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T. Poirot – ENS Lyon Agrégation 2012-2013 – Guerre et société en France, en Angleterre et en Bourgogne 1 Guerre et société en France, en Angleterre et en Bourgogne (XIVe- XVe siècle) Philippe Contamine, Charles Giry-Deloison, Maurice H. Keen (dir.), Centre d’Histoire de la Région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, Institut français de Londres, Villeneuve-d’Ascq, 1991, 360 p. Cet ouvrage collectif est issu d’un colloque organisé dans le cadre d’une rencontre franco-anglaise. Il a donc valeur de mise au point sur la recherche, pour la guerre au Moyen-Âge. Il est divisé en deux, une partie s’intéressant aux problèmes d’organisation strictement militaires, l’autre se concentrant sur les aspects sociaux et les réactions face à la guerre. L’introduction de M.H. Keen présente peu d’intérêt, se bornant à résumer les différentes contributions. Nous exclurons de ce PQ les interventions de Kenneth A. Fowler (News from the Front : Letters and Despatches of the 14th Century), de Maurice H. Keen (English Military Experience and the Court of Chivalry : the Case of Grey v. Hastings), de Michael C.E. Jones (Breton Nobility in the Service of State ? The Case of of Guillaume of Rosnyvinen). NB : cette fiche est longue, mais un petit chapeau introductif guide la lecture de chaque article. Qui plus est, Monsieur Gouguenheim a relu ce texte, et fait quelques commentaires pour nuancer ou compléter le point de vue des auteurs. S’il fallait choisir entre tous, les incontournables sont sans doute les articles de M. Vale, F. Autrand, B. Schnerb, P. Pégeot (en termes de « masse utile » et comme exemple pour une dissertation). Malcolm G.A. Vale : The Anglo-French Wars (1294-1340) : Allies and Alliances ................................... 1 Elisabeth Lalou : les questions militaires sous le règne de Philippe le Bel ............................................. 4 Françoise Autrand : La déconfiture, la bataille de Poitiers (1356) à travers quelques textes français des XIVe et XVe siècles » ....................................................................................................................... 6 Nicole Pons : La guerre de cent ans vue par quelques polémistes français du XVe siècle .................... 9 Christopher T. Allmand : Changing views of the soldier in late medieval France ................................. 12 Bertrand Schnerb : La préparation des opérations militaires au début du XVe siècle, lʼexemple dʼun document prévisionnel bourguignon ..................................................................................................... 14 Monique Sommé : Lʼarmé bourguignonne au siège de Calais de 1436 ................................................ 15 Pierre Pégeot : Lʼarmement des ruraux et des bourgeois à la fin du Moyen-Âge, lʼexemple de la région de Montbéliard....................................................................................................................................... 18 Philippe Contamine : Les chaînes dans les bonnes villes de France (spécialement Paris), XIVème- XVème siècle ........................................................................................................................................ 20 Une conclusion critique de Philippe Contamine utile à la réflexion ....................................................... 22 Malcolm G.A. Vale : The Anglo-French Wars (1294-1340) : Allies and Alliances Exemple intéressant, l’article est cité dans la bibliographie distribuée par X. Hélary lors de sa conférence. Cela tend à nuancer la chronologie habituelle de la Guerre de Cent ans, et à faire voir les implications diplomatiques des opérations militaires. Autre point : on voit toute la difficulté à « dater » certains phénomènes : ici le déclin de la structure féodale semble lent, avec une transformation progressive des liens de vassalité en relations d’alliances. Pourquoi Edouard Ier comme Edouard III recrutent des alliés et des mercenaires dans les Pays-Bas sur la frontière, entre la France et l’Empire ? Vale formule ainsi la question centrale de son intervention, sur un phénomène qui peut paraître étonnant, puisqu’il conduisit à chaque tentative, autant en 1294-1298 qu’en 1336-1340, à une crise financière mettant en péril l’Etat anglais.

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T. Poirot – ENS Lyon Agrégation 2012-2013 – Guerre et société en France, en Angleterre et en Bourgogne 1

Guerre et société en France, en Angleterre et en Bourgogne (XIVe-XVe siècle)

Philippe Contamine, Charles Giry-Deloison, Maurice H. Keen (dir.), Centre d’Histoire de la Région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, Institut français de Londres, Villeneuve-d’Ascq, 1991, 360 p.

Cet ouvrage collectif est issu d’un colloque organisé dans le cadre d’une rencontre franco-anglaise. Il a donc valeur de mise au point sur la recherche, pour la guerre au Moyen-Âge. Il est divisé en deux, une partie s’intéressant aux problèmes d’organisation strictement militaires, l’autre se concentrant sur les aspects sociaux et les réactions face à la guerre. L’introduction de M.H. Keen présente peu d’intérêt, se bornant à résumer les différentes contributions. Nous exclurons de ce PQ les interventions de Kenneth A. Fowler (News from the Front : Letters and Despatches of the 14th Century), de Maurice H. Keen (English Military Experience and the Court of Chivalry : the Case of Grey v. Hastings), de Michael C.E. Jones (Breton Nobility in the Service of State ? The Case of of Guillaume of Rosnyvinen).

NB : cette fiche est longue, mais un petit chapeau introductif guide la lecture de chaque article. Qui plus est, Monsieur Gouguenheim a relu ce texte, et fait quelques commentaires pour nuancer ou compléter le point de vue des auteurs. S’il fallait choisir entre tous, les incontournables sont sans doute les articles de M. Vale, F. Autrand, B. Schnerb, P. Pégeot (en termes de « masse utile » et comme exemple pour une dissertation).

Malcolm G.A. Vale : The Anglo-French Wars (1294-1340) : Allies and Alliances ................................... 1  Elisabeth Lalou : les questions militaires sous le règne de Philippe le Bel ............................................. 4  Françoise Autrand : La déconfiture, la bataille de Poitiers (1356) à travers quelques textes français des XIVe et XVe siècles » ....................................................................................................................... 6  Nicole Pons : La guerre de cent ans vue par quelques polémistes français du XVe siècle .................... 9  Christopher T. Allmand : Changing views of the soldier in late medieval France ................................. 12  Bertrand Schnerb : La préparation des opérations militaires au début du XVe siècle, lʼexemple dʼun document prévisionnel bourguignon ..................................................................................................... 14  Monique Sommé : Lʼarmé bourguignonne au siège de Calais de 1436 ................................................ 15  Pierre Pégeot : Lʼarmement des ruraux et des bourgeois à la fin du Moyen-Âge, lʼexemple de la région de Montbéliard ....................................................................................................................................... 18  Philippe Contamine : Les chaînes dans les bonnes villes de France (spécialement Paris), XIVème-XVème siècle ........................................................................................................................................ 20  Une conclusion critique de Philippe Contamine utile à la réflexion ....................................................... 22  

Malcolm G.A. Vale : The Anglo-French Wars (1294-1340) : Allies and Alliances

Exemple intéressant, l’article est cité dans la bibliographie distribuée par X. Hélary lors de sa conférence. Cela tend à nuancer la chronologie habituelle de la Guerre de Cent ans, et à faire voir les implications diplomatiques des opérations militaires. Autre point : on voit toute la difficulté à « dater » certains phénomènes : ici le déclin de la structure féodale semble lent, avec une transformation progressive des liens de vassalité en relations d’alliances.

Pourquoi Edouard Ier comme Edouard III recrutent des alliés et des mercenaires dans les Pays-Bas sur la frontière, entre la France et l’Empire ? Vale formule ainsi la question centrale de son intervention, sur un phénomène qui peut paraître étonnant, puisqu’il conduisit à chaque tentative, autant en 1294-1298 qu’en 1336-1340, à une crise financière mettant en péril l’Etat anglais.

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Ces alliances visent d’abord à compenser une infériorité numérique, et à créer une tête de pont en France, sur sa frontière Nord-Est (villes du Brabant, Hainaut). Elles visent également à recruter une noblesse entre Rhin et Meuse réputée pour sa valeur militaire, connue par ses prouesses dans les tournois et lors de guerres privées récurrentes. Enfin ce « réseau féodal » important a suscité l’appétit anglais depuis Richard Ier.

Ces relations avec ces marches reposent sur trois facteurs : une connexion dynastique, un besoin de service militaire, un besoin d’intermédiaires diplomatiques avec les princes des Pays-Bas et de l’Empire. (Carte extraite de Courtrai, de X. Hélary)

Ces alliances ont pourtant débuté par un échec retentissant, le mariage célébré en 1269 de Richard de Cornouailles (frère d’Henri III, mort en 1272) et de Béatrice (fille de Thierry II, seigneur de Montjoie et de Fauquemont1) reste stérile. Cependant, les Plantagenets poursuivent cette politique sous Edouard Ier : mariage de Margaret, sa fille, avec l’héritier du duché de Brabant, le futur Jean II2. Ce dernier est une pièce utile sur l’échiquier diplomatique,

1 A la frontière du duché de Limbourg, entre Maastricht et Achen.

2 Il est le neveu par alliance du roi de France Philippe III, et le petit-fils par sa mère de Gui de Dampierre, le comte de Flandre qui se révolte contre Philippe le Bel à la fin du XIIIe siècle, conduisant aux batailles de Courtrai et Mons-en-Pévèle. Cf. Courtrai, Xavier Hélary sur cette imbrication complexe, p. 15-26.

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parce qu’il revendique le duché de Lotharingie dans l’Empire, et qui plus est vit à la cour d’Angleterre jusqu’à son accession à la tête du duché de Brabant en 1294. Les ducs de Brabant sont une famille puissante, ils exercent une influence sur « le pays d’Outre-Meuse », par l’acquisition du duché de Limbourg, depuis la victoire contre de Jean Ier contre le duc de Gueldre et le comte de Luxembourg en 1288 à Worringen. Ils sont en capacité de mobiliser jusqu’à 3000 vassaux, leur devant le service militaire.

Edouard Ier marie également sa fille Eléonore à Henri, comte de Bar. Les fiançailles sont célébrées en 1293. Les relations avec les comtes de Bar étaient déjà florissantes sous Thibaut II (père du précédent), lorsqu’Edouard Ier avait pu trouver aux trois fils cadets du comte des bénéfices ecclésiastiques. Mais Edouard Ier échoue dans sa tentative de rapprochement avec les Dampierre et le comté de Flandre. Le mariage d’Edouard III avec Philippa de Hainaut, et celui de sa fille au duc de Gueldre, ont marqué l’apogée d’une tentative d’encerclement du royaume de France.

Des nobles du Brabant, Limbourg, Alsace, Lorraine, Franche-Comté (i.e. Bourgogne comtale) et de Savoie sont donc recrutés pour la guerre en 1294 et 1337 contre la France. Mais Edouard III eut d’avantage de succès que son grand-père Edouard Ier. Alors qu’Edouard Ier avait passé un accord avec Adolphe de Nassau (roi de Germanie3) pour bénéficier de l’appui des vassaux impériaux, le titre de vicaire général de l’Empire conféré en 1338 à Edouard III put lui permettre de trouver d’avantage d’appuis4. Edouard Ier avait très très largement payé Adolphe de Nassau en 1294 pour l’envoi de contingent, mais le roi de France Philippe le Bel augmenta la mise afin d’empêcher l’intervention impériale.

Ce qui constitue le succès (et la faiblesse) du système anglais, c’est l’appui pour ces alliances sur un système en expansion vers 1290-1340 : le fief-rente ou le fief de bourse (cf. Ph. Contamine, Nouvelle Clio). Exemple de chevaliers locaux bénéficiant des largesses du roi d’Angleterre :

- Thierry de Fauquemont : son père tenait déjà 5 fief-rentes de différents seigneurs (dont le comte de Flandre qu’il sert dans la guerre de 1297-1305). Edouard III fait appel à lui après avoir passé, en 1337, un contrat de 1200 florins / par an et à vie, pour 100 hommes d’armes, 12 000 florins à titre exceptionnel versés en deux fois, un engagement du roi à payer sa rançon en cas de caputre. Mais, après une semonce d’Edouard III depuis Anvers, il refuse de s’y rendre, arguant un impayé du côté anglais. La chancellerie d’Edouard III refuse de payer.

- Jean de Cuyck, mort en 1308, cas intéressant d’intermédiaire diplomatique. Il dipose d’un fief-rente pour avoir aidé Edouard Ier durant des tractations aux Pays-Bas. Il est également intermédiaire lors des négociations entre Flamands et le roi de France. En 1339, son fils Odo reçoit une pension annuelle de 3000 florins pour compenser ses pertes lors d’une campagne en France. Il est choisi pour recevoir l’hommage de certaines villes flamandes pour le « roi d’Angleterre et de France » Edouard III. Signe particulier de dévouement, il est un des otages laissés en gage par le roi d’Angleterre à ses créanciers à Bruxelles en 1340.

Plus largement, Edouard Ier aurait dépensé en 1294-1298 : 142 000 livres sterling, Edouard III 130 000 en 1337-1341. Ces dépenses n’ont pas permis aux Anglais d’acquérir un avantage décisif, par ses alliances coûteuses avec la noblesse d’Empire. Mais n’oublions pas une chose, les rois d’Angleterre sont des mauvais payeurs. Ces deux politiques à 40 ans de distance échouent toutes deux. Edouard III déserte alors progressivement la Flandre, préférant des

3 Il n’est donc pas stricto sensu empereur, puisque non couronné par le pape mais élu par la Diète.

4 L’empereur est alors Louis de Bavière, dit « empereur » mais en réalité jamais couronné par le pape, à la suite d’évènements très complexes dont nous n’avons pas à nous intéresser ici.

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opérations dans le Sud-Ouest et dans la marche de Calais, avec des troupes majoritairement anglo-gasconnes.

Mais la période traduit des nouveautés intéressantes sur le plan des mots. Lors des tensions en Flandre avec Philippe le Bel, les documents de la chancellerie de Gui de Dampierre en 1297-1298 mentionnent une série « d’alloués ». L’alliance commence ainsi à se distinguer clairement de la relation vassalique. On parle aussi de « convenenchié ». L’allié doit s’engager à fournir assistance en toute circonstance. Les réseaux de fidélités prennent alors de multiples dimensions, une « toile d’araignée » selon l’auteur, le fief-rente et l’alliance assurant plus de loyauté et des liens personnels renforcés en cas de problème. Gui de Dampierre peut compter en 1297 sur environ 1200 armures de fer par ce système.

Elisabeth Lalou : les questions militaires sous le règne de Philippe le Bel

Remarque : je me permets d’être synthétique, l’article est déjà en soi un « résumé ».

La guerre est très présente durant ce règne : contre l’Angleterre (1294-1298), la Flandre (1297-1304), certaines mineures comme la guerre de Bar (1299) ou les opérations militaires autour de Lyon (1310). Plusieurs types de combattants sont présents, du vassal au soudoyé, mais selon l’auteur, « l’ost royal est formée de toute une série de personnes qui sont presque toutes payées par le trésor royal ». Une source recomposée par des érudits, le Corpus philippicum, présente les comptes royaux qui permettent d’identifier ce phénomène.

Le roi ne fait aucune campagne en Gascogne malgré l’intensité des combats, dont la direction est confiée au connétable Raoul de Clermont et Charles de Valois. Il est peu présent en Flandre, sauf à Mons-en-Pévèle (1304) où il a un cheval tué sous lui, il est sérieusement menacé et plusieurs membres de son entourage sont tués autour de lui.

Les connétables la période : Raoul de Clermont, sire de Nesle, connétable depuis 1285, mène les opérations en Gascogne en 1295-1298, il occupe l’Aquitaine en 1294-1295, mais dès 1293, le roi lui confie les pleins pouvoirs dans 7 sénéchaussées du Sud-Ouest. Il est lieutenant du roi en Flandres (1298-1302) mais meurt lors de la bataille de Courtrai. Gaucher de Châtillon, connétable de Champagne, lui succède. Mais sa carrière ne connaît sa véritable apogée que sous Louis X, en étant associé au conseil restreint entre 1315-1317 (cf. épisode de « l’ost boueux » en Flandre).

Les princes de sang aussi interviennent dans la guerre : Charles de Valois (« fils de roi, frère de roi, père de roi, mais jamais roi »), frère de Philippe le Bel, commande l’ost de Gascogne en 1294-1295 et en Flandre entre 1297-1300. Robert d’Artois5 commande l’ost de Gascogne en 1296-1297, puis en Flandre (bataille de Furnes). Il est récompensé par le roi d’une rente à vie sur le comté de Guines, et de six tonneaux de vin de la Rochelle, et la promesse de marier une de ses petites-filles au demi-frère du roi6. Bref, « la guerre rapporte ».

Je passe sur les maîtres des arbalétriers, etc. Beaucoup (trop) de noms sont donnés par l’auteur. Il faut juste retenir que certains échelons ne sont pas négligés, comme les sénéchaux de Carcassonne, Toulouse, Périgord et Rouergue qui lèvent des fonds, encadrent et mènent des troupes pour le roi en Gascogne.

5 C’est le neveu de feu Louis IX, qui n’est pas encore saint, mais c’est déjà quelque chose à l’époque, d’où son rang et son statut de proche des Capétiens.

6 Ce qui fait qu’une arrière-petite-nièce de Louis IX va épouser un petit-fils de ce dernier. Passons sur les détails, mais le taux de consanguinité est en général élevé, et ce n’est pas sans effet sur les évènements.

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Sur les effectifs : en prenant les comptes de l’ost de 1304 en Flandre, entre 10 à 40 hommes dans les contingents des vassaux. Plus intéressant, sur un échantillon de 323 barons et bannerets pour toutes les campagnes sous Philippe IV, l’auteur fait les recoupements suivants : 135 ne sont présents qu’à une seule campagne, 100 présents à 2 ou 3 campagnes, 80 présents à la fois lors de la réunion d’osts en Flandre et Gascogne, 23 présents à chaque campagne (des grands noms comme le comte de Périgord ou d’Auxerre). La période est ainsi marqué par une forme de « pénurie des cadres », avec peu d’investissement militaire et un rachat dans beaucoup de cas du service militaire. Le roi doit donc sans cesser réitérer les semonces.

On ajoute à ces contingents de nobles ceux des communes, soit en 1304 : 6 sergents pour 100 feux (en théorie), dont 4 arbalétriers. On trouve également parmi ceux qui sont « retenus en gages » de grands seigneurs, généralement titulaires d’un fief-rente comme l’évêque de Liège, qui s’engage en 1304 à fournir 200 hommes d’armes durant trois mois chaque année en échange de trois châteaux. Les gages moyens d’un chevalier à l’époque tournent autour de 10 à 15 sols par jour, 12 deniers pour un homme de pied.

La période est marquée par le succès (et la transformation) de « l’arrière ban »7. En théorie, l’arrière-ban touche les nobles et les non-nobles, tous les hommes capables de porter les armes. Mais la mesure est surtout financière (l’arrière-ban n’est pas l’équivalent d’une mobilisation générale type 1914). Entre 1302 et 1304, 4 ordonnances royales définissent l’état de fortune de ceux qui doivent acquitter un service militaire ou se faire exempter (donc payer).

Les mercenaires sont présents, ceux que P. Contamine appelle les « apatrides et stipendiés » : ce sont surtout des arbalétriers et marins (Génois, Allemands, Provençaux), généralement réunis en « connétablie » avec un connétable ou un capitaine à leur tête.

L’argent étant le nerf de la guerre, pour la levée de fonds et le paiement, le pouvoir royal utilise trois catégories de personnes : les baillis et sénéchaux, les clercs du roi, les capitaines. Mais en général, cela n’empêche pas les retards : la Chronique tournaisienne rapporte plusieurs épisodes de mécontentements face aux problèmes d’impayés, à tel point qu’en 1303 l’évêque d’Orléans doit jurer de l’arrivée prochaine du roi, face à des soudoyés en colère. Et la guerre coûte très cher, 2 125 000 l.t. pour la guerre de Gascogne sur terre et sur mer, rien que pour l’année 1294-1295.

Aux troupes imposantes menant campagnes, il ne faut pas oublier les garnisons parfois symboliques, disséminées dans le royaume (4 chevaliers et 4 fantassins pour tenir Lille en 1299). En tout, on compte 18 garnisons en Gascogne et Saintonge, une dizaine en Flandre, soit plusieurs centaines d’hommes en garnison entre 1293 et 1305.

Le roi est soucieux de doter le royaume d’une flotte imposante, avec la construction du clos des Galées à Rouen et l’achat d’Harfleur en 1293, mais aussi le recrutement d’amiraux italiens comme Benedetto Zaccharie ou Renier Grimaldi. La victoire navale française de Zieriksee (1304) lors de la campagne de Flandre marque un temps important, avec selon le chroniqueur Guillaume Guiart de 38 nefs, 11 galères, 8 navires espagnols et quelques autres navires venant de Calais et de Normandie.

Quelques pièces d’artillerie, commandée par le fameux Gilbert du Louvre, sont présentes dans les différents osts (1297-1302, 1303, 1304, 1311).

L’organisation du ravitaillement est difficile pendant le règne, en témoigne le départ précipité du roi d’Arras en 1304, alors que l’ost n’a plus de fourrage. La disette se répand, et le

7 Cf. là encore Xavier Hélary et son désormais indispensable Courtrai, qui explique d’avantage la transformation de cette formule après le désastre mettant à genoux la chevalerie française, p. 136-140.

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prix de la viande augmente alors fortement. Pourtant des exemptions de taxes pour les marchands se rendant à l’ost furent décidées. A partir de 1295, ce sont surtout des financiers italiens qui gèrent le paiement des troupes, comme Biche et Mouche pour l’armée des mers et le port d’Harfleur en 1295, ou Pierre le Reue pour la Flandre. Baillis et sénéchaux sont eux chargés de lever l’emprunt.

La détention d’une charge de panetier ou d’échanson, auprès de l’Hôtel du roi, facilite l’accès à des missions de ravitaillement auprès des garnisons, opérations qui peuvent rapporter. En témoigne l’échanson du roi Geoffroy Coquatrix, un des plus riches bourgeois de Paris, s’occupe des garnisons de l’hôtel et de l’ost en Flandre et en Aquitaine. Il organise un réseau via ses clercs de taverniers et de bouchers qui, depuis Paris, doivent prendre en charge une branche du ravitaillement.

Ainsi, pour E. Lalou, l’organisation militaire sous le règne de Philippe le Bel « se fait au coup par coup, petit à petit, et les essais sont parfois infructueux. Ce sont précisément ces nouveautés qui font l’originalité et l’intérêt de ce règne. ».

Françoise Autrand : La déconfiture, la bataille de Poitiers (1356) à travers quelques textes français des XIVe et XVe siècles »

Méfions-nous du titre : il ne s’agit pas de comparer les versions de la bataille pour essayer d’avoir une vision la plus proche de la réalité. En fait, il s’agit plutôt d’analyser la manière dont le souvenir d’une bataille peut rejouer, sur le plan mental et sur le plan politique. Je trouve les commentaires de F. Autrand lumineux, sur la manière dont les chroniqueurs décrivent non pas un événement particulier, mais racontent à travers des stéréotypes la défaite en général. Je me permets d’être long, parce que le texte manie d’avantage des idées que des faits ou des exemples « bruts ».

« Car amis, ab la plus grant tristor et dolor que avenir nos poques, vos faut assaber que dilhus ac VIII jorns que lo rey Mossenhor se combatet ab lo princep de Gualas : et aychi cum a Dio a plagut a suffrir, lo rey Mossenhor es estat desconfit et es prit ». Ce langage fleuri est celui du comte d’Armagnac, lieutenant du roi en Languedoc, écrivant aux villes de son gouvernement pour annoncer la défaite de Poitiers, 12 jours après la bataille.

Les habitants du Languedoc prirent le deuil, comme ceux de Poitiers qui eurent en plus à enterrer les morts. 97 combattants tombés à Poitiers furent inhumés dans le couvent des Cordeliers, 67 dans l’église et le cloître des Jacobins de la ville. Le mémorial des Cordeliers mentionne que « furent faictes obseques honnorables par toutes les eglises, couvens et monasteres aux despens des bons bourgeois de la dicte ville ».

Le comte mentionne également que le duc de Normandie (Charles, désormais en charge du pouvoir) et son frère d’Anjou se sont enfuis du champ de bataille, sur le commandement du roi. Mention utile pour éviter l’accusation de lâcheté à l’égard du dauphin8. Ainsi se mettent en place, à travers cette lettre, les grands éléments de narration de la bataille, qui dominent par la suite dans le camp français : conception providentialiste, tentative de sauvegarder l’image chevaleresque.

F. Autrand commence par étudier les textes immédiatement contemporains, trois de l’année 1357. Dans la masse des documents et récits sur Poitiers, celui de Guillaume de Machaut est assez détonnant. Le confort d’ami de 1357 n’est pas strictement sur la bataille, mais est un poème adressé au roi de Navarre, Charles le Mauvais, prisonnier de Jean II le Bon (il est donc prisonnier d’un roi lui-même prisonnier). C’est donc un texte avant tout rédigé pour réconforter le prince, et

8 Charles est le premier « dauphin du Viennois », mentionné ainsi comme héritier présomptif. C’est en 1349 que la seigneurie d’Albon et du Viennois fut vendu au roi de France, qui en fit un domaine pour son héritier.

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lui donner des conseils de bon gouvernement. Le poète n’hésite pas à féliciter Charles de Navarre pour son absence à Poitiers, car il serait sans doute mort ou déshonoré par la fuite. C’est d’ailleurs une des causes données par Guillaume de Machaut : la fuite des déserteurs et les caprices de la fortune. Conclusion du poète, l’important pour un prince : « Q’honneur crie partout et vuet : / « Fais ce que dois, adviegne que puet » / Aussi le veut li mestiers d’armes ». En substance, l’important n’est pas de gagner, mais de sauver l’honneur (sorte de Pierre de Coubertin médiéval). Le texte n’est pas un récit de bataille, mais illustre en creux une certaine sensibilité à la vaillance, l’honneur. Une des figures du poème reste Jean de Luxembourg (Jean l’Aveugle, mort à Crécy en 1346) comme modèle de courage.

Autre texte de 1357, celui de François de Montebelluna, bénédictin né à Trévise, le Tragicum argumentum de miserabili statu regni Francie. Le texte esquisse une forme de critique placée dans la bouche de soldats fanfarons, le roi n’aurait pas dû s’exposer personnellement parce qu’il ne combattait pas un autre roi. Au fond, on ne peut déterminer si c’est là une critique de l’auteur, ou une manière de reporter un reproche en vogue (toujours se méfier des dialogues dans la littérature médiévale). C’est plutôt une manière détournée d’attaquer les chefs de l’armée, et une défaillance du commandement. Pour l’époque, une armée sans roi n’est pas une véritable armée. L’action du roi serait donc sans reproche, puisqu’il a illustré là encore la devise « Fais ce que dois, advienne que pourra » citée également par Montebelluna. Dès lors, selon F. Autrand, « s’il y a honte à la déconfiture et à la capture du roi, elle retombe sur la France en personne et non sur le roi qui, au contraire, a gagné une gloire éternelle en s’exposant pour la défense du royaume ». C’est la « noble France » qui est ridicule, pas son roi. Le texte de Montebelluna est bourré de références bibliques pour expliquer la défaite. La mention du roi Joachim qui fit brûler le livre de Dieu et emprisonner le prophète Jérémie rappelle Philippe le Bel, tandis que son descendant, « prince des sauterelles aux fleurs étrangères » désigne Edouard III. Péché de la lignée royale maudite, des nobles joueurs et gourmands, du peuple vicieux et blasphémateur, des femmes qui aspirent à commander, cet ensemble concourait donc inévitablement à exciter le châtiment. Le texte est ainsi hanté par l’idée de la décadence, et du repentir nécessaire, seul programme affiché par l’auteur : le seul espoir est en Dieu, pas dans la victoire mais dans le salut.

Texte plus classique, la Complainte sur la batai l l e de Poi t i ers (d’un auteur anonyme) révèle un esprit beaucoup plus « combattif » et favorable à la monarchie. « Dieu veuille conforter et garder nostre roy ». Poème intéressant à plus d’un titre, parce que l’auteur explique la défaite suite aux défaillances de l’armée féodale et des maréchaux, lors des montres : « Leurs soillars et leurs pages pour gens d’armes contoient / Ainsi un seul por quatre gagez du roy prenoient ». Le roi n’aurait pas ainsi disposé des effectifs théoriques qu’il pouvait espérer, ni de combattants de qualité, faute aux détournements par les nobles. Si le roi est loué, la noblesse est considérée comme responsable de la défaite.

L’auteur en tire un curieux conseil pour le duc de Normandie, devenu régent, « S’il est bien conseillé, il n’obliera mie / Mener Jaque Bonhomme en sa grant compangie. / Guerre ne s’en fuira pour ne perdre la vie. » La reconquête ne pourra pas se faire avec la noblesse, aussi l’appel à Jacques Bonhomme n’est pas un appel aux paysans (différencier Jacques Bonhomme / des Jacqueries) mais sans doute aux contingents urbains et milices bourgeoises, aux professionnels non nobles, gens de trait en particulier. Au fond, c’est une partie du programme que Charles V va appliquer par la suite.

Les trois textes s’entendent donc sur les origines de la défaite, avec des éléments communs. Le roi a sauvé l’honneur. Mais aucune mention de l’adversaire ou considération tactique ne viennent arrêter le flot des lamentations. Pour F. Autrand, « Mêmes visions, mêmes œillères : nos trois textes révèlent dans les profondeurs de l’opinion française une unité qu’on n’aurait pas cru trouver dans les divisions des années 1357-1358. ».

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La bataille fut-elle figée, pour la postérité, dans ces premiers éléments d’explications ? F. Autrand retient 8 textes et récits historiques de la bataille après ces premiers éléments d’explications, parmi les plus célèbres, dont Froissart, Jean le Bel, Jean de Venette, les Grandes Chroniques de France. Les mêmes récits, les mêmes faits d’armes sont exploités, avec les mêmes conclusions : beaucoup de morts, vaillance du roi versus lâcheté des fuyards, et « la fleur de la chevalerie a chu ». Ce qui au fond rend Poitiers assez indiscernable par rapport à d’autres défaites (Courtrai, Crécy, voire Azincourt, etc.), « comme si les historiens faisaient plus un récit de défaite que le récit d’une défaite. ».

D’où la présence de thèmes moralisateurs, l’orgueil de la noblesse, la légèreté et l’inconstance du roi qui, selon La chronique des quatre premiers Valois, aurait renvoyé à Poitiers les contingents des communes (dont les archers). « Ce fut folie à lui et a ceulx qui conseil lui en donnerent ». Mais la cause de la défaite est à chercher ailleurs : à la vaillance du roi qui, selon le chroniqueur, « respondi que jà ne s’en fuirait » aux comtes d’Eu et de Tancarville lui proposant la fuite, s’oppose la lâcheté des autres chevaliers. Le duc de Normandie (futur Charles V) et les deux autres fils du roi, tout comme son frère le duc d’Orléans sont bien évidemment compris dans cette fuite honteuse. Toutefois, leur fuite semble répondre au vœu du roi9.

Mais la défense élogieuse de Jean II (et de son fils Philippe) resté dans la bataille, avec pour corollaire la défense des valeurs dites « chevaleresques », induit chez tous les chroniqueurs une critique plus ou moins consciente des rescapés. Une comparaison rapide avec Courtrai et Crécy montre que chaque bataille a ses fuyards (mort glorieuse de Robert d’Artois / fuite des comtes de Saint-Pol, Boulogne, Clermont en 1302 ; mort héroïque de Jean l’Aveugle / fuite de son fils Charles en 1346). Selon F. Autrand : « la retraite ne se distingue pas de la désertion ».

Face à la lâcheté de la chevalerie française, le Prince Noir est constamment mis en avant, comme la figure idéale du prince chevalier et valeureux. Jean le Bel parle ainsi des « merveilleuses aventures et fortunes du vaillant prince de Galles ». Froissart a une optique assez similaire dans ses Chroniques. « L’image de la défaite que l’on peut y discerner est riche et complexe, elle est pourtant dominée comme toute l’organisation par la vision chevaleresque de la guerre » selon F. Autrand. D’où la quantité de dialogues qui, côté anglais, insistent sur la vaillance du roi Jean. Pour ainsi dire, la prouesse fut présente dans chaque camp, et Froissart conclut son récit sur la rencontre entre le Prince Noir et Jean II prisonnier. La honte revient aux fuyards.

Seule la Chronique de Jean II et Charles V, rédigé à la suite des Grandes Chroniques de France par le chancelier d’Orgemont, exonère les fuyards. L’explication est simple, la chronique est sans doute une commande de Charles V, qui souhaite éviter d’être ainsi déconsidéré par sa fuite à Poitiers.

Par la suite, la mémoire de Poitiers rejoua profondément. Froissart décrit ainsi le conseil réuni par le roi en 1373, suite à une nouvelle chevauchée menée par le duc de Lancastre. Si des nobles vitupèrent contre l’inaction française, Du Guesclin et Olivier de Clisson prennent la parole pour rappeler les défaites de Crécy et Poitiers, et conseillent de laisser passer les Anglais. Charles V décide ainsi, selon Froissart, de ne pas mettre « ma chevalerie ni mon royaume en peril d’estre perdu pour un pan de plat pays ».

On en tire aussi des inquiétudes quant à la présence royale sur le champ de bataille. Philippe de Mézières dans Le Songe du vieil pèlerin (1389) avertit Charles VI après sa victoire de Roosebeke, qu’il « se doye bien garder d’aller legierement en l’ost ne de combattre soudainement ». Selon Gilles le Bouvier (le héraut Berry) dans Les chroniques de Charles VII, lors de la prise d’Harfleur par Henri V en septembre 1415, le conseil demande à Charles VI, miné par des crises

9 Cf. la biographie de Françoise Autrand chez Fayard, Charles V, Chapitre X « La bataille de Poitiers », p. 196-220 : l’auteur développe un récit de la bataille et interroge les comportements du roi et de ses fils pendant l’affrontement, en généralisant sur les conceptions d’honneur et de courage au milieu du XIVe siècle.

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de folie, de participer à la bataille envisagée contre les Anglais. Le texte mentionne ainsi l’opposition du duc de Berry, qui n’accepte ni la bataille ni l’exposition de son neveu Charles VI, mentionnant sa propre expérience de 1356 : « il faisoit grand doubte de la bataille pour ce qu’il avoit esté a la bataille de Poitiers où son pere le roi Jehan fut prins et disoit que mieulx valloit perdre bataille seule que roy et bataille ».

La suite, ce fut Azincourt, événement qui réveilla le souvenir de Poitiers, et les causes avancées par les chroniqueurs depuis 1356 : noblesse pécheresse, fortune défavorable, explication providentialiste via la colère divine. Ainsi, une explication avancée par Thomas Basin et Jean Jouvenel des Ursins veut que les Armagnacs eussent saccagé en 1414 la ville de Soissons, or Azincourt a lieu le jour de la fête de saints Crépin et Crépinien, patrons de la ville, d’où le châtiment divin.

Si la Fortune est omniprésente dans l’explication de la défaite, le XVe siècle tend à s’en affranchir pour partie en affirmant la part de libre arbitre (le « Franc-vouloir »), comme Honoré Bouvet dans L’arbre des batailles : « N’est ce mie une bonne raison de dire : cestui a perdu en bataille pour quoy il appert bien qu’il avait tord ». Christine de Pisan insiste sur la malchance du roi Jean qui « Estoit et moul chevalereux / Mais n’est pas moult eureux / En ses fais… » (Livre de mutacion de Fortune, 1400-1403). A cette attitude s’oppose l’attitude de Charles V : « Mais sens est de soy sçavoir traire / Hors d’une fortune contraire. ».

Moralité, on peut échapper à la défaite. Début XVe siècle, avant et après Azincourt, la tension qui apparaît dans les textes autour du souvenir de Poitiers tient plus d’un problème d’actualité : faut-il adopter une option offensive ou défensive ? Jean de Montreuil (A toute la chevalerie, 1406-1412) écarte l’idée du châtiment divin à Poitiers, pour mieux insister sur l’efficacité des Anglais, en particulier des archers anglais. Le propos de l’auteur n’est qu’un long rappel de la tradition glorieuse des Français, pour mieux appeler au relèvement contre les Anglais.

Même phénomène chez Alain Chartier dans le Quadri logue invec t i f , il s’agit de surmonter l’explication fataliste et providentialiste : les défaites sont le fruit des erreurs, et il faut « redrecier par meulleur advis ce que nous mesmes avons bestourné par folle créance ». Ainsi, la défaite doit servir à soulever l’espoir, et éviter de reproduire les mêmes erreurs. Pour F. Autrand, si l’explication fataliste perdura, on assista chez Montreuil, Chartier, Jouvenel des Ursins ou Pisan à une « véritable mutation mentale pour chasser ou plutôt apprivoiser les vieux thèmes fatalistes et pessimistes du Moyen Age […] La revanche, le redressement, le champion tombé qui se relève, voilà les images et les mots qu’ils essaient d’associer à la défaite. ». Vieux thèmes mais nouvelles rengaines, Poitiers est ainsi revisité, tout comme l’idée d’un roi chevalier. Le XVe siècle voit la revanche de Charles V sur Jean II, on loue désormais l’autorité royale d’être précautionneuse, de ne pas s’exposer et ainsi épargner au peuple rançons, impôts et déshonneur. Le thème du roi sage face au roi vaillant cache peut-être les mutations du regard sur la guerre. Plus que les conséquences symboliques, ce sont désormais les conséquences politiques de la défaite que les chroniqueurs détaillent et craignent.

Nicole Pons : La guerre de cent ans vue par quelques polémistes français du XVe siècle

Sujet un peu à la marge, article à lire rapidement, l’auteur est peut-être trop exhaustive sur certains points. Sa conclusion laisse un peu le lecteur au milieu du guet, puisque les textes étudiés sont selon N. Pons, des cas un peu uniques et spécifiques. Retenir surtout l’exemple de Jean de Montreuil.

Pour ainsi dire, l’analyse de Nicole Pons s’inscrit dans la continuité du propos de Françoise Autrand sur Poitiers. Au XVe siècle, une littérature polémique est née du conflit franco-anglais avec la figure de Jean de Montreuil (1354-1418), secrétaire du roi et considéré comme « humaniste » du temps de Charles VI. Il est assassiné lors de la prise de Paris par les

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Bourguignons, en 141810. Son œuvre polémique est constituée de deux opuscules : A toute la chevalerie (1406-1413) et Traité contre les Anglais (1413-1417). Le premier est en partie tiré des Grandes Chroniques de Saint-Denis, sorte de récit édifiant pour montrer la gloire passée des rois de France et la tradition de victoire à relever. Le second, dans un style juridico-historique, souhaite nier les prétentions anglaises sur la couronne de France, tout en justifiant le droit d’intervention des souverains français contre un vassal rebelle et parjure, qui n’applique pas les traités (comme Brétigny-Calais en 1360). Last but not least, les Lancastre ne sont pas les souverains légitimes d’Angleterre et sont des régicides, puisqu’ils ont fait mourir Richard II. Jean Jouvenel des Ursins en 1435 reprendra la même argumentation quelque peu actualisée pour réfuter le traité de Troyes (1419), écartant le dauphin Charles de la couronne au profit d’Henri V et de ses descendants.

Quelques libelles ont pu avoir la même visée polémique, lors du « royaume de Bourges » entre 1418 et 1429. Les Débats et appointements constituent un libelle en trois parties, composé par deux auteurs différents, les deux premières parties reprenant les faits d’armes constitutifs du royaume de France, l’autre un dialogue entre France et Vérité faisant un état critique et des propositions de réformes pour le royaume. Le Fluxo biennali spacio, attribué à tort à Jean Gerson, est l’œuvre d’un juriste anonyme, écrit entre 1422 et 1429, détaillant le dialogue d’un chevalier anglais et d’un chevalier français.

Chacun de ces écrits polémiques détaille une analyse sur les causes de la guerre, la manière de la gagner. Cette littérature née de la guerre apparaît comme une production de circonstance, afin de répondre aux impératifs concrets de la guerre, et à la lutte politique qui oppose deux monarchies dans un contexte particulièrement dramatique, dans la 1ère moitié du XVe siècle.

Premier élément, comment les polémistes voient la rivalité dynastique et les prétentions anglaises sur la couronne de France ? Pour Jean de Montreuil, dans le Traité contre l es Anglais , le secrétaire du roi souligne que les prétentions anglais étaient infondés, et que « les Angloiz a false et mauvaise querele en ont fait guerre aux roys et au royaume de France ». Clairement, Montreuil s’inscrit dans la « tradition » (inventée) de la loi salique et de l’exclusion des femmes de la succession royale11. Ce qui est intéressant, c’est la manière dont Montreuil réutilise un dossier qu’il a monté vers 1390, au moment d’une trêve, à partir des archives de chancellerie, notamment un échange de lettres entre Edouard III et Charles V en 1369. Au fond, comme toutes les chroniques (Jean le Bel, Froissart), la querelle dynastique est une des causes majeures du conflit. Sans écarter le problème des possessions anglaises en France, ce dernier fait est d’avantage minoré chez Montreuil.

A l’opposé de cet écrit polémique très « officiel », les arguments du libelle Débats et appointements présente une explication plus moderne, en présentant le conflit Edouard III / Philippe VI comme la suite d’un long conflit féodal depuis le second mariage d’Aliénor d’Aquitaine au XIIe siècle. A propos des 9 rois d’Angleterre jusqu’à Henri IV : « tous ont failli et esté rebelles et desobeissans, et mené forte guerre a sang et a feu a leur souverain seigneur le roy de France ». Seule une mention rapide du principe réinventé « Jamais fille de France ne pourroit ne devroit succeder ne parvenir a la couronne de France » évoque la querelle dynastique pour mieux l’évacuer.

En fait, plus intéressant est l’interprétation du conflit par l’auteur du Fluxo biennali spacio : à l’une des questions du chevalier anglais (« comment tant de conflits ont-ils éclaté et comment notre roi s’est-il appelé roi de France ? »), le chevalier français répond « à l’instigation du diable et sur le conseil de Robert son ministre ». Le ton profondément religieux de ce libelle, qui pousse

10 Cf. Bertrand Schnerb, Armagnacs et Bourguignons et le Journal d’un bourgeois de Paris.

11 Jean de Montreuil a utilisé un manuscrit corrompu où apparaissait à la place du mot « terre » le mot « royaume ». Il ne s’est pas rendu compte de l’erreur. (Note de Monsieur Gouguenheim).

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l’auteur à qualifier les Anglais de « ministres de l’Antéchrist » fait du conflit l’œuvre du diable. Le ministre du diable, Robert, est une mention claire de l’action de Robert III d’Artois12. Ce dernier aurait selon l’auteur, excité les nobles anglais lors d’un banquet, pour la revendication du trône de France « laissé » à Philippe VI. Ainsi, conclut l’auteur, « selon une suggestion diabolique, par le moyen de ce diabolique et impie Robert d’Artois, des jeunes gens pris de boisson firent sottement le vœu de guerroyer en France ». Si l’argument peut nous paraître contingent, la croyance en l’influence du Diable est profondément ancrée dans la société du temps13.

Si les trois libelles s’entendent sur l’iniquité des Anglais, ils préconisent surtout des mesures concrètes. Montreuil s’inspire des Anciens : envoyer des archers et arbalétriers pour reprendre des ports pris par les Anglais (plus facile à dire qu’à faire), et à chaque descente anglaise, il faut comme les Romains face à Hannibal refuser la bataille rangée et pratiquer la technique de la terre brûlée. Mais les arguments de Montreuil sont assez iconoclastes, rompant avec l’idée de l’honneur chevaleresque, félicitant par exemple Philippe VI pour sa fuite à Crécy.

Pour le libelle Débats et arguments, il faut avant tout se réconcilier avec Dieu, et réformer les mœurs : le texte reprend ainsi mot pour mot un édit de Saint Louis de 1261, le pape ayant décidé d’imposer à toute la chrétienté une pénitence générale après l’invasion mongole. Cet édit soutenait notamment la suppression des tournois et jeux, sauf ceux permettant l’exercice des archers, des mesures contre le luxe des vêtements, l’organisation de processions. L’édit de Saint Louis a souvent été repris, notamment en 1347 par Philippe VI (après Crécy), signe que le thème de la pénitence est ancré dans les mentalités du temps, comme moyen d’obtenir la victoire. Autres propositions de réformes, plus politiques : le choix de bons conseillers par le roi, éviter les exactions contre les clercs, soutenir les officiers royaux (thèmes assez courants pour l’époque, en pleine guerre civile Armagnacs / Bourguignons). Propositions militaires enfin, qui ne brillent guère pour leu originalité : punition des déserteurs, « paiez bien voz gens d’armes », « mectez bonne pourveance et garnison en voz villes et chasteaux ».

Dès lors, que conclure : ces libelles sont loin d’être généralisables, mêmes si des échos se font sentir chez Jouvenel des Ursins notamment. Dans un traité Ad celi, ce dernierf ait dire à l’allégorie France, qu’en Henri V « vint en ma terre pour flageller mes enffans et les vivans en icelle pour les horribles peschez qui s’i comectoient (…) car communement et souvent Dieu punist les gens pecheurs par pires pecheurs que eulx ». Chaque texte met en place sa propre économie, sa propre explication de la guerre, historiquement argumentée. Par contre, ils s’entendent sur le remède, avec le souvenir d’un temps mythique et un projet de réforme moral. La réaction, somme toute assez spontanée des trois auteurs, révèle au fond une absence d’originalité : pour gagner, rien de mieux que des vieilles recettes.

12 Le personnage est connu, parce qu’il est l’un des personnages centraux de la fresque romanesque (puis télévisuelle) Les Rois maudits, de Maurice Druon. Il ne faut pas le confondre avec Robert II d’Artois, son grand-père, mort à Courtrai. Pour expliquer les choses simplement, Robert III a vu mourir son père (blessé gravement à la bataille de Furnes en 1297) avant son grand-père (mort en 1302), et fut ainsi privé de l’héritage du comté d’Artois. Intrigues, procès et rebondissements conduisent à la fuite de Robert III (pourtant marié à la sœur de Philippe VI) en 1331, en Flandre puis en Angleterre. Il participe, côté anglais, à la guerre de succession de Bretagne durant laquelle il est gravement blessé puis meurt en 1342. C’est donc l’image même du « traître » et du « félon ».

13 L’anecdote du banquet n’est d’ailleurs pas une invention de l’auteur, car un poème composé vers 1342 et la Chronographia regum Francorum la rapportent également.

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Christopher T. Allmand : Changing views of the soldier in late medieval France

D’avantage un article « à idées », qu’on peut lire rapidement pour avoir un point de vue assez argumenté. Mais le titre proposé par Allmand est sans doute un peu trop vaste par rapport au contenu réel de son article.

Les Français étaient tout à fait accoutumés à la fin du Moyen-Âge à la fréquentation quotidienne des soldats, leurs méfaits, leurs abus de pouvoir forgeant l’image des « latrones publici » (soldats déserteurs) dans l’imaginaire collectif. En même temps, subsiste en parallèle l’image idéal du bon soldat, formé en partie avec Jean de Salisbury et son Policraticus (milieu du XIIème siècle) : un homme loyal, dévoué à son Dieu et à son seigneur, chargé de protéger la société. Salisbury reprend en partie les figures canoniques du temps, avec des références à l’Ancien Testament, et à Végèce, source majeure du Policraticus. Les savants et lettrés tentèrent ainsi de penser, en France, à travers la réforme de l’armée royale, l’image d’un nouveau soldat, facteur d’ordre et non de désordre. C’était plus qu’une nécessité : n’était-ce pas le devoir du roi de protéger ses sujets ?

Les chroniques sont pleines de références aux activités et mouvements des soldats. On aurait, selon Allmand, en lisant entre les lignes, les pensées des chroniqueurs sur les soldats. De même, les archives judiciaires du Parlement de Paris donnent à voir, parfois, comment les soldats se perçoivent et comment ils sont perçus par la société du temps. Dans la Complainte sur la bataille de Poitiers, écrite en 1357, parle ainsi des nobles en armes comme « fauls, traites, desloyaux » qui « ont tray leur segneur à qui devoyent foy », décrivant ainsi le succès anglais comme la victoire de la « merdaille ».

Plus grave encore semble être, pour les chroniqueurs, le comportement des soldats hors du champ de bataille. En 1361, une ordonnance royale prohibe les réunions de « gens d’armes et archiers ». Mais cette plaie reste béante. Le poète Eustache Deschamps constate encore en 1369 que « Au jour d’hui veult chascun guerre mener », traduisant les destructions sans discernement commises par les soldats. Jean Jouvenel des Ursins écrit lui 30 ans plus tard : « des gens de guerre qui se dient estre au roy, ilz destruisent tout et rançonnent les povres gens, prennent prisonniers, les mettent a finance (…) emparent places pour faire guerre aux Angloix, lesquelles sont plus pour destruire le peuple et les serviteurs du roy ».

Les soldats sont donc le plus souvent décrits comme des « tyrans », dans de nombreuses sources. Mais ces malheurs et abus de pouvoirs sont parfois décrits comme des châtiments contre lesquels on ne peut rien. E. Deschamps écrit que « Dieu partout pugnit peuple qui peche », mots à mettre en parallèle avec une citation postérieure de Jean de Bueil : « Gens d’armes sont faiz pour tourmenter le monde » (Le Jouvencel). La phrase est étonnante dans la bouche d’un laïc, mais illustre l’imprégnation réelle d’une vision religieuse de la guerre. Honoré Bouvet (L’Arbre des Batailles), à la fin du XIVème siècle, décrit lui aussi les gens d’armes comme « les executeurs de nostre Seigneur », et si la guerre mène parfois à l’oppression du juste, c’est pour la plus grande gloire de Dieu. A quelque chose malheur est bon, dans une perception religieuse de la guerre, Jean Jouvenel des Ursins n’en pense pas moins et indique « après ces maulx Dieu nous envoyera quelque bien ». Dès lors, quelle attitude avoir face à ces soldats qui sont, selon certains, la manifestation et l’instrument de la colère divine ? Peut-on résister à la volonté manifeste de Dieu ? « Aide-toy, Dieu te aidera » écrit Jean de Bueil dans Le Jouvencel.

Il n’en reste pas moins que l’un des objectifs du gouvernement royal reste de contrôler cette masse violente, désolant une partie du royaume. La victoire progressive de Charles V sur les forces anglaises oblige le roi à prendre dès janvier 1374 des mesures pour assurer le contrôle des soldats : les capitaines nommés par le roi étaient désormais responsables de la discipline. Cela traduisant une évolution importante : les soldats devaient prêter serment pour la période de leur service, afin de ne pas commettre avant, pendant et après cette période de

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dégâts aux sujets du roi de France. Mais là encore, cette politique royale ferme connut peu de conséquences concrètes sur le terrain.

Les sources ne mettent pas en avant que des soldats indisciplinés, l’éloge chez E. Deschamps de du Guesclin et de Louis de Sancerre, connétables de France et inhumés dans la nécropole royale de Saint-Denis, illustre la poursuite d’une tradition chevaleresque.

Mais du point de vue des simples soldats aussi, une vision positive se fait entendre, en particulier dans Le Jouvencel. Jean de Bueil illustre son projet et son intention de « manifester, les grands triomphes, la loyauté et le grand courage des gens de guerre, quand ils sont bons ». Mais la satisfaction de servir le roi et le pays, à travers le récit d’une expérience personnelle, ne doit pas nous égarer. Jean de Bueil est un combattant, il déclare : « dès ma jeunesse, j’ai suivi les armes et fréquenté les guerreS du très chrétien roi de France, moi souverain seigneur, en soutenant sa querelle de tout mon petit pouvoir ». Ce n’est vraiment qu’à partir du milieu XIVe siècle (l’ordonnance réformatrice de 1351 selon Allmand qui obligent les soldats à jurer de ne pas quitter leur capitaine), qu’on peut vraiment parler de service du roi, comme devoir du soldat. L’image positive du service du roi, avec le sentiment devoir envers l’Etat, se confond alors avec le sentiment religieux chez Jean de Bueil, « Je crois que tout homme qui expose son corps à soutenir bonne querelle et à secourir son souverain seigneur ou son prochain en bonne justice et bon droit, fait et accomplit le commandement de Dieu. ».

L’idée d’un service, qui recoupe l’idée du « bien public », est largement une reprise des idées d’auteurs romains comme Frontin ou Valère Maxime. L’idée traverse les écrits du temps. Jean de Bueil écrit ainsi des gens d’armes : « il faut qu’ils servent continuellement la chose publique ». Or, Jean Jouvenel des Ursins légitime de son côté, avec Saint-Augustin, la suprématie du roi sur la chose publique : « la chose publique est sauve quand tous sont unis en bon amour et dilection (…) et le souverain et le chef, c’est le roi ». Dès lors, cette évolution de la fonction sociale des gens d’armes justifie la prééminence du roi dans la nomination des capitaines et chefs de guerre.

L’ordonnance de 1439, prise par Charles VII suite aux Etats généraux, traduit cette évolution du rôle des capitaines, au service du roi : maintenir l’ordre n’était pas seulement un devoir, mais c’était recevoir du roi un pouvoir de justice pour maintenir la discipline, les méfaits étant considérés comme une « trahison ». Le préambule de l’ordonnance justifie d’ailleurs les mesures « pour donner remède à faire cesser les grands excès et pillages faits et commis par les gens de guerre, qui par longtemps ont vécu et vivent sur le peuple sans ordre de justice ». Servir le roi revenait donc à remplir un certain nombre d’obligations envers la société. Et même plus loin, la loyauté exigée des soldats n’était plus une simple relation de fidélité envers un capitaine, mais envers le roi lui-même.

L’influence du droit romain et des auteurs anciens est ici palpable, la défense de la res publica et du bien public, devenant selon Allmand, plus qu’un concept. « Dans une période de guerre et de menace directe pour la patr ie venant des Anglais et des compagnies, le bien public s’assimile au concept de défense de la nation. »14. La marche vers l’armée permanente semble s’accompagner d’une revalorisation du regard social sur le soldat, qui d’ennemi de la société acquiert un statut plus respectable entre la fin du XIVe et le milieu du XVe siècle.

14 Attention cependant, pas d’anachronisme sur l’idée de nation, on est loin du sens que le mot va prendre à la fin de l’époque moderne, et pendant la Révolution française, avec par exemple le mythe de la patrie en danger. On peut préférer à la « patrie » ou à la « nation », la notion de « souveraineté » pour l’époque médiévale.

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Bertrand Schnerb : La préparation des opérations militaires au début du XVe siècle, lʼexemple dʼun document prévisionnel bourguignon

Un bon article, qui fait un très bon exemple par ailleurs. Notons que B. Schnerb n’hésite pas à employer certains termes comme « théâtre d’opération », et démontre ici la capacité des acteurs à visiblement mettre en place une « stratégie défensive » pensée à partir d’un territoire.

B. Schnerb étudie dans un texte très court un document particulier, qu’on retrouve parfois dans les archives financières du royaume français, mais aussi dans l’entourage des ducs de Bourgogne. Ces documents prévisionnels établissent en général les besoins financiers, humains et matériels pour une opération de guerre ou une expédition. On peut retrouver ce type de document en Bourgogne, dans les archive de la chambre des comptes de Dijon, dès 1336 avec un état prévisionnel succinct du matériel nécessaire pour la guerre, établi par les conseillers du duc Eudes IV. Les projets de croisade de Philippe le Bon au XVe siècle ont également donné lieu à ce genre de documents.

B. Schnerb choisit de présenter un mémoire du seigneur de l’Isle-Adam, Jean de Villiers, à propos de la guerre en Hollande de 1426-1427. Le personnage est assez intéressant. Il est entré au service de Jean sans Peur en 1417, est maréchal de France de 1418 à 1421. Il est conseiller et chambellan de Philippe le Bon en 142615. Le duc est alors intervenu en Hollande contre les partisans de la comtesse Jacqueline de Bavière, et il y a pris plusieurs forteresses. Il s’agit ici d’une querelle à la fois territoriale et dynastique, Jacqueline de Bavière est mariée à un cousin de Philippe le Bon. Mais elle tente se remarier avec un des oncles du jeune roi d’Angleterre, le duc de Gloucester, après l’annulation de son mariage par le pape en 1422 pour cause de consanguinité. Le duc de Bourgogne s’y oppose par les armes contre une expédition anglaise (non soutenue cependant par le régent anglais Bedford, auquel le duc est allié).

Philippe le Bon doit alors retourner en Flandre et entend confier à Jean de Villiers le gouvernement de Hollande. Ce dernier lui rend alors un mémoire à Leyden, regroupés en 10 articles, posant des conditions pour le bon accomplissement de sa mission. B. Schnerb regroupe ces articles en 4 points : les conditions d’exercice du commandement, les moyens militaires mis en œuvre, les modalités de paiement des troupes, la diplomatie.

Pour exercer son commandement, il exige plusieurs garanties : une lettre de commission de la part du duc, un secrétaire parlant le néerlandais et le français, un acte le dégageant de toute responsabilité en cas de départ des troupes faute de paiement. Il réclame du duc un engagement à lui donner des secours, s’il est assiégé ou en cas de soulèvement de la Hollande, en venant en personne ou en envoyant son principal chef de guerre Jean de Luxembourg. Il réclame en plus la même promesse d’assistance au prince d’Orange, au maréchal de Bourgogne, à tous les capitaines bourguignons et au chancelier de Bourgogne, garantie par lettres scellées.

Pour les moyens militaires, il réclame des canons, de la poudre et la mise à disposition de toute l’artillerie à main en Hollande, afin de pourvoir les places tenues. Il exige en outre d’avoir toutes les forteresses contrôlées par les Bourguignons sous son commandement, afin d’y placer des gens sûrs, et constituer des points d’appui. Il réclame enfin un « ballenier de guerre » afin d’intercepter les navires allant ravitailler Utrecht. Preuve d’une application au moins partielle de ces exigences, les comptes du duc de Bourgogne mentionne l’armement d’un tel navire en 1426-1427.

15 Et il va entrer en premier dans Paris en étant au service de Charles VII en 1436 (il entre même avant Arthur de Richemont et Dunois et prend possession de la ville au nom du roi). Carrière étonnante et homme doué… (Note de Monsieur Gouguenheim). Cf. contribution de P. Contamine.

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Pour le paiement des troupes, Jean de Villiers demande de quoi payer 2000 combattants, avec un paiement mensuel, pour éviter toute dislocation des troupes. Il demande à ce qu’un « estat » suffisant lui soit alloué pour se « maintenir honorablement ». Enfin du pont de vue diplomatique, Jean de Villiers évoque très brièvement la nécessité d’avoir des instructions précises, pour savoir quelle attitude adopter face au duc de Gueldre, allié du duc de Bourgogne.

Ce document illustre, selon B. Schnerb, la capacité d’un capitaine à concevoir un plan de guerre, « prenant en compte les questions logistiques et les conditions géographiques particulières d’un théâtre d’opération », avec une tentative remarquable d’unification du commandement, malgré le caractère limité et défensif de l’expédition.

Monique Sommé : Lʼarmé bourguignonne au siège de Calais de 1436

Monsieur Gouguenheim avait déjà synthétisé les principaux aspects de cet article intéressant, bien que parfois assez obscur sur la « réalité » des opérations. C’est surtout un point de vue financier qui domine ici. Je ne reprends pas les détails sur les bombardes, aspects déjà explorés par le cours. Une idée qui semble intéressante cependant, à lire Monique Sommé, l’opération n’a pas été si désastreuse : elle a rapporté de l’argent aux artisans locaux (ce que l’auteur affirme mais avec peu de chiffres). De plus, elle a montré la capacité de l’Etat bourguignon à organiser une opération d’ampleur, après des temps difficiles et d’affrontement contre Charles VII l’année précédente, avant Arras. NB : ne jamais oublier que Philippe le Bon signe un traité, alors que le roi de France est aux portes de son duché16.

16 Betrand Schnerb, Armagnacs et Bourguignons : la maudite guerre, Perrin/Tempus, Paris, 2009, p. 366-373.

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Dès la signature du traité d’Arras en septembre 1435, entre Philippe le Bon et Charles VII, les Anglais décident d’opérer des raids dans les possessions du duc de Bourgogne. La guerre entre la Bourgogne et l’Angleterre n’était alors pas évidente, puisque des conseillers comme Jean de Luxembourg, comte de Ligny, conseillait une politique de paix à Philippe le Bon. Cependant, dès février 1436, le duc est décidé à reprendre Calais, comme possession de « son droit domaine et héritage » selon la chronique de Monstrelet. Le siège de Calais est bien connu grâce aux travaux de M.R. Thielemans (Bourgogne et Angleterre : relations politiques et économiques entre les Pays-Bas bourguignons et l’Angleterre, 1435-1467, 1966) et R. Vaughan (Philip the Good, the Apogee of Burgundy, 1970).

Le contexte semblait favorable au départ, grâce au « soutien enthousiaste » des Flamands selon M. Sommé, à tel point que le duc refuse les renforts du connétable de Richemont. Le siège commence le 9 juillet et est abandonné le 28 juillet 1436, suite au départ soudain des milices flamandes17 . Cependant, la préparation du siège fut exceptionnelle sur le plan matériel et financier, ampleur mesurable grâce aux comptes de l’Etat bourguignon.

Comment financer une telle expédition ? La politique d’expansion territoriale a ici porté ses fruits, avec l’acquisition du Namurois, du Brabant, de la quasi-totalité des Pays-Bas entre 1420 et 1435. Les villes de la Somme et le comté de Boulogne, acquis grâce au traité d’Arras, ont aussi permis aux Bourguignons d’accroître leur capacité de prélèvements fiscaux.

Les finances ducales, de Philippe le Hardi à Philippe le Bon, sont comparables entre le XIVe et le XVe siècle : 348 000 l.t. de recettes, 345 000 l.t. de dépenses. Mais en 1436, des niveaux exceptionnels sont atteints : 717 000 l.t. de recettes, 691 000 l.t. de dépenses. Le niveau sera comparable sous Charles le Téméraire (773 000 l.t. en recettes / 761 000 de dépenses. Cependant, le siège de Calais reste la plus chère de toutes les opérations de guerre menées par Philippe le Bon.

Pour Calais, le duc doit recourir aux aides des Etats, soit près de 200 000 l.t. de contributions exceptionnelles. En Flandre, on taxa essentiellement les gens d’Eglise, puisque les milices communales finançaient déjà l’équipement de soldats. La Bourgogne fut exclue de ces levées, puisque déjà mise à contribution en 1435. Le duc eut donc recours à l’emprunt : auprès des nobles en Bourgogne, des communes en Flandre, en tout 125 000 l.t.

On le voit, le duc pouvait donc attendre beaucoup d’argent de ses possessions et lever des fonds importants. Cependant, l’argent manque sur le terrain : du 12 juin au 10 juillet, le trésorier du duc, Guy Guilbaut, doit faire envoyer des chevaucheurs partout pour hâter la collecte.

Combien a coûté l’expédition ? On ne peut pas le savoir avec exactitude. Le registre de compte du duc indique pour 1436, 120 000 l.t. pour les dépenses de l’armée, sur terre et sur mer, en incluant le paiement des gens d’armes. Mais ce compte n’inclut pas le coût des milices flamandes, le registre spécifique ayant été perdu. Quelle composition ? Environ 10 000 hommes

17 Cependant, l’arrivée des Bourguignons devant Calais est largement précédée de quelques opérations au printemps 1436, avant le siège proprement dit. Quelques nobles patrouillent déjà, sur une ligne allant de Saint-Omer à Gravelines. Baudot de Noyelles, conseiller du duc et gouverneur de Péronne, organise une montre en mai pour faire l’état de ces forces déjà positionnées, soit environ 600 hommes. Le 25 juin, une nouvelle montre organisée par Baudot de Noyelles indique la présence de nombreux nobles de Picardie, du Hainaut. Jusqu’au dernier moment, le duc ne cesse d’écrire pour faire venir des contingents à Calais, en juin il demande au capitaine général de Bourgogne d’armée 870 hommes. Mais le 22 juillet, les contingents ne sont toujours pas là. Jusqu’au 26 juillet, des lettres sont envoyées au bailli d’Amiens et au sénéchal de Ponthieu, pour convoquer tous les nobles disponibles de Flandre, Picardie, Artois, Hainaut, etc. Le duc ratisse large, demandant à ces nobles de venir « le plus notablement accompagné qu’ils pourront, pour être à la dite bataille que monseigneur entend avoir le lundi suivant ». La duchesse de Bourgogne envoie elle-même 100 lettres pour prier les nobles flamands de venir à Calais.

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sans les auxiliaires, selon les chroniqueurs les plus « plausibles », dont environ 3000 gens d’armes. Plusieurs comptes nous renseignent pour avoir un ordre de grandeur. On retient que les chevaliers bannerets reçoivent quatre payes, les chevaliers bacheliers deux, les hommes d’armes une, les hommes de trait une demi-paye. Avec un calcul approximatif sur le total global de payes remis aux chefs de troupes, l’armée devait se composer d’environ 1/3 d’hommes d’armes et 2/3 d’hommes de traits.

Philippe le Bon sait qu’une armée anglaise entend débarquer prochainement, alors que des prises aux alentours de Calais ont déjà donné des résultats (prises de Sangatte, Balinghem). La flotte bourguignonne est arrivée à l’Ecluse le 25 juillet. Le duc projette donc de livrer bataille le 30. Seulement, le 28 juillet, les milices flamandes partent précipitamment. Philippe ne peut plus songer à affronter le duc de Gloucester, qui arrive avec 7500 hommes. Les troupes venant de Bourgogne sont encore à 450 km de Calais, vont arriver seulement vers le 23 août, pour se mettre sur la défensive, afin de contenir les Anglais.

Je ne reviens pas sur l’artillerie lors du siège, déjà traité par Monsieur Gouguenheim dans son cours. Retenons juste que l’arrivée trop tardive des grosses bombardes ne signifie pas leur non-emploi, malgré la levée du siège. Elles sont dirigées vers Guînes fin juillet. L’emploi de l’artillerie à poudre ne signifie pas la disparition des anciennes pratiques : 7 engins volants ou « couillarts », fabriqués à Saint-Omer en 1406, sont remis en état pour le siège. L’armée détient aussi environ 450 000 traits d’arbalète. Enfin, notons que le nombre approximatif de pièces correspond à peu près aux recommandations de Christine de Pisan pour l’attaque d’une place, environ 128 pièces (Livre des fais d’armes et de chevalerie, 1410). Charles le Téméraire aura 118 pièces en tout pour sa campagne de 1472. L’effort fourni par l’artillerie bourguignonne est donc considérable, malgré son inutilité, avec la levée du siège.

A bien des égards, le siège de Calais semble exemplaire : construction de boulevards autour de la ville, des peintres pour représenter la situation de la ville, bastille en bois. Une bastille en bois fut d’ailleurs construite par les Gantois, sa prise par les Anglais le 28 juillet augmenta le mécontentement parmi les milices flamandes, concourant à leur désertion. Notons aussi que le duc de Bourgogne dispose d’un « maistre du blocquus », responsable des engins de sièges, un certain Clais van Riden. L’armée est bien ravitaillée en bois, depuis le Boulonnais et la Jollande.

Les Bourguignons avaient semble-t-il tiré des leçons du siège d’Edouard III, et compris que Calais ne pouvait se prendre que par une opération combinée, sur terre et sur mer. Le duc mobilisa donc sa flotte, assez hétéroclite. On compte trois navires principaux, dont deux sont des navires pris précédemment aux Anglais. L’amiral de Flandre, Jean de Horne, commande cette flotte. Pour avoir un ordre d’idée, le duc a en gros 8 bateaux, ce qui reste nettement insuffisant. Il réquisitionne donc plusieurs navires marchands transformés en navires de guerre : un navire vénitien et génois (80 marins chacun), neuf de Flandre, trois d’Allemagne, deux d’Espagne, un du Portugal. Il faut enfin compter 9 petits navires bretons. Les frais d’équipement atteignent environ 2500 l.t., en comptant les provisions et l’armement. L’armement des bateaux semble assez complet, on compte 24 pièces d’artillerie à poudre parmi les navires. Mais là encore, les éléments jouèrent contre les troupes bourguignonnes, arrivée à Calais le 24 juillet, la flotte doit repartir le 27 à cause du mauvais temps, élément qui va encore accroître la colère des milices flamandes. Les Bourguignons avaient voulu bloquer le port de Calais, en coulant de vieux navires, mais l’opération fut largement un échec. Les défenseurs les brûlèrent à marée basse. La chronique anonyme, titrée par un commentateur du XIXe siècle Livre des Trahisons de France, écrit que : « tout l’armée, tant nobles comme communes, tirèrent devant Calais, et y mirent aucunement siège, mais c’estoit labouré en vain, puisqu’ils n’estoient pas enclos du costé de la mer. ».

C’est peut-être la plus grave faiblesse du camp bourguignon, en plus des difficultés financières, de la lenteur des opérations, de l’absence de coordination. Le 28 juillet, les Flamands

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abandonnent donc leur terrain, à minuit selon un chroniqueur. Le reste de l’armée n’a alors pas d’autre choix que d’abandonner la position, si précipitamment que de nombreuses pièces d’artillerie doivent être abandonnées, « par défaut de chevaux et de charrois pour les emmener », selon un registre de compte de l’époque.

Cependant, conclut Monique Sommé, le siège ne fut pas totalement négatif du point de vue économique. Des centaines de personnes (artisans, manœuvres, marchands) trouvèrent à s’employer, en provenance de tous les territoires bourguignons. Les ouvriers du fer jouèrent un rôle prépondérant, pour fournir des traits, pièces d’artillerie, etc. illustrant la grande polyvalence des artisans du temps. Les régions de Bruges-L’Ecluse, pour la flotte, de Saint-Omer, pour les forces terrestres, ont donc connu quelques retombées positives, avec des commandes très importantes.

Pierre Pégeot : Lʼarmement des ruraux et des bourgeois à la fin du Moyen-Âge, lʼexemple de la région de Montbéliard

Bon exemple d’une « diffusion » dans la société des pratiques militaires. Cela pourrait servir, comme l’article suivant de Contamine, dans un sujet de dissertation (peu probable mais toujours envisageable) autour de « Villes et campagnes en guerre ».

Selon P. Pégeot, « Le service militaire dû par les sujets garde toute sa réalité à la fin du Moyen-Âge, dans les régions d’Empire. La guerre endémique et les troubles fréquents obligent bien sûr la population à s’armer pour se protéger et se défendre ». Dans un moment de déclin ancien de l’armée féodale et de formation d’armées permanentes, cette affirmation pourrait passer pour un paradoxe. Mais au contraire pour l’auteur, la situation exige alors de recourir à des non-professionnels, suivant l’exemple de ce qui se fait en France avec les francs-archers. Si les milices se sont affirmées, comme les fameuses milices flamandes ou encore les Suisses, l’obligation militaire pour les ruraux est encore au rang des obligations dans les régions d’Empire, contrairement à la France et à l’Angleterre.

Montbéliard, entre la Bourgogne comtale et l’Alsace des Habsbourg, entre Vosges et Jura, ce territoire est un comté, rattaché à la famille des Wurtemberg depuis 1397. La ville de Montbéliard est une ville de franchises, de 2000 habitants vers 1450, et le comté compte une quarantaine de villages. L’auteur s’appuie principalement sur les montres, pour la ville et le comté au XVe siècle, à un moment critique (Ecorcheurs, guerres de Bourgogne avec le Téméraire). Ces montres d’armes sont « irrégulières », et le rythme ne suit pas exactement le rythme des crises ou des situations de danger. Elles sont plutôt, pour le seigneur « haut-justicier », un moyen d’affirmer son pouvoir sur ses sujets. Elles se tiennent à Montbéliard, dans une prairie communale hors les murs, ou sur l’esplanade devant le château comtal. Les officiers seigneuriaux, assistés du prévôt, du procureur et du maire de Montbéliard, assurent le contrôle. Le comte de Montbéliard n’est jamais présent, mais il peut envoyer des seigneurs vassaux au titre de « conseillers ».

Les bourgeois sont regroupés par 9 guets ou gardes (càd en quartiers), unité fiscale, militaire et municipale. Marque d’une certaine autonomie pour la ville, les officiers seigneuriaux inspectent toujours les bourgeois, accompagnés par les 9 membres du conseil urbain. Les habitants villages sont eux conduits par les maires.

Qui est concerné par la montre ? Théoriquement tous les sujets soumis à la haute-justice du comte : sujets « directs » (environ 60% des habitants du comté : bourgeois, citadins non-bourgeois, et les ruraux, tous affranchis par le comte en 1431) ; sujets indirects (sujets dépendant d’un établissement religieux, sujets des vassaux du comte ne disposant pas de la haute-justice). Les sujets « indirects » ou « arrière-sujets » sont ceux qui montrent le plus de résistance ou de refus lors des montres, du moins pour le XVème siècle. L’obligation concerne les hommes valides de 20 à 60 ans. Tous les clercs sont exemptés, mais doivent fournir un « service armé »,

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tout comme certaines catégories particulières de bourgeois et d’artisans. Seuls les notaires sont totalement exemptés. Les pauvres bénéficient d’une exemption de fait, s’ils n’ont pas assez de revenus pour posséder des armes.

On possède les rôles de montres de 1441, 1446, 1458, 1474, 1480, tenus par des clercs seigneuriaux, comportant des listes nominatives, classés par quartier ou village. On a rarement la profession du sujet. Quelques fois, on trouve des mentions sur l’état des armes ou des personnes (« malade » par exemple). Pour le XVème siècle, on compte à chaque fois de 300 à 600 noms. En gros si on synthétise quelques chiffres pour cette période :

Chez les ruraux :

- En moyenne sur les 5 montres : 11% d’absents ou défaillants, 13% de sujets sans armes. Exception : montre de 1446, l’armée du dauphin Louis a occupé Montbéliard en 1444, en y laissant une garnison, alors qu’il conduisait des compagnies de routiers hors du royaume. Ces bandes « d’écorcheurs » vont alors soumettre le pays à rude épreuve, et vont piller les armes aux ruraux. Lors de la montre de 1446, les ruraux sont 44% à ne plus détenir d’armes, et ils mettent longtemps à pouvoir s’en racheter (40% de ruraux sans armes en 1458).

- Mais il ne faut pas se leurrer sur ceux qui possèdent des armes, elles sont généralement soit en mauvaise état (de 10 à 15% des ruraux armés), soit en trop petite quantité pour le niveau de fortune du sujet (60 à 70% des ruraux armés). D’où l’obligation dans les montres dès 1441 d’obtenir pour certains sujets un armement offensif ou défensif supplémentaire. En 1480, le niveau est plus « satisfaisant », 75% des ruraux armés détiennent au moins deux armes. Le contexte est chargé, avec les opérations militaires du Téméraire, d’où un danger plus grand, d’où plus d’armes. L’armement est simple : lance (50% des ruraux armés), épée (23%), arbalète (moins de 10%), cela révèle une stratification sociale forte dans les campagnes. En règle général, on trouve peu d’équipements défensifs (bacinet, salade, etc) : moins de 50% des ruraux armés.

Chez les Bourgeois :

- On constate des tendances inverses par rapport aux campagnes : seulement 10% de gens sans armes, environ 70 à 75% de bourgeois armés possèdent trois armes et plus, seulement 5% à 10% suivant les montres sont priés d’acquérir un équipement supplémentaire.

- Il faut dire que Montbéliard dispose d’une tradition ancienne : franchises depuis 1283, la ville est donc chargée de sa propre défense. L’habitude ancienne d’être armé pour la défense commune, sur cette marge occidentale de l’Empire, est donc entrée dans les « mentalités ». Qui plus est, le port de la dague et de l’épée est toléré en ville, par le seigneur, pour les bourgeois. Certains citadins se sont organisés, dès le XIVème siècle, en sociétés d’archers ou d’arbalétriers, ils manient les armes de trait 2 à 3 dimanches par an (concours avec les autres cités comme Bâle, Mulhouse, Porrentruy ou Belfort). On relève là aussi une stratification sociale suivant l’armement : seulement 10 à 15% de bourgeois avec un armement complet et un cheval, un noyau d’environ 15% d’arbalétriers, puis 15% de couleuvriniers vers 1486 (marque d’un armement récent). Dans le dernier quart du XVème siècle, l’arc, la lance et la pique disparaissent de l’armement des bourgeois.

Toutes ces informations et statistiques sont comparables à certaines régions d’Alsace, ou villes comme Neufchâtel (2 fois plus peuplé que Montbéliard). Entre l’Alsace, la Bourgogne et la Suisse, le comté de Montbéliard semble s’armer sous le coup de la menace entre 1460-1480. Mais on constate aussi une forme d’émulation, avec des modèles et des imitations entre les villes sur les marges occidentales de l’Empire. De plus, les distinctions entre professionnels et

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« civils » s’estompent. Dans le dernier quart du XVème siècle, Les bourgeois peuvent visiblement fournir des piétons d’une qualité acceptable, dépassant le simple objectif de défense d’une ville, d’un village. Mais peu vont combattre hors de leur lieu de vie, dans des armées ou des contingents seigneuriaux, hors du comté.

Philippe Contamine : Les chaînes dans les bonnes villes de France (spécialement Paris), XIVème-XVème siècle

Même remarque que pour l’article précédent, contribution utile pour un sujet qui aurait à traiter des villes. Mais l’article n’est pas le meilleur qu’a pu produire Philippe Contamine sur la relation guerre/villes. On peut surtout retenir ici l’importance symbolique des chaînes, pour les Parisiens, comme marque d’un privilège, celui de pouvoir défendre eux-mêmes leur ville. L’auteur ne fait que mentionner d’autres villes, je n’en parle pas, un seul exemple sur les chaînes semble suffire18.

Un des privilèges des « bonnes villes » du royaume de France reste leur capacité à assurer leur défense, de manière autonome. Ces villes ont ainsi une place particulière, dès 1337, dans le dispositif défensif du royaume. Selon B. Chevalier (Les bonnes villes de France du XIVe au XVIe siècle, 1982) : « La sûreté du royaume dépend largement de la capacité et de la volonté de résistance des bonnes villes. […] C’est si vrai que l’appel à leur loyauté fait très souvent partie des instantes prières du roi à leur égard. ». Mais cela implique un rapport de réciprocité : les villes fournissent une contribution financière et militaire à la défense du royaume, mais en retour le roi doit apporter des secours en cas de siège et affecter une partie des ressources collectées sur la ville au renforcement de ses remparts. Aussi les bonnes villes, souvent dotées d’un château, assurent-elles leur défense par la désignation d’un capitaine de la ville, doté de tous les pouvoirs militaires.

Selon P. Contamine, une synthèse manque sur les fortifications urbaines pour la France, de même que des études générales sur l’armement des citadins, les arsenaux municipaux, le logement des gens de guerre en ville, etc. D’où l’idée de traiter ces questions via les chaînes, éléments peu connus. Elles ont surtout un rôle défensif : limiter la circulation, éventuellement désarçonner un cavalier.

On trouve surtout des mentions chez Jean de Venette, notamment pour l’année 1356 après Poitiers, pour ces fameuses chaînes : « les citoyens de Paris, craignant les ennemis et ayant peu de confiance dans les nobles, posèrent des chaînes de fer au travers des rues et des carrefours de Paris ». En 1357-1358, les chaînes sont surtout utilisées par E. Marcel pour éviter les attaques des partisans du régent Charles, sur Paris. Même chose lors de la révolte des maillets de 1382, selon le Religieux de Saint-Denis, les Parisiens en révolte « coururent aux armes, fermèrent les portes, tendirent des chaînes de fer ».

Ces chaînes deviennent alors un motif de tractations, entre le pouvoir royal et les révoltés. Pour son entrée, le roi souhaite qu’on cesse de les tendre la nuit. En 1383, après son entrée triomphale dans la ville, Charles VI fait confisquer les fameuses chaînes et les fait déposer dans le château de Vincennes. ». Un Florentin à Paris raconte alors qu’un écuyer du roi demanda à ce qu’on lui en fasse don, il en tira paraît-il 10 000 francs d’or, signe de l’importance et du poids en métal que cela devait représenter, une fois les chaînes fondues !

18 J’ai un petit désaccord avec vous : l’article est vraiment intéressant : l’usage des chaînes n’est pas que symbolique ; il témoigne du caractère collectif de la défense de la ville. Mais vous pouvez laisser votre interprétation : ça fera un petit débat et intéressera vos camarades ! (Note de Monsieur Gouguenheim).

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Lors des premiers affrontements entre Louis d’Orléans et Jean sans Peur, Jean de Berry19 (oncle du roi et capitaine de Paris) décide en 1405 de fermer les portes, et de faire tendre des chaînes dans Paris, et notamment en travers de la Seine. L’Histoire de Charles VI, attribuée à Jean Jouvenel des Ursins explique que l’on a dû remettre en état les portes, puisqu’elles n’avaient plus été fermées depuis 1382, au moment de la révolte des Maillets. On retrouve le motif des chaînes, comme signe des libertés municipales, dans le discours de Simon Caboche aux Parisiens en 1413, rapporté par le Religieux de Saint-Denis, expliquant qu’une fois revenus les Armagnacs à Paris, la confiscation de ces instruments défensifs serait immédiate. La révolte cabochienne, un temps soutenue par Jean sans Peur, est vaincue et le prévôt de Paris va en effet ordonner la confiscation des chaînes et des armures, entreposés au Louvre et à la Bastille.

Après cette phase de désarmement, les chaînes sont restituées aux Parisiens après Azincourt, puis de nouveau confisquées le 8 mai 1416, après la découverte d’un complot contre Jean de Berry et Louis II d’Anjou. C’est notamment la puissante corporation des bouchers de Paris, attachée aux Bourguignons, qui se voit ôter toutes ses armures et armements. Le Religieux de Saint-Denis écrit : « Ce ne fut pas sans un vif mécontentement que la plupart des bourgeois se soumirent à l’ordre royal ». Deux jours plus tard, le conseil royal doit faire marche arrière, et restituer les chaînes. Mais quelques unes disparaissent, on trouve par exemple, lors de l’insurrection bourguignonne de 1418, de grandes quantités de fer chez un marchand réputé armagnac, pour environ 600 l.t. Environ 300 chaînes sont ainsi « subtilisées ».

Le duc de Bourgogne décide en juin 1418 de la restitution des chaînes aux Parisiens, ce qui lui attire une immense popularité auprès des Parisiens, après l’insurrection qui a permis son retour au pouvoir. Dès que Charles VI donne sa permission, selon le Religieux de Saint-Denis et le Bourgeois de Paris, les artisans de Paris (forgerons, serruriers) s’activent pendant une semaine, y compris le dimanche pour fabriquer 600 chaînes. Ce rétablissement du droit des chaînes est selon Michel Pintoin, le Religieux de Saint-Denis, un moyen à la fois de « pourvoir à la sûreté de la ville », mais aussi pour « un certain nombre de misérables » un instrument de guerre civile. Avec le rétablissement des chaînes, on entendit dès lors dans Paris les réjouissances des Bourguignons, toujours selon la même source : « C’est bon, nous pourrons plus sûrement courir sus à ce qui reste de ces traîtres d’Armagnacs ».

L’origine des chaînes est mal connue, Froissart rapporte que ce serait dès 1346, avant le désastre de Crécy, que les Parisiens auraient tendu des chaînes, alors que les Anglais campaient à Saint-Cloud, sous les remparts. Leur utilisation perdure bien après la séquence 1382-1418, dans les troubles civils ou de guerre20. En 1465 encore, lors de la guerre du bien public, Louis XI met Paris en état de défense, en faisant tendre des chaînes.

Je ne reprends pas les détails techniques peu utiles, et qui sont surtout tirés d’une analyse de sources postérieures au programme, sous Louis XII. Il ne s’agit pas tant de constituer des points de résistance (comme pour une barricade, pas de lecture type 1830 !), mais de « contenir et finalement encercler un adversaire pénétrant dans la ville, par surprise ou

19 Le fameux commanditaire des « Très Riches Heures du duc de Berry », à noter que Françoise Autrand lui a consacré une biographie faisant autorité, chez Fayard.

20 En 1436, les troupes royales sont sur le point de reprendre Paris. Selon le Bourgeois de Paris (édition de Colette Beaune, Livre de Poche, p. 350-354., le seigneur de l’Isle Adam20 hisse la bannière de France sur une porte de la ville, en criant « Ville gagnée ». « Le peuple en suit parmi Paris la nouvelle, si prirent tantôt la croix blanche droite, ou la croix Saint-André », selon le Bourgeois de Paris (càd les signes du roi de France et du duc de Bourgogne). Les habitants commencent à s’armer contre les Anglais et les partisans français d’Henri VI, notamment l’administration prévôtale. Le Bourgeois de Paris mentionne alors qu’un lieutenant du prévôt, « un des plus cruels chrétiens du monde » et sa troupe, envoyés reprendre le contrôle de la rue Saint-Martin, doivent s’enfuir face à des habitants, armés de canons et ayant tendus des chaînes20.

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non, à partir de l’une de ces portes ». De même, les chaînes sur la Seine devaient éviter toute tentative de débarquement. Généralement installées à certains coins de rue, elles étaient fixées par un système de poutres et de crochets à des maisons. « La géographie des chaînes ne doit rien au hasard. Elle répond à un plan concerté, à une stratégie. ». Il faut simplement noter que ces chaînes, symbole de la liberté des Parisiens, ont constitué un instrument de défense ambivalent pour le pouvoir royal, tout à la fois un risque en cas de troubles, et une occasion tant politique que militaire.

Une conclusion critique de Philippe Contamine utile à la réflexion

Il revient au spécialiste français de conclure, non sans quelques bémols. Retraçant la période d’infamie qu’a connu « l’histoire bataille » en France, l’après 1945 a vu selon lui une explosion des travaux, mais « la guerre reçut son lot d’investigations, sans avoir droit à un traitement privilégié que d’ailleurs il aurait été absurde de revendiquer en sa faveur ». Les thématiques, abordées durant ce colloque sur le temps long, n’étaient déjà pas neuves en 1991. Mais chaque intervention s’est construite autour d’une source « inédite » ou ignorée par les historiens (cf. B. Schnerb ou M. Sommé par exemple). Philippe Contamine trace donc un « bilan », qu’il ne s’agit pas de retranscrire ici. Il s’agit pour l’historien de noter que « l’histoire événementielle des guerres du temps est désormais écrite » malgré des rectifications nécessaires à la marge.

Il s’agit dès lors d’analyser les comportements, les mentalités. Tout en se défendant de vouloir donner à l’ouvrage une unité artificielle, Philippe Contamine y voit deux idées majeures : « d’une part l’idée que la société de l’époque comportait toute une gamme de pulsions, de réflexes guerriers, qu’elle était détentrice en d’autres termes d’une certaine « culture militaire » » ; d’autre part le rôle de l’Etat dans la coordination, l’encadrement des initiatives militaires, le rassemblement des forces vives. Mais pas de téléologie nous prévient P. Contamine, il s’agit pour l’historien de constater « l’impuissance de l’Etat », à ce stade de sa genèse, derrière les principes affichés. Pour P. Contamine, « encore au milieu du XVe siècle, la guerre demeure largement une aventure individuelle », notamment en terme d’investissements, l’intervention de l’Etat (càd du roi ou du prince) restant « aléatoire et plus ou moins marginale »21.

Aussi P. Contamine exprime-t-il des regrets : l’ouvrage n’abordant pas ou peu la guerre navale, les enceintes urbaines, la symbolique des armées, les rituels, avec une réflexion qui mériterait peut-être une approche anthropologique des phénomènes, selon lui.

P. Contamine semble donc regretter l’absence d’une prise d’autonomie, pour l’histoire militaire, en France du moins. Si la prise d’autonomie n’a sans doute pas eu lieu depuis 1991, il n’en reste pas moins que des chantiers évoqués par l’historien ont été depuis déblayés. Une rapide comparaison avec les actes tirés 119ème congrès du CTHS de 1994, dirigés par P. Contamine, semble déjà indiquer quelques avancées22.

21 On a un peu modulé ce jugement depuis. Et le débat est toujours en cours… (Note de Monsieur Gouguenheim).

22 Philippe Contamine (dir.), La guerre, la violence et les gens au Moyen-Âge, CTHS, Paris, 1996, 2 volumes.