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Pour Une Archéologie Du Rite

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religion

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  • Monsieur John Scheid

    Pour une archologie du riteIn: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 55e anne, N. 3, 2000. pp. 615-622.

    RsumPour une archologie du rite (J. Scheid).

    L'tude des religions de l'Antiquit a exploit pendant des sicles les sources crites, littraires et pigraphiques. Mme si desrvisions sont possibles, les recherches paraissent stagner. Les documents crits, en effet, n'voquent qu'exceptionnellement cequi constituait l'lment central des religions antiques : les rites. Les progrs accomplis par l'archologie des sanctuaires et desncropoles ouvrent une voie trs prometteuse. En mettant au jour un certain nombre de traces des gestes rituels, ces recherchespermettent de sortir de l'impasse et prsagent la reconstruction de pans entiers des pratiques religieuses antiques.

    AbstractTowards an archeology of ritual.

    History of Greek and Roman religions has been mainly a study of literary or epigraphical texts. Despite periodical revisions andprogress there is a real danger of stagnation, because this kind of evidence only exceptionnally reveals the central feature ofancient religions: rituals. Now, recent progress made by the archeology of sanctuaries and of burial practices, eventually give theopportunity to analyze the remains of ritual gesture, and so open a new era in the history of the religions of Greece and Rome.

    Citer ce document / Cite this document :

    Scheid John. Pour une archologie du rite. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 55e anne, N. 3, 2000. pp. 615-622.

    doi : 10.3406/ahess.2000.279867

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2000_num_55_3_279867

  • POUR UNE ARCHEOLOGIE DU RITE

    John Scheid

    L'une des principales difficults de l'histoire religieuse de l'Antiquit classique rside dans l'insuffisance des sources. On dispose, certes, de milliers d'inscriptions sujet religieux, d'innombrables images, de lieux de cultes identifis par centaines et d'une srie non ngligeable de textes littraires traitant du religieux. Mais cette abondance est trompeuse car les sources sont juste assez explicites pour rvler le caractre ritualiste de la plupart des religions antiques, et insuffisantes pour nous faire connatre le dtail des rites. Les inscriptions sont laconiques et taisent l'essentiel : la banale squence des gestes rituels quotidiens, si quotidiens qu'on ne les mentionne pas. Ainsi la porte est-elle grande ouverte aux interprtations aventureuses qui transposent dans l'Antiquit des ides et des fantasmes modernes. Les vestiges archologiques disponibles sont rarement plus qu'un ensemble de pices vides ou de couches plus ou moins bien dates. Les textes littraires, quant eux, livrent essentiellement des spculations fondes sur des lments de la vie religieuse, dont l'objectif est le discours sur la religion et le religieux plutt que la pratique religieuse elle-mme. Les chances de voir apparatre des textes nouveaux qui combleraient ces lacunes sont presque nulles, car les quelques inscriptions intressantes qui sortent du sol tous les vingt ou trente ans n'apporteront aucune lumire, puisque la nature mme des tmoignages ne changera gure. La papyrologie permet souvent de dpasser le type de documentation habituel, mais dans la mesure o elle est surtout utilisable pour le contexte religieux gyptien, trs spcifique, elle ne peut livrer qu'un point de comparaison.

    Tous les espoirs se portent donc vers l'archologie, seule susceptible, si elle s'adapte cette nouvelle perspective, d'apporter enfin des tmoignages neufs et consistants sur les ritualismes antiques. La preuve en est donne par un certain nombre de chantiers qui permettent d'ores et dj de renouveler notre approche et notre connaissance de ces religions. C'est, de faon paradoxale, par la civilisation matrielle que passe le chemin d'accs au ritualisme, condition, toutefois, que l'on sache ce qu'il faut

    615 Annales HSS, mai-juin 2000, n 3, pp. 615-622.

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    chercher (la thologie implicite d'une religion du rite), et que l'on travaille avec la rigueur technique ncessaire pour identifier les tmoignages de ce type de religiosit. Il va de soi que pour comprendre l'intrt d'une archologie du rituel et pour tre en mesure de recueillir des donnes pertinentes, il faut accepter que le ritualisme exprimant une thologie implicite n'est pas seulement une forme trs rpandue de la pratique religieuse, dans le monde antique comme dans le monde contemporain et dans toutes les religions, mais qu'il est conciliable avec l'existence de spculations philosophiques. Ceux qui doutent de la possibilit et de la dignit d'une attitude religieuse fonde sur la tradition ritualiste et qui recourent la spculation libre sur la religion, devraient relire les belles pages consacres par Yesha- yahou Leibowitz la Foi de Mamonide1.

    L'archologie a dj produit, dans le pass, des informations importantes sur les rites. Il suffit d'voquer les nombreux tmoignages sur les pratiques funraires ou les innombrables dpts votifs. Mais ces dcouvertes taient occasionnelles et rarement contextuelles. C'taient les objets eux-mmes, la structure archologique elle-mme plutt que le contexte, en particulier le contexte rituel, qui l'emportaient. L'interprtation religieuse tait gnralement plaque de l'extrieur sur les donnes plutt que produite par l'analyse de celles-ci. Souvent mme on ne comprenait pas ce qu'on mettait au jour, mme dans les ncropoles, car on ne peut fouiller correctement que ce qu'on connat : une tombe grecque, celtique ou romaine n'est pas un caveau du Pre-Lachaise.

    Depuis une quinzaine d'annes un nouveau type d'archologie s'est dvelopp sous l'effet de quelques dcouvertes spectaculaires. Une quipe d'archologues travaillant en Picardie a, en effet, su mettre au jour et publier un lieu de culte celtique, attestant clairement des rites sacrificiels et des rites de dcoupe de corps humains2. D'autres recherches poursuivent sur la mme voie3. L'cho de ces travaux a t important, et actuellement la communaut des celtisants et des historiens de la religion en gnral

    1. Y. Leibowitz, The Faith of Maimonides, Tel Aviv, Mod Books, 1989. Trad, fr., Paris, ditions du Cerf, 1992.

    2. J.-L. Brunaux, P. Mniel et F. Poplin, Gournay I. Les fouilles sur le sanctuaire et l'oppidum (1975-1984) , Revue archologique de Picardie, 1985, numro spcial, notamment pp. 147-164.

    3. Par exemple J.-L. Cadoux, L'ossuaire gaulois de Ribemont-sur-Ancre (Somme) : premires observations, premires questions , Gallia, 42, 1984, pp. 53-78 ; J.-L. Brunaux et P. Mniel, La rsidence aristocratique de Montmaurin (Oise) du me au IIe sicle av. J.-C. , Paris, ditions de la Maison des Sciences de l'Homme, Documents d'archologie franaise, vol. 64, 1997 ; B. Lamb et P. Mniel, Le village gaulois d'Acy-Romance (Ardennes- France). Morts et vivants, rites et sacrifices humains chez les Rmes , in A. Mller-Karpe et alii (ds), Studien zur Archaologie der Kelten, Rmer und Germanen in Mittel- und Westeuropa, Rahden, Internationale Archologie, Studia honoraria-4 , 1998, pp. 361-387 ; B. Lambot, De nouvelles momies inhumes -Romance (Ardennes) , Archiv fur Reli- gionsgeschichte, 1, 1999, pp. 129-132.

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    travaille toujours l'valuation et l'interprtation de toutes ces dcouvertes4. La problmatique du sacrifice humain est particulirement spectaculaire, mais ces fouilles ont apport bien autres informations sur la religion des Gaulois. Elles ont rvl, pour la premire fois de manire scientifique, des lieux de culte gaulois, des informations sur leur organisation spatiale, leur volution et sur les modalits du culte. Des homologies avec le monde mditerranen, mais aussi des diffrences nettes sont apparues, qui rendent dsormais l'investigation comparative possible et fiable5. Car avec ces fouilles, et toutes celles qu'elles ont suscites travers l'Europe celtique, la religion dite gauloise quitte l'espace des dbats de philologues autour de tel ou tel texte de Diodore ou de Csar. Elle quitte le monde des lieux communs invrifiables sur le barbare et sur l'altrit pour se faire empirique et historique. Elle devient capable de dfinir sa problmatique en fonction de contextes archologiques, et se trouve dans une phase de reconstruction rafrachissante qu'on aimerait voir surgir de la mme manire dans d'autres secteurs du monde antique.

    Mais toutes les difficults ne sont pas rsolues pour autant. La dcouverte d'une mthode et d'un espace nouveau n'implique pas forcment l'abandon des vieux mythes. Et la haute qualit d'une fouille ne dbouche pas non plus toujours sur des renseignements fiables. Voyons d'abord le premier de ces problmes.

    La succession rapide des dcouvertes et l'intrt qu'elles suscitent ont favoris la publication d'articles et de livres de synthse prliminaires sur la religion des Gaulois. On peut comprendre la floraison des hypothses pour expliquer les donnes de fouilles, mais on ne peut manquer d'tre inquit par certaines de ces publications qui paraissent oublier la perce scientifique opre par l'investigation archologique pour intgrer les dcouvertes dans des lieux communs remontant l'poque romantique. Au lieu d'exploiter fond, mais avec prudence, les donnes recueillies sur les pratiques sacrificielles et alimentaires dans les lieux de culte, les ncropoles et les habitats fouills, au lieu d'en comparer le systme avec ceux des peuples environnants ou lointains, on a prfr combiner les gloses des Anciens autour du mythe de la sagesse barbare avec notre propre reprsentation du Gaulois. Ce n'est, certes, qu'un moment dans l'enqute. Mieux vaut pour l'instant se cantonner l'analyse des structures archologiques, en combinant l'tude des constructions et du mobilier avec l'enqute sur les

    4. J.-L. Cadoux, Menschenopfer oder Massengrab , Antike Welt, 4, 1996, 4, pp. 271- 288 ; J.-L. Brunaux, Religions gauloises. Rituels celtiques de la Gaule indpendante, Paris, ditions Errance, 1996 ; J.-L. Brunaux, Un trophe celtique Ribemont-sur- Ancre (France, dpartement de la Somme) , Archiv fur Religions geschichte, 1, 1999, pp. 126-129 ; J.-L. Brunaux et alii, Ribemont-sur-Ancre : bilan prliminaire et nouvelles hypothses , Gallia ( paratre) ; un colloque consacr au site d'Acy-Romance est sous presse l'cole franaise de Rome ; la revue Archiv fur Religions geschichte, 1, 1999, consacre un dossier au sacrifice humain en partant des dcouvertes faites en France.

    5. J.-L. Brunaux (d.), Les sanctuaires celtiques et le monde mditerranen, Paris, ditions Errance, Dossiers de protohistoire n 3 , 1991 ; voir aussi le colloque sur Acy-Romance mentionn la note prcdente.

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    donnes ostologiques, telle qu'elle est pratique par les anthropologues de l'cole d'Henri Duday et les archozoologues de celle de F. Poplin.

    Le dveloppement d'une archologie du rituel doit, en effet, beaucoup aux sciences dites auxiliaires, archo-zoologie, l'anthropologie et aussi, de plus en plus, archo-botanique. La participation rgulire de ces spcialistes aux fouilles des sites gaulois et gallo-romains est en partie responsable des dcouvertes mentionnes. Cette participation est essentielle car, combine avec une technique de fouille prcise et portant sur des ensembles tendus, elle est capable de rsoudre des nigmes apparemment insolubles et de rvler des aspects insouponns sur la pratique religieuse. Comme les religions de l'Antiquit taient fondes sur le rite, la mise en vidence des traces du geste des clbrants est essentielle6.

    C'est notamment dans le domaine des rites funraires que des progrs importants ont t et sont encore accomplis. Ils concernent d'ailleurs autant l'analyse traditionnelle des spultures que des mthodes nouvelles pour tudier les rites proprement dits.

    Les nombreux travaux consacrs depuis une vingtaine d'annes au vin, au sacrifice et au banquet dans le monde mditerranen ont permis, d'abord, de prciser l'interprtation du mobilier funraire et, notamment, de mieux comprendre le symbolisme social et religieux des services de table dposs dans les tombes. Ainsi a-t-on mis en vidence que l'occupant du grand tumulus de Hochdorf (dans le Bade- Wurtemberg), qui date de la fin du VIe et du dbut du Ve sicle avant notre re, tait caractris par le service boire plac dans la chambre funraire comme celui qui prsidait au banquet7. En effet, la corne dpose ct du dfunt est dcore et nettement plus grande que les neuf autres qui appartiennent au mme service, d'ailleurs toutes semblables comme pour signifier qu'il s'agissait d'un banquet d'gaux. Par ailleurs, les convives de ce banquet symbolique disposaient d'une corne boire et d'une coupe, dualit qui pourrait renvoyer deux types de consommation du vin, analogues celle du komos grec oppos au symposion. Ainsi l'influence des manires de table des lites mditerranennes, tablies par la vaisselle importe, peut-elle tre mise en vidence dans les rites eux-mmes. Il ne s'agirait alors pas d'une simple imitation, mais d'une intgration de ces pratiques dans le contexte rituel local : les analyses des traces organiques conserves dans les grands cratres de la tombe renvoient moins au mlange du vin et de l'eau, typique du banquet grec ou italique, qu' l'utilisation d'une deuxime boisson, l'hydromel, ct de celle, prestigieuse et importe, dont les nombreuses amphores

    6. Voir par exemple P. Mniel, Le site protohistorique -Romance (Ardennes), III, Les animaux et l'histoire d'un village gaulois. Fouilles, 1989-1997, Chlons-sur-Marne, CRAVO, Mmoire de la socit archologique champenoise, 14 , 1998 (avec d'autres titres bibliographiques) .

    7. D. KrauPe, Hochdorf III. Das Trink- und Speisesei~vice ans dem spathallstattzeitlichen Fiirstegrab von Eberdingen-Hochdorf (Kr. Ludwigsburg), Stuttgart, Konrd Theiss Verlag, 1996. Voir aussi, pour la Grce archaque, E. Kistler, Die Opferrinnen-Zeremonie . Bankett- ideologie am Grab, Orientalisierung und Formierung einer Adelsgesellschaft in Athen, Stuttgart, Von Zabern, 1998.

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    rvlent la prsence. Si la reconstruction du symbolisme de la vaisselle funraire permet ainsi d'apprcier la position sociale du dfunt, les heures de travail ncessaires pour lever son tumulus tmoignent galement de son rang social. Un autre exemple provient du Latium du IXe au VIe sicle avant notre re, o A. M. Sestieri a russi identifier deux clans familiaux par l'observation du mobilier des tombes et des traces de rites8. Tout cela commence devenir classique mais, malgr la qualit des analyses de spultures, des enqutes rcentes invitent se mfier des conclusions htives.

    Une recherche sur une ncropole du dbut de notre re vient de dmontrer qu'il est dangereux d'exclure le bcher de l'analyse des tombes incinration, c'est--dire de limiter la fouille, comme on longtemps fait, aux seules tombes. Il apparat ainsi que, chez les Tr vires de cette poque, la cramique sigille n'tait pas dpose dans la spulture mais restait sur le bcher, contrairement ce qui se passe dans d'autres rgions par exemple sur le Rhin et dans les pays danubiens. La sigille tait, de toute vidence, une cramique destine au bcher, alors qu'un autre type de vases, de production locale, tait surtout rserv aux tombes9. Restreindre l'tude ce deuxime type de cramique revient donc occulter un lment essentiel du rite, d'autant que cette sigille n'tait pas seulement de meilleure qualit que la vaisselle dpose dans les spultures : elle servait aussi pour la boisson. Il ressort que, chez les Trvires du dbut de notre re, une tombe qui ne renferme pas de sigille claire n'est pas forcment une tombe pauvre, et ne renvoie pas un milieu non romanis. Cette dcouverte rvle galement que le rite funraire tait double : il insistait sur l'offrande alimentaire pendant l'incinration et sur celle de la boisson pour la dposition.

    La fouille en aire ouverte des ncropoles, combine avec l'tude ostolo- gique, commence, en outre, changer fortement notre connaissance des rites funraires et alimentaires. D'abord, l'attention porte au dtail, en particulier aux couches superficielles, ainsi que la fouille tendue permettent de dceler les traces d'un culte funraire rgulier, postrieur aux obsques10. Autour des tombes importantes, les nombreuses dpositions de surface, que l'on appelait jusqu' prsent dpositions secondaires, se sont rvles tre des restes d'incinrations de morceaux de porc, parfois de buf ou de cheval, du reste associs un bcher secondaire. Il s'agit indubitablement des reliefs de sacrifices offerts lors des ftes annuelles clbres en l'honneur du mort. Dans une ncropole voisine, toujours en pays trvire, ces traces sont attestes pendant une priode de deux sicles11. Il parat indispensable

    8. A. M. Bietti Sestieri, La Necropoli Laziale di Osteria dell'Osa, Rome, Quasar, 1992 ; id., The Iron Age Cemetery of Osteria dell'Osa (Rome). A Study of Socio-political Development in Central Tyrrhenian Italy, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

    9. M. Polfer, Das gallo-rmische Brandgrberfeld und der dazugehorige Verbrennungs- platz von Septfontaines-Dckt (Luxembourg), Luxembourg, Muse National d'Histoire et d'Art, 1996.

    10. J. Metzler et alii, Clemency et les tombes de l'aristocratie en Gaule Belgique, Luxembourg, Muse National d'Histoire et d'Art, 1991.

    1 1. Goeblange-Nospelt, voir J. Metzler, La ncropole de Goeblange-Nospelt ( paratre).

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    de pouvoir disposer de ce type de renseignements pour l'Italie elle-mme, et en rgle gnrale pour les ncropoles collectives plus modestes12. l'heure actuelle, les connaissances se bornent l'identification des dispositifs architecturaux destins accueillir les banquets funraires des vivants13, mais une fouille attentive, conduite en collaboration avec les archozoologues, des couches de surface et des environs des tombes notamment des voies passant devant les petits mausoles ou enclos romains devrait donner des rsultats importants.

    La prcision ouvre d'autres voies. Elle permet ainsi de dterminer la nature des rites alimentaires lis aux contextes funraires. Or, l'tude comparative des pratiques grecques et romaines montre que la sparation du dfunt et des vivants s'opre prcisment par les rites alimentaires, par la position diffrente que remplissent les uns et les autres au cours du sacrifice clbr proximit de la tombe. Autrement dit, les renseignements fournis par la vaisselle de table, les restes animaux et leur disposition sur le bcher ou dans la tombe reprsentent autant de vestiges matriels des rites d'installation du dfunt dans son nouveau statut.

    J'ai dj voqu les progrs raliss par l'analyse comparative de la vaisselle abandonne sur le bcher et dpose dans les tombes. Ces donnes peuvent encore tre amliores par l'tude des restes animaux. On sait dsormais que, dans la zone qui devint au dbut de notre re la Gaule Belgique, le porc tait la victime funraire privilgie par rapport au coq, au chien et, plus rarement, au mouton et au cheval (qui pose des problmes particuliers). Les victimes, gnralement de jeunes mles, taient mis en quartiers ; les parts prfres taient apparemment la demi-tte, le gril costal et le jambon. Une partie des quartiers tait dpose sur le bcher, une autre dans la tombe. Or, l'observation du contexte par archo-zoologue rvle des pratiques rituelles intressantes. D'abord, il apparat que les quartiers de porc, coq ou chien taient dposs au centre des tombes, le buf et le mouton la priphrie, le cheval l'extrieur. Ensuite, les quartiers qui n'taient plus en connexion anatomique taient recomposs dans la tombe. Les mthodes d'analyse actuelles permettent d'ailleurs d'identifier la squence des gestes de la dposition : les cendres et les objets personnels en premier, les quartiers de viande ensuite, les vases pour finir. Tout antiquisant reconnat derrire cette squence le schma du banquet grco- romain (et sans doute celte) : une fois le convive install, il recevait un premier service de viande, suivi par le symposion 14.

    12. Voir J. Ortali, Riti, usi e corredi funerari nelle sepolture romane dlia prima et impriale in Emilia Romagna (valle del Po) , in P. Fasold et alii, Bestattungssitte und kulturelle Identitat. Grabanlagen und Grabbeigaben derfrtihen rmischen Kaiserzeit in Italien und den Nordwest-Provinzen, Cologne-Bonn, Habelt, Xantener Berichte, vol. 7 , 1998, pp. 49-86.

    13. H. von Hesberg, P. Zanker, Rmische Grab er straen. Selbstdarstellung-Status-Stan- dard, Munich, Beck, 1987 ; P. Fasold et alii, Bestattungssitte und kulturelle Identitat..., op. cit.

    14. Voir J. Metzler et alii, La ncropole de Lamadelaine, Luxembourg, Muse National d'Histoire et d'Art, 1999. Voir aussi P. H. Blnkle, A. Kreuz et V. Rupp, Archaologische und naturwissenschaftliche Untersuchungen an zwei rmischen Brandgrabern in der Wetterau ,

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    Mais les rsultats les plus surprenants de ces fouilles sont apparus lors de l'tude des cendres des dfunts. Les bchers de ces ncropoles situes dans la zone trvire comprise entre la Meuse et la Moselle montrent qu'ils ont t nettoys soigneusement aprs les incinrations. Or, les spultures contiennent en moyenne 1,5 individu ; par ailleurs, dans une de ces ncropoles, les tombes incinration contiennent des ossements humains non brls, et des fragments de vases brls sur le bcher ont t trouvs dans des spultures diffrentes. Enfin, les ossements animaux prsentent des caractristiques distinctes des ossements humains brls sur le mme bcher, ce qui laisse penser que les uns taient frais, les autres secs au moment de l'incinration. Tous ces indices renvoient la clbration en deux temps du rite funraire. L'incinration est manifestement intervenue au terme d'une priode assez longue d'exposition des corps, ce qui explique qu'elle ait pu concerner dans certains cas plusieurs dpouilles15.

    Ces observations, et les hypothses, qu'elles induisent, sont appeles tre vrifies et prcises. Elles ne manquent pas de rappeler les conclusions obtenues, il y a quelques annes, par Anna Maria Sestieri dans la ncropole dj mentionne de l'Osteria dell'Osa, l'est de Rome. Elle a pu, en effet, montrer que les tombes incinration de cette ncropole n'appartenaient pas une autre poque que les tombes inhumation qui les entouraient, mais qu'il s'agissait de spultures contemporaines et concernaient d'un ct les chefs de famille, de l'autre les femmes et les jeunes16. On a relev un fait analogue dans des ncropoles de la Gaule Latnienne : tous les dfunts n'taient apparemment pas enterrs, puisque les silos et les dtritus des habitats livrent rgulirement des restes de squelettes.

    Ces exemples montrent les bnfices que l'on peut esprer d'une approche nouvelle des ncropoles ou des lieux de culte. La diversit des pratiques qui sont ainsi rvles n'a rien de dcourageant. Dans ce type de religion, la micro-histoire est seule capable de garantir contre le contresens anachronique et cette diversit est le seul gage d'une relative objectivit. Ce n'est qu'au terme de nombreuses enqutes qu'on pourra tenter, par comparaison, d'tablir des convergences et des divergences.

    Germania, 73, 1995, pp. 103-130; V. Bel, tude spatiale de sept incinrations primaires gallo-romaines de la rgion lyonnaise , Bull, et Mm. Soc. Anthropol. de Paris, 8, 1996, pp. 207-222 ; V. Bel et alii, La spulture en coffre , in S. Barberan et alii, Occupations antique et mdivale en priphrie de l'agglomration nmoise. ZAC du Forum des Carmes Nmes (Gard) , AFAN Mditerrane, mai 1998, pp. 30-49 ; P. Fasold et alii, Bestattungssitte und kultur elle Identitat..., op. cit. ; B. Lambot, M. Friboulet et P. Mniel, Le site protohistorique d'Acy-Romance (Ardennes), II, Les ncropoles dans leur contexte rgional (Thugny- Trugny et tombes aristocratiques), 1986-1987-1989, Reims, CRAVO, 1994 ; J.-L. Brunaux, G. Leman-Delerive et C. Pommepuy, Les rites de la mort en Gaule du Nord l'ge du fer , Revue archologique de Picardie, 1-2, 1998.

    15. Voir J. Metzler et alii., La ncropole de Lamadelaine, op. cit. 16. A. M. Bietti Sestieri, La Necropoli Laziale di Osteria dell'Osa, op. cit.

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    Toutefois, la qualit de l'investigation archologique ne suffit pas pour atteindre les pratiques religieuses d'une socit donne. Il convient galement de travailler avec des concepts opratoires, et notamment avec une notion explicite de ce qu'taient la religion, le rite ou la pit dans les socits anciennes, qu'on s'inspire pour cette enqute de modles anthropologiques ou d'exemples historiques. Conformment l'adage selon lequel une fouille ne livre de rponses qu' des questions correctement poses, la recherche archologique peut se rvler dcevante si elle fait appel pour l'interprtation des thories dpasses plutt que de poser aux contextes matriels des questions pertinentes. L'Angleterre abrite depuis longtemps d'excellentes fouilles de sanctuaires d'poque romaine, mais aucune proposition majeure sur la religion en Bretagne romaine n'en est sortie ; manifestement les auteurs de ces recherches ne savaient que faire de leurs dcouvertes, car ils ne connaissaient pas le contexte romain dans lequel elles pouvaient prendre sens. Le risque est le mme si l'on tente d'interprter les donnes religieuses dans les pays nouvellement conquis par les Romains d'aprs le modle thorique offert par la colonisation moderne. Ce modle ne saurait en effet clairer les aspects religieux en raison des fortes diffrences qui existent entre les systmes religieux de l'Occident moderne et ceux de ses colonies. Dans le monde antique, la religion monothiste de la spiritualit intrieure n'tait pas en contact avec le ritualisme polythiste. Il s'agissait au contraire de deux systmes religieux largement analogues. Autrement dit, l'histoire des religions de l'Antiquit a tout gagner si elle s'appuie sur l'archologie contemporaine, mais celle-ci a tout perdre si elle croit pouvoir se passer de l'anthropologie et de l'histoire des religions.

    John Scheid EPHE-Section des sciences religieuses

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    InformationsAutres contributions de Monsieur John ScheidCet article cite :Jean-Louis Cadoux. L'ossuaire gaulois de Ribemont-sur-Ancre (Somme). Premires observations, premires questions, Gallia, 1984, vol. 42, n 1, pp. 53-78.

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