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POUR LE ROMAN-PHOTO EXTRAIT Jan Baetens LES IMPRESSIONS NOUVELLES

Pour le roman photo

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Pour le roman-photo (Jan Baetens)

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POUR LE ROMAN-PHOTO

EXTRAIT

Jan Baetens

LES IMPRESSIONS NOUVELLES

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DU MêME AUTEUR

POéSIE (sélection)Arlon, musée gallo-romain, Tétras-Lyre, 2000.

Made in the USA, Les Impressions Nouvelles, 2002.Arts poétiques, Comp’Act, 2003.

Construction d’une ligne TGV (en collaboration avec Olivier Deprez), Maisonneuve & Larose, 2003.

Cent fois sur le métier, Les Impressions Nouvelles, 2004.Vivre sa vie. Une novellisation en vers du film de Jean-Luc Godard,

Les Impressions Nouvelles, 2005.Slam (poèmes sur le basket-ball), Les Impressions Nouvelles, 2006.

Cent et plus de bande dessinée, Les Impressions Nouvelles, 2007.Pour une poésie du dimanche, Les Impressions Nouvelles, 2009.

ESSAIS (sélection)L’éthique de la contrainte (essais sur la poésie moderne),

Peeters, 1995.Formes et politique de la bande dessinée, Peeters, 1998.

Le combat du droit d’auteur, textes choisis et présentés par Jan Baetens, Les Impressions Nouvelles, 2001.

Le texte comme espace. Études grammatextuelles, Weidler, 2001.Le goût de la forme en littérature. Écritures et lectures à contraintes,

colloque de Cerisy (avec Bernardo Schiavetta), Noésis, 2004.Romans à contraintes, Rodopi, 2005.Hergé écrivain, Flammarion, 2006.La Novellisation. Du film au roman, Les Impressions Nouvelles, 2008.

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Il est d’autres arts qui combinent le photogramme (ou du moins le dessin) et l’histoire, la diégèse : ce sont le photo-roman et la bande dessinée. Je suis persuadé que ces « arts », nés dans les bas-fonds de la grande cultu-re, possèdent une qualification théorique et mettent en scène un nouveau signifiant (apparenté au sens obtus) ; c’est désormais reconnu pour la bande dessinée ; mais j’éprouve pour ma part ce léger trauma de la signifiance devant certains photos-romans : « leur bêtise me tou-che » (telle pourrait être une certaine définition du sens obtus) ; il y aurait donc une vérité d’avenir (ou d’un très ancien passé) dans ces formes dérisoires, vulgaires, sottes, dialogiques, de la sous-culture de consommation.

Roland Barthes

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EntrE sourirE Et silEncE

Que savons-nous, au fond, du roman-photo ?Sans doute trop, car n’importe quel lecteur a bien une idée et sur-

tout un avis, négatif bien entendu, sur ce genre très singulier. Mais sans doute aussi pas assez, car ces idées et ces avis se résument facilement en quelques lieux communs que résume bien l’article « roman-photo » sur Wikipédia :

« Un roman-photo ou photo-roman est une histoire, générale-ment sous une forme proche de la bande dessinée, composée de photos agrémentées de textes disposés dans des phylactères. Des journaux comme Nous Deux, Lancio ou Girls en France, ou comme Grand Hôtel en Italie, sont spécialisés dans la publication d’histoires en roman-photo, à connotation généralement senti-mentale. »

On ne saurait mieux dire : le roman-photo passe pour être une sorte de bande dessinée, mais avec des images photographiques ; ses histoires sont celles que l’en retrouve dans la littérature à l’eau de rose ; son public semble féminin ; et l’existence de quelques variantes à vo-cation essentiellement parodique ne change rien au caractère figé d’un genre qui n’a guère évolué depuis son introduction dans l’immédiat après-guerre.

Comme beaucoup d’autres genres du ghetto dit « paralittéraire », le roman-photo ne souffre pas seulement d’un manque de reconnaissance. Il est surtout très mal connu. Et comme souvent, ceci est lié à cela et inversement : le peu de chose qu’on sait du genre tend non seulement à le faire mépriser, mais empêche aussi qu’on se penche de plus près sur son histoire et ses formes plus ou moins alternatives, en tout cas plus riches que les stéréotypes ayant cours, ce qui renforce encore le manque de prestige qui colle au roman-photo comme une seconde peau.

écrire sur le roman-photo n’a donc rien d’évident. Dans le meilleur des cas, le genre fait sourire. Parfois, il déclenche une forme d’hostilité. La plupart du temps, on l’ignore. La critique professionnelle se tait, indifférente à l’égard du genre comme de ses multiples avatars. Prenons

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par exemple la somme récente de Martin Parr et Gerry Badger sur le livre photographique1. Contrepoids bien venu à l’exaltation de la pho-tographie destinée aux seules cimaises des musées, le livre de photogra-phies selon Parr et Badger n’est pas exempt des préjugés à l’égard de la photographie « bon marché » ou « utilitaire » et laisse de côté toute pho-tographie artistiquement « non récupérable », dont le roman-photo.

Les clichés sont tenaces, et le pessimisme déjà cité de Roland Bar-thes, « touché » autant que « traumatisé » par la bêtise du genre, en témoigne2. Ils ne sont toutefois pas inévitables, ni éternels. Après tout, le genre s’est montré capable de produire un certain nombre d’exem-ples qui excèdent de tous points de vue les limites du format tradition-nel (et dont certains engagent parfois de très grand noms de la culture contemporaine, d’Alain Robbe-Grillet à Jacques Derrida, en passant par Sophie Calle ou Chris Marker, notamment). À quoi s’ajoute que notre approche de la culture de masse est plus ouverte et plus positive qu’au moment des premiers pamphlets contre le roman-photo, où les mots d’aliénation et de manipulation surgissaient plus souvent qu’à leur tour3. La différence est nette avec les recherches contemporaines sur la littérature dite « populaire »4, non seulement plus empathiques à leur objet d’étude mais soucieuses aussi de mettre en valeur la complexité de la lecture des anciens « sous-produits » de la consommation culturelle.

Une histoire mais aussi une approche différentes du roman-photo sont donc possibles, tant pour manifester les formes et sous-formes du genre, plus riches et plus variées qu’on ne croit, que pour favoriser la lecture du roman-photo « différent ». Ce sera l’enjeu essentiel des pages qui vont suivre.

1 Le livre de photographies : une histoire, Londres, Phaidon, 2005 (tome 1) et 2007 (tome 2).2 Roland Barthes, L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982, pp. 59-60. L’auteur renché-rira sur ce premier texte, qui date en fait de 1970, en écrivant dans Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977 : « Nous Deux – le magazine – est plus obscène que Sade ».3 Un exemple parmi d’autres : évelyne Sullerot, Histoire de la presse féminine, Paris, Colin, 1964.4 Sur la littérature populaire, voir entre autres Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, 1992, Jacques Migozzi (dir.), Productions du populaire, Limoges, PULIM, 2005 et Anne-Marie Thiesse, Le roman du quotidien, Paris, Seuil, 2000 (1ère édition 1984).

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Ciné-roman, roman dessiné, roman-photo : que le meilleur gagne ?

L’origine du roman-photo est à la fois floue et nette. Floue, parce qu’en matière culturelle un début n’est jamais absolu. Comme l’a bien montré Borges, dès qu’un auteur ou un genre s’impose, il fait des ten-tatives pour s’inventer des précurseurs1. Floue aussi parce que les mé-dias modernes, selon un mécanisme étudié par André Gaudreault et Philippe Marion, naissent toujours « deux fois » : entre les premiers balbutiements d’une nouvelle pratique et sa reconnaissance institution-nelle il se passe souvent un laps de temps qui brouille les repères chro-nologiques2. Toutefois, dans le cas du roman-photo, la datation précise du moment inaugural ne fait pas de doute. Le premier roman-photo est bel et bien, « Nel fondo del cuore » (Au fond du coeur), publié par le magazine italien Il Mio Sogno (Mon rêve) le 20 juillet 19473. En France, où le roman-photo sera d’abord une affaire d’emprunt et de traduction, le premier exemple ne verra le jour que deux ans plus tard, dans le ma-gazine Festival, créé le 27 juin 1949.

1 « Kafka et ses précurseurs », in Enquêtes, Paris, Gallimard, 1952. Dans Le roman-photo, Paris, Larousse, 1979, Serge Saint-Michel fait ainsi remonter l’histoire du genre à l’époque du surréalisme, voire à celle de Napoléon III. Les séries de cartes postales détaillant les phases successives d’un striptease sont souvent citées comme une des sources possibles du roman-photo, qui mérite une place certaine dans l’histoire de la pornographie des temps modernes.2 André Gaudreault et Philippe Marion, « Un média naît toujours deux fois », in Sociétés et représentation, n° 9, 2000, pp. 21-36.3 Sur les origines du roman-photo, les principales sources historiques sont : Serge Saint-Michel, Le roman-photo, Paris, Larousse, 1979 ; Fabien Lecoeuvre et Bruno Takodjérad, Les années roman-photos, Paris, Veyrier, 1991 ; Sylvette Giet, Nous Deux 1947-1997 : Apprendre la langue du cœur, Leuven/Paris, Peeters/Vrin, 1998 et Emi-liano Morreale, Lo Schermo di carta, Milan, Il Castoro, 2007. Les paragraphes qui suivent s’appuient beaucoup sur le travail de ces auteurs.

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Il Moi Sogno (premier numéro, 20 juillet 1947, avec en couverture « Gianna Loris », soit Gina Lollobrigida).

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« Nel fondo del cuore » (publié dans Il Moi Sogno, 1947).

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Toutefois, les noms clé associés aux origines du genre sont moins Il Mio Sogno et Festival que Grand Hôtel et Nous Deux, respectivement pour l’Italie et la France. Ce sont en effet ces deux hebdomadaires qui ont su le mieux capter l’esprit du temps favorable à l’éclosion du ro-man-photo, avant de s’imposer comme leaders sur le double marché de la presse du cœur et du roman-photo.

Grand Hôtel (couverture du premier numéro, 29 juin 1948).

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Le premier roman-photo de Grand Hôtel, lancé sur le marché ita-lien en 1947, sera « Amarti e dirti addio » (T’aimer et te dire adieu (1950)). Quant au premier roman-photo de son homologue français, Nous Deux, lui aussi créé en 1947, ce sera « À l’aube de l’amour » (9 août 1950), soit un mois et demi après le premier roman-photo publié dans le magazine Festival.

« Amarti e dirti addio » (1950, premier roman-photo publié dans Grand Hôtel).

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« À l’aube de l’amour » (1950, premier roman-photo publié dans Nous Deux).

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Comme le suggèrent ces premiers détails, le nouveau genre n’est pas issu d’un vide4. Il est solidement ancré dans le nouvel essor édito-rial, tout de suite après la Deuxième Guerre Mondiale. Ainsi le roman-photo sera très marqué par les formules de la littérature populaire – le mélodrame, quant aux contenus ; le feuilleton, quant au rythme et à la structure des récits – et par la fascination de la culture de masse améri-caine – d’où l’accent mis sur l’univers du cinéma, au moment même où après plusieurs années d’embargo les films hollywoodiens déferlaient sur l’Europe dévastée. Faisant référence à un film célèbre avec Greta Gar-bo, le titre du magazine phare, Grand Hôtel, le montre avec éclat. Par ailleurs, le roman-photo n’est qu’une des rubriques parmi d’autres dans les hebdomadaires sentimentaux. Au début, des genres mieux connus tiennent le haut du pavé et l’émergence, puis le succès du roman-photo étaient moins programmés qu’on ne peut le penser aujourd’hui.

En effet, les premiers numéros de Grand Hôtel, ne comportent qu’une maigre section de romans-photos. Ces publications sont du reste souvent très minces. En cette période de pénurie d’après-guerre, le papier est rationné et la presse du cœur a encore une réputation de soufre auprès de bon nombre de groupes de pression, qu’ils soient de gauche ou de droite, qui font tout pour freiner l’élan des magazines pour femmes. À l’intérieur d’un hebdomadaire comme Grand Hôtel on trouve un peu de tout : ciné-romans, romans dessinés, nouvelles, feuilletons, horoscopes ou encore une sélection du courrier du cœur. C’est par rapport à un tel ensemble et par rapport à ces autres genres, surtout le ciné-roman et le roman dessiné, qu’il convient d’apprécier la venue du roman-photo.

La première référence majeure du roman-photo est incontestable-ment le ciné-roman, très populaire dans les années 30 et 40. Bien que les débuts de ce genre remontent presque aux origines du cinéma, son « format » n’a pas cessé de se transformer jusqu’à nos jours. Dans sa forme la plus élémentaire, le ciné-roman aligne une série de photo-grammes du film, complétés à l’aide des dialogues en guise de légen-des. Cette structure de base, que l’on retrouve dans des collections bien connues comme « Bibliothèque des classiques du cinéma » (Balland) ou

4 Le lecteur désireux de s’informer sur la culture visuelle et populaire de l’épo-que trouvera de nombreuses illustrations sur le site de Boomer Café. Le site des fifties (http ://boomer-cafe.net/version2/) L’information relative au roman-photo – voir la section « Objets de légende » – provient essentiellement des actes d’un colloque de 1993, voir Jan Baetens et Ana Gonzalez (dir), Le roman-photo. Actes du colloque de Calaceite, Amsterdam, Rodopi, 1996.

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« The Film Classics Library » (Darien House), a tout de suite connu des variations si nombreuses que la délimitation du corpus s’est révélée un casse-tête permanent5.

5 Cf. Alain et Olette Virmaux, Un genre nouveau : le ciné-roman, Paris, Edilig, 1983. À vrai dire, une histoire du ciné-roman faisant autorité fait toujours défaut. Un

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Ninotchka (ciné-roman du film d’Ernst Lubitsch de 1939, The Film Classics Library, 1975).

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Drôle de drame (ciné-roman du film de Marcel Carné de 1937, Balland, 1974).

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À titre d’exemple, et pour donner une idée supplémentaire de l’extrême diversité du genre comme de sa position dominante dans la presse de l’époque, voici quelques pages de Life (1947) présentant sous forme de ciné-roman une adaptation des Grandes Espérances de Charles Dickens par David Lean.

S’agissant des rapports entre ciné-roman et roman-photo, il ne suf-fit pas de dire que le second se distingue du premier par son caractère « original ». C’est toute l’esthétique du genre qui change, et ce glisse-ment ne peut pas être compris sans comparaison minimale avec le genre qui a réellement servi de tremplin au roman-photo : le roman dessiné.

Aujourd’hui tombé dans un oubli presque total, le roman dessiné, qui n’aura vécu que quelques années (il naît avec Grand Hôtel en 1947 et son dernier avatar sera publié par Nous Deux en 1953)6, est une for-me très singulière de bande dessinée faite au lavis et montée suivant le modèle des comics américains de l’époque. Supérieur aux bandes des-sinées par la qualité d’un dessin apte à mettre en valeur le modelé des personnages, le roman dessiné relève aussi le défi du ciné-roman par sa « cannibalisation » de l’univers cinématographique. Tout en s’inscrivant dans la presse du cœur, les histoires racontées ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles d’un certain cinéma hollywoodien, cependant que les héros et héroïnes sont des calques des vedettes du grand écran. La technique du lavis permet de rendre d’une manière quasi naturalis-te – et qui souffre moins des imperfections des techniques d’impression de l’époque que les photogrammes des ciné-romans !

Publié dans le tout premier numéro de Grand Hôtel, puis adapté en français dans Nous Deux dès le premier numéro du nouveau maga-zine, le roman dessiné « Anime incatenate » (Âmes ensorcelées7) affiche d’emblée les raisons du succès du genre : l’union sans faille de l’univers cinématographique et du mélodrame propre à la presse du cœur.

La page inaugurale plante tout de suite les deux extrêmes, avec en haut le monde de l’évasion (un flirt à bord d’un yacht) et en bas la

des points les plus épineux est la différence, réelle mais pas toujours facile à cerner, entre ciné-roman et novellisation, cf. Jan Baetens, La novellisation. Du film au roman, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2008.6 Dans les années 80, des auteurs de bande dessinée comme Jean-Claude Claeys tenteront de redonner vie à ce “roman dessiné”, mais à l’intérieur d’un contexte tout à fait différent, notamment caractérisé par la généralisation de la couleur et de l’amélio-ration de la qualité générale de l’impression, qui joue en sa défaveur.7 Littéralement : « âmes enchaînées ».

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« Âmes ensorcelées » (1946, premier roman dessiné de Grand Hôtel).

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réalité sordide (l’action se déplace brusquement : « Quelques mois plus tard, dans la prison pour femmes de Savone »)8. La séduction exercée par cette planche est indéniable. La souplesse de la mise en page, où les cases ne semblent s’arrondir que pour mieux rimer avec la poitrine de la jeune femme blonde, trouve un parfait écho dans la ductilité du dessin capable de rendre aussi bien les moindres nuances des ciels que les plus petits tremblements des cheveux.

Les romans dessinés se présentent à la fois comme des romans et comme des œuvres traduites, mais sans doute le public n’est-il pas vrai-ment dupe du rideau de fumée que les producteurs du genre aimaient à entretenir, à coups de pseudonymes et de relais institutionnels (dans le cas d’Âmes ensorcelées, les auteurs s’appellent M. Dukey et J.W. Symes, la version italienne serait de la main d’un certain F.M. Macciò)9.

Le roman-photo qui débutera timidement un an plus tard, avant de s’imposer de manière étonnante au détriment du roman dessiné, n’est pas du tout le double photographique de cette bande dessinée de type singulier. Le roman dessiné, bien plus que le ciné-roman dans ces années-là, sert visiblement de modèle au roman-photo, mais pour des raisons qui n’ont jamais été élucidées, c’est le roman-photo et non pas le roman dessiné qui suscitera l’enthousiasme des lecteurs.

Vu de manière un peu distante, cet engouement reste énigmatique. De tous points de vue, en effet, le roman-photo apparaît comme un net appauvrissement du roman dessiné. La mise en page très dynami-que et expressive du roman dessiné se fige, le roman-photo « primitif » évoluant vite vers un modèle plus mécanique avec trois rangée de deux photos qui rappelle, et encore nullement à son avantage, les pratiques du ciné-roman (sauvé de la monotonie, lui, par la qualité intrinsèque de ses photogrammes et ses histoires nettement plus palpitantes). De plus, le roman-photo a aussi du mal à marier texte et image. Sous l’in-fluence du roman dessiné, il s’efforce en effet de ne pas chasser les

8 Qui deviendra la prison du Mans dans la version française publiée dans Nous Deux.9 Pour quelques détails historiques sur ces personnages, voir Sylvette Giet, o.c. Dans la traduction française de cette œuvre, ces noms ne seront du reste pas les mê-mes… Pseudonymie et mystification étaient des caractéristiques très répandues du système littéraire et culturel de l’époque, tant à cause du grand nombre d’écrivains « noirs » interdits de publication qu’à cause de la nécessité commerciale de profiter le plus possible de la vogue de tout ce qui était américain. Pour la France, comment ne pas penser ici au cas « Vernon Sullivan », auteur présumé du roman à scandales J’irai cracher sur vos tombes (1946) ?

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textes en légende, comme dans le ciné-roman, mais cette option le confronte à des difficultés insurmontables. Souvent les photographies, qui privilégient une esthétique du gros plan, n’ont pas de zones vides ou sémantiquement neutres, ce qui oblige le roman-photo à revenir à une technique du cinéma muet : l’alternance de cases d’intertitres, où se dit l’histoire, et de photos, où elle se montre. À cela s’ajoute un troisième problème : rendre en photos la continuité d’un mouvement ou suggérer un mouvement au sein d’une image unique est laborieux en régime photographique, alors que la bande dessinée et le roman des-siné disposaient à cette époque déjà d’une panoplie de techniques et de procédés propres à résoudre ces difficultés. Enfin la moindre qualité du papier de magazines grand public et celle des techniques d’impression pénalisaient lourdement les genres photographiques, à la différence de ceux dont la base était dessinée – plus facile à adapter aux contraintes technologiques.

La planche que voici, prise au hasard dans un échantillon de ro-mans-photos du tout début des années 60, indique que les diverses déficiences du genre étaient loin d’avoir disparu au moment de ses plus grands succès commerciaux.

« Un si bel amour » (in Caroline Film, 1961, collection particulière).

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La différence est nette avec un récit comme « Enfin le bonheur » (1971), qui se déroule dans le milieu des courses automobiles, dont il essaie de capter l’intensité particulière à l’aide de moyens visuels : mise en page plus dynamique, superpositions d’images, gros plans, études de mouvement, rôle secondaire du texte. Toutefois, même ici, l’invention reste timide.

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« Enfin le bonheur » (in Rose et réséda, 1971).

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Le roman-photo s’efforce donc de remédier à ces premiers pro-blèmes (comment raconter une histoire en images photographiques ? que faire des phylactères ? comment diviser une histoire en livraisons hebdomadaires ? comment optimiser la visibilité des détails dans des magazines mal imprimés sur mauvais papier ? que raconter en images et que dire en mots ? comment structurer la page ?), mais la persistance certaine des écueils techniques et narratifs ne l’empêche nullement de reléguer en peu de temps le roman dessiné au second rang. Les raisons de ce basculement restent énigmatiques. L’aspect économique n’est ja-mais mentionné, mais il n’a pu être totalement absent des discussions. On peut supposer que faire une page de roman-photo revenait moins cher que faire une page de roman dessiné. Après tout, il est difficile d’imaginer que les propriétaires de la presse du cœur auraient encou-ragé un nouveau genre plus coûteux que celui qui donnait encore plei-nement satisfaction au début des premiers romans-photos. En l’absence d’études fouillées sur la lecture du roman-photo, les auteurs qui se sont penchés sur la question reviennent souvent sur ce critère de la moder-nité du roman-photo.

Comme le fait remarquer Sylvette Giet :Au total, ont donc cohabité dans la presse du cœur deux genres de récit en images, un premier qui semble avoir atteint dès le début son plein épanouissement et son entière expressivité, un second qui a dû lentement conquérir son langage. Pour autant, c’est le second, que l’usage de la photographie a sans doute connoté comme plus moderne, qui a supplanté le premier, peut-être justement à cause de ses capacités d’évolution esthétique10.

Il est difficile d’évaluer dans quelle mesure les « capacités d’évo-lution » ont pu convaincre le public. Après tout, la substitution du roman-photo au roman dessiné a été, sinon instantanée, du moins très rapide. Il en va autrement du critère de la modernité. Dans ces années où tout le monde se met à préférer le plastique aux matériaux naturels et où la destruction du patrimoine architectural et urbanistique soulève les applaudissements de nombreuses couches de la société, l’argument est plausible. La voix des situationnistes, pour nous si présente dans notre reconstruction des années 50, n’était qu’un filet tout à fait clandestin.

La véritable réception du roman-photo reste entourée de nombreux mystères, que les historiens du genre sont les premiers à reconnaître.

10 « Le roman-photo sentimental traditionnel lu en France », in Jan Baetens & Ana Gonzalez (dir.), Le roman-photo, Amsterdam, Rodopi, 1996, p. 11.

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Même les spécialistes restent hésitants et prudemment sceptiques. Car autant on connaît les tirages de tous ces magazines, autant on reste dans le noir quant à la réception effective du roman-photo et du ciné-roman de ces années-là. Des divers genres en concurrence à l’intérieur des nouveaux magazines du cœur, le roman-photo, s’il n’était peut-être pas le meilleur, s’est avéré sans conteste le plus fort. Théoriquement, des formes concurrentes auraient pu s’imposer à la place du roman-photo, voire lui barrer l’accès à la publication de masse, mais ce n’est pas l’évo-lution qui s’est produite. Quoi qu’il en soit, une fois résolus les problè-mes techniques et une fois trouvé le bon format, plus rien ne s’oppose à l’épanouissement du genre. Le succès colossal du roman-photo en fait un phénomène de société dans la seconde moitié des années 50 et lui permet également d’annexer d’autres genres, comme le ciné-roman, dont la présentation matérielle et le ton narratif se mettent à copier les modèles mis à l’épreuve dans le roman-photo. Cette évolution viendra elle aussi d’Italie, mais avant de la commenter un peu, il importe de présenter plus en détail quelques transformations du genre en France.

tel qu’en lui-même il se Change

Le dialogue permanent avec le public est un des éléments qui a également dû contribuer à l’épanouissement du roman-photo. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui le caractère interactif du genre. Le signe le plus spectaculaire de cette « ligne directe » avec les lecteurs était évidem-ment la possibilité de participer aux prises de vue et à l’écriture du scé-nario. Un des magazines pionniers du genre en Italie, bolero film, publie en couverture de son premier numéro (25 mai 1947, soit juste avant la publication effective de romans-photos dans Il Mio Sogno) l’annonce suivante : « ATTENTIoN ! bolero film cherche actrices et acteurs pour ses romans-photos. Voir page 7 ». À côté de ce type d’appels, d’autres aspects, moins directs, étaient non moins tournés à l’avantage interactif du genre. Ainsi du caractère largement improvisé de bien des romans-photos, écrits et réalisés à la petite semaine, sans trop de scénario préa-lable (après tout, les clichés de la littérature du cœur ne devaient plus être inventés !). Cet inachèvement à répétition permettait d’associer le public au déroulement des intrigues. C’est en effet suite aux sondages ainsi organisés que les scénaristes savent quelle orientation donner à des récits prompts aux revirements les plus improbables. Les livraisons du roman-photo classique se terminaient régulièrement par un concours et un appel aux lecteurs. On trouve ainsi, à la fin de chaque livraison de