soit une coutume parmi nos savants d’Europe, lui dis-je, de se dérober les uns aux autres leurs inventions, ce qui a pour le moins l’avantage de créer une controverse, je prendrai toutes précautions utiles pour que l’honneur vous en revienne sans conteste ».

Ensuite, nous allâmes à l’école des langues, où trois professeurs étaient assis, discutant sur les moyens d’améliorer celle de leur propre pays.

�301

Le premier projet était de raccourcir le discours en réduisant tous les mots à une syllabe et en supprimant les verbes et les participes, étant donné qu’en réalité seuls les mots (3) existent.

L’autre projet était un plan pour la suppression totale de tous les mots, ce qui représenterait un grand avantage au point de vue de la santé comme de la brièveté. Car il est clair que chaque mot prononcé est, à quelque degré, un affaiblissement de nos poumons par corrosion, et en conséquence contribue à abréger notre vie. Il proposait donc l’expédient suivant: puisque les mots ne sont que la représentation d’objets, il serait beaucoup plus simple de transporter avec soi les objets que l’on choisirait suivant les besoins particuliers du discours. Cette invention aurait certainement eu gain de cause, à la grande commodité aussi bien qu’à la santé des sujets, si les femmes, d’accord avec le bas peuple et les illettrés, n’avaient menacé de se révolter si on leur interdisait de parler avec leur langue à la façon de leurs ancêtres. Ce qui prouve combien le vulgaire est toujours ennemi de la science. Quoi qu’il en soit, nombreux étaient ceux qui, parmi les plus savants et les plus sages, avaient adopté ce nouveau mode d’expression. Il ne

�302

comportait qu’un inconvénient. Si, en effet, un homme a beaucoup d’affaires de différents ordres à traiter, il doit transporter sur son dos une énorme quantité d’objets, à moins qu’il ne puisse entretenir un ou deux solides porteurs. J’ai souvent vu deux de ces sages quasi écrasés sous le poids de leurs paquets, comme les colporteurs chez nous. Lorsqu’ils se rencontraient dans la rue, ils posaient leur chargement à terre, ouvraient leur sac et commençaient une conversation d’une heure. Puis ils rempaquetaient, s’aidant l’un l’autre à se charger de leur fardeau, et prenaient congé.

Mais pour les petites conversations, un homme peut se contenter de remplir ses poches et de prendre quelques objets sous son bras. Une fois chez eux, ils ne manquent de rien. Aussi la pièce où se groupent les fidèles est-elle abondamment fournie en toutes choses, à portée de la main, pour entretenir les sujets de conversation.

Un autre grand avantage de cette invention, c’est qu’elle peut servir de langue universelle, être comprise par tous les peuples civilisés dont les biens et les outils sont en général assez semblables, en sorte qu’ils peuvent facilement s’entendre. Ainsi, les ambassadeurs seraient

�303

qualifiés pour traiter avec les princes étrangers ou les ministres d’État dont jusqu’ici ils ignoraient complètement la langue.

J’allai aussi à l’école de mathématiques où le maître avait une méthode d’enseignement à peine concevable pour nous autres Européens. Le théorème et sa démonstration étaient inscrits, avec de l’encre de teinture céphalique, sur une mince gaufrette que l’étudiant avalait après avoir jeûné. Pendant les trois jours suivants, il ne devait rien absorber que du pain et de l’eau. Quand la gaufrette était digérée (4), la teinture montait au cerveau, emportant avec elle le théorème et sa démonstration. Mais le succès de cette méthode n’était pas encore garanti, soit à cause de quelque erreur dans le quantum ou la composition, soit à cause de l’indiscipline des élèves qui trouvaient la pilule si infecte qu’ils s’empressaient généralement de la rendre avant qu’elle eût pu agir. D’ailleurs, la longue période d’abstinence requise n’a jamais pu être observée.

Je fus très satisfait de l’école des sciences politiques. Selon moi, les professeurs étaient parfaitement insensés; c’est un spectacle qui ne manque jamais de me rendre

�304

mélancolique. Des malheureux se proposaient de persuader aux rois de choisir leurs favoris en raison de leur sagesse, de leurs capacités, de leurs vertus. Ils voulaient que les ministres se souciassent du bien public, de récompenser les mérites, les compétences, les services éminents. Ils voulaient instruire les princes de leurs véritables intérêts en les fondant sur ceux de leurs peuples, et apprendre à choisir des personnes qualifiées pour exercer leurs fonctions. Ils ajoutaient à cela bien d’autres chimères, si absurdes qu’il n’a encore jamais été donné à nul homme de concevoir, et me confirmèrent la vérité de cette vieille observation: qu’il n’est pas une extravagance, pas une absurdité, que quelque philosophe n’ait affirmée comme vraie.

Pourtant, je dois rendre justice à cette académie en reconnaissant que l’un de ses membres n’était pas tout à fait un visionnaire. Il y avait, en effet, un docteur très habile qui semblait connaître parfaitement la nature et les rouages d’un gouvernement. Cet illustre personnage avait très utilement consacré son temps à rechercher des remèdes efficaces contre les maladies et les corruptions auxquelles sont sujettes les différentes administrations publiques, en raison des vices et des

�305

infirmités de ceux qui gouvernent, aussi bien que de la licence des moeurs de ceux qui devraient obéir. Par exemple, puisque tous les écrivains et tous les penseurs ont été d’accord pour reconnaître qu’il existe une correspondance universelle entre le corps physique et le corps politique, pourquoi ne pas entretenir la santé et guérir les maladies de l’un comme de l’autre, avec les mêmes remèdes? On convient que les sénats et les grandes assemblées pèchent souvent par l’excès, l’exubérance, qu’ils souffrent de maux de tête et plus encore de coeur, avec de fortes convulsions, de douloureuses contractions nerveuses et musculaires dans les deux mains, mais particulièrement la droite, qu’ils souffrent de tumeurs scrofuleuses pleines de pus fétide, d’éructations écumantes, d’appétits carnivores, de digestions difficiles et autres malaises qu’il est inutile de mentionner. Ce docteur, en conséquence, proposait qu’aux assemblées du sénat, certains médecins fussent présents pendant les trois premiers jours de la session, et qu’à la fin de chaque jour de débats, ils prissent le pouls de chaque sénateur. Après quoi, ayant mûrement réfléchi sur la nature de chaque maladie et le moyen de la guérir, ils reviendraient au sénat accompagnés

�306

d’apothicaires munis des médecines appropriées. Et avant que les membres siégeassent, i ls leur administreraient des calmants, apéritifs, abstergents, cor ros i f s , r e s t r ingen t s , pa l l i a t i f s , l axa t i f s , céphalalgiques, ictériques, apophlegmatiques, acoustiques, suivant les cas. Et, à la réunion suivante, ils répéteraient, modifieraient ou supprimeraient ces médecines après en avoir observé l’action.

Ce projet n’entraînerait pas à de grandes dépenses pour le public et pourrait, à mon humble avis, être utile pour expédier les affaires dans les pays où le sénat participe au pouvoir législatif. Il permettrait d’obtenir l’unanimité, d’abréger les débats, d’ouvrir quelques bouches actuellement fermées, d’en fermer d’autres actuellement ouvertes, de calmer l’impétuosité des jeunes, de corriger l’assurance des anciens, de réveiller les engourdis et de décourager les impertinents.

De plus, comme on se plaint généralement que les favoris des princes ont la mémoire courte, ce même docteur proposait que quiconque aurait affaire à un ministre, après lui avoir exposé son cas le plus brièvement et le plus clairement possible, aurait le droit, en prenant congé dudit ministre, de lui pincer le nez, de

�307

lui donner un coup de pied dans le ventre, de marcher sur ses cors, de lui tirer trois fois les deux oreilles, de lui piquer une épingle dans les fesses ou de lui faire un vigoureux pinçon au bras, pour l’empêcher d’oublier. Et à chaque jour de réception, il devrait répéter la même opération jusqu’à ce que la chose fût accordée ou catégoriquement refusée.

De même, il voulait que tout sénateur dans la grande assemblée d’une nation, après avoir exprimé son opinion et l’avoir défendue, fût obligé de voter la motion directement contraire, car c’était le plus sûr moyen de travailler au bien public.

Si les partis d’un État étaient violemment opposés, il offrait un merveilleux moyen de les concilier. Voici sa méthode: vous prenez une centaine de membres de chaque parti, vous les disposez en couples dont la tête soit de taille aussi semblable que possible. Alors deux chirurgiens experts scient dans le même moment, les occiputs de chaque couple, de telle façon que les cerveaux puissent être également divisés. Ensuite, ils interchangent les occiputs. Il semble, en vérité, que ce soit là un travail qui réclame quelque précision, mais ce professeur assurait que, s’il était habilement fait, la

�308

guérison serait infaillible. Il estimait, en effet, que les deux moitiés de cerveau étant laissées à elles-mêmes pour débattre le problème à l’intérieur d’un même crâne, viendraient fatalement à une entente dont les conséquences seraient la modération et l’équilibre, si souhaitables dans les têtes de ceux qui se croient venus au monde uniquement pour surveiller et gouverner ses mouvements. Quant à la différence de cervelle, en quantité et en qualité, le docteur nous affirmait qu’il savait par expérience qu’elle était, parmi les dirigeants de factions, insignifiante.

J’assistai à une chaude discussion entre deux académiciens sur les moyens les plus commodes et les plus efficaces de lever des impôts sans peser sur le peuple. Le premier affirmait que la méthode la plus juste serait de taxer les vices et la folie de chacun à un taux qui serait fixé de la façon la plus équitable par un jury composé de ses voisins. Le second était d’une opinion tout à fait contraire. Il voulait lever un impôt en fonction des qualités du corps et de l’esprit dont les hommes s’enorgueillissent le plus; le taux serait en conséquence fixé par les intéressés eux-mêmes. La plus

�309

haute taxe porterait sur les hommes qui sont les grands favoris de l’autre sexe et serait évaluée suivant le nombre et la nature des faveurs qu’ils en recevaient. Ils pouvaient pour cela être leurs propres garants. L’esprit, la vaillance, la politesse devaient être de même largement taxés et perçus de la même façon, chaque personne donnant sa parole sur le quantum qui lui revenait. Mais pour l’honneur, la justice, la sagesse et la science, ils ne devaient pas être taxés du tout. Ce sont en effet des qualités d’une espèce si singulière que pas un homme ne consentirait à en reconnaître l’existence chez ses voisins, ni d’ailleurs à les estimer chez lui-même.

Les femmes devaient être taxées suivant leur beauté et leur élégance. Comme les hommes, elles avaient le privilège d’être leurs propres juges. Mais la fidélité, la chasteté, le bon sens, la bonne humeur n’étaient pas imposables, car les sommes qu’on en pourrait tirer ne compenserait pas les frais engagés par le gouvernement pour les recueillir.

Afin de maintenir les sénateurs dans l’intérêt de la couronne, il fut proposé que les emplois soient accordés

�310

par loterie. Chaque membre du sénat devrait, au préalable, faire serment qu’il voterait toujours pour le roi, qu’il fût gagnant ou perdant. Après un tirage, les perdants pourraient rejouer dès qu’une place serait vacante. Ainsi, l’espoir et l’attente seraient entretenus. Personne n’aurait à se plaindre de fausses promesses. Seul le hasard était responsable et il avait les épaules plus larges et plus solides que celles d’un ministère.

Un autre maître me montra des instructions écrites sur la méthode de découvrir les complots et les conspirations contre le gouvernement. Il conseillait aux hommes d’État de surveiller l’alimentation de toute personne respectable, de s’informer du côté sur lequel elle dormait et de la main avec laquelle elle s’essuyait le derrière, d’examiner de près ses excréments et, par couleur, odeur, goût, consistance, par la fraîcheur ou la putréfaction de la digestion, de se former un jugement sur ses pensées et ses intentions. Car il avait découvert, par expérience, que les hommes ne sont jamais aussi sérieux, aussi pensifs, aussi concentrés que lorsqu’ils sont sur le pot. Dans une telle position, quand il s’amusait, à titre d’essai, à réfléchir sur le meilleur

�311

moyen d’assassiner le roi, ses excréments étaient de couleur verte; mais ils prenaient une tout autre teinte quand il pensait seulement à soulever une insurrection ou à incendier la capitale.

Ces instructions étaient rédigées avec grande précision et contenaient nombre de remarques à la fois curieuses et utiles pour les politiciens. Mais, à mon avis, il y avait plus à dire. Je m’aventurai à exposer mon point de vue à l’auteur et lui offris, s’il n’y voyait pas d’inconvénient, de lui suggérer certaines additions. Il reçut ma proposition avec plus de complaisance qu’il n’est habituel chez les auteurs, surtout parmi les inventeurs, et m’assura qu’il serait très heureux d’être instruit de mes opinions.

Dans le royaume de Tribunia, lui dis-je, qui est appelé Langden (5) par ses habitants, et où j’ai séjourné quelque temps au cours de mes voyages, l’ensemble de la population est essentiellement composé d’inspecteurs, de délateurs, de mouchards, d’accusateurs, de plaignants, de témoins à charge ou à décharge, de parjures et de toute la clique de leurs valets, à la solde et sous la conduite des ministres d’État et de leurs députés. Les complots dans ce royaume sont

�312

habituellement l’oeuvre de ceux qui désirent prouver leurs qual i tés de pol i t ic iens, restaurer une administration insensée, étouffer ou détourner le mécontentement général, remplir leurs coffres d’escroqueries et diriger l’opinion publique suivant leurs avantages personnels. D’abord, ils sont d’accord pour que tous les suspects soient accusés de complot; ensuite, ils prennent toutes mesures utiles pour s’emparer des lettres et des papiers, puis enchaînent les propriétaires. Ces papiers sont remis à des spécialistes habiles pour découvrir le sens secret des mots, des syllabes, des lettres, par exemple un seau hygiénique, c’est un conseil privé; un troupeau d’oies, un sénat; un chien blessé, un envahisseur (6); la peste, l’armée permanente; un gibet, un secrétaire d’État; un pot de chambre, une réunion de grands seigneurs; un trou sans fond, une courtisane; un balai, une révolution; un piège à souris, un emploi; un panier percé, la trésorerie; un cloaque, la cour; un roseau brisé, une cour de justice; une barrique vide, un général; une maladie contagieuse, l’administration.

Quand cette méthode échoue, ils en ont deux autres plus efficaces, que les érudits appellent acrostiches et

�313

anagrammes. D’abord, toute lettre initiale a une signification politique. Ainsi, N pourrait signifier un complot; B, un régiment de cavalerie; L, une flotte au large. De plus, en transposant les lettres de l’alphabet dans tout papier suspect, ils peuvent percer à jour les desseins les plus cachés d’un parti de mécontents. Ainsi, par exemple, si j’écris dans une lettre à un ami: «Votre frère Tom vient d’être affligé d’hémorroïdes », un homme adroit en cet art pourra découvrir que la plupart des lettres qui composent cette phrase se retrouvent dans le mots suivants: «Résiste - un complot se prépare - la révolution». C’est ce qu’on appelle la méthode anagrammatique.

Le maître m’exprima la plus vive reconnaissance pour lui avoir communiqué ces remarques et me promit de faire de moi une mention honorable dans son traité.

Je ne vis rien dans ce pays qui pût m’inciter à y prolonger mon séjour, et je commençai à songer à retourner en Angleterre.

�314

1. Ce détail est repris de la description, faite par Swift dans le Conte du Tonneau (1704), d’un asile de fous, celui de Bedlam à Londres. Les visiteurs y entraient librement et donnaient leur obole aux pensionnaires (que Swift appelle déjà des «Académiciens »).

2. Cette histoire n’est pas entièrement imaginaire (de même, les autres inventions sont des caricatures de travaux réellement présentés par différents savants dublinois). Ici, il s’agit d’une plaisanterie sur le «Sciothericum Telescopium» de l’académie de William Molyneux, sorte de cadran solaire orientable, dont le bulletin de la Society a parlé en 1719.

3. Comprendre: seuls les substantifs correspondent à des objets réels.

4. Plaisanterie sur la communion des catholiques (souvenir polémique du Conte du Tonneau).

5. Tribunia: anagramme de Britain, «Grande-Bretagne»; Langden: anagramme de England, «Angleterre ».

6. Allusion au procès en haute trahison fait en 1722 au docteur Atterbury, évêque de Rochester. Un des

�315

indices qui auraient prouvé la collusion du prélat avec les jacobites exilés en France, était qu’il possédait un chien « français », répondant au nom de Harlequin (sujet d’un poème de Swift).

(Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Gallimard et Librairie Générale Française, Paris, 1964, 448 pages.)

�316

17. EXTRAITS DES ESSAIS DE MONTAIGNE

1. De l’institution des enfants

... Allant un jour à Orléans, je trouvay dans cette plaine au deça de Clery, deux regens qui venoyent à Bourdeaux, environ à cinquante pas l’un de l’autre. Plus loing, derriere eux, je descouvris une troupe et un maistre en teste, qui estoit feu Monsieur le Comte de La Rochefoucaut. Un de mes gens s’enquit au premier de ces regents, qui estoit ce gentil’homme qui venoit après luy. Luy, qui n’avoit pas veu ce trein qui le suyvoit, et qui pensoit qu’on luy parlast de son compagnon, répondit plaisamment: «Il n’est pas gentil’homme; c’est un grammairien, et je suis logicien.» Or, nous qui cherchons icy, au rebours, de former non un grammairien ou logicien, mais un gentil’homme, laissons les abuser de leur loisir; nous avons affaire ailleurs. Mais que nostre disciple soit bien pourveu de choses, les parolles ne suivront que trop; il les traînera, si elles ne veulent suivre. J’en oy qui s’excusent de ne se pouvoir exprimer, et font contenance d’avoir la teste pleine de

�317

belles choses, mais, à faute d’éloquence, ne les pouvoir mettre en évidence. (1) C’est une baye. Sçavez vous, à mon avis, que c’est que cela? Ce sont des ombrages qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu’ils ne peuvent desmeler et exclaircir au dedans, ny par consequant produire au dehors: ils ne s’entendent pas encore eux mesmes. Et voyez les un peu begayer sur le point de l’enfanter, vous jugez que leur travail n’est point à l’accouchement, mais à la conception, et qu’ils ne font que lecher cette matière imparfaicte. De me part, je tiens, et Socrates l’ordonne, que qui a en l’esprit une vive imagination et claire, il la produira, soit en Bergamasque, soit par mimes s’il est muet:

Verbaque praevisam rem non invita sequentur:(Qu’on possède son sujet, les mots ne feront aucune

difficulté à suivre; Horace, Art poétique, 311.)

(1) Note du transcripteur: Ici, au Québec, j’en oy souvent, parmi mes élèves du collégial ou les diplômés d’université, qui s’excusent de ne se pouvoir exprimer en disant : «C’est clair dans ma tête, mais chus pas capab’ de l’dire. » Ou bien, si je leur fais observer que leur texte n’est pas clair, ils

�318

me diront: «Mais, monsieur, il faut savoir lire entre les lignes!» Eh oui! Mais quant à savoir lire et écrire sur les lignes, ils trouvent que ce n’est pas in, et que du reste c’est bien secondaire.

(Montaigne, Essais, Union générale d’éditions, Paris, 1964.)

�319

18. DISCOURS D’ARISTOPHANE

«Peut-être moi aussi, en louant Eros, j’ai commis plus d’un oubli, mais c’est involontairement. D’ailleurs, s’il m’est échappé quelque chose, c’est à toi, Aristophane, à le suppléer. Cependant, si tu as l’intention de louer le dieu autrement, fais-le, puisque aussi bien ton hoquet a passé.»

C’est alors que, suivant Aristodème, Aristophane prit la parole à son tour et dit: «Sans doute il a cessé, mais pas avant de lui avoir appliqué le remède de l’éternuement; aussi j’admire que le bon état du corps réclame des bruits et des chatouillements tels que l’éternuement; aussitôt que je lui ai appliqué l’éternuement, le hoquet a cessé.

- Mon brave Aristophane, dit Eryximaque, prends garde à ce que tu dis. Tu fais rire à mes dépens, au moment de prendre la parole: c’est me forcer à surveiller ton discours, pour voir si tu ne diras rien qui prête à rire, quand tu pourrais parler en toute sécurité.»

Aristophane se mit à rire et dit: «Tu as raison, Eryximaque; fais comme si je n’avais rien dit; ne me

�320

surveille pas, car je crains, dans le discours que j’ai à faire, non pas de faire rire: ce serait une bonne fortune pour nous et c’est le propre de ma muse, mais de dire des choses ridicules.

- Tu m’as décoché ton trait, et tu penses m’échapper, Aristophane? Fais attention et parle comme un homme qui rendra raison. Je ne veux pas dire pourtant que, s’il me convient, je ne te fasse grâce.

XIV. - Oui, Eryximaque, dit Aristophane, j’ai l’intention de parler autrement que vous ne l’avez fait, toi et Pausanias. Il me semble en effet que les hommes ne se sont nullement rendu compte de la puissance d’Eros; s’ils s’en rendaient compte, ils lui consacreraient les temples et les autels les plus magnifiques et lui offriraient les plus grands sacrifices, tandis qu’à présent on ne lui rend aucun de ces honneurs, alors que rien ne serait plus convenable. Car c’est le dieu le plus ami des hommes, puisqu’il les secourt et porte remède aux maux dont la guérison donnerait à l’humanité le plus grand bonheur. Je vais donc essayer de vous initier à sa puissance, et vous en instruirez les autres. Mais il faut

�321

d’abord que vous appreniez à connaître la nature humaine et ses transformations.

Jadis notre nature n'était pas ce qu’elle est à présent, elle était bien différente. D’abord il y avait trois espèces d’hommes, et non deux comme aujourd’hui: le mâle, la femelle et, outre ces deux-là, une troisième composée des deux autres; le nom seul en reste aujourd’hui, l’espèce a disparu. C’était l’espèce androgyne qui avait la forme et le nom des deux autres, mâle et femelle, dont elle était formée; aujourd’hui elle n’existe plus, ce n’est plus qu’un nom décrié. De plus, chaque homme était dans son ensemble de forme ronde avec un dos et des flancs arrondis, quatre mains, autant de jambes, deux visages tout à fait pareils, sauf un cou rond, et sur ces deux visages opposés, une seule tête, quatre oreilles, deux organes de la génération, et tout le reste à l’avenant. Il marchait droit, comme à présent, dans le sens qu’il voulait, et, quand il se mettait à courir vite, il faisait comme les saltimbanques qui tournent en cercle en lançant leurs jambes en l’air; s’appuyant sur leurs membres qui étaient au nombre de huit, ils tournaient rapidement sur eux-mêmes. Et ces trois espèces étaient ainsi conformées parce que le mâle tirait son origine du

�322

soleil, la femelle de la terre, l’espèce mixte de la lune, qui participe de l’un et de l’autre. Ils étaient sphériques et leur démarche aussi, parce qu’ils ressemblaient à leurs parents; ils étaient aussi d’une force et d’une vigueur extraordinaires, et comme ils avaient de grands courages, ils attaquèrent les dieux, et ce qu’Homère dit d’Ephialte et d’Otos, on le dit d’eux, à savoir qu’ils tentèrent d’escalader le ciel pour combattre les dieux.

XV. Alors Zeus délibéra avec les autres dieux sur le parti à prendre. Le cas était embarrassant: ils ne pouvaient se décider à tuer les hommes et à détruire la race humaine à coups de tonnerre, comme ils avaient tué les géants; car c’était anéantir les hommages et le culte que les hommes rendent aux dieux; d’un autre côté, ils ne pouvaient non plus tolérer leur insolence. Enfin Jupiter, ayant trouvé, non sans peine, un expédient, prit la parole: «Je crois, dit-il, tenir le moyen de conserver les hommes tout en mettant un terme à leur licence: c’est de les rendre faibles. Je vais immédiatement les couper en deux l’un après l’autre; nous obtiendrons ainsi le double résultat de les affaiblir et de tirer d’eux davantage, puisqu’ils seront plus

�323

nombreux. Ils marcheront droit sur deux jambes. S’ils continuent à se montrer insolents et ne veulent pas se tenir en repos, je les couperai encore une fois en deux, et les réduirai à marcher sur une jambe à cloche-pied.»

Ayant ainsi parlé, il coupa les hommes en deux, comme on coupe des alises pour les sécher ou comme on coupe un oeuf avec un cheveu; et chaque fois qu’il en avait coupé un, il ordonnait à Apollon de retourner le visage et la moitié du cou du côté de la coupure, afin qu’en voyant sa coupure l’homme devînt plus modeste, et il lui commandait de guérir le reste. Apollon retournait donc le visage et, ramassant de partout la peau sur ce qu’on appelle à présent le ventre, comme on fait des bourses à courroie, il ne laissait qu’un orifice et liait la peau au milieu du ventre: c’est ce qu’on appelle le nombril. Puis il polissait la plupart des plis et façonnait la poitrine avec un instrument pareil à celui dont les cordonniers se servent pour polir sur la forme les plis du cuir; mais il laissait quelques plis, ceux qui sont au ventre même et au nombril, pour être un souvenir de l’antique châtiment.

Or, quand le corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié allait à elle; et s’embrassant et

�324

s’enlaçant les unes les autres avec le désir de se fondre ensemble, les hommes mouraient de faim et d’inaction, parce qu’ils ne voulaient rien faire les uns sans les autres; et quand une moitié était morte et que l’autre survivait, celle-ci en cherchait une autre et s’enlaçait à elle, soit que ce fût une moitié de femme entière - ce qu’on appelle un femme aujourd’hui - soit que ce fût une moitié d’homme, et la race s'éteignait.

Alors Zeus, touché de pitié, imagine un autre expédient: il transpose les organes de la génération sur le devant; jusqu’alors ils les portaient derrière, et ils engendraient et enfantaient non point les uns dans les autres, mais sur la terre comme les cigales. Il plaça donc les organes sur le devant et par là fit que les hommes engendrèrent les uns dans les autres, c’est-à-dire le mâle dans la femelle. Cette disposition était à deux fins; si l’étreinte avait lieu entre un homme et une femme, ils enfanteraient pour perpétuer la race, et, si elle avait lieu entre un mâle et un mâle, la satiété les séparerait pour un temps, ils se mettraient au travail et pourvoiraient à tous les besoins de l’existence. C’est de ce moment que date l’amour inné des hommes les uns pour les autres:

�325

l’amour recompose l’antique nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine.

XVI. - Chacun de nous est donc comme une tessère d’hospitalité, puisque nous avons été coupés comme des soles et que d’un nous sommes devenus deux; aussi chacun cherche sa moitié. Tous les hommes qui sont une moitié de ce composé des deux sexes que l’on appelait alors androgyne aiment les femmes, et c’est de là que viennent la plupart des hommes adultères; de même toutes les femmes qui aiment les hommes et pratiquent l’adultère appartiennent aussi à cette espèce. Mais toutes celles qui sont une moitié de femme ne prêtent aucune attention aux hommes, elles préfèrent s’adresser aux femmes, et c’est de cette espèce que viennent les tribades. Ceux qui sont une moitié de mâle s’attachent aux mâles, et tant qu’ils sont enfants, comme ils sont de petites tranches de mâle, ils aiment les hommes et prennent plaisir à coucher avec eux et à être dans leurs bras, et ils sont parmi les enfants et les jeunes garçons les meilleurs, parce qu’ils sont les plus mâles de nature. Certains disent qu’ils sont sans pudeur; c’est une erreur: ce n’est point par impudence, mais par hardiesse,

�326

courage et virilité qu’ils agissent ainsi, s’attachant à ce qui leur ressemble; et en voici une preuve convaincante: c’est que, quand ils ont atteint leur complet développement, les garçons de cette nature sont les seuls qui se consacrent au gouvernement des États. Quand ils sont devenus des hommes, ils aiment les garçons, et s’ils se marient et ont des enfants, ce n’est point qu’ils suivent un penchant naturel, c’est qu’ils y sont contraints par la loi: ils se contenteraient de vivre ensemble, en célibataires. Il faut donc absolument qu’un tel homme devienne amant ou ami des hommes, parce qu’il s’attache toujours à ce qui lui ressemble.

Quand donc un homme, qu’il soit porté pour les garçons ou pour les femmes, rencontre celui-là qui est sa moitié, c’est un prodige que les transports de tendresse, de confiance et d’amour dont ils sont saisis; ils ne voudraient plus se séparer, ne fût-ce qu’un instant. Et voilà les gens qui passent toute leur vie ensemble, sans pouvoir dire d’ailleurs ce qu’ils attendent l’un de l’autre; car il ne semble pas que ce soit le plaisir des sens qui leur fasse trouver tant de charme dans la compagnie l’un de l’autre. Il est évident que leur âme à tous deux désire autre chose qu’elle ne peut pas dire, mais qu’elle devine

�327

et laisse deviner. Si, pendant qu’ils sont couchés ensemble, Héphaïstos leur apparaissait avec ses outils, et leur disait: «Hommes, que désirez-vous l’un de l’autre»? et si, les voyant embarrassés, il continuait: «L’objet de vos voeux n’est-il pas de vous rapprocher autant que possible l’un de l’autre au point de ne vous quitter ni nuit ni jour ? Si c’est là ce que vous désirez, je vais vous fondre et vous souder ensemble de sorte que de deux vous ne fassiez plus qu’un, que jusqu’à la fin de vos jours vous meniez une vie commune, comme si vous n’étiez qu’un, et qu’après votre mort, là-bas, chez Hadès, vous ne soyez pas deux, mais un seul, étant morts d’une commune mort. Voyez si c’est là ce que vous désirez, et si en l’obtenant vous serez satisfaits.» À une telle demande nous savons bien qu’aucun d’eux ne dirait non et ne témoignerait qu’il veut autre chose: il croirait tout bonnement qu’il vient d’entendre exprimer ce qu’il désirait depuis longtemps, c’est-à-dire de se réunir et de se fondre avec l’objet aimé et de ne plus faire qu’un au lieu de deux.

Et la raison en est que notre ancienne nature était telle et que nous étions un tout complet: c’est le désir et la poursuite de ce tout qui s’appelle l’amour. Jadis,

�328

comme je l’ai dit, nous étions un, mais depuis, à cause de notre injustice, nous avons été séparés par le dieu, comme les Arcadiens par les Lacédémoniens. Aussi devons-nous craindre, si nous manquons à nos devoirs envers les dieux, d’être encore une fois divisés et de devenir comme les figures de profil taillées en bas relief sur les colonnes, avec le nez coupé en deux, ou pareils à des moitiés de jetons. Il faut donc s’exhorter les uns les autres à honorer le dieux, afin d’échapper à ces maux et d’obtenir les biens qui viennent d’Eros, notre guide et notre chef. Que personne ne se mette en guerre avec Eros: c’est se mettre en guerre avec lui que de s’exposer à la haine des dieux. Si nous gagnons l’amitié et la faveur du dieu, nous découvrirons et rencontrerons les garçons qui sont nos propres moitiés, bonheur réservé aujourd’hui à peu de personnes.

Qu’Eryximaque n’aille pas se moquer de ce que je dis, comme si je parlais de Pausanias et d’Agathon; peut-être sont-ils en effet de ce petit nombre et tous deux de nature mâle; je parle des hommes et des femmes en général, et je dis que notre espèce ne saurait être heureuse qu’à une condition: c’est de réaliser nos aspirations amoureuses et rencontrer chacun le garçon

�329

qui est notre moitié, et de revenir ainsi à notre nature première. Si c’est là le bonheur suprême, il s’ensuit que ce qui s’en rapproche le plus dans le monde actuel est le plus grand bonheur que l’on puisse atteindre: je veux dire rencontrer un ami selon son coeur. S’il faut louer le dieu qui nous le procure, on a raison de louer Eros, qui, dans le présent, nous rend les plus grands services en nous guidant vers l’objet qui nous est propre, et qui nous donne pour l’avenir les plus belles espérances, en nous promettant, si nous rendons aux dieux nos devoirs de piété, de nous remettre dans notre ancien état, de nous guérir et de nous donner le bonheur et la félicité.

Voilà, Eryximaque, mon discours sur Eros: il ne ressemble pas au tien. Je t’en prie encore une fois, ne t’en moque point; mieux vaut écouter chacun de ceux qui restent ou plutôt les deux seuls qui restent, Agathon et Socrate.»

(Platon, Le banquet, Éditions Garnier-Flammarion, Paris, 1964.)

�330

19. DEUX DISCOURS

(On est à la veille du dernier combat qui doit décider du sort de la Bretagne. L’historien romain Tacite (55-120), dans son livre Agricola, nous rapporte les discours prononcés en cette circonstance par le chef breton, Calgacus, et par le général romain, Agricola.)

«... Calgacus, dit-on, parla ainsi devant cette multitude assemblée qui réclamait le combat:

«Si je pense aux causes de cette guerre et à notre situation difficile, j’ai grande confiance que cette journée, grâce à votre volonté commune, verra le début de la libération pour toute la Bretagne. En effet, vous voici tous rassemblés, vous qui ignorez la servitude, et, au-delà de ce lieu-ci, il n’existe nulle autre terre, ni même aucune mer où nous puissions être en sécurité, à cause de la flotte romaine qui nous menace. Ainsi le combat et les armes, qui sont l’honneur des hommes courageux, sont également ce qu’il y a de plus sûr pour les lâches.

�331

«Dans les combats précédents que la Bretagne a menés contre les Romains avec des fortunes diverses, son espoir et son secours étaient dans nos bras: étant les plus nobles de toute la Bretagne et de ce fait habitant ses régions les plus secrètes, nos regards n’étaient pas souillés par la vue de l’oppression. Jusqu’à ce jour, ce qui nous a défendus, nous situés aux confins du monde et de la liberté, c’est notre éloignement même et le mystère de notre légende; car tout ce qui est inconnu passe pour prodigieux. Mais aujourd’hui, l’extrémité de la Bretagne est accessible, et au-delà il n’existe aucun autre peuple, rien, sinon des flots et des rochers, et, plus cruel que tout cela, les Romains. Et c’est en vain qu’à force de servilité et de modestie on chercherait à échapper à leur orgueil. Brigands de l’univers, quand ils n’ont plus de terres à dévaster, ils fouillent la mer; si leur ennemi est riche, ils se montrent avaricieux; s’il est pauvre, ils se montrent tyranniques, eux que ni l’Orient ni l’Occident n’ont pu rassasier. Seuls entre tous, ils manifestent une égale avidité pour la richesse et l’indigence. Voler, massacrer, ravir, voilà ce qu’ils appellent du faux nom d’autorité; et quand ils font régner le désert, ils appellent cela pacification.

�332

«La nature a voulu que chacun considère ses enfants et ses proches comme ce qu’il a de plus cher. Or, ceux-ci nous sont arrachés par la conscription pour servir en esclaves à l’étranger; nos femmes et nos soeurs, à supposer qu’elles échappent en temps de guerre à la débauche des Romains, c’est sous les prétextes d’amis et d’hôtes qu’ils les souilleront. On nous écrase de toutes manières: nos biens et nos revenus par l’impôt; nos terres et nos récoltes, par les prestations frumentaires; nos corps eux-mêmes et nos bras servent sous les coups et les injures, à l’aménagement des forêts et des marécages. Les esclaves de naissance ne sont vendus qu’une fois, et de plus ils sont entretenus par leurs maîtres; la Bretagne, elle, c’est chaque jour qu’elle achète son esclavage, c’est chaque jour qu’elle l’entretient. Et, comme dans une domesticité, les plus récemment réduits à la servitude sont bafoués même par leurs compagnons d’esclavage, ainsi, parmi les peuples de l’univers assujettis de longue date, nous, les nouveaux venus, les sans-valeur, nous sommes voués à l’anéantissement; car nous n’avons ni champs, ni mines, ni ports de mer, dont l’exploitation justifierait qu’on nous épargne. Du reste, les dominateurs voient d’un

�333

mauvais oeil le courage et la fierté de ceux qu’ils soumettent; et le fait même d’être éloigné et à l’écart, s’il donne plus de sécurité, devient par là même plus suspect. Alors, puisque vous ne pouvez compter sur aucune indulgence, comptez enfin sur votre courage, peu importe que votre premier souci soit la sécurité ou la gloire. Les Brigantes, conduits par une femme, ont pu incendier une colonie, prendre d’assaut un camp retranché, et, si leurs succès n’avaient engendré le relâchement, ils auraient pu secouer le joug; nous, inviolés, jamais encore soumis, et marchant au combat pour la liberté et non pour expier une faute, montrons, dès le premier choc, quelle sorte d’hommes la Calédonie s’était gardés en réserve.

«Croyez-vous donc que ces Romains aient à la guerre un courage égal à leur débauche en temps de paix? Rendus illustres par nos dissensions et nos discordes, ce qui en fait est la conséquence des vices de leurs ennemis, ils le font servir à la gloire de leur armée. Cette armée, recrutée de force chez les peuples les plus divers, si les succès lui donnent sa cohérence, les échecs la feront éclater; à moins que vous ne pensiez que les Gaulois et les Germains et - j’ai honte de le dire -

�334

beaucoup de Bretons, tout en mettant leur sang au service d’un dominateur étranger dont ils furent pendant longtemps les ennemis plutôt que les esclaves, soient retenus par un fidèle attachement! La crainte et la terreur sont de faibles liens d’amitié; supprimez ces liens, et aussitôt ceux qui auront cessé de craindre, commenceront à haïr. Tout ce qui stimule à la victoire est de notre côté: les Romains n’ont pas d’épouses pour les enflammer au combat, pas de parents pour leur reprocher leur fuite; pour la plupart, ils n’ont pas de patrie, sinon celle des autres. Ils sont peu nombreux, l’ignorance des lieux les rend craintifs; ce qu’ils voient autour d’eux, le ciel lui-même, la mer et les forêts, leur est inconnu; c’est en quelque sorte des gens encerclés et enchaînés que les dieux nous ont livrés. Ne vous laissez pas effrayer par les vaines apparences et l’éclat de l’or et de l’argent: ces choses-là ne peuvent ni protéger ni blesser. Dans les rangs mêmes de l’ennemi, nous trouverons des alliés: les Bretons reconnaîtront leur propre cause, le Gaulois se souviendront de leur liberté d’autrefois, et tous les autres Germains feront défection, comme le firent récemment les Usipes. Et au-delà de cette armée, plus rien à craindre: des fortins sans

�335

défenseurs, des colonies de vieillards, des municipes affaiblis et divisés, peuplés de gens qui se soumettent de mauvais gré et d’autres qui commandent injustement. Ici, il y a un chef; ici, une armée; là-bas, des impôts, le travail dans les mines, et tous les autres châtiments imposés aux esclaves. Sur ce champ de bataille, à nous de décider de les supporter éternellement, ou de nous en venger d’un seul coup. C’est pourquoi, quand vous marcherez au combat, pensez à vos ancêtres et à vos descendants.»

C’est avec enthousiasme qu’ils accueillirent ce discours, et, selon la coutume des barbares, par des cliquetis d’armes, des chants et des clameurs discordantes. Déjà, des colonnes en marche, le reflet des armes des plus audacieux se portant en avant; en même temps se déployait leur ligne de bataille. Alors Agricola, pensant que ses soldats, déjà pleins d’ardeur et difficilement contenus à l’intérieur des fortifications, il devait les enflammer davantage, leur parla ainsi:

«Voici la septième année, compagnons d’armes, que par votre courage et sous les auspices de l’empire

�336

romain, grâce aussi à ma fidélité et à mon travail, vous triomphez de la Bretagne. Que de campagnes il a fallu, que de combats, soit pour affronter courageusement l’ennemi, soit pour vous mesurer en quelque sorte, avec patience et acharnement, à la nature elle-même! Et en toutes ces circonstances, nous n’avons eu à nous plaindre, ni moi de vous avoir comme soldats, ni vous de m’avoir comme chef. C’est pourquoi nous avons poussé plus loin, moi que les légats antérieurs, vous que les armées précédentes, et nous occupons maintenant l’extrémité de la Bretagne, non pas par la rumeur ou par ouï-dire, mais avec notre camp et nos armes: voilà la Bretagne tout entière explorée et soumise. À la vérité, souvent, au cours de nos marches, lorsque les marais, les montagnes ou les fleuves vous harassaient, j’entendais les plus courageux d’entre vous dire: «Quand donc nous donnera-t-on l’ennemi? Quand donc la ligne de bataille?» Eh bien! les voici, tirés de force de leurs cachettes; les souhaits et les courages ont le champ libre; et, vainqueurs, tout nous deviendra favorable; mais vaincus, tout nous serait contraire.

«Car, avoir parcouru une telle distance, s’être tiré des forêts, avoir traversé des bras de mer, tout cela est beau

�337

et glorieux quand on fait face; mais si nous allions fuir, toutes les choses qui aujourd’hui sont un grand avantage, deviendraient de très grands dangers. En effet, nous n’avons pas la même connaissance des lieux et la même facilité d’approvisionnement que nos ennemis; mais nous avons nos bras et nos armes; et avec cela, nous avons tout. Quant à moi, c’est déjà tout tranché depuis longtemps: ni pour une armée, ni pour son chef, il n’y a de sécurité à tourner le dos. Au reste, une mort honorable est préférable à une vie honteuse, et la sécurité et l’honneur sont du même côté; et puis, il ne serait pas sans gloire de mourir à l’extrême limite du monde et de la nature.

«Si vous aviez devant vous des peuples nouveaux et des armées inconnues, je vous exhorterais par des exemples empruntés aux armées des autres; mais rappelez-vous vos propres exploits, interrogez vos propres yeux: ces gens devant vous, ce sont ceux-là mêmes que l’an dernier, alors qu’ils attaquaient sous le couvert de la nuit une seule de vos légions, vous avez vaincus par vos seuls cris. S’ils ont survécu si longtemps, c’est parce que, de tous les Bretons, ils sont les plus prompts à fuir. Quand nous pénétrions dans les

�338

forêts et les ravins, les animaux les plus hardis nous chargeaient, tandis que les poltrons et les indolents étaient mis en fuite par le seul bruit de notre armée en marche; de même, les plus valeureux des Bretons sont déjà tombés; ce qui reste, c’est un amalgame de lâches et de peureux. Si vous les avez enfin rejoints, ce n’est pas qu’ils aient décidé de faire face, mais parce qu’on les a attrapés; une situation désespérée et la torpeur provoquée par une frayeur extrême ont cloué leur armée sur ce terrain, pour vous fournir l’occasion d’une belle et spectaculaire victoire. Finissez-en avec les expéditions; couronnez par un grand jour cinquante ans de guerre; prouvez à l’État que ce n’est pas à l’armée qu’on a jamais pu imputer les lenteurs de cette guerre ou les causes de la rébellion. »

(Traduction de Viateur Beaupré)

�339

20. LA TENTATION TOTALITAIRE

1. Un écrivain français (Jean Cocteau, je crois) a dit un jour: « Il n’y a pas d’amour; il n’y a que des preuves d’amour.» De même on peut dire: il n’y a pas de socialisme, il n’y a que des preuves de socialisme. Et: il n’y a pas de démocratie, il n’y a que des preuves de démocratie. Trop souvent, si l’on essaie de définir ce que sont en eux-mêmes l’amour, le socialisme ou les libertés démocratiques, on n’aboutit qu’à la platitude philosophique, à l’abstraction juridique, au dogmatisme stalinien ou à la redite libérale. Mais si l’on demande d’énumérer quelques actes concrets qui en manifestent la présence, alors l’hésitation se dissipe aisément. La science politique est une science du comportement.

A u m o m e n t o ù l e s E s p a g n o l s , e n 1 9 7 5 , s’interrogeaient sur l’«après-franquisme» et ratiocinaient sur le «passage» de leur pays à la démocratie, un haut fonctionnaire de la dictature moribonde me fit cette remarque élémentaire: «Toutes nos discutailleries sur ce qu’est la démocratie sont une façon d’en retarder le retour. Ce qu’est la démocratie, un enfant de dix ans

�340

peut le comprendre. Si on lui dit en vrac que ce sont les élections libres, le suffrage universel, le droit de réunion et d’association, la liberté d’opinion et d’expression, etc., il ne doutera pas un instant que ce ne soient là, dans n’importe quel système, les signes incontestables, dont la présence ou l’absence indique la présence ou l’absence de la démocratie.» Pour compléter la pensée de cet homme de droite, excédé par les tergiversations de son camp, j’ajouterai qu’à mes yeux discutailler, comme il disait, sur l’essence de la démocratie, révèle qu’on la refuse tout autant si l’on se dit «de gauche» que si l’on est «de droite». Je ne vois pas pourquoi les échappatoires piteuses par lesquelles on essaie d’éviter la lumière du soleil sont réactionnaires dans un cas et progressistes dans l’autre.

Les preuves de démocratie sont très claires et palpables. Il suffit d’en supprimer quelques-unes pour s’apercevoir sans tarder, quand elles viennent à manquer, qu’elles sont bien constitutives du fait démocratique.

Lorsqu’un sicaire de la bonne parole entreprend de m’exposer que le monopole d’État, c’est-à-dire le monologue d’État de l’information, exercé directement

�341

ou par le biais d’un subterfuge, peut seul mettre la presse et la télévision au service du peuple, car, dit-il, on n’ignore pas ce qu’est la «fausse objectivité» du New York Time, de la Stampa ou de la B.B.C., je lui sais gré de m’avertir par cet argument qu’il a le ferme propos de supprimer l’information et de la remplacer par la propagande. Car il est bien certain qu’il existe une «fausse objectivité». Mais elle ne peut exister que là où la vraie peut exister aussi. Bertrand Russel a écrit de certaines propositions qu’«elles ne possèdent même pas le rare privilège de pouvoir être fausses », indiquant pas là qu’elles sont trop informes pour être réfutées, qu’elles n’ont pas atteint un degré d’élaboration suffisant pour être des énoncés quelconques, vrais ou faux. La démonstration de la fausseté doit s’appuyer sur un certain degré minimal de cohérence logique.

De la même manière, les sociétés censurées ne peuvent même pas s’offrir le luxe de la fausse objectivité, puisqu’elles n’ont pas la vraie. Et, dans les civilisations de la liberté, la mission de lutter contre la fausse objectivité incombe précisément à la vraie, et non à quelque bureaucratie extérieure à la culture. C’est l’histoire sérieuse qui élimine, ou refoule, l’histoire

�342

partiale; c’est le journalisme probe qui peut faire reculer le journalisme vénal, et non point une commission administrative, dont le premier soin est en général de distribuer quelques fonds secrets. Une presse libre n’est pas une presse qui a toujours raison et qui est toujours honnête, pas plus qu’un homme libre n’est un homme qui a toujours raison et qui est toujours honnête. S’il avait fallu, pour autoriser la littérature, attendre d’avoir appris d’abord à bannir la mauvaise, nous serions encore occupés à corriger le premier jeu d’épreuves de l’histoire de l’imprimerie. Ne pas comprendre que la liberté est une valeur par elle-même, dont l’exercice comporte nécessairement un bon et un mauvais pôle, c’est démontrer que l’on est décidément réfractaire à la culture démocratique.

...

2. Pour rompre avec des querelles primitives et pâteuses, disons prudemment que l’on peut définir comme un progrès vers le socialisme, comme une «preuve de socialisme», toute évolution, réforme ou

�343

révolution ayant pour conséquence de faire travailler un peu plus l’économie au profit de l’homme et un peu moins l’homme au profit de l’économie; de la faire fonctionner au bénéfice d’un plus grand nombre d’hommes, et un peu plus sous leur contrôle. Est antisocialiste tout ce qui maintient les hommes au service de l’économie, avec plus de considération pour l’économie que pour eux; socialiste, donc, tout ce qui tend à la subordonner davantage aux besoins du plus grand nombre, mais sans cesser de l’améliorer.

Quant à la notion de contrôle, elle implique qu’il n’y a pas de socialisme économique sans socialisme politique. Il n’y a socialisme que s’il y a croissance simultanée de la justice sociale et de la démocratie politique. À quoi sert une prétendue socialisation de l’économie si le pouvoir politique continue d’être monopolisé par une oligarchie qui, par exemple, peut décider sans contrôle de consacrer 40% du Produit national brut à des dépenses d’armement et de prestige, supports d’un impérialisme étatique de «grande puissance», ce qui veut dire de la seule puissance de l’oligarchie elle-même?

Cet accroissement parallèle de la démocratie économique et de la démocratie politique suppose le

�344

maintien, le rétablissement, ou, mieux, l’amélioration de la production. Quelle différence pratique y a-t-il entre les irresponsables «socialistes» qui, dès leur arrivée au pouvoir, imposent à la gestion d’un pays leurs diktats idéologiques jamais vérifiés par les faits, et commencent ainsi par diminuer de moitié sa capacité de production, et des irresponsables capitalistes qui laissent se développer une crise où la montée des prix et le chômage accompagnent également la chute de la production? Aucune, sinon que les seconds font, malgré tout, souvent moins de dégâts que les premiers, moins vite et moins irrémédiablement, et nous épargnent tout messianisme béat. Un point en faveur du capitalisme, c’est qu’au moins il n’est content de lui qu’en période d’euphorie et lorsqu’il marche bien, tandis que le triomphalisme socialiste n’a nullement besoin de cette condition pour s’épanouir. Les échecs le ragaillardissent - heureusement pour lui, car s’il devait fonder son contentement de soi sur ses réussites, il ramperait dans les mortifications ininterrompues.

En écrivant que le monde évolue vers le socialisme, j’entends donc que le tableau des besoins mondiaux plaide avec force en faveur d’une économie gérée,

�345

globalement, par un pouvoir politique adapté à cette gestion globale, dans l’intérêt de l’humanité tout entière (concept qui a cessé d’être théoriquement stupide) et dans la plus grande égalité possible.

Mais je ne veux pas dire que cette évolution puisse se produire d’elle-même. Une notion du déterminisme historique extrêmement simpliste, héritée de Hegel et de Marx, a ramené bien des esprits à un fatalisme complété d’illusion, d’où la création historique est exclue, à une sorte d’automatisme historique, plutôt que de matérialisme. Or la politique est action, et non point parcours d’une succession d’étapes assurées d’avance. La seule étape inévitable, dans le cours de l’Histoire, c’est l’aggravation des problèmes: les solutions ne jaillissent jamais de cette aggravation même. Rien ne portera l’Humanité vers le socialisme, sinon la connaissance des réalités, l’esprit critique et la correction des erreurs, vertus et disciplines que ne cultivent guère les socialistes d’aujourd’hui. Quand j’ai parlé d’évolution et même d’évolution nécessaire, j’ai voulu dire indispensable, non pas fatale.

En particulier, les deux obstacles principaux qui empêchent aujourd’hui la réalisation du socialisme - le

�346

communisme et l’État-nation - paraissent véritablement presque insurmontables.

Sur un plan purement rationnel, on admet assez généralement l’incompatibilité entre l’État-nation traditionnel et la création d’un nouvel ordre économique et politique mondial. On admet que ce nouvel ordre est le seul cadre possible à des solutions dont aucune, dans la situation présente d’interdépendance des groupes composant l’humanité, ne peut être exclusivement nationale. Le socialisme n’est désormais concevable et ne saurait être réalisé qu’au moyen d’une coordination planétaire. Mais en même temps, plus les hommes (ceux, du moins, qui, par leur métier, ne sont pas au service d’un des nationalismes existants) reconnaissent ce fait, plus l’État-nation, loin de se diluer, se durcit. Plus on parle de coopération internationale, plus on renforce l’État-nation, par essence rival des autres États-nations, outil créé en vue de cette rivalité, et n’excellant vraiment qu’à la ranimer et à l’étendre.

En particulier, la pente naturelle de l’État-nation est de mettre la politique intérieure au service de la politique étrangère, c’est-à-dire de tout ce qui peut servir à concurrencer les autres États-nations et à les

�347

affaiblir. Ce qui n’est évidemment ni donner la priorité au bonheur des hommes comme but politique ni favoriser la coopération planétaire. Mais il est incapable de faire autrement. On peut même citer comme un exemple de «preuve de socialisme» le renversement de cette tendance naturelle de l’État national. Lorsqu’un pays subordonne sa politique étrangère à sa politique intérieure, c’est-à-dire au bien-être de ses citoyens, il peut être considéré, sous cet angle, comme plus socialiste que lorsqu’il fait l’inverse. C’est le cas de la Suède, ou du Japon, depuis 1950, de gré ou de force. Lorsque, au contraire, il sacrifie, sans nécessité de sécurité absolument impérative, le développement intérieur à la volonté de puissance et de prestige extérieurs, il représente un recul du socialisme: c’est le cas notamment, de l’U.R.S.S., de l’Égypte nassérienne, de la France gaullienne, de l’Inde de Mme Indira Gandhi - à des niveaux très divers de prospérité, comme on le voit. On a donc là moins une question de développement économique que de type de pouvoir politique et d’utilisation de l’État.

Quant à la mise en commun socialiste des ressources naturelles du globe, condition de la survie de l’espèce,

�348

tant qu’il y aura des États elle n’aura pas lieu, et elle ne peut même pas commencer. L’État, en effet, par sa nature, ne peut qu’utiliser ces ressources, quand le hasard lui en met une portion quelconque à portée de la main, qu’en vue d’accroître sa puissance pour réduire celle des autres États. Cette utilisation n’a rien à voir avec une sage exploitation des richesses de la Terre au bénéfice de l’ensemble des hommes, et elle en détruit même dans l’oeuf la possibilité. L’exaspération grandissante des vo lontés de puissance ou d’indépendance des États-nations rend donc les problèmes de l’humanité actuelle toujours plus proches de l'insoluble.

Ce durcissement des États ne doit pas être confondu avec un autre phénomène important de notre époque, la renaissance ou l’aspiration à renaître des ethnies. La confusion entre les deux vient de ce que l’affirmation ou la reconquête par des collectivités particulières de leur originalité culturelle est souvent appelée «nationalisme». Mais ce «nationalisme» est différent de celui des États. Les droits des ethnies (ou «nationalités»), sous réserve qu’ils soient compatibles avec les droits de l’homme, doivent être garantis ou respectés au même titre que

�349

ceux des individus. Mais, pas plus que la liberté des individus, dans la société civile, ne consiste en ce que chacun se bâtisse un fortin et se procure un arsenal, pas davantage l’exercice des droits des ethnies ne doit nécessairement et pour toujours se traduire par la création d’un nouvel État souverain et armé. Une telle simplification brutale dans la manière de concevoir le cadre de l’autonomie culturelle ne peut qu’ajouter chaque jour davantage à l’anarchie de notre pauvre planète et donner les moyens de nuire à toute une racaille de petits truands politiques locaux, prompts à se saisir des jeunes ou moins jeunes États pour satisfaire leur penchant à la dictature. Estimons-nous heureux encore quand ils ne se baptisent pas socialistes, ce qui est, hélas! le cas le plus fréquent. Que de fois l’on a vu, depuis vingt ou trente ans, les dirigeants d’un mouvement de libération nationale, estimables ou même héroïques, lutter et faire lutter pour obtenir l’indépendance, puis, dès qu’ils l’avaient obtenue, accaparer le nouvel État pour asservir leur peuple «libéré» à leurs idées fixes, à leur appétit de pouvoir et à leurs rêves mégalomanes en politique étrangère! Devenir maîtres de ce jouet qu’est l’État-nation suffit

�350

parfois à faire jaillir des coeurs les plus purs toutes les immondices d’un despotisme plus ou moins bien déguisé en république, et qu’un socialisme de façade vient, de surcroît , immuniser contre les critiques de l’opinion mondiale.

Plus redoutable encore est l’influence étatisatrice du communisme soviétique, chinois, ou indochinois. Il y a de nombreuses raisons qui font du communisme allié à l’État-nation un adversaire du socialisme. La première est précisément qu’il engendre les États-nations les plus forts et les moins communicatifs que l’Histoire ait connus, faisant ainsi rétrograder de plusieurs siècles l’évolution vers une civilisation désétatisée. La seconde raison est que le communisme utilise, en vue de sa propagande et de son expansion, les thèmes progressistes du socialisme. Il peut donc profiter des très réelles «contradictions du capitalisme» et exploiter les mécontentements qui en résultent, pour détruire, au nom du socialisme, la démocratie politique, et installer ensuite des systèmes qui ne sont ni démocratiques ni socialistes, et sont, en outre, économiquement et humainement, très inférieurs au capitalisme.

�351

La confusion est entretenue par l’emploi méthodique du mot «socialiste » comme synonyme de «communiste» - les «pays socialistes» étant les pays communistes où règne la bureaucratie totalitaire, et les «révolutions socialistes» étant celles où une minorité s’empare du pouvoir absolu sans intention de le restituer.

On comprend bien pourquoi les communistes ont intérêt à entretenir cette confusion. On comprend beaucoup moins bien pourquoi ils trouvent tant de «socialistes» et de «révolutionnaires » pour les suivre dans cette voie et les aider ainsi à rendre pour jamais le socialisme irréalisable.

...

3. Le malentendu de la démocratie

Avant de décrire les manifestations et de rechercher les causes de la complaisance au stalinisme, chez ceux, notamment, qui ne sont ni membres ni électeurs des partis communistes, il faut insister sur les raisons de l’inexistence et de l’impossibilité d’un «communisme libéral». Cet animal légendaire sert en effet aux

�352

complices de la progression stalinienne à décliner toute responsabilité devant les conséquences de leur attitude. Ils souscrivent, disent-ils, au communisme libéral - qu’ils préfèrent, du reste, appeler «socialisme» - et non point au communisme totalitaire.

Mais, dans la réalité, c’est toujours le second qui progresse, et non le premier. Au lieu de se demander pourquoi, et quelle est la loi d’une aussi longue série, on se borne à déclarer qu’il est déloyal de juger le «socialisme» d’après l’expérience. Et que pourrait-on déclarer d’autre? En effet, l’expérience met en lumière ceci et uniquement ceci: que favoriser l’extension du communisme, c’est bien évidemment favoriser l’extension du seul communisme qui existe, et non point de son contraire.

Dans un souci de relations publiques, les historiens communistes occidentaux présentent souvent les «crimes de Staline» - dans les moments de très large ouverture d’esprit où ils en admettent l’existence - comme des «accidents de l’Histoire». Ce subterfuge assez médiocrement imaginé prouve seulement combien des historiens sont peu marxistes. Car comment expliquer, d’un point de vue marxiste, une telle

�353

surabondance d’accidents et de déviations, pendant plusieurs dizaines d’années, qui n’auraient leurs causes ni dans l’infrastructure économique, ni dans l’organisation sociale, ni dans le système d’autorité politique? Ou, si l’on préfère, comment expliquer que, pendant plus d’un demi-siècle, un système despotique se soit maintenu sans aucune racine, sans être le résultat d’aucun déterminisme historique? Ce serait bien le premier phénomène de ce genre depuis l’origine des temps, et il est intéressant que ce soient les représentants du socialisme «scientifique» qui nous aient réservé la primeur de cette application piquante du matérialisme historique: une constante, le stalinisme, d’une rare longévité et ne donnant aucun signe d’affaiblissement, dans deux pays aussi différents que l’U.R.S.S. et la Chine; une constante observée également dans tous leurs satellites ou imitateurs, serait le produit du hasard, un pur accident, sans rapport avec la réalité profonde du système dont elle est cependant partout, depuis toujours, inséparable!

Pour accréditer la thèse d’une trajectoire historique composée uniquement d’exceptions, de moments aberrants soudés ensemble, encore faudrait-il pouvoir

�354

faire état d’une période repère, si brève qu’elle fût, où la règle principale aurait été appliquée. Il n’y en a eu aucun dans l’histoire de l’U.R.S.S., ou de la Chine communiste, puisque, répétons-le, l’essence du stalinisme consiste non pas dans ses paroxysmes de fusillades et de déportations, mais dans le système qui les rend toujours possibles, quoique pas toujours nécessaires au même degré d’intensité.

Aucun état communiste n’a jamais été autre chose que stalinien. Quant au comportement des partis communistes dans les pays démocratiques, il est comparable à celui de missionnaires en pays païen. Ils doivent composer avec les superstitions locales et accepter un certain syncrétisme religieux. Mais cette tolérance ne saurait être définitive. Car, pourquoi celui qui est sûr d’avoir raison, de connaître le Bien, de posséder une théorie scientifique de la compréhension et de la gestion des sociétés se soumettrait-il à la convention démocratique? La démocratie est liée à l’incertitude. Elle a, entre autres fonctions, celle de permettre le remplacement des dirigeants lorsqu’on croit qu’ils se trompent. Là où personne n’adhère sans réserve à une Vérité et à un Bien qui seraient

�355

incontestables, c’est l’opinion de la majorité qui définit donc la ligne de conduite collective. Le talent essentiel de l’homme politique en démocratie est dès lors le talent de convaincre. Il paraît, en revanche, inévitable qu’un pouvoir déjà convaincu de détenir le Vrai absolu ou de défendre le seul intérêt légitime en matière politique se sente le droit et le devoir de les imposer par tous les moyens, quoi qu’en pense l’opinion publique, ou mieux, en l’empêchant de penser. Le plus grand nombre des États, des cités ou autres centres d’autorité, au cours de la majeure partie de l’Histoire, a toujours agi ainsi tout spontanément, sans trouble de conscience. Le respect du pluralisme, celui des intérêts et celui des valeurs, tant à l’intérieur du groupe social que dans les relations avec les groupes étrangers, est une anomalie. L’intolérance, et son corollaire, la violence considérée comme légitime, constitue la norme, le cas le plus fréquent Si je suis certain de la vérité de ma doctrine, pourquoi devrais-je concéder une liberté d’information et d’expression qui, à mes yeux, ne peut servir qu’à répandre des erreurs et à entraver la bonne application d’un système social et moral entièrement juste? L’Église catholique, pendant des siècles, imitée d’ailleurs souvent sur ce point par les

�356

sectes mêmes qui se sont révoltées contre elle, a suivi ce principe. Et il eût été de sa part, en sa qualité de dépositaire du «seul vrai» dogme, inconséquent d’agir autrement. De même, le ralliement verbal et périodique des communistes en pays de mission, c’est-à-dire des communistes d’Occident, aux libertés fondamentales et à l’«alternance au pouvoir», ne peut être considéré que comme une concession tactique, profitable, puisque le communisme est minoritaire dans les démocraties libérales. Le pluralisme politique a des inconvénients lorsqu’on est au pouvoir, quand on se trouve dans l’opposition, il n’a que des avantages. Pourquoi ne pas les exploiter? Mais les droits de l’opposition et de l’individu, instrument de lutte contre le pouvoir ne sauraient être conservés dans une société socialiste, car nul ne doit lutter contre un pouvoir juste. Ce ne sont donc pas là des droits définitifs. S’ils pensaient différemment, les communistes ne seraient pas sérieux.

Les communistes chinois et leurs disciples européens sont donc bien fondés à faire appel de la condamnation «révisionniste» de Staline par Khrouchthev en 1956. Et les socialistes-démocrates s’égarent quand ils ne comprennent pas que la «libéralisation» et l’autocritique

�357

des partis communistes ne peuvent jamais être autre chose que le va-et-vient de l’accordéon: l’accordéon peut être étiré dans toute sa largeur jusqu’à un certain point, mais pas au-delà, sans quoi il se casse. Et, après avoir été étiré, il doit nécessairement se resserrer. Celui qui fut le très représentatif et «historique» secrétaire général du Parti communiste français à l’époque de la direction de Joseph Staline en personne, Maurice Thorez, traduit fidèlement l’essence du marxisme-léninisme lorsqu’il dit: «La troisième cause des fautes commises par notre parti, c’est que, jusqu’à ces derniers temps, nous restions liés très fortement à la démocratie, c’est que nous ne parvenions pas à nous dégager, c’est que nous ne parvenions pas à desserrer l’étreinte qui pèse sur notre parti. Notre parti se développe dans un pays qui, depuis cinquante-sept ans, est infesté de démocratie; ce parti n’a pas encore mené de batailles révolutionnaires, de luttes sérieuses.»

Quoique le rapprochement soit inattendu, il faut, pour bien comprendre le lénino-stalinisme, voir qu’il procède de la même hypothèse (avec moins de qualité littéraire, hélas!) que la philosophie politique de Platon. Dans les deux cas, on suppose qu’il existe un modèle

�358

dont la vérité a été une fois pour toutes démontrée. La réalité doit donc devenir la copie pure et simple, aussi fidèle que possible, de ce modèle. La politique consiste à amener progressivement le groupe social dans son ensemble et chaque individu en particulier à se conformer aussi complètement que possible, en acte et en pensée, au type pur. Dans les deux doctrines, il existe, de ce fait, une minorité dont la pensée va guider le peuple, car seule elle accède à la pleine intelligence théorique du modèle: le collège des rois-philosophes chez Platon, le Bureau politique et le Comité central dans les partis communistes. Au-dessous, avec mission d’appliquer et d’expliquer les directives du sommet au reste de la population, parce qu’ils en comprennent le sens général, sans toutefois être capables d’en appréhender les principes théoriques ultimes, se trouvent la classe des guerriers chez Platon, les membres du Parti dans l’univers communiste. Enfin, dans un système comme dans l’autre, les paysans et les ouvriers (artisans chez Platon), chargés d’entretenir matériellement les deux catégories précédentes, leur obéissent dans la sphère de leur activité particulière, mais ne disposent pas des lumières qui leur

�359

permettraient de rattacher cette activité au plan général dont elle est un fragment, et moins encore aux principes théoriques dont ce plan a été déduit. Contre eux, dans leur cas, celui de la majeure partie de la population, la contrainte est donc légitime. Elle est destinée à les replacer constamment dans leur authenticité, une authenticité sur laquelle les dirigeants n’ont aucun doute, car elle découle d’un théorème démontré, et définitivement démontré. L’éducation et la rééducation incessantes font donc partie de l’art de gouverner, de même qu’en fait partie la surveillance permanente de tous les citoyens: pour leur bien, Platon prévoit explicitement, dans les Lois, des agents secrets qui espionnent les conversations, et un devoir de délation des citoyens entre eux, enfin, la «liquidation physique» discrète des irrécupérables.

Chez Platon aussi, comme sous Staline, comme sous Mao, la culture est soigneusement réglementée: la musique, le théâtre, la danse, la peinture, le chant, la poésie et l’architecture, la gymnastique et le style du vêtement, sont, dans la République, l’objet de prescriptions et d’interdictions minutieuses et détaillées, comme elles devaient l’être au XXe siècle sous le

�360

contrôle et la direction, notamment, de Jdavov en U.R.S.S. et de Mme Mao Tsé-toung en Chine, et en application, bien entendu, de l’archétype théorique suprême: la pensée du roi-philosophe Joseph Staline et celle du roi-philosophe Mao Tsé-toung.

Dans cet état d’esprit, ni la démocratie au sens où on l’entend en Occident, ni la molle et modeste «libéralisation» ne peuvent être des virtualités du système. Elles en constituent bien plutôt l’opposé, l’ennemi mortel, tout comme la dictature constitue l’opposé et l’ennemi mortel de la démocratie. Fait-on voter des écoliers pour leur demander de choisir entre la cosmologie d’Aristote et celle de Copernic? Un grand helléniste, qui était aussi un grand stalinien, André Bonnard, a ramassé en une phrase la logique de la censure totalitaire: «Toute société qui a conscience d’incarner et de défendre de précieuses valeurs, se gardera de laisser le premier écrivain venu user de ce qu’il appelle son talent pour procéder à la désintégration pure et simple de ces valeurs. Donc, la censure existe en Union soviétique, comme il est naturel dans une société organisée.» Cet argument est invoqué peu ou prou dans tous les types de société: ce qui caractérise les sociétés

�361

totalitaires est l’application effective et intégrale du système de censure qui en découle.

Cette idéologie totalitaire sert, comme toutes les autres, à justifier une domination. Mais elle n’est pas simple mensonge de la part des maîtres, et son appl icat ion ne comporte pas seulement des inconvénients pour ceux qui la subissent. Si les maîtres n’étaient pas dans une large mesure sincères, le système serait beaucoup moins implacablement mis en pratique: le cynisme est plus tolérant que le fanatisme, et l’intérêt plus accommodant que la croyance. Si le stalinisme ne comportait que des inconvénients pour les gouvernés, en supposant que ce fût possible, la répression ne suffirait pas à le perpétuer. Mais, aux yeux de ses auteurs, et de ses défenseurs en Occident, le stalinisme ne se juge pas à un bilan, à ses avantages et à ses inconvénients en fonction de l’usager. Même si vous démontrez, chiffres et exemples à l’appui, que le nombre des inconvénients pour les plus défavorisés est moindre aux Pays-Bas qu’en U.R.S.S., et le nombre des avantages plus élevé pour la moyenne des citoyens, ce calcul réaliste ne saurait les ébranler, pas plus que les informations sur la médiocrité de la vie, les procès

�362

truqués ou les camps de concentration. Comme le dit Marcel Proust, «les faits ne pénètrent pas dans l’univers où vivent nos croyances; ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas». La société américaine ou la société néerlandaise ne sont pas, pour eux, des sociétés vraies. C’est pour prévenir, du reste, les ravages de cet empirisme dans la comparaison que les gouvernements staliniens interdisent à leurs ressortissants de voyager à l’étranger, n’accordant cette faveur qu’à des militants incorruptibles , parce qu’ i ls sont sol idement carapaçonnés d’idéologie officielle. «Nous avons intérêt, pouvait-on lire dans l’hebdomadaire culturel tchèque Tvorba, à ce que le gens qui voyagent en Occident représentent dignement leur patrie socialiste et ne s’effondrent plus politiquement en voyant le premier pull féminin dans un grand magasin.» Il faut parfois laisser sortir des citoyens quand leur déplacement hors des frontières sert des objectifs de propagande: danseurs, sportifs, savants, dont malheureusement l’orthodoxie léniniste n’égale pas toujours le talent, de sorte que leurs tournées sont l’occasion déplorable et fréquente d’un certain pourcentage de défections. Mais le citoyen ne doit pas pouvoir connaître d’autre société

�363

que la société socialiste. Contrairement aux sociétés capitalistes développées, les sociétés socialistes n’ont pas de problème d’immigration, elles n’ont que des problèmes d’émigration.

On aura beau opposer, pendant des heures, au prix du ticket de métro à Moscou, qui n’a pas varié pendant dix ans, la rareté des pommes de terre, qu’importe? Si l’augmentation régulière du prix des transports accable indubitablement les pays capitalistes, leur opulence tangible en pommes de terre à bon marché ne les justifie pas, puisqu’ils sont viciés dans leur essence. La stabilité du tarif du métro à Moscou est le résultat normal du socialisme, et le manque de pommes de terre un accident passager. Dans le capitalisme, c’est l’inverse: ce qui marche bien est un accident passager. Il est inutile de discuter le détail de l’histoire, l’industrialisation russe déjà largement lancée avant 1917, la masse des paysans longtemps plus malheureuse qu’à la fin du XIXe siècle, les conditions de travail des ouvriers proches du servage, la production orientée principalement vers tout ce qui sert l’État - industries de guerre, aéronautique, vols spatiaux - et non pas vers les biens capables d’élever le niveau de vie du peuple. Signale-t-on, dans

�364

certains pays socialistes, les premiers et tardifs frémissements de la société de consommation naissante? La consommation, qui n’avait jamais été, à l’Ouest, qu’un leurre et un facteur d’aliénation supplémentaire des travailleurs, devient soudain, à l’Est, libératrice. Comment la machine à laver la vaisselle, gadget oppresseur à Paris, devient-elle synonyme de joie de vivre et de réussite socialistes à Moscou? Quelle question! D’un côté, il y a les «contradictions du capitalisme» engendrant les inévitables défauts des sociétés libérales, de l’autre, une orientation fondamentalement «correcte».

Celle-ci, bien sûr, provisoirement, laisse subsister des défauts inessentiels, que d’ailleurs, on «reconnaît». Les «critiques» du mode de vie socialiste publiées dans la presse de l’Est, que les communistes, en Occident, invoquent souvent comme preuve que l’Est n’est pas totalitaire, sont toujours des critiques dénonçant l’interprétation erronée ou l’application négligente et incompétente des directives du sommet, jamais le sommet en tant que tel, ni son système. Les «erreurs», quand elles sont reconnues publiquement, sont des erreurs d’exécution, jamais de direction, encore moins

�365

de principe. Ce n’est que dans le secret de l’oligarchie qu’une erreur d’orientation générale, entraînant éventuellement l’élimination des responsables, se reconnaît et se punit - sans, bien entendu, que la remise en cause aille jusqu’à porter sur le principe même du socialisme stalinien.

C’est pourquoi le fameux rapport de Nikita Khrouchtchev contre la tyrannie stalinienne, au XXe Congrès du P.C. de l’Union soviétique, en 1956, n’a pas amorcé et ne pouvait amorcer de déstalinisation. On remarquera que ce rapport dénonce la répression stalinienne uniquement dans la mesure et à partir du moment où elle frappe la hiérarchie des chefs et de la bureaucratie communiste elle-même, et non en tant qu’elle s’exerce sur le peuple. D’ailleurs, le rapport Khrouchtchev fut prononcé à huis clos, à l’usage de la seule hiérarchie, et ne fut jamais publié en U.R.S.S., ni spontanément dans la presse communiste occidentale, sinon par bribes, après qu’il eut fait le tour du monde dans la presse «bourgeoise». Le crime de Staline, aux yeux de Khrouchtchev, est d’avoir trahi le pacte de l’oligarchie dirigeante, d’être devenu le roi parmi les barons, le despote des despotes, le tueur des tueurs et le

�366

tortionnaire des tortionnaires. Ce n’est pas d’avoir asservi le peuple soviétique, lequel a continué par la suite à être tout aussi asservi, puisque le Goulag, avec ses dizaines de millions de pensionnaires internés dans les camps, puisque les asiles psychiatriques, la censure et le quadrillage policier ont continué comme par le passé. Six mois après son rapport, Khrouchtchev le «déstalinisateur» envoyait des tanks tirer sur les Hongrois soulevés contre le stalinisme. Intégriste du matérialisme dialectique, il imposait à nouveau à la science soviétique la théorie et la tyrannie de Lyssenko, dont le charlatanisme dévastateur, pour la recherche fondamentale comme pour la production agricole, allait, grâce à lui, connaître une seconde carrière.

Il y a eu méprise: le rapport Khrouchtchev était dirigé contre Staline, mais pas contre le stalinisme. Il était destiné à permettre au stalinisme de survivre en tant que système de gouvernement mais débarrassé des excroissances pathologiques qui, si elles s’étaient perpétuées, auraient à la longue détruit le régime même. À force d’exterminer ou de terroriser les chefs et les cadres de la bureaucratie dirigeante, outre des pans de plus en plus énormes de la population active, Staline

�367

acheminait tout simplement le pays vers la ruine par l’effet d’une sorte de gigantesque arrêt physique de son fonctionnement. Aussi était-il vital de remettre la machine en route, en revenant, si j’ose employer cette expression, à un totalitarisme sain. Le «dégel» fut cela , et non point une démocratisation.

Et de même que rien, dans l’histoire des régimes communistes, ne permet de déceler le moindre embryon d’une tendance innée à la libéralisation, de même on ne voit à aucun moment que les partis communistes installés en démocratie pluraliste se soient détachés des méthodes et de l’organisation stalinienne, suffisamment et pendant assez de temps pour qu’on puisse parler de métamorphose. Il s’agit seulement, en fait, de variations de faible amplitude, ne modifiant en aucune manière les principes du système. L’erreur périodique des socialistes libéraux est de prendre pour la phase initiale d’une évolution destinée à se poursuivre ce qui est, tout au rebours, l’un des points terminaux d’une oscillation pendulaire. Le retour du pendule dans l’autre sens surprend toujours désagréablement les alliés des communistes, qui ne parviennent pas à trouver

�368

d’explication rationnelle à ces revirements et à ces durcissements soudains. Il n’y a, certes, pas d’explication rationnelle si l’on se place à leur point de vue, mais il y en a une du point de vue des communistes. Si les socialistes ne la trouvent pas, c’est, comme toujours dans les sciences (je m’adresse à des marxistes), parce que l’hypothèse qu’ils cherchent à vérifier est fausse. Ils s’obstinent à voir les premiers symptômes d’une démocratisation future dans ce qui n’est qu’une des phases classiques de la tactique communiste: celle dite de Front populaire ou d’Union de la gauche. Cette phase tactique a un double but: ajourner une lutte sans merci avec une droite que le P.C. estime momentanément trop forte pour être détruite par une attaque violente; et, surtout, empêcher la formation d’un bloc réformiste ou social-démocrate, en coupant en deux les effectifs sociaux et électoraux capables de la constituer. Une partie est neutralisée par son alliance avec les communistes; une autre est neutralisée par son alliance avec des éléments plus conservateurs qu’elle.

Mais «se libéraliser», pour les communistes, ne dépend pas de leur bon vouloir. Ce n’est pas une question de largeur d’esprit. Les concessions passagères

�369

et toutes verbales exigées par leurs alliances électorales ne vont jamais jusqu’à la remise en cause des méthodes du communisme, dont le triomphe éliminera à la fois les alliés et les élections, ni de sa pratique, dont les fins dernières restent le «centralisme démocratique», c’est-à-dire le pouvoir bureaucratique, assurant la création irréversible d’une société gouvernée de façon autoritaire par le seul Parti.

Le Parti, lorsqu’il est dans l’opposition, ne peut donc se transformer, même par machiavélisme, dans un sens et jusqu’à un point qui le rendraient inapte à l’exercice de cette future responsabilité. Il se doit, au sein de la société libérale, d’être et de demeurer le reflet par anticipation, le prototype miniaturisé de la société à venir qu’il s’efforce d’instaurer, et dans laquelle, en outre, il doit se tenir en permanence prêt à s’insérer, en parfait état de marche, comme le moteur dans la carrosserie ou l’âme dans le corps. S’il cessait d’être le «modèle» de l’ordre qu’il cherche à créer à l’échelle de la société tout entière, son projet futur deviendrait irréalisable et son action présente incohérente.

Aussi les concessions «libérales» des communistes sont-elles nécessairement très limitées, sous peine

�370

d’équivaloir à une répudiation de leur «raison d’État» particulière. On peut cesser d’être communiste, on ne peut guère modifier sa façon de l’être. C’est pourquoi l’on remarquera que les plus substantielles des «concess ions» communistes fa i tes à l ’espr i t démocratique portent sur l’avenir, jamais sur le présent. Ce sont des promesses, jamais des actes. Ils promettent, quand ils seront au pouvoir avec des socialistes ou des chrétiens-démocrates, de respecter les libertés. Mais il est maintes preuves de cette future tolérance qu’ils pourraient donner dès aujourd’hui, dans l’opposition, des démonstrations pratiques qui sont pleinement à leur portée, et qu’ils s’abstiennent pourtant de fournir. Ainsi, la presse communiste est la seule à ne pas appliquer la législation républicaine sur le droit de réponse, et à se faire un système de discréditer personnellement ceux qui professent des opinions différentes de la sienne. Si critiquer les communistes, aujourd’hui, c’est, selon eux, «avoir capitulé devant l’argent» ou «faire le jeu de l’impérialisme étranger», pourquoi penseraient-ils autrement le jour où ils parviendraient au pouvoir, même avec d’autres? Et le devoir de l’État, dont ils assumeront partiellement la direction, ne sera-t-il pas

�371

alors d’extirper la vénalité et de châtier les agents de l’étranger? Dans les procédés de la polémique communiste en démocratie pluraliste sont déjà inscrites les justifications d’une suppression future de la liberté d’expression. Selon cette polémique, en effet, on ne diffère jamais des communistes parce qu’on a réfléchi et pris position de bonne foi. Il en résultera que réduire au silence un critique du communisme, plus tard, ou un adversaire du pouvoir auquel participeront les communistes, sera châtier un valet des monopoles capitalistes ou un agent des services de propagande américaine ou chinois. Juridiquement, ce seront là non pas des atteintes à la liberté d’expression, mais des poursuites pénales contre des conspirateurs. On me répondra que les alliés des communistes, présents, également, au pouvoir, veilleront à prévenir tout abus contraire aux lois. Mais alors, même question: pourquoi n’obtiennent-ils pas ce beau résultat dès aujourd’hui? Si les socialistes démocratiques sont incapables, dans l’opposition, de faire renoncer les communistes à certaines méthodes totalitaires de discussion et d’action, dont ils sont fréquemment, eux-mêmes, les premières cibles, qu’est-ce qui leur en donnera la force le jour où

�372

l’efficacité de l’organisation communiste se doublera de celle de l’État?

Quiconque ne comprend pas le fonctionnement des partis communistes ne comprend rien à la politique moderne.

La droite et les «guerriers froids» ont confondu le communisme avec les autres totalitarismes, le nazisme et le fascisme d’avant guerre, alors que le seul point commun entre les trois totalitarismes est l’organisation, avec ses méthodes implacables, mais que ni le nazisme ni le fascisme, trop identifiés aux besoins des nations où ils ont surgi, n’étaient soulevés par l’idéologie prestigieuse et contagieuse qui fait du communisme une force mondiale. Les «guerriers froids» ont donc contre-attaqué le communisme comme ils auraient contre-attaqué le nazisme, c’est-à-dire militairement, par les services secrets, le contre-espionnage, la propagande, sans se rendre compte, d’abord, que, sur ce terrain, les démocraties avaient affaire à plus forte partie qu’elles, ensuite, que cela ne suffisait pas, qu’il fallait, en outre, inventer une réplique idéologique. En supposant qu’il en existe une: car si l’on oppose avec des chances de succès une Foi à une autre, on échoue généralement

�373

quand on ne trouve à opposer à une Foi qu’une solution; ou pis, un ensemble compliqué de solutions et de problèmes à résoudre.

La gauche non communiste, pour sa part, ou bien a repoussé le dogme stalinien et a opté ouvertement et sans mauvaise conscience pour la social-démocratie, comme en République fédérale allemande et en Europe du Nord, ou bien, dans les pays où les effectifs communistes conditionnaient la vie politique, a constamment oscillé entre l’alignement et la rupture. Mais, la plupart du temps, dans ces pays, les aspirations unitaires ont toujours été ressenties comme les plus authentiques et les plus conformes à la loi de développement de la gauche. Aussi la gauche non communiste, chaque fois qu’il est question de rapprochement avec les communistes, proclame-t-elle que socialistes et communistes sont d’accord sur l’essentiel et divisés sur l’accessoire, alors que c’est exactement l’inverse. À l’occasion de chacun de ces rapprochements, les gauches non communistes éprouvent en outre le besoin de croire que les «démocraties populaires», de l’U.R.S.S., et les P.C. d’Occident ont changé, changent, vont changer.

�374

Régulièrement ils sont déçus, en apprenant un fait totalitaire nouveau qui vient de se passer à l’Est, - à Budapest, à Prague, à Gdansk, dans le Goulag - ou chez eux, dans les rangs de leur propre partenaire communiste. Et, chaque fois, ils s’abstiennent de rattacher ce fait à ses précédents et de récapituler le passé qui l’éclairerait. Ils dépeignent le fait prétendument nouveau qui dérange leur théorie comme un accident, et la période qui le suit comme une convalescence, un examen de conscience scellant la guérison, cette fois définitive, du Parti communiste.

Un comportement névrotique - pour employer ce mot non point comme une métaphore mais dans son sens technique - est un comportement qui, au lieu de fournir une réponse au réel, est le substitut illusoire et inefficace de cette réponse. Il dissimule un échec de l’adaptation au concret et une impuissance à l’analyser comme à le maîtriser.

Tous les comportements névrotiques ont un point commun: l’oubli de leur édition précédente. L’individu toujours en retard à ses rendez-vous, l’homme d’affaires invinciblement attiré par les mêmes pièges et qui frôle périodiquement la faillite, l’escroc mythomane, bon

�375

garçon et convaincant, comme sa dupe dûment avertie et néanmoins éternellement disponible, tous ceux-là, et bien d’autres encore, ont la conviction que leur mésaventure leur arrive pour la première fois, ils ont la certitude de vivre une situation nouvelle, unique, à laquelle ils trouvent des explications particulières qu’ils croient inédites: alors que, aux yeux d’autrui, leur comportement n’est, de façon patente, que la reproduction d’un stéréotype immuable, dont le témoin a pu à cent reprises constater le déroulement programmé. De la même manière, toutes les discussions, en Occident, entre gauche non communiste et communistes qui, en 1973, ont été suscitées par la publication hors d’U.R.S.S. de textes de contestations soviétiques - Maximov, Sakharov, Jaurès et Roy Nedvedev, Siniasvski, Amalrik, enfin Soljenitsyne et son Goulag - sont la copie conforme des discussions qui avaient eu lieu plus de vint ans auparavant, lorsque étaient parvenues à la gauche européenne les premières rumeurs concernant l ’existence de camps de concentration en Union soviétique. À l’époque, parmi les intellectuels français, le débat se cristallisa notamment en une polémique entre Sartre et Camus,

�376

dans laquelle Camus avait raison et Sartre eut le dessus. Mais ce qui est à retenir, dans un contexte plus généralement politique, c’est que tout ce qui s’est passé à ce moment-là: le saisissement horrifié des non-communistes à ces révélations, leur tentative de rester fermes dans leur condamnation mais en même temps d’engager un dialogue et de trouver un compromis à ce sujet avec les communistes; l’intransigeance furibonde de la réplique des communistes les accusant à leur tour de faire le jeu de la réaction et de compromettre la cause de la paix (plus tard ce sera la «détente»); la mauvaise conscience et le repli honteux de non-communistes, puis, en épilogue, leur capitulation finale, pleine d ’espérance dans l ’avenir, malgré quelques bougonnements anodins; tout cela s’est reproduit mot pour mot, geste pour geste, argument pour argument, pendant l ’hiver 1973-1974, lors de «l’affaire Soljenitsyne». Mais aucun des acteurs n’eut conscience de reprendre un vieux mélodrame écrit vingt ans auparavant, et qui lui-même n’était que la reprise du livret joué en Occident lors des procès de Moscou de 1937.

�377

Dans le royaume de la sous-information et de l’oubli, aucune leçon n’est jamais retenue. Chaque fois qu’une situation classique se répète, on ne la reconnaît pas. On ressasse, en croyant les découvrir, les mêmes citations, les mêmes noms, les mêmes raisonnements. La mémoire historique de la gauche est du même ordre que celle d’un édredon, qui se déforme sous les coups, mais ne saurait apprendre à les éviter, et revient paisiblement et progressivement à sa forme primitive, offert à la prochaine raclée.

Si, en effet, la gauche non communiste avait rappelé, examiné et analysé le passé, comme c’eût été le devoir de responsables politiques à la hauteur de leur tâche et d’intellectuels à la hauteur de leurs prétentions, elle n’eût pas manqué de noter l’identité des deux scénarios, de tous ces scénarios. Elle n’eût pu alors soutenir longtemps la fables des «exceptions fâcheuses», et des «déviations corrigées», ni échapper à la conclusion que ces divers moments formaient, reliés ensemble, une trajectoire historique ferme et claire. Mais la gauche non communiste mondiale, dans son ensemble, n’a jamais fait ce rapprochement des divers moments du

�378

temps, elle a toujours choisi l’oubli et fui la compréhension.

La compréhension, en effet, l’eût forcée à renoncer à l’espoir de la convergence entre le socialisme démocratique et le communisme. Elle l’eût forcée à reconnaître que les partis communistes poursuivent et (quand ils sont au pouvoir) réalisent un dessein dont l’exécution n’implique pas, voire exclut catégoriquement la démocratie. Ce dessein n’est peut-être pas mauvais: c’est là un autre problème, un autre dossier. Mais dans sa conception même, il n’est conçu ni pour prolonger la démocratie ni pour y conduire. Et ce n’est pas pour y ramener plus tard que, là où elle existait, comme en Tchécoslovaquie avant 1948, le communisme l’a d’abord détruite.

Là où il l’a détruite, c’était pour la détruire. Là où il ne l’a pas créée, c’est parce que sa vocation n’est pas de la créer.

(Jean-François Revel, La tentation totalitaire, Robert Laffont, Paris, 1976, 372 pages.)

�379

21. EXTRAITS DE PANTAGRUEL

(Thaumaste, un savant anglais plutôt fendant, fait semblant de louer le «haut savoir» de Pantagruel et lui demande s'il ne consentirait pas à lui fournir des éclaircissements sur des questions fort difficiles auxquelles ni lui ni les autres savants consultés n'ont réussi à trouver des réponses satisfaisantes. La discussion se fera par signes, car Thaumaste prétend que «la parole est source de malentendus».

Pantagruel panique, car il y voit un piège tendu par ce méchant Anglais. Mais Panurge, l'homme à tout faire de Pantagruel, s'offre hardiment à rencontrer l'Anglais et à en découdre avec lui par signes. Et voici cet entretien qui tint en haleine la Sorbonne, la célèbre université de Paris, alors fréquentée par l'élite des étudiants européens.)

Comment Panurge confondit l’Anglais qui arguait par signes.

�380

Donc, alors que tout le monde était là et écoutait dans un parfait silence, L’Anglais leva les deux mains haut en l’air séparément, fermant les extrémités de tous les doigts en cul de poule comme on dit en Chinonais, et les frappa l’une contre l’autre avec les ongles quatre fois, puis il les ouvrit et ainsi il frappa l’un contre l’autre le plat de ses mains en faisant un bruit strident. De nouveau il les joignit comme il venait de le faire, frappa deux fois, et quatre fois de nouveau en les ouvrant; puis il les joignit encore et les étendit l’une contre l’autre, comme s’il priait avec dévotion.

Panurge aussitôt leva en l’air la main droite, puis mit le pouce de cette main dans la narine correspondante, tenant les quatre doigts tendus et serrés dans l’ordre, parallèlement, à l’arête du nez; il fermait l’oeil gauche entièrement et visait avec le droit en abaissant profondément le sourcil et la paupière; puis il leva haut la gauche: il serrait avec force les quatre doigts en les tendant et levait le pouce; sa main correspondait directement à la position de la droite, à une distance d’une coudée et demie. Cela fait, dans la même position il baissa contre terre les deux mains; finalement, il les

�381

maintint au milieu comme pour viser droit le nez de l’Anglais.

«Et si Mercure...» dit l’Anglais.Là, Panurge l’interrompt en disant: «Qui parle se

démasque!»L’Anglais fit alors ce signe. Il leva haut en l’air la

main gauche grande ouverte, puis il serra en poing fermé les quatre doigts de cette main, et appuya son pouce tendu sur le bout de son nez. Immédiatement après il leva la droite grande ouverte et, grande ouverte, il la rabaissa, pour joindre le pouce à l’endroit où se repliait le petit doigt de la gauche, et il remuait lentement en l’air les quatre doigts de cette main; puis, inversement, il fit avec la droite ce qu’il avait fait avec la gauche, et avec la gauche ce qu’il avait fait avec la droite.

Panurge, que cela n’étonnait pas, tira en l’air sa gigantesque braguette avec la gauche, et avec la droite il en tira un morceau d’os blanc de côte de boeuf et deux bouts de bois de même forme, l’un en ébène noir, l’autre en bois du Brésil écarlate; il les mit entre les doigts de cette main bien symétriquement, et, les cognant ensemble, il faisait le même bruit que les lépreux en

�382

Bretagne avec leurs claquettes (1), toutefois plus sonore et plus harmonieux, et avec sa langue contractée dans sa bouche, fredonnait joyeusement sans cesser de regarder l’Anglais.

Les théologiens, les médecins et les chirurgiens pensèrent que par ce signe il inférait que l’Anglais était lépreux.

Les conseillers, les légistes et les canonistes pensaient qu’en faisant cela il voulait conclure qu’il existait une sorte de félicité humaine dans l’état de lépreux, somme le soutenait jadis le Seigneur.

L’Anglais ne s’effraya pas pour autant, et levant les deux mains en l’air, il les tint de telle sorte qu’il formait avec les trois grands doigts un poing serré, qu’il passait le pouce entre les index et les majeurs, et que les auriculaires demeuraient tendus; c’est ainsi qu’il les présentait à Panurge, puis il les réunit de telle façon que le pouce droit touchait le gauche et que le petit doigt gauche touchait le droit.

Sur ce, Panurge, sans mot dire, leva les mains et fit ce signe. ll joignit les ongles de l’index et du pouce de la main gauche, dessinant comme une boucle, et il formait un poing serré avec tous les doigts de la main droite,

�383

excepté l’index, qu’il passait et repassait à plusieurs reprises entre les deux doigts de la main gauche. Puis il tendit l’index et le majeur de la droite, les écartant le plus possible et les dirigeant vers Thaumaste. Puis il mettait le pouce de la main gauche sur le coin de l’oeil gauche, étendant toute la main comme une aile d’oiseau ou une arête de poisson, et la remuant bien gracieusement de-ci de-là; il en faisait autant avec la droite sur le coin de l’oeil droit.

Thaumaste commença à pâlir et trembler, et il lui fit ce signe. Il frappa avec le majeur de la main droite le muscle de la paume qui est sous le pouce, puis il forma avec l’index de la droite une boucle semblable à celle de la gauche; mis il le mit par-dessous et non par-dessus, comme Panurge.

Panurge frappe donc les mains l’une contre l’autre et souffle dans ses paumes. Cela fait, il remet l’index de la droite dans la boucle de la gauche, le passant et repassant à plusieurs reprises. Puis il tendit le menton, en regardant attentivement Thaumaste.

Les gens, qui ne comprenaient rien à ces signes, comprirent bien qu’en faisant cela il demandait sans mot dire à Thaumaste:

�384

«Que voulez-vous dire là?»Effectivement, Thaumaste commença à suer à grosses

gouttes et il ressemblait tout à fait à un homme ravi dans une profonde contemplation. Puis il se décida et mit tous les ongles de la gauche contre ceux de la droite, ouvrant les doigts en demi-cercle, et, faisant ce signe, il levait les mains aussi haut que possible.

Après quoi, Panurge mit soudain le pouce de la main droite sous les mandibules, et l’auriculaire de cette main dans la boucle de la gauche, et ainsi il faisait claquer bien mélodieusement les dents du haut avec celles du bas.

Thaumaste, à grand-peine, se leva, mais en se levant il fit un gros pet de bûcheron, car l’étron suivit: il pissa vinaigre bien fort, et il puait comme tous les diables. L’assistance commença à se boucher le nez, car il chiait d’anxiété. Puis il leva la main droite, la fermant de façon à rassembler les extrémités de tous les doigts, et il posa la main gauche à plat sur sa poitrine.

Après quoi Panurge tira sa longue braguette avec sa houppe et l’étira d’une coudée et demie; il la tenait en l’air de la main gauche, et de la droite il prit son orange qu’il jeta en l’air sept fois de suite, et à la huitième il la

�385

cacha dans son poing droit, la tenant en haut sans bouger; puis il commença à secouer sa belle braguette, la montrant à Thaumaste. Après cela, Thaumaste commença à enfler les deux joues comme un cornemuseur, et il soufflait comme s’il gonflait une vessie de porc.

Après quoi Panurge mit un doigt de la gauche au trou du cul, et avec la bouche il aspirait l’air comme on le fait quand on mange les huîtres crues ou quand on boit sa soupe; cela fait, il ouvre un peu la bouche, et avec le plat de la main droite il frappait dessus, faisant ainsi un grand bruit profond qui semblait venir du creux du diaphragme par la trachée-artère, et il fit cela seize fois de suite.

Mais Thaumaste soufflait toujours comme un boeuf.Panurge mit donc l’index de la droite dans sa bouche,

en le serrant bien fort avec les muscles de la bouche. Puis il le retirait, et, en le retirant, il faisait un grand bruit comme celui que font les petits garçons quand ils lancent de beaux morceaux de raves avec leurs pétoires de sureau, et il fit cela neuf fois de suite.

Thaumaste s’écria alors:

�386

«Ah, Messires le grand secret! Il y a enfoncé la main jusqu’au coude.»

Puis il tira un poignard qu’il avait, le tenant la pointe vers le bas.

Après quoi Panurge prit sa longue braguette et la secouait tant qu’il pouvait contre ses cuisses; puis il mit ses deux mains, croisées en forme de peigne, sur la tête, tirant la langue tant qu’il pouvait et tournant les yeux comme une chèvre mourante.

«Ah, je comprends, mais quoi?» dit Thaumaste en faisant ce signe: il mettait le manche de son poignard contre sa poitrine, et sur la pointe il mettait sa main à plat, en retournant légèrement le bout des doigts.

Après quoi Panurge baissa la tête du côté gauche et mit le majeur dans l’oreille droite en levant son pouce vers le haut. Puis il se croisa les deux bras sur la poitrine, toussa cinq fois de suite, et à la cinquième il frappa du pied droit contre terre. Puis il leva le bras gauche, et, formant avec tous les doigts un poing serré, il tenait le pouce contre son front, frappant sa poitrine de la main droite six fois de suite.

�387

Mais Thaumaste, comme s’il était mécontent de cela, mit le pouce de la gauche sur le bout de son nez, fermant le reste de la main.

Ainsi Panurge mit les deux grands doigts de chaque côté de la bouche, tirant tant qu’il pouvait en montrant toutes ses dents, et avec les deux pouces il rabaissait profondément ses paupières, en faisant une grimace, assez laide comme il semblait à l’assistance.

Comment Thaumaste raconte les talents et le savoir de Panurge.

Thaumaste se leva donc, et, ôtant son bonnet de sa tête, il remercia Panurge tout bas; puis il dit à haute voix à toute l’assistance:

«Seigneurs, maintenant je peux bien dire le mot de l’Évangile: Et voici plus que Salomon ici. Vous avez en votre présence un trésor incomparable; c’est Messire Pantagruel dont la renommée m’avait attiré ici du fin fond de l’Angleterre pour parler avec lui des problèmes insolubles que j’avais en tête, aussi bien de magie,

�388

d’alchimie, de cabale, de géomancie, d’astrologie que de philosophie.

«Mais à présent je me courrouce contre la renommée, qui me semble le traiter chichement, car elle ne rapporte pas seulement la millième partie de ce qui est en réalité.

«Vous avez vu comment son disciple, à lui seul, m’a contenté et m’en a dit plus que je n’en demandais; au surplus, il m’a montré et en même temps résolu d’autres points obscurs dont on ne peut estimer l’importance. Par cela je puis vous assurer qu’il m’a montré le vrai puits et abîme de l’universalité des connaissances, et même dans une matière où je ne pensais pas trouver homme qui en ait seulement les premiers éléments; je veux parler de la façon dont nous avons disputé par signes, sans dire ni souffler un seul mot. Mais alors je mettrai par écrit ce que nous avons dit et résolu, afin que l’on ne pense pas que ce furent des plaisanteries, et je le ferai imprimer pour que chacun y trouve un enseignement comme je l’ai fait moi-même; de là vous pouvez bien juger ce qu’aurait pu dire le maître, vu que le disciple a fait une telle prouesse, car le disciple ne surpasse pas le maître.

�389

«En tout cas, Dieu soit loué, et je vous remercie bien humblement de l’honneur que vous nous avez fait pendant ce débat; que Dieu vous le rende éternellement!»

Pantagruel rendit grâce de la même façon à toute l’assistance, et, partant de là, il emmena Thaumaste déjeuner avec lui et croyez bien qu’ils burent à ventre déboutonné - car en ce temps-là on se boutonnait le ventre pour le fermer, comme on le fait maintenant des cols, - au point qu’ils ne savaient plus qui ils étaient.

Sainte Dame, comme ils pressaient sur l’outre, et bouteilles d’aller et eux de claironner:

«Tire!- Donne!- Page, du vin!- Verse, de par le diable, verse.»Il n’y en eut pas un qui ne bût ses vingt-cinq ou

trente muids, et savez-vous comment? Comme la terre sans eau, car il faisait chaud, et de plus ils s’étaient donné soif.

En ce qui concerne l’explication des questions proposées par Thaumaste et la signification des signes qu’ils employèrent en discutant, je vous les exposerais

�390

selon leur propre relation; mais on m’a dit que Thaumaste en fit un grand livre, imprimé à Londres, dans lequel il éclaire tout sans rien omettre. Aussi, je m’en abstiens pour le moment.

�391

22. EXTRAITS DE PAUL-LOUIS COURIER

1. Simple discours de ... Chambord

SIMPLE DISCOURSDE PAUL-LOUIS

VIGNERON DE LA CHAVONNIÈRE

Aux membresDU CONSEIL DE LA COMMUNE DE VERETZ

Département d’Indre-et-Loire

À L’OCCASION D’UNE SOUSCRIPTION

Proposée par S. E. le ministre de l’Intérieur

POUR L’ACQUISITION DE CHAMBORD (1)

�392

Si nous avions l’argent à n’en savoir que faire, toutes nos dettes payées, nos chemins réparés, nos pauvres soulagés, notre église d’abord (car Dieu passe avant tout) pavée, recouverte et vitrée, s’il nous restait quelque somme à pouvoir dépenser hors de cette commune, je crois, mes amis, qu’il faudrait contribuer, avec nos voisins, à refaire le pont de Saint-Avertin, qui, nous abrégeant d’une grande lieue le transport d’ici à Tours, par le prompt débit de nos denrées, augmenterait le prix et le produit des terres dans tous ces environs; c’est là, je crois, le meilleur emploi à faire de notre superflu, lorsque nous en aurons. Mais d’acheter Chambord pour le duc de Bordeaux, je n’en suis pas d’avis, et ne le voudrais pas quand nous aurions de quoi, l’affaire étant, selon moi, mauvaise pour lui, pour nous et pour Chambord. Vous l’allez comprendre, j’espère, si vous m’écoutez; il est fête, et nous avons le temps de causer.

Douze mille arpents de terre enclos que contient le parc de Chambord, c’est un joli cadeau à faire à qui les saurait labourer. Vous et moi connaissons des gens qui n’en seraient pas embarrassés, à qui cela viendrait fort bien; mais lui, que voulez-vous qu’il en fasse? Son

�393

métier, c’est de régner un jour, s’il plaît à Dieu, et un château de plus ne l’aidera de rien (2). Nous allons nous gêner et augmenter nos dettes, remettre à d’autres temps nos dépenses pressées, pour lui donner une chose dont il n’a pas besoin, qui ne lui peut servir et servirait à d’autres. Ce qu’il lui faut pour régner, ce ne sont pas des châteaux, c’est notre affection; car il n’est sans cela couronne qui ne pèse. Voilà le bien dont il a besoin et qu’il ne peut avoir en même temps que notre argent. Assez de gens là-bas lui diront le contraire, nos députés tous les premiers, et sa cour lui répétera que plus nous payons, plus nous sommes sujets amoureux et fidèles; que notre dévouement croît avec le budget. Mais, s’il en veut savoir le vrai, qu’il vienne ici, et il verra, sur ce point-là et sur bien d’autres, nos sentiments fort différents de ceux des courtisans. Ils aiment le prince en raison de ce qu’on leur donne; nous, en raison de ce qu’on nous laisse; ils veulent Chambord pour en être, l’un gouverneur, l’autre concierge, bien gagés, bien logés, bien nourris, sans faire oeuvre, et peu leur importe du reste. L’affaire sera toujours bonne pour eux, quand elle serait mauvaise pour le prince, comme elle l’est, je le soutiens; acquérant de nos deniers pour

�394

un million de terres, il perd pour cent millions au moins de notre amitié: Chambord, ainsi payé, lui coûtera trop cher; de telles acquisitions le ruineraient bientôt, s’il est vrai, ce qu’on dit, que les rois ne sont riches que de l’amour des peuples. Le marché paraît d’or pour lui, car nous donnons et il reçoit: il n’a que la peine de prendre; mais lui, sans débourser de fait, met beaucoup du sien, et trop, s’il diminue son capital dans le coeur de ses sujets: c’est spéculer fort mal et se faire grand tort. Qui le conseille ainsi n’est pas de ses amis, ou, comme dit l’autre, mieux vaudrait un sage ennemi.

Mais quoi! je vous le dis, ce sont les gens de cour dont l’imagination enfante chaque jour ces merveilleux conseils; ils ont plus tôt inventé cela que le semoir de Fehlemberg (3), ou bien le bateau à vapeur. On a eu l’idée, dit le ministre, de faire acheter Chambord par les communes de France, pour le duc de Bordeaux. On a eu cette pensée! qui donc? Est-ce le ministre? il ne s’en cacherait pas, ne se contenterait pas de l’honneur d’approuver en pareille occasion. Le prince? à Dieu ne plaise que sa première idée ait été celle-là, que cette envie lui soit venue avant celle des bonbons et des petits moulins! Les communes donc apparemment? non pas

�395

les nôtres, que je sache, de ce côté-ci de la Loire, mais celles-là peut-être qui ont logé deux fois les Cosaques du Don. Ici nous nous sentons assez des bienfaits de la Sainte-Alliance; mais c’est tout autre chose là où on a joui de sa présence, possédé Sacken et Platow (4); là naturellement on s’avise d’acheter des châteaux pour les princes, et puis on songe à refaire son toit et ses foyers.

Du temps du bon roi Henri IV, le roi du peuple, le seul roi dont il ait gardé la mémoire, pareils dons furent offerts à son fils nouveau-né; on eut l’idée de faire contribuer toutes les communes de France en l’honneur du royal enfant, et de la seule ville de la Rochelle, les députés vinrent apportant cent mille écus en or, somme énorme alors. Mais le roi: «C’est trop, mes amis, leur dit-il, c’est trop pour de la bouillie; gardez cela, et l’employez à rebâtir chez vous ce que la guerre a détruit, et n’écoutez jamais ceux qui vous parleront de me faire des présents, car telles gens ne sont vos amis ni les miens.» Ainsi pensait ce roi protecteur déclaré de la petite propriété, qui toute sa vie fut brouillé avec les puissances étrangères, et qui faisait couper la tête aux courtisans, aux favoris, quand il les surprenait à faire des notes secrètes.

�396

Ceci soit dit, et revenant à l’idée d’acheter Chambord, avouons-le, ce n’est pas nous, pauvres gens de village, que le Ciel favorise de ces inspirations; mais qu’importe, après tout? Un homme s’est rencontré (5) dans les hautes classes de la société, doué d’assez d’esprit pour avoir cette heureuse idée; que ce soit un courtisan fidèle, jadis pensionnaire de Fouché, ou un gentilhomme de Bonaparte employé à la garde-robe, c’est la même chose pour nous qui n’y saurions avoir jamais d’autre mérite que celui de payer. Laissons aux gens de cour, en fait de flatterie, l’honneur des inventions, et nous, exécutons; les frais seuls nous regardent; il saura bien se nommer, l’auteur de celle-ci, demander son brevet, et nous suffise à nous, habitants de Véretz, qu’il ne soit pas du pays.

Elle est nouvelle assurément l’idée que le ministre admire et nous charge d’exécuter. On avait vu de tels dons payer de grands services, des actions éclatantes; Eugène, Marlborough, à la fin d’une vie toute pleine de gloire, obtinrent des nations qu’ils avaient su défendre ces témoignages de la reconnaissance publique; et Chambord même (sans chercher si loin des exemples), qu’on veut donner au prince pour sa layette, fut au comte de Saxe le prix d’une victoire qui sauva la France

�397

à Fontenoi (6). La France, par lui libre, je veux dire indépendante, délivrée de l’étranger, au dedans florissante, respectée au dehors, fit présent de cette terre à son libérateur, qui s’y vint reposer de trente ans de combats. Monseigneur n’a encore que six mois de nourrice, et, il faut en convenir, de Maurice vainqueur au prince à la bavette, il y a quelque différence, à moins qu’on ne veuille dire peut-être que, commençant sa vie où l’autre a fini la sienne, il finira par où Maurice a commencé (7): par nous débarrasser des puissances étrangères. Je le souhaite et l’espère du sang de ce Henri qui chassa l’Espagne de France; mais le payer déjà, je crois que c’est folie (8), et n’approuve aucunement qu’il ait ses invalides avant de sortir du maillot. Récompenser l’enfant d’être venu au monde comme le capitaine qui gagna des batailles, et, par d’heureux exploits, acquit à ce pays et la paix et la gloire, c’est ce qu’on n’a point vu, c’est là l’idée nouvelle, qui ne nous fût pas venue sans l’avis officiel. Pour inventer cela, et mettre à la place des hulans du comte de Saxe (9) les dames du berceau, il faut avoir non pas l’esprit, mais le génie de l’adulation, qui ne se trouve que là où ce genre d’industrie est puissamment encouragé;

�398

ce trait sort des bassesses communes, et met son auteur, quel qu’il soit, hors du gros des flatteurs de cour. Il se moque fort apparemment de ses camarades qui, marchant dans la route battue des vieilles flagorneries usées, ne savent rien imaginer; on va l’imiter maintenant jusqu’à ce qu’un autre aille au delà.

Quand le gouverneur d’un roi enfant dit à son élève jadis: «Maître, tout est à vous (10); ce peuple vous appartient corps et biens, bêtes et gens; faites-en ce que vous voudrez», cela fut remarqué. La chambre, l’antichambre et la galerie répétèrent: «Maître, tout est à vous », ce qui, dans la langue des courtisans, voulait dire: tout est pour nous, car la cour donne tout aux princes comme les prêtres tout à Dieu; et ces domaines, ces apanages, ces listes civiles, ces budgets ne sont guère autrement pour le roi que le revenu des abbayes n’est pour Jésus-Christ. Achetez, donnez Chambord, c’est la cour qui le mangera; le prince n’en sera ni pis ni mieux. Aussi ces belles idées, de nous faire contribuer en tant de façons, viennent toujours de gens de cour, qui savent très bien ce qu’ils font en offrant au prince notre argent. L’offrande n’est jamais pour le saint, ni nos épargnes pour les rois, mais pour cet essaim dévorant qui sans

�399

cesse bourdonne autour d’eux, depuis leur berceau jusqu’à Saint-Denis.

Car, après la leçon du sage gouverneur, au temps dont je vous parle, bon temps, comme vous savez, les princes ayant appris une fois et compris que tout était à eux, on leur enseignait à donner; un précepteur abbé de cour, en lisant avec eux l’histoire, leur faisait admirer cet empereur Titus, qui, dit-on, donnait à toutes mains, croyant perdu le jour qu’il n’avait rien donné, qu’on n’alla jamais voir sans revenir heureux (11), avec une pension, quelque gratification ou des coupons de rente; prince adoré de tout ce qui avait les grandes entrées ou qui montait dans les carrosses. La cour l’idolâtrait. Mais le peuple? Le peuple, il n’y en en avait pas: l’histoire n’en dit mot. Il n’y avait alors que les honnêtes gens, c’est-à-dire les gens présentés: c’était là le monde, tout le monde, et le monde était heureux. Faites ainsi, mon maître, vous serez adoré comme ce bon empereur; la cour vous bénira, les poètes vous loueront, et la postérité en croira les poètes. Voilà les éléments d’histoire qu’on enseignait alors aux princes. Peu de mention d’ailleurs de ces rois tels Louis XII et Henri IV, en leur temps maudits de la cour pour n’avoir su donner

�400

comme d’autres faisaient si généreusement, si magnifiquement, avec choix néanmoins. Donner au riche, aider le fort, c’est la maxime du bon, de ce bon temps qui va revenir tout à l’heure, sans aucun doute, à moins que jeunesse ne grandisse et vieillesse ne périsse.

Mais la jeunesse croît chez nous, et voit croître avec elle ses princes; je dis avec elle, et je m’entends. Nos enfants, plus heureux que nous, vont connaître leurs princes élevés avec eux, et en seront connus. Déjà voilà le fils aîné du duc d’Orléans, je sais cela de bonne part, et vous le garantis plus sûr que si les gazettes le disaient; voilà le duc de Chartres au collège, à Paris (12). Chose assez simple, direz-vous, s’il est en âge d’étudier; simple sans doute, mais nouvelle, pour les personnes de ce rang. On n’a pas encore vu de prince au collège; celui-ci, depuis qu’il y a des collèges et des princes, est le premier qu’on ait élevé de la sorte, et qui profite du bienfait de l’instruction publique et commune; et de tant de nouveautés écloses de nos jours, ce n’est pas la moins faite pour surprendre. Un prince étudier, aller en classe! un prince avoir des camarades! Les princes jusqu’ici ont eu des serviteurs, et jamais d’autre école que celle de l’adversité, dont les rudes leçons étaient perdues

�401

souvent. Isolés à tout âge, loin de toute vérité, ignorant les choses et les hommes, ils naissaient, ils mouraient dans les liens de l’étiquette et du cérémonial, n’ayant vu que le fard et les fausses couleurs étalées devant eux; ils marchaient sur nos têtes, et ne nous apercevaient que quand par hasard ils tombaient. Aujourd’hui, connaissant l’erreur qui les séparait des nations, comme si la clef d’une voûte, pour user de cette comparaison, pouvait en être hors et ne tenir à rien, ils veulent voir des hommes, savoir ce que l’on sait, et n’avoir plus besoin des malheurs pour s’instruire; tardive résolution qui, plus tôt prise, leur eût épargné combien de fautes, et à nous combien de maux. Le duc de Chartres au collège, élevé chrétiennement et monarchiquement, mais, je pense aussi un peu constitutionnellement, aura bientôt appris ce qu’à notre grand dommage ignoraient ses aïeux, et ce n’est pas le latin que je veux dire, mais ces simples notions de vérités communes que la cour tait aux princes, et qui les garderaient de faillir à nos dépens. Jamais de Dragonnades ni de Saint-Barthélemy, quand les rois, élevés au milieu de leur peuple, parleront la même langue, s’entendront avec eux sans truchement ni intermédiaire; de Jacquerie non

�402

plus, de Ligues, de Barricades. L’exemple ainsi donné par le jeune duc de Chartres aux héritiers des trônes, ils en profiteront sans doute. Exemple heureux autant qu’il est nouveau! Que de changements il a fallu, de bouleversements dans le monde pour amener là cet enfant! Et que dirait le grand roi, le rois des honnêtes gens, Louis le Superbe, qui ne put souffrir confondus avec la noblesse du royaume ses bâtards mêmes, ses bâtards! tant il redoutait d’avilir la moindre parcelle de son sang! Que dirait ce parangon de l’orgueil monarchique, s’il voyait aux écoles avec tous les enfants de la race sujette, un de ses arrière-neveux, sans pages, ni jésuites, suivre des exercices et disputer des prix; tantôt vainqueur, tantôt vaincu; jamais, dit-on, favorisé ni flatté en aucune sorte, chose admirable au collège même (car où n’entre pas cette peste de l’éducation?), croyable pourtant si l’on pense que la publicité des cours rend l’injustice difficile, qu’entre eux les écoliers usent peu de complaisances, peu volontiers cèdent l’honneur, non encore exercés aux feintes qu’ailleurs on nomme déférences, égards, ménagements, et qu’a produits l’horreur du vrai. Là, au contraire, tout se dit, toutes choses ont leur vrai nom et le même nom pour

�403

tous; là, tout est matière d’instruction, et les meilleures leçons ne sont pas celles des maîtres. Point d’abbé Dubois, point de menins: personne qui dise au jeune prince: «Tout est à vous, vous pouvez tout; il est l’heure que vous voulez.» En un mot, c’est là le bruit commun qu’on élève le duc de Chartres comme tous les enfants de son âge; nulle distinction, nulle différence et les fils de banquiers, de juges, de négociants, n’ont aucun avantage sur lui; mais il en aura lui, beaucoup, sorti de là, sur tous ceux qui n’auront pas reçu cette éducation. Il n’est, vous le savez, meilleure éducation que celle des écoles publiques, ni pire que celle de la cour. Ah! si au lieu de Chambord pour le duc de Bordeaux, on nous parlait de payer sa pension au collège (et plût à Dieu qu’il fût en âge, que je l’y puisse voir de mes yeux), s’il était question de cela, de bon coeur, j’y consentirais et voterais ce qu’on voudrait, dût-il m’en coûter ma meilleure coupe de sainfoin: il ne faudrait pas plaindre cette dépense; il y va de tout pour nous. Un roi ainsi élevé ne nous regarderait pas comme sa propriété, jamais ne penserait nous tenir à cheptel de Dieu ni d’aucune puissance.

�404

Mais à Chambord qu’apprend-il? Ce que peuvent enseigner et Chambord et la cour. Là, tout est plein de ses aïeux. Pour cela précisément je ne l’y trouve pas bien et j’aimerais mieux qu’il vécût avec nous qu’avec ses ancêtres. Là, il verra partout les chiffres d’une Diane, d’une Châteaubriant (13), dont les noms souillent encore ces parois infectées jadis de leur présence. Les interprètes, pour expliquer de pareilles emblèmes, ne lui manqueront pas, on peut le croire; et quelles instructions pour un adolescent destiné à régner! Ici, Louis, le modèle des rois, vivait (c’est le mot à la cour) avec la femme Montespan, avec la fille la Vallière, avec toutes les femmes et les filles que son bon plaisir fut d’ôter à leurs maris, à leurs parents. C’était le temps alors des amours, de la religion; et il communiait tous les jours. Par cette porte entrait sa maîtresse le soir, et le matin son confesseur. Là, Henri (14) faisait pénitence entre ses mignons et ses moines; moeurs et religion du bon temps! Voici l’endroit où vint une fille éplorée demander la vie de son père, et l’obtint (à quel prix!) de François, qui là mourut de ses bonnes moeurs. En cette chambre, un autre Louis..(15); en celle -ci, Philippe...sa fille.. (16), ô moeurs! ô religion! perdues

�405

depuis que chacun travaille et vit avec ses enfants. Chevalerie, cagoterie, qu’êtes-vous devenues? Que de souvenirs à conserver dans ce monument, où tout respire l’innocence des temps monarchiques! et quel dommage c’eût été d’abandonner à l’industrie ce temple des vieilles moeurs, de la vieille galanterie (autre mot de cour qui ne se peut honnêtement traduire), de laisser s’établir des familles laborieuses et d’ignobles ménages sous ces lambris, témoins de tant d’augustes débauches! Voilà ce que dira Chambord au jeune prince logé là d’ailleurs comme l’était le roi François 1er, et comme aucun de nous ne voudrait l’être. Dieu préserve tout honnête homme de jamais habiter une maison bâtie par le Primaticcio. Les demeures de nos pères ne nous conviennent non plus aujourd’hui, que leurs loisirs; et, comme nous valons mieux qu’eux, à tous égards, sans nous vanter trop, ce me semble, et à n’en juger seulement que par la conduite des princes qui n’étaient pas, je crois, pires que leurs sujets; vivant mieux de toute manière, nous voulons être et sommes en effet mieux logés.

Que si l’acquisition de Chambord ne vaut rien pour celui à qui on le donne, je vous laisse à penser pour nous

�406

qui le payons. J’y vois plus d’un mal, dont le moindre n’est pas le voisinage de la cour. La cour, à six lieues de nous ne me plaît point. Rendons aux grands ce qui leur est dû; mais tenons-nous-en loin le plus que nous pourrons, et ne nous approchant jamais d’eux, tâchons qu’ils ne s’approchent point de nous, parce qu’ils peuvent nous faire du mal, et ne nous sauraient faire de bien. À la cour tout est grand, jusqu’aux marmitons. Ce ne sont là que grands officiers, grands seigneurs, grands propriétaires. Ces gens qui ne peuvent souffrir qu’on dise mon champ, ma maison; qui veulent que tout soit terre, parc, château, et tout le monde seigneurs ou laquais, ou mendiants; ces gens ne sont pas tous à la cour. Nous en avons ici, et même c’est de ceux-là qu’on fait nos députés; à la cour il n’y en a point d’autres. Vous savez de quel air ils nous traitent, et le bon voisinage que c’est. Jeunes, ils chassent à travers nos blés avec leurs chiens et leurs chevaux, ouvrent nos haies, gâtent nos fossés, nous font mille maux, mille sottises; et plaignez-vous un peu, adressez-vous au maire, ayez recours, pour voir, aux juges, au préfet, puis vous m’en direz des nouvelles quand vous serez sorti de prison. Vieux, c’est encore pis; ils nous plaident, nous

�407

dépouillent, nous ruinent juridiquement, par arrêt de messieurs qui dînent avec eux, honnêtes gens comme eux, incapables de manger viande le vendredi ou de manquer la messe le dimanche; qui, leur adjugeant votre bien, pensent faire oeuvre méritoire et récompenser l’ancien régime. Or, dites si un seul près de vous de ces honnêtes éligibles suffit pour vous faire enrager et souvent quitter le pays, que sera-ce d’une cour à Chambord, lorsque vous aurez là tous les grands réunis autour d’un plus grand qu’eux? Croyez-moi, mes amis, quelque part que vous alliez, quelque affaire que vous ayez, ne passez point par là; détournez-vous plutôt, prenez un autre chemin, car en marchant, s’il vous arrive d’éveiller un lièvre, je vous plains. Voilà les gardes qui accourent. Chez les princes, tout est gardé; autour d’eux, au loin et au large, rien ne dort qu’au bruit des tambours et à l’ombre des baïonnettes; vedettes, sentinelles, observent, font le guet; infanterie, cavalerie, artillerie en bataille, rondes, patrouilles jour et nuit; armée terrible à tout ce qui n’est pas étranger. Le voilà: qui vive? - Wellington (17), ou bien laissez-vous prendre et mener en prison. Heureux si on ne trouve dans vos poches un pétard! Ce sont là, mes amis,

�408

quelques inconvénients du voisinage des grands. Y passer est fâcheux, y demeurer est impossible, à qui du moins ne veut être ni valet, ni mendiant.

Vous seriez bientôt l’un et l’autre. Habitant près d’eux, vous feriez comme tous ceux qui les entourent. Là, tout le monde sert ou veut servir. L’un présente la serviette, l’autre le vase à boire. Chacun reçoit ou demande salaire, tend la main, se recommande, supplie. Mendier n’est pas honte à la cour: c’est toute la vie du courtisan. Dès l’enfance appris à cela, voué à cet état par honneur, il s’en acquitte bien autrement que ceux qui mendient par paresse ou nécessité. Il apporte un soin, un art, une patience, une persévérance, et aussi des avances, une mise de fonds; c’est tout, en tout genre d’industrie. Gueux à la besace que peut-on faire? Le courtisan mendie en carrosse à six chevaux et attrape plus tôt un million que l’autre un morceau de pain noir. Actif, infatigable, il ne s’endort jamais; il veille la nuit et le jour, guette le temps de demander comme vous celui de semer, et mieux. Aucun refus, aucun mauvais succès ne lui fait perdre courage. Si nous mettions dans nos travaux la moitié de cette constance, nos greniers chaque année rompraient. Il n’est affront, dédain,

�409

outrage ni mépris qui le puissent rebuter. Éconduit, il insiste; repoussé, il tient bon; qu’on le chasse, il revient; qu’on le batte, il se couche à terre. Frappe, mais écoute (18) et donne. Du reste, prêt à tout. On est encore à inventer un service assez vil, une action assez lâche, pour que l’homme de cour, je ne dis pas s’y refuse, chose inouïe, mais n’en fasse point gloire et preuve de dévouement. Le dévouement est grand à la personne d’un maître. C’est à la personne qu’on se dévoue, au corps, au contenu du pourpoint, et même quelquefois à certaines parties de la personne, ce qui a lieu surtout quand les princes sont jeunes.

La vertu semble avoir des bornes. Cette grande hauteur qu’ont atteinte certaines âmes, paraît en quelque sorte mesurée. Caton et Washington montrent où peut s’élever le plus beau, le plus noble de tous les sentiments, c’est l’amour du pays et de la liberté. Au-dessus on ne voit rien. Mais le dernier degré de bassesse n’est pas connu; et ne me citez point ceux qui proposent d’acheter des châteaux pour les princes, d’ajouter à leur garde une nouvelle garde; car on ira plus bas, et eux-mêmes demain vont trouver d’autres inventions qui feront oublier celles-là.

�410

Vous, quand vous aurez vu les riches demander, chacun recevoir des aumônes proportionnées à sa fortune, tous les honnêtes gens abhorrer le travail et ne fuir rien tant que d’être soupçonnés de la moindre relation avec quiconque a jamais pu faire quelque chose en sa vie, vous rougirez de la charrue, vous renierez la terre votre mère, et l’abandonnerez, ou vos fils vous abandonneront, s’en iront valets de valets à la cour, et vos filles, pour avoir seulement ouï parler de ce qui s’y passe, n’en vaudront guère mieux au logis.

Car, imaginez ce que c’est. La cour... il n’y a ici ni femmes ni enfants. Écoutez. Le cour est un lieu honnête, si l’on veut, cependant bien étrange. De celle d’aujourd’hui, j’en sais peu de nouvelles; mais je connais, et qui ne connaît celle du grand Louis XIV, le modèle de toutes, la cour par excellence, dont il nous reste tant de Mémoires, qu’à présent on n’ignore rien de ce qui s’y fit jour par jour? C’est quelque chose de merveilleux; par exemple, leur façon de vivre avec les femmes... Je ne sais trop comment vous dire. On se prenait, on se quittait, ou, se convenant, on s’arrangeait. Les femmes n’étaient pas toutes communes à tous; ils ne vivaient pas pêle-mêle. Chacun avait la sienne, et même

�411

ils se mariaient. Cela est hors de doute. Ainsi je trouve qu’un jour, dans le salon d’une princesse, deux femmes au jeu s’étant piquées, comme il arrive, l’une dit à l’autre: «Bon Dieu, que d’argent vous jouez! Combien donc vous donnent vos amants? - Autant, repartit celle-ci sans s’émouvoir, autant que vous donnez aux vôtres. » Et la chronique ajoute: les maris étaient là. Elles étaient mariées; ce qui s’explique peut-être en disant que chacune était la femme d’un homme, et la maîtresse de tous. Il y a de pareils traits une foule. Ce roi eut un ministre, entre autres, qui aimant fort les femmes, les voulut avoir toutes; j’entends celles de la cour qui en valaient la peine: il paya et les eut. Il lui en coûta. Quelques-unes se mirent à haut prix, connaissant sa manie. Mais enfin il les eut toutes comme il voulut. Tant que, voulant avoir aussi celle du roi, c’est-à-dire sa maîtresse d’alors, il la fit marchander, dont le roi se fâcha et le mit en prison (19). S’il fit bien, c’est un point que je laisse à juger; mais on en murmura. Les courtisans se plaignirent. «Le roi veut, disaient-ils, entretenir nos femmes, c... avec nos soeurs, et nous interdire ses...»; je ne vous dis pas le mot; mais ceci est historique, et, si j’avais mes livres, je vous le ferais lire.

�412

Voilà ce qui fut dit, et prouve qu’il y avait du moins quelque espèce de communauté, nonobstant les mariages et autres arrangements.

Une telle vie, mes amis, vous paraît impossible à croire. Vous n’imaginez pas que, dans de pareils désordres, une famille, une maison subsistent, encore moins qu’il y eût jamais un lieu où tout le monde se conduisît de la sorte. Mais quoi? ce sont des faits, et m’est avis aussi que vous raisonnez mal. Vos maisons périraient, dites-vous, si les choses s’y passaient ainsi. Je le crois. Chez vous, on vit de travail, d’économie, mais à la cour on vit de faveur. Chez vous, l’industrie du mari amène tous les biens à la maison, où la femme dispose, ordonne, règle chaque chose. Dans le ménage de cour, au contraire, la femme au dehors s’évertue. C’est elle qui fait les bonnes affaires. Il lui faut des liaisons, des rapports, des amis, beaucoup d’amis. Sachez qu’il n’y a pas en France une seule famille noble, mais je dis noble de race et d’antique origine, qui ne doive sa fortune aux femmes; vous m’entendez. Les femmes ont fait les grandes maisons; ce n’est pas, comme vous croyez bien, en cousant les chemises de leurs époux, ni en allaitant leurs enfants. Ce que nous

�413

appelons, nous autres, honnête femme, mère de famille, à quoi nous attachons tant de prix, trésor pour nous, serait la ruine du courtisan. Que voudriez-vous qu’il fît d’une dame Honesta, sans amants, sans intrigues, qui, sous prétexte de vertu, claquemurée dans son ménage, s’attacherait à son mari (20)? Le pauvre homme verrait pleuvoir des grâces autour de lui, et n’attraperait jamais rien. De la fortune des familles nobles il en paraît bien d’autres causes, telles que le pillage, les concussions, l’assassinat, les proscriptions et surtout les confiscations. Mais qu’on y regarde, et l’on verra qu’aucun de ces moyens n’eût pu être mis en oeuvre sans la faveur d’un grand, obtenue par quelque femme. Car, pour piller, il faut avoir commandements, gouvernements, qui ne s’obtiennent que par les femmes. Et ce n’était pas tout d’assassiner Jacques Coeur ou le maréchal d’Ancre (21), il fallait, pour avoir leurs biens, le bon plaisir, l’agrément du roi, c’est-à-dire des femmes qui gouvernaient alors le roi ou son ministre. Les dépouilles des huguenots, des fondeurs, des traitants, autres faveurs, bienfaits qui coulaient, se répandaient par les mêmes canaux aussi purs que la source. Bref, comme il n’est, ne fut, ni ne sera jamais, pour nous autres vilains,

�414

qu’un moyen de fortune, c’est le travail: pour la noblesse non plus, il n’y en a qu’un, et c’est... c’est la prostitution, puisqu’il faut, mes amis, l’appeler par son nom. Le vilain s’en aide parfois, quand il se fait homme de cour, mais non avec tant de succès.

C’en est assez sur cette matière, et trop peut-être. Ne dites mot de tout cela dans vos familles; ce ne sont pas des contes à faire à la veillée, devant vos enfants. Histoire de cour et des courtisans, mauvais récits pour la jeunesse, qui ne doit pas de nous apprendre jusqu’à quel point on peut mal vivre, ni même soupçonner du monde de pareilles moeurs. Voilà pourquoi je redoute une cour à Chambord. Qu’une fois ils entendent parler de cette honnête vie et d’un lieu, non loin d’ici, où l’on gagne gros à se divertir et à ne rien faire, où pour être riche à jamais, il ne faut que plaire un moment, chose que chacun croit facile, en n’épargnant aucun moyen; à ces nouvelles, je vous demande qui les pourra tenir qu’ils aillent d’abord voir ce que c’est; et, l’ayant vu, adieu parents, adieu le champ qui paye si mal un labeur sans fin, rendant quelques gerbes au bout de l’an pour tant de fatigues, de sueurs. On veut chaque mois toucher des gages, et non s’attendre à des moissons; on

�415

veut servir, non travailler. De là, mes amis, tout ce qu’engendre l’oisiveté, plus féconde encore quand elle est compagne de servitude. La cour, centre de corruption, étend partout son influence; il n’est nul qui ne s’en ressente, selon la distance où il se trouve. Les plus gâtés sont les plus proches; et nous, que la bonté du Ciel fit naître à cent lieues de cette fange, nous irions payer pour l’avoir à notre porte! À Dieu ne plaise.

C’est ce que me disait un bonhomme du pays de Chambord même, que je vis dernièrement à Blois; car, comme je lui demandai ce qu’on pensait chez lui de cette affaire, et que désiraient les habitants : «Nous voudrions bien, me dit-il, avoir le prince, mais non la cour. Les princes, en général, sont bons, et, n’était ce qui les entoure, il y aurait plaisir à demeurer près d’eux; ce seraient les voisins du monde les meilleurs. Charitables, humains, secourables à tous, exempts des vices et des passions que produit l’envie de parvenir, comme ils n’ont point de fortune à faire. J’entends les princes qui sont nés princes; quant aux autres (22), sans eux eût-on jamais deviné jusqu’où peut aller l’insolence? Nous en pouvons parler, habitants de Chambord. Mais ces princes enfin, quels qu’ils soient, d’ancienne ou de

�416

nouvelle date, par la grâce de Dieu, ou de quelqu’un, affables ou brutaux, nous ne les voyons guère; nous voyons leurs valets, gentilshommes ou vilains, les uns pires que les autres; leurs carrosses qui nous écrasent, et leur gibier qui nous dévore. De tout temps le gibier nous fit la guerre. Une seule fois il fut vaincu, en mil sept cent quatre-vingt-neuf: nous le mangeâmes à notre tour. Maîtres alors de nos héritages, nous commencions à semer pour nous, quand le héros parut, et fit venir d’Allemagne des parents ou alliés de nos ennemis morts dans la campagne de quatre-vingt-neuf. Vingt couples de cerfs arrivèrent, destinés à repeupler les bois et ravager les champs pour le plaisir d’un homme, et la guerre ainsi rallumée continue. Depuis lors, nous sommes sur le qui-vive, menacés chaque jour d’une nouvelle invasion de bêtes fauves, ayant à leur tête Marcellus (23) ou Marcassus. Paris en saura des nouvelles, et devrait y penser au moins autant que nous. Paris fut bloqué huit cents ans par les bêtes fauves, et sa banlieue, si riche, si féconde aujourd’hui, ne produisait pas de quoi nourrir les gardes de chasse. Pour moi, je vous l’avoue, en de pareilles circonstances, songeant à tout cela, considérant mûrement, rappelant à ma

�417

mémoire ce que j’ai vu dans mon jeune âge, et qu’on parle de rétablir, je fais des voeux pour que la bande noire qui, selon moi, vaut bien la bande blanche (24), servant mieux l’État et le roi. Je prie Dieu qu’elle achète Chambord.

«En effet, qu’elle l’achète six millions; c’est le moins à cinq cents francs l’arpent; tel arpent de la futaie vaut dix fois plus, que le tout soit revendu à huit millions à trois ou quatre mille familles; comme nous avons vu dépecer tant de terres ici et ailleurs. Je trouve à cela beaucoup et de grands avantages pour le public et pour un nombre infini de particuliers. Premièrement, acheteurs et vendeurs s’enrichissent, travaillent, cultivent au profit de tous et de chacun. L’État, le Trésor ou le roi, ou enfin qui vous voudrez, reçoit, tant en impôts que droits de mutation, la valeur du fonds en vingt ans: huit millions, c’est par an quatre cent mille francs qu’on diminuera du budget, quand le budget se pourra diminuer; nous, voisins de Chambord, nous y gagnerons sur tous. Plus de gibier qui détruise nos blés, plus de gardes qui nous tourmentent, plus de valetaille près de nous, fainéante, corrompue, corruptrice, insolente; au lieu de tout cela, une colonie heureuse, active, laborieuse, dont l’exemple

�418

autant que les travaux nous profiteront pour bien vivre; colonie qui ne coûte rien, ni transport, ni expédition, ni flotte, ni garnison; point de frais d’état-major ni de gouvernement; point de permissions ni de protection à obtenir de l’Angleterre, c’est autre chose que le Sénégal. Et de fait, remarquez, me dit-il, que l’on envoie ici des missionnaires chez nous, et en Afrique des gens qui ont besoin de terre; double erreur: en Afrique, il faut des missionnaires; en France, des colonies. Là doivent aller ces bons pères, où ils auront à convertir païens, musulmans, idolâtres; ici doivent rester les colons, où il y a tant à défricher, et où les domaines de la couronne sont encore tels que les trouva le roi Pharamond. »

Cette pensée me plut; mais les gens de Chambord, comme vous voyez, ont peu d’envie de faire partie d’un apanage, croyant peut-être qu’il vaut mieux être à soi qu’au meilleur des princes, à part l’intérêt que chacun peut y avoir personnellement; car il n’en est pas un, je crois, qui n’achetât plus volontiers pour lui-même un morceau de Chambord que le tout pour les courtisans; ils aiment mieux d’ailleurs pour voisins de bons paysans comme eux, laboureurs, petits propriétaires, qu’un grand, un protecteur, un prince; et en tant qu’il nous

�419

touche, je suis de cet avis. Je prie Dieu pour la bande noire, qui d’elle-même doit avoir Dieu favorable, car elle aide à l’accomplissement de sa parole. Dieu dit: «Croissez, multipliez, remplissez la terre (c’est-à-dire cultivez-la bien; car sans cela, comment peupler?) et la partagez»; sans cela, comment cultiver? Or, c’est à faire ce partage d’accord, amiablement, sans noise, que s’emploie la bande noire, bonne oeuvre et sainte, s’il en est.

Mais, il y a des gens qui l’entendent autrement. La terre, selon eux, n’est pas pour tous, et surtout elle n’est pas pour les cultivateurs; appartenant de droit divin à ceux qui ne la voient jamais et demeurent à la cour. Ne vous y trompez pas: le monde fut fait pour les nobles. La part qu’on nous en laisse est pure concession, émanée de lieu haut, et partant révocable. La petite propriété, octroyée seulement, comme telle peut être suspendue et le sera bientôt; car nous en abusons ainsi que de la Charte. D’ailleurs, et c’est le point, la grande propriété, est la seule qui produise. On ne recueillera jamais, on va mourir de faim, si la terre se partage, et que chacun en ait ce qu’il peut labourer. Au laboureur aussi cultivant pour soi seul sans ferme ni censive (25),

�420

la terre ne rend rien. Il la paye bien cher; il achète l’arpent huit ou dix fois plus cher que le gros éligible qui place à deux et demi; c’est qu’il n’en tire rien. Si tant est qu’il laboure, le petit propriétaire; la bêche, l’ignoble bêche, disent nos députés, déshonore le sol, bonne tout au plus à nourrir une famille, et quelle famille! en blouse, en guêtres, en sabots. Le pis, c’est que la terre morcelée, une fois dans les mains de la gent corvéable, n’en sort plus. Le paysan achète du monsieur, non celui-ci de l’autre, qui, ayant payé cher, vendrait plus cher encore. L’honnête homme, bloqué chez lui par la petite propriété, ne peut acquérir aux environs, s’étendre, s’arrondir (il en coûterait trop), ni le château ravoir des champs qu’il a perdus. La grande propriété, une fois décomposée, ne se recompose plus. Un fief, une abbaye sont malaisés à refaire, et comme chaque jour les gens les mieux pensants, les plus mortels ennemis de la petite propriété, vendent pourtant leurs terres, alléchés par le prix, à l’arpent, à la perche (26) et en font les morceaux les plus petits qu’ils peuvent, la bêche gagne du terrain, la rustique famille bâtit et s’établit sans aller pour cela en Amérique, aux Indes; les grandes terres disparaissent et le capitaliste, las d’espérer, de craindre ou la hausse

�421

ou la baisse, ne sait comment placer. Il y aurait moyen de se faire un domaine, sans acheter en détail, ce serait de défricher. Mais, diantre, il ne faut pas, et les lois s’y opposent, afin de conserver; on en viendra là cependant, si le morcellement continue: les landes, les bruyères périront. Quelle pitié! quel dommage! Ô vous, législateurs nommés par les préfets, prévenez ce malheur, faites des lois, empêchez que tout le monde ne vive! Ôtez la terre au laboureur et le travail à l’artisan, par de bons privilèges, de bonnes corporations; hâtez-vous, l’industrie, aux champs comme à la ville, envahit tout, chasse partout l’antique et noble barbarie; on vous le dit, on vous le crie: que tardez-vous encore? qui peut vous retenir? peuple, patrie, honneur? lorsque vous voyez là emplois, argent, cordons, et le baron de Frimont (27).

Notes explicatives:

1. Le château de Chambord, construit sous François 1er, avait été donné par Napoléon, après Wagram, au maréchal Berthier qu’il fit prince de Wagram, en

�422

outre. Berthier mort en 1815, sa veuve se déclara, en 1819, hors d’état d’entretenir un aussi vaste domaine et elle demanda à Louis XVIII l’autorisation de le mettre en vente. Il n’était pas facile de trouver un acquéreur et il ne s’en trouva pas. Le baron Louis, ministre des Finances, eut l’idée de morceler pour, du produit de la vente constituer des majorats aux descendants du maréchal Berthier à qui la Restauration était reconnaissante d’avoir, lui, comblé par Napoléon, signé la déchéance de son empereur et de s’être empressé d’offrir ses services au régime nouveau. Un habitant de Blois, dans une lettre que le conservateur publia en septembre 1819, protesta contre cette mutilation et émit le voeu qu’une aussi belle résidence servît de demeure au rejeton d’un prince royal.Après la naissance du duc de Bordeaux, arrivée le 20 septembre 1820, le comte Adrien de Calonne, qu’il ait ou non connu la suggestion de l’anonyme Blésois, lui donna la précision et la consistance d’un projet. Il proposa que Chambord fût offert au petit duc de Bordeaux. Un beau comité fut formé, une souscription fut annoncée. Des particuliers

�423

envoyèrent des dons, des communes aussi. Le Comité avait élaboré un règlement qu’il soumit à l’approbation du ministre de l’Intérieur. Le ministre ne pouvait désapprouver le projet, mais il évita de trop s’engager en sa faveur. Tout en louant l’esprit de la souscription, il déclara que le petit prince, ne devant pas, plus tard, manquer de châteaux, n’avait vraiment pas besoin de celui qu’on voulait lui offrir. Il laissait les communes, qui toutes n’étaient par riches, libres de souscrire ou non, et il avait le soin d’ajouter que le gouvernement ne verrait pas «de moins bon oeil» que les autres celles qui ne souscriraient pas. La commune de Véretz fut du nombre de celles-ci. C’est au conseil municipal de cette commune que Courier adressa son Simple Discours. Il avait sans doute donné d’abord son avis oralement, sinon c’eût été bien tard pour le faire. Le Simple Discours fut annoncé dans la Bibliographie de la France le 4 mai 1821; il y avait près de deux mois que, avant même que tous les fonds de la souscription eussent été recueillis, le château de Chambord était acquis par acte notarié (6 mars) au nom du comte de Calonne.

�424

2. Le ministre, ainsi qu’il est rappelé dans la note précédente, avait lui-même dit quelque chose comme cela.3. Philippe-Emmanuel de Felhemberg (1771-1844), agronome suisse et philanthrope, inventeur d’un semoir.4. Fabien-Wilhem, prince d’Osten-Sacken (1752-1837), général russe; prit part aux guerres contre Napoléon; en 1814 il fut nommé par les Alliés gouverneur de Paris. - Le comte de Platow (1751-1818) commanda, pendant les invasions de 1814, les Cosaques du Don, qui se rendirent fameux par leurs exploits, leurs brutalités et leurs facultés de pillage.5. Il est nommé à la note 1: c’est le comte Adrien de Calonne.6. Avant d’être le prix de la victoire de Wagram, le château de Chambord avait, en effet, été le prix de la victoire de Fontenoy. Louis XV, qui avait assisté à cette victoire, le donna au vainqueur, Maurice de Saxe, qui commandait l’armée française, dont il fut l’un des plus fameux maréchaux.7. Agrippine dit, dans Britannicus (acte I, sc. I):

�425

Mais crains que l’avenir détruisant le passé, Il ne finisse ainsi qu’Auguste a commencé.

8. La Fontaine (le Petit Poisson et le Pêcheur, Fables, liv.V, III) a dit, parlant du petit poisson qui, si Dieu lui prête vie, deviendra grand:

Mais le lâcher en attendant,Je tiens pour moi que c’est folie.

9. Le maréchal de Saxe avait fait construire à Chambord des casernes pour deux régiments de cavalerie.10. Cette parole est du vieux maréchal de Villeroi (François de Neufville, duc de Villeroi, 1644-1730), gouverneur de Louis XV. Excellent courtisan, il fut moins bon soldat. - L’abbé Dubois (Guillaume Dubois, 1656-1723) que Courier nommera bientôt et qui devint cardinal, fut le précepteur du duc de Chartres, le futur Régent, et un précepteur indigne.11. Vers de Boileau, dans sa première épître, dédiée au Roi.12 Le duc de Charres était élève au lycée Henri IV.13. Diane de Poitiers (1499-1566) fille du comte de Saint-Vallier qui fut compromis dans la révolte du duc de Bourbon et condamné à mort. Sa fille, par ses

�426

larmes et sa beauté, obtient de François ler qu’il lui fît grâce, mais elle dut devenir la maîtresse du roi. Courier rappelle ensuite cet épisode dont Victor Hugo a tiré la fameuse tirade de Saint-Vallier au premier acte du Roi s’amuse. Diane de Poitiers devint ensuite la maîtresse de Henri II qui fit construire pour elle le château d’Anet. - Françoise de Foix, comtesse de Chateaubriand (1475?-1537), qui passe aussi pour avoir été l’une des maîtresses de François Ier, bien qu’elle eût près de vint ans de plus que lui.14. Henri III.15. Louis XIII.16. Philippe d’Orléans (1674-1723), régent pendant la minorité de Louis XV. - Sa fille... Marie-Louise-Élisabeth d’Orléans (1695-1710). Elle épousa le duc Charles de Berry, petit-fils de Louis XIV. Saint-Simon a raconté la vie courte mais scandaleusement dissolue de cette princesse.17. Wellington, le vainqueur de Waterloo, qui avait, pour les royalistes, le prestige d’avoir abattu Napoléon.

�427

18. Réponse de Thémistocle à Eurybiade qui un jour «haussa le bâton qu’il tenait en main, comme s’il l’en eût voulu frapper ». (Plutarque, Vie de Thémistocle: Les Vies des hommes illustres, Bibliothèque de la Pléiade, I, 258).19. Le roi mit Fouquet en prison, en effet, mais non point pour avoir séduit ou tenté de séduire la maîtresse de Louis XIV qui, lors de l’arrestation de Fouquet, en 1661, était, tout nouvellement, Melle de La Vallière.

20. Dame Honesta, personnage d’un conte de Machiavel: Nouvelle très plaisante de l’archidiable Belphégor. Belphégor épousa dame Honesta qui se rendit insupportable par la rigidité de sa vertu. La Fontaine, qui a imité cette nouvelle dans son Belphégor (Contes, liv.V, VII), dit, et ce sont les deux derniers vers et comme la morale de cette histoire:

N’épousez point d’Honesta, s’il se peut:N’a pourtant point une Honesta qui veut.

21. Jacques Coeur (1395?-1456), grand et riche commerçant, argentier de Charles VII, fut, à la suite d’intrigues de cour, poursuivi, exilé et condamné à la

�428

confiscation de ses biens, mais non pas assassiné. - Concini, maréchal d’Ancre, fut bien assassiné en 1617 par le capitaine des gardes Vitry, avec l’agrément de Louis XIII.22. Ces autres, c’est évidemment Berthier, fait prince passé la cinquantaine et qui était fils d’un ingénieur-géographe. C’est encore Berthier que Courier désigne ensuite quand il dit: «quand le héros parut...»23. Marcellus (Voir p. 933, la note 21 des Lettres au Rédacteur du «Censeur»).25. Censive: «Redevance en argent ou en denrées que certains devaient au seigneur dont ils relevaient. » (Littré.) Comme exemple, Littré cite la présente phrase de Courier.226, Perche: «Ancienne mesure agraire de dix-huit, vingt ou vingt-deux pieds, suivant des différents pays, cent perches faisant toujours un arpent.»27. Le comte Jean-Phi l ippe de Fr imont (1759-1831). Émigra en 1791, servit dans l’armée de Condé, puis passa au service de l’Autriche et prit part, dans l’armée autrichienne, où il devint général, aux campagnes contre la France. Après le traité de

�429

Paris, il commanda, jusqu’en 1818, un corps de l’armée d’occupation et établit son quartier-général à Dijon.

�430

2.Pamphlet des pamphlets

Pendant que l’on m’interrogeait à la préfecture de police sur mes nom, prénoms, qualités, comme vous avez pu voir dans les gazettes du temps, un homme, se trouvant là sans fonctions apparentes, m’aborda familièrement, me demanda confidemment si je n’étais point l’auteur de certaines brochures; je m’en défendis fort. « Ah! Monsieur, me dit-il, vous êtes un grand génie, vous êtes inimitable.» Ce propos, mes amis, me rappela un fait historique peu connu que je vous veux conter par forme d’épisode, digression, parenthèse, comme il vous plaira; ce m’est tout un.

Je déjeunais chez mon camarade Duroc logé en ce temps-là, mais depuis peu, notez, dans une vieille maison fort laide selon moi, entre cour et jardin, où il occupait le rez-de-chaussée. Nous étions à table plusieurs, joyeux, en devoir de bien faire, quand tout à coup arrive, et sans être annoncé, notre camarade Bonaparte, nouveau propriétaire de la vieille maison, habitant au premier étage. Il venait en voisin, et cette bonhomie nous étonna au point que pas un des convives

�431

ne savait ce qu’il faisait. On se lève, et chacun demandait: «Qu’y a-t-il?» Le héros nous fit rasseoir. Il n’était pas de ces camarades à qui l’on peut dire: «Mets-toi là, et mange avec nous.» Cela eût été bon avant l’acquisition de la vieille maison. Debout à nous regarder, ne sachant trop que dire, il allait et venait. «Ce sont des artichauts dont vous déjeunez là? - Oui, général. - Vous, Rapp, vous les mangez à l’huile? - Oui, général. - Et vous, Savary, à la sauce, moi je les mange au sel. - Ah! général, répond celui qui s’appelait alors Savary, vous êtes un grand homme; vous êtes inimitable.»

Voilà mon trait d’histoire que je rapporte exprès, afin de vous faire voir, mes amis, qu’une fois on m’a traité comme Bonaparte, et par les mêmes motifs. Ce n’était pas pour rien qu’on flattait le Consul; et quand ce bon monsieur, avec ses douces paroles, se mit à me louer si démesurément que j’en faillis perdre contenance, m’appelant homme sans égal, incomparable, inimitable, il avait son dessein, comme m’ont dit depuis des gens qui le connaissent, et voulait de moi quelque chose, pensant me louer à mes dépens. Je ne sais s’il eut contentement. Après maints discours, maintes

�432

questions, auxquelles je répondis le moins mal que je pus, «Monsieur, écoutez, croyez-moi, employez votre grand génie à faire autre chose que des pamphlets.»

J’y ai réfléchi et me souviens qu’avant lui M. De Broë, homme éloquent, zélé pour la morale publique, me conseilla de même, en termes moins flatteurs, devant la cour d’assises. Vil pamphlétaire... Ce fut un mouvement oratoire des plus beaux, quand se tournant vers moi, qui, foi de paysan, ne songeais à rien moins, il m’apostropha de la sorte: Vil pamphlétaire, etc., coup de foudre, non, de massue, vu le style de l’orateur, dont il m’assomma sans remède. Ce mot soulevant contre moi les juges, les témoins, les jurés, l’assemblée (mon avocat lui-même en parut ébranlé), ce mot décida tout. Je fus condamné dès l’heure dans l’esprit de Messieurs, dès que l’homme du roi m’eut appelé pamphlétaire, à quoi je ne sus que répondre. Car il me semblait bien en mon âme avoir fait ce qu’on appelle un pamphlet; je ne l’eusse osé nier. J’étais donc pamphlétaire à mon propre jugement et voyant l’horreur qu’un tel nom inspirait à tout l’auditoire, je demeurai confus.

Sorti de là, je me trouvai sur le grand degré avec M. Arthus Bertrand, libraire, un de mes jurés qui s’en allait

�433

dîner, m’ayant déclaré coupable. Je le saluai; il m’accueillit, car c’est le meilleur homme du monde, et chemin faisant je le priai de me vouloir dire ce qui lui semblait à reprendre dans le Simple Discours condamné. «Je ne l’ai point lu, me dit-il: mais c’est un pamphlet, cela me suffit.» Alors je lui demandai ce que c’était qu’un pamphlet, et le sens de ce mot qui, sans m’être nouveau, avait besoin pour moi de quelque explication. «C’est, répondit-il, un écrit de peu de pages comme le vôtre, d’une feuille ou deux seulement. - De trois feuilles, repris-je, serait-ce encore un pamphlet? - Peut-être, me dit-il, dans l’acception commune; mais proprement parlant, le pamphlet n’a qu’une feuille seule; deux ou plus font une brochure. - Et dix feuilles? quinze feuilles? vingt feuilles? - Font un volume, dit-il, un ouvrage.»

Moi, là-dessus: «Monsieur, je me rapporte à vous qui devez savoir ces choses. Mais, hélas! j’ai bien peur d’avoir fait en effet un pamphlet, comme dit le procureur du roi. Sur votre honneur et conscience, puisque vous êtes juré, monsieur Arthus Bertrand, mon écrit d’une feuille et demie est-ce pamphlet ou brochure? - Pamphlet, me dit-il, pamphlet sans nulle

�434

difficulté. - Je suis donc pamphlétaire? - Je ne vous l’eusse pas dit par égard, ménagement, compassion du malheur; mais c’est la vérité. Au reste, ajouta-t-il, si vous vous repentez, Dieu vous pardonnera (tant sa miséricorde est grande!) dans l’autre monde. Allez, mon bon monsieur, et ne péchez plus; allez à Sainte-Pélagie.»

Voilà comme il me consolait. «Monsieur, lui dis-je, de grâce, encore une question. - Deux, me dit-il, et plus, et tant qu’il vous plaira, jusqu’à quatre heures et demie, qui, je crois, vont sonner. - Bien, voici ma question: Si, au lieu de ce pamphlet sur la souscription de Chambord, j’eusse fait un volume, un ouvrage, l’auriez-vous condamné? - Selon. - J’entends: vous l’eussiez lu d’abord pour voir s’il était condamnable. - Oui, je l’aurais examiné. - Mais le pamphlet, vous ne le lisez pas? - Non, parce que le pamphlet ne saurait être bon. Qui dit pamphlet, dit un écrit tout plein de poison. - De poison? - Oui, Monsieur, et du plus détestable, sans quoi on ne le lirait pas. - On ne lirait pas s’il n’y avait pas du poison? - Non, le monde est ainsi fait; on aime le poison dans tout de qui s’imprime. Votre pamphlet que nous venons de condamner, par exemple, je ne le connais point; je ne sais, en vérité, ni ne veux savoir ce

�435

que c’est; mais on le lit: il y a du poison. M. le procureur du roi nous l’a dit, et je n’en doutais pas. C’est le poison, voyez-vous, que poursuit la justice dans ces sortes d’écrits. Car autrement la presse est libre; imprimez, publiez tout ce que vous voudrez, mais non pas du poison. Vous avez beau dire, Messieurs, on ne vous laissera pas distribuer le poison. Cela ne se peut en bonne police, et le gouvernement est là qui vous en empêchera bien.»

«Dieu, dis-je en moi-même tout bas, Dieu, délivre-nous du malin et du langage figuré! Les médecins m’ont pensé tuer, voulant me rafraîchir le sang; celui-ci m’emprisonne de peur que je n’écrive du poison; d’autres laissent reposer leur champ, et nous manquons de blé au marché. Jésus, mon Sauveur, sauvez-nous de la métaphore. »

Après cette courte oraison mentale, je repris: «En effet, Monsieur, le poison ne vaut rien du tout, et l’on fait à merveille d’en arrêter le débit. Mais je m’étonne comment le monde, à ce que vous dites, l’aime tant. C’est sans doute qu’avec ce poison il y a dans les pamphlets quelque chose... - Oui, des sottises, des calembours, de méchantes plaisanteries. Que voulez-

�436

vous, mon cher monsieur, que voulez-vous mettre de bon sens en une misérable feuille? Quelles idées s’y peuvent développer? Dans des ouvrages raisonnés, au sixième volume à peine entrevoit-on où l’auteur en veut venir. - Une feuille, dis-je, il est vrai, ne saurait contenir grand-chose. - Rien qui vaille, me dit-il, et je n’en lis aucune. - Vous ne lisez donc pas les mandements de monseigneur l’Évêque de Troyes pour le carême et pour l’avent? - Ah! vraiment ceci diffère fort. - Ni les Pastorales de Toulouse sur la suprématie papale? - Ah! c’est autre chose cela. - Donc, à votre avis, quelquefois une brochure, une simple feuille... - Fi! ne m’en parlez pas, opprobre de la littérature, honte du siècle et de la nation, qu’il se puisse trouver des auteurs, des imprimeurs et des lecteurs de semblables impertinences. - Monsieur, lui dis-je, les Lettres Provinciales de Pascal... - Oh! livre admirable, divin, le chef-d’oeuvre de notre langue! - Eh bien! ce chef-d’oeuvre divin, ce sont pourtant des pamphlets, des feuilles qui parurent... - Non, tenez, j’ai là-dessus mes principes, mes idées. Autant j’honore les grands ouvrages faits pour durer et vivre dans la postérité, autant je méprise et déteste ces petits écrits éphémères, ces papiers qui vont de main en

�437

main, et parlent aux gens d’à présent des faits, des choses d’aujourd’hui. Je ne puis souffrir les pamphlets. - Et vous aimez les Provinciales, petites lettres, comme alors on les appelait, quand elles allaient de main en main. - Vrai, continua-t-il sans m’entendre, c’est un de mes étonnements, que vous, Monsieur, qui, à voir, semblez homme bien né, homme éduqué, fait pour être quelque chose dans le monde; car enfin qui vous empêchait de devenir baron comme un autre? Honorablement employé dans la police, les douanes, geôlier ou gendarme, vous tiendriez un rang, feriez une figure. Non, je n’en reviens pas, un homme comme vous s’avilir, s’abaisser jusqu’à faire des pamphlets1 Ne rougissez-vous point? - Blaise, lui répondis-je, Blaise Pascal n’était ni geôlier, ni gendarme, ni employé de M. Franchet. - Chut! paix! Parlez plus bas, car il peut nous entendre. - Qui donc? l’abbé Franchet? Serait-il si près de nous? - Monsieur, il est partout. Voilà quatre heures et demie; votre humble serviteur. - Moi le vôtre.» Il me quitta et s’en alla en courant.

Ceci, mes chers amis, mérite considération; trois si honnêtes gens: M. Arthus Bertrand, ce monsieur de la police, et M. de Broë, personnage éminent en science,

�438

en dignité: voilà trois hommes de bien ennemis des pamphlets. Vous en verrez d’autres assez et de la meilleure compagnie, qui trompent un ami, séduisent sa femme ou sa fille, prêtent la leur pour obtenir une place honorable, mentent à tout venant, trahissent, manquent de foi, et tiendraient à grand déshonneur d’avoir dit vrai dans un écrit de quinze ou seize pages; car tout le mal est dans ce peu. Seize pages, vous êtes pamphlétaire et gare Sainte-Pélagie. Faites-en seize cents, vous serez présenté au roi. Malheureusement je ne saurais. Lorsqu’en 1815, le maire de notre commune, celui-là même d’à présent, nous fit donner de nuit l’assaut par ses gendarmes et du lit traîner en prison de pauvres gens qui n’en pouvaient mais de la révolution, dont les femmes, les enfants périrent, la matière était ample à fournir des volumes et je n’en sus tirer qu’une feuille, tant l’éloquence me manqua. Encore m’y pris-je à rebours. Au lieu de décliner mon nom, et de dire d’abord comme je fis, mes bons messieurs, je suis Tourangeau, si j’eusse commencé: Chrétiens, après les attentats inouïs d’une infernale révolution... dans le goût de l’abbé de La Mennais, une fois monté à ce ton, il m’était aisé de continuer et mener à fin mon volume

�439

sans fâcher le procureur du roi. Mais je fis seize pages d’un style à peu près comme je vous parle, et je fus pamphlétaire insigne; et depuis, coutumier du fait, quand vint la souscription de Chambord, sagement il n’en fallait rien dire; ce n’était matière à traiter en une feuille ni en cent; il n’y avait là ni pamphlet, ni brochure, ni volume à faire, étant malaisé d’ajouter aux flagorneries, et dangereux d’y contredire comme je l’éprouvai. Pour avoir voulu dire là-dessus ma pensée, en peu de mots, sans ambages ni circonvolutions, pamphlétaire encore, en prison deux mois à Sainte-Pélagie. Puis à propos de la danse qu’on nous interdisait, j’opinai de mon chef gravement, entendez-vous, à cause de l’Église intéressée là-dedans, longuement, je ne puis dire, et retombai dans le pamphlet. Accusé, poursuivi, mon innocent langage et mon parler timide trouvèrent grâce à peine; je fus blâmé des juges. Dans tout ce qui s’imprime il y a du poison plus ou moins délayé selon l’étendue de l’ouvrage, plus ou moins malfaisant, mortel. De l’acétate de morphine, un grain dans une cuve se perd, n’est point senti, dans une tasse fait vomir, en une cuillerée tue, et voilà le pamphlet.

�440

Mais, d’autre part, mon bon ami sir John Bickerstaff, écuyer, m’écrit tout à l’heure ce que je vais vous traduire. Singulier homme, philosophe, lettré autant qu’on saurait être, grand partisan de la réforme, non parlementaire seulement mais universelle, il veut refaire tous les gouvernements de l’Europe, dont le meilleur, dit-il, ne vaut rien. Il jouit dans son pays d’une fortune honnête. Sa terre n’a détendue que dix lieues en tout sens, un revenu de deux ou trois millions au plus; mais il s’en contente et vivait dans cette douce médiocrité, quand les ministres, le voyant homme à la main, d’humeur facile, comme sont les savants, comme était Newton, le firent entrer au parlement. Il n’y fut pas, que le voilà qui tonne, tempête contre les dépenses de la cour, la corruption, les sinécures. On crut qu’il en voulait sa part, et les ministres lui offrirent une place qu’il accepta, et une somme qu’il toucha, proportionnée à sa fortune, selon l’usage des gouvernants de donner plus à qui plus a. Nanti de ces deniers, il retourne à sa terre, assemble les paysans, les laboureurs et tous les fermiers du comté, auxquels il dit: «J’ai rattrapé le plus heureusement du monde une partie de ce qu’on vous prend pour entretenir les fripons et les fainéants de la

�441

cour. Voici l’argent dont je veux faire une belle restitution. Mais commençons par les plus pauvres. Toi, Pierre, combien as-tu payé cette année-ci? Tant; le voilà. Toi, Paul; vous, Isaac et John, votre quote?» Et il le leur compte; et ainsi tant qu’il en resta. Cela fait, il retourne à Londres, où prenant possession de son nouvel emploi, d’abord il voulait élargir tous les gens détenus pour délits de paroles, propos contre les grands, les Ministres, les Suisses, et l’eût fait, car sa place lui en donnait le pouvoir, si on ne l’eût promptement révoqué.

Depuis il s’est mis à voyager, et m’écrit de Rome:«Laissez dire, laissez-vous blâmer, condamner,

emprisonner, laissez-vous pendre, mais publiez votre pensée. Ce n’est pas un droit, c’est un devoir, étroite obligation de quiconque a une pensée, de la produire et mettre au jour pour le bien commun. La vérité est toute à tous. Ce que vous connaissez utile, bon à savoir pour un chacun, vous ne le pouvez taire en conscience. Jenner, qui trouva la vaccine, eût été un franc scélérat d’en garder une heure le secret; et comme il n’y a point d’homme qui ne croie ses idées utiles, il n’y en a point qui ne soit tenu de les communiquer et répandre par tous moyens à lui possibles. Parler est bien, écrire est

�442

mieux; imprimer est excellente chose. Une pensée déduite en termes courts et clairs, avec preuves, documents, exemples, quand on l’imprime, c’est un pamphlet et la meilleure action, courageuse souvent, qu’homme puisse faire au monde. Car, si votre pensée est bonne, on en profite; mauvaise, on la corrige, et l’on profite encore. Mais l’abus... sottise que ce mot; ceux qui l’ont inventé, ce sont eux qui vraiment abusent de la presse, en imprimant ce qu’ils veulent, trompant, calomniant et empêchant de répondre. Quand ils crient contre les pamphlets, journaux, brochures, ils ont leurs raisons admirables. J’ai les miennes, et voudrais qu’on en fît davantage, que chacun publiât tout ce qu’il pense et sait! Les jésuites aussi criaient contre Pascal et l’eussent appelé pamphlétaire, mais le mot n’existait pas encore; ils l’appelaient tison d’enfer, la même chose en style cagot. Cela signifie toujours un homme qui dit vrai et se fait écouter. Ils répondirent à ses pamphlets par d’autres d’abord, sans succès, puis par des lettres de cachet qui leur réussirent bien mieux. Aussi était-ce là la réponse que faisaient d’ordinaire aux pamphlets les gens puissants et les jésuites.

�443

«À les entendre cependant, c’était peu de chose, ils méprisaient les petites lettres, misérables bouffonneries, capables tout au plus d’amuser un moment par la médisance, le scandale, écrits de nulle valeur, sans fonds, ni consistance, ni substance, comme on dit maintenant, lus le matin, oubliés le soir, en somme , indignes de lui, d’un tel homme, d’un savant! L’auteur se déshonorait en employant ainsi son temps et ses talents; écrivant des feuilles non des livres, et tournant tout en raillerie, au lieu de raisonner gravement; c’était le reproche qu’ils lui faisaient, vieille coutumière querelle de qui n’a pas pour soi les rieurs. Qu’est-il arrivé? la raillerie, la fine moquerie de Pascal a fait ce que n’avaient pu les arrêts, les édits, a chassé de partout les jésuites. Ces feuilles si légères ont accablé le grand corps. Un pamphlétaire, en se jouant, met à bas ce colosse craint des rois et des peuples. La Société tombée ne se relèvera pas, quelque appui qu’on lui prête, et Pascal reste grand dans la mémoire des hommes, non par ses ouvrages savants, sa roulette, ses expériences, mais par ses pamphlets, ses petites lettres.

«Ce ne sont pas les Tusculanes qui ont fait le nom de Cicéron, mais ses harangues, vrais pamphlets. Elles

�444

parurent en feuilles volantes, non roulées autour d’une baguette, à la manière d’alors, la plupart même et les plus belles n’ayant pas été prononcées. Son Caton, qu’était-ce qu’un pamphlet contre César, qui répondit très bien, ainsi qu’il savait faire et en homme d’esprit, digne d’être écouté, même après Cicéron! Un autre depuis, féroce, et n’ayant de César ni la plume, ni l’épée, maltraité dans quelque autre feuille, pour réponse fit tuer le pamphlétaire romain. Proscription, persécution, récompense ordinaire de ceux qui seuls se hasardent à dire ce que chacun pense. De même avant lui avait péri le grand pamphlétaire de la Grèce, Démosthènes, dont les Philippiques sont demeurées modèles du genre. Mal entendu et de peu de gens dans une assemblée, s’il les eût prononcées seulement, elles eussent produit peu d’effet; mais écrites, on les lisait, et ces pamphlets, de l’aveu même du Macédonien, lui donnaient plus d’affaires que les armes d’Athènes, qui, enfin succombant, perdit Demosthènes et la liberté.

«Heureuse de nos jours l’Amérique, et Franklin qui vit son pays libre, ayant plus que nul autre aidé à l’affranchir par son fameux Bon Sens, brochure de deux feuilles. Jamais livre ni gros volume ne fit tant pour le

�445

genre humain. Car, aux premiers commencements de l’insurrection américaine, tous ces États, villes, bourgades étaient partagés de sentiments, les uns tenant pour l’Angleterre, fidèles, non sans cause, au pouvoir légitime; d’autres appréhendaient qu’on ne s’y pût soustraire, et craignaient de tout perdre en tentant l’impossible; plusieurs parlaient d’accommodement, prêts à se contenter d’une sage liberté, d’une charte octroyée, dût-elle être bientôt modifiée, suspendue; peu osaient espérer un résultat heureux de volontés si discordantes. On vit en cet état de choses ce que peut la parole écrite dans un pays où tout le monde lit, puissance nouvelle et bien autre que celle de la tribune. Quelques mots par hasard d’une harangue sont recueillis de quelques-uns; mais la presse parle à tout un peuple, à tous les peuples à la fois, quand ils lisent comme en Amérique; et de l’imprimé rien ne se perd. Franklin écrivit; son Bon Sens, réunissant tous les esprits au parti de l’indépendance, décida cette grande guerre qui, là terminée, continue dans le reste du monde.

«Il fut savant; qui le saurait s’il n’eût écrit que de sa science? Parlez aux hommes de leurs affaires, et de

�446

l’affaire du moment, et soyez entendu de tous si vous voulez avoir un nom. Faites des pamphlets comme Pascal, Franklin, Cicéron, Démosthènes, comme saint Paul et saint Basile; car vraiment j’oubliais ceux-là, grands hommes dont les opuscules, désabusant le peuple païen de la religion de ses pères, abolirent une partie des antiques superstitions, et firent des nations nouvelles. De tout temps les pamphlets ont changé la face du monde. Ils semèrent chez les Anglais ces principes de tolérance que porta Penn en Amérique, et celle-ci doit à Franklin sa liberté maintenue par les mêmes moyens qui la lui ont acquise: pamphlets, journaux, publicité. Là tout s’imprime; rien n’est secret de ce qui importe à chacun. La presse y est plus libre que la parole ailleurs, et l’on en abuse moins. Pourquoi? C’est qu’on en use sans nul empêchement, et qu’une fausseté, de quelque part qu’elle vienne, est bientôt démentie par les intéressés que rien n’oblige à se taire. On n’a de ménagement pour aucune imposture, fût-elle officielle; aucune hâblerie ne saurait subsister: le public n’est point trompé, n’y ayant là personne en pouvoir de mentir et d’imposer silence à tout contradicteur. La presse n’y fait nul mal, et en empêche...combien? C’est à

�447

vous de le dire, quand vous aurez compté chez vous tous les abus. Peu de volumes paraissent, de gros livres pas un, pourtant tout le monde lit; c’est le seul peuple qui lise, et aussi le seul instruit de ce qu’il faut savoir pour n’obéir qu’aux lois. Les feuilles imprimées, circulant chaque jour et en nombre infini, font un enseignement mutuel et de tout âge. Car tout le monde presque écrit dans les journaux, mais sans légèreté; point de phrases piquantes, de tours ingénieux, l’expression claire et nette suffit à ces gens-là. Qu’il s’agisse d’une réforme dans l’État, d’un péril, d’une coalition des puissances d’Europe contre la liberté, ou du meilleur terrain à semer les navets, le style ne diffère pas, et la chose est bien dite dès que chacun l’entend; d’autant mieux dite qu’elle l’est plus brièvement, mérite non commun, savez-vous? ni facile, de clore en peu de mots beaucoup de sens. Oh! qu’une page pleine dans les livres est rare! et que peu de gens sont capables d’en écrire dix sans sottises. La moindre lettre de Pascal était plus malaisée à faire que toute l’Encyclopédie. Nos Américains, sans peut-être avoir jamais songé à cela, mais avec ce bon sens de Franklin qui les guide, brefs dans tous leurs écrits, ménagers de paroles, font le

�448

moins de livres qu’ils peuvent, et ne publient guère leurs idées que dans les pamphlets, les journaux qui, se corrigeant l’un l’autre, amènent toute invention, toute pensée nouvelle à sa perfection. Un homme, s’il imagine ou découvre quelque chose d’intéressant pour le public, n’en fera point un gros ouvrage avec son nom en grosses lettres, par Monsieur... de l’Académie, mais un article de journal ou une brochure tout au plus. Et notez ceci en passant, mal compris de ceux qui chez vous se mêlent d’écrire: il n’y a point de bonne pensée qu’on ne puisse expliquer en une feuille, et développer assez; qui s’étend davantage, souvent ne s’entend guère, ou manque de loisir, comme dit l’autre, pour méditer et faire court.

«De la sorte, en Amérique, sans savoir ce que c’est qu’écrivain ni auteur, on écrit, on imprime, on lit autant ou plus que nulle part ailleurs, et des choses utiles, parce que là vraiment il y a des affaires publiques, dont le public s’occupe avec pleine connaissance, sur lesquelles chacun consulté opine et donne son avis. La nation, comme si elle était toujours assemblée, recueille des voix et ne cesse de délibérer sur chaque point d’intérêt commun, et forme ses résolutions, de l’opinion qui prévaut dans le peuple, dans le peuple tout entier,

�449

sans exception aucune; c’est le bon sens de Franklin. Aussi ne fait-elle point de bévues et se moque des cabinets, des boudoirs même peut-être.

«De semblables idées dans vos pays de boudoirs ne réussiraient pas, je le crois, près des dames. Cette forme de gouvernement s’accommode mal des pamphlets et de la vérité naïve. Il ferait beau parler bon sens, alléguer l’opinion publique à Mlle de Pisseleu, à Mlle Poisson, à Mme du B..., à Mme du C... . Elles éclateraient de rire, les aimables personnes en possession chez vous de gouverner l’État, et puis feraient coffrer le bon sens et Franklin et l’opinion. Français charmants! sous l’empire de la beauté, des grâces, vous êtes un peuple courtisan, plus que jamais maintenant. Par la révolution, Versailles s’est fondu dans la nation; Paris est devenu l’Oeil-de-Boeuf. Tout le monde en France fait sa cour. C’est votre art, l’art de plaire dont vous tenez école; c’est le génie de votre nation. L’Anglais navigue, l’Arabe pille, le Grec se bat pour être libre, le Français fait la révérence et sert ou veut servir; il mourra s’il ne sert. Vous êtes, non le plus esclave, mais le plus valet de tous les peuples.

«C’est dans cet esprit de valetaille que chez vous chacun craint d’être appelé pamphlétaire. Les maîtres

�450

n’aiment point que l’on parle au public d’eux ni de quoi que ce soit, sottise de Rovigo qui, voulant de l’emploi, fait, au lieu d’un placet, un pamphlet, où il a beau dire: Comme j’ai servi je servirai, on ne l’écoute seulement pas, et le voilà sur le pavé. Le Vicomte pamphlétaire est placé, mais comment? Ceux qui l’ont mis et maintiennent là n’en voudraient pas chez eux. Il faut des gens discrets dans la haute livrée, comme dans tout service et n’est pire valet que celui qui raisonne: pensez donc s’il imprime, et des brochures encore! Quand M. de Broë vous appela pamphlétaire, c’était comme s’il vous eût dit: «Malheureux, qui n’auras jamais ni place ni gages; misérable, tu ne seras dans aucune antichambre, de la vie n’obtiendras une faveur, une grâce, un sourire officiel, ni un regard auguste.» Voilà ce qui fit frissonner et fut cause qu’on s’éloigna de vous quand on entendit ce mot.

«En France vous êtes tous honnêtes gens, trente millions d’honnêtes gens qui voulez gouverner le peuple par la morale et la religion. Pour le gouverner, on sait bien qu’il ne faut pas lui dire vrai. La vérité est populaire, populace même, s’il se peut dire, sent tout à fait la canaille, étant l ’antipode du bel air,

�451

diamétralement opposée au ton de la bonne compagnie. Ainsi le véridique auteur d’une feuille ou brochure un peu lue a contre lui de nécessité tout ce qui ne veut pas être peuple, c’est-à-dire tout le monde chez vous. Chacun le désavoue, le renie. S’il s’en trouve toujours néanmoins, par une permission divine, c’est qu’il est nécessaire qu’il y ait du scandale. Mais malheur à celui par qui le scandale arrive, qui sur quelque sujet important et d’un intérêt général dit au public la vérité. En France, excommunié, maudit, enfermé par faveur à Sainte-Pélagie, mieux lui vaudrait n’être pas né.»

Voilà l’épître que je reçois de mon tant bon ami sir John, qui, sur les pamphlets, pense et me conseille au contraire de M. Arthus Bertrand. Celui-ci ne voit rien de si abominable, l’autre rien de si beau. Quelle différence et remarquez-le: Français léger ne fait cas que des lourds volumes, le gros Anglais veut mettre tout en feuilles volantes; contraste singulier, bizarrerie de nature! Si je pouvais compter que delà l’Océan les choses sont ainsi qu’il me les représente, j’irais, mais j’entends dire que là, comme en Europe, il y a des Excellences et, bien pis, des héros. Ne partons pas, mes

�452

amis, n’y allons point encore. Peut-être, Dieu aidant, peut-être aurons-nous ici autant de liberté, à tout prendre, qu’ailleurs, quoi qu’en dise sir John. Bon homme, en vérité! J’ai peur qu’il ne s’abuse, me croyant fait pour imiter Socrate jusqu’au bout. Non, détournez ce calice; la ciguë est amère et le monde de soi se convertit assez sans que je m’en mêle, chétif. Je serais la mouche du coche, qui se passera bien de mon bourdonnement. Il va, mes chers amis, et ne cesse d’aller. Si sa marche nous paraît lente, c’est que nous vivons un instant. Mais que de chemin il a fait depuis cinq ou six siècles! À cette heure, en plaine roulant, rien ne le peut plus arrêter.

(Paul-Louis Courier, Oeuvres complètes, Éditions

Gallimard, Paris, 1944, 1062 pages. )

�453

23. EXTRAITS DE SHAKESPEARE

A. Extraits de Jules César

1. Acte I, Scène IIIRome. Une rue.

(Entrent, de côtés opposés, Casca, tenant une épée nue, et Cicéron.)

Cicéron. - Bonsoir, Casca. Avez-vous reconduit César? Mais pourquoi ce regard fixe, cette respiration haletante?

Casca. - Restez-vous donc immobile, quand les assises de la terre sont prises de tremblements? Ô Cicéron, j’ai vu des tempêtes où le vent criard fendait les chênes, où l’ambitieux océan gonflait, jusqu’aux menaces des nuages, son écume et sa fureur. Mais jamais, avant cette nuit, je n’avais marché dans une tempête à gouttes de flammes. Ou bien la guerre civile

�454

déchire le ciel, ou bien l’insolence de la terre allume les dieux d’une fureur dévastatrice.

Cicéron. - Auriez-vous vu quelque prodige?Casca - Un esclave (vous le connaissez comme moi) a

levé sa main gauche; elle s’est mise à flamber comme vingt torches, mais, insensible au feu, elle ne roussissait pas. Ensuite (et, depuis, mon épée n’a plus touché son fourreau), j’ai croisé, contre le Capitole, un lion sombre, qui m’a regardé d’un oeil éblouissant, et qui a passé sans me faire aucun mal. Cent femmes, changées en spectres, ont vu, dans les rues, aller et venir des hommes de feu. En plein midi, l’oiseau de la nuit s’est posé au Forum, avec des ululements. Quand tant de prodiges s’accumulent, qu’on ne dise pas: «Ce sont choses naturelles et qui se peuvent expliquer.» Pour moi, j’y vois les présages de grands bouleversements.

Cicéron. - Nous vivons en effet une époque étrange. Mais souvent les hommes construisent le monde à leur façon, et font, des choses, le contraire de ce qu’elles sont... César vient-il demain au Capitole?

Casca. - Il y vient. Il a ordonné à Antoine de vous le faire dire.

�455

Cicéron. - Alors, bonne nuit, Casca. Ce ciel en confusion n’est guère un lieu de promenade (Sort Cicéron.)

Entre Cassius.

Cassius. - Qui va là?Casca. - Un Romain. Cassius. - C’est votre voix, Casca?Casca - Vous avez l’oreille bonne, Cassius... Quelle

nuit!Cassius. - Une nuit fort plaisante aux honnêtes gens.

Quand vit-on le ciel aussi plein de menaces? Quand on vit la terre aussi pleine de crimes. Pour moi, marchant par les rues, j’ai fait ma soumission à la nuit périlleuse. Voyez, comme elle m’a donné l’accolade. Quand la main bleue de l’éclair arrachait un lambeau à la poitrine du ciel, je me plaçais juste à l’endroit que visait sa lueur, et j’ouvrais ma poitrine aux pierres de la foudre.

Casca. - Mais pourquoi tenter ainsi le ciel? Il appartient aux hommes de craindre et de trembler, quand les puissants dieux envoient de tels messages, par de tels messagers.

�456

Cassius. - Faible Casca, ces étincelles de vie, qui brillent en tout Romain, ne brûlent-elles pas en vous? Ou les éteignez-vous? Votre joue est pâle; votre oeil, fixe. Vous tremblez. L’étrange impatience des cieux vous jette dans la stupeur. Mais demandez-vous pourquoi ces feux s’allument, pourquoi ces fantômes glissent, pourquoi l’oiseau et la bête sauvage changent de race et de caractère, pourquoi le vieillard, et l’enfant, et le fou se mettent à raisonner, pourquoi toute chose, troquant sa nature et ses facultés, s’arrache monstrueusement à l’ordre originel. Alors vous répondrez que le ciel même leur infuse les esprits qui les troublent, afin d’en faire des instruments de terreur et d’avertissement au monstrueux univers. Et maintenant, Casca, je pourrais te nommer un homme fort semblable à cette nuit d’épouvante; un homme qui tonne, qui lance des éclairs, qui ouvre des tombeaux, qui rugit comme le lion du Capitole; un homme qui, en lui-même, n’a pas plus de force que toi ou moi, mais que sa croissance a rendu terrible et prodigieux, comme ces ténèbres en éruption.

Casca. - C’est de César que vous parlez, Cassius, n’est-ce pas?

�457

Cassius. - Lui ou un autre, qu’importe? Car les Romains d’aujourd’hui ont muscles et membres, comme leurs aïeux; mais, hélas, l’esprit de nos pères est mort, et celui de nos mères nous gouverne: le joug que nous souffrons montre en nous des femmes.

Casca. - En effet, demain, à ce qu’on dit, les sénateurs veulent faire de César un roi. Sauf ici, en Italie, en tout lieu, sur terre et sur mer, il portera la couronne.

Cassius. - Alors je sais où je porterai ce poignard. De l’esclavage Cassius délivrera Cassius. En ceci, grâce à vous, dieux, le faible est fort; en ceci, grâce à vous, les tyrans sont défaits. Ni tours de pierre, ni murs d’airain, ni donjons sans air, ni chaînons de fer ne capturent la force de l’âme. La vie, fatiguée des barreaux du monde, est toujours en mesure de se congédier elle-même. Que je le sache, et l’univers saura que je puis, à mon plaisir, secouer la part de tyrannie qui pèse sur moi.

Casca. - Ainsi, puis-je; et ainsi chaque esclave porte, en soi-même, de qui biffer son esclavage. (Il tonne de nouveau.)

Cassius. - Alors, pourquoi César serait-il un tyran? Le pauvre homme, je sais: il ne serait pas un loup si les Romains n’étaient des agneaux; il ne serait pas un lion,

�458

si les Romains n’étaient des biches. Qui veut en hâte faire un feu puissant, commence avec de faibles pailles. Quel fumier est Rome? Quelle immondice et quelle ordure pour servir de vile matière à illuminer chose aussi basse que César? Mais, ô douleur, où m’as-tu conduit? Si je parlais devant un esclave volontaire? Alors, je sais ce qui m’attend. Mais mon âme est armée, et regarde les dangers d’un oeil indifférent.

Casca. - Vous parlez à Casca, non à un délateur. Prenez ma main. Conjurons-nous, pour réparer tant de malheurs; et j’emboîterai le pas au plus audacieux.

Cassius. - Affaire conclue. Maintenant, sachez, Casca, que j’ai déjà mû plus d’un Romain magnanime à s’engager avec moi dans une entreprise aux conséquences pleines de péril et d’honneur; et j’apprends par ceci qu’ils m’attendent au portique de Pompée. Car dans cette nuit de terreur, nul ne bouge, ni ne marche dans les rues; et la couleur des éléments ressemble au travail de nos mains, teintes de sang, de flamme et d’épouvante.

�459

2. Acte II, Scène II

La maison de César. Tonnerre et éclairs.Entre César, en robe de nuit.

César. - Point de paix, cette nuit, au ciel ni sur la terre. Trois fois dans son sommeil, Calpurnia a crié: «À l’aide! On tue César.» Qui est là?

Entre un serviteur.Le serviteur. - Monseigneur?César. - Va dire aux prêtres de sacrifier sur l’heure.

Et rapporte-moi leurs présages.Entre Calpurnia.

Calpurnia. - À quoi songez-vous, César? Vous voulez sortir? Vous ne quitterez pas votre demeure aujourd’hui!

César. - César sortira. Si des choses l’ont menacé, c’est qu’elles lui tournaient le dos. Quand elles voient la face de César, elles s’évanouissent.

Calpurnia. - César! jamais je n’ai pris souci des augures. Mais, aujourd’hui, ils m’épouvantent. Ce que nous avons vu et entendu n’est pas tout. Il y a là un

�460

homme qui rapporte des choses très horribles, vues par les gardes. Une lionne a mis bas dans la rue. Des tombeaux ont bâillé et vomi leurs cadavres. Des guerriers de feu se sont battus férocement sur les nuages, rangés par escadrons, et leur sang a goutté sur le Capitole; le choc du combat a fait sonner l’air. Des chevaux ont flairé le vide. Des voix de mourants ont grogné, et des fantômes ont poussé des hurlements. Ô César! ces choses passent l’ordinaire, je les redoute!

César. - Qui peut éviter la fin que lui assignent les dieux puissants? Mais César sortira; ces présages sont pour le monde, autant que pour César.

Calpurnia - Quand un mendiant meurt, nul ne voit de comète; pour la mort des princes, le ciel lui-même s’enflamme.

César. - Le couard meurt plusieurs fois, avant que de mourir; le vaillant ne goûte qu’une seule mort. De tous les miracles dont j’entends parler, le plus étrange est la peur; puisque la mort est une fin nécessaire, qui vient quand elle vient.

Rentre le serviteur.Que disent les augures?

�461

Le Serviteur. - Que vous ne devez pas sortir d’aujourd’hui. En fouillant les entrailles d’une victime, ils n’ont pu y trouver le coeur.

César.- Les dieux, par ce prodige, veulent faire rougir la couardise. César serait une bête sans coeur, s’il restait chez lui par crainte. Non, César ne restera pas. Le danger sait bien que César est plus dangereux que le danger même. Nous sommes deux lions mis bas le même jour, sur la même litière; c’est moi l’aîné, et le plus redoutable; César sortira.

Calpurnia. - Hélas! monseigneur, votre sagesse est dévorée par votre confiance. Ne sortez pas aujourd’hui. Dites que c’est ma peur, non la vôtre, qui vous retient chez vous. Nous enverrons Marc Antoine au Sénat. Il expliquera que vous n’êtes pas bien aujourd’hui. Je vous en supplie à genoux! Que mon conseil l’emporte!

César. - Marc Antoine dira que je ne suis pas bien. Je resterai... pour plaire à ton caprice.

Entre Décius.Voici Décius. Il le dira.Décius. - César, salut, bon matin, noble César! je

viens vous quérir pour aller au sénat.

�462

César. - Vous arrivez à propos, pour porter mon message aux sénateurs, et leur dire que je ne veux pas venir aujourd’hui. Que je ne puis pas serait faux; que je n’ose pas, plus faux encore. Je ne veux pas venir aujourd’hui. Dites-leur, Décius.

Calpurnia. - Dites qu’il est malade.César. - César mentirait! J’ai porté si loin mon bras

dans la victoire et je n’oserais pas dire la vérité à ces barbes grises? Va, Décius! Dis-leur que César ne veut pas venir.

Décius. - Très puissant César, donnez une raison; on se rira de moi.

César. - Une raison? Ma volonté; je ne veux pas venir. Cela suffit pour le Sénat! Mais, pour vous que j’aime, s’il faut vous satisfaire, sachez-le, c’est Calpurnia, ma femme, que voici, qui me fait rester chez moi. Elle a vu en rêve cette nuit ma statue pareille à une fontaine à cent bouches qui cracheraient le sang. Et dans ce sang, des Romains joyeux et souriants venaient en foule baigner leurs mains. Ce sont là, dit-elle, avertissements, présages et malheurs imminents: et elle m’a supplié à genoux de ne pas sortir aujourd’hui.

�463

Décius. - Ce rêve a été fort mal interprété; c’était une vision de fortune et de beauté: si votre statue laissait échapper, par mille canaux, un sang où les Romains nombreux se lavaient en souriant, c’est que la Grande Rome puisera de vous un sang qui lui rendra la vie, un sang dont les grands hommes viendront en foule teindre leurs reliques et leurs blasons; voilà ce que signifie le rêve de Calpurnia.

César.- Oui, l’explication est bonne.Décius. - Et vous en conviendrez davantage, quand

vous saurez ce que maintenant je puis vous dire. Le Sénat à résolu de couronner, tout à l’heure, le puissant César. Si vous annoncez que vous ne venez pas, leur humeur peut changer. Et quelque mauvais plaisant sera tenté de dire: «Le Sénat s’ajourne jusqu’à ce que la femme de César ait convoqué de meilleurs rêves.» Puis, si César se cache, ne pourrait-on murmurer: «Voyez, César a peur.» Pardonnez-moi, César; mon amitié, mon amitié profonde m’ordonne ces paroles; et, ici, la raison s’accorde à l’amitié.

César. - Que vos craintes semblent folles, maintenant, Calpurnia! J’ai honte d’y avoir cédé. Donnez-moi ma toge, j’irai.

�464

3. Acte III, Scène I

Rome. Le Capitole. Le Sénat a pris séance.

Dans la rue qui conduit au Sénat, une foule, parmi laquelle Artémidorus et le Devin. Fanfare. Entrent César, Brutus, Cassius, Casca, Décius, Métellus,

Trébonius, Cinna, Antoine, Lépidus, Popilius, Publius et d’autres.

César, au devin. - Les Ides de mars sont arrivées.Le Devin. - Oui, César, mais point encore passées.Artémidorus. - Salut, César. Lisez ce parchemin. Décius. - Trébonius désire que vous preniez

connaissance, quand il vous conviendra, de cette humble supplique.

Artémidorus. - Ô César, lisez la mienne d’abord, elle vous touche de plus près. Lisez, grand César.

César. Ce qui nous touche nous-même passe après le reste.

�465

Artémidorus. - N’attendez pas, César. Lisez tout de suite.

César. - Cet homme est-il fou?Publius. - Place, faquin!Cassius. - Quoi, vous imposez vos pétitions dans la

rue? venez au Capitole.Popilius. - Mes voeux pour l’entreprise d’aujourd’hui.Cassius. - Quelle entreprise, Popilius?Popilius. - Bonne chance. (Il s’approche de César.)Brutus. - Qu’a dit Popilius Léna?Cassius. - Il m’a souhaité le succès de notre

entreprise. Nous sommes découverts.Brutus. - Voyons comme il va vers César. Observez-

le.Cassius. - Casca, soyez prompt, ou nous serons

devancés. Que faire, Brutus? Si nous sommes trahis, Cassius, à défaut de César, n’y survivra pas.

Brutus. - Du calme, Cassius; Popilius Léna ne dévoile pas nos projets; voyez, il sourit; César ne change pas de visage.

Cassius. - Trébonius connaît son rôle; voyez, Brutus, il emmène Marc Antoine. (Sortent Antoine et Trébonius.)

�466

Décius. - Où est Métellus Cimber? Qu’il aille, et qu’il présente immédiatement sa supplique à César.

Brutus. - Il y va. Qu’on se presse autour de lui. Aidons-le.

César. - Y sommes-nous tous? Quel est le tort que César et son Sénat redresseront aujourd’hui?

Métellus.- Très haut, très grand, très puissant César, Métellus Cimber jette à tes pieds son humble coeur. (Il s’agenouille.)

César. - Je dois te prévenir, Cimber. Ces révérences et ces prosternements peuvent échauffer le sang d’un homme ordinaire, et lui faire tourner en jeux d’enfants les ordonnances et les décrets préétablis. Ne sois pas assez fou pour supposer que César porte un sang de rebelle, et qu’avec les douces paroles, les rampements et les caresses d’épagneul qui attiédissent les âmes des sots, tu dégèleras le sang de César. Ton frère est banni par décret. Si tu te courbes, si tu supplies, si tu flagornes pour lui, je te chasse de ma route, comme un chien. Sache-le, César fait bien, et sait ce qu’il fait.

Métellus. - N’est il pas de voix plus digne que la mienne, et qui sonne plus douce à l’oreille du grand César, pour implorer le rappel de mon frère exilé?

�467

Brutus. - Je baise ta main, mais sans flatterie, César, et je te prie d’accorder à Publius Cimber un rappel immédiat et sans condition.

César. - Quoi, Brutus!Cassius. - Pardonne, César, pardonne. Cassius

s’abaisse aussi bas que tes pieds, pour mendier le retour de Publius Cimber.

César. - Vous pourriez me toucher, si j’étais votre pareil; si j’étais homme à prier pour émouvoir, une prière me pourrait ébranler. Mais je suis ferme, comme l’étoile du Nord, qui n’a point de compagne au firmament, dans sa fixité. Les cieux sont peints d’étincelles sans nombre; chacune d’elles est un feu qui brille, mais une seule demeure en place: ainsi dans le monde, il est peuplé d’hommes; ces hommes sont du sang, de la chair qu’on touche, mais un seul dans le nombre reste hors d’atteinte, formidable: c’est moi. Et je le prouve une fois de plus. J’étais César en exilant Cimber; je suis César en maintenant son exil.

Cinna. - Ô César!Décius. - Grand César!César. - Puisque Brutus lui-même en vain

s’agenouille!

�468

Casca. - Moi, ma prière... est dans mon poing! (Casca d’abord, les autres conspirateurs ensuite, et enfin Brutus, frappent César.)

César, mourant. - Toi aussi Brutus? Alors, meurs, César!

Cinna. - Liberté! Indépendance! Morte, la tyrannie! Courez, proclamez la nouvelle, criez-la par les rues!

Cassius. - Des hommes aux tribunes! Et criez: «Liberté, indépendance, affranchissement !»

Brutus. - Peuple, sénateurs, ne craignez rien! Ne fuyez pas, restez! L’ambition a payé sa dette.

Casca. - À la tribune, Brutus!Décius - toi aussi, Cassius!Brutus. - Où est Publius?Cinna. - Ici, confondu de ce qu’il voit.Métellus. - Tenez-vous serrés ensemble; un ami de

César pourrait...Brutus. - Ne parlez pas de tenir! Publius, rassurez-

vous! Nul ne songe à vous faire du mal, ni à aucun Romain: annoncez-le, Publius.

Cassius. - Et partez. N’exposez pas votre âge à la plèbe, qui peut se jeter sur nous.

�469

Brutus. - Oui! Soyons seuls à répondre de ce que nous avons fait.

Rentre Trébonius.

Cassius. - Où est Antoine?Trébonius. - Chez lui. Il s’est enfui, épouvanté.

Hommes, enfants, femmes regardent le vide, hurlent, courent, comme si c’était la fin du monde.

Brutus. - Destins, nous aussi connaîtrons vos plaisirs! Qu’il faut mourir, nous le savons! Mais quand il faudra mourir, voici ce que l’homme voudrait savoir.

Cassius. - Oui. Qui retranche vingt années d’une vie retranche vingt années à la crainte de la mort.

Brutus. - Alors, la mort est un bienfait: nous sommes les amis de César, nous qui avons abrégé sa crainte de mourir. Penchons-nous, Romains, penchons-nous. Baignons, dans le sang de César, nos mains jusques aux coudes. Teignons-en nos épées, puis sortons, allons en plein Forum. Faisons tournoyer sur nos têtes nos lames rouges et crions: «Paix et liberté!»

Cassius. - Penchons-nous et lavons-nous. Que de fois, dans les âges, ce drame sublime que nous créons sera

�470

joué en des langues inconnues, devant des peuples qui ne sont pas encore!

Brutus. - Que de fois il saignera pour divertir les hommes, ce César, allongé maintenant sous le piédestal de Pompée, aussi misérable que la poussière!

Cassius. - Et chaque fois, l’on dira: «Ces hommes ont libéré leur patrie.»

Décius - Sortons-nous?Cassius. - Oui, tous! Que Brutus nous conduise; les

coeurs les plus braves et les meilleurs de Rome lui feront escorte.

Entre un serviteur.

Brutus. - Doucement! Qui vient là?... Un ami d’Antoine.

Le Serviteur. - Ainsi, Brutus, mon maître m’ordonna de m’agenouiller. Ainsi Marc Antoine m’ordonna de me prosterner; ainsi, prosterné, il m’ordonna de parler: Brutus est noble, sage, vaillant, probe; César était puissant, brave, royal, affectueux. Dis que j’aime Brutus et que je l’honore; dis que j’aimais, que j’honorais, que je craignais César. Si Brutus daigne m’accorder d’aller

�471

vers lui en toute sécurité et m’expliquer en quoi César a mérité d’être couché dans la mort, Marc Antoine aimera moins César mort que Brutus vivant. Mais il suivra avec fidélité la fortune et l’intérêt du noble Brutus, parmi les hasards de l’avenir incertain. Ainsi parle Antoine mon maître.

Brutus. - Ton maître est un Romain sage et vaillant: je l’ai toujours pensé. S’il lui plaît de venir, dis-lui qu’il sera satisfait. Et, sur mon honneur, il s’en retournera sain et sauf.

Le Serviteur. - Je cours le chercher. (Il sort. )Brutus. - Je sais qu’il sera de nos amis.Cassius. - Je le souhaite. Mais j’ai dans la pensée

quelque chose qui le craint; et jamais mon pressentiment ne m’a trompé.

Entre Antoine.

Brutus. - Le voici. Bienvenue, Marc Antoine.Antoine. - Ô puissant César, es-tu tombé si bas!

Toutes tes conquêtes, tes gloires, tes triomphes, tes butins sont-ils rétrécis à si peu d’espace? Adieu!... J’ignore, mes seigneurs, ce que vous méditez, quel autre

�472

doit saigner, doit devenir cadavre. Si c’est moi-même, aucune heure ne convient mieux que l’heure où mourut César; aucun instrument ne m’est aussi précieux que vos épées, enrichies du sang le plus noble du monde. Je vous supplie, si vous me haïssez, satisfaites maintenant votre haine, tandis que vos mains sont encore une pourpre fumante. Quand je vivrais mille années, jamais je ne serai plus prêt à mourir. Quel lieu, quel moyen de mort me plairaient mieux que de mourir ici, au côté de César, mis en pièces par des hommes qui sont l’élite des esprits de ce siècle.

Brutus. - Ô Antoine, ne mendiez pas, de nous, votre mort. Nous devons vous paraître sanglants et cruels, si vous regardez nos mains et ce qu’on fait nos mains. Mais vous ne voyez qu’elles, et leur exploit de sang. Nos coeurs, vous ne les voyez pas; ils sont pleins de pitié; et c’est cette pitié pour les malheurs de Rome, qui a tué César. Car la pitié chasse la pitié, comme le feu éteint le feu. Mais contre vous, Marc Antoine, nos épées ont des pointes de plomb, nos bras sont sans force et sans malice; et nos coeurs fraternels vous reçoivent en eux pleins de tendre amitié, de bonne pensée et de respect.

�473

Cassius. - D’une voix aussi forte que chacun de nous, vous disposerez des nouvelles dignités.

Brutus. - Mais soyez patient; lorsque nous aurons calmé la multitude bouleversée d’épouvante, nous vous expliquerons pourquoi aimant César quand je le frappai, je le frappai pourtant.

Antoine. - Je ne doute point de votre sagesse. Que chacun de vous me tende sa main sanglante; vous d’abord, Marcus Brutus, que je secoue la vôtre; je prends la vôtre ensuite, Caïus Cassius; la vôtre maintenant, Décius Brutus; maintenant la vôtre, Métellus; la vôtre, Cinna; vaillant Casca, la vôtre; et la vôtre en dernier, bon Trébonius, qui n’êtes point le dernier dans notre coeur! Hélas! mes seigneurs, que vous dirai-je? Je marche, dans vos esprits, sur un terrain glissant, n’ayant pour choix que deux chemins mauvais: celui de flatterie, celui de lâcheté. Ô César, je t’aimais, rien n’est plus vrai; si ton esprit, ô très noble, maintenant nous regarde, il doit pleurer sur toi-même plus encore que sur ta mort, en voyant, sous les yeux de ton cadavre, Antoine faire la paix avec tes ennemis et serrer dans ses doigts leurs doigts sanglants. Plutôt que d’approcher en amitié tes haïsseurs, que n’ai-je autant

�474

d’yeux que toi de blessures, pleurant autant de pleurs qu’elles versent de sang. Ô Julius, pardonne-moi! Ici, tu tombas, brave cerf aux abois; ici, tes chasseurs t’environnent, blasonnés aux couleurs de ta dépouille, vêtus de cramoisi par ta mort. Ô cerf, dont la forêt était le monde, et dont le coeur était le coeur du monde! Comme la bête que des princes ont dépecée, tu gis maintenant!

Cassius. - Marc Antoine!Antoine. - Pardon, Caïus Cassius, les ennemis même

de César parleront comme je fais; dans la bouche d’un ami, ces paroles sont froides.

Cassius. - Je ne blâme pas que vous louiez César; mais quel sera votre pacte avec nous? Faut-il vous marquer au nombre de nos amis? Ou bien poursuivre, sans compter sur vous?

Antoine - C’est ce que j’allais dire en touchant vos mains, mais je l’ai oublié en regardant César. Je suis l’ami de tous; et tous, je vous aime, mais dans l’espoir que vous m’expliquerez en quoi et pourquoi César fut un danger.

Brutus. - Mais, autrement, ce spectacle serait une boucherie: nos raisons, Marc Antoine, sont si

�475

excellentes que, fussiez-vous le fils de César, vous les approuveriez.

Antoine. - C’est tout mon désir: de plus, je vous demanderai de conduire son corps au Forum, et, comme il sied à un ami, de parler de la tribune, dans ses funérailles.

Cassius. - Brutus, un mot. (À part.) Vous ignorez ce que vous faites: ne laissez pas Marc Antoine prendre la parole aux funérailles! Sait-on à quelle émotion son discours portera la foule?

Brutus. - Excusez; je monterai moi-même à la tribune d’abord, et j’exposerai les raisons de la mort de César. Ce qu’Antoine dira, j’attesterai qu’il le dit par notre permission, et j’affirmerai notre satisfaction à voir que César n’est point privé des rites exacts, ni des cérémonies accoutumées. Nous y trouverons plus de profit que de souci.

Cassius.- J’ignore ce qu’il adviendra, mais je n’aime pas cela.

Brutus - Marc Antoine, emportez le corps de César. Vous ne devrez pas nous blâmer dans votre oraison funèbre; dites tout le bien qu’il vous plaira de César, mais dites que vous le faites par notre permission.

�476

Sinon, vous n’aurez aucune part aux funérailles. Vous parlerez à la même tribune où je serai monté, et quand j’aurai moi-même fini.

Antoine. - Soit; je ne désire pas davantage.Brutus. - Alors, préparez le corps, et suivez-nous

(Tous sortent, sauf Antoine.)Antoine. - Oh! pardonne-moi, motte de terre

saignante, si je suis doux et tendre avec ces bouchers! Tu es tout ce qui reste de l’homme le plus noble qui vécut jamais au cours des temps. Malheur aux mains par qui coula ce sang précieux! Maintenant, sur tes blessures qui, pareilles à des bouches muettes, ouvrent leurs lèvres de rubis pour mendier, à ma langue, la voix et la parole, je prophétise! Une malédiction va s’abattre sur la demeure des hommes. La fureur des querelles domestiques et des luttes civiles couvrira de décombres l’Italie entière. Le sang, la destruction seront en tel usage, et la terreur si familière, que les mères souriront en voyant leurs enfants découpés en quartiers par les mains de la guerre; toute pitié sera étouffée par l’habitude de la cruauté; et le spectre de César, en quête d’une revanche, avec, à ses côtés, la Vengeance toute chaude échappée à l’enfer, errera de confins en confins,

�477

démuselant les dogues de la guerre, et criant de sa voix impériale: «Pas de merci, pas de merci!» afin que la pourriture du meurtre empuante la terre de l’odeur des cadavres qui imploreront une sépulture!

Entre un serviteur.

Vous servez Octave César?Le Serviteur - Oui, Marc Antoine. Antoine. - César lui a écrit de venir à Rome. Le Serviteur. - Il a reçu sa lettre; il vient, et il

m’ordonne de vous dire.. (Voyant le corps.) Ô César!Antoine. - Ton coeur se gonfle; écarte-toi, et pleure.

Les larmes appellent les larmes; en voyant dans tes yeux ces perles douloureuses, mes yeux se mouillent à leur tour. Ton maître vient-il?

Le Serviteur. - Il couche, cette nuit, à sept lieues de Rome.

Antoine. - Retourne en hâte, et dis-lui l’événement: c’est ici une Rome en deuil, une Rome de péril, non une Rome de salut pour Octave. Cours, préviens-le. Plutôt, attends... Tu ne partiras pas avant que j’aie porté ce cadavre au Forum. Là, je tenterai, dans mon discours,

�478

de connaître comment le peuple accueille l’acte cruel de ces hommes sanglants; ceci décidera de ton rapport au jeune Octave. Prêtez-moi vos mains. (Ils sortent avec le corps de César.)

4. Acte III, scène II

Le Forum.Entrent Brutus et Cassius avec une foule de

Citoyens.

Citoyens. - Nous voulons des raisons; dites-nous vos raisons!

Brutus. - Alors, suivez-moi, et donnez-moi audience, mes amis. Cassius, allez dans l’autre rue; partageons-nous la foule. Que ceux qui veulent m’entendre restent; que ceux qui veulent suivre Cassius le suivent. On vous rendra compte publiquement de la mort de César.

Premier Citoyen. - Je veux entendre Brutus!

�479

Deuxième Citoyen. - Moi, Cassius! Et nous comparerons ensuite leurs raisons. (Cassius sort, avec quelques-uns des citoyens. Brutus monte à la tribune.)

Troisième Citoyen - Le noble Brutus est à la tribune! Silence!

Brutus. - Soyez patients jusqu’au bout! Romains, concitoyens, amis! Entendez-moi pour ma cause, et faites silence pour l’entendre; croyez-moi pour mon honneur, et respectez mon honneur pour me croire; jugez-moi dans votre sagesse, et réveillez vos sens pour être les meilleurs juges. Que s’il est dans cette assemblée quelque ami de César, je lui dis: Brutus n’aimait pas moins que vous César. Que si cet ami demande pourquoi Brutus se leva contre César, voici ma réponse: J’aimais César autant, mais j’aimais Rome davantage. Préféreriez-vous César vivant, qui vous ferait tous mourir esclaves, à César mort qui vous fait tous vivre libres? César m’aimait, je le pleure; il fut fortuné, je m’en réjouis; il fut vaillant, je l’honore; il fut ambitieux, je le tue. Voici des larmes pour son amitié, de la joie pour sa fortune, de l’honneur pour sa vaillance, et, pour son ambition, la mort. Qui est assez bas ici, pour vouloir être un esclave? S’il y en a un, qu’il parle: je l’ai offensé.

�480

Qui est ici assez sauvage, pour ne vouloir pas être Romain? S’il y en a un, qu’il parle: je l’ai offensé. Qui est ici assez vil pour n’aimer pas sa patrie? S’il y a en a un, qu’il parle: je l’ai offensé. J’attends une réponse.

Tous. - Il n’y en a pas, Brutus, il n’y en a pas!Brutus. - Alors, je n’ai offensé personne. Je n’ai pas

fait plus à César que vous n’eussiez fait à Brutus. Toute l’affaire de sa mort est enregistrée au Capitole; on n’a point diminué la gloire que lui valurent ses mérites, ni exagéré les offenses qui lui valurent la mort.

Entrent Antoine et d’autres, avec le corps de César.

Voici son cortège funèbre, conduit par Marc Antoine, qui, sans avoir part à sa mort, n’en tirera pas moins de profit, car il aura une place dans la République. Qui de vous n’aura pas la sienne?... Encore un mot, et je vous laisse. Si j’ai tué mon meilleur ami pour le bonheur de Rome, je suis prêt à retourner mon poignard contre moi-même, s’il plaît à ma patrie de réclamer ma mort.

Tous. - Vive Brutus! Qu’il vive, qu’il vive!Premier Citoyen. - Qu’on le porte en triomphe holaà

sa maison!

�481

Deuxième Citoyen - Qu’on lui dresse une statue près de ses ancêtres!

Troisième Citoyen. - Qu’il soit César!Quatrième Citoyen. - Que le meilleur de César soit

couronné en Brutus!Premier Citoyen. - Oui, qu’on le porte chez lui avec

des cris d’allégresse!Brutus. - Concitoyens!Deuxième Citoyen. - Paix, silence! Brutus parle!Premier Citoyen. - Paix, holà!Brutus. - Chers concitoyens, laissez-moi partir seul.

Par amour pour moi, restez avec Antoine! Faites honneur au corps de César; faites honneur au discours tendu vers la gloire de César; ce qu’Antoine dira sera dit par notre permission. Je vous supplie, que pas un ne s’éloigne, sauf moi seul, avant qu’Antoine n’ait terminé. (Il sort.)

Premier Citoyen. - Restez, holà! Écoutons Marc Antoine!

Troisième Citoyen. - Qu’il monte à la tribune; nous l’écouterons! Montez, noble Antoine.

Antoine. - Par amour pour Brutus, j’obéis. (Il monte à la tribune.)

�482

Quatrième Citoyen. - Que dit-il de Brutus?Troisième Citoyen. - Il dit qu’il obéit par amour de

Brutus.Quatrième Citoyen . - Il vaudrait mieux pour lui ne

pas dire de mal de Brutus.Premier Citoyen. - Ce César fut un tyran.Troisième Citoyen. - Oui, c’est certain. Quelle

bénédiction pour Rome d’en être délivré!Deuxième Citoyen. - Paix! Écoutons ce qu’Antoine

pourra dire.Antoine. - Nobles Romains...Tous. - Paix, holà! Écoutons-le.Antoine. - Amis, Romains, concitoyens, prêtez-moi

vos oreilles! Je viens ensevelir César, non le glorifier. Le mal que fait un homme vit après lui; souvent, ses bonnes actions vont dans la terre avec ses os: qu’il en soit ainsi de César. Le noble Brutus nous a dit qu’il fut ambitieux: s’il le fut, c’était une faute grave, et César l’a gravement expiée. Ici, avec la permission de Brutus et des autres, - car Brutus est un homme honorable, tous, ils sont de hommes honorables - je viens parler aux funérailles de César. Il fut mon ami, loyal et juste envers moi; mais Brutus dit qu’il fut ambitieux, et Brutus est un homme

�483

honorable. Il a conduit à Rome maints captifs, dont la rançon emplit les coffres de l’État: César, en cela, parut-il ambitieux? Quand les pauvres pleuraient, César versait des larmes: l’ambition semblerait avoir le coeur plus dur! Mais Brutus dit qu’il fut ambitieux, et Brutus est un homme honorable. Tous, vous l’avez vu aux Lupercales; je lui présentai trois fois la couronne royale, trois fois, il la refusa; était-ce de l’ambition? Mais Brutus dit qu’il fut ambitieux, et, à coup sûr, Brutus est un homme honorable. Ce n’est point que je veuille désapprouver Brutus, mais je parle ici pour dire ce que je sais. Tous, vous l’aimiez, naguère, non sans raison: quelle raison vous retient de le pleurer aujourd’hui? Ô intelligence, tu as fui vers les bêtes brutes, et les hommes ont perdu le jugement! ... Excusez-moi! Mon coeur est là, dans le cercueil, avec César; il faut que j’attende qu’il me soit revenu.

Premier Citoyen. - Il y a du vrai dans ce qu’il dit.Deuxième Citoyen. - À bien considérer la chose,

César est une grande victime.Troisième Citoyen. - N’est-ce pas, mes maîtres? Un

pire que lui prendra sa place, je le crains.

�484

Quatrième Citoyen. - Vous avez remarqué? Il a refusé la couronne; donc, certainement, il n’était pas ambitieux.

Premier Citoyen. - Si c’est exact, il y a des gens qui le paieront cher.

Deuxième Citoyen. - Pauvre âme, ses yeux sont rouges comme le feu à force de pleurer.

Troisième Citoyen. - Pas un Romain n’est aussi noble qu’Antoine.

Quatrième Citoyen. - Attention, il recommence.Antoine. - Hier encore, la parole de César pesait plus

lourd que l’univers. Maintenant, le voilà gisant. Et nul, si misérable soit-il, ne lui fait un salut. Ô mes maîtres, si j’étais disposé à mouvoir vos coeurs et vos esprits à la révolte et à la rage, je ferais tort à Brutus, et tort à Cassius, qui sont, comme chacun sait, des hommes honorables. Je ne veux pas leur faire tort; j’aime mieux faire tort au mort, à moi-même et à vous, que de faire tort à des hommes aussi honorables. Mais voici un parchemin revêtu du sceau de César; je l’ai trouvé dans sa bibliothèque; ce sont ses dernières volontés. Si ceux du peuple pouvaient entendre ce testament, - pardonnez-moi, je ne songe pas à le lire, - ils

�485

accourraient pour baiser les blessures de César mort, et tremper leurs mouchoirs dans son sang sacré; ils mendieraient un de ses cheveux comme souvenir, et avant de mourir, ils en feraient mention dans leur testament, pour le transmettre, comme un legs précieux, à leur descendance.

Quatrième Citoyen. - Nous voulons entendre le testament: lisez-le, Marc-Antoine.

Tous. - Le testament, le testament! Nous voulons le testament de César!

Antoine. - Patience, nobles amis, je ne dois point le lire; il ne convient pas que vous sachiez combien César vous aimait. Vous n’êtes pas du bois, vous n’êtes pas de la pierre, vous êtes des hommes; étant des hommes, si vous entendiez le testament de César, vous vous enflammeriez, vous deviendriez fous. Il est bon que vous ne sachiez pas que vous êtes ses héritiers; si vous le saviez, oh! qu’arriverait-il?

Quatrième Citoyen. - Lisez le testament; nous voulons l’entendre; lisez-nous le testament, le testament de César!

Antoine. - Prendrez-vous patience? Attendrez-vous quelque peu? Je me suis trop avancé en vous en

�486

parlant: je crains de faire tort aux hommes honorables qui ont poignardé César! Je le crains!

Quatrième Citoyen. - Eux, des hommes honorables ? Ce sont des traîtres!...

Tous. - Le testament! Le testament!Deuxième Citoyen. - Des lâches, des assassins! Le

testament, lisez le testament!Antoine. - Vous voulez me contraindre à lire le

testament? Alors, formez un cercle autour du corps de César; que je vous montre celui qui fit le testament. Puis-je descendre? Le permettez-vous?

Citoyens. - Venez.Deuxième Citoyen. - Descendez. Troisième Citoyen - On vous autorise. (Antoine

descend.)Quatrième Citoyen. - En cercle, tout autour.Premier Citoyen. - Loin de la civière, loin du corps!Deuxième Citoyen - Place pour Antoine, pour le très

noble Antoine!Antoine. - Ne me pressez pas ainsi; écartez-vous.Citoyens. - Reculez! Place! Arrière!Antoine. - Si vous avez des larmes, réparez-vous à les

verser. Vous connaissez tous ce manteau; je me rappelle

�487

la première fois que César le mit: c’était dans sa tente, en été, le soir du jour où il vainquit les Nerviens. Regardez, à cette place, le poignard de Cassius a percé. voyez quelle déchirure fit l’envieux Casca; par ce trou, Brutus le bien-aimé a frappé; et, quand il retira l’acier maudit, voyez, le sang de César a suivi comme s’il se précipitait pour demander: «Est-ce vraiment Brutus qui frappe?» Car Brutus, vous le savez, était l’ange de César! Jugez, ô dieux, combien César l’aimait! Cette blessure fut, de toutes, la plus monstrueuse. Quand le noble César vit qu’il frappait, l’ingratitude, plus encore que le bras du traître, le vainquit. Alors son coeur puissant se brisa; et, couvrant de son manteau son visage, au pied de la statue de Pompée, où le sang ne cessait de couler, le grand César tomba. Oh! quelle chute ce fut, mes concitoyens! Moi, vous, nous tous, tombâmes alors; et la trahison sanglante se dressa sur nous. Vous pleurez maintenant; je vois, vous sentez les coups de la pitié; ce sont là de gracieuses larmes. Mais quoi! tendres âmes, vous pleurez en voyant des blessures au manteau de César? Regardez: voici César lui-même, tel que les traîtres l’ont mutilé!

Premier Citoyen. - Ô spectacle pitoyable!

�488

Deuxième Citoyen. - Ô noble César!Troisième Citoyen. - Ô jour malheureux!Quatrième Citoyen. - Traîtres, bandits!Premier Citoyen. - Ô vision sanglante!Deuxième Citoyen. - Nous voulons qu’on nous

venge!Tous. - Vengeance! Allons! Cherchons! Brûlons!

Incendions! Tuons! Égorgeons! Que pas un traître ne survive!

Antoine - Arrêtez, concitoyens!Premier Citoyen. - Paix! Écoutez le noble Antoine!Deuxième Citoyen. - Nous l’écouterons! Nous le

suivrons! Nous mourrons avec lui!Antoine. - Bons amis, doux amis, ne me faites pas

ouvrir soudain l’écluse de la révolte. Ceux qui ont fait cet acte sont des hommes honorables. Quels griefs privés ils ont pu avoir, hélas! je l’ignore. Ils sont sages et honorables; et sans doute ils vous donneront leurs raisons. Je ne viens pas, amis, pour dérober vos coeurs; je ne suis pas un orateur, comme Brutus; mais, vous me connaissez tous, un homme simple et rude, qui aime son ami. Et ils le savent bien, ceux qui ont permis devant tous que je parle de lui! Je n’ai ni l’esprit, ni les mots, ni

�489

le poids, ni l’action, ni l’élocution, ni la puissance de la parole, capables de remuer le sang des hommes. Je parle tout droit; je dis ce que chacun de vous sait; je vous montre les blessures du doux César, - pauvres, pauvres bouches muettes, - et je les prie de parler pour moi. Mais, si j’étais Brutus, et que Brutus fût Antoine, Antoine soufflerait l’orage dans vos esprits, et mettrait, dans chacune des blessures de César, une langue qui ferait se lever et s’insurger chaque pavé de Rome!

Tous. - Oui, révoltons-nous!Premier Citoyen. - Le feu à la maison de Brutus!Troisième Citoyen. - Allons, venez! Trouvons les

conspirateurs.Antoine. - Mais écoutez-moi, concitoyens, écoutez-

moi!Tous. - Paix, holà! Écoutez Antoine, le très noble

Antoine!Antoine. - Voyons, amis, vous allez faire... vous ne

savez quoi! En quoi César a-t-il donc mérité votre amour? Hélas! vous l’ignorez; il faut que je vous le dise. Vous avez oublié le testament dont je vous parlais.

Citoyens. - Très vrai, le testament! Restons! Écoutons le testament!

�490

Antoine - Le voici, le testament, sous le sceau de César! À chaque citoyen romain, à chaque homme séparément, il donne soixante-quinze drachmes.

Deuxième Citoyen. - Très noble César! Nous vengerons sa mort!

Troisième Citoyen. - Ô royal César!Antoine. - De plus, il vous laisse toutes ses

promenades, ses jardins privés, ses vergers nouvellement plantés de ce côté du Tibre; il les laisse à jamais à vous et à vos héritiers, comme parcs d’agrément, pour vous promener et vous divertir. Celui-là fut un César! Quand verrons-nous son pareil?

Premier Citoyen. - Jamais, jamais! Venez, allons! allons! Nous brûlerons son corps au lieu sacré, et, avec les brandons, nous mettrons le feu aux maisons des traîtres! Enlevez le corps!

Deuxième Citoyen - Allez chercher du feu!Troisième Citoyen. - Arrachez les bancs!Quatrième Citoyen - Arrachez les gradins, les

croisées, tout! (Sortent les citoyens avec le corps.)Antoine. - Maintenant, que le poison opère!

Malédiction, tu es en route; prends le chemin que tu voudras!

�491

B. Extrait du Roi Lear

Acte I, Scène IIUne salle au château du comte de Gloucester.

Entre Edmond, une lettre à la main.

Edmond. - Toi, Nature, es ma déesse; à toi sont liés mes services. Pourquoi souffrir la peste d’une coutume et permettre aux nations vétilleuses de me dépouiller, sous prétexte que je suis de quelque douze ou quatorze lunes en retard sur un frère? Pourquoi bâtard? Pourquoi vil? Quand mes proportions sont aussi bien agencées, mon âme aussi généreuse et mon corps aussi exact qu’aucune issue d’honnête dame? Vils, vils? Nous qui, dans l’ardeur clandestine de la nature, puisons plus de robustesse et de force impétueuse qu’il n’en est dépensé dans un lit fatigué, insipide et rassis pour procréer toute une tribu de freluquets conçus entre le sommeil et la veille? Eh bien! donc, légitime Edgar, il me faut votre terre: l’amour de notre père va au bâtard Edmond comme au fils légitime. Le beau mot: «légitime»! Eh bien! mon légitime, si cette lettre court à son but et si mon invention réussit, Edmond le vil

�492

primera le légitime. Je grandis, je prospère; à présent, dieux, tenez pour les bâtards!

Entre Gloucester.

Gloucester. - Kent banni de la sorte! France s’éloignant en colère! Le roi parti ce soir! Son pouvoir résigné! Lui-même réduit à une pension! Et tout cela en un rien de temps! Eh bien! Edmond, quelles nouvelles?

Edmond. - N’en déplaise à Votre Seigneurie, aucune. (Il feint de cacher la lettre.)

Gloucester. - Pourquoi êtes-vous si anxieux de cacher cette lettre?

Edmond. - Je n’ai point de nouvelles, monseigneur.Gloucester. - Quel papier lisiez-vous là? Edmond. - Rien, monseigneur.Gloucester. - Rien! Qu’est-ce donc alors qui vous le

faisait dépêcher si précipitamment dans votre poche? La qualité d’un rien ne veut pas qu’on le cache ainsi. Faites voir; allons! si ce n’est rien, je n’aurai pas besoin de lunettes.

Edmond. - Je vous prie, monsieur, pardonnez-moi; c’est une lettre de mon frère que je n’ai pas lue tout

�493

entière et, pour autant que je l’ai parcourue, je ne la trouve pas faite pour tomber sous vos yeux.

Gloucester. - Donnez-moi cette lettre, monsieur.Edmond. - J’offenserai, que je la retienne ou que je la

donne. Le contenu, pour autant que je l’ai pu comprendre, en est blâmable.

Gloucester. - Voyons, voyons.Edmond. - J’espère, pour la justification de mon

frère, qu’il n’écrivit ceci qu’afin d’éprouver ou de jauger ma vertu.

Gloucester. - «Ce respect de commande pour la vieillesse fait un monde amer à nos meilleures années; elle nous prive de nos fortunes jusqu’au temps que l’âge nous empêche d’en jouir. Je commence à voir une sotte et vaine entrave dans l’oppression d’une tyrannie servile qui gouverne non parce qu’elle est forte, mais parce qu’on la souffre. Venez me voir afin que je puisse vous en dire plus long là-dessus. Si notre père dormait jusqu’à ce que je l’éveillasse, vous jouiriez à jamais de la moitié de ses revenus et seriez le bien-aimé de votre frère, Edgar. » Hum! Un complot! «Dormait jusqu’à ce que je l’éveillasse, vous jouiriez de la moitié de ses revenus.» Mon fils Edgar! A-t-il eu une main pour

�494

écrire ceci? Un coeur et un cerveau pour le concevoir? Quand avez-vous reçu cette lettre? Qui vous l’a apportée?

Edmond. - Personne ne me l ’a apportée, monseigneur; c’est là le fin de l’affaire; je l’ai trouvée auprès de la fenêtre de mon cabinet.

Gloucester. - Vous reconnaissez l’écriture pour celle de votre frère?

Edmond. - Si la teneur était bonne, monseigneur, j’oserais jurer que l’écriture est bien la sienne; mais, dans le cas présent, je veux croire qu’il n’en est rien.

Gloucester. - C’est la sienne.Edmond. - C’est en effet sa main, monseigneur; mais

j’espère qu’il n’est pas de coeur avec le contenu.Gloucester. - Jusqu’à cette heure, vous a-t-il jamais

sondé en cette affaire?Edmond. - Jamais, monseigneur; mais je l’ai souvent

entendu soutenir qu’il est juste, les fils étant dans la force de l’âge et les pères sur le déclin, que le père soit comme le pupille du fils et que le fils administre son bien.

Gloucester. - Oh! Scélérat! Scélérat! Le sens même de sa lettre! Exécrable scélérat! Dénaturé, odieux,

�495

bestial scélérat! Pis que bestial! Va me le chercher. Je l’appréhenderai. L’abominable scélérat! Où est-il?

Edmond. - Je n’en sais trop rien, monseigneur. S’il vous plaît de suspendre votre indignation contre mon frère jusqu’à tirer de lui un meilleur témoignage de ses intentions, vous suivrez une marche certaine; au contraire, si vous procédez violemment contre lui et vous trompez sur ses desseins, vous ferez large brèche à votre honneur et ruinerez dans l’âme son obéissance. Je gagerais ma vie qu’il écrivit ceci pour éprouver l’affection que je porte à Votre Honneur, et sans autre visée dangereuse.

Gloucester - Croyez-vous cela?Edmond . - Si Votre Honneur le juge convenable, je

vous posterai de telle sorte que, nous entendant conférer là-dessus, vous receviez l’assurance d’un témoignage auriculaire; et cela, dès ce soir.

Gloucester. - Il ne peut être pareil monstre...Edmond. - Assurément, il ne l’est point.Gloucester. - ... envers son père qui lui porte un

amour si tendre, si entier. Ciel et terre! Edmond, découvrez-le; pénétrez en lui, je vous prie; arrangez

�496

l’affaire au gré de votre sagesse. Je donnerais mon sang pour une conviction certaine.

Edmond. - Je vais le chercher à l’instant, monsieur, je mènerai la chose de mon mieux et vous tiendrai au courant.

Gloucester. - Ces dernières éclipses de soleil et de lune ne nous présagent rien de bon: bien que la raison naturelle les puisse expliquer de telle et telle manière, la nature elle-même ne s’en trouve pas moins meurtrie par leurs effets subséquents. L’amour se refroidit, l’amitié retombe, les frères se divisent; dans les villes, mutineries; dans les campagnes, discordes; dans les palais, trahisons; et le lien se rompt entre fils et père. Ce scélérat de mon sang confirme la prédiction: voilà le fils contre le père; le roi se dérobe au biais de nature: voilà le père contre l’enfant. Nous avons vu nos meilleures années: machinations, perfidies, traîtrises, tous les ruineux désordres nous font une route inquiète jusqu’à la tombe. Dévoile ce scélérat, Edmond; tu n’y perdras rien; agis prudemment. Et le noble Kent au coeur loyal, banni! Son crime, l’honnêteté! Étrange, en vérité! (Il sort.)

�497

Edmond. - Telle est l’excellente folie du monde que, si nous nous trouvons en malefortune - souvent par le fait même de nos propres abus - nous faisons coupables de nos désastres le soleil, la lune et les étoiles; comme si nous étions scélérats par nécessité, sots par compulsion céleste, coquins, voleurs et traîtres par la prédominance des sphères; ivrognes, menteurs et adultères par obéissance forcée à l’influence des planètes; et comme si nous ne faisions le mal qu’à l’instigation divine: l’admirable échappatoire pour ce maître-putassier d’homme que de mettre ses velléités lubriques à la charge d’une étoile! Mon père s’est mélangé avec ma mère sous la queue de Dragon et ma nativité s’est opérée sous la Grande Ourse; d’où il s’ensuit que je suis violent et paillard. Par le Pied de Dieu! J’aurais été ce que je suis si la plus virginale étoile du firmament avait cligné sur ma bâtardification. Edgar...

Shakespeare, Oeuvres complètes, Tome II, Éditions Gallimard, Paris, 1959, 1704 pages.

�498

TABLE DES MATIÈRES

Introduction .......................................................... 2 Définition de l’essai .................................................... 7

1. Prologue (Cervantes) ................................................ 13 2. Préface du Traité de la meilleure forme de gouvernement (Thomas More) ............................................................... 28

3. Quelques pensées de Pascal ....................................... 36 4. De l’horrible danger de la lecture (Voltaire) ........... 795. Le discours de Socrate (Platon) ................................ 836. La politique et l’art vétérinaire (Jules Fournier)… 1037. La langue française au Canada (Jules Fournier) ..... 110 8. L’histoire sainte du joual (Jean Marcel) .................. 1499. Le joual: un simple bag (Pierre Vadeboncoeur) ....... 15710. Les principes du Novlangue (Orwell, 1984) ........... 16811. Candide ou l’optimisme (Voltaire) ....................... 19412. A) La cloche (Claudel) ......................................... 213 B) Parabole d’Animus et d’Anima (Claudel) ........ 21813. Extraits de Bernanos ............................................... 22114. Extraits des Paradis artificiels (Baudelaire) .......... 25615. Extraits des Voyages de Gulliver (Swift) ............... 28616. Extraits des Essais de Montaigne ......................... 316 17. Discours d’Aristophane (Platon) 319...........................

�499

18. Deux discours (Tacite) …………………………. 33019. La tentation totalitaire (Jean-François Revel) ..... 33920. Extraits de Pantagruel (Rabelais) ……………… 379 21.Extraits de Paul-Louis Courier .............................. 391 22. Extraits de Shakespeare (Jules César et Le roi

Lear)........................................................................ 483