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7/31/2019 Pour Rome http://slidepdf.com/reader/full/pour-rome 1/3 Pour Rome Projet d'écriture L’idéal serait : partir avec un manuscrit (de préférence : épais, dense, ramifié ; portant corrections, ajouts, paperolles ; arborant citations tronquées, renvois à vérifier, références à compléter ; riche en phrases à terminer, paragraphes mobiles, syntagmes épars) sous le bras, et revenir sans rien. Dans la fraîcheur du matin, parmi les orangers dans leurs grands pots de grès, sur la terrasse qui donne sur les toits : biffer. De café en café, alors que le soir se rassemble : perdre ses feuilles, comme un arbre que la chaleur a rendu trop las à la fin, et content de prétendre que l’automne de toute façon…  De toute façon, l’automne. L’automne, déjà . Il était si facile d’écrire, les pages avaient cet air net, les phrases cette coupe élégante et définitive ; elles étaient venues se ranger si docilement dans la chemise jaune et grise. Il en resterait ceci : le vent vieux dans les branches, l’hiver.  L’idéal, donc, ne sera pas.  Les valises ne seront pas pleines – ou les chemises n’auront pas l’acception voulue. Peut-être la terrasse donnera-t-elle sur les touches ocre des toits, peut-être un peintre pourrait-il en faire quelque chose.  Toi, il te faudra errer de café en café, dans la ville que l’été a vidée, que l’été a remplie. De gens comme toi, de déplacés, ceux qu’il convient de plaindre et ceux à qui il convient de botter le cul. Tu n’ignores pas que tu appartiens à cette deuxième catégorie.   Tu erreras donc, taccuino in tasca , de café en café, de jardin public en placette ombragée, la conscience de plus en plus mauvaise sous un ciel irrémédiablement bleu. Il te prendra une envie de nuages, de nuages qui auraient le même gris que ton âme ; tu rêveras de villes du nord, de vent du nord, de la mer grise de chez toi.

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Pour RomeProjet d'écriture

L’idéal serait : partir avec un manuscrit (de préférence : épais, dense,ramifié ; portant corrections, ajouts, paperolles ; arborant citationstronquées, renvois à vérifier, références à compléter ; riche enphrases à terminer, paragraphes mobiles, syntagmes épars) sous lebras, et revenir sans rien. Dans la fraîcheur du matin, parmi lesorangers dans leurs grands pots de grès, sur la terrasse qui donne surles toits : biffer. De café en café, alors que le soir se rassemble :perdre ses feuilles, comme un arbre que la chaleur a rendu trop las àla fin, et content de prétendre que l’automne de toute façon…

 De toute façon, l’automne. L’automne, déjà . Il était si facile d’écrire, lespages avaient cet air net, les phrases cette coupe élégante etdéfinitive ; elles étaient venues se ranger si docilement dans lachemise jaune et grise. Il en resterait ceci : le vent vieux dans les

branches, l’hiver. L’idéal, donc, ne sera pas. Les valises ne seront pas pleines – ou les chemises n’auront pasl’acception voulue. Peut-être la terrasse donnera-t-elle sur les touchesocre des toits, peut-être un peintre pourrait-il en faire quelque chose.

 Toi, il te faudra errer de café en café, dans la ville que l’été a vidée,que l’été a remplie. De gens comme toi, de déplacés, ceux qu’ilconvient de plaindre et ceux à qui il convient de botter le cul. Tun’ignores pas que tu appartiens à cette deuxième catégorie.  Tu erreras donc, taccuino in tasca , de café en café, de jardin public enplacette ombragée, la conscience de plus en plus mauvaise sous un

ciel irrémédiablement bleu. Il te prendra une envie de nuages, denuages qui auraient le même gris que ton âme ; tu rêveras de villes dunord, de vent du nord, de la mer grise de chez toi.

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 Que fais-tu dans une ville d’où et dont on a tant écrit (et en phrasesautrement plus élégantes que celle que tu achèves à l’instant) ? Peut-être tes errances, à toi aussi (cf. Paul Auster & Cie) , dessineront pour

qui te mène les lettres de la Ville. Te revient en mémoire ce que tu aslaissé choir, jadis : 

 Assis sur les marches d'un escalier de fer, quelque part devant la mer, tu penses - carpour t'arrêter de penser tu devrais d'un seul coup boire la nuit vaste comme la mer - tupenses à Rome, à sa rondeur de fruit plein et mûr.

 Tant que Rome sera ce soleil dans ta poitrine, tu ne tireras rien de l'algue gluante, ni duciel qui glisse dans la mer. Le souvenir du parfum des pêches de Sulmone te fait mal, dece mal dont tu nourris ton poème. Tu ne vis pas avec notre rouille. Tu parles une langue

qu'on ne parle pas ici.(...)laisser cette mer te passer sur le corps, tes cheveux gris se mêler à ce ciel gris, laisser cettelangue d'ici s'échapper de tes poumons, dénouer ta gorge, franchir la double barrière detes dents.(...)Le crabe a des choses à t'apprendre. A commencer par le don de l'attente. Se laisserremplir par la mer, attendre. Ne plus semer tes mots comme grains de sable .

 

Precisely . Appunto, dans la langue locale. Et que fais-tu donc, iciencore, sous prétexte… Il y a toujours un prétexte – c’est le texte quifait défaut, c’est lui qui se dérobe au moment où on croit le tenir, lamurène de Jérôme, quanto fortius presseris, tanto citius elabitur (plustu la presses dans ta main, plus vite elle en glisse et t'échappe) Jérôme qu’il te faudra aller visiter chez lui, comme Valery Larbaud leconseille, une belle matinée toute pure, où tu n’écriras rien.

  Tu traceras donc de tes semelles toutes les lettres de la Ville, le O unjour où tu tournes en rond, où tu crois qu’il faut écrire et que tu voisque tu n’écris pas. Le M : tu t’écartes du Tibre, tu y reviens, tu t’enécartes, tu y reviens, comme si tu ne savais pas ce que tu veux – écrire Rome. Le R et le A, garde-les bien, ce n’est qu’un projet qu’onte demande ici ; ne va pas leur dire tout, qu’est-ce qu’il te resterait,

pauvre bougre, un job dans les arènes, habillé aujourd’hui en lion,demain toutefois en chrétien ( Ucci, ucci, sent’odor di Cristianucci ?) 

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Il est temps de repartir – le petit calepin tu ne l’avais pas le seul jouroù il te l’aurait fallu – tu ramènes un noir poème sur une ricevuta  fiscale , et des projets de titre pour l’œuvre – toujours ouverte, commela Città.