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Pourquoi des dictionnaires étymologiques? Author(s): André Martinet Source: La Linguistique, Vol. 2, Fasc. 2 (1966), pp. 123-131 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30248059 . Accessed: 16/06/2014 19:00 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.109.162 on Mon, 16 Jun 2014 19:00:04 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Pourquoi des dictionnaires étymologiques?

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Pourquoi des dictionnaires étymologiques?Author(s): André MartinetSource: La Linguistique, Vol. 2, Fasc. 2 (1966), pp. 123-131Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30248059 .

Accessed: 16/06/2014 19:00

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DISCUSSIONS

Pourquoi des dictionnaires 6tymologiques? PAR ANDIE MARTINET

Poser cette question, ce n'est mettre en doute ni la l6gitimit6 des recher- ches 6tymologiques, ni celle des recueils alphabetiques groupant les 6tymo- logies de tous les mots d'une langue. C'est proprement suggerer que les auteurs de tels recueils devraient, avant mame de r'diger leurs fiches, se demander ' quel public ils s'adressent et infl6chir leur r6daction, voire meme orienter leurs recherches en cons6quence.

Certains dictionnaires 6tymologiques sont des travaux de science pure : un des plus beaux ouvrages de ce type est le Vergleichendes Wiorterbuch der gotischen Sprache de Sigmund Feist (3e 6dition, 1939, Leyde, E. J. Brill). On y trouvera, sous chaque mot de la langue, aprbs tous les rapprochements evidents, un expos6 des diff6rentes hypotheses dont chacune est 6valu6e, retenue comme v6rifi6e, vraisemblable ou possible, ou rejetee. La datation n'a gunre de sens lorsqu'il s'agit du vocabulaire de Wulfila; mais les equi- valents grecs sont indiques, les hapax sont notes comme tels avec ref6rence aux textes et l'origine des 6l6ments non wulfiliens est soigneusement pr6- cisbe. S'il se trouve, en Allemagne ou ailleurs, des gens qui, sans participer en rien a la recherche, sont assez cultiv6s pour retirer un agrement de la consultation du dictionnaire de Feist, tant mieux. Mais ce n'est pas pour un tel public que ce dictionnaire a 6t6 compos6.

D'autres dictionnaires 6tymologiques ont un tout autre caractbre : ils s'adressent essentiellement ' un vaste public de personnes cultiv6es, sans formation linguistique ou philologique particulibrement pouss6e, mais qui sont curieuses des choses du langage et qui se posent des questions au sujet de leur langue et de ses rapports avec d'autres langues qu'elles connaissent plus ou moins.

La difference entre l'un et l'autre type ne se ramine pas n6cessairement & une diff6rence dans la qualit6 de la recherche sur laquelle se fondent les rapprochements presentes. Certains dictionnaires du type scientifique peuvent etre d6valu6s par des partis pris, par un tour trop personnel ou par un respect excessif des traditions. D'autre part, rien n'empeche un ouvrage destin6 & un large public d'etre de qualite si le choix qui est fait parmi les rapprochements existants est chaque fois guide par une parfaite intelligence des problemes.

Pourquoi, pourra-t-on objecter, ne serait-il pas possible de combiner

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dans un meme ouvrage l'exactitude et les pr6cisions scientifiques, la clart6 et la concision d6sirables dans un dictionnaire de consultation courante. On pourrait envisager, pour chaque article, un paragraphe en gros carac- teres, r6sumant les conclusions, et un texte, materiellement condense, oui les chercheurs pourraient retrouver toute la bibliographie du sujet sinon tous les rapprochements et les explications jamais fournis.

Malheureusement un tel programme est de plus en plus difficile ' r6aliser : lorsqu'il s'agit d'une grande langue de culture, la documentation prend d'ann6e en annie une telle ampleur qu'un volume ne saurait suffire h la presenter toute, meme sous une forme condensee : l'6tymologie est de moins en moins une collection de brillantes hypotheses et de plus en plus une histoire du vocabulaire fondee sur le d6pouillement exhaustif des textes. Si un traitement scientifique de l'6tymologie gotique peut encore tenir en 736 grandes pages de deux colonnes, c'est bien parce que tous les textes existants de la langue se trouveraient plus qu'a l'aise dans le meme espace. Il n'est pas question que tous ceux qui se piquent de culture aient, sur leurs 6tageres, les outils de recherche indispensables aux sp6cialistes, mais on ne voit pas pourquoi on ne chercherait pas a satisfaire leur curiosit6 6tymologique.

Un des imp6ratifs de la recherche est d'6viter le double emploi et de pratiquer une stricte division du travail. C'est pourquoi l'6tymologie fran- t et l'6tymologie latine sont choses bien distinctes : une fois qu'il a

rattach6 le frangais nu au latin nfidus, le sp6cialiste de l'6tymologie franqaise laisse a d'autres le soin de rapprocher niidus des formes sanskrites, slaves, germaniques, celtiques et autres qui lui correspondent pour le sens et partiellement pour la forme. Tout est bien ainsi, a condition que le passage d'une source d'information a une autre puisse se faire sans difficult6 : le chercheur que Meyer-Liibke, von Wartburg, Oscar Bloch ou Dauzat renvoie de nu 'i niidus trouvera sans difficult6 nadus chez Ernout-Meillet et, sous ce terme, un rapprochement avec gotique naqafs, par exemple ; sous naqafs, Feist lui donnera les diff6rentes formes germaniques, le vieil-islandais nakenn, par exemple, qui, par l'interm6diaire de l'index Falk-Torp, le conduira 'I Particle nogen du meme ouvrage; cet article l'orientera (assez superficiellement, il faut le dire) parmi les formes scandinaves.

On notera que les auteurs de ces dictionnaires scientifiques font toujours leurs rapprochements avec les formes les plus anciennes de chaque langue ou de chaque famille de langue. Dans l'article niidus d'Ernout-Meillet, on ne doit pas s'attendre ia trouver une r6f6rence

' l'italien nudo ou l'espagnol desnudo; le franqais nu ne figure qu'a titre de traduction de la tate de I'article; il n'est fait allusion a la descendance du lat. niidus que par la formule laconique (( panroman sauf roumain ). Chez Feist, sous naqafs, on ne trouve ni l'anglais naked, nil'allemand nackt. La raison de cette pref6rence accord6e aux formes anciennes est 6vidente : naked n'offre plus trace du trait labio-v6laire que note le q du gotique naqafis, trait qui facilite le rappro- chement avec le latin niidus et rend un peu moins osee l'hypothbse d'un rapport 6tymologique avec le grec yut~6i . La formation des sp6cialistes est d'ailleurs telle qu'ils sont souvent plus familiaris6s avec les formes anciennes qu'avec celles qui ont cours aujourd'hui : un germaniste a plus de chances de connaitre le latin nzidus que l'espagnol desnudo.

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DISCUSSIONS 125

Lorsqu'il ne s'agit plus de faciliter la recherche, mais de renseigner le

public sur ses r6sultats, les imp6ratifs de la division du travail ne jouent plus et les rp6"titions, d'un ouvrage a un autre, sont non seulement tol6rables, mais ' recommander : un Franqais qui achbte un dictionnaire 6tymologique de sa langue a bien des chances de connailtre l'anglais naked et, mis sur la voie par le -n- initial et le -d- commun a naked et a nuditY, il pourra 16giti- mement desirer savoir ce que pensent les sp6cialistes d'un rapprochement qu'il entrevoit. C'est 1' que la plupart des ouvrages disponibles le laisseront sur sa faim. Soit le Nouveau dictionnaire etymologique et historique paru chez Larousse en 1964. C'est une version modernis6e et enrichie, due '

Jean Dubois et Henri Mitterand, du Dictionnaire etymologique de la langue fran- faise d'Albert Dauzat. Nous aurions mauvaise grace de ne pas exprimer notre reconnaissance aux nouveaux auteurs qui nous offrent dans un volume maniable un condens6 des resultats de la recherche en matiere d'histoire de la langue au cours des dernieres trente annies1. Mais I'*tymologie pro- prement dite n'y a guere fait de progres. De nu, on nous donne la date et le lieu de la premiere attestation ( 1080, Roland ))) et l'etymon latin. Ii ne

manque pas de lecteurs qui auraient appreci6 ici, sinon un 6tat d6taill6 des equivalents romans, y compris la mention du conflit avec nudo (( nceud ) qui peut expliquer l'espagnol desnudo, au moins la laconique formule d'Ernout-Meillet :c( panroman sauf roumain ). Comme il n'est pas question d'aller au-dels de nadus, tout rapprochement avec des formes germaniques comme naked ou nackt est exclu. A supposer que l'usager poss'de 6galement Ernout-Meillet et qu'il s'y r6ffre s l'article nridus, il n'y trouvera pas ces mots et se demandera s'il a le droit d'inf6rer, du gotique naqais avec son q, combien d6routant, et son 6trange f, a une parent6 de nadus et de naked. On pourrait faire valoir que les cadres pr6vus pour l'ouvrage s'opposaient a tous les developpements centrifuges que nous envisageons ici. Cependant, lorsqu'un rapprochement pourrait tre fait entre deux articles du mame dictionnaire, n'est-il pas regrettable que la chose soit tenue sous silence : le Nouveau Dictionnaire connait une entree gymno- oui l'on renvoie au

grec yu[Lv6o; ne serait-il pas d6sirable que la possibilit6 d'un rapport 6tymologique entre deux mondmes de la langue figurat quelque part ?

La pratique, qui semble 6tablie dans le Nouveau Dictionnaire comme chez ses devanciers et ses cong6neres, de ne gubre se laisser entrainer au-dela du premier etymon rencontr6 hors de la langue, est a d6plorer tout parti- culierement dans le cas des mots franqais d'origine germanique. On salt que la plupart d'entre eux ont 6t6 emprunt&s a la langue des conquerants francs. Ceux-ci, en partie sans doute parce qu'ils avaient pris l'habitude de consid6rer le latin comme la langue normale des textes 6crits, nous ont laiss6 relativement peu de documents qui nous renseignent sur le francique. Aussi la plupart des etyma franciques sont-ils prc6de6s d'un astbrisque indiquant que la forme est restituee a partir des formes romanes connues et des formes attest6es dans d'autres dialectes germaniques. Dans ce cas,

1. On rel6vera malheureusement dans la pr6sente 6dition des traces de n6gli- gence ou de pr6cipitation, en particulier dans la reproduction des etyma latins : contracta sous contrde, canus sous chenu sans la quantit6 de l'a, apr6s cdnictus oth probablement seul le rapprochement avec cdnus permet de poser d, cdlus au lieu de calus, etc.; cf. 6galement Loris au lieu de Lorris.

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on consent assez souvent a presenter, concurremment, une forme germanique attest"e, gotique on allemande. Mais lorsque, dirons-nous par malheur ?, la forme francique n'a pas

' prendre l'ast6risque, on s'abstient en g6nbral de

citer une autre forme, plus susceptible d'etre connue de l'usager moyen. Il en r'sulte que l'6tymologie d'un mot roman d'origine germanique a bien

des chances de ne d6boucher sur rien d'identifiable. Soit le mot guBre : a 1080, Roland (guaire) ; du francique waigaro, beaucoup m. A quoi bon ce

francique isol6 ? Ce qui aurait 6t6 int6ressant, amusant meme, en tout cas revelateur du niveau de langue avec lequel les romanophones du haut

Moyen Age ont pu se familiariser, aurait et6 de pousser jusqu'a waigar6n, ancetre de l'allemand (sich) weigern ( se refuser a , lui-meme d6riv6 de

l'adjectif weigar cc t6mbraire ), cc qui n'en fait qu'1 sa tate ), d'oi l'adverbe

weigaro avec un d6veloppement expressif probable au sens de follement a comme dans cc follement dr6le >.

Lorsqu'on nous presente le francique *werra comme l'etymon de guerre, on s'abstient & tort de signaler le vieux haut-allemand

w'rra qui a tres exactement les diffirents sens du mot bagarre, y compris celui, argotique, de rixe, combat. Le vieux germanique regorgeait de mots pour designer le

combat, la bataille, la guerre, a commencer par le vieux terme indo-europeen (vieil anglais gh!

< gunfi-) que le frangais a gard6 dans gonfalon. Cependant, le mot qui s'est impose en roman, au point d'6liminer bellum affaibli par son conflit homonymique avec bellus a beau )), tait de creation r6cente et il appartenait encore selon toute vraisemblance au niveau d'une langue tres familibre.

Ce mbme mot de guerre suggbre un autre type de ref6rence qui devrait

figurer dans les dictionnaires 6tymologiques du type que nous examinons ici. On comprend certes que les r6f6rences aux formes dialectales soient normalement exclues, mais il semble qu'on pourrait faire une exception lorsqu'il s'agit de formes du gallo-roman du Nord, franciennes, normandes

ou picardes, qui se sont implantees en anglais. C'est a peine une boutade

que de parler de l'anglais comme d'une langue romane, et il est scandaleux

que tant de romanistes ignorent les ressources que leur offre le vocabulaire de cette langue. Parmi les formes d6rivees d'un germanique *werri (< *werzd) figurent non seulement le fr. guerre, I'italien guerra, l'espagnol guerra, mais

6galement I'anglais war. Toutefois war n'est pas le produit d'une 6volution

purement anglaise d'un primitif *werra, mais un emprunt aux dialectes

du nord-ouest de la Gaule qui n'ont pas a durci)) le w germanique en gw-.

Il est evident que le mot *werra- ne pouvait, dans une langue germanique, prendre le sens tres g6neral qui s'est d6velopp6 dans les langues romanes. Selon toute vraisemblance, ce d6veloppement s'est fait h partir d'une source

unique, l'italien et l'espagnol guerra 6tant sans doute des emprunts tres anciens au frangais.

Le dictionnaire de Dauzat mentionnait la proportion all. gegen-Gegend (f.), lat. contra-contrata. Les nouveaux auteurs ont cru bien faire de la passer sous silence, alors qu'ils auraient dfi mentionner d'autres traits du meme

genre, tel le passage de causa du sens juridique decc cause)) ' celui dea chose)),

passage que connait l'allemand Sache, mais non l'anglais sake. Peut-etre Dauzat avait-il tort de supposer une influence du germanique pour expliquer l'6volution du sens de on, si les emplois ind6finis de homo sont anciens;

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mais il aurait 6t6 utile de conserver une indication du parall6lisme 6volutif en germanique et en frangais meme si, sur ce point, ce n'est pas le germa- nique qui a innov6.

On voit bien quels arguments on pourrait faire valoir en faveur de la pratique de l'etymon isol6 : si le livre doit rester maniable et d'un prix abordable, il faut n6cessairement se limiter et, dans un dictionnaire 6tymo- logique du franqais, on ne saurait rien sacrifier de ce qui concerne l'histoire franqaise du mot, puisque c'es: lh ce que le lecteur ne saurait jamais trouver dans le dictionnaire 6tymologique d'une autre langue. L'6conomie est une vertu aussi bien dans un livre destine au grand public que dans un ouvrage scientifique et elle va imposer le meme type de limitations de part et d'autre.

Mais tout ceci ne serait valable que si le principe de l'etymon unique etait partout respectS, ce qui n'est pas le cas : philosophe est finalement, a travers le latin philosophus, rattach6 au grec cptX6oopoS analys6 lui-meme en

cpXoq et aoc96q; l'6tymologie d'eliphant est pouss6e, par-del& elephantus, jusqu'au grec e&epcx4, -avroq. Mais pourquoi s'arreter 1. ? Il est certain

qu'ivoire et 6lephant participent ' un meme etymon; on aurait pu espirer

que le fait serait signale et que I'6tymologie de ces deux mots serait pouss~e jusqu'au point o l I'apparentement deviendrait clair. Par ailleurs, des que le rapport formel n'est plus 6vident - et que ceux qui savent le grec pour- raient avoir quelque chose ' apprendre - on ne pousse pas au-dela du latin : ni pour huile, ni pour olive on ne mentionne les etyma grec 9At(w)ov, aXocr(w)i. Quant a l'analyse des etyma, on pourrait penser que celle du

russe samovar en samo- a soi-meme et var, de varit's faire bouillir A,

aurait 6t6 plus riche d'information pour beaucoup que celle de philosophe ou de monochrome qui s'impose synchroniquement a tout Franqais cultivb.

En realit6, la division du travail qui pr6vaut parmi les chercheurs impose leurs limitations aux ouvrages destines au grand public. En France, du fait d'une organisation universitaire liee au recrutement des professeurs de lyc6e, les auteurs de dictionnaires 6tymologiques sont essentiellement des gallo-romanistes, classicistes au d6part, qui n'ont pas n6cessairement de comp6tence particuliere en germanique, en celtique, en arabe, ni dans les langues romanes autres que le franqais. Les ouvrages publies dans ces conditions ont pu autrefois satisfaire un public qui, parmi les langues, ne

prenait reellement au s6rieux que le franqais, le latin et le grec. Mais on n'en est plus 1l. Qu'on dissocie dictionnaire historique et dictionnaire 6tymo- logique, si les conditions de l'6dition le r6clament, mais on ne doit pas continuer a trahir le public en lui laissant croire que ce qu'on sait, par exemple, du motfondre s'arrete au latinfundo et en passant sous silence les rapports, lointains mais bien 6tablis, de ce mot avec chyme et lingot. Plus que toute autre branche de la linguistique, l'6tymologie ne saurait plus se pratiquer que par 6quipe. Quelque vaste que soit la science d'un chercheur, il ne lui est pas possible de poursuivre des rapprochements dans toutes les directions avec une 6gale competence.

En 1961, Joan Corominas a publi6 '

Madrid, chez Gredos, un Breve Diccionario Etimoldgico de la Lengua Castellana, version abr6g6e de son

remarquable Diccionario Critico Etimol6gico paru dix ans plus t6t. L'ouvrage

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s'adresse bien ' ce qu'on appelle, en France, le public cultiv6 ; l'introduction ne laisse aucun doute sur ce point. L'auteur y explique que le passage d'un dictionnaire a l'autre a entrain6 une redaction nouvelle de chaque article, car il 6tait conscient du fait qu'il s'adressait, en 1961, non plus a des sp6cia- listes, mais a un auditoire plus vaste et moins averti qui aurait tr6buch6 sur un vocabulaire trop technique. On regrettera peut-8tre que ceci ait entrain6, en matibre de correspondances phonftiques, des formulations assez vagues qui pourront confirmer dans leurs croyances les lecteurs qui estiment qu'en 6tymologie les voyelles ne comptent pour rien et les consonnes pour pas grand-chose. Mais, de favon g6n6rale, on doit se r6jouir de ce louable effort

d'adaptation. L'auteur aurait-il dii aller plus loin et offrir, dans le dictionnaire

abr6g6, des rapprochements qu'il n'avait pas present6s dans l'ouvrage scien-

tifique destin6 e ses pairs ? On ne trouve, en effet, ici, pas plus de renvoi

d'elefante a marfil, de fundir '

quimo et lingote que, dans l'ouvrage franqais mentionn6 ci-dessus, de rapprochement entre gliphant et ivoire, fondre, chyme et lingot. Ii est possible que les raisons qui justifient, en France, un

6largissement des panoramas 6tymologiques ne vaillent pas pour I'Espagne. Les travaux de Corominas repr6sentent un tel progres qu'on serait mal venu de l'accuser de conservatisme : l'6tymologie castillane, au sens le plus 6troit du terme, pose des problbmes d'une vari6t6 et d'une complexit6 telles qu'on comprend que le sp6cialiste, quel que soit le public auquel il s'adresse, soit

tent6 de mettre en valeur ses contributions personnelles 'a la recherche plut8t que des rapprochements qu'il lui faudrait recueillir dans d'autres ouvrages. Ce qu'on louera, en tout cas, dans le Breve Diccionario, c'est le desir de pr6- ciser l'extension geographique des termes 6tudi6s, au moins dans le cadre roman. On comprend que le Catalan Corominas soit particulibrement sen- sible a ce qui touche h la diffusion du vocabulaire dans l'espace hispanique et au-dela vers le nord. Mais on voudrait que les auteurs d'ouvrages analo- gues s'inspirent largement de ce pr6c6dent et ne sacrifient pas, par principe, la g6ographie a l'histoire. On notera que, chez Corominas, les pr6cisions relatives a la diffusion des termes n'impliquent pas un moindre souci de la documentation historique.

La vari6t6 d'origine du vocabulaire anglais a toujours entrain6, chez les 6tymologistes britanniques, un goat plus vif que celui de leurs collegues c continentaux ) pour les rapprochements etymologiques a grande 6chelle et le rattachement ' une meme base de mots parvenus a l'anglais par les voies les plus diverses. Ils estiment que leurs lecteurs ne sauraient 8tre indif- f6rents a la possibilit6 de ramener a la meme base indo-europ6enne GHEU les mots found, fuse, ingot, gut, gush, geyser, chyle et chyme, quel que soit le chenal, latin, germanique ou grec, par oui le mot a d6bouch6 dans la langue. Ces 6tymologistes sont, au d6part, des germanistes, avec une forma- tion classique qui leur permet de dominer assez vite le domaine indo- europ6en dans son ensemble; la connaissance du franqais, longtemps troi- sieme langue classique du Royaume-Uni, combin6e avec celle du latin, leur permet d'acqu6rir rapidement une familiarit6 suffisante avec les bases de l'6tymologie gallo-romane. On peut done s'attendre, de leur part, a un traitement satisfaisant et exhaustif du vocabulaire d'origine indo-europ6enne.

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Mais les mots d'origine cc exotique ), y compris les emprunts aux langues s6mitiques, ont 6te, pour des raisons 6videntes, souvent moins favorises. C'est une revanche que leur accorde l'ouvrage d'Ernest Klein intitul6 A Comprehensive Etymological Dictionary of the English Language dont le premier volume (A-K, xxvi + 853 p., 17 x 25 cm) vient de parattre. Ceci n'implique pas que les etymologies indo-europ6ennes y soient n6gligees : le tocharien, qui a jusqu'ici jou6 un r61le fort restreint dans les considerations etymologiques indo-europ6ennes, y est largement represent6. L'auteur a simplement voulu pousser les rapprochements le plus loin possible dans toutes les directions. La difficult6 d'une telle entreprise, lorsqu'elle est celle d'un seul chercheur, est parfaitement illustr6e par l'article elephant. L'analyse de I'etymon grec et les rapprochements qu'elle implique - ceux que nous regrettions de ne pas trouver dans les ouvrages dont nous avons trait6 ci-dessus - nous sont presentes, ici, avec les renvois n6cessaires

' ivory et

Eburna (pourquoi la majuscule ?) et un autre, moins bien venu, a element sur lequel nous reviendrons ci-dessous. Les donn6es nouvelles que nous apporte cet article sont le nom 6gyptien Yebu de l'ile Ellphantine et le mot h6breu pourcc ivoireD, shen-habbim, litt6ralement ( dent de l'6l6phantD. Mais on aurait aimb qu'& c6t' de l'arabe fil (curieusement transcrit phil), on mentionnat l'espagnol marfil susceptible de (c dire quelque chose ))i bien des lecteurs. De faqon g6n"rale, le dictionnaire est riche en collateraux dbs qu'on se trouve dans le domaine s6mitique oui l'auteur est 6videmment tres ' son aise; les formes germaniques apparentees sont generalement citees, ce qui n'implique pas de recherches personnelles, puisqu'il a suffi, dans ce cas, de reproduire le contenu d'articles d'autres dictionnaires : les 6tymolo- gies romanes, sur le module de celles qu'on trouve dans les dictionnaires etymologiques du frangais, longtemps les seuls existant dans ce domaine, se contentent de jalonner l'6volution sans faire aucune allusion B I'extension geographique du mot. On a trop souvent l'impression que le choix des totes d'article ou, comme on dit aujourd'hui, i l'anglaise, des entrees, a 6t6 deter- min6 par le d6sir qu'avait l'auteur de presenter une 6tymologie qui lui tenait a cceur : j'ignorais qu'il existfit en anglais un mot alcazaba, au sens de forteresse, et je serais curieux de savoir pour combien d'anglophones, parmi ceux qui n'ont jamais mis les pieds dans le sud de l'Espagne, le terme alcazaba 6voque quelque chose; il n'est pas sfir qu'en espagnol meme le mot soit autre chose qu'un nom propre. Le maintien de la majuscule a l'initiale de mots allemands anglicis6s comme Gestalt et Gestapo est 6galement symp- tomatique d'un manque de nettet6 dans le dessein de l'auteur : ce diction- naire 6tymologique de I'anglais est, en fait, un prftexte

' rapprocher les

mots des langues les plus diverses; ce n'est pas ' titre de mot anglais que

Gestalt figure ici, et c'est ce que trahit la majuscule. Si, dans certains dictionnaires contemporains, I'histoire des mots est

bien pres d'6liminer leur 6tymologie, c'est ici l'inverse qui est le cas : la prb- sentation des rapprochements assures ou hypoth6tiques, se fait aux d6pens de toute datation. L'absence totale d'indications relatives "

l'attestation des mots etudi6s est d'autant plus ahurissante que l'anglais est, de beaucoup, la langue pour laquelle on dispose, a cet 6gard, de la documentation la plus precise : il suffisait d'aller pecher dans le dictionnaire d'Oxford pour donner une troisidme dimension ' chaque article.

LA LINGUISTIQUE, II 9

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Sur l'extension g6ographique de chaque terme, on est un peu moins demuni, dans ce sens que l'6numeration des collateraux, lorsqu'elle se trouve etre assez complete, en donne une idle approximative a grande 6chelle. Mais, sur la geographie du mot anglais lui-mame, nous ne trouvons rien. Ici encore, il est evident que l'anglais n'est qu'un pr6texte.

Le choix des 6tymologies propos6es est souvent fort discutable : il n'y en a pas de parfaitement convaincante pour le latin elementum ; toutefois celle qui suggere une analyse el-em-en-tum et y voit une formation du type ablce-daire, si elle n'est pas satisfaisante a tous 6gards, a cependant l'avantage d'op6rer avec des el6ments connus et bien identifi"s ; la seule que nous donne Klein est celle qui postule une forme latine non attest6e *elepantum, du sens de(( lettre d'ivoire,) aussi imaginaire que la forme, censee reproduire l'accusatif grec Axcpeavxrv, rl'volution d'*elepantum & elementum 6tant mise arbitraire- ment au compte de l'6trusque.

Les traitements s6mantiques ne sont guere plus satisfaisants : on serait tent6 de pardonner & l'auteur l'inclusion d'alcazaba si son article 6tait bien construit et coh6rent; mais on ne nous y explique pas comment un mot qui designe une ville, une capitale, une forteresse peut deriver d'un verbe du sens de couper, trancher. Ailleurs, l'explication qu'on nous donne est incomplete ou allusive et laissera bien des lecteurs dans le vague : soit gerrymander, verbe qui d6signe une op6ration fort a la mode dans la France d'aujourd'hui et qui consiste & d6couper les circonscriptions Blectorales pour favoriser le parti au pouvoir ; on nous rappelle que Gerry 6tait le nom d'un gouverneur du Massachusetts dont nous pouvons supposer qu'il 6tait un specialiste du redecoupage ; mais nous renvoyer aux deux dernieres syllabes de salamander ne fait aucun sens si l'on ne nous rappelle que le redecoupage a l'occasion duquel a 6t6 cre6 le mot aboutissait a des circonscriptions 6vo- quant, sur la carte, la forme allong6e et le corps bigarre de la salamandre.

Nous avons nettement affaire, ici, a un ouvrage envisage et r6dig6 en fonction des gofits, des connaissances et des pref6rences de son auteur et non point, comme on aurait pu l'esp6rer, organis6 en vue de satisfaire les 16gitimes curiosites d'un public. Ii s'agit d'un dictionnaire qui est savant sans etre scientifique; sans doute l'auteur s'est-il renseign6 aux meilleures sources, mais l'usager sera plus impressionne par son erudition que reellement satisfait de l'information qui lui est dispens6e.

Il reste & r6aliser, pour les dictionnaires 6tymologiques qui ne sont pas des instruments de travail, un dosage satisfaisant de rapprochements etymo- logiques, de renseignements historiques, de precisions sur l'extension geo- graphique des mots, aussi bien dans le domaine de la langue ' l'~tude que hors de ce domaine, d'indications relatives aux variations s6mantiques, aux concurrents qu'un mot donn6 a 6cart6s ou 6limin6s, a ceux qui l'ont delog6 de certaines de ses positions. Faire figurer, dans l'introduction, quelques ~lCments de phonetique historique n'a pas grand sens : on ne peut gubre esperer que les usagers s'y reporteront jamais et on ne saurait en tenir compte dans la preparation des fiches. Ce vers quoi il faut tendre, c'est une r6daction de chaque article telle que le lecteur ne soit jamais tent6 de

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Page 10: Pourquoi des dictionnaires étymologiques?

DISCUSSIONS 131

confondre 6volution phon6tique r6gulibre, contamination formelle et emprunt d'une forme 6crite. Il faut, en resum6, faire saisir quelles sont les continuit6s reelles, au cours de l'histoire d'une langue ou dans le cadre des contacts, oui se trouvent les ruptures, les interventions conscientes, les creations arbi- traires, pourquoi et comment telle 6volution, telle contagion, tel emprunt ont eu lieu.

R6aliser tout ceci r6clame non seulement le travail en equipe des sp6cia- listes les plus divers, mais, outre le bon sens, le s6rieux et la patience indis- pensables a toute entreprise de longue haleine, un sens tres averti de la faqon dont fonctionnent les langues.

Sorbonne.

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