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POUR UNE HISTOIRE POLITIQUE TOTALE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE Éric Anceau Armand Colin | Histoire, économie & société 2012/2 - 31e année pages 111 à 133 ISSN 0752-5702 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-histoire-economie-et-societe-2012-2-page-111.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Anceau Éric, « Pour une histoire politique totale de la France contemporaine », Histoire, économie & société, 2012/2 31e année, p. 111-133. DOI : 10.3917/hes.122.0111 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - McGill University - - 132.206.27.25 - 11/04/2013 13h53. © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - McGill University - - 132.206.27.25 - 11/04/2013 13h53. © Armand Colin

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POUR UNE HISTOIRE POLITIQUE TOTALE DE LA FRANCECONTEMPORAINE Éric Anceau Armand Colin | Histoire, économie & société 2012/2 - 31e annéepages 111 à 133

ISSN 0752-5702

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-histoire-economie-et-societe-2012-2-page-111.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Anceau Éric, « Pour une histoire politique totale de la France contemporaine »,

Histoire, économie & société, 2012/2 31e année, p. 111-133. DOI : 10.3917/hes.122.0111

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Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin.

© Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Pour une histoire politique totale

de la France contemporaine

par Éric Anceau

RésuméCet article à la fois historiographique et programmatique commence par un rappel du déni-

grement dont l’histoire politique a longtemps souffert. Ces dernières années ont été celles d’unindéniable renouveau avec l’affirmation d’une histoire culturelle du politique qui est restée, depuis,très dynamique, l’ouverture élargie sur les autres champs historiques ou encore l’établissement deliens plus étroits avec les autres sciences humaines et sociales qui a même pu produire de nouvelleshybridations. Il est temps que le vœu formulé voilà deux décennies par René Rémond pour que naisseune histoire politique totale se concrétise.

AbstractThis article of historiography is programmatic too. It starts by stating the discredit from which

political history has long suffered. The last few years have experienced a definite renewal with theassertion of a very dynamic cultural history of politics, a broad opening on other historical fields aswell as the strengthening of closer links with other Human and Social Sciences which has contributedto new hybridizations. Two decades ago, René Rémond made an appeal on behalf of a total politicalhistory and it is high time this initiative became reality.

Contrairement à leurs homologues étrangers, la plupart des historiens français estimentprétentieux et périlleux d’entreprendre une réflexion systématique sur leur discipline. Ilsy voient, chez celui qui s’y risque, l’ambition de s’ériger en chef d’école, la prétention àvouloir leur apprendre leur métier et une méconnaissance de l’essence de la discipline. Undétour par la réflexion épistémologique est néanmoins indispensable. Entendons-nous bien.Toute façon d’aborder l’histoire et de l’écrire, si elle est sincère et rigoureuse, est légitimeet utile. Dans tous les domaines, de multiples travaux sur des sujets réduits et sans réflexionpréalable sur la pratique historienne sont estimables, ont abouti à de beaux résultats et ontfait avancer notre connaissance du passé. Cependant, l’histoire se doit aussi d’être plusambitieuse. Si un édifice a besoin d’artisans et d’ouvriers, il ne peut se passer d’architectes.Parmi plusieurs « écoles d’architecture historique », deux semblent aujourd’hui se détacherpar l’ampleur et la nouveauté des projets qu’elles proposent. Chacune peut s’inspirer des

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méthodes et des plans de l’autre et bien des recoupements sont possibles entre elles, maiselles n’en présentent pas moins, toutes deux, une forte identité et des différences majeures.

À l’heure de la mondialisation, une histoire globale, global history ou world history faitaujourd’hui sa priorité du dépassement des cadres nationaux et occidentaux et met l’accentsur les processus de convergence et de divergence existant entre les diverses régions dumonde, pour proposer une vision qui ne soit plus celle des seules puissances dominantes,mais qui accorde une large place aux peuples dominés. Une autre école aborde des objetsplus modestes dans des cadres géographiques plus restreints et leur applique, pour essayerde résoudre les problèmes qu’ils lui posent, toutes les méthodes et toutes les approches del’histoire et des autres sciences sociales et humaines, sans restriction aucune, à partir dumoment où elle les juge pertinentes. Elle propose une histoire totale, au sens où celle-ci« a pour ambition de montrer comment les éléments qu’elle traite forment un tout, [car si]nous ne pouvons assurément tout connaître d’une époque, ou d’une société [...], le proprede l’histoire est de constituer des « tout », c’est-à-dire des structures organisées, là où leregard superficiel ne verrait que simple amas ou juxtaposition1 ». En ce domaine, l’histoirepolitique accuse un certain retard sur l’histoire culturelle et sur l’histoire sociale. Tousles éléments sont pourtant en place pour qu’émerge une véritable histoire politique totaledu contemporain. Après avoir été invoquée à plusieurs reprises depuis un quart de siècle,mais sans être appliquée, celle-ci peut aujourd’hui être réellement envisagée, grâce à laconvergence de travaux d’histoire politique, d’autres secteurs de l’histoire et de scienceshumaines et sociales. C’est ce que le texte à la fois historiographique et programmatiquequi suit voudrait montrer2.

Du dénigrement de l’histoire politique old fashion au lancement d’un nouveauconcept

Comme ses devancières depuis la fondation de la discipline, l’école méthodique d’inspira-tion positiviste, née au lendemain de la défaite de 1870, dans le cadre de la crise allemandede la pensée française pour reprendre la belle formule de Claude Digeon, faisait une histoireessentiellement politique, véritable propédeutique citoyenne. En outre, elle nourrissait uneforme de mépris à l’égard des sciences sociales émergentes et devint pour elles « l’idole àabattre ». On sait comment François Simiand l’attaqua aux défauts de sa cuirasse épisté-mologique, en affirmant qu’elle ne se posait pas de problèmes, se complaisait dans le cultede ses trois idoles, la chronologie, l’événementiel et la politique, et n’établissait aucune loigénérale parce qu’elle ne réussissait pas à éliminer la part de contingence présente danstoute réalité sociale, qu’elle se perdait dans des détails et qu’elle s’enfermait dans une vaineérudition, « un empirisme timide et tatillon ». On sait aussi comment la création de l’Écoledes Annales la marginalisa progressivement, à partir des années 1930 au sein de l’histoireuniversitaire et scientifique. On sait enfin comment celle-ci subit à son tour, après 1945,l’assaut d’un structuralisme rapidement triomphant et dut se démarquer encore davantagedu politique avec Fernand Braudel et la deuxième génération des Annales pour se faire uneplace dans la refondation des sciences humaines et sociales.

Cependant, les paradigmes unificateurs volèrent en éclats au cours des années 1970-1980 avec les bouleversements politiques, le déclin des grands systèmes de pensée, enparticulier du marxisme, le reflux de l’approche structuraliste, la remise en cause de

1. A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Points, Seuil, 1996, p. 208.

2. La conjonction de sa nature et du cadre imparti nécessitent de réduire au strict minimum les notesinfra-paginales. Nous nous contentons donc de donner pour nos références de second niveau les noms des auteurset les dates de parution de leurs ouvrages entre crochets.

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l’analyse socio-économique et le succès du post-modernisme. Le désenchantement d’unegrande partie des annalistes de la troisième génération, celle de la « Nouvelle Histoire3 »,déjà sensible entre les lignes des trois volumes de Faire de l’histoire [1974] aboutit àl’abandon de toute prétention totalisante et à l’excès inverse, celui des monographies oude la micro-histoire, responsable d’une certaine dissolution de l’histoire dans les sciencessociales, d’une « guerre des histoires », d’un émiettement de la discipline4. D’autresannalistes, au contraire, ne renoncèrent pas à l’ambition d’une explication générale, mais enreplaçant celle-ci, plus modestement, dans une dialectique du système et de l’événement5,en cherchant à articuler désormais structure et conjoncture, rationalité sous-jacente etcontingences humaines et en accordant, de ce fait, une place plus grande à une histoirepolitique, il est vrai, en cours de rénovation complète6. L’histoire conceptuelle du politique,elle-même issue de la constellation annaliste, prit également une grande part dans leprocessus, que la revue Esprit souligna en lui consacrant un numéro double spécial [1976].

Telle a été la chance de l’histoire politique de voir s’ouvrir un boulevard scientifiquedevant elle. C’est sans doute à René Rémond plus qu’à d’autres qu’il appartenait de la saisir,en raison des avantages que procuraient pour l’histoire politique, sa position institutionnelleet sa reconnaissance médiatique, mais aussi et surtout de la légitimité que lui conféraient laqualité de ses travaux et son opposition précoce à la domination des Annales. L’éclipse del’histoire politique ne fut en effet jamais totale grâce à la résistance de quelques secteursd’études (les idées, les constitutions, les élections, la vie parlementaire) et de quelquesmôles (la Sorbonne et le Centre de recherches en histoire du XIXe siècle, les Facultés dedroit, la Fédération nationale des sciences politiques, les Instituts d’études politiques, parla suite la faculté de Nanterre et l’Institut d’histoire du Temps présent créé en 1978, maisaussi la Revue historique, Vingtième siècle, lancée en 1984...). Cette simple énumérationnous ramène à René Rémond. La Droite en France de 1815 à nos jours [1954] proposaitune histoire ouverte sur les idées et la sociologie électorale et sensible au temps long7, etson manuel intitulé La Vie politique en France [1965 et 1969] intégrait, une décennie plustard, les nouvelles recherches politiques en histoire, en sociologie et en science politique.

Aidé par Serge Berstein, il réunit autour de lui, au milieu des années 1980, la fine fleurde l’histoire politique de façon à publier Pour une histoire politique, à la fois manifeste,bilan d’étape et guide méthodologique8. Il y relégitimait l’objet politique et affirmait que« sous la pression extérieure et par l’effet d’une réflexion critique », l’histoire politique avaitaccompli une « révolution complète9 ». Elle était désormais une histoire du politique10,qui n’avait pas de frontières fixes, qui communiquait avec la plupart des autres domaines

3. Du nom du dictionnaire du même nom paru chez Retz, en 1978, sous la dir. de J. Le Goff, de R. Chartieret de J. Revel.

4. Selon l’expression de F. Dosse, L’Histoire en miettes. Des « Annales » à la « Nouvelle Histoire », Paris,La Découverte, 1987.

5. Désormais conscients, comme l’écrivit E. Morin dans le n° 18 de Communication, en 1972, p. 14, que« la véritable science moderne ne pourra commencer qu’avec la reconnaissance de l’événement. » En 1974,P. Nora annonça, lui aussi, ce « retour de l’événement ».

6. Ainsi J. Le Goff fit-il de « l’histoire politique nouvelle », le « noyau » de l’histoire dans « L’étudedes divers systèmes sémiotiques du politique : vocabulaire, rites, comportements, mentalités » publié dansL’Imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 348-349.

7. Le sous-titre de la première édition était Continuité et diversité d’une tradition politique.

8. Paris, Seuil, 1988, rééd. en Points Seuil, 1996.

9. Op. cit., p. 22 et p. 32.

10. R. Rémond intitula sa conclusion : « Du politique ».

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de l’histoire et qui s’inscrivait dans le cadre d’une pluridisciplinarité assumée, mais sansaucune prétention de domination. Par la suite, il ne cessa de défendre cette idée.

Malheureusement, cette histoire politique totale hautement revendiquée n’a pas plusété pratiquée par René Rémond, resté l’auteur d’une histoire lumineuse, mais asseztraditionnelle et plutôt déconnectée du social11, que par ses principaux disciples. Huitans après, un colloque a été organisé par le Centre d’histoire de l’Europe du XXe siècle deSciences Po, pour mesurer les avancées12. Dans son introduction, René Rémond prolongeaitses réflexions et reconnaissait que l’on pouvait être plus ambitieux en définissant trois axesde recherches : la nature du politique, l’État et ses institutions et la société politique. En fait,si l’histoire politique occupe de nouveau une place importante au sein de la discipline13,elle peine toujours à émerger comme un nouveau paradigme d’histoire totale, alors que lepolitique est pourtant, sans nul doute, le niveau le plus englobant des organisations sociales,comme l’a par exemple souligné Marcel Gauchet14. En effet, elle se heurte au dynamismede l’histoire culturelle, demeure trop faiblement ouverte aux autres sciences sociales et,au-delà des pétitions de principe, n’a pas suffisamment pris la peine de se penser.

Des voies et des voix de l’histoire politique en renouveau

Aujourd’hui, l’histoire culturelle du politique est indéniablement la plus dynamique desbranches de l’histoire politique. Il faut remonter très haut dans le temps pour en trouvertrace puisqu’en France l’histoire des idées a longtemps été considérée comme sa quintes-sence, voire de celle de l’histoire tout court. La tradition historienne ne faisait d’ailleursici que converger avec celle des juristes et des spécialistes de la littérature. Malgré lescritiques des marxistes, des annalistes et de Foucault, elle ne s’est pas éteinte. À la suite deRené Rémond, de Jean-Jacques Chevalier et de Jean Touchard, quelques historiens dontClaude Nicolet ont maintenu le flambeau, au moment même où apparaissait un courant trèsdynamique, autour de François Furet, concevant une histoire philosophique qui n’était passans rappeler celle de Guizot cent cinquante ans plus tôt. Dans les années 1970, ses amiset lui venus d’horizons différents investirent l’EHESS, milieu a priori hostile. Furet endevint même le directeur en 1977 et fit de son séminaire, puis de l’Institut Raymond Aronfondé quelques années plus tard, de hauts lieux d’une histoire conceptuelle du politiquequi visait à « penser en bloc le politique comme lieu d’action de la société elle-même » etqui fut théorisée par la suite par Pierre Rosanvallon [1986 et 2003] et par Marcel Gauchet[1988]. Pour ses nombreux détracteurs, l’histoire des intellectuels présentait, de son côté, laquadruple tare d’être une histoire politique, des élites, tirant sur la biographie et tout aussiéloignée des réalités sociales que l’histoire des idées. Elle n’en a pas moins toujours étéun champ de recherche important autour de deux questions centrales : Comment les idéesvenaient-elles aux intellectuels ? Comment ceux-ci parvenaient-ils à diffuser celles-là ?Depuis la biographie consacrée par Jean Touchard à Béranger [1968] et la célèbre synthèsede Pascal Ory et de Jean-François Sirinelli [1986], de nombreux travaux ont étudié les

11. Il a même pu défendre, à la fin de sa vie, un retour à une histoire narrative et événementielle quasi-pure.

12. Les actes ont été publiés par S. Berstein et P. Milza sous le titre Axes et méthodes de l’histoire politique,Paris, PUF, 1998.

13. Ainsi, à titre d’exemple, rappelons qu’en 1999, les concours de l’Agrégation et du CAPES ont proposéune question d’histoire contemporaine intitulée : « La démocratie aux États-Unis d’Amérique et en Europe de1918 à 1989 : idées et combats, institutions et pratiques ». Signalons aussi que dans le dernier ouvrage du CFSHqui propose un bilan historiographique des quinze dernières années [2010], l’histoire politique constitue le fondde deux des onze chapitres thématiques et qu’elle est présente dans plusieurs autres.

14. « Changement de paradigme en sciences sociales ? », Le Débat, n° 50, mai-août 1988, en particulierp. 168-169.

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milieux intellectuels dans leur globalité15 ou au travers de leurs principales figures16. Quantà la notion de génération, Jean-François Sirinelli lui consacra sa thèse de doctorat [1988],la théorisa et y revint dans plusieurs autres ouvrages. À la suite, plusieurs autres historiensdont un grand nombre de ses élèves développèrent l’idée d’une culture de génération eten firent l’un des domaines les plus dynamiques de l’histoire politique actuelle avec desouvertures sur les relations intergénérationnelles et sur les héritages politiques17.

En réaction contre l’histoire des idées, celle de la pensée politique et celle des intellec-tuels, accusées d’être déconnectées des réalités sociales, Lucien Febvre et Marc Bloch enavaient très tôt appelé à une histoire des mentalités qui fournit, dans les années 1970, àcertains tenants d’une histoire économique et sociale en crise, une porte de sortie, en leurpermettant de passer de la « cave au grenier », même si cette façon d’écrire l’histoire passavite de mode18. Héritière de cette histoire, avec une démarche plus critique, un enrichis-sement du corpus de sources étudiées et le recours à des méthodes plus qualitatives, unehistoire des représentations politiques se développa autour de Pierre Laborie ou d’AlainCorbin, successeur de Maurice Agulhon à Paris I. Venu de l’histoire labroussienne, maisprécocement émancipé, ce dernier s’était lui-même intéressé, dès la fin des années 1950,aux mentalités et il influença toute une génération avec sa République au village [1970].Il aborda parallèlement les mutations de la sociabilité politique [1968 et 1977], puis lasymbolique républicaine [1979-2001], au moment où Raoul Girardet s’intéressait à lanotion d’imaginaire politique en étudiant quatre grands mythes [1986]. L’un comme l’autres’inspiraient largement de l’anthropologie. Influencée par cette discipline mais aussi parles travaux du philosophe Jacques Rancière et très critique à l’égard de la façon de faire del’histoire de Pierre Rosanvallon, Michèle Riot-Sarcey, comme Arlette Farge, en histoiremoderne, donna, de son côté, la parole aux pauvres et aux prolétaires et revalorisa leursespérances présentées systématiquement et bien à tort, selon elle, comme des utopies, parles dominants [1998]. La veine de l’histoire des représentations du politique a été prolongéepar de multiples travaux sur la parole, l’image, la symbolique, l’indignation, la sensibilitéet la mémoire19.

Si la mémoire individuelle concerne davantage la psychanalyse et les neurosciences,la mémoire collective et les enjeux qu’elle représente constituent un terrain de recherchepour les historiens. En proposant un panorama vaste et inédit d’histoire culturelle dupolitique, l’entreprise collective des Lieux de mémoire dirigée par Pierre Nora [1984-1992],fit événement lors de sa parution et, malgré des critiques sur l’absence de définition précisedu concept, sa subjectivité, sa dimension téléologique et plusieurs lacunes, fut consacréepar une entrée de l’expression dans le Grand Larousse de la langue française dès 1993,des traductions et des adaptations à l’étranger. Depuis, les ouvrages sur la mémoire sesont multipliés, en particulier en histoire du temps présent, de la Grande Guerre à laGuerre d’Algérie, en passant par la Seconde Guerre mondiale20, voire par des conflitsplus anciens qui ne « passent toujours pas21 ». Christian Amalvi explorait, pour sa part, le

15. C. Prochasson [1997], F. Dosse [2003], J.-F. Sirinelli et M. Leymarie [dir., 2003]...

16. J. Julliard et S. Sand [1985], B. Joly [1998], G. Kauffmann [2008]...

17. A. B. Spitzer [1987], J.-C. Caron [1991], A.-M. Sohn [2001], O. Dard [2002], F. Audigier [2005],L. Bantigny [2007], L. Bantigny et A. Baubérot [dir., 2 011].

18. Voir G. Lloyd, Pour en finir avec les mentalités, Paris, La Découverte, 1993.

19. S. Kroen [2000], C. Delporte et A. Duprat [2003], S. Hazareesingh [2005], E. de Waresquiel [2005],C. Legoy [2010], P. Darriulat [2 011]...

20. É. Conan et H. Rousso [1996], N. Offenstadt [1999], M. Harbi et B. Stora [dir., 2004]...

21. J.-C. Martin [1989].

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roman national et la mémoire de la France et des Français, saisis principalement au traversdes manuels scolaires [2011].

Les historiens s’approprièrent alors la notion de culture politique empruntée à la sciencepolitique, tout en lui donnant un nouveau sens. Serge Berstein et Jean-François Sirinellien furent les tout premiers importateurs en 1992. Celui-ci la définit comme « l’ensembledes représentations qui soudent un groupe humain sur le plan politique » : une lectureidentique du passé, une vision du monde partagée, une projection commune dans l’avenir22.Selon lui, y recourir est un excellent moyen de ne plus imputer à l’histoire politique lefait de n’être qu’une histoire par le haut, mais aussi de donner de l’épaisseur temporelleaux phénomènes politiques, d’étudier les questions de légitimité et de légitimation, d’avoirune prise directe sur les sociétés et leurs façons de se représenter le et la politiques. En1999, Serge Berstein fut le maître d’œuvre d’un ouvrage collectif tout entier consacréaux cultures politiques23. Il les présentait comme des organismes vivants qui s’ancraientdans un moment particulier de l’histoire d’une société, étaient marqués par le poids dessymboles et généraient leur propre vision du passé, un passé largement mythifié. Ellesimprégnaient aussi bien les individus dont elles structuraient les comportements politiquesque les groupes dont elles forgeaient l’identité. La notion connut un succès certain dans lacommunauté historienne24.

Se dégagea alors, peu à peu, une histoire culturelle du politique rassemblant toutesces approches. Elle occupe une grande place dans l’histoire des droites en France [1992]et dans celle des gauches [2004]. Au final, comme le souligna Sudhir Hazareesingh :« les chantiers où se pratiquent des histoires culturelles du politique se multiplient doncaujourd’hui en France ». Tout en soulignant la pluralité des approches en la matière, ilvoyait un faisceau concordant qui faisait de cette approche culturelle un axe majeur durenouvellement historiographique du politique autour de « la question de la représentationdu pouvoir dans la société25 ». Cela amena certains historiens du politique à encenserl’histoire culturelle en général et à conforter l’idée qu’elle était le nouveau cadre conceptuelclé de l’histoire26. À suivre Miroslav Hoch, Benedict Anderson, George Mosse, GérardNoiriel, Anne-Marie Thiesse, Jean-François Chanet ou Françoise Mélonio, l’histoirede la nation serait ainsi une histoire culturelle avant tout, puisqu’elle passerait par unprocessus de nationalisation des consciences, le fameux « plébiscite de tous les jours »cher à Renan. Une Association pour le développement de l’histoire culturelle apparut, dontPascal Ory qui travaillait sur l’importance des grandes commémorations révolutionnairesdans l’imaginaire national [1992] prit la tête. Depuis la belle étude de Mona Ozouf sur lafête révolutionnaire [1976], l’usage politique des fêtes fit, de son côté, l’objet de multiplestravaux27. Tout un champ d’étude nouveau fut également consacré au volontarisme culturelet aux politiques culturelles28. Par ailleurs, sans se revendiquer de l’histoire culturelle,

22. « De la demeure à l’agora. Pour une histoire culturelle du politique » dans S. Berstein et P. Milza (dir.),op. cit., p. 390.

23. Les Cultures politiques en France, Paris, Seuil, 1999.

24. Même si elle a ses détracteurs comme G. Le Béguec ou C. Prochasson.

25. « L’histoire politique face à l’histoire culturelle : état des lieux et perspectives », Revue historique, 2007,n° 642, p. 355-368.

26. J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli [dir., 1997]. Cette approche est très sensible dans la revue Vingtième siècleque dirige le premier et au Centre d’Histoire de Sciences Po où le second occupe une place centrale et dont l’undes quatre axes de recherche est intitulé « Histoire culturelle et politique de la France contemporaine ».

27. Du colloque dirigé par A. Corbin, N. Gérôme et D. Tartakowski [1994], jusqu’aux travaux plus récentsde M. Truesdell, R. Dalisson et S. Hazareesingh.

28. P. Ory [1994], E. de Waresquiel [dir., 2001], F. Chaubet [2006], L. Tournès [2011]...

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Pour une histoire politique totale de la France contemporaine 117

plusieurs historiens du politique, comme Anne Simonin [2008] et plusieurs spécialistesd’histoire sociale, sensibles au politique, tel Jean-Louis Robert [1995], proposèrent unehistoire qui s’enracine dans les représentations. Cependant, d’autres attaquent l’approcheculturelle soit parce qu’ils l’estiment exclusive, soit parce qu’elle esquive, selon eux, lesprincipaux problèmes politiques pour se concentrer sur la périphérie, soit enfin parcequ’elle se rend simultanément coupable des deux péchés29.

Si la plus-value heuristique de l’histoire culturelle du politique est indéniable, elle nepeut être qu’une manière parmi d’autres d’aborder le politique, sous peine de négliger l’es-sence et le cœur de celui-ci. Selon Max Weber, est politique un groupe de domination dontles ordres sont exécutés sur un espace donné par une organisation politico-administrativequi dispose de la menace et du recours à la violence physique30. À la lecture de cette défi-nition simple qui retient trois moyens de l’action politique – un territoire, une organisationet une contrainte –, et qui limite l’exercice du pouvoir à l’État et à quelques formes d’orga-nisation pré-étatique, paraétatique et infra-étatique, on se rend déjà compte que l’histoireculturelle ne peut fournir qu’une vision très incomplète de la réalité politique.

Paradoxalement, l’État qui constitue le cœur même du politique et auquel on ne dénierani la puissance, ni la centralité en France à l’époque contemporaine, a longtemps été négligépar les historiens, sous prétexte sans doute qu’il ne fait justement pas problème, alors qu’iln’est pourtant ni un simple bloc gestionnaire, ni une structure unifiée et cohérente. PierreRosanvallon fut le premier à s’y intéresser de près, mais son travail [1990] demeure encorelargement isolé. Depuis le XIXe siècle et l’histoire méthodique, les régimes, les constitutionset les institutions nationales et infranationales n’ont guère été revisités par les nouvellesgénérations d’historiens politiques, à quelques exceptions près31 et ont été abandonnés, leplus souvent, aux juristes et aux politistes. Les uns comme les autres ont pourtant une viepropre et ne sont pas moins dignes d’intérêt parce qu’ils se retrouvent au grand cimetièredes vaincus. L’histoire de l’administration, longtemps méprisée, n’est guère mieux lotie,en dépit des travaux de quelques pionniers dont la plupart, à l’exception de Jean Tulard[1976], ne sont d’ailleurs, à l’origine, pas plus historiens que Pierre Rosanvallon : PierreLegendre, Guy Thuillier et Vincent Wright. Un frémissement se fait cependant sentir depuisquelques années en la matière32. Il en est de même dans les recherches sur le contrôleétatique du territoire et de ses habitants dans le cadre d’une confrontation des pointsde vue de l’historien, du géographe, de l’historien du droit et du politiste33, mais aussisur la violence et sa répression par l’État, tant dans son versant policier avec Jean-MarcBerlière [1996], Philippe Vigier [dir., 1997], John Merriman [2006] et Dominique Kalifa[dir., 2008] ou gendarmique autour de Jean-Noël Luc34 que dans son versant judiciaireavec Jean-Claude Farcy [2001] ou Frédéric Chauvaud [dir., 2008]. Après Michel Foucault,la question de l’enfermement a intéressé de près les historiens, d’Odile Roynette, qui

29. Le Dictionnaire critique de la République codirigé par V. Duclert et C. Prochasson (Paris, Flammarion,2002) a été l’objet d’une critique virulente par N. Roussellier (L’OURS, n° 326, mars 2003) qui déplore la« folklorisation » d’une histoire qui, pour être culturelle, en oublierait d’être politique, entraînant une répliquetout aussi vive de V. Duclert (L’OURS, n° 328, mai 2003).

30. Économie et société, Paris, Plon, 1971, t. 1, p. 57.

31. M. Cointet-Labrousse [1989], O. Conrad [1998], R. Price [2001], A. Chatriot [2002], J. Garrigues [dir.,2007]...

32. M.-O. Baruch et V. Duclert [dir., 2000]...

33. M.-N. Bourguet [1988], M.-V. Ozouf-Marignier [1989], H. Théry [dir., 1991], J. Lévy, [1994], C. Motte,I. Séguy et C. Théré [2003], C. Vandermotten et J. Vanderbuine [2005], n° spécial de la RHMC, 2007, n° 54-3,P. Allorant [dir., 2009], Y. Lagadec, J. Le Bihan et J.-F. Tanguy [dir., 2010]...

34. J.-N. Luc [dir., 2002], A. Lignereux [2008], A.-D. Houte [2010], J.-N. Luc [dir., 2010]...

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consacra sa thèse aux casernes [2000], à Jacques-Guy Petit qui s’intéressa aux prisons[2002]. À de très rares exceptions près35, les rapports entre l’État et la nation, entre lepouvoir central et les périphéries ou encore entre les pouvoirs et les administrés, voire lasociété civile, n’ont généralement été envisagés jusqu’ici que sous l’angle de l’histoire desidées et des représentations. La pratique du pouvoir a rarement été abordée sous toutes sesfacettes, au sein d’un même ouvrage. En revanche, elle l’a souvent été dans le cadre de tellemonographie consacrée à un régime ou à une institution36. Quelques travaux pionniers ontchoisi d’en étudier les déviances et les aspects les plus sombres comme les scandales ou lerôle de l’argent caché37.

Il est cependant un domaine cher à Weber que les historiens ont investi massivementdepuis quelques décennies, celui des acteurs du politique, tant dans leur individualité quedans leur dimension collective. Le retour en grâce de la biographie et l’émergence de laprosopographie du contemporain n’y sont pas étrangers. Malgré l’attaque en règle lancéepar Pierre Bourdieu, en 1986, contre « l’illusion biographique38 », le genre, considérable-ment renouvelé, par exemple en rompant avec la linéarité du récit de vie classique39 ou enmultipliant les points de vue sur la personnalité étudiée40, est redevenu un élément à partentière de l’intelligibilité historique41. Quant à la prosopographie, longtemps considéréecomme « une sorte de rejeton chétif issu des noces déjà lointaines de la sociologie et del’histoire [qui] n’aurait [eu] ni la rigueur de la première, ni la vie de la seconde42 », ellecommença à intéresser les historiens de la France contemporaine à la suite de la thèsepionnière d’André-Jean Tudesq [1964]. Le Centre de recherches en Histoire du XIXe siècleet l’EHESS ont joué ici un rôle déterminant, avant que les études collectives ou indivi-duelles ne se multiplient sur un corpus particulier43 ou sur une thématique, depuis lesapprentissages et les filières d’accès à la carrière politique44 jusqu’aux exils et aux fins decarrières45.

Cependant, pas plus qu’au travers de l’histoire culturelle, ne sont ici couverts tous leschamps du politique. L’historien du politique peut légitimement considérer que d’autresobjets et aspects de la vie de la Cité sont également dignes d’intérêt : la diplomatie,la défense et le secret, les institutions supra-étatiques, les regroupements partisans, lesassociations, les groupes et les réseaux d’influence, l’accès au pouvoir, la médiatisation,le débat public, l’élaboration de la loi, les politiques publiques, l’opinion et la rumeur, lesformes de mobilisation collective, les événements, les crises et les conflits ! La plupartde ces domaines ont été explorés de façon plus ou moins étendue, mais le plus souventsans être reliés les uns aux autres et non pas toujours dans le cadre de l’histoire politique,

35. C. Gras et G. Livet [dir., 1977], J. Vavasseur-Desperriers [2000], P. Weil [2002]...

36. É. Bonhomme [2000].

37. J.-N. Jeanneney [1981], J.-Y. Mollier [1991], J. Garrigues [2002]...

38. Dans un article paru sous ce titre dans sa revue, les Annales de la Recherche en Sciences Sociales,n° 62-63, janvier 1986.

39. L. Theis [2008]...

40. Comme le font, par exemple, les ouvrages de la collection « Facettes » aux Presses de Sciences Po.

41. F. Dosse, Le Pari biographique. Ecrire une vie, Paris, La Découverte, 2005.

42. Selon la formule de J.-P. Genet dans L’État moderne et les élites, Rome, Mélanges de l’Éc. franç. deRome, 100, 1988, p. 11.

43. J. Estèbe [1982], C. Charle [1987, nouvelle éd. 2006], J.-P. Jourdan [1994], É. Anceau [2000], J.-M. Mayeur, J.-P. Chaline et A. Corbin [dir., 2003], N. Castagnez [2004], J. Le Bihan [2008]...

44. G. Le Béguec [thèse inédite, 1989], B. Belhoste [2003]...

45. O. Wieviorka [2001], S. Aprile [2010]...

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mais également dans celui d’une autre histoire, celle des relations internationales, l’histoiremilitaire ou coloniale, la démographique, l’économique, la sociale, la religieuse, celle del’enseignement ou encore celle des sciences et des techniques. Nous ne reviendrons pas icidans le détail sur ce que les sept contributions qui précèdent ont mis en lumière. L’historiendu politique fait son miel de multiples travaux qui ont déjà été évoqués. En sens inverse,l’essor quasi-continu des politiques publiques en France n’a guère connu de limites etles spécialistes des autres domaines historiques n’ont pu faire totalement l’économie dupolitique46. Le recours au politique peut même être, pour certains secteurs historiquesmomentanément en crise, un moyen d’en sortir47.

Parce qu’ils ont accès au pouvoir et qu’ils influent sur l’opinion, les regroupementspartisans, les associations, les groupes et les réseaux d’influence sont depuis de nombreusesannées l’objet de l’attention soutenue des historiens du politique. Ils ont été appréhendésdans leur grande variété depuis ceux qui ont directement concouru à l’expression dusuffrage politique et qui ont aspiré à exercer le pouvoir, comme les partis48 et les groupesparlementaires49 et ceux dont l’ambition a été plus modeste et l’action indirecte, maisouverte, comme les ligues50, les syndicats51, les associations52 et les clubs de réflexion53,ou plus ou moins occulte, comme les groupes de pression et les réseaux d’influence54. Lesmodes d’accession au pouvoir constituent un thème d’étude privilégié, en particulier lesélections. Néanmoins, les historiens du politique, comme du reste l’immense majorité deleurs contemporains, n’ont abordé celles-ci, pendant longtemps, que par leurs résultatsfinaux, en termes de sièges gagnés et de conséquences gouvernementales. Les campagnesélectorales elles-mêmes n’étaient observées qu’à leur aune. Or, une élection parlait aussi parles actes qui s’y accomplissaient, par les voix qui s’y exprimaient ou qui ne s’y exprimaientpas. Depuis un demi-siècle, les historiens se sont penchés sur les campagnes55, les périodesélectorales et les scrutins significatifs56, les incidents électoraux57 ou encore, en aval, sur

46. Que l’on songe simplement aux travaux d’A. Rey-Goldzeiguer [1977], P. Saly [1977], J.-N. Luc[1985], A. Prost [1992], J. Frémeaux [1993-1995], F. Démier [1996], P. Griset [1999], J.-O. Boudon [2002],J. Lalouette [2002], P. Cabanel [2003], P.-A. Rosental [2003], D. Barjot et M.-F. Berneron-Couvenhes [dir., n° 38d’Entreprises et Histoire, juin 2005], F. Turpin [2010] ou B. Touchelay [2 011].

47. Voir par exemple, G. Noiriel, « Une histoire sociale du politique est-elle possible ? », Vingtième siècle,n° 24, oct.-déc. 1989, p. 81-96 et M. Margairaz « Pourquoi l’histoire économique n’est-elle plus en vogue ? » dansR. Gildea et A. Simonin (dir.), Writing Contemporary History, Hodder ed., 2008. Ce dernier explore deux voiesde renouveau pour l’histoire économique, une histoire sociale et économique du politique et une histoire politiquedu social et de l’économique dans le séminaire qu’il a ouvert avec Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky àl’Université Paris I.

48. A. Kriegel [1964], T. Judt [1976], J.-M. Mayeur [1980], S. Berstein [1980-1982] et R. Huard [1996]suivis par une multitude de monographies.

49. Ils ont été beaucoup moins étudiés que les partis, en dehors de rares monographies dont la plus aboutieest celle de R. Hüdemann [1979].

50. E. Weber [1962], J.-P. Rioux [1977], J. Prévotat [2004], A. Kéchichian [2006], M. Leymarie et J.Prévotat [dir., 2008]...

51. M. Launay [1986]...

52. J. Rougerie et M. Rubel [dir., Le Mouvement Social, n° spécial, 1965], E. Labrousse [dir., 1968],C. Andrieu, G. Le Béguec et D. Tartakowsky [dir., 2001]...

53. C. Andrieu [2002]...

54. A. Prost [1977], J. Garrigues [dir., 2002]...

55. G. Dupeux fut ici précurseur lorsqu’il consacra sa petite thèse à la campagne législative de 1936 [1959].Voir aussi A.-J. Tudesq [1965].

56. J. Gouault [1954], L. Girard et alii [1960], G. Geywitz [1965], F. Bluche [dir., 2000]...

57. P. Bourdin, J.-C. Caron et M. Bernard [dir., 2002].

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la vérification des pouvoirs des élus58. Plusieurs travaux ont aussi montré combien lescampagnes et les scrutins sont riches d’enseignements sur le régime qui les organisait, ainsique sur les candidats et sur les électeurs qui y participaient59. En revanche, à de très raresexceptions près, les scrutins locaux ont été négligés, ce qui est un grand tort60. En raisonde leur précocité dans notre pays, de leur grande variété et de leur fréquence, les électionspermettent en effet d’approcher l’opinion et ses évolutions. Les récentes histoires généralesdes élections en tiennent compte, même si elles restent encore marquées par le tropismeinitial61. Elles n’omettent pas non plus d’évoquer la communication et la propagande qui yjouent un si grand rôle.

L’histoire des médias et de leurs contenus est d’un grand intérêt pour l’histoire poli-tique62. Dans les années 1960, alors que le structuralisme semblait capable de fournir unprincipe général d’explication des sociétés et que beaucoup s’imaginaient que la linguis-tique deviendrait la discipline dominante dans les sciences de l’homme et de la société, leshistoriens en général et les historiens du politique en particulier, marqués par la thèse deJean Dubois [1962], se sont tournés vers l’étude du verbe politique, y compris en impor-tant des méthodes sophistiquées de la linguistique, de la lexicométrie et de la lexicologiepolitique et en recourant à l’analyse factorielle des correspondances. Les professions defoi électorales, les discours politiques, et en particulier parlementaires, ainsi que la pressepolitique et syndicale ont été principalement décryptés63. Celle-ci avait d’ailleurs très tôtsuscité l’intérêt des historiens et cela ne s’est jamais démenti64. La radio a suivi65. Avecun certain retard, et à l’appel du pionnier en la matière, Marc Ferro, les historiens se sontintéressés ensuite au visuel, vocabulaire iconique et image animée, soit dans le cadre d’unedémarche globale66, soit à partir d’études de cas67. Les travaux ont abondé sur la peintureet la sculpture68, la caricature69, l’affiche70 et la photographie71, jusqu’au cinéma72 et à

58. J.-P. Charnay [1964].

59. P. Lagoueyte [thèse inédite, 1991], M. Crook [1996], L. Le Gall [2009]...

60. Comme le déplorait J.-M. Mayeur dans La Vie politique sous la Troisième République (1870-1940), Paris,Seuil, 1984. Parmi les rares exceptions, Y. Combeau [1998] et quelques thèses qui ne portent pas spécifiquementsur les élections comme celle d’É. Constant [1977, publiée en 2009].

61. R. Huard [1991], P. Rosanvallon [1992] et P. Gueniffey [1993]. On notera la lecture critique que proposeM. Offerlé de ces différents ouvrages dans « Le vote comme évidence et comme énigme », dans Genèses, n° 12,mai 1993, p. 131-151.

62. Comme l’attestent les différentes livraisons de la revue Le Temps des médias fondée en 2003.

63. A. Prost [1974], L. Girard, A. Prost et alii [1976], M. Launay, op. cit., D. Peschanski [1988], M. Pinault[2006]...

64. De L’Histoire générale de la presse française (Paris, PUF, 1969-1976, 5 vol.) et de F. Amaury [1972] àC. Delporte et al. [dir., 2004] et L. Martin [2005]...

65. Des premiers travaux d’A.-J. Tudesq sur la question voilà un demi-siècle aux thèses de C. Méadel [1994]et de D. Maréchal [1994]...

66. Grand spécialiste de la question et auteur très prolifique, L. Gervereau a ainsi publié, à Paris, au Seuil,en 2000, Les Images qui mentent. Histoire du visuel au XXe siècle.

67. R. Schoch [dir., 1998].

68. En particulier, ceux de M. Agulhon déjà cités.

69. A. de Baecque [1988], C. Delporte [1993], B. Tillier [1997]...

70. P. Buton et L. Gervereau [1989], L. Gervereau [1991]...

71. L. Gervereau et C. Prochasson [dir., 1987], L. Gervereau et D. Peschanski [dir., 1990], P. Vidal-Naquet[2007]...

72. M. Ferro [1977 et 1984], L. Véray [1995], S. Lindeperg [1997 et 2000], A. de Baecque et C. Delage[dir., 1998]...

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la télévision73. Aujourd’hui, le discours politique, et plus spécifiquement parlementaire,suscite de nombreuses études qui le resituent dans le cadre d’un débat public ou d’une déli-bération plus ou moins pacifiée et dans le travail plus large des institutions, en particulierdes assemblées74. Cependant, l’élaboration de la loi n’a encore donné lieu qu’à de trèsrares travaux, sans doute parce qu’elle est plus difficile à appréhender et plus fastidieuse75.

Depuis les travaux pionniers de Lynn Marshall Case [1954], d’André Armengaud[1963] et de René Rémond [1963] jusqu’à ceux de Jean-Jacques Becker [1977], dePierre Laborie [1980] et d’Anne Dulphy et Christine Manigand [2006], l’historien atoujours porté un grand intérêt à l’opinion publique alors que le juriste, le politiste etle sociologue postulaient l’unicité de celle-ci ou, à l’inverse, son inexistence. Au XXIe

siècle, l’historien est plus critique sur les façons dont l’opinion a été approchée en sontemps et dont elle doit l’être aujourd’hui76. Quant à la rumeur, devenue un objet d’étudescientifique à part entière en 1902, que Marc Bloch ne négligeait pas et à laquelle plusieursmodernistes consacrèrent des travaux majeurs, elle a été trop longtemps dédaignée parles contemporanéistes spécialistes du politique, sans doute parce qu’ils la considéraientcomme un archaïsme. La donne a radicalement changé depuis qu’elle est apparue commeun élément important d’intégration nationale, que sa persistance et même sa prospéritédans nos sociétés surmédiatisées ont contribué à en réévaluer l’importance historique et quel’avènement d’une histoire des représentations et du sensible ouverte au politique donne àson étude une place importante77.

Au moment où Charles Tilly faisait l’inventaire des formes de mobilisation collective[1975, 1978 et 1986], l’étude de ces dernières était déjà bien avancée. Elle s’est poursuiviedepuis. Les manifestations de rue78, les enterrements79, les grèves80, les pétitions81 etles banquets82 ont donné de solides travaux et, tout récemment, les souscriptions, jugéeslongtemps et bien à tort marginales, au point que Charles Tilly ne les avait pas retenuesdans son répertoire83. Ces formes de mobilisation peuvent dégénérer. Les barricades, lesinsurrections et plus largement les révolutions ont retenu de longue date l’attention deshistoriens et la production sur cette thématique ne diminue pas, sachant qu’elle renvoieaussi aux rapports du sujet ou du citoyen avec les pouvoirs publics84.

Sous prétexte qu’en raison même de sa singularité, l’événement interdisait d’énoncerdes lois générales, il fut rejeté par le structuralisme et par les Annales. Pourtant, comment

73. Outre les nombreux travaux de J.-N. Jeanneney, J. Bourdon [1993], A. Chauveau et alii [dir., 1997]...

74. N. Roussellier [1997], Coll. des grands discours parlementaires dir. par J. Garrigues, Paris, AN et A.Colin, 6 vol., 2004-2006, T. Bouchet, J. Vigreux et al. [2005], T. Bouchet [2010]...

75. Outre les études sur la loi Le Chapelier de 1791 (A. Plessis), la loi Jourdan-Delbrel de 1798 (A. Crépin)ou la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 (J. Lalouette, C. Bellon...), signalons un travail exemplaire :J. Casevitz [1960].

76. P. Laborie [2001] et P. Karila-Cohen [2008].

77. A. Corbin [1990 et 1991], P. Laborie [1990] et F. Ploux [2003].

78. P. Favre [dir., 1990], V. Robert [1996], D. Tartakowsky [1997 et 1998] et M. Pigenet et D. Tartakowsky[dir., Le Mouvement social, n° 2003-1].

79. A. Ben Amos [2000] et E. Fureix [2009].

80. M. Perrot [1974], E. Shorter [1974]...

81. B. Agnès [thèse inédite 2009].

82. V. Robert [2010].

83. D. Delpech [thèse inédite 2009].

84. A. Corbin et J.-M. Mayeur [dir., 1997], R. D. Burton [2001], J. Harsin [2002], J.-C. Caron [2002, 2006et 2009], L. Hincker [2008]...

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nier que certains événements imprévisibles tels les attentats du 11 septembre 2001, peuventinfléchir le cours de l’histoire ? Ce n’est pas une démission de l’intelligence que de lesprendre en compte, bien au contraire. René Rémond85, mais aussi Michel Winock86 ouFrançois Dosse87 s’en sont faits d’éloquents avocats. Aujourd’hui, le regain d’intérêt deshistoriens pour l’événement est très net et certains d’entre eux n’hésitent pas à privilégierl’examen des singularités et des contingences, au point que l’on pourrait presque parlerd’une nouvelle épistémologie idiographique. La Commune, l’Affaire Dreyfus ou Mai 68ne l’ont pas attendu, même s’ils en profitent aussi88. D’autres événements, moins étudiés,ont donné récemment lieu à des monographies importantes89. Définies par Michel Winockcomme les événements paroxystiques par excellence, les crises politiques, si nombreusesdans l’histoire de France, révèlent bien souvent un malaise plus profond [1986]. Plusieurshistoriens et en particulier Olivier Dard, ont montré qu’elles alimentaient souvent lesfantasmes [1999], alors que, de leur côté, les véritables complots comme l’action dessociétés secrètes et des groupes terroristes, étaient le plus souvent déconnectées des réalitéssociales et des grands mouvements d’opinion90.

L’exclusion des femmes de la sphère politique au XIXe siècle ne signifie pas qu’ellessont sans rôle et sans influence, bien au contraire. Certaines participaient aux mobilisationscollectives, des campagnes électorales aux révolutions ; elles tenaient des salons politiques ;elles étaient les égéries d’hommes d’État. Aujourd’hui, elles exercent des mandats de tousniveaux et occupent les plus hautes fonctions de l’État, même si la part trop modestequ’elles occupent encore dans la vie publique fait débat. De ce fait, écrire une histoirepolitique de la France, sans les femmes est impossible91. Ces dernières années, les travauxsur les femmes en politique se sont multipliés et plusieurs thèses en cours montrent qu’ils’agit d’un champ particulièrement dynamique de l’histoire du politique92. À la suite destravaux de Joan W. Scott et de Christine Bard, l’histoire du genre qui s’est constituée depuisun quart de siècle est étroitement liée aux relations de pouvoir et boucle la boucle en nousramenant à l’histoire culturelle du politique.

Les dialogues avec les autres sciences humaines et sociales

En dépit du mandarinat académique qui a établi des parois étanches entre les disciplineset de l’échec des tentatives unificatrices des lendemains de la Deuxième Guerre mondiale,convergences épistémologiques et tentatives d’hybridations sont devenues d’actualité.Bernard Lepetit se fit le chantre d’une interdisciplinarité certes restreinte, car, selon lui,il n’était possible de ne bien maîtriser que sa propre pratique disciplinaire en raison d’unsavoir scientifique de plus en plus complexe et d’une bibliographie de plus en plus étendue,mais nécessaire, car une bonne intelligibilité du réel impliquait d’éviter les schémas

85. Voir par exemple l’article qu’il donna pour le premier n° de Vingtième siècle, en janv. 1984 : « Le sièclede la contingence » (p. 97-103) ou encore son introduction à Axes et méthodes de l’histoire politique, op. cit.,p. XVIII.

86. « Qu’est-ce qu’un événement ? », L’Histoire, n° 268, septembre 2002.

87. Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre Sphinx et Phénix, Paris, PUF, 2010.

88. J. Rougerie [1971], R. Tombs [1997], M. Leymarie [dir., 1998], C. Latta [dir., 2004], P. Artières et M.Zancarini-Fournel [2008], C. Manceron et E. Naquet [dir., 2009]...

89. T. Bouchet [2000], A. Dewerpe [2006], J.-P. Thomas, G. Le Béguec et B. Lachaise [dir., 2010], G. Malan-dain [2011]...

90. P.-A. Lambert [1995], F. Monier [1998], A. Maillard [1999], O. Dard [2011]...

91. A.-M. Sohn et F. Thélamon [dir., 1998].

92. A. Corbin, J. Lalouette et M. Riot-Sarcey [dir., 1997], F. Virgili [2000], A. Verjus [2002]...

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convenus et l’emprisonnement dans un mode de représentation93. Pas plus qu’elle nefonctionne dans un vase clos sous-disciplinaire, l’histoire du politique n’est aujourd’huihermétique aux autres disciplines qui lui permettent d’élargir son horizon, comme cela adéjà été incidemment évoqué94. Voilà une quinzaine d’années, François Dosse voyait mêmel’avènement d’une nouvelle configuration intellectuelle largement transdisciplinaire, à lafois pragmatique et herméneutique avec, à la base, une philosophie commune sous-jacente :le retour généralisé de l’acteur et de l’action humaine face aux structures sociopolitiques[1995].

Deux points qui pouvaient sembler poser problème en vue d’un rapprochement entrel’histoire et les autres sciences humaines et sociales, y contribuent de fait : le rapportau temps et le langage utilisé. Pour l’historien, la question fondamentale est celle destemporalités, qui fait sa spécificité disciplinaire. S’il prend garde de se prémunir contreles anachronismes et les raisonnements téléologiques, il ne doit pas s’interdire pour autantcertains rapprochements. En effet, tout en s’attachant principalement aux évolutions,il lui faut aussi se préoccuper des permanences. C’est en cela que les autres scienceshumaines et sociales lui sont utiles, de même qu’il apporte sa propre connaissance desévolutions à ces dernières, de plus en plus convaincues des bienfaits de la diachronie etde la nécessité d’historiciser les configurations sociales, comme elles se sont convaincues,symptomatiquement, au cours de ces dernières années, d’écrire leur propre histoire95. Ainsi,l’apport de l’histoire à l’interdisciplinarité réside sans doute moins dans la constitution d’unrépertoire d’exempla ou dans la fourniture clé en main d’une méthode d’exhumation dessources, que dans une réflexion sur le temps en termes de continuités et de changements,de temporalités différenciées, de relativité, de décalages entre phénomènes objectifs etreprésentations, entre structures formelles et fonctionnement réel. La fécondité de ladialectique entre le passé et le présent fut soulignée par Marc Bloch. Dans le domainepolitique, cela s’avère primordial, car le passé y est constamment actualisé, ainsi que nousl’enseigna jadis Benedetto Croce et que nous le rappelle opportunément Enzo Traverso[2005]. Par ailleurs, il était évidemment nécessaire qu’un dialogue pût s’établir entre lesdifférentes sciences dans le cadre de l’interdisciplinarité, comme Marc Bloch ou NorbertÉlias l’avaient déjà souligné avec force, en leur temps. Cependant, il ne pouvait êtrequestion pour les historiens d’importer totalement, comme le voulait le linguistic turn, unvocabulaire et des concepts difficiles à saisir par le commun alors que l’une des spécificitésde l’histoire fut toujours d’être une discipline de l’intelligibilité, ce qui expliquait, d’unecertaine façon, son succès auprès du public. En outre, l’historien était naturellement unemprunteur et un braconnier de mots, de concepts et d’idées, au point que Lucien Febvrele comparait justement à un prédateur qui plongeait sur le sol pour se saisir de ses proies.D’autres utilisèrent l’idée d’une boîte à outils conceptuels dans laquelle l’historien pouvaitpuiser en fonction du chantier qu’il était en train d’effectuer. C’est donc par une démarchede compromis que le dialogue fut possible entre l’histoire et les autres sciences humaineset sociales et qu’il l’est de nouveau.

93. « Propositions pour une pratique restreinte de l’interdisciplinarité », Revue de synthèse, 1990, n° 3,p. 331-338.

94. Voir aussi à ce sujet D. Peschanski, M. Pollak et H. Rousso (dir.), Histoire politique et sciences sociales,Bruxelles, Complexe, 1991, C. Prochasson, « Histoire politique et sciences sociales », Bulletin de la sociétéd’histoire moderne et contemporaine, n° 3-4, 1999 et M. Offerlé et H. Rousso, La Fabrique interdisciplinaire.Histoire et science politique, Rennes, PUR, 2008.

95. T. McDonald, The Historic Turn in the Human Sciences, Ann Harbor, Univ. of Michigan Press, 1996,C. Blanckaert, L. Blondiaux, L. Loty, M. Renneville et N. Richard, L’Histoire des sciences de l’homme. Trajec-toires, enjeux et questions vives, L’Harmattan, 1999, ainsi que les différentes livraisons de la Revue d’histoire dessciences humaines qui paraît depuis 1999.

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À tout seigneur tout honneur, il faut commencer par le ménage à quatre qui réunit l’his-toire politique, le droit, la sociologie et la science politique, disciplines dont les relationsont pu être qualifiées de dangereuses mais qui n’en sont pas moins incontournables96. Lesliens entre les deux disciplines les plus anciennes, l’histoire et le droit, ont été naturelle-ment les plus précoces, en raison d’objets communs – idées, institutions, textes juridiques,procédures et pratiques, acteurs et justiciables –, et de l’existence d’une histoire du droitqui remonte aux origines même de cette discipline. Alors que le lien traditionnel entre ledroit et la science politique dont l’une des incarnations fut la carrière du constitutionnalisteMaurice Duverger, se distendit dans les années 1970, en grande partie parce que la sciencepolitique se sociologisait totalement, il se maintint mieux entre le droit et l’histoire. Lesnoms de Marcel Prélot et de François Burdeau, plus récemment de Pierre Legendre, deStéphane Rials, de Guy Antonetti, de Jean-Louis Halpérin et de Marcel Morabito et, dansla jeune génération des juristes et des historiens du droit, de Marie-Joëlle Redor, d’AlainLaquièze et de Marc Bouvet, l’illustrent suffisamment. De même que les historiens nepeuvent plus écrire de la même façon l’histoire de l’âge d’or de la Troisième Républiqueaprès la thèse de Jean-Pierre Machelon [1976], il leur est impossible d’embrasser la totalitéde l’histoire constitutionnelle de la France en ignorant ce qui s’est dit lors des journéesd’études des 16 et 17 mars 1989 organisées par l’Association française des constitutionna-listes [1990].

S’il est très excessif de réduire l’histoire à une science du singulier et la sociologieà une science du général, il n’en demeure pas moins que celle-ci, contrairement à celle-là, recherche avant tout des lois générales et des modèles structurels, en éliminant leplus souvent les contingences. Cependant, et avec toutes les précautions qui s’imposent,l’historien de la France politique contemporaine ne peut raisonnablement se passer desrecherches des plus grands sociologues et en particulier de ceux qui ont travaillé surles élites97, le système politico-administratif français98, la socialisation politique99 ou laviolence100, y compris quand leur travail semble s’inscrire uniquement dans le tempsprésent, car en ces quatre domaines, comme en tant d’autres, d’incroyables permanences seconstatent. D’un point de vue méthodologique, l’analyse des réseaux peut rendre d’utilesservices aux historiens politiques, même s’ils l’utilisent encore très peu et ce, alors queles sociologues praticiens sont prêts au dialogue, convaincus qu’ils sont de la nécessité dedonner une dimension longitudinale à leurs études101.

Comme la sociologie l’avait fait un demi-siècle plus tôt, la science politique française,lorsqu’elle se développa après 1945, n’échappa pas à la règle qui voulait que toute

96. N° spécial « Les liaisons dangereuses. Histoire, sociologie, science politique », Politix, n° 6, 1989.

97. Ainsi des apports de N. Poulantzas [1968], P. Birnbaum [1977], P. Bourdieu [1989], G. Busino [1992]et M. Crozier [1995], après ceux de Weber, Pareto, Mosca, Mannheim, Schumpeter, Dahl, Mills ou Aron.

98. La sociologie des organisations de Michel Crozier, depuis son analyse du phénomène bureaucratique[1964] jusqu’à son élucidation des stratégies des acteurs et des dysfonctionnements organisationnels [1977 et2000], sans évoquer ici les remèdes qu’il propose, parle nécessairement à l’historien de la France contemporaine,y compris au dix-neuvièmiste, ainsi que les travaux de Pierre Grémion sur le pouvoir local et la persistance deformes de domination notabiliaire au cours de la Cinquième République [1976].

99. Héritière de la sociologie de Durkheim, définie par Herbert Hyman [1959], et illustrée en France parles travaux d’Annick Percheron [1974] ou d’Anne Muxel [1996 et 2010], cette approche en apprend beaucoup àl’historien, sur la transmission intergénérationnelle des attitudes et des comportements politiques, en particulierdans le cadre familial.

100. Ainsi de la sociologie politique de Philippe Braud, tournée vers l’anthropologie et la psychanalyse [1996et 2004].

101. Voir C. Lemercier [RHMC, 52-2, avril-juin 2005] et D. Bates et alii [2006].

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nouvelle discipline cherchât à marquer son territoire au détriment de celles qui étaientdéjà instituées, au premier chef l’histoire. En choisissant une épistémologie nomothétiqueinspirée de la dominante structuro-fonctionnaliste et béhavioriste, elle se posa en s’opposantprincipalement à l’histoire. Les tendances scientifiques étaient à la quantification et à lamodélisation, car il s’agissait de réduire « l’incertitude » et « la complexité » du monde afinde produire des savoirs à prétention généralisante102. Non seulement la science politiquen’y échappa pas, mais elle fut même en pointe en la matière et la quête de « la SuprêmeThéorie », pour reprendre une expression chère à Charles Wright Mills, a beaucoupcontribué à éliminer la dimension historique de sa réflexion. Plus encore qu’au sociologue,il était facile au politiste de lancer le qualificatif de « tâcheron » à la face de l’historien, ceà quoi celui-ci ne manquait pas de répliquer en accusant celui-là de « jargonner ».

La défiance envers les abstractions théoriques, l’épuisement des grands systèmes àprétention universelle et le retour en grâce des acteurs et des citoyens réels face aux« sous-citoyens » et « super-citoyens », eurent aussi leurs effets en sociologie et en sciencepolitique et contribuèrent au regain de l’intérêt de ces deux disciplines pour la dimensionhistorique des réalités sociales et politiques. Dans les années 1970, la publication desrésultats du vaste programme de sociologie historique comparative lancé par l’UNESCO,en 1962, sur la formation de l’État et la construction de la nation, recueillit quelque échoen France [1973], comme les premières traductions des travaux américains, l’œuvre deNorbert Élias enfin traduite et diffusée, les recherches de Charles Tilly, les études depsycho-sociologie inscrites dans le temps long et, plus récemment, la relecture éclairée dela pensée de Max Weber. Les politistes invitèrent plusieurs historiens politiques à la tableronde qu’ils organisèrent à l’occasion du congrès de l’Association française de sciencepolitique, en 1984, à Grenoble103 et la Revue française de science politique créée en 1951qui se piquait d’accueillir tous les secteurs et toutes les approches et de couvrir la totalitédu champ politique, ouvrit, de facto, ses colonnes à quelques travaux historiques. Ladémarche de sociologie historique du politique, très avancée dans les pays anglo-saxons,est en marche depuis une vingtaine d’années, en France, sous l’impulsion de politistescomme Yves Déloye qui bannissent de leur « vocabulaire » un certain nombre de notionsfourre-tout, telles certaines conceptions métaphoriques de l’histoire, et s’interrogent sur desquestions qui préoccupent aussi les historiens : genèse et affirmation de l’État, processus dedévolution du pouvoir et rôle des élites, phases de conflit et de désordre, effets émergents...[1997 et avec B. Voutat dir., 2002]. Par ailleurs, elle met souvent l’accent sur les macro-processus appréhendés souvent dans le cadre d’une histoire comparative104.

Plus radicaux, le chef de file de la sociologie critique, Pierre Bourdieu et le politisteconstructiviste Bernard Lacroix remontèrent aux sources durkheimiennes, réfutèrent lapertinence des découpages disciplinaires et plaidèrent pour l’unité de la science et pourla fusion de la sociologie et de l’histoire, l’histoire devant devenir une « sociologiehistorique du passé » et la sociologie une « histoire sociale du présent105 ». Sans alleraussi loin, Christophe Charle, introduisit la sociologie bourdieusienne en histoire sociale et,secondairement, en histoire politique, cependant que la socio-histoire, apparue au milieudes années 1980, fut aussi, d’une certaine façon, l’héritière critique de Bourdieu. Annoncée

102. I. Wallerstein, The Uncertainties of Knowledge, Philadelphie, Temple UP, 2004.

103. D. Gaxie (dir.), Explication du vote. Un bilan des études électorales en France, Paris, Presses de laFNSP, 1985.

104. D. Caramini [2005]...

105. Le premier dans sa revue les Annales de la recherche en science sociale et le second dans un ouvragecomme Durkheim et la Politique (Paris, Presses de la FNSP et de l’Univ. de Montréal, 1981).

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par quelques travaux de sciences politiques comme ceux de Daniel Gaxie sur les sériesstatistiques de longue durée [1978] et portée sur les fonts baptismaux par l’historienGérard Noiriel dans la revue Genèses. Sciences sociales et histoire fondée en 1990,l’Association pour la socio-histoire du politique créée quatre ans plus tard, la collection« Socio-histoires » depuis 1996 et Politix, la revue de science politique de Paris I, elle estmoins une nouvelle discipline qu’une démarche innovante et réunit autant de sociologueset de politistes décidés à intégrer le temps dans leurs recherches que d’historiens quiacceptent de « le figer », pour reprendre la formule de Marc Sadoun. En effet, elle essaie deconjuguer la pratique des savoir-faire historiens, en particulier dans la façon d’aborder lesarchives et l’usage raisonné de la conceptualisation sociologique, pour saisir l’historicité etla genèse des phénomènes sociaux contemporains (le passé du présent) et pour retrouverles processus du passé à l’origine du présent (le présent du passé106). D’une approchemoins macro-historique que la sociologie historique, sa parente, elle joue sur les échelleset fut, avec Jacques Revel, la propagatrice en France de la micro-histoire. Les élections nesont pas son seul domaine de recherche, loin s’en faut, mais elles constituent son champd’investigation privilégié, car historiens, sociologues et politistes en perçoivent égalementl’importance, en particulier comme légitimation du pouvoir d’État, sont habitués de longuedate à travailler sur elles et sont prêts, les uns comme les autres, à revenir à l’ascèsed’André Siegfried. Après plusieurs travaux de science politique inscrits dans le tempslong de l’histoire politique107, la publication de L’Acte de Vote d’Yves Déloye et OlivierIhl108 fut un événement scientifique important, modèle d’hybridation entre histoire dupolitique, socio-histoire, anthropologie politique et sociologie historique du politique. Unautre exemple d’interdisciplinarité nous est fourni par la notion d’espace public et par leprincipe de publicité lancés par Jürgen Habermas [1962], qui ont été repris et critiqués parl’historienne Arlette Farge et par le politiste Dominique Reynié, pour montrer, dans un cas,par une approche historique et anthropologique, que l’opinion des plus humbles compteaussi [1992] et, dans l’autre, par une approche historique et juridique, qu’il n’y a pas deparadis perdu du jugement public [1998]. L’Histoire générale des systèmes politiques,entreprise qui fut co-dirigée par Maurice Duverger et Jean-François Sirinelli, se nourrit dela confrontation des approches des politistes, des historiens, des juristes et des sociologues[1997-1998].

Les liens entre l’histoire et les autres sciences humaines et sociales sont souventanciens, se sont distendus, voire rompus, mais sont aujourd’hui renoués dans de nouvellesconfigurations dont il importe de voir ici ce qu’ils peuvent apporter à l’histoire politique.Faire de l’histoire politique ne nécessite pas toujours un détour par la philosophie politique.Cependant, méconnaître les grandes œuvres qu’elle a produites de Socrate, Platon etAristote à Hannah Arendt, John Rawls et Claude Lefort, pour n’évoquer ici que troispensées contemporaines puissantes, mais fort différentes les unes des autres, est doublementhandicapant. En effet, cette philosophie a pu avoir une influence sur l’objet étudié, maispeut aussi, de par son universalité, aider à le mieux comprendre. En outre, l’histoire de laphilosophie est une branche à part entière de l’histoire du politique. Cependant, l’apport dela philosophie à l’histoire est bien plus large. Le philosophe réfléchit aussi à son essence,comme à sa pratique et à ses méthodes. D’Aron [1938] à Foucault [1969 et 1994], il assigneune place fondamentale à l’histoire, et en particulier à l’histoire politique, et apprend auxhistoriens du politique l’art de la nuance et de la relativité face à leur objet – ou leur

106. Voir G. Noiriel [2006] et F. Buton et N. Mariot [dir., 2009].

107. A. Garrigou [1992]...

108. Paris, Presses de Sc. Po, 2008.

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objectivation –, et dans leur rapport au temps. Parmi les apports philosophiques majeursdes dernières années pour les historiens du politique, figurent d’ailleurs les recherches queReinhart Koselleck [1979] et Paul Ricœur [1983-1985] ont menées sur les relations entrele passé et le présent et qui ont trouvé une prolongation historienne dans les travaux deFrançois Hartog [2003].

Les historiens politiques refusèrent longtemps de prendre en compte l’irrationnel etl’affectif et l’anthropologie structurale le leur rendit bien en déniant à l’histoire toute placedans le champ du savoir utile. La situation a bien changé depuis qu’anthropologues ethistoriens ont fait chacun une part du chemin les menant les uns vers les autres. Lesderniers travaux de Claude Rivière [2000], l’œuvre d’Yves Pourcher [1987] et plusencore celle de Marc Abélès [1989...] montrent comment les méthodes et les instrumentsconceptuels forgés au contact des réalités exotiques par l’anthropologie peuvent permettrede comprendre notre société politique. Outre les annalistes, des historiens du politiquecontemporain, tels Maurice Agulhon ou Raoul Girardet, ou, dans la jeune génération,Laurent Le Gall, ne sont pas en reste. Très en vogue dans les années 1960, la psycho-histoire passa ensuite de mode parce qu’elle avait hésité dans ses méthodes109 et qu’il étaitdifficile de conférer un statut épistémologique indiscutable à des facteurs aussi contingentset subjectifs que la volonté de se rendre utile et de servir la collectivité, la générosité, ledésir de laisser une trace, l’ambition, la séduction, la jalousie, la peur, la mémoire, l’oubli.L’historien du politique doit cependant leur faire aussi une place car il ne peut nier le rôleque de tels sentiments individuels a toujours joué dans l’action politique.

L’histoire politique entretient un rapport étroit, multiforme et de longue date avec lalittérature, tant pour des raisons de fond que de forme, d’objet que de technique. Outrela mise en récit du passé à laquelle elle procède nécessairement, elle ne connaît celui-ciqu’à partir de traces écrites et verbales qu’il lui faut interpréter. Les travaux de critiqueslittéraires et de théoriciens de la littérature comme Gérard Genette pour décrypter les genresépistolaire, autobiographique, dialectique, oratoire, polémique et romanesque qui sont sanourriture quotidienne méritent toute son attention [1982]. Par ailleurs, si l’on peut critiquerTzvetan Todorov lorsqu’il sous-entend que l’histoire est une affaire trop sérieuse pour êtreconfiée aux seuls historiens [1991] ou lorsqu’il soutient que les grandes œuvres furentpendant longtemps les meilleures clés d’entrée du passé [2007], on niera difficilementqu’on ne peut totalement comprendre celui-ci en faisant abstraction de celles-là. Commel’œuvre d’art, l’œuvre littéraire peut ou non refléter la société de son temps, mais elle luiappartient et, de ce seul fait, mérite toute l’attention de l’historien. Comment concevoirles monarchies censitaires du premier XIXe siècle français sans la Comédie humaine ?Mais ce n’est pas tout. L’historien de la littérature prête aussi un précieux concours àl’historien du politique. Outre le contenu des œuvres, il l’aide à comprendre la manièredont elles se construisirent les unes par rapport aux autres et la façon dont elles furentreçues. Ainsi, les historiens des débuts de la Troisième République savent la dette qu’ilsdoivent à Michel Mohrt [1942] et à Claude Digeon [1959]. Paul Bénichou a magistralementdécrit la promotion de la littérature au rang de pouvoir spirituel, puis l’avènement d’unelittérature de doctrine [1973 et 1977] et Françoise Mélonio a accompli un travail exemplairesur la réception et l’utilisation de l’œuvre de Tocqueville par ses contemporains et par lesgénérations suivantes qui éclaire le cheminement de la démocratie en France, depuis unsiècle et demi [1993].

109. Entre la psychologie et la psychanalyse que tenta de lui substituer S. Friedlander avec Histoire etpsychanalyse. Essai sur les possibilités et les limites de la psycho-histoire, Paris, Seuil, 1975.

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En histoire de l’art où travaillent beaucoup d’historiens de formation, l’historien dupolitique retrouve plusieurs de ses interrogations classiques et ne peut qu’être séduit parcertaines façons de les aborder et certaines réponses apportées110.

Malgré la singularité française des rapports entre l’histoire et la géographie, l’historiendu politique entretient moins de rapports avec cette discipline même s’il a commencé àle faire en histoire politique urbaine111, rurale112 ou des infrastructures113, mais encoretrès insuffisamment en histoire électorale. La géographie électorale permet pourtant nonseulement d’expliquer la territorialisation du vote, mais aussi de réinsérer, par une véri-table « écologie électorale », les comportements dans leurs différents environnements,alors qu’ils furent trop longtemps expliqués exclusivement par la sociologie électoraleque celle-ci se reconnût davantage de l’école de Columbia ou de celle du Michigan. Unerelecture de Siegfried et de ses héritiers donnera à l’historien des élections, non l’idée deparamètres qu’il a déjà l’habitude de prendre en compte, mais d’une méthode particulière-ment adaptée pour les analyser114. Par ailleurs, l’historien du politique, moins au fait de lacartographie que le géographe, peut apprendre de celui-ci comment rendre spatialementun phénomène électoral de façon plus objective par des cartes en anamorphoses ou entramages proportionnés.

Avec l’attribution en 1969 d’un prix Nobel, l’économie peut briguer le titre de plusscientifique des sciences humaines115. Le fait n’est pas sans incidence sur ses rapportsavec l’histoire en général et avec l’histoire politique en particulier. Au milieu du XXe

siècle, Karl Polanyi proposait une vision socio-historique de l’avènement de l’économiede marché où le politique occupait une place considérable [1944]. En France, l’historienErnest Labrousse [1944, 1948, dir. 1956] et l’économiste Jean Lhomme [1960 et 1967]avaient aussi beaucoup fait pour rapprocher les deux disciplines. La tendance actuelle del’économie à la mathématisation et aux approches a-historiques et hypothético-déductivesles éloigne indéniablement. Il n’est cependant pas sans intérêt pour l’historien de setourner encore vers les travaux économiques116, et en particulier vers ceux des économisteshétérodoxes comme Immanuel Wallerstein, Mancur Olson dont l’effet du même nom et lathéorie du choix public ne peuvent laisser indifférents l’historien de l’opinion publique etcelui des élites [1971 et 1982], ou pour donner deux noms d’économistes français, MichelBeaud qui a réfléchi à l’intégration des économies nationales à la mondialisation sur letemps long [1987 et 2010, 6e éd.] et Bruno Théret, spécialiste de l’étatisme, des budgetsministériels, de la monnaie ou encore de la protection sociale [1990, 1992, dir. 2007 etavec J.-C. Barbier 2009].

110. L. Bertrand-Dorléac [1993], J.-M. Leniaud (dir.) [2002 et 2007], D. Poulot [2005 et 2006], C. Granger[2006], S. Cordier [thèse inédite 2009] et C. Couanet, F. Soulages et M. Tamisier [dir., 2 011].

111. Avec les études de J. Gaillard sur le Paris du Second Empire, de G. Jacquemet sur Belleville, de P. Brunetsur Saint-Denis ou d’A. Fourcaut sur Bobigny...

112. On pense ici aux travaux d’A. Armengaud, de P. Barral et de la plupart des thèses en histoire départe-mentale dirigées par E. Labrousse.

113. G. Reverdy [1993 et 2007], N. Verdier [1999]...

114. Dans les revues Politix, Géographie sociale et Espace-temps et dans des ouvrages comme Les TroisFrance du démographe H. Le Bras (Paris, Seuil 1985, nouv. éd. O. Jacob, 1995), Géopolitiques de régionsfrançaises dir. par Y. Lacoste (Paris, Fayard, 1986) et La France qui vote de F. Bon et J.-P. Cheylan (Paris,Hachette, 1988).

115. Même s’il peut arriver à certains spécialistes des sciences dures de lui en remontrer, comme I. Prigogineavec son « Éloge de l’instabilité », rédigé au lendemain du krach de 1987.

116. Voir le n° spécial de la Revue économique intitulé Économie et histoire, nouvelles approches, n° 42,1991-2.

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Qu’entendre par une histoire politique totale de la France contemporaine ?

Au terme de ce parcours historiographique, ressortent la variété et la richesse des étudesspécifiques d’histoire politique de la France contemporaine et des travaux interdisciplinairesoù celle-ci a été partie prenante, mais aussi la difficulté à faire émerger une histoire politiquetotale, en dépit de déclarations prospectives, maintes fois réitérées qui en font, depuis prèsde trente ans, l’un des cadres conceptuels les plus riches de promesses en sciences humaineset sociales. Cependant, des promesses aux réalisations, il y a plus qu’un pas à franchir.L’histoire politique telle que la proposa René Rémond et telle que la font Maurice Agulhon,Pierre Rosanvallon, Jean-François Sirinelli, Gérard Noiriel et leurs disciples respectifs sonttoutes cinq légitimes et apportent beaucoup, mais ne proposent chacune qu’une part dela réalité historique du politique. Les cloisonnements, voire les querelles de chapelles enmilieu restreint qui aboutissent parfois à des excommunications, ne font, à terme, que desperdants.

La critique nominaliste adressée par Michel Foucault et Michel de Certeau aux his-toriens doit leur parler et leur donner conscience que les mots qu’ils analysent et qu’ilsemploient peuvent abuser leurs lecteurs, mais également eux-mêmes et, ce faisant, leurmontrer les limites de l’objectivité historique117. Sous prétexte que l’humanisme et l’his-toire sont ébranlés dans leurs aspirations et leurs certitudes par une telle critique, l’historiendevrait renoncer à tout humanisme et à toute histoire de quelque ampleur. Pourtant, commeses collègues des autres sciences humaines et sociales, il ne doit pas perdre de vue que lesobjets centraux de son étude, ou pour mieux dire l’essence même de sa discipline, sontl’homme et la société, ainsi que l’écrivait Max Weber. Cependant, là encore, la démarcheéliasienne de croisement des champs disciplinaires pour dépasser la distinction entre l’indi-vidu et la société en dégageant des configurations d’interdépendances est séduisante, maisincomplète. Outre le fait qu’elle prend très insuffisamment en compte certaines dimensionscomme la religieuse, elle ne rend compte que partiellement de la réalité. Un détour par lessciences dures et, en particulier par la génétique, montre que si la société moderne et ladémocratie font, a priori, de l’autre un égal, il demeure différent, car il n’existe pas deuxhommes identiques dans l’espace et dans l’histoire. Idéalement, l’histoire d’une populationne devrait pas être celle de sa globalité, pas même l’addition de destins individuels, mais lacombinaison non dénombrable par l’entendement humain de patrimoines génétiques, unecomplexité de la vie qui doit inciter, elle aussi, à la modestie. Plus largement, l’enchevêtre-ment des causes qui conduit aux faits humains et sociaux est infini. Est-ce à dire qu’aprèsde telles démystifications et ébranlements d’anciennes certitudes, l’historien est totalementimpuissant, parce qu’il ne peut pas se montrer objectif, parce que son objet d’étude luiéchappe, parce qu’il ne peut atteindre la vérité ? Autant dans ce cas qu’il renonce ouqu’il se contente de faire une histoire partielle sur des sujets réduits. En fait, il doit agir àl’inverse, en humaniste critique, tel que l’entend Tzvetan Todorov.

Même si en avançant sur la voie de la connaissance, il se rend compte qu’il ne peuttout saisir ou qu’il saisit incomplètement, il doit se convaincre qu’il ne comprendra rientant qu’il n’essaiera pas de tout comprendre. La tension entre son appétit de savoir et saconviction que les efforts qu’il accomplit n’ont pas de fin ultime est une sagesse nécessaire.C’est précisément parce qu’il en a conscience qu’il peut bien faire. La bonne posture se situequelque part entre les certitudes scientistes de jadis et le relativisme absolu qu’il est de bonton d’afficher depuis une trentaine d’années. Par ailleurs, l’impossibilité d’être strictementobjectif parce que l’on dépend soi-même d’un contexte particulier n’implique pas de

117. Critique développée en particulier dans Les Mots et les Choses de Foucault (Paris, Gallimard, 1966) etdans L’Écriture de l’histoire de De Certeau (Paris, Gallimard, 1975).

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renoncer à chercher la distanciation et l’impartialité, face à son objet d’étude en faisanttaire ses passions, ses opinions, ses jugements de valeur, au prix d’une éthique personnelleet professionnelle, d’une vigilance de tous les instants, d’une méthode rigoureuse et del’administration de preuves multiples et convergentes qui ne se limitent pas à de simplesexemples. En dépit de l’individualisme et de la liberté qui lui sont indispensables, l’historienne peut prétendre dire une vérité que si ses collègues parviennent, à partir d’une questioncommune, sans a priori et en suivant chacun leur propre cheminement intellectuel, auxmêmes conclusions que lui. Cela n’est-il pas souvent le cas ? Conscient de ses limites etfort des travaux de ses devanciers, l’historien doit être ambitieux et envisager une histoiretotale.

Entendue au sens large, la politique mène le monde, et le politique, qui est dansl’essence de l’homme, est partout dans la Cité118. Sans qu’il soit besoin de postuler ici unequelconque primauté sur les différents secteurs historiques ou sur l’ensemble des disciplinesdes sciences humaines et sociales, l’histoire politique recoupe donc toutes les autresapproches et, d’une certaine façon, implique de toutes les embrasser, car un découpageentre ce qui est proprement politique et ce qui l’est moins serait forcément préjudiciel.Raymond Aron et Marc Bloch écrivaient qu’une histoire partielle est une histoire partiale.N’aborder une question historique que sous un angle en systématisant ses conclusions seraitla pire des erreurs. Telle est pourtant la spécificité de la formation intellectuelle française deforger des spécialistes extrêmement compétents dans leur domaine, mais qui se fourvoientsouvent quand ils se risquent en terre inconnue, sans s’y être durablement et solidementpréparés. Plus largement, l’historien du politique doit s’affranchir de divisions disciplinairescarcérales et être curieux de tout, mais il doit aussi conserver son sens critique, sa judiciaire.Une raison ouverte au sens où la conçoit Edgar Morin dans sa Méthode [1977-2006] luttecontre le compartimentage disciplinaire en ne se contentant pas d’accumuler les approchessectorielles, les savoirs, les expertises, comme Fernand Braudel entreprit de le faire dans sonIdentité de la France, mais en les reliant, en les contextualisant, en les mettant en synergie,voire en symbiose, en tissant des transversalités et des solidarités, démarche que Morinqualifie de reliance. L’histoire politique totale n’est pas plus une juxtaposition d’approchesdisciplinaires qu’une addition d’histoires sectorielles ou spécialisées et s’inscrit dans uncadre d’ensemble. Cependant, si l’historien du politique doit recourir aux outils forgéspar l’ensemble des disciplines et relier les informations qu’elles apportent, il lui faut aussipouvoir dissocier celles-ci pour les comprendre, en s’appuyant sur ce qu’il connaît le mieux.Il doit donc se montrer modeste et avoir conscience de ses limites, car il ne maîtrisera sansdoute complètement que les outils qu’il a eu l’habitude de manier des dizaines d’annéesdurant. Il importe donc de combiner une intelligence générale qui sache s’appropriertous les principaux savoirs et une intelligence disciplinaire spécialisée. S’ambitionnerouvert, ne signifie pas se croire multi-compétent et omniscient. L’interdisciplinarité doitêtre maîtrisée119. Inversement, une intelligence de la complexité des systèmes humainsnécessite une « pensée complexe », ouverte et libre et certainement pas hyperspécialisée.

L’histoire politique totale déteste les dogmes trop facilement établis et qui ne sediscutent plus et elle s’attaque prioritairement à eux. Selon la problématique qu’elle adéfinie, elle s’impose comme impératif de décomposer l’ensemble à étudier en particulesélémentaires, attaque son objet par différents angles et à différentes échelles, puis réarticulel’ensemble pour répondre à sa question initiale.

118. J. Freund, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1965.

119. B. Lepetit, « Propositions pour une pratique restreinte de l’interdisciplinarité », art. cité.

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C’est la question qui construit l’objet historique et qui détermine la façon dont onaborde celui-ci. Aussi l’histoire politique totale ne peut définir à l’avance, et une fois pourtoutes, les concepts qu’elle mobilise, les outils et les méthodes qu’elle met en œuvre, lessources sur lesquelles elle s’appuie. Tel sujet nécessite de recourir largement aux différentssecteurs de l’histoire et des sciences humaines et sociales dans la grande variété décrite auxpages précédentes et tel autre, au contraire, un centrage sur l’histoire politique proprementdite. L’histoire politique totale de la France contemporaine ne peut d’ailleurs s’interdireaucun sujet, même si la plupart des questions qui l’intéressent se regroupent autour dequelques thèmes majeurs, sans que cette liste soit limitative : l’étatisation, l’étatisme etla centralisation, la politisation des populations et la démocratisation de la politique, lanationalisation de la société, les modèles, les systèmes et les écosystèmes politiques120, lespassages des uns aux autres et les conflits, la gouvernance, le rôle des élites et la dialectiquegouvernants-gouvernés, le vivre ensemble et les choix de société, la présence et le rôle dela France sur la scène internationale.

S’il n’est pas d’histoire sans traces archivistiques et si les trois problèmes majeurs queposent celles-ci sont l’effet de source, le degré de généralisation qu’elles peuvent autoriseret le fait qu’elles laissent le plus souvent les masses silencieuses, l’histoire politique totalede la France contemporaine a beaucoup moins d’inquiétudes à avoir que d’autres façonsde faire de l’histoire. Avec toutes les précautions qui s’imposent à elle dans le traitementspécifique de ses sources – que l’on songe ici aux discours au sens large émanant dupouvoir121 ou encore à l’histoire orale –, et le souci permanent de se prémunir contre latentation consciente ou inconsciente d’y chercher confirmation de ses hypothèses, elle tirel’une de ses forces principales de l’abondance et de la variété de ses archives, certainesayant été jusqu’ici pas ou très peu exploitées122, d’autres davantage, mais rarement avecses interrogations, à son échelle et au sein des croisements interdisciplinaires qu’elleenvisage123. S’abstraire de ses sources serait a-historique. S’y cantonner serait prêter leflanc à tous ceux qui méprisent l’histoire. En faire un usage de très grande ampleur, maisraisonné, permet de nourrir de légitimes ambitions démonstratives en administrant la preuvede ce que l’on avance.

L’histoire politique doit jouer sur les échelles chronologiques et géographiques. Sou-cieuse de conserver son identité historienne, elle doit rester attachée à une épistémologieidiographique qui privilégie l’examen des singularités et des contingences liées au contextehistorique, qui recherche donc les forces et les acteurs responsables des évolutions et qui sepréoccupe de l’événementiel. L’étude de la transition d’un régime à un autre, l’explicationdu passage d’une structure politique à une autre, mais aussi la relation d’un simple fait, ycompris minute par minute, sont éminemment historiques. Cependant, l’histoire politiquea trop eu tendance à se concentrer sur ce temps court, celui des chroniques et des régimes.Pour donner de la profondeur à ses raisonnements, elle doit aussi prêter attention à la longuedurée, de 1789, voire au-delà, au temps présent. Pourquoi ne s’approprierait-elle pas lestrois temps labroussiens et braudéliens de l’histoire ? En effet, elle ne peut négliger lescohérences qui existent au sein de la société étudiée à un moment donné, comme celles quiperdurent. C’est en cela, qu’à l’abri des anachronismes, le présent et le passé peuvent dialo-guer. Entreprendre un récit et brosser un tableau sont donc deux démarches qui peuvent, le

120. Au sens où les entendent S. Berstein et O. Rudelle dans Le Modèle républicain, Paris, PUF, 1992.

121. M. Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, en particulier p. 62-68.

122. Ainsi des procès-verbaux des élections municipales, élections dotées d’un très fort degré de réalité.

123. Ainsi des professions de foi, étudiées selon une approche historique, linguistique et lexicométrique parA. Prost et dans le cadre d’une démarche de sociologie historique du politique par Y. Déloye et O. Ihl.

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cas échéant, être entreprises indépendamment l’une de l’autre, mais qui le sont, en général,de façon plus pertinente, conjointement, car tout problème mérite d’être envisagé dansses causes et dans ses conséquences, mais aussi dans ses structures. À cela s’ajoute quel’écheveau des temporalités est complexe, que coexistent au sein de la même société deséléments qui sont à des stades différents d’évolution, que les régimes d’historicité jouentun rôle capital dans l’action des hommes et la vie des sociétés. Les approches diachroniqueet synchronique doivent donc se combiner, car le propre de l’intelligence historique est dedémêler cette complexité pour départager le stable et le changeant. Comme les géographesle font si bien, l’histoire politique doit aussi pouvoir étudier son objet sur son terrain, avecdifférentes focales, depuis la chambrée jusqu’à l’espace-monde, à la condition évidenteque sa problématique s’y prête. Elle a, par ailleurs, à puiser avec discernement, aussi biendans les travaux d’histoire globale qui lui fournissent des éléments comparatifs sous unangle décentré et original que dans ceux de la micro-histoire et de l’histoire du quotidienqui s’intéressent de près aux trajectoires individuelles, au vécu et aux stratégies des acteursainsi qu’aux interactions interpersonnelles.

L’histoire politique totale doit aussi savoir réconcilier les approches qualitative et quan-titative. De même que l’histoire ne peut se réduire au commentaire de séries statistiques,une histoire sans chiffres est incomplète et, pour ne prendre que trois exemples, la proso-pographie, la lexicométrie et l’analyse budgétaire appliquée aux politiques publiques, auxpartis ou associations ont leur place dans une histoire politique totale. Comme le souligneAntoine Prost, « le va-et-vient, dans le discours historique, entre des séquences explicativesou compréhensives et des séquences comparatives, voire quantifiées, n’est pas le mariagede la carpe et du lapin, le mixte inavouable de méthodes hétérogènes, mais l’utilisationcomplète d’une gamme argumentative qui se déploie, tout entière, dans un univers où lesconcepts sont indissociables de leurs contextes124 ».

L’histoire politique compte peu de ces modernes Diafoirus qui énoncent en un langagecompliqué et pédant des évidences, en affirmant que ce qui est trop aisément compréhen-sible ne présente pas d’intérêt et que ce qui ne l’est pas est profond, pour tenir à distance deleurs travaux, les non initiés et les critiques. Elle est plutôt frappée du mal inverse et souffrecruellement d’un outillage conceptuel que l’on qualifiera, au mieux, de léger. Pour pouvoirinstaurer un dialogue avec d’autres disciplines, il faut qu’elle comprenne leurs vocabulairesspécifiques, mais elle doit aussi pouvoir s’approprier les concepts qu’elle juge les pluspertinents pour sa propre pratique, voire élaborer de concert avec elles un langage reposantsur le plus petit dénominateur commun et dont les unes comme les autres pourraient faireun usage raisonné et raisonnable.

L’histoire politique totale n’est donc pas une énième théorie générale, mais bien unenouvelle approche, démystificatrice, déglobalisante et contextualisante, puis déconstruc-tive et reconstructive, et enfin totalisante. Elle ne s’entend pas comme un impérialismedisciplinaire, car l’agora est le lieu de rencontre pacifique et polyphonique de toutes lescomposantes de la Cité, et récuse toute vision déterministe et globale. Elle aspire à mieuxcomprendre le passé, mais aussi le monde qui nous entoure, en synthétisant toutes lesfaçons de faire de l’histoire politique et en entamant un dialogue approfondi avec les autressecteurs historiques et les différentes disciplines. Elle implique le doute permanent, seuleposture qui vaille pour le savant, et un effort constant pour éviter l’illusion rétrospectivede la fatalité et pour rendre au passé l’incertitude fondamentale de ce qui n’est pas encoreadvenu, comme l’a souligné Paul Ricœur. Elle doit être à la fois libre de tout préjugé etde toute contrainte, refuser rhétorique et violence symbolique, se montrer pragmatique,

124. Douze leçons sur l’histoire, op. cit., p. 206.

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savoir relativiser et porter le regard le plus réaliste et le plus neutre possible sur son objetd’étude, ce qui ne signifie évidemment ni que tout se vaut, ni que l’objectivité totale puissemême s’envisager. C’est ainsi qu’à défaut d’atteindre la vérité absolue, elle peut espérerl’approcher d’assez près, par le biais d’une démarche scientifique « falsifiable », au senspoppérien du terme, c’est-à-dire cheminant pas à pas, modestement mais sûrement.

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